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Jean-Philippe Jaccard
De la ralit au texte : L'absurde chez Daniil HarmsIn: Cahiers du
monde russe et sovitique. Vol. 26 N3-4. pp. 269-312.
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Jaccard Jean-Philippe. De la ralit au texte : L'absurde chez
Daniil Harms. In: Cahiers du monde russe et sovitique. Vol. 26N3-4.
pp. 269-312.
doi : 10.3406/cmr.1985.2048
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/cmr_0008-0160_1985_num_26_3_2048
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AbstractJean-Philippe Jaccard, From the reality to the text. The
absurd and Daniil Kharms.The object of this article is to
demonstrate on basis of works - mostly unpublished - the
coherencebetween the philosophical vision of the world of Daniil
Kharms and his poetics. The label "absurd" isapplied in the first
place to the fundamental duality ruling the relationship between
man and a worldviewed as sum total of particles with no connection
between them. A certain number of notionscomprised in the
theoretical texts of Kharms will be studied within this framework:
the law of equilibrium,the principle of asymmetry, minor errors
("nebol 'shaia pogreshnost ' "), etc. We will then see that
thisduality is expressed in the texts in prose of the author.
First, on the thematic level: the creation of aparticular type of
character: a "sucker" thrust into a hostile world. Also on the
level of form: the generaltendency of text towards autodestruction
(either by withdrawal into itself or by dispersal). It will be
notedthat the resulting nonsense and the comical element it
supposes, raises this prose to the rank of globalparody of the
traditional processes of narration, whilst Kharms suggests an
attempt at extra-ideologicalreply to great metaphysical
questions.
RsumJean-Philippe Jaccard, De la ralit au texte. L'absurde chez
Daniil Harms.Le but de cet article est de montrer, sur la base
d'crits pour la plupart indits, la cohrence qu'il y achez Daniil
Harms entre sa vision philosophique du monde et sa potique. Le mot
- tiquette absurdedsigne, en premier lieu, la dualit fondamentale
rgissant les rapports entre l'homme et un monde quine lui apparat
que comme une somme de parties non relies les unes aux autres. Il
sera tudi dansce cadre un certain nombre de notions que l'on trouve
dans des textes thoriques de Harms : loid'quilibre, principe
d'asymtrie, petite erreur ("nebol'aja pogrenos"), etc. On verra
ensuite que cettedualit s'exprime dans les textes en prose de
l'crivain. A un niveau thmatique, d'abord, par la crationd'un type
de personnage particulier, le paum naf prcipit dans un monde
hostile. A un niveau formelensuite, par la tendance gnrale des
textes l'auto-destruction (par repliement sur soi ou parclatement).
On constatera enfin que le nonsense qui en rsulte, avec le comique
que cela suppose,lve cette prose au rang de parodie globale des
procds narratifs traditionnels, en mme temps queHarms propose une
tentative de rponse extra-idologique aux grandes questions
mtaphysiques.
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ARTICLES
JEAN-PHILIPPE JACCARD
DE LA RALIT AU TEXTE L'ABSURDE CHEZ DANIIL HARMS
En introduisant ds le titre la notion d'absurde, mon but n'est
pas d'ajouter davantage de confusion la comprhension de ce mot.
Bien qu'tant conscient du danger qu'il y a l'utiliser, il m'a sembl
tre celui qui permettait le mieux d'aborder l'uvre de Harms de
manire cohrente.
Lorsque je parle d'absurde, je pense en fait une fracture entre
les diverses parties d'un monde qui est donc rgi par des rapports
d'opposition et qui, par ce jeu de tensions, se trouve toujours en
tat d'quilibre prcaire. Il dcoule de cet tat de fait que toute
chose est menace de destruction, de disparition, commencer par
l'individu lui-mme. Et c'est prcisment en raison de cette
possibilit qu'a toute chose qui est de ne plus tre soudain que
l'homme vit sa vie comme une angoisse permanente, encercl qu'il est
par le sentiment de l'absurdit , pour reprendre l'expression de A.
Camus.
L'opposition fondamentale est celle que l'on trouve la base du
rapport de l'homme au monde. Une opposition que Harms lui-mme a
douloureusement prouve dans sa vie. De sa biographie, il appert en
effet qu'il a vcu au niveau individuel le mme type de tensions que
l'on trouve dans ses textes. Il ne s'agit pas uniquement d'une
situation idologique o s'affrontent pote et pouvoir, mais galement
d'une problmatique strictement personnelle dans laquelle un homme
se trouve en opposition avec son environnement direct.
Cette dualit fondamentale homme/monde se retrouve dans les crits
de Harms. Il y a, bien sr, le transfert pur et simple de l'lment
autobiographique sur les personnages, mais encore, et surtout,
l'expression mtaphorique de ce conflit l'intrieur mme de la
structure narrative. C'est cela que je me propose de montrer dans
cet article.
Notons encore que toute cette problmatique de l'absurde est lie
de manire dcisive celle de la connaissance. Le regard pos par le
pote sur le monde lui permet de comprendre celui-ci de manire plus
aigu, dans la mesure o la validit de l'existence de toute chose est
systmatiquement remise en question. De plus, si dans un premier
temps l'absurde est un constat, ds lors qu'il devient la pierre
angulaire de la potique de l'crivain, il est galement un moyen. En
effet nonsense , parodie, distorsions narratives, etc. sont autant
de moyens chez Harms d'interroger le rel et, par un autre chemin
que celui de la raison, d'obtenir une rponse au pourquoi lancinant
qui surgit ds lors que l'on constate l'arbitraire du lien qui
existe entre les divers lments du monde. L'uvre de Harms prsente
donc, comme on va le voir, une homognit et une cohrence qui
n'apparaissent
Cahiers du Monde russe et sovitique, XXVI (3-4), juil.-dc. 1985,
pp. 269-312.
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pas au premier regard. Effectivement, dans tous les aspects de
son uvre (posie, thtre, prose et mme littrature pour enfants), on
trouve le mme regard pos sur un monde qui semble n'avoir pour
fonction que celle de souligner la non- validit des rapports.
... Mme regard, mme rire jaune de celui qui a compris que toute
existence dfinie est un scandale ...
UNE PENSE ABSURDE
Une dualit fondamentale
II y a un manuscrit de Harms qui, sous le titre O vremeni, o
prostranstve, o suestvovanii (Du temps, de l'espace, de
l'existence)1, rsume assez bien la perception que l'crivain a du
monde. Pour exister, celui-ci ne doit pas tre un , ou unifi , mais
en tout cas deux , ou diffrenci : s'il n'y a pas de parties, il ne
peut y avoir de tout (voir Annexe I, p. 304, point 2). Toutes les
parties du monde sont diffrencies car, si on en a deux,
automatiquement l'une est celle-ci et l'autre celle-l ( to i eto ),
l'une se dfinissant par rapport l'autre. Cette notion d'existence
par la division est fondamentale chez Harms, tous les niveaux de
son uvre. De cette ide dcoule l'autre, d'gale importance, que toute
chose n'existe que dans la mesure o l'on peut dire d'elle qu'elle
n'existe pas ( ne to i ne eto ) (point 6). C'est mme prcisment
cette possibilit de ngation qui relie ceci cela . Ce lien, Harms
l'appelle obstacle (prepjatstvie) (points 7, 8 et 9). Et c'est
ainsi, dans la division et la ngation que l'on obtient la trinit de
l'existence (troica suestvovanija) (point 11).
Dans la suite de son raisonnement, Harms parle du temps : le
prsent est obstacle (prepjatstvie) entre le pass et le futur ; il
n'est ni l'un ni l'autre. Mme chose pour l'espace : ici est
l'obstacle entre l et l . L'obstacle n'est qu'un point de
dlimitation (erta razdela) entre deux parties qu'il fait exister
(et lui avec), pourrait-on dire, a contrario. Il est intressant de
noter que le pote est lui-mme obstacle, puisqu'il est ici et
maintenant (prsent). Il est donc le lieu de tous les conflits.
La dimension mtaphysique que prend le raisonnement de Harms ce
point devient vidente dans la reprise graphique qu'il fait de ces
principes de base : si le monde uniforme tait reprsent par une
ligne droite, sa division en parties par l'intervention de obstacle
transformerait le graphique en croix (points 17 21 de l'Annexe
II)2.
On retrouve le mme type de proccupations dans les rflexions de
Harms sur les nombres, dont il affirme que l'ordre est arbitraire :
une vritable science doit traiter ceux-ci comme des entits spares.
Sur la ligne qu'ils forment, il en est un qui n'est rien, le zro,
dont le symbole est le cercle. Il est l'infiniment petit et
l'infini tout court, en tant qu'il prsente l'image d'une droite
courbe , intgrant de la sorte tous les chiffres de cette droite. La
perfection ne peut, par consquent, s'atteindre qu' condition que
l'on s'affranchisse de cette ligne droite3.
Ce zro qui engloutit tout, replac dans le cadre de ce que l'on
vient de voir, joue le rle de l'obstacle entre la srie ngative et
la srie positive des chiffres. Il est le point de dlimitation : il
est donc la fois la vie, rien du tout et l'infini.
Le monde n'existe donc que tant qu'il est une somme de parties.
Mais en outre, chacune d'entre elles n'existe que par la possibilit
qu'elle a de sa propre ngation
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L'ABSURDE CHEZ D. HARMS 271
( i + i = ). L'univers tient donc tout entier en quilibre sur
cet obstacle donc sur rien du tout ! avec tout moment la possibilit
de basculer et d'tre dtruit. Cela dtermine d'autres notions que
l'on va voir tout de suite.
Rversibilit et loi d'quilibre
. 4
La rversibilit (obratnost' ) de toute chose est une notion qu'il
est trs important de discerner dans l'uvre de Harms. Elle est
l'aboutissement logique de ce que l'on vient de voir. C'est ce que
l'on peut lire dans un texte crit en exil Kursk en 19325 qui traite
prcisment du problme de l'infini. L'crivain y explique que ce que
l'homme ne peut comprendre, c'est un infini qui partirait dans une
seule direction et c'est la raison pour laquelle il invente la
direction inverse, ne serait-ce que pour se scuriser. S'imaginer
que quelque chose n'a jamais commenc et ne finira jamais, l'homme
ne peut le faire par un subterfuge, en disant que c'est parce que
quelque chose n'a jamais commenc qu'il ne finira jamais . On ne
peut donc expliqxier le monde qu'a contrario. C'est pourquoi il
n'existe pas de phnomne une seule direction : chaque phnomne
contient organiquement son contraire. C'est ce que Harms appelle la
loi de symtrie , la loi d'quilibre de l'univers , sans laquelle ce
dernier s'effondrerait.
Dans la suite du texte, Harms explique que les chiffres taient
un dbut de srie infinie dont on tenait une extrmit : le 1. Cela
tait insupportable et c'est pourquoi furent invents les chiffres
ngatifs. Cette notion de rversibilit est trs importante car c'est
elle qui conditionne la dynamique des mcanismes de la connaissance.
C'est la raison pour laquelle on la retrouve partout. Par exemple
dans la pice Komedija goroda Peterburga (Comdie de la ville de
Ptersbourg)6, il y a ce personnage qui apparat en disant : Dieu,
c'est moi . Mais le nom de ce personnage est Obernibesov,
c'est--dire, littralement : Retourne les dmons (Ober ni besov).
On retrouve la mme chose dans la pice de 1930 Gvidon 7, dans
laquelle les thmes centraux sont prcisment ceux du dpassement de
soi, de l'lvation et bien entendu, vu la loi d'quilibre, de la
chute :
-
-
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Mais comme je l'ai dj signal, plus important encore est le fait
que toute chose, dans la mesure o elle porte en soi son contraire,
porte galement la possibilit de sa propre ngation et, consquemment,
de son auto-destruction. On verra plus loin que cela joue un rle
capital dans la composition des textes en prose.
Dieu est un dmon invers, le bien n'existe que parce qu'il existe
le mal, etc. Ces corollaires de la notion de rversibilit ne
signifient absolument pas qu'il y ait une quelconque base morale la
cl. En effet, Harms a beau tre profondment religieux, le bien et le
mal sont chez lui deux forces coexistantes qui s'opposent de la mme
manire que toute chose s'oppose son contraire qu'elle contient et
sans lequel elle n'existe pas, et ce, hors de toute considration
morale. L'opposition bien/mal n'est qu'un cas particulier d'une
dualit fondamentale qui rgit tout. Plus encore : c'est par cette
possibilit de ngation que l'homme peut progresser (une fois de plus
a contrario) dans le domaine de la connaissance et de la
comprhension de son environnement. C'est sous ce signe
d'exploration et de dchiffrement qu'il convient de classer les
textes caractre sadique de Harms. D'ailleurs, ce sadisme est
toujours, ou presque, accompagn du rire : c'est--dire qu'il porte
galement en soi sa propre remise en question, par l'humour, si noir
celui-ci soit-il. Ainsi par exemple ce texte, dans lequel des
voyous harclent une jeune fille qui a une chance terrible8 :
, , , . ! -! , . . . . , . . , . , , .
! . ! ,
. . , , .
, , , . .
, , .
[1940]
Ici, on le voit, le plus affreux peut devenir drle. Et c'est sur
cette loi d'quilibre que repose le monde. L'homme vit donc
toujours, riant et pleurant simultanment, dans cette situation
prcaire o toute chose doit tre compense afin d'viter que l'univers
entier ne s'croule, d'o sa souffrance et ce sentiment qu'il peut
chuter tout moment.
Dans le texte qui suit, on retrouve cette ide que tout existe a
contrario, c'est--dire par sparation, ou dlimitation, grce
l'obstacle (prepjatstvie) et que cela est la condition sine qua non
de la connaissance9 :
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L'ABSURDE CHEZ D. HARMS 273
. . . , , ,
, , , .
, , .
, , , . , '' . , .
, , , .
, , , . .
, .
. ,
.
, . , , .
Comme on le voit dans ce texte, l'ensemble de cette problmatique
de la rversibilit et de l'quilibre met en jeu celle de la
connaissance. L'quilibre est une position vers laquelle on tend,
mais qu'on ne peut tenir : cela est logique puisque le zro, bien
qu'occupant une place sur la ligne des chiffres, est inexistant. La
connaissance est un mouvement dialectique qui passe d'abord par une
mise en lger dsquilibre, suivi d'un rtablissement phmre.
Tragiquement phmre. Il ne peut en effet exister rellement et c'est
prcisment la raison pour laquelle il est infini.
Cela permet de comprendre pourquoi la potique de Harms ne
pouvait s'intgrer au contexte idologique des annes 30 : le mot
idologique, dans la mesure o il est fig dans une signification
prcise, se prsente comme s'il tait dans une position fixe
d'quilibre, tout entier orient vers le triomphe final du bien. Il
est d'ailleurs cens crer chez les gens ce sentiment de scurit
indispensable la ralisation d'un but unique et commun tous. On se
rend bien compte ce stade que le mot idologique entrane la fin de
l'investigation dans le monde par le sujet, dsormais pur
consommateur d'un produit fini. L'quilibre illusoire et artificiel
du mot idologique sonne le glas de la connaissance et la mort de la
conscience10.
Ce qui va m'intresser maintenant, c'est prcisment ce petit
dsquilibre qui dtermine non seulement la vision du monde, mais
encore de la potique de Harms.
Le principe d'asymtrie Une nuit d'automne 1933, le philosophe
ami de Harms Ja. Druskin tait
visit par les a messagers (vestniki), ces tres qui assurent la
liaison avec le monde imaginaire. S'tant relev, il crivit un long
essai philosophique : Razgo-
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vory vestnikov (Entretiens des messagers)11. Il en fit ensuite
lecture ses amis, savoir N. Olej niko v, N. Zabolockij et Harms. Ce
dernier fut particulirement intress par cette lecture, comme le
rapporte Ja. Druskin lui-mme dans une note de 1978. Le mot vestnik
passera ds lors dans le vocabulaire de Harms18, de mme que
nebol'saja pogrenos, que je traduis par petite erreur . Ce terme
recouvre prcisment la notion d'asymtrie et il est important de s'y
arrter. Voici le passage o apparat pour la premire fois cette
expression dans les crits de Ja. Druskin :
. , . .
, . , , ; .
, . . , , , , .
Plus loin : .
, , . . [...]
, , .
Ce qui est dit dans ces lignes est fort important car cela pose
comme rgle que l'quilibre n'est pas quelque chose d'arrt, mais au
contraire un mouvement, et que ce mouvement est l'origine de la
connaissance. On aura not l'importance que Druskin confre au rle de
l'crit et du langage dans cette recherche, et cela nous intresse
tout particulirement dans la mesure o ce principe d'asymtrie est la
base de la potique de Harms. Le moteur du nonsense est bel et bien
une nebol'saja pogrenos13.
Examinons prsent de quelle manire apparat ce concept de petite
erreur chez Harms. crit en pattes de mouche sur un minuscule bout
de papier, on peut lire ce qui suit14 :
i. ' ' . ''. 2.
. 3. . . ,
. , , pianissimo.
4. I. 5. .
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JEAN-PHILIPPE JACCARD 275
Suit une srie de dessins plus ou moins gomtriques, tous lgrement
asymtriques et accompagns de lgendes du genre : Destruction de la
symtrie par un dplacement du type ' retournement ' , Destruction de
la symtrie horizontale par des dtails , etc. Relevons tout de suite
deux choses. Dans le point i de ce texte, il est dit qu'un mot isol
(ohulka en l'occurrence) peut tre porteur d'une petite erreur. Ce
sera le travail du pote d'tre l'coute de ces mots, de savoir y
reprer l'asymtrie et d'tre capable de les utiliser. Un mot, que ce
soit par sa phontique ou par ses possibilits de combinaisons avec
d'autres mots (sur le plan sonore autant que smantique) a une
valeur potique gale son degr d'asymtrie ou, en d'autres termes, sa
capacit de surprendre. Et toute la surprise rside dans ce
dplacement, smeenie dans le vocabulaire de Harms. La seconde chose
qu'il convient de souligner, directement lie la premire, c'est le
caractre inattendu de la petite erreur (point 3 de ce texte). On
aura l'occasion de revenir sur cette neoidannos . Ce sont les
phnomnes inattendus qui peuvent nous faire progresser dans le
domaine de la connaissance. Cette particularit jouera un rle
extrmement important dans la composition et le fonctionnement des
textes en prose.
On retrouve ces mmes ides dans un article crit en 1939 la suite
d'un concert, dans lequel Harms critique l'interprtation donne une
polonaise de Chopin par le pianiste Emil' Gillel's. Selon lui, dans
toutes les uvres de Chopin, il y a trois phases :
1. l'accumulation (nakoplenie) ; 2. le tranchement (otsekanie) ;
3. la respiration libre (vol'noe dyhanie). Sur la base de ce schma,
l'crivain analyse mesure par mesure la 13e mazurka
(op. 17, n 4) du grand compositeur (Annexe IV, pp. 308-310) u.
Il montre qu'aprs une brve introduction de quatre mesures se
succdent deux phases accumulation de quinze mesures pratiquement
identiques mais qui prsentent nanmoins quelques lgres variantes. Et
c'est cet cart insignifiant (neznaCitel'noe otklonenie), mais
gnialement trouv, qui cre la petite erreur . Ce qui est
particulirement intressant ici, c'est le rapport qu'entretient la
seconde accumulation avec la premire, car on retrouvera le mme
procd dans la prose de l'crivain. En effet, ce rapport est le mme
que celui qu'entretient la parodie avec l'objet parodi, celui-ci
n'tant que celle-l, augmente d'une nebol'Saja pogrenos ou, en
retournant la formule, celle-l n'tant que la copie lgrement
dviante, asymtrique de celui-ci. Mais je reviendrai l-dessus.
Examinons maintenant un texte qui va nous permettre de voir les
implications directes dans la prose de l'crivain de ces notions
jusque-l thoriques1'.
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, , . , . , '', 35 . , , , , , .
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i8 10-34
Ce'texte est exemplaire car il permet de mettre jour les trois
niveaux thorique, thmatique et formel de ce que j'appelle l'absurde
chez Harms.
Au niveau thorique d'abord : on remarque que l'apparition de la
fe joue le rle de la petite erreur , le dfaut de symtrie qui
dclenche un certain mouvement
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L'ABSURDE CHEZ D. HARMS 277
dans un monde fig, celui des clients de l'htel le plus chic de
Leningrad. Cette petite erreur est galement symbolise dans
l'expression mme de Serpuhov, kaveo, par les pierres, lesquelles,
une fois ingurgites, causeraient de srieux troubles de digestion.
Bref, c'est l'intrusion dans un monde qui se croit solidement amarr
d'un lment incomprhensible, donc dangereux. Et ce misrable petit
kilo et demi est capable lui seul de dsquilibrer l'univers tout
entier. On voit dans ce texte le thme rcurrent chez Harms de la
confrontation entre, d'une part, le monde normal , c'est--dire fig,
mort, gard par ses cerbres (incarns ici dans l'homme au manteau
gris et le matre d'htel) et, d'autre part, un lment marginal et
irrationnel (symbolis ici par la fe). Ce qui est donc inexplicable
par les voies de la raison ou, en d'autres termes, ce qui n'a pas
un sens unique et dtermin (ce qui est donc sans sens,
bes-smysl-enno), est capable de dtruire l'univers entier. Mais cet
inexplicable est galement la condition d'une perception plus
aiguise du monde.
C'est dans ce sens qu'il faut saisir quel point l'uvre de Harms
prend racine dans le rel et, par consquent, dans la vie
quotidienne. C'est cette vie quotidienne qu'il s'agit de comprendre
en l'branlant. On touche l le niveau thmatique. Il y a d'abord le
thme de la foule, terrasse d'effroi par l'vnement inhabituel et,
surtout, le thme du paum naf dont on va parler tout de suite. Ce
personnage sent qu'il y aurait quelque chose comprendre, mais il
n'a pas les moyens de le faire. Il n'est pas vraiment stupide
(comme la foule), mais il n'est pas encore initi au mystre de la
connaissance. Cet homme souffre et rappelle le pote, priv de la
rvlation du Verbe, qui erre dans un monde qu'il ne peut
apprhender.
Au niveau formel, l'absurde se manifeste de la manire suivante :
le corps du texte prsente une structure tout fait classique, avec
un dbut et une fin qui encadrent un vnement. Mais si l'on analyse
plus attentivement, on s'aperoit trs rapidement de la prsence d'une
nebol aja pogrenos . Cette petite erreur, on la trouve par exemple
dans l'hypertrophie de certains dtails absolument inutiles dans
l'conomie du rcit, comme le passage sur les cigarettes 35 kopecks,
qui prend une place norme compte tenu de la longueur du texte. Il y
a ensuite l'incohrence des liens de cause effet, comme dans
l'pisode o les trangers roulent les tapis. Bref, autant de dtails
qui, de fil en aiguille, amnent le texte mettre en cause sa propre
pertinence. Ce processus culmine avec la phrase : Et effectivement,
on ne sait pas ce qui se passe . Finalement, la limite de
l'implosion, le rcit se trouve n'tre plus qu'une mtaphore de la
ralit absurde qu'il dcrit.
De mme que le monde, le texte repose en quilibre sur rien du
tout (c'est-- dire sur obstacle ) et se trouve menac de
destruction. Cette menace, qui n'est autre que celle de la mort,
est la pierre angulaire la fois de ce que j'ai appel la pense
absurde et de la potique de Harms.
LE MONDE ABSURDE
II s'agira dans les lignes qui suivent de montrer que la vision
absurde du monde de l'auteur dtermine un certain nombre de
particularits dans sa prose. Je veux analyser dans un premier temps
la manire qu'a ce monde d'apparatre dans les textes et, pour
commencer, il faut parler de ce personnage, si frquent chez Harms,
que j'appellerai le paum naf , car cet tre n'est finalement que le
prtexte qui justifie un certain regard sur la ralit. Comme on vient
de le voir, cette ralit est une somme de parties et le paum permet,
par son regard naf, de
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278 JEAN-PHILIPPE JACCARD
dcrire ce qui l'entoure lment par lment, sans tenir compte des
liens qu'entretiennent ceux-ci les uns avec les autres. Dpourvue de
ces liens, qui sont crs artificiellement par l'usage et l'habitude,
la ralit perd sa signification.
Le paum naf Ce personnage est un peu l'quivalent littraire et
hypertrophi de l'crivain
lui-mme, dans la mesure o son rapport au monde extrieur est
charg d'une terrible agressivit. Et ce n'est pas seulement la ralit
prise comme un tout qui l'agresse, mais encore chacune de ses
parties prise sparment, ne serait-ce qu'en raison de son absence de
liens explicites avec les autres.
Bien entendu, la premire chose qui frappe lorsqu'on lit Harms de
ce point de vue, c'est la frquence avec laquelle se manifeste
l'ensemble des forces coercitives de la socit, savoir les
miliciens, les gardiens et, surtout, les concierges. Mais ces gens
ne reprsentent que le cinquime merg de l'iceberg. Les quatre autres
cinquimes, c'est, jusque dans ses moindres dtails, la totalit de
l'environnement de l'individu. Celui-ci se promne dans un monde
hostile et, comme le personnage de H. Michaux, Plume, il ne
comprend pas ce qui se passe et prend tous les coups. A la
diffrence de Plume cependant, qui est plus une notion qu'un
personnage, le paum de Harms a une conscience aigu de sa faiblesse
et il en souffre. C'est un tre qui n'arrive pas trouver sa place.
Cela apparat dans un grand nombre de miniatures o le hros se dplace
sans cesse d'un point un autre dans un monde o les objets eux-mmes,
par la rsistance qu'ils offrent, deviennent ses pires ennemis :
, . , , .
, . , , , - . , . , , - . , . , , , .
! , : - .
Ce texte est un brouillon non sign et non dat, ce qui peut
laisser penser qu'il est inachev". Mais cela n'est pas vraiment sr.
Il pourrait bien entendu continuer l'infini, d'autant plus que deux
chaises encore n'ont pas t utilises. Il prsente cette structure
circulaire que l'on trouve dans de nombreux textes de Harms. Cette
circularit exprime le mal d'tre du personnage, qui sent bien qu'il
doit tre en mouvement (puisque c'est par le mouvement qu'on a
l'impression d'tre en vie) et qui s'invente des dsirs. Aussi
longtemps qu'il aspire l'assouvissement du dsir, il a l'impression
d'exister. Seulement le cercle se resserre peu peu : l'univers
n'est gure compos que de quatre chaises, un fauteuil et un divan
et, une fois qu'on a compris qu'il ne suffisait pas de s'asseoir
dans le fauteuil pour tre le roi, la marge de manuvre est
srieusement rduite. A la fin du texte, le personnage est vaincu :
il ne peut plus bouger, il s'est fait immobiliser la fois par cette
ralit o il n'a pas sa place et par la structure circulaire du texte
lui-mme. Et l'immobilit, on vu, c'est la mort.
-
L'ABSURDE CHEZ D. HARMS 279
Cette circularit, base ici sur le principe de rptition, prend
trs rapidement un caractre obsessionnel et, inexorablement,
l'angoisse s'empare de l'individu. Ainsi dans le texte suivant"
:
, , .
, , , , .
, , , , , , .
, , . , , .
, , , .
, . ,
, , .
, , .
, , .
.
Le monde dtruit l'individu et ds le moment o il l'obsde au point
de pntrer dans ses rves (et, qui plus est, sous la forme d'un
milicien), il n'est plus bon qu' tre jet aux ordures. On remarque
dans ce texte un certain nombre de dtails lis la vie quotidienne
(la boulangerie, le service d'hygine, le comit de locataires) et
cela m'amne, avant de passer aux problmes de structure proprement
dits, parler de ce thme, vu son importance dans l'uvre de
Harms.
La vie quotidienne
Ce thme serait bien entendu l'objet de toute une tude. On
pourrait par exemple tudier dans ce cadre-l des points communs qui
existent entre Harms et Zoenko. Mais ce n'est pas le but de ces
lignes de voir comment la ralit sovitique des annes 30 se reflte
dans la prose de l'crivain. Ce que je veux dmontrer, c'est que
l'absurde, qui se manifeste par un divorce homme/monde, n'est pas
uniquement une question philosophique, mais galement un certain
type de rapport une ralit immdiate que l'auteur et ses personnages
ctoient journellement. Comme cela souvent a t remarqu pour Gogol'
ou Bulgakov, le fantastique russe est solidement ancr dans le rel,
contrairement au fantastique occidental, beaucoup plus onirique. Il
en va de mme pour Harms : il suffit de dcrire ce que l'on voit et
on obtient un rcit absurde .
Parmi les thmes et lieux favoris de l'crivain, on trouve les
appartements
-
280 JEAN-PHILIPPE JACCARD
communaux, les magasins, la rue, les dcharges publiques, bref,
tous les endroits o il y a beaucoup de monde, donc un affrontement
potentiel entre l'individu et la collectivit19. On retrouve alors
la trinit de l'existence : ceci (le personnage), cela (le monde et
ses cerbres) et obstacle (le choc des deux donc, en fait, le texte
lui-mme), trinit tragique s'il en est. L'homme en vient soit
commettre des actions incroyables, comme par exemple ce personnage
qui prfre manger dans la poubelle commune la nourriture qu'il y
avait jete pour viter de devoir l'amener la dcharge comme le lui
demande sa voisine20, soit il est peu peu rduit l'impuissance. Ce
peut tre le pouvoir qui intervient directement, comme dans le texte
Pomeha (L'empchement), o un homme en manteau noir accompagn de deux
militaires et (bien entendu !) du concierge pntre dans la pice o un
homme et une femme sont dans les prliminaires de l'amour pour les
arrter, empchant de la sorte l'assouvissement du dsir et pntrant
brutalement dans ce que les individus ont de plus intime, savoir
leur sexualit21. Mais le rapport n'est pas toujours aussi direct
et, dans presque tous les textes de Harms, c'est l'ensemble du
monde extrieur, en tant qu'il est incomprhensible et, partant,
agressif, qui annihile l'individu.
Le texte qui suit est un brouillon non dat et non sign, et c'est
pourquoi je ne puis affirmer qu'il est termin. Cependant, comme on
va le voir, il prsente un tout achev au niveau de sa signification
et peut tout fait subir une analyse22 :
, , , - , - , .
, , , . i8 , . , , - . - , , .
, , , , , , , .
, , .
, , . , . . , - , , , . , , .
. , , , , , , , , , , .
, , .
,
-
L'ABSURDE CHEZ D. HARMS 281
, : , , , . .
, . , , , . , , , , , .
. , . , .
, , . , .
, , .
, , , , .
. . ,
, .
! . , .
. . , ,
.
[1937]
Ce texte est exemplaire s'y trouvent runis la plupart des thmes
et particularits de l'ensemble de l'uvre de Harms.
Il y a d'abord l'environnement hostile. Ce sont par exemple ces
magasins o la viande sent le fromage quand elle n'est pas trop
chre, o les rayons sont introuvables ou inaccessibles cause de la
densit de la foule ou des terrifiantes proportions du nez du
vendeur. Le pas-tout--fait homme nedoelovek23 qui sert de hros fait
alors l'apprentissage de sa. faiblesse : il n'a plus la force de
rsister cette agression caractrise du monde extrieur.
Le stade suivant est le dsir de s'lever au-dessus de sa
condition, c'est pourquoi il dcide d'aller l'Ermitage. Mais, trop
faible, il s'arrte : il est irrmdiablement dchu et dsormais, le
sentiment de chute ne le lchera plus. Il se sent jug par son
entourage jusque dans le moindre de ses actes : les gens regardent
ceux qui agissent ainsi . Il est envahi peu peu par l'impression
d'tre dsesprment ridicule, et il ne lui reste plus qu' rver d'un
hypothtique amour.
A trois reprises donc, il tente de dpasser sa condition. On aura
not la gradation tragique : la premire fois, il ne s'agit que
d'aller faire des achats dans le but de manger autre chose que des
pois schs ; la deuxime fois, l'enjeu est de changer
-
282 JEAN-PHILIPPE JACCARD
non plus de nourriture, mais de vie, en allant l'Ermitage ; la
troisime fois enfin, l'enjeu est fondamental puisqu'il s'agit
d'assouvir le dsir. Chaque fois, Ivan Jakovlevi retombe dans
l'immobilisme le plus total et, la fin du texte, il n'est mme plus
capable de se lever : le divan devient le lieu tragique de son
impuissance. Il apprend peu peu ne plus bouger, tre mort . Au coup
de sonnette, le ressort qui le poussait affronter le monde est
dfinitivement bris. Vient-on l'arrter, ou alors s'agit-il de la
belle brune qu'il a vue auparavant dans la rue24, ou encore d'une
autre visite ? Peu importe : cliniquement il vit, puisqu'il fume,
mais mtaphysiquement, il est dj mort. C'est la mme immobilit que
celle de Vladimir et Estragon la fin de En attendant Godot :
Vladimir. Alors, on y va ? Estragon. Allons-y.
(Ils ne bougent pas).
Le personnage n'arrive pas mener quoi que ce soit son terme et
il est constamment menac de dispersion25. Ce qu'il est intressant
de noter, c'est que le texte fonctionne exactement de la mme manire
: lui aussi il est mourant, au mme titre que le paum dont il
raconte l'histoire. Et si celui-ci est un nedoelovek, celui-l est
un nedotext. Quand le narrateur dcrit le caractre d'Ivan Jakovlevi,
il se souvient peine de lui, tellement il est insignifiant. A tout
moment il risque de le perdre dans la foule, alors que c'est quand
mme sur lui que repose la narration. Plus loin, le narrateur
renonce mme raconter ce qui se passe, vu le peu d'intrt que cela
prsente. A nouveau le texte vacille et se trouve menac de non-
existence. Et lorsqu'enfin un vnement (annonc par le coup de
sonnette) pourrait tre dcisif, et ce, autant dans la vie d'Ivan
Jakovlevi que dans le droulement du texte, ni l'un ni l'autre n'a
la force d'assumer le choc et tout s'immobilise. Le personnage est
rduit une bouffe de mauvais tabac et le texte reste en suspens.
Tous deux sont cliniquement vivants et mtaphysiquement morts.
Nous aurons l'occasion de parler encore des similitudes et des
allusions parodiques Gogol' chez Harms, mais notons tout de suite
propos de ce texte que ce type de personnage angoiss a beaucoup de
ses semblables dans l'uvre du grand crivain, commencer par
l'homonyme d'Ivan Jakovlevi dans Nos (Le nez) dont le caractre
pas-tout--fait est dj signal par l'absence de nom de famille28.
L'insignifiance du personnage rappelle en outre celle d'Akakij
Akakievi dans Binel' (Le manteau) qui n'est gure qu'une production
phmre du climat pters- bourgeois et dont la mort n'est que la
parenthse qui ferme sa vie : Et Ptersbourg resta sans Akakij
Akakievi, comme si celui-ci n'avait jamais exist.
Mais il y a encore une autre caractristique que je tiens
relever, c'est la manire qu'a Harms de mettre cte cte des scnes ou
des vnements sans expliciter le lien qui les relie les uns aux
autres. Et on touche l un point important de la potique de
l'crivain : de mme que le monde, les textes, jusque dans leur
syntaxe, ne sont qu'une juxtaposition d'lments qu'une logique
arbitraire joue rendre cohrents et homognes.
Impressionnisme et absurde
Afin de lever tout de suite tout malentendu, je tiens prciser
que lorsque j'emploie le terme impressionnisme , je ne caractrise
pas l'uvre de Harms, mais simplement une mthode, un procd27.
Dans un article fort intressant intitul Metod ekspressionizma v
ivopisi
-
L'ABSURDE CHEZ D. HARMS 283
(La mthode de l'expressionnisme en peinture)28, G. Marcinskij
explique que l'impressionnisme utilise la mthode de la rduction,
dont il numre plusieurs types. Celle qui m'intresse consiste mettre
sur un seul plan un certain nombre d'lments qui devraient tre
exprims dans la profondeur de champ. Le monde trois dimensions
devient alors un monde deux dimensions, c'est--dire une surface sur
laquelle jouxtent tous les lments :
, , , , , , .
L'impressionnisme est donc une technique de la vision (tehnika
videnija) qui consiste supprimer le sentiment objectalit (
predmetnos ) au moyen du procd que Marcinskij appelle le coup d'il
rapide fbeglyj vzgljad) et par la concentration de l'attention sur
le caractre color de l'objet.
On retrouve chez Harms cette technique du coup d'il rapide qui
consiste finalement observer les parties du monde sans faire
intervenir la raison pour tablir entre elles un ventuel lien. C'est
l une des caractristiques de ses textes en prose, dont l'option
est, par consquent, fortement descriptive. La description se fait
donc par juxtaposition, procd qui est une des sources essentielles
de comique : ce qui aurait t normal en perspective devient absurde
sur une surface . On verra encore plus loin que ce procd de la
juxtaposition ne touche pas seulement la description, mais encore
le dveloppement narratif.
L'utilisation du paum naf , cet anti-hros jet dans un monde
hostile, participe bien entendu de cette technique. Pour ce
personnage, qui peut tre le narrateur lui-mme, comme dans le texte
qui va suivre, la ralit est une toile de type impressionniste,
couverte de taches colores : il est jet hors du tableau, mais il
n'en est pas encore assez loign pour en avoir une vision
d'ensemble, une impression . Il ne peut y distinguer par consquent
qu'une somme de parties (de taches), dont il sent bien qu'elles
entretiennent entre elles un certain lien. Mais ce lien, il lui est
impossible de le saisir, d'o sa souffrance. Le texte qui suit est
un exemple probant d'utilisation de cette technique du beglyj
vzgljad signale par Marcinskij29 :
()
, , . , . - . ' !' , . '!' . - , . . : '! , !' . . , . . , .
,
-
284 JEAN-PHILIPPE JACCARD
, . - . . . , , .
, .
Ce texte n'appelle aucun commentaire supplmentaire. Il est une
bonne dmonstration de ce qui a t dit plus haut. Tous les thmes dj
traits s'y retrouvent : la foule agressive, le sadisme, la vie
quotidienne, etc. Pour ce qui est de la mthode impressionniste, ce
Dbut d'un trs beau jour d't est peut-tre l'exemple le plus
spectaculaire parmi les textes de Harms car il obit presque
strictement la rgle de simultanit qui est la rgle en peinture. Je
dis presque , parce qu'il y a des dbuts de narration avec le
baratin (tepel '-tapel' ' ) de Koma- rov ou avec le coup dans le
ventre de Feteljuin, mais ces embryons sont mort-ns et ces petits
dveloppements dans le temps sont rapidement neutraliss au profit du
dveloppement dans l'espace. Il s'agit donc vritablement d'un
tableau reprsentant une ralit que le narrateur a rapidement balaye
du regard, en figeant tous les personnages dans une certaine
situation soit tragique, soit ridicule, soit vulgaire, etc. Et de
cette sym-phonie (on aura not l'ironie cruelle du titre) se dgage
un lancinant sentiment de l'absurdit, pour reprendre une fois de
plus l'expression de Camus.
Un texte trs intressant de 1939 (qu'on trouvera en Annexe V, pp.
311-312; de ce travail) traite du lien qui existe entre les divers
lments du monde30. Harms y explique la manire juste de s'entourer
d'objets partir d'un raisonnement sur les cadeaux : offrir un
couvercle d'encrier sans encrier est aussi stupide que d'offrir un
encrier san- la table qui va dessous, etc. Le cadeau ne sera
parfait que s'il reste indpendant de l'environnement dans lequel il
se trouve, comme par exemple des bijoux, ou encore un bton muni
d'un cube une extrmit et d'une petite boule l'autre.
Il ne faut donc pas d'un systme dont l'exclusion d'un seul lment
entrane l'anantissement. Si on commence dcorer une pice avec une
chaise, celle-ci exigera la prsence d'une table, la table celle
d'un vase fleurs, qui lui-mme sera absurde si l'on n'y met pas des
fleurs, et ainsi de suite. A chaque point de ce systme se dveloppe
un nouveau rseau d'interrelations et le tout ne peut se passer d'un
seul lment, comme chaque lment ne peut se passer du tout. Il est en
revanche souhaitable de s'entourer de lzards en cellulode . de
sorte que la perte d'un seul ou de vingt-sept objets ne change rien
la nature de la chose .
Ce texte nous permet de conclure qu' la base de la souffrance
humaine, il y a ce rapport tragique entre l'homme et un monde qui
est en permanence menac de destruction et de disparition. En effet,
le monde est une chane dont l'limination d'un seul maillon entrane
la rupture. Et de toute faon l'homme, dans sa grande faiblesse, n'a
pas les moyens de faire en sorte que tout se tienne. C'est pourquoi
son environnement lui est hostile. Effectivement, mme s'il est
homogne, le secret de cette cohsion ne lui est pas rvl. Il est jet
hors du tableau et il ne lui reste plus qu' faire des trajets sans
fin du divan au fauteuil. Si le monde est homogne, c'est parce que
chaque chose y a un sens et se trouve relie aux autres de manire
unilatrale. Mais ce sens est dtermin par la convention ou
l'habitude : c'est le leurre de la ligne, du sens unique, ou bon
sens , qui mne infailliblement l'homme des tnbres des cavernes
l'avenir radieux.
A cela, le pote oppose le nonsense, c'est--dire ce qui n'a pas
de direction pr-
-
L'ABSURDE CHEZ D. HARMS 285
cise. Il s'agit pour cela de transformer son environnement. En
s'entourant d'objets qui ne prsentent aucune utilit pratique, comme
le bton avec une boule et un cube ses extrmits, on carte ce bon
sens au profit d'un autre type de signification, qui devrait
permettre de s'affranchir de la manire arbitraire avec laquelle
sont relies entre elles les diverses parties du monde et d'arriver
par consquent une vision hors-ligne, c'est--dire extra-idologique,
du monde.
Mais cette manire de dcrire comment il faut s'entourer d'objets,
c'est galement la pierre angulaire de la potique de Harms. La posie
se rsume deux principes de base : elle doit d'abord tre
ornementale, et les ornements seront autant de bagues et de
bracelets sur le corps nu du pote ; elle doit ensuite rejeter tout
utilitarisme et fabriquer des objets sans sens. Mais, pour ne pas
disperser le propos, voyons de quelle manire ces principes de base
agissent sur la structure des textes en prose.
UNE PROSE ABSURDE
On a vu jusqu' prsent un niveau thmatique l'expression du
sentiment de l'absurdit li au divorce homme/monde. Ce que je veux
montrer dans les lignes qui suivent, c'est de quelle manire ce mme
sentiment se manifeste un niveau formel. De mme qu'est arbitraire
le rapport qu'entretient l'homme au monde, de mme qu'est arbitraire
le rapport qu'entretient le mot avec son rfrent, de mme est
arbitraire le rapport qu'entretient ce qui est dit avec la manire
de le dire. Remarquons d'emble que les textes en prose de Harms,
pour la plupart, ridiculisent ce qui est dit en disant que rien
n'est dit, proclamant par l leur inutilit, ou mme, leur
inexistence. Souvent, lorsqu'il arrive la dernire ligne, le lecteur
est forc de constater que le texte n'a fait que s'auto-dtruire. On
peut trouver des textes plus ou moins spectaculaires de ce
processus. Celui qui suit est assez probant31 :
- , . . , . . I II III . , , .
, , . , - , , - .
, , - . . .
15 10.3
A part l'allusion l'admiration que porte l'crivain Gogol', il
n'est rien dit d'autre dans ces lignes que le fait qu'il n'y a rien
dire. Cette constriction de l'criture met en jeu un certain nombre
de mcanismes que l'on va voir maintenant.
Il convient tout d'abord de rappeler ce qui a t dit du dcoupage
du monde en parties {to i eto, la mthode impressionniste, etc.). En
fait, les textes eux aussi se
-
286 JEAN-PHILIPPE JACCARD
prsentent comme une somme de parties qui s'organisent entre
elles avec plus ou moins de cohrence. Se pose alors le problme du
lien logique qui les unit les unes aux autres. A. Slonimskij, dans
son trs bel article sur le comique chez Gogol', remarque fort bien
que le procd de l'absurde dtruit les liens logique et causal qui
unissent les faits les uns aux autres 32. Et il cite ce passage de
Nevskij prospekt (La perspective Nevskij) :
- , , , , .
Nous aurons l'occasion de revenir sur cet article plus loin car
l'auteur y met jour de manire trs pertinente un certain nombre de
procds que l'on retrouve chez Harms.
Ces morceaux (kuski) s'organisent soit en cercle, par la
rptition l'infini qui les vide de leur sens (il s'agit alors d'un
repliement de l'criture sur soi), soit, au contraire, par un systme
de ruptures successives, dans le sens d'un parpille- ment. Dans les
deux cas, on a la fois un effet comique et l'expression tragique de
la condition de l'homme.
La circularit
: , , ?
! , ,
, . ? . , . ? . , ,
, . 33
J'ai cit volontairement pour commencer un texte pour enfants
dans le but de souligner qu'on ne peut en aucun cas cloisonner
l'uvre de Harms. Si, dans le cas prsent, on a affaire une
plaisanterie, il n'en reste pas moins qu'en filigrane apparat cette
particularit essentielle de la potique de l'crivain : la
circularit. La situation la fin du texte est exactement la mme que
celle du dbut et on peut dire, si on me passe l'expression, que le
texte se mord la queue. L'homme est la victime de ce carrousel :
Vova devra ingurgiter l'infini de l'huile de foie de morue.
Bon nombre de miniatures de Harms reposent sur ce principe et le
personnage- victime est constamment menac de gtisme : il finit par
aligner des vocables qui se vident progressivement de leur sens,
reproduisant ainsi, pour sa propre douleur, un texte qui le
circonscrit et qui l'touff34 :
, , .
, , , , , , . ,
-
L'ABSURDE CHEZ D. HARMS 287
, , , , . , , , , , . , , , , , : . , . , , , , . , , , , , . ,
, . , , . , . , . , , , , , - , , . . . , , , , , , , , . , , , , ,
. . , . , , : ? : , . : ? ? , , , . . , . , , , . , , . , . , , , ,
: , . , . , , , , . , , , . , . .
25 1933 .
Ds la premire phrase, le personnage a dj opr un tour complet sur
lui- mme et tout au long du texte, il ne fera que rpter ce
mouvement. Peu peu il est condamn l'immobilit totale. C'est
pourquoi, vers la fin de la lettre, il dclare avoir t dans
l'impossibilit de mettre profit le temps qu'il avait disposition
pour dire quelque chose. II y aurait beaucoup dire, mais je n'ai
littralement pas le temps. C'est la mme immobilit que l'on retrouve
dans les dialogues de sourds. C'est d'ailleurs dans les dialogues
que l'on retrouve le plus souvent ce processus d'enfermement. Dans
ce cas, le processus en question passe non seulement par la
structure du texte lui-mme (comme dans la lettre prcite), mais
encore par l'usage d'une parole qui ne peut tre comprise.
-
288 JEAN-PHILIPPE JACCARD
Le texte qui suit est assez exemplaire de ce procd. Il ne s'agit
pas de prose, mais on peut dire que ces petites scnes dialogues qui
abondent chez Harms mritent d'tre traites paralllement. Le recueil
Sluai (Faits divers) que Harms avait prpar mlait d'ailleurs les
deux genres35 :
, . . ! . ! . , ? . , ! . ! . ? . ? . , ,
? . , ! . . . , ! . ! . . . . . ,
. . ! . ! . . . ! . ! . ! . ? . . . ! . , ? . , !
. . 20 1933-
Ce texte, malgr le jugement extrmement ngatif port par l'auteur
lui- mme, est significatif. En effet, une phrase dclenche un
dialogue qui, ds le moment o il est amorc, cesse de progresser. Les
rpliques ne font que s'entrechoquer et ne forment plus qu'une suite
de sons n'entranant aucune action : la menace n'est jamais mise
excution. Petit petit la parole elle-mme s'puise : Kuklo v en effet
se contente de rpter la mme phrase ( A ty svin'ja ! ). Peu peu, la
rplique perd sa signification d'insulte pour devenir une suite de
phonmes inutiles. Ce sentiment d'inutilit est provoqu prcisment par
cette perte progressive de sens et par le fait que l'enchanement
des rpliques n'obit bientt plus qu' un rflexe des interlocuteurs.
Pour eux, l'essentiel n'est dsormais plus que de produire des sons.
Lorsqu'enfin l'enchanement se fait au. niveau
-
L'ABSURDE CHEZ D. HARMS 289
du sens, c'est--dire lorsqu'enfin Kuklov rpond la question de
Bogadel'nev (cette question ayant t pose uniquement pour tenter de
sortir de l'enlisement tautologique du dialogue), donc lorsqu'enfin
il y a mouvement, celui-ci est rgressif : sans tre jamais arriv la
premire case, on retourne celle de dpart. L'homme est condamn subir
cette circularit : enferm, il fait peu peu l'apprentissage de
l'immobilit, donc de la mort.
Mais plus intressant, parce que plus subtil et plus frquent, est
le procd par lequel le texte disparat par auto-destruction et
parpillement.
Le personnage Comme on l'a vu, le personnage type de Harms est
le paum naf . Celui-ci,
par son insignifiance, empche la narration de se dvelopper. Il
risque tout moment de se perdre, privant ainsi le texte de sa
propre motivation. On se rappelle d'Ivan Jakovlevi qui, force de
tout rater, finit par condamner le rcit, en mme temps qu'il se
condamne lui-mme, l'immobilit. On peut faire le mme commentaire
pour le petit texte qui suit, mme s'il est fort possible qu'il soit
inachev36 :
- , . . . . .
, , . . . , , . .
On voit dans ce texte le thme du paum qui perd tout et finit par
se perdre. Ce qu'il faut noter, c'est que le rcit commence dans les
rgles. Le titre annonce le genre (un conte) mais l'orthographe peut
dj laisser entrevoir une nebol'aja pogrenos. La premire phrase obit
donc aux rgles imposes par le genre : II tait une fois ... (
Zil-byl... ), suivi de la prsentation du hros . Puis, peu peu, ce
hros se fait littralement dshabiller. Ce dmembrement, d'abord
physique, puis psychologique il vaut mieux ne plus bouger dtruit
autant le personnage de l'histoire que le hros romanesque en gnral
en tant que figure littraire. Pour sa part, le texte se dirige peu
peu vers une sorte de non-tre. On n'a que ce qu'on mrite :
anti-hros, anti-texte.
Ce procd prend parfois des proportions spectaculaires comme par
exemple dans la trs clbre miniature qui ouvre le recueil Sluat31
:
n io
, . , .
, . .
. , , , . ! , .
.
-
290 JEAN-PHILIPPE JACCARD
Si dans le texte prcdent, le personnage tait dshabill, il est
dans celui-ci physiquement supprim. Une fois de plus, l'histoire
commence dans un style tout fait classique : trois mots informent
le lecteur sur le genre du texte ( II tait une fois... = narratif),
sur le fait qu'il y a un personnage (un homme) et sur une
caractristique de ce personnage (roux). Mais le rcit commence ds la
seconde moiti de la phrase se dcomposer : on comprend immdiatement
qu'il ne sera pas narratif et que le personnage n'en est pas
vraiment un. Quant la caractristique, qui devrait tre dterminante
puisqu'elle est unique, elle est anantie ds la deuxime phrase :
c'est une convention. Puis, de phrase en phrase, le narrateur
dcoupe le personnage et le rduit nant et, ce faisant, il rduit nant
le rcit galement. Et, finalement, celui-ci ne raconte plus que son
auto-destruction. La phrase o kom idet e' est trs significative car
c'est effectivement bien de parole qu'il s'agit, d'une parole qui
exprime son impuissance, son impossibilit d'tre parole. La dernire
phrase contient la mme ide. En effet, en crivant qu' il est
vraiment prfrable de ne pas en dire plus sur lui , Harms dclare en
fait : II n'existe pas, mais il vaut mieux ne pas en parler ,
poussant ainsi jusqu' l'extrme le paradoxe exprim ds le dpart.
Il y a plthore de textes qui correspondent ce schma. Souvent
mme, l'limination des personnages est encore plus expditive que
dans Golubaja tetrad' n 10 , comme par exemple : Un homme au visage
stupide mangea une entrecte, hoqueta et mourut 38. On remarquera en
plus dans ce passage, la distorsion hypertrophie du lien de cause
effet, procd sur lequel je reviendrai plus bas : la mort du
personnage est autant lie l'absorption de l'entrecte qu' la
stupidit de son visage, paradoxe qui est rendu dans la syntaxe mme
de la phrase. Cette distorsion, on la retrouve dans le texte qui
suit89 :
n 2
, '', , '', , '', . . .
1893 . . - , - , , , . . .
- . -, , -, , . .
, , , , , . . , . , , . , . , , , . : , ! . .
Ce rcit est particulirement intressant. On aura reconnu la
mthode impressionniste qui consiste mettre cte cte un certain
nombre d'lments et
-
L'ABSURDE CHEZ D. HARMS 291
composer une sorte de tableau par touches successives et
juxtaposition. La premire touche est ce personnage-marionnette,
Anton Mihajlovi, qui rpte trois reprises une action semblant,
premire vue en tout cas, peu claire, vide celle-ci de son contenu
par la rptition, et s'en va. On touche l un point important de la
composition des textes en prose de Harms : V immotivation
(bezmotivnos ), c'est- -dire l'absence de raisons (bespriinnos)
justifiant l'vnement. Le personnage entre sans motif dans l'univers
du texte, fait quelque chose d'incomprhensible (c'est--dire de non
reli au monde qui l'entoure, comme le bton avec une boule et un
cube ses extrmits), puis s'en va. Mais en partant, il emporte toute
l'histoire qu'il aurait pu raconter s'il tait rest.
Le personnage suivant est limin (ou plutt on l'limine) de la mme
manire. Ce qu'on apprend de lui (lieu de naissance, cole, etc.) ne
nous sert rien, dans le sens o ces renseignements n'ont aucun
prolongement dans la suite de la narration. Ils sont simplement
poss sans raison les uns ct des autres. Le tout se dilue ensuite
dans un brouillard narratif pais : Puis il fit encore autre chose .
A ce stade, le rcit est mourant et heureusement, le personnage part
avec sa trouble histoire...
Le narrateur ne connat mme pas ou mal le troisime personnage
dont il aborde l'histoire. Une fois de plus, celle-ci se saborde ds
le dpart. Et pour comble, le narrateur tombe de sa chaise et oublie
de quoi il est en train de parler. Cette sorte de qu'est-ce que je
voulais dire ? n'est gure qu'une manire de dire qu'on n'a rien
dire. Et c'est bel et bien une parole prostre qui est mise en scne
ici.
L'espace se referme toujours plus et il ne reste plus au
narrateur qu' parler de soi. Ds qu'il essaie de sortir de ce sujet,
c'est l'chec. Il dit qu'il va nous raconter quelque chose, un
sluaj, mais sa parole est dj morte. Elle n'est plus qu'un babil
redondant. Que dit -il en effet de Marina Petrovna ? En
paraphrasant, cela donne peu prs : Voil comment Marina Petrovna est
devenue chauve : et zou ! elle est devenue chauve . Et toute
l'histoire se rsume ce zou ! On peut dire que le texte entier n'est
que zou. Zou-zou !
Mais cette dispersion du texte et cette strilit progressive de
la parole n'affectent pas et ne passent pas que par les
personnages, mais galement par le sujet mme du texte. En fait, ce
phnomne n'affecte que le sujet, mais il se trouve que dans les
textes que l'on vient de voir, celui-ci est entirement concentr sur
les personnages, ce qui n'est pas toujours le cas.
Le sujet
Parmi les nombreux brouillons de Harms, on trouve le dbut d'un
texte qui commence par ces mots : A deux heures de l'aprs-midi, sur
la perspective Nevskij ou, plus prcisment, sur la perspective du 25
octobre, rien de particulier ne s'est pass. On le voit
immdiatement, le sujet de ce texte est son absence de sujet. Le
rcit est mort-n : en une seule phrase est exprime la dualit
fondamentale de la prose de l'crivain, la dualit qu'il y a entre un
crit et la dclaration que celui-ci fait de son inexistence.
L'auto-destruction du rcit n'est cependant pas toujours aussi
radicale. Dans les deux textes qui vont suivre, on verra tout
d'abord la recherche infructueuse et ensuite la perte pure et
simple du sujet40 :
-
292 JEAN-PHILIPPE JACCARD
, , . ? . ? . ? . . ? : . , . ? . , ! , , ! !
- . , . ! , , , ...
! , - . 22 . 1938 .
On touche nouveau avec ce texte le problme de l'immotivation des
vnements. Ce procd existe dj dans les uvres de Gogol', de mme que
dans les rcits comiques en gnral et, notamment, dans les anecdotes
; seulement dans le cas prsent, il est quasiment explicit. En
remontant de pourquoi en parce que , comme dans le jeu
question-rponse du dbut du texte, on arrive la cause primordiale,
la motivation de l'action du personnage, c'est--dire du texte. Dans
l'article susmentionn de A. Slonimskij, on peut lire la description
de ce procd chez Gogol'41 :
[...] y , , . , . , .
La disparition de l'encrier, qui met fin la narration , est
remarquable car non seulement le texte n'a pas la force de raconter
quoi que ce soit, mais il est encore priv de la seule chose qui lui
permette de crer l'illusion qu'il existe, savoir l'encre.
J'ai dit plus haut que dans les rcits de Harms, personnage et
sujet sont particulirement troitement lis. Effectivement, dans la
mesure o ces rcits racontent la plupart du temps l'histoire d'un
seul personnage, la destruction de l'un va de pair avec la
destruction de l'autre. C'est ce que l'on va voir maintenant dans
le texte qui suit42 :
- , . , .
, .
, . .
: , ,
... ... ... , ! , !
.
-
L'ABSURDE CHEZ D. HARMS 293
! , .
! . , ... ... ... ? , !
. .
! , . , ... ... ? . ? ! ?
, , .
! , . ... ... ... ? , ? ! ? ? . ? . ? . ?
, , : -- ! , .
! - , , , , .
i 1935 .
Dans le premier paragraphe de ce rcit nous sont donns le
personnage et le sujet (c'est--dire ce que le personnage a
l'intention de faire). L'un et l'autre vont tre impitoyablement
supprims, commencer par le sujet. Kuznecov allait au magasin, mais
il est arrt. L'action est en suspens. Puis elle sera de plus en
plus compromise, puisque le hros, ds la premire brique, commence
s'oublier lui- mme. Intrinsquement li au sujet, il est peu peu
annihil. Et lorsque enfin le mouvement reprend (aprs la cinquime
brique), c'est celui de la folie, de la course perdue, de la
dispersion dans le monde, loin de soi.
La destruction du personnage passe trs symboliquement de la
perte du nom la perte du moi : Mais qui suis-je donc ? On tait
parti pour acheter de la colle, on se retrouve avec un fou, cinq
briques et cinq bosses. Par consquent, on peut dire que c'est le
texte lui-mme qui s'crie, non sans tonnement : Mais qui suis-je
donc ? ( Kto e ja ? ). Et sont annihils non seulement le sujet et
le personnage, mais galement la parole. Si chaque brique dtruit un
peu plus Kuznecov, chacune d'elle rogne galement chaque fois un
bout de la phrase qu'il prononce, jusqu' ce que celle-ci ne soit
plus qu'un je... je... je... mme plus capable d'affirmer son
existence.
Tout ce qu'on a vu jusqu' prsent nous permet de saisir un peu
plus clairement ce qui fait l'originalit de la prose de Harms, en
en mettant jour la dimension Parodique. La parodie est
obligatoirement faite de deux entits distinctes : le
-
294 JEAN-PHILIPPE JACCARD
parodi et le parodiant. Dans la parodie habituelle, le parodi
est habituellement un autre texte. Chez Harms, c'est l'ensemble des
procds narratifs traditionnels qui est mis en cause. C'est la
raison pour laquelle les rcits de Harms se parodient eux-mmes et
ce, l'infini, jusqu' la dispersion totale43.
Une narration impressionniste
J'aimerais mettre jour dans les lignes qui suivent la raison
principale pour laquelle le texte se disperse. Pour expliquer cela,
il faut aborder le problme des rapports qu'entretiennent les divers
lments du monde et surtout celui des chanes causales et des liens
de cause effet. Le texte Svjaz' (Le lien) fournit un bon point de
dpart pour cette analyse44 :
!
1. , , .
2. . . .
3. . .
4- . 5- ,
, , , .
6. , .
7 . , - .
8. : ' '.
.. , . . .
. , , . .
11. .
12. . .
13. .
14. , . 15- ,
.
-
L'ABSURDE CHEZ D. HARMS 295
16. , , , , , .
17. A , .
18. . , , , - .
19. : , , .
20. , , .
J'avais dit en passant que la mthode impressionniste, qui
consiste dcrire le monde en en juxtaposant les divers lments, se
retrouvait galement comme procd narratif. Ce procd consiste mettre
la suite une srie d'vnements sans expliquer le lien qui les unit
les uns aux autres. On rejoint l ce qui a t dit du problme de la
sparation.
Ce qui est dit dans Svjaz' , c'est qu'il est impossible de
comprendre le monde, car il est impossible d'apprhender Y ensemble
du rseau des interrelations qui existent entre les vnements. Par
consquent, mme dans les situations les plus banales (par exemple un
trajet en tram), l'homme ne peut avoir qu'une vision par parties de
la ralit, d'o sa souffrance. C'est pourquoi dans ses rcits, Harms
raconte en dcrivant un tat de choses, car vouloir expliquer cet tat
de choses serait vou l'chec.
La chane causale est une suite incohrente d'vnements et
n'importe quel incident, si minime soit-il, y imprime sa marque :
sans le coup de vent qui emporte le chapeau du violoniste (point
2), le cours de l'histoire aurait t modifi et le texte lui-mme
n'aurait pu se raliser, ou alors sous un tout autre aspect. Tout ce
que vit l'homme n'est que la somme d'une infinit de petites choses
dont l'existence lui est inconnue : qui se douterait en effet que
si je suis ce que je suis maintenant, c'est aussi parce qu'une
mouche est tombe dans la soupe d'un gardien de cimetire (point 10)
?
Le drame de l'homme est l : il ne peut apprhender le monde que
de manire fragmentaire et le lien qui l'unit ce qui l'entoure ne
peut lui paratre que bris et arbitraire.
Cette distorsion de la chane causale est exprime trs clairement
dans le point introductif (point 1) puisque l'auteur dit crire une
rponse une lettre qui n'a pas t envoye. La smantique du mot rponse
implique l'existence d'une autre lettre, celle-ci tant la cause de
celle-l, qui en est l'effet. On tient l une cl fondamentale de
comprhension de l'uvre de Harms : le monde semble tre une somme
d'effets sans causes qui entrent en collision les uns avec les
autres. De l nat le sentiment de l'absurdit .
Ce mcanisme de la pense se retrouve bien sr un niveau formel et
c'est l le trait principal de la potique de Harms dans ses textes
en prose, ainsi que la principale source de comique de ceux-ci. En
effet, il existe toujours un lien entre deux vnements, mais on ne
peut pas l'tablir, comme dans le texte qui prcde. Le procd consiste
ne pas exprimer ce lien. Prenons un exemple trivial :
1. Paul a trait Pierre d'imbcile 2. Pierre a frapp Paul 3. Paul
est tomb en arrire
-
296 JEAN-PHILIPPE JACCARD
4. En tombant, Paul a renvers la bouilloire 5. La bouilloire est
tombe sur le chat 6. Le chat en est mort. En radicalisant le procd,
on obtient Paul a trait Pierre d'imbcile et le chat
en est mort . A partir du moment o ce principe est accept, tout
est possible et n'importe
quoi peut entraner n'importe quoi : un billement peut mener
quelqu'un au trne, condition qu'un coucou passe dans les parages ce
moment43 :
. , . ,
, .
. ,
. ,
.
. ,
. ,
.
.
. .
8 1935 .
Ce texte est exemplaire car la dimension parodique y apparat
clairement. Afin d'viter tout malentendu, je prcise tout de suite
que lorsque je parle de parodie, je le fais dans un sens trs large
et qu'il ne s'agit par consquent pas de contrefaon d'un texte
particulier. Ju. Tynjanov, dans son tude Dostoevski] i Gogol'.
teorii parodii** (Dostoevski] et Gogol' A propos de la thorie de la
parodie) insiste bien sur le fait que deux lments sont ncessaires
pour qu'il y ait parodie, savoir, un certain procd dans le texte de
base (dans le cas prsent celui de Gogol') et le mme procd qui, par
le fait qu'il est utilis dans un autre texte (celui de
Dostoevskij), acquiert une valeur nouvelle, par contraste. En fait,
ce procd est mcanis, et cela est source de comique :
, , , , , ; : i) , 2) , .
-
L'ABSURDE CHEZ D. HARMS 297
La mcanisation passe donc par la rptition du procd en dcalage
par rapp. rt au texte d'origine. On retrouve, soit dit en passant,
les notions de nebol aja pogre- nos, d'asymtrie et de mouvement.
Maintenant si Harms emprunte Gogol' bien des procds, on ne peut
cependant parler de parodie de Gogol', encore que bien souvent les
allusions soient directes. Par contre on peut parler de parodie
globale des procds narratifs traditionnels. A. Flaker relve cela
dans son article sur les rcits de Harms, dont je n'ai que la
traduction italienne : L'assurdo nasce anche qui da un rapporto
parodistico nei confronti dlia prosa canonica 47. Et c'est peut-tre
l o Harms a t le plus loin et o il est le plus original.
Kar'era Ivana Jakovlevia Antonova (La carrire d'Ivan Jakovlevi
Antonov) a une facture tout fait traditionnelle. Le titre exprime
dj cela : on va nous raconter l'histoire d'un personnage. Chacun
des moments de cette histoire est dclench par un vnement (le
billement et le vol du coucou). Le texte renferme galement une
nigme (la manire ingnieuse ) qui cre un certain suspense. Reprenons
ces divers lments et voyons de quelle faon ils se ralisent" dans
cet anti-rcit :
Les personnages : Le titre nous informe qu'il sera question d'un
certain Ivan Jakovlevi Antonov. Il ne fait aucun doute que le
lecteur, habitu certaines conventions narratives, identifiera
immdiatement le marchand comme le personnage principal, c'est--dire
Ivan Jakovlevi. Pourtant ce personnage se perd, le rcit l'oublie au
profit de sa femme. Mais le lecteur reste persuad que le marchand
rapparatra. Et soudain, quelques lignes de la fin, apparat un autre
personnage qui a le prnom et le patronyme de celui que le titre
annonait comme principal. Mais par contre, le nom de famille n'est
pas celui qu'on attend : c'est la nebol'saja pogrenos. Ce n'est que
de justesse, l'avant-dernire ligne, qu'on lui change ce nom de
famille, sans pour autant que ce geste ne soit d'une manire ou
d'une autre motiv par ce qui prcde. L'aspect formel semble avoir t
respect puisque le personnage est au dbut et la fin, mais en fait,
le concept de personnage principal est compltement dtruit.
Le sujet: L'histoire annonce dans le titre est la carrire d'un
homme, mais cet homme tant absent du texte, la narration elle-mme
se dplace. Son focus est en fait une chane causale compltement
distordue o rien n'explique rien. Le sujet se dissout dans le
brouillard des tentatives d'explication et le concept lui-mme de
sujet est galement ridiculis. En effet, tre prsent au tsar n'est
pas encore une carrire et le rcit s'arrte l o il devrait commencer.
Notons encore qu'avec ces deux premiers points, la notion de titre
est elle aussi srieusement mise mal.
Les vnements : Les vnements qui forment l'intrigue sont eux-mmes
immotivs, ne serait-ce qu'en raison de l'absence de pertinence des
autres lments de la narration. Mme si l'on fait abstraction du
caractre irrationnel de l'pisode de dpart, qui se rptera tout au
long du texte ( savoir le coucou qui s'engouffre dans la bouche des
personnages), toutes les autres parties du rcit que l'on peut
qualifier vnements sont coupes des squences qui les prcdent
directement, bien que celles-ci soient annonces (mme
syntaxiquement) comme en tant la cause. Le plus immotiv de ces
vnements reste bien entendu le changement de nom d'Ivan
Jakovlevi.
Le suspense: En fait, l'enjeu du texte est de clarifier quelque
chose comme le dit la dernire phrase. L'ensemble des explications
s'articule autour du fait que les personnages ont agi de la manire
la plus ingnieuse. Une narration classique ne dvoilerait pas cette
manire d'agir dans le but de crer un certain suspense, plus forte
raison s'il s'agit du nud de toute l'histoire (qu'on croit encore
vraie ce stade de la lecture). Mais le lecteur ne connatra jamais
cette manire ingnieuse .
-
298 JEAN-PHILIPPE JACCARD
Ainsi le procd traditionnel qui consiste retenir une information
pour plus tard est galement moqu.
En arrivant la fin de la narration, on peut dire qu'il ne reste
plus rien de celle-ci, en tout cas en tant que narration. Et cela
se retrouve dans presque tous les textes en prose de Harms : le
rcit, en tant qu'il se prsente prcisment comme tel, est une parodie
de lui-mme, dans la mesure o y est parodi l'ensemble des procds
utiliss par le rcit comme genre littraire.
Ce procd de rupture par rapport une convention se rpercute bien
entendu sur la langue. Dans les miniatures de l'crivain, et dans
celle-ci en particulier, il y a permanence dans l'utilisation de
tournures qui impliquent la relation de cause effet, comme par
exemple l'aide de mots de liaison du type comme , alors , donc ,
c'est pourquoi , etc. ou alors par la coordination ou la simple
juxtaposition.
Ruptures, collisions, rptitions, circularit : toutes ces
caractristiques qu'on vient de voir sont l'origine de la dimension
comique des uvres de Harms dont je veux dire quelques mots pour
terminer.
Le comique
Comme j'ai eu l'occasion de le mentionner, l'absurde est
ncessairement li au rire, si grinant et si tragique celui-ci
soit-il. L'exprimer revient par consquent obligatoirement mettre en
jeu un certain nombre de procds qui relvent du comique.
Ce qui unit le rire l'absurde, c'est que tous deux sont un
certain regard pos sur le monde : je regarde le monde, je vois
qu'il est absurde et j'en ris. Le rire absurde est donc avant tout
le rsultat d'une lucidit tragique. Cette notion, on la retrouve
dans l'ouvrage de R. Daumal au titre loquent : L'vidence absurde4*.
Voici par exemple le dbut du chapitre intitul La pataphysique et la
rvlation du rire , dans lequel les connexions avec Harms sont
tonnantes :
Car je soutiens et je sais que la pataphysique n'est pas une
simple plaisanterie. Et si nous autres pataphysiciens le rire
souvent secoue les membres, c'est le rire terrible devant cette
vidence que chaque chose est prcisment (et selon quel arbitraire !)
telle qu'elle est et non autrement, que je suis sans tre tout, que
c'est grotesque et que toute existence dfinie est un scandale.
Toutes les notions que nous avons vues jusqu' prsent se
retrouvent concentres dans ce petit paragraphe : la dualit
fondamentale homme /monde, le mouvement n de ce rapport
dialectique, mouvement dont le rsultat est Y parpillement ou le
repli strile. On aura not galement le rapport troit
qu'entretiennent rire et dsespoir. Un peu plus loin, toujours sur
ce thme, Daumal crit :
Le rire pataphysique, c'est la conscience vive d'une dualit
absurde et qui crve les yeux ; en ce sens il est la seule
expression humaine de l'identit des contraires (et, chose
remarquable, il en est l'expression dans une langue universelle) ;
ou il signifie l'lan tte baisse du sujet vers l'objet oppos et en
mme temps la soumission de cet acte d'amour une loi inconcevable et
durement sentie, qui m'empche de me raliser total immdiatement,
cette loi du devenir selon laquelle justement s'engendre le rire
dans sa marche dialectique :
je suis Universel, j'clate ; je suis Particulier ; je me
contracte ; je deviens l'Universel, je ris.
-
L'ABSURDE CHEZ D. HARMS 299
Et son tour le devenir apparat comme la forme la plus palpable
de l'absurde et de nouveau je rue contre elle en hurlant un nouvel
clat de rire, et sans fin sur ce rythme dialectique, qui est le mme
que celui du rire dans le thorax, je ris tout jamais et cette
dgringolade d'escalier n'en finit plus, car ils sont mes sanglots,
mes hoquets se perptuant par leur propre entrechoquement : le rire
du pataphysicien est aussi, profond et sourd- muet ou de surface et
dchirant, la seule expression humaine du dsespoir. (p. 20).
C'est galement de ce rire tragique que parle A. Slonimskij dans
son article dj plusieurs fois mentionn lorsqu'il dcortique chez
Gogol' le passage du rire aux larmes. Ce rire approfondit l'objet,
dit-il, avant de souligner avec justesse que ce passage du comique
au tragique permet d'valuer l'vnement et de dfinir sa relation au
monde. On retrouve l ce que l'on a dit de l'absurde comme moyen de
progresser dans le domaine de la connaissance. Progression qui ne
peut avoir qu'une conclusion tragique car toujours je ne serai
qu'une partie, toujours je serai sans tre tout...
Si j'ai si souvent cit A. Slonimskij jusque-l, c'est parce que
sa description des procds comiques de Gogol' pourrait s'appliquer
presque mot pour mot ceux de Harms. Les ayant tudis tout au long de
ce travail, je me contente de les mentionner tels qu'ils
apparaissent chez A. Slonimskij sans les illustrer davantage.
Le nonsense (bessmyslica), bas sur l'invraisemblance et qui mne
des conclusions absurdes, souvent renforces par le procd de
retardement (zatjaka).
L'incohrence thmatique (bessvjazannos), c'est--dire la
combinaison de diverses propositions htrognes ou le changement
inattendu de thme (on se rappelle la notion de neozidannos).
Les associations arbitraires (proizvol'nye associacii) qui sont
souvent le fait de ces bavards qui perdent le fil de leur propre
discours en s'enlisant par exemple dans les dtails (on se rappelle
les cigarettes 35 kopecks)49.
U incohrence verbale (neskladica) : la construction grammaticale
entrane des glissements smantiques. Les deux plans du discours ne
correspondent plus. Cette incohrence verbale est lie la confusion
des ides. Dans Kar'era Ivana Jakovle- via Antonova , c'tait bien de
cela qu'il s'agissait : c'est une manire de narrer qui rappelle
celle des petits enfants qui, en racontant une plaisanterie, en
omettent le dtail essentiel. C'est cette incohrence que l'on
retrouve, dans les textes dramatiques, dans le jeu de rpliques.
L'absence de mouvement logique, qu'on trouve galement dans les
dialogues. Il y a par exemple des enchanements qui se font un
niveau purement grammatical et non smantique. Cela entrane une
immobilit logique (logieskaja nepod- vinos ) de la conversation qui
est la cause de conclusions infondes. C'est ce cercle vicieux de
rpliques que l'on retrouve dans toute l'histoire de la comdie.
L' immotivation des comportements et des vnements (alogizm v
tnotivirovke postupkov i sobytij) et l'absence de cause logique
fbespriinnos J50.
On voit que tous ces procds sont ceux qu'utilise Harms dans les
textes en prose que l'on a tudis, et que tous sont bass sur le
principe de la dualit : collision entre niveaux smantique et
syntaxique, rupture de la cause et de l'effet, etc.
On remarque donc pour terminer que l'absurde, tel qu'il a t
compris dans ce travail, et mme s'il n'est qu'une tiquette, est
vritablement le fil rouge qui permet de s'orienter dans l'uvre de
Harms. En effet, s'il est vrai qu'il s'agit d'un problme
philosophique, il n'en reste pas moins que celui-ci a une incidence
dcisive sur la potique de l'crivain.
-
300 JEAN-PHILIPPE JACCARD
Et si nous n'avons abord dans ces lignes que les problmes lis la
prose, il n'est cependant pas inutile d'insister sur le fait que
l'ensemble de l'uvre de l'crivain repose sur les mmes principes.
Partout on retrouve le mme systme d'oppositions que Harms vit comme
un affrontement permanent, ne serait-ce que dans ses vers, o la
dualit intrinsque du signe linguistique rappelle en permanence au
pote qu'il est sans tre tout et que son existence est un
scandale...
Universit de Genve, 1985.
Principes adopts : Dans tous les textes de Harms, la ponctuation
a t corrige, de mme qu'un certain
nombre de fautes d'orthographe. Le but de l'opration n'est pas
amliorer l'criture de Harms. Il serait au contraire prfrable de
publier ses uvres avec leurs nebol'sie pogrenosti. Seulement, ayant
t clans l'impossibilit de consulter les manuscrits une seconde fois
pour vrification, je juge plus prudent de corriger plutt que de
prendre le risque d'insrer des erreurs dues une ngligence de ma
part lors de la copie.
Les dates qui se trouvent la fin des textes sont celles de Harms
sauf lorsqu'elles se trouvent entre parenthses, auquel cas il
s'agit d'une approximation due Ja. Druskin ou moi-mme.
1. Indit. Donn in extenso Annexe I. Les points 1 60 de ce texte
sont crits dans un cahier et sont prcds du titre biff O
suestvovanii . Ils sont recopis partir de quatre grandes feuilles
de brouillon qui, elles, portent le titre O vremeni, o
prostranstve, o suestvovanii . Dans un second cahier, on trouve un
texte en trois parties : 1. O suestvovanii, 2. O ipostasi, 3. O
kreste (1. De l'existence. 2. De l'hypostase. 3. De la croix). La
premire reprend les points 1 1 1 du premier cahier, avec quelques
lgres modifications (par exemple, au point Q, aprs prepjatstvie, il
y a la prcision : ili erta razdela ).
Ces lignes sont trs importantes pour comprendre certains textes
de Harms, comme par exemple le pome Nteper' , que l'on trouve dans
le deuxime tome des uvres de l'crivain publie par M. Mejlah
(Sobranie soinenij /uvres, Brme, K-Presse, 1980), pome qui joue
prcisment sur ces notions de to, eto, tut, tam, etc. Ces termes
viennent d'un essai philosophique dont il sera question plus bas,
Razgovory vestnikov (Entretiens des messagers) du philosophe Jakov
Druskin. Ce dernier faisait partie avec Harms d'un mme groupe
d'amis qui se runissaient rgulirement tout au long des annes 30.
galement musicologue, il est l'auteur d'un livre sur Bach, seul
travail publi. Ses autres textes sont de nature philosophique. Il y
a par exemple, outre l'essai susmentionn, une longue tude sur
l'uvre de A. Vvedenskij, Zvezda bessmyslicy (L'toile du non-sens).
Ces textes sont conservs la Bibliothque publique Saltykov-edrin de
Leningrad, dans le mme fonds de manuscrits que ceux tie Harms. La
raison en est que c'est Ja. Druskin qui a rcupr les manuscrits de
Harms aprs l'arrestation de celui-ci en automne 1941. Avant de
mourir en 1980, il a vendu ces archives la Bibliothque publique en
mme temps que ses propres textes. Cf. galement la n. 11
ci-dessous.
2. Dans la suite du texte, Harms tient le mme raisonnement sur
la trinit de l'existence dans le rapport paradis-monde- paradis ( =
tam-tut-tam) . Paradis = cela, monde = ceci, obstacle = ceci. On le
voit, l'homme, dans la mesure o il est dans le monde, est au
centre, l o tout se croise. Pour le pote, comme pour le Christ
(lment terrestre de la Trinit), tre dans le monde est la fois la
condition de son existence et la cause de sa souffrance (sa
crucifixion) . 3. On trouve l'essentiel de ces notions dans deux
textes : Nul' i nol' (Nul et zro) et kruge (Du cercle) publis par
Gleb Urman (in Neue Russische Literatur Almanach, Salzbourg, 1980).
Malheureusement.cette publication est incomplte.
4. Cette phrase est la premire d'un texte indit, dans lequel
l'crivain regarde la surface de l'eau : l'image pure du reflet peut
tout instant tre creve par l'mergence de ce monde trouble et
inquitant qui vit au fond des eaux.
5. Voir Annexe III. Aprs un certain nombre d'attaques de plus en
plus violentes dans la presse, Harms et plusieurs personnes de son
entourage (son ami A. Vvedenskij, entre autres) furent arrts
simultanment la fin de l'anne 1931. Accus, selon Mejlah, par la
section littraire du GPU d'avoir des activits
contre-rvolutionnaires et de dtourner les gens de la construction
socialiste par ses vers zaum', il est envoy aprs quelque temps en
prison, en exil Kursk. A la fin de l'anne 1932, il est dj de retour
Leningrad.
6. Publi par M. Mejlah dans Sobranie soinenij, op. cit., 1,
1978. 7. Ibid., 11.
-
L'ABSURDE CHEZ D. HARMS 301
8. Texte indit, peut-tre inachev, datant probablement de 1940.
Brouillon l'encre. 9. Texte indit. crit l'encre. Datant de 1930
environ. Suivi sur la mme feuille d'un
autre texte portant le titre : Sposob prigotovlenija
filosofskogo kamnja. (Mode de prparation de la pierre philosophale)
.
ro. C'est la mme chose que l'on retrouve dans l'article de A.
Sinjavskij, Le ralisme socialiste (Esprit, 1, 6, 1959) avec l'ide
que ce genre littraire est entirement subordonn la marche vers ces
toilettes en or promis par Lenin. Ce que l'auteur de l'article dit
sur le mot nous intresse particulirement : Ici, chaque mot est
subordonn l'ide du But. Mme ce qui ne contribue pas faire
progresser l'humanit vers ce But a un sens : lui faire obstacle.
(ibid., p. 340). Cette ide qu'une position fixe d'quilibre est un
endroit mort, on la retrouve dans cet aphorisme de Harms de 1937 :
. . . . .
L'homme est donc en lutte permanente ; c'est douloureux, mais
cela fait vivre. V. Rozanov dit peu prs la mme chose quand il
dclare dans Feuilles tombes (Lausanne, L'Age d'homme, 19X4) : La
vie nat partir ' quilibres instables '. Si tout, partout, tait
stable, il n'y aurait pas de vie. L'quilibre instable, c'est
l'angoisse le malaise, le danger. Le monde est ternellement
inquiet, et c'est de cela qu'il vit. Quelles btises toutes ces '
Cits du Soleil ', toutes ces ' Utopies ' qui prnent le bonheur
ternel. Autrement dit un ' quilibre stable '. Ce n'est pas '
l'avenir ', mais la mort (p. 31).
11. Dans une note accompagnant ce texte, conserv la Bibliothque
publique Saltykov- edrin de Leningrad (texte autographe et copie la
machine), Ja. Druskin explique la provenance de ce mot qui est une
traduction littrale du grec : . '', , . . ' ', ' ', . , , , , , . '
'. L. Lipavskij, plus connu sous son pseudonyme d'crivain pour
enfants Savel'ev : philosophe, ami de Druskin. Auteur d'un essai
philosophico-linguistique, Teorija slov (Thorie des mots), conserv
galement dans le Fonds Druskin de la Bibliothque Saltykov-edrin.
C'est chez lui que se runissait toujours ce groupe d'amis o l'on
trouvait, entre autres Harms, Oltjnikov, Vvedenskij. La femme de
Lipavskij, Tamara Lipavskaja-Mejer, avait d'ailleurs pous ce
dernier en premire noce. Cf. galement la note 1 ci-dessus.
12. Cf. le texte O tom, kak menja poetili vestniki (Comment les
messagers m'ont rendu visite), publi par I. Levin dans la revue
Kontinent, 24, 1980.
13. Pour ce qui est du lien entre la mtaphysique et le nonsense,
cf. le pome de A. Vvedenskij Krugom vozmono Bog (Dieu est
absolument possible), in Polnoe sobranie soinenij (uvres compltes,
Ann Arbor, Ardis, 1980) et, notamment les deux vers :
.
(pp. 100- 101) 14. Indit. Ces cinq points sont crits en tout
petits caractres l'encre sur un minuscule
bout de papier. Les dessins qui suivent sont au crayon ou
l'encre, toujours extrmement soigns.
15. Le texte est donn in extenso en Annexe IV. Indit. crit
l'encre sur trois grandes feuilles. Recopi et sign. 10. Publi par
I. Petroviev dans Russkaja mysl' (Paris), 3350, Priloenie 1, 1985.
Texte crit sur une seule feuille avec des ratures. En marge de la
rplique commenant par les mots Izvinite, govorit... et de la
rplique suivante, on trou%-e le commentaire Otvratitel'no. Harms
jugeait souvent trs svrement ses propres crits. L'expression vnu se
rptant deux fois, il ne s'agit certainement pas d'une omission dans
le mot vnutr', mais plutt d'une cration de Harms, portant la
signification inverse du verbe vynu. Daniil Dandan : un des
nombreux pseudonymes de Harms, qui rappelle Dandin. Comme tous les
autres, il ne se rencontre que pendant une courte priode :
septembre-octobre 1934.
17. Indit. Brouillon l'encre. La plupart du temps. Harms signe
et date ses textes, souvent mme lorsqu'il s'agit de brouillons.
C'est pourquoi l'absence de ces indices peut faire penser qu'il
s'agit d'un texte inachev.
18. Tir du cycle de rcits runis sous le titre Sluai. Publi par
G. Gibian (Izbrannoe (Choix de textes), Wiirzburg, Jal-Verlag,
1974, pp. 54-55)- Dans le manuscrit, le paragraphe qui commence par
V bulonoj... et celui qui commence par A sanitarnaja... ne sont pas
la ligne. Notons en passant que les rcits que G. (iibian regroupe
sous le titre Slufai ne correspondent que tout fait partiellement
ceux que Harms fait entrer dans ce cycle. Sluai se prsente en fait
comme un cahier de texte* recopis trs proprement et prcds d'une
table des matires : Harms avait donc certainement une ide trs
prcise de ce que devait tre ce recueil et il est abusif de parler,
comme on le fait habituellement, de sluaj pour chaque texte en
prose de l'crivain.
19. Il y a dans le cycle des rcits Sluai un texte terrible sur
le rapport de l'individu la
-
302 JEAN-PHILIPPE JACCARD
foule. Celle-ci, pour un rien, anantit n'importe qui. Elle est
une sorte de monstre qui se nourrit de sang et qui agit avec le
sentiment du bon droit que lui confre le nombre. Ce texte, est
publi par G. Gibian :
, , , , , , . , , . - . , . , . . , . , , , . , , . . , , . (
cit., p. 93)-
. Texte indit. Copie en ma possession. 21. Publi par I. Levin
dans la revue Kontinent, 24, 1980. 22. Indit. Brouillon d'une page.
crit au crayon. 23. Ce terme nedoelovek revient plusieurs reprises
dans la littrature sur Harms,
notamment chez A. Aleksandrov (Cf. l'article Ignavia >\ Svtov
literatura (Prague), 6, 1968). 24. Aprs la phrase Zvali ego,
kaetsja, Ivan Jakovlevi , il y a un passage bifi qui
explique peut-tre le coup de sonnette : , , . , .
25. Le thme de la dispersion du personnage revient plusieurs
reprises dans l'uvre de Harms. Dans le petit texte indit qui suit,
le personnage rve de transgression et ce rve le met face son
impuissance ; et il a le sentiment de s'lever uniquement ds lors
qu'il est en passe de se dissoudre. Une fois limin, il ne restera
plus l'indfectible concierge qu' ramasser les restes : un sort qui
rappelle celui de Kalugin dans le texte Son (Le rve) dont on a parl
plus haut :
, . , , ,
. , , , .
, , , - .
-, - .
23 . 1936. 26. Cf. ce sujet l'article de I. Ermakov, repris dans
Gogol' from the twentieth century.
Eleven essays, Princeton UP, 1976. 27. On trouve d'ailleurs
souvent des rapprochements avec l'expressionnisme plutt