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Introduction Microcosme-premières pages (éd. classiques Garnier, 2013 p. 1-33) Maurice Scève Microcosme Œuvres complètes T. V édition de Michèle Clément Classiques Garnier, 2013
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Introduction Microcosme-premières pages

Feb 07, 2023

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Introduction Microcosme-premières pages (éd. classiques Garnier, 2013 p. 1-33)

Maurice Scève

Microcosme

Œuvres complètes T. V

édition de Michèle Clément Classiques Garnier, 2013

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« Le monde en effet ne se regarde, ne se connaît et ne se comprend par aucune autre partie de lui-même que l’entendement humain qui en est l’acte et la pointe »

Charles de Bovelles, L’Art des opposés

« N’étant jamais définitivement modelé, l’homme est receleur de son contraire. Ses cycles dessinent des orbes différents selon qu’il est en butte à telle sollicitation ou non »

R. Char, Feuillets d’Hypnos, 55

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« Mer… ci »

A en croire Shakespeare, il est des rêves qui ne s’expliquent pas sauf à encourir

des risques : « J’ai fait un rêve et aucun esprit humain ne saurait dire quel rêve c’était. Celui-là ne sera qu’un âne qui voudra l’expliquer », (Le songe d’une nuit d’été, sc. 5). Avec Microcosme, et à vouloir en expliquer le rêve, on ne peut se cacher que ce risque existe. Pour minimiser le risque, il aurait été possible de faire travailler une armée de spécialistes : de l’astronomie, de la musique, des mathématiques, de la géométrie, de la géographie, de la cartographie, de la théologie, de l’astrologie, de l’architecture, de l’alchimie, de la technique du verre… mais aurait-on encore reconnu le poème sous des gloses disparates venues d’horizons divers ? Il fallait bien qu’un lecteur affronte le tout pour qu’il reste un tout, avec la certitude de n’être pas savant en toutes choses… et au-delà ; dans la certitude d’avoir parfois mal compris, parfois pas du tout compris mais d’avoir hardiment essayé.

Pourtant je n’ai pas travaillé seule. J’ai pris la main des morts et les vivants m’ont donné la leur. L’édifice du commentaire était déjà largement construit par Larbaud, Schmidt, Saulnier, Staub et Giudici, je me suis appuyée sur eux. Au moment où ils restaient silencieux et où mes lacunes se faisaient trop nettes, d’autres lecteurs, plus compétents que moi, sont intervenus ; c’est une gratitude profonde que j’éprouve pour ceux qui ont accepté de lire les passages les plus ardus de Microcosme et de vérifier mes annotations : Marc Desmet pour la musique, Dominique Descotes pour les mathématiques, Frédérique Lemerlé pour l’architecture, Marthe Paquant pour le lexique, Tristan Vigliano pour quelques phrases latines et tous ceux - amis ou inconnus sur le net - que j’ai ennuyé d’une question sur le nom des enclumes, sur l’épisode de Caron, sur Lemaire de Belges... Aux conservateurs de bibliothèque qui ont vérifié et commenté des exemplaires pour moi, je dis en toute simplicité que leur aide n’a pas de prix : Silvio Corsini, conservateur de la réserve précieuse à la Bibliothèque de Lausanne, Barbara Mussetto à la Biblioteca Casanatense à Rome, Isabelle de Conihout à la Bibliothèque Mazarine, Juliette Jestaz à l’École nationale des Beaux Arts de Paris et Marie-Françoise Bois-Delatte au fonds ancien de la Bibliothèque municipale et d’étude de Grenoble. Aux étudiants de Master à Lyon 2 qui, en 2011 et 2012, ont lu Microcosme avec moi et m’ont parfois fait voir ce que je ne voyais pas, va ma reconnaissance chaleureuse.

Idéalement, on devrait pouvoir lire Microcosme comme Jean de Tournes l’a donné, comme Valery Larbaud l’a souhaité : « nettement imprimé, encadré de marges bien blanches, en un volume propre, agréable à la vue et au toucher ». Les marges sont ici noircies : qu’elles soient pour le lecteur de bonne volonté, moyen de déployer l’écheveau serré de Microcosme et de faire résonner en contrepoint la netteté du vers de Maurice Scève.

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Poésie et philosophie La tradition intellectuelle occidentale reposerait sur une scission ancienne et

irrémédiable entre poésie et philosophie, telle est la thèse de Giorgio Agamben à l’ouverture de Stanze :

La parole occidentale se trouve ainsi divisée entre une parole qui, inconsciente de soi et comme tombée du ciel, jouit de l’objet de la connaissance en le représentant sous une forme belle, et une parole qui a l’avantage du sérieux et de la conscience, mais ne peut jouir de son objet faute de savoir le représenter1.

Disons que Microcosme s’offre comme un défi à cette scission2, poésie et philosophie, jouissance et conscience, sensibilité et rationalité intimement mêlées. L’expérience de lire Microcosme suppose de ne pas oublier ce mélange, de ne pas chercher à comprendre ce texte dans le cadre de la seule histoire des idées3, de ne pas y scruter seulement l’art et la technique d’un poète déjà confirmé avec Délie presque vingt ans plus tôt, en 1544. C’est l’œuvre d’un poète mûr, c’est même la dernière œuvre d’un vieil homme4, et elle s’installe dans la clarté des premiers matins du monde, n’oubliant ni la sensualité des corps jeunes, ni l’appétit de savoir et de faire, ni la douleur de survivre à ses morts.

L’autre surprise à lire Microcosme est de découvrir que scolastique et humanisme ne sont pas deux termes qui se repoussent, à condition d’accepter de ne pas se laisser submerger par le discours publicitaire que la Renaissance a su tenir sur elle. Les humanistes étaient de formation scolastique et si certaines méthodes philologiques ont changé grâce au déploiement de l’étude des langues anciennes, en revanche le découpage et la hiérarchie des champs du savoir, la pratique de la compilation, le va-et-vient entre doctrina sacra et philosophie perdurent sans solution de continuité entre le Moyen-âge et le XVIe siècle ou, plus largement encore, entre les Ve-VIe siècles, moment où se sont constituées pour plus 1 Giorgio Agamben, Stanze. Parole et fantasme dans la culture occidentale, Rivages poche, p. 10, 1998 (é. o. italienne, Einaudi, 1977) 2 Défi déjà relevé par Lucrèce et son De Natura rerum. 3 Dans la deuxième partie de Microcosme, « il lui arrive d’intéresser l’historien des idées, mais il désespère l’amateur d’art », Albert-Marie Schmidt, La Poésie Scientifique au XVIe siècle, éditions Rencontres, 1970 (e. o. 1938), p. 176. 4 On ne sait presque rien de la vie de Maurice Scève, ni où il a fait ses études, ni quelles études il a faites, ni quand il est né exactement, ni quand il est mort. Inutile donc de chercher à combler les vides, d’imaginer des amours, des crises, des retraites ou des voyages ; voir le grand livre de V.-L. Saulnier, Maurice Scève, (ca 1500-1560), Paris, Klincksieck, 2 vol., 1948 et 1949, en partie fictionnel concernant la vie. Le résumé cavalier de sa vie tient en quelques lignes : il naît en 1501 (ou au début 1502) dans une famille de notables lyonnais aisée, originaire du village de Chasselay, dans les monts d’Or, devient clerc tonsuré très jeune, avant sa quatorzième année, est publié pour la première fois en 1535, devient célèbre avec ses blasons vers 1536 et plus encore avec Délie en 1544, retombe dans l’obscurité dès après l’organisation de l’entrée royale d’Henri II à Lyon en 1548 ; Saulsaye et Microcosme, ses deux autres œuvres principales, tombent dans un silence incroyable, il meurt après l’été 1563, sans un mot pour le saluer.

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de dix siècles les modélisations du savoir dans la romanité chrétienne, et le XVIe siècle. Maurice Scève nous oblige à regarder en face la grande imposture sur laquelle s’est construite de façon tapageuse une certaine Renaissance, celle qui s’est dite sortie des « ténèbres gothiques ». Nous savons que cette échappée hors des ténèbres gothiques est pour une large part un mensonge, mais l’ombre portée de cette puissante rhétorique humaniste aveugle encore les commentateurs de Scève qui taxent ici ou là Microcosme d’archaïsme, de lourdeur, voire (horresco referens) de penchant scolastique. Or, c’est dans ces traces scolastiques que Microcosme est le témoin sûr d’un humanisme à la réalité complexe5. Accepter que le XVIe siècle français se déploie dans les cadres intellectuels du Moyen-âge est le premier pas nécessaire pour comprendre les éléments de modernité qui se greffent alors sur ces cadres. Si nous laissons au vestibule de Microcosme tout jugement sur son prétendu archaïsme, nous percevrons mieux les fulgurances de cette modernité, tout entière calée sur les fondations intellectuelles médiévales. Gregor Reisch, le compilateur de la Margarita philosophica, la grande encyclopédie latine qui va innerver presque la moitié de Microcosme est un chartreux humaniste, pédagogue, philologue, éditeur, un promoteur des humanités donc, mais dont les maîtres sont Aristote, Ptolémée, Augustin, Boèce, Thomas d’Aquin ou Pierre Lombard, dans un système du savoir constitué et stable, sinon depuis Boèce, au moins depuis l’invention des universités en Europe. Quant à Oronce Finé, l’éditeur de la Margarita philosophica dans sa version augmentée et corrigée en 1535, c’est un humaniste, mathématicien et cosmographe, professeur au Collège royal qui ne dédaigne pas de consacrer un gros travail à ce que l’on pourrait considérer trop hâtivement comme une encyclopédie rétrograde. Si un professeur au Collège royal s’en mêle, c’est que le caractère scolastique de la Margarita philosophica ne lui semblait pas rédhibitoire, ni contraire à l’humanisme le plus exigeant. Et Scève enfin, qui va métamorphoser le lourd appareil didactique de la prose latine de la Margarita philosophica en un court et puissant poème français, est un poète humaniste qui ne dédaigne pas la science scolastique, mais pour qui la langue vernaculaire est le vecteur essentiel du savoir, et en cela il est profondément moderne, autant que Du Bellay dans La Défense et Illustration de la langue française et, bien avant lui, Dante dans le De Vulgari Eloquentia.

Entrer dans Microcosme engage donc à se défaire de l’opposition supposée entre poésie et philosophie et à se défaire d’un même mouvement de l’opposition prétendue entre scolastique et humanisme. La vieille lune platonicienne de l’incapacité à la vérité de la poésie, fortement synthétisée par Platon : « Ancien est le discord de la philosophie et de la poésie »6, a la vie dure ; le discord est reconduit par une large tradition philosophique plus ou moins radicale : nuancé dans le

5 Voir l’analyse de Marie Madeleine Fontaine dans « Le «Microcosme» de Scève. Pourquoi ce titre? » in Macrocosmo/microcosmo. Scrivere e pensare il mondo nel Cinquecento tra Italia e Francia, a cura di Rosanna Gorris Camos, Fasano, Schena, 2004, p. 207-223, qui discerne les traces de lectures du Speculum du Vincent de Beauvais dans Microcosme. 6 République, III, 386d-398b et X, 598c-607d.

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Commentaire au songe de Scipion de Macrobe7, plus virulent dans la Consolation de la philosophie de Boèce qui commence avec une répudiation des muses de la poésie et tout aussi dépréciatif au début de la Somme Théologique de Thomas d’Aquin : « La doctrine sacrée doit-elle user de métaphores ? Objections : ce qui appartient en propre à une doctrine tout à fait inférieure, ne paraît pas convenir à la doctrine sacrée qui, on vient de le dire, occupe le sommet du savoir. Or l’emploi de similitudes diverses et de représentations sensibles est le fait de la poétique, qui occupe le dernier rang parmi toutes les sciences. » (Somme Théologique, I, 1, 9) . Une discrète tradition a résisté au poids de l’opprobre : Lucrèce, Virgile, Scève, Jean de la Croix et Nietzsche en sont quelques jalons essentiels8.

Une disposition de lecture qui refuse un ségrégationnisme a priori entre poésie et philosophie, entre scolastique et humanisme porte alors une double promesse : comprendre l’évolution de l’humanité comme refus de partage de territoires et comme refus de scansion historique. Le monde n’est pas selon les poètes ou selon les philosophes, il n’est pas selon les anciens, selon les obscurs ou selon les modernes, pas selon les âges, il est un, unifié dans la conscience de l’homme, celle d’Adam et celle de « son homme », l’homme qui échappe à l’histoire et résume tous les hommes, celui entrevu en songe par Adam.

Poésie scientifique, encyclopédique ou philosophique ?

Comment définir la poésie de Microcosme : est-ce une poésie scientifique, une poésie encyclopédique ou une poésie philosophique ? La notion de « poésie scientifique » a été construite par Albert-Marie Schmidt dans sa thèse, publiée en 1938, et définie comme « une poésie dont la fin dernière consiste à exposer sur le mode lyrique, épique ou gnomique, à quels principes de synthèse s’est soumis l’écrivain qui la cultive, pour ordonner en une cosmologie les résultats épars de la philosophie naturelle »9. Elle désigne depuis lors couramment dans le discours critique la partie la plus érudite de la poésie de Jacques Peletier, de Maurice Scève, de Ronsard… Dudley B. Wilson qui publie l’anthologie French Renaissance scientific Poetry en 197410 choisit, quelques années plus tard, dans le volume De la Littérature française11, d’élire la date de 1562 sous le titre de « poésie scientifique », date et titre sous lesquels il évoque précisément Microcosme, mais aussi La Sepmaine de Du Bartas, et certaines œuvres de Baïf, Peletier, Lefèvre de La Boderie, Ronsard, Isaac Habert et Beroalde de Verville ; il y définit la poésie scientifique comme « la poésie

7 Commentaire au songe de Scipion, I, 2, 6, éd. M. Armisen-Marchetti, Les Belles Lettres, 2001, p. 6 : « Nec omnibus fabulis philosophia repugnat, nec omnibus adquiescit » 8 Voir les pages éclairantes de Fernand Hallyn dans Poétiques de la Renaissance, Droz, 2001, pp. 167-209. 9 Albert-Marie Schmidt, La Poésie scientifique au XVIe siècle, éditions Rencontre, 1970, p. 15 (e. o. 1938). 10 Il s’agit d’une anthologie de poèmes scientifiques où étrangement Microcosme n’apparaît pas ; y figurent cependant le blason du soupir et vingt-six dizains de Délie : Dudley B. Wilson, French Renaissance scientific Poetry, Atlone Press, 1974. 11 De la Littérature française, sous la dir. de Denis Hollier, Bordas, 1993, pp. 216-218 ; (e. o. A new History of French literature, Harvard U. P., 1989).

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qui se donne pour objet de célébrer la connaissance de l’univers », « qui nait d’une bouffée de lyrisme devant l’immensité des possibilités humaines ». Il insiste un peu plus qu’A.-M. Schmidt sur la dimension lyrique de cette poésie, il y ajoute une dimension mystique qui n’a bientôt plus lieu d’être et s’effondre début XVIIe siècle avec la naissance de la science moderne, comme science fragmentaire plutôt qu’unitaire. La notion de « poésie encyclopédique », quant à elle, apparaît plus tard, à partir de la fin des années 1980, comme surajoutée, pour désigner la poésie de Du Bartas ou de Lefèvre de La Boderie12 mais elle n’est qu’une espèce du genre « poésie scientifique ». Isabelle Pantin en choisissant judicieusement pour titre à sa thèse La Poésie du ciel dans la seconde moitié du XVIe siècle13 évite un problème dont on ne sait pas sortir. Un article de Marc Fumaroli publié en 1989 et intitulé « les poète ‘scientifiques’ »14 repose le problème : l’emploi des guillements autour de l’adjectif « scientifiques » et la mention d’une « répugnance » parmi la critique à recourir à la qualification « poésie scientifique » identifie le malaise15, mais M. Fumaroli maintient l’étiquette et ne propose aucune autre appellation.

Or, la notion de « poésie scientifique » crée plusieurs difficultés ; l’adjectif ainsi entendu pose d’abord un problème historique car il a, au milieu du XVIe siècle, un autre sens que celui que lui donne A.-M. Schmidt16 : on peut trouver sous la plume de Paul Angier dans L’Honneste Amant, publié à Lyon en 1547, un poème d’éloge où Scève est qualifié de « tresscientifique poete » ; le poème s’intitule : « A TRESSCIENTIFIQVES POETES, Marot, Sainct Gelais, Heroet, Salel, Borderie, Rabelais, Seve, Chapuy et autres Poetes, Paul Angier leur humble disciple, Salut »17. Le contenu de cette liste empêche toute assimilation entre ce sens de « scientifique » selon Angier (= docte, érudit) et le sens que lui donne A.-M.

12 Comme le prouvent par exemple les volumes collectifs intitulés « Du Bartas poète encyclopédique du XVIe siècle », sous la direction de James Dauphiné, Lyon, La Manufacture, 1988 ou « Poésie encyclopédique et Kabbale Chrétienne. Onze études sur Guy Le Fèvre de La Boderie », Champion, 1999. La Sepmaine est présentée comme un « poème encyclopédique » dans l’introduction de la nouvelle édition dirigé par Jean Céard, Classiques Garnier, 2011, T. I, p. 48. La Boderie et Du Bartas étaient, auparavant, considérés comme poètes scientifiques par A. -M. Schmidt, Dudley B. Wilson, et dans la thèse de J. Dauphiné. Gilles Banderier opte lui aussi pour une substitution de « poésie encyclopédique » à « poésie scientifique » dans « L’Intégration des sciences naturelles dans la poésie encyclopédique du XVIe siècle », in Pour une littérature savante: les médiations littéraires du savoir, études réunies par Nella Arambasin, Presses universitaires de Franche-Comté, 2003, p. 24. 13 Genève, Droz, 1995. 14 Vérité poétique et vérité scientifique, sous la dir. de Yves Bonnefoy, André Lichnérowicz et Marcel P. Schützenberger, offert à Gilbert Gadoffre, PUF, 1989, pp. 123-136. 15 Voir François Rigolot qui intitule un chapitre de Poésie et Renaissance (Seuil, 2002) : « La poésie dite ‘scientifique’ » ; malgré sa défiance évidente à l’égard de l’appellation, il ne la remet pas non plus en cause. 16 Voir l’introduction signée Violaine Giacomotto-Chiara et Jacqueline Vons du numéro de la revue Seizième siècle intitulé « les Textes scientifiques à la Renaissance », qui fait le point sur les problèmes lexicaux et conceptuels, n° 8, 2012, pp. 7-16 ; elles insistent sur la difficulté issue de la bipartion entre scientia et ars (epistémè et technè) souvent reconduite, parfois contestée au XVIe siècle. Scève fait en sorte de les combiner dans Microcosme qui promeut autant les sciences que les techniques, puisque le génie humain peut trouver à s’exprimer également dans les deux. Notons qu’il ne recourt jamais à l’adjectif « scientifique » dans le poème. 17 Dans les Opuscules d’Amour, chez Jean de Tournes, p. 235.

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Schmidt (= qui transmet en vers la science cosmologique ordonnée en disciplines établies). Un petit détour par la linguistique est éclairant : Émile Benveniste a perçu l’étrangeté de cet adjectif issu du latin qui a l’air très familier et qui est pourtant une très tardive et bizarre invention latine de Boèce, au VIe siècle18. Boèce forge le mot scientificus (= ce qui produit le savoir) pour traduire Aristote et en particulier ses epistemonikai apodeixeis qui deviennent en latin scientificæ demonstrationes et son syllogismum epistemonicon qu’il traduit par « syllogisme scientifique », « id est facientem scire », c’est-à-dire qui produit du savoir. Ce moment du VIe siècle, avec l’œuvre de Boèce, est un moment-clé où se forge un outil conceptuel grâce à cet adjectif : on conçoit alors comme « scientifique » ce qui, par le discours, produit de la science et c’est bien ainsi que l’entend Nicole Oresme qui le fait entrer en français au XIVe siècle. Ce sens va ensuite bifurquer en deux rameaux sémantiques : est scientifique celui qui est savant, qui est érudit (sens de P. Angier) et ce qui produit de la science (sens de Boèce) ; le sens d’A.-M. Schmidt (est scientifique ce qui contient le savoir du monde) est donc une invention ad hoc, peu fondée sur l’histoire du mot.

Parmi les utilisateurs postérieurs de la notion de poésie scientifique, Fernand Hallyn est le plus intéressant dans son évolution : il reprend l’expression dans un premier temps en 1987 dans son article intitulé « Maurice Scève poète scientifique » tout en l’infléchissant : « la philosophie elle-même, la scientia scientiarum est portée à son point d’achèvement par la poésie »19 ; on sent déjà que « scientifique » cède du terrain face à « philosophique ». Sa position évolue dans Poétiques de la Renaissance en 2001 de façon plus nette encore et je la fais mienne :

Albert-Marie Schmidt a qualifié de « scientifique » tout ce courant poétique. Mais la notion de « science » telle qu’elle est utilisée ici pose problème. Selon Schmidt, cette poésie cherche à « ordonner en une cosmologie les résultats épars de la philosophie naturelle ». Dans le langage de la Renaissance, c’est en effet de poésie « philosophique », bien plus que de « poésie scientifique » qu’il faudrait parler20.

Fernand Hallyn définit là ce qu’il décrit comme « la poésie en situation d’analepse par rapport à des savoirs constitués » puis précise que, dans Microcosme, Scève substitue à l’analepse une fiction de prolepse (Adam va connaître, grâce au songe prophétique, toutes les sciences par avance) ; dans ce rapport à la science, Scève nous offre bien une poésie philosophique21. Acceptons alors l’emploi de cette catégorie. L’on retrouve alors la définition que donne Ronsard de la philosophie, ce qui « Tout l’Univers discourt en sa pensée » (« Hymne de la Philosophie », v. 28),

18 É. Benveniste, « Genèse du terme ‘scientifique’ », Problèmes de Linguistique Générale, Tel Gallimard, 1974, vol. 2, p. 247-253, (première publ. 1969) ; Boèce a créé en même temps scientificus et scientialis qui, lui, a disparu. 19 Voir « Maurice Scève poète scientifique », in Lire Maurice Scève, Cahiers Textuel 34/44, Paris VII, 1987, pp. 43-50, ici p. 44. 20 « Poésie et Savoir » dans Poétiques de La Renaissance: le modèle italien, le monde franco-bourguignon et leur héritage en France au XVIe siècle, sous la direction de Perrine Galand-Hallyn et Fernand Hallyn, Droz, 2001, p. 181. 21 Ibidem, p. 199.

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preuve qu’il y a conformité entre la poésie philosophique et l’entreprise de mise en mots synthétique du monde. Ce qui plaide encore un peu plus en faveur de « poésie philosophique » plutôt que « scientifique » est, dans Microcosme, l’articulation entre l’homme-microcosme et la science. Ce n’est pas le retraitement de la science dans un but didactique qui intéresse Scève22 et le poème n’a pas comme premier objectif de dire, ordonner ou transmettre le savoir scientifique, cet objectif est second comme l’histoire-cadre tend à la prouver : la science, englobant jusqu’aux arts mécaniques dans le refus d’une ségrégation entre scientia et ars, est envisagée du point de vue de ses usages pour l’homme et son usage principal est pour le moins inattendu23 ; avec Microcosme, Scève fait de la poésie le lieu du savoir pensé contre la mort.

De la Margarita philosophica à Microcosme

Si aujourd’hui un poète choisissait l’Encyclopedia universalis comme texte de départ à réécrire pour faire un poème total, l’entreprise surprendrait. Or, c’est bien à une manœuvre au moins aussi surprenante que se livre Scève choisissant une grosse encyclopédie en prose néo-latine, très didactique, pour y puiser la matière de son poème, court, en vers français, parfois très abscons. Formellement, il est difficile de trouver deux formes plus éloignées. Le défi est sans doute ici dans le pari relevé ainsi que dans la provocation consistant à imiter un texte néo-latin quand les humanistes et leurs élèves-poètes réclament l’imitation des seuls textes latins classiques. Il n’est pas exclu que Scève se joue de ces injonctions à imiter le bon latin des « vrais » auteurs. Selon Isabelle Pantin, qui a bien perçu la singularité de cette posture : « les mots des professeurs au lieu d’être exclus devenaient des ornements essentiels et occupaient toute la place »24. Il n’est pas exclu que Scève se joue ainsi du retour aux sources âprement réclamé par les humanistes, ces humanistes qui sont pourtant - sans le dire - des praticiens effrénés de la compilation de seconde main, ne le cédant en cela en rien aux auteurs médiévaux.

Pourquoi la Margarita philosophica ? Cette encyclopédie eut une vogue extraordinaire durant tout le seizième siècle dans toute l’Europe25. Les éditions latines se succèdent du vivant de Reisch, augmentées par l’auteur, puis post mortem dans l’édition très augmentée qu’a donnée Oronce Finé en 1535, qui a servi de texte de référence à la première édition vernaculaire, en italien en 1599 à Venise. La certitude, c’est que Scève avait sur sa table un exemplaire de l’édition de 1535 : l’a-t-il recherché à dessein ou a-t-il fait avec ce qu’il avait à disposition ? Étrangement, il n’existe nulle édition lyonnaise de cette somme mais la

22 F. Hallyn l’avait déjà clairement posé dans Le Sens des formes, Droz, 1994, p. 203-224, alors que c’est clairement l’objectif d’un Du Bartas à l’ouverture de La Sepmaine, I, 9-12 : « O grand Dieu donne moy que j’estale en mes vers / Les plus rares beautez de ce grand univers. / Donne moy qu’en son front ta puissance je lise / Et qu’enseignant autruy moy-mesme je m’instruise ». 23 Voir ci-dessous « le livre du deuil et de la consolation ». 24 La poésie du Ciel en France, op. cit., p. 379. 25 1496, 1503, 1504, 1508, 1512, 1515, 1517, 1535, 1549 (rééd. partielle), 1583, 1599. Bâle et Strasbourg sont les principaux lieux d’impression, après l’originale à Heidelberg et avant Venise en 1599.

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bibliothèque de Beaune recèle un exemplaire de 1535 portant la signature d’Antoine Gryphe, le fils de Sébastien, preuve que le livre était à Lyon au milieu du siècle ; livre à lire ou édition à préparer dans l’atelier des Gryphe ?

Son auteur, Gregor Reisch (1467-1525), est qualifié de « maître ès arts » dans les premières éditions de la Margarita. Après être entré chez les chartreux, il devient prieur du monastère cartusien de Fribourg-en-Brisgau en 1503 ; c’est aussi un proche d’Érasme qu’il aida à éditer les œuvres de Jérôme. La Margarita philosophica dont la première édition date de 149626 est une des premières encyclopédies imprimées. Proche du compendium médiéval, quoiqu’intégrant des nouveautés scientifiques ou géographiques dont la découverte de l’Amérique27, elle s’offre comme une exposition par un maître à son disciple des principaux problèmes philosophiques et d’une classification des savoirs appuyée sur le socle des arts libéraux, le tout en douze livres. C’est ce dont rend compte le contenu du livre ci-dessous, exposé sous cette forme schématique au dos de la page de titre dans l’édition de 1535 : Index librorum contentorum

I. Grammaticae latinae rudimenta, et prosa et carmine TRIVIUM II. Dialecticae principia, examplariter demonstrata

III. Rhetorica praecepta IV. Arithmetica, in Theoricen et Praxin scissa

QUADRIVIUM V. Musica, theorice et pratice elucidata VI. Geometriae elementa… VII. Astronomia, tam ea quae vere mathematica et cosmosgraphica est, quam quae

judicaria Astrologia dixit. VIII. Naturalis philosophiae principia

NATURALE IX. Naturalium rerum […] origo X. Animae vegetativae et sensitivae discrimina… XI. Animae rationalis origo, natura et immortalitas…

MORALE XII. Moralis philosophia.

Chaque livre est ensuite divisé en traités, puis en chapitres (ex : VII, 1 : astronomie ; VII, 2 : astrologie). Ce classement du savoir est stable depuis le Moyen-âge et un parallèle est encore possible avec le Speculum doctrinale de Vincent de Beauvais par exemple qui organise le savoir de manière assez proche, même si

26 Heidelberg, Johan Schott, 1496, in-4°. Illustré d’un titre-frontispice et de 26 grands bois à pleine page ainsi que de très nombreuses figures gravées sur bois. L’ouvrage contient également des portées musicales. Cette première édition comporte 324 ff. Elle sera ensuite fortement augmentée pour atteindre 1498 p. dans l’édition revue et augmentée par Oronce Finé en 1535 qui est celle dont s’est servi Scève : Gregor Reisch [en fait Conradus Resch au colophon], Margarita philosophica, Rationalis, Moralis, Philosophiae principia, duodecim libris dialogice complectens, olim ab ipso autore recognita : nuper aut ab Orontio Fineo Delphinate castigata et aucta, Basilae, Henricus Petrus, 1535 (1498 p. + index non pag. ; nombreuses illustrations). 27 Voir Pierre Duhem, Le Système du monde, histoire des doctrines cosmologiques de Platon à Copernic, Paris, Hermann, 1913-1959, tome 10, p. 172 et passim, qui lui donne une place importante dans la diffusion de théories astronomiques au XVIe siècle (quoiqu’il y relève quelques erreurs). Duhem se trompe en récusant la possibilité d’une édition en 1496 et en contestant le statut de prieur cartusien de Reisch, sans vraiment de raison.

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Reisch est attentif à faire pénétrer des savoirs neufs dans sa somme et allègue des auteurs récents comme Nicolas de Cues.

Scève va suivre l’ordre de la Margarita philosophica du vers II, 667 jusqu’au vers III, 776, selon le plan des huit premiers livres de Reisch, auxquels il ajoute parfois des emprunts aux appendices de l’encyclopédie ; la seule perturbation vient de l’inversion de l’ordre entre musique et géométrie ; chez Scève, c’est la musique qui succède à la géométrie et non l’inverse. Finalement, il reste très redevable à Reisch pour l’ordonnancement de la partie savante, dans ce qui relève stricto sensu du trivium et du quadrivium ; ses seuls emprunts totalement extérieurs sur ce point concernent la poésie, qui n’est pas présente chez Reisch et qui reçoit un développement important dans Microcosme : le long éloge de la poésie (II, 730-786) fait d’elle un quatrième art à ajouter aux trois arts du trivium et Scève recourt alors pour ce moment du poème à d’autres emprunts, essentiellement à Flavius Josèphe et à Politien.

Ce qui est plus singulier, c’est qu’après l’astronomie, l’astrologie et l’étude des quatre éléments qui suivent l’ordre des livres VII et VIII de Reisch, Scève se sépare de la Margarita philosophica (il n’empruntera plus qu’épisodiquement aux appendices), pour composer cette étrange revue finale des arts mécaniques, voire « sédentaires », qui commence avec les instruments de navigation et les instruments de mesure du temps (passage en partie imité des appendices de la Margarita philosophica), puis se poursuit avec l’architecture28, la statuaire, la maçonnerie, le travail du métal (médailles, monnaie), la peinture (avec une insistance particulière sur la perspective et l’autoportrait), l’agriculture, l’horticulture, l’hydraulique, la vigne, l’arboriculture, l’alchimie, le travail du verre, l’art des artificiers, la fauconnerie, les techniques de chasse et la pêche. La liste finale est étrange, quasi à la Borgès, excluant toute logique de progression. Scève s’autorise à dire son admiration pour quelques techniques qui le séduisent et exclut délibérément des techniques que l’on s’attendrait à voir louer, comme l’imprimerie, le travail de la soie ou la lutherie. Ce qui transparaît est le besoin de ne pas séparer l’homo faber de l’homo sapiens ; les encyclopédies comme celle de Reisch sont trop exclusivement intellectuelles et spirituelles, or la représentation de l’homme par Scève, dès avant la faute, puis au fil des siècles, est toujours fondée sur une adaptabilité pratique autant que sur un développement intellectuel.

Peut-on parler avec Microcosme d’une mise à jour de la Margarita philosophica ?

Le texte de Reisch a plus de vingt ans dans sa dernière version corrigée et augmentée par Oronce Finé (1535) quand Scève se mêle de l’imiter à la fin des années 1550. Va-t-il intégrer les avancées astronomiques, mathématiques, architecturales des toutes dernières années ?

Il n’existe bien évidemment aucune allusion dans la Margarita philosophica (pas retouchée par Reisch après 1525, date de sa mort, ni par Oronce Finé après 1535) à 28 L’autre moment largement emprunté hors de la Margarita philosophica concerne l’architecture qui n’est présente que dans un des appendices de l’encyclopédie et Scève semble alors aller puiser principalement dans le De architectura de Vitruve, sans doute dans la traduction qu’en a donné Jean Martin en 1547.

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Copernic et à sa théorie héliocentrique publiée en 1543 mais, bizarrement, Scève maintient ce silence alors que dans son entourage proche, un Pontus de Tyard n’a pas hésité, plus tôt, à évoquer l’œuvre copernicienne. Pour Scève - et il est peu probable pourtant qu’il ne sache rien de Copernic dans un milieu lyonnais informé29 - non seulement le géocentrisme reste la clé de voûte physique de l’édifice métaphysique mais aucune autre hypothèse ne mérite exposition :

La Terre, poinct central de la circonference Des Cieux, du firmament, et de leur excellence. Toute au milieu de l’air suspendue equalibre Leur contour, leur espace, et leur mouvement libre (III, 581-584)

L’harmonie du monde n’a pas besoin de discours nouveaux pour être perçue et exposée. Cependant l’astronomie qu’il expose, parfois fort obscurément au livre III, n’est pas la plus rétrograde comme l’ont montré F. Hallyn et I. Pantin30 ; elle rend compte de la bizarrerie de certains phénomènes relevées par l’observation, et la rationalise, tel qu’on le voit aux vers III, 150-160 (voir note dans le texte). Il y a bien une « poésie du ciel », savante et précise sans être didactique chez Scève, qui alterne des moments astronomiques, des moments astrologiques et des moments technologique avec une revue de détail des instruments d’observation du ciel.

Pour l’astrologie, Scève suit Reisch mais marque sa place dans le débat contemporain, assez vif ; toute une lignée très hostile à l’astrologie s’est développée depuis les Disputationes adversus astrologiam divinatricem de Pic de Mirandole jusqu’à l’Avertissement contre l’astrologie judiciaire de Calvin ; on se souvient de l’emblème d’Alciat In Astrologos symboliquement illustré par un Icare tombant dans la mer. A Lyon, le débat est intense, sans doute alimenté par la publication des premiers livres des Prophéties de Nostradamus. Mantice, Discours de la vérité de Divination par Astrologie de Pontus de Tyard en 1558, quoiqu’exposant plusieurs positions divergentes sur l’astrologie, reflète la position catholique la plus stricte d’un soupçon à l’égard de l’astrologie judiciaire, répudiée à la fin du discours ; mais avant d’en arriver à cette position tranchée, on a trace dans le dialogue de Tyard de tout le débat entre une influence astrale relevant de la philosophie naturelle et une influence astrale relevant des arts divinatoires31. Scève, suivant en cela le tout début de Mantice32, réfute les divinations superstitieuses (nécromancie, chiromancie et auspices) mais accrédite la légitimité d’une divination astrale ; il n’est donc pas du tout hostile à l’astrologie judiciaire. Il commence par énumérer allusivement les six parties traditionnelles de l’astrologie, telles qu’on les trouve dans la Margarita Philosophica, puis les décrit une à une (III, 359-478) : influence des astres sur le

29 Isabelle Pantin, La Poésie du ciel, op. cit., pp. 45-49. 30 Fernand Hallyn, « Fiction et diction dans Microcosme de Scève », Le Sens des formes, Droz, 1994, p. 215 et Isabelle Pantin, La Poésie du Ciel, op. cit., pp. 30-31 et p. 49. 31 Sylviane Bokdam a décrit cette partition du monde de l’astrologie dans l’introduction de son édition de Mantice, Droz, 1990, pp. 16-21. 32 Ibid., p. 80-81 : réfutation des « superstitions » divinatoires au profit d’une divination fondée sur « la cognoissance de quelque raison naturelle ». C’est exactement la position de Scève dans Microcosme.

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corps et le tempérament humain, sur le cours des choses, interrogations (434 et sq.), nativités (« Genethliaque », v. 445), « eleccion des temps » (v. 447) et termine par une mise en garde contre les superstitions (v. 467) et abus (v. 470) dont relèvent la nécromancie, la chiromancie et les auspices, pour revenir à une observation des signes naturels moins trompeurs (v. 475-478). Scève n’exclut donc pas le recours à l’astrologie mais reste prudent car le sujet est théologiquement très dangereux et c’est ce qui lui permet les vers les plus précis (vv. 421-478) sur la liberté humaine subtilement articulée à un déterminisme naturel et à la providence divine, dans un des rares moments où il est très proche littéralement de la position de Dante.

Scève n’a pas effectué de mise à jour du discours scientifique de la Margarita philosophica mais il y a discrètement - grâce à quelques néologismes ou une forme de prudence explicative - intégré les débats contemporains suivant en cela, de façon assez troublante, les scansions du discours philosophique chez Pontus de Tyard. Selon V. Larbaud, « les titres des ouvrages en prose de Pontus publiés entre 1552 et 1558 semblent indiquer une remarquable parenté de sujets avec différents passages de Microcosme : Solitaire premier ou prose des Muses correspondrait à la « Poésie » ; Solitaire second à la « Musique » ; Scève ou discours du Temps, de l’An et de ses Parties (1556) correspondrait à une des grandes divisions du « Voyage au Ciel » ; enfin Mantice, ou discours de la vérité de divination par Astrologie (1558) correspondrait à la seconde partie du « Voyage au Ciel »33. Mais Larbaud parlait avant la découverte par A.-M. Schmidt de la source reischienne. Scève suit majoritairement la Margarita philosophica et greffe au besoin sur elle un développement hétérogène (comme celui sur la poésie) ; on retrouve alors de façon adventice des échos tout récents de la vie intellectuelle lyonnaise (Pontus de Tyard, Jacques Peletier), française (le Vitruve de Jean Martin) ou italienne (Politien), preuves que Microcosme n’est pas archaïque.

Mais plus important encore que de savoir si l’influence de Reisch est plus déterminante que celle de Pontus de Tyard (ce qui ne fait aucun doute34) est de prendre en compte la pratique de Scève : il fait des sciences et des arts l’objet de la poésie, considérant que c’est par la poésie que se transmet le savoir et que s’exprime sa valeur vitale et non par un manuel encyclopédique latin ou des discours philosophiques en prose française. On le vérifie avec ses ajouts étonnants à Reisch quand il le suit le plus fidèlement, par exemple pour l’astronomie : parlant de la planète Jupiter, Scève ajoute aux segments littéralement tous traduits de Reisch que ce « signe » « humain sera poëtisé », (III, 245). L’adjectif « poëtisé » est à mettre en relation avec l’expression « par ficcion » (III, 232) concernant Saturne, lui aussi presque toujours décrit dans les mots de Reisch, sauf au moment où émerge la possibilité poétique. La réalité matérielle a pouvoir d’être transmuée en objet poétique, voilà bien ce que Scève n’emprunte pas à la Margarita philosophica, totalement imperméable à la poésie. L’un des enjeux de Microcosme sera donc la translation en vers, et en vulgaire, des données du savoir.

33 V. Larbaud, introduction à son édition de Microcosme, op. cit., p. XXIII. 34 C’est Tyard qui va ajouter à son édition revue et augmentée de L’Univers en 1578 (sous le nom de « Premier curieux ») des développements empruntés à la Margarita philosophica, voir O. C. de Pontus de Tyard, t. IV, 1, Le Premier curieux, éd. J. Céard, Classiques Garnier, 2010, p. 239, notes 328 et 331.

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Avant d’entrer dans cette matière biblique et encyclopédique travaillée par le vers scévien, un détour par la réception du texte va en révéler la complexité.

L’engloutissement du texte, ses résurrections, sa résistance

Il n’existe qu’une édition de Microcosme au XVIe siècle : chez Jean de Tournes, à Lyon en 1562. Ce sera la seule jusqu’en 1927. Cinq éditions ont vu le jour au XXe siècle, en deux forts moments de cristallisation, les années vingt et les années soixante-dix : l’édition pionnière de Bertrand Guégan, au sein des Œuvres poétiques complètes en 1927, a coïncidé avec les premiers travaux de Valery Larbaud sur Microcosme, avec quelques notes dans la revue Commerce en 1925 qui débouchèrent sur sa propre édition en 1928, première édition séparée de Microcosme depuis l’originale, pourvue d’une courte mais vigoureuse introduction. Puis soixante ans plus tard, trois éditions se succèdent très rapidement : Maurice Scève. Œuvres complètes, éditées par Hans Staub en 1970, édition dont le nom est usurpé car les œuvres en prose en sont absentes, les Œuvres complètes réunies par Pascal Quignard en 1974, complètes cette fois, qui furent suivies, en 1976, par la seule édition critique de Microcosme, celle d’Enzo Giudici. Cette dernière édition, la seule à se livrer au risque de l’annotation, est très riche mais elle est à reprendre car si elle donne assez correctement le texte de l’édition originale, son annotation volumineuse est souvent loin du texte : les sources directes sont parfois sous-évaluées et les textes connexes surévalués ; l’édition ne contient pas de glossaire mais seulement des notes lexicales rapides et, surtout, le travail poétique n’y trouve aucune place. Or si le relevé des sources n’est pas seulement informatif, s’il relève de la construction de connaissance, voire permet l’interprétation, c’est quand il débouche sur une perception de la fabrique du texte. Or Scève est plein de surprises dans les libertés qu’il prend ou les contraintes qu’il se donne avec les textes-sources. Pour conclure, le texte de l’édition Giudici est donc assez bien établi35 et les coquilles sont pour la plupart relevées dans les errata de l’édition ou dans son article postérieur36, quelques choix de corrections de l’original, suivant en général les propositions de Saulnier, restent cependant contestables car ils modifient le sens ou oblitèrent les spécificités graphiques de Scève37. Il s’agit pour E. Giudici de corriger certaines graphies qui lui semblent bizarres tout en

35 Un seul vers faux, le vers II, 768 : « Tesmoin de verité, et de vie de memoire» qui est d’ailleurs corrigé dans les errata, p. 476. 36 Comme pour I, 110 : « Monstrans l’immensité des ses vertus profondes : » I, 355 : « Car sur ce trois vertus sur toutes les plus hautes » ou encore II, 35 : « indignée à san fin ce que tost auroit veu »… ; voir aussi Enzo Giudici, « Notes sur l’édition du Microcosme de Maurice Scève », Quaderni di filologia e lingue romanze, 1979, I, pp. 101-156 (ajouts et errata concernant sa propre édition ainsi qu’un début d’analyse stylistique). 37 En voici quelques-uns : II, 40 : virgule en fin de vers au lieu du point original ; II, 837 : « le nombre superflue, » pour « superflu » ; II, 873 : « bimediaux » pour « bisnediaux » ; II, 879 : « coalterne » pour « coalterve » ; II, 883 : « oxigone » pour « exigone » ; II, 893 : « tetrahedre » pour « thetrahedre » ; II, 894 : « octohedre » pour « octehedre » ; II, 895 : « hexahedron » pour « exahedron » ; II, 952 : « myxolydien » pour « mypolidien » ; II, 955 : « diatone » pour « dyatone » ; II, 956 : « diaschisme » pour « dyachisme » ; III, 775 : « ichnographe » pour » « ignographe »…

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souhaitant respecter les graphies d’origine, ce qui est incompatible. Les modifications de ponctuation sont souvent inutiles, quelques erreurs apparaissent dans les notes lexicales (la nécessité d’un glossaire est évoquée par E. Giudici lui-même). L’autre problème de l’édition vient de ce qu’E. Giudici n’est pas retourné directement à la Margarita philosophica mais l’a toujours citée d’après Saulnier qui, n’ayant pas proposé d’édition, n’a donc pas cherché à être exhaustif. Malgré ces manques, une abondance d’informations est donnée dans l’introduction et les notes, ce qui m’a facilité la tâche et je me suis donc appuyée sur le travail important fait par Giudici en ajoutant un glossaire, en retournant à la Margarita philosophica plus systématiquement, en repérant quelques sources supplémentaires, dont Pline38, Bérose ou Politien, en ajoutant une analyse poétique et en tenant compte des travaux parus depuis 1976.

Pour en revenir à l’engloutissement du texte dès l’origine, aucune réception ou presque n’est attestée dans les années qui suivent 1562. Selon V.-L. Saulnier qui use d’une formule expéditive : « Microcosme : un accueil nul, une certaine résonance peut-être dans la poésie savante de l’humanisme»39. Il faut attendre à Lyon une réédition augmentée du Promptuaire des médailles chez Guillaume Roville en 157740, soit quinze ans après la publication de l’œuvre, pour avoir une première mention explicite de Microcosme, sous la plume de Charles Fontaine qui serait le rédacteur du Pomptuaire (aux dires de Colletet dans sa vie de Scève), puis à nouveau, l’année suivante en 1578, mais de façon plus subreptice (tellement subreptice qu’on ne sait s’il s’agit d’une allusion à Microcosme ou à Délie) dans La Galliade de Guy Lefèvre de La Boderie :

A SCEVE en sens profond, PELLETIER ET THIARD

O Muses, eslevez trois colonnes à part Dans le Temple divin de vostre mere sainte, Et soit de verd Laurier leur docte teste enceinte Pour ce qu’ils ont changé en un plus grave ton, Le son trop demené d’Amour, et d’Eraton, Sublimes decorans leurs Tableaux et peinture Des Hauts secrets du Ciel, et des faits de Nature41.

Il n’est pas exclu que Ronsard ait lu Microcosme de près et on en a peut-être un indice en 1567, dans une élégie à Marie Stuart, où il reprend cet élément très singulier des trois mythes tressés par Scève autour du Bosphore, le mythe d’Hero et Leandre, celui d’Hellé et celui d’Europe,

Et qu’est-il rien plus facheux que la mer Qui ne tient rien qui ne soit tout amer ? Vous n’estes seule à qui ceste marine S’est fait connoistre envieuse et maligne

38 Par ex. en II, 448, en II, 754. 39 Maurice Scève, (ca 1500-1560), Paris, Klincksieck, 2 vol., 1948-1949, I, p. 531. 40 Promptuaire des médailles, G. Roville, Lyon, 1577, p. 251, (édition ensuite rajeunie en 1581). 41 La Galliade, chez Guillaume Chaudière, 1578, cercle 5, p. 125 ; voir éd. F. Roudaut, La Galliade, (1582), Klincksieck, 1993, cercle V, vv. 1039-1046, pp. 552-553.

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Hero le sçait, Helles, et cette là Que le Toreau desguisé viola, Qui fut ensemble et si sage et si belle Que nostre Europe a porté le nom d’elle42.

La coïncidence semble indiquer un souvenir de lecture43, mais Ronsard, qui ironise sur l’auteur de Délie en 1554 dans « le Fourmy »44, se garde bien de faire la moindre référence à Microcosme dans son œuvre.

Après les mentions de 1577 et 1578, il faudra attendre les témoignages succincts de la Croix du Maine et de Du Verdier en 1584 puis 1585, dans leur Bibliotheque françoyse respective, soit vingt-deux et vingt-trois ans après la publication de l’œuvre, pour avoir de courtes mentions de Microcosme. Comme si les poètes contemporains ne l’avaient pas lu ou ne souhaitaient pas dire qu’ils l’avaient lu. Si Desportes a mis son ex libris sur le volume, on peut supposer qu’il l’a lu mais il n’en fait nulle mention. Guillaume Colletet qui posséda le même exemplaire que celui de Desportes, si l’on en croit l’autre ex libris figurant sur l’exemplaire de la BnF45, est un des rares, presqu’un siècle après la parution, à évoquer précisément le texte. On suppose donc que Scève a été lu entre fin XVIe et début XVIIe siècle et pas par les moindres, mais seuls ces deux ex libris et quelques reliures aux armes (celles des Groslier et celle des Laubespine par exemple46) sont parlants pour supposer un intérêt pour le poème, tant la communauté littéraire a été muette sur la réception de Microcosme. Colletet a laissé un témoignage précieux sur Scève dans ses Vies des poètes français. Cette « vie de Maurice Scève » a été conservée malgré l’incendie de la bibliothèque du Louvre en mai 1871 qui a détruit le manuscrit original autographe et le manuscrit parcellaire copié par le fils de Colletet, mais ce dernier avait lui-même heureusement été copié sans doute au début XIXe siècle47 (il reste aujourd’hui 147 des quelques 460 vies écrites par Colletet qui couvraient les années 1209-1647). J. C. Lyons a publié et commenté en 193048 le texte concernant Maurice Scève qui évoque assez longuement Microcosme et en cite neuf vers. Voilà ce que dit Colletet : « Mais à mon gré le plus considérable de ses ouvrages et pourtant le moins connu, est un long poème en vers heroïques divisé en trois livres qu’il publia in-4° à Lyon en 1562 sous le titre de

42 O. C., éd. Laumonier, t. XIV, p. 158 : la version citée est la dernière remaniée par Ronsard ; le texte de 1567 est différent mais il propose déjà le même tressage des trois mythes. 43 Selon Saulnier, Maurice Scève, op. cit., t. I, p. 461. 44 « Le formy », vv. 23-28, (1554), O. C., éd. Laumonier, T. VI, p. 93 : […] il faut / Ne chanter pas toujours le haut. / La donques, ma petite lyre, / Sonne et laisse à la France / Cela que dire elle voudra : / L’homme grave qui ne prendra / Plaisir en si basse folie, / Aille fueilleter la Delie ». 45 Voir les deux signatures sur la page de titre d’un des deux exemplaires de la BnF, reproduites p. XXXX. 46 Voir plus bas, localisation et description des exemplaires. 47 Le manuscrit est conservé à la BnF sous la cote NAF 3073-3074, les pages sur Scève sont aux ff° 456-462 et sont assez fautives (copie partielle, faite sans doute par Aimé Martin, avant l’incendie du Louvre) 48 J. C. Lyons, « A neglected Manuscript : Guillaume Colletet’s Essay on Maurice Scève », Modern Philology, vol 28, n° 1, Aug. 1930, pp. 13-27.

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Microcosme ou tableau du petit monde, et quoique son nom n’y soit pas au frontispice, non plus qu’à sa Délie où il n’y a que ces deux lettres capitales, M. S. non plus qu’à son eglogue de la Vie Solitaire […] Maurice Scève est le véritable auteur de cet ouvrage […] dans la rudesse de son style, il enseigne beaucoup de choses doctes et curieuses ». Ces informations nous sont précieuses car elles apprennent d’une part que l’attribution de Microcosme à Scève ne pose pas problème au milieu du XVIIe siècle et d’autre part qu’il est apprécié sinon beaucoup lu. Mais Colletet semble bien un des derniers lecteurs de ce poème qui sombre ensuite dans la grisaille de la seule bibliographie, car après lui, c’est un long oubli qui prévaut.

Il n’existe que de rares exceptions dans le concert assourdissant de silences qui entoure Microcosme : ce sont quelques bibliographes et des historiens de la littérature qui écriront deux ou trois phrases positives sur Microcosme. Jacques-Charles Brunet, au milieu du XIXe siècle, dans son Manuel du Libraire et de l’amateur de livres49, dit de Microcosme : « ce poème en alexandrins est le meilleur ouvrage de l’auteur », reprenant les mots de Colletet. Il ajoute : « On ne sait pourquoi La Croix Du Maine l’attribue à Jean Desmontiers ». Cette étrange (dés)attribution n’apparaît pourtant pas dans l’article Maurice Scève50 de La Bibliothèque Françoise de La Croix Du Maine qui donne Microcosme à Scève sans l’ombre d’un doute mais qui, bizarrement dans l’article Jean Des Monstiers, est plus hésitant51. Du Verdier dans sa notice « Maurice Scève » plus succincte52 attribue, sans doute aucun, Microcosme à Scève. L’annotateur de La Croix Du Maine au XVIIIe siècle53, qui confirme l’attribution à Scève est, après Colletet et avant Brunet, un autre des rares enthousiastes, puisqu’il écrit : « Le Microcosme ou Petit Monde, est celui de tous les Ouvrages de Sceve qui lui a fait le plus d’honneur». Le Père Colonia, le jésuite historien de Lyon54 et l’Abbé Gouget ont aussi eu quelques phrases d’appréciation au XVIIIe siècle. Après eux, il faudra attendre les enthousiasmes concomitants de Guégan et Larbaud pour que se vérifie la lisibilité de Microcosme. Le XIXe siècle qui s’est distingué par la redécouverte massive de la littérature du XVIe siècle n’a pas

49 Réimpression Maisonneuve et Larose, tome cinquième, col. 190. 50 La Bibliothèque Françoise de La Croix Du Maine, éd. Rigoley de Juvigny, Paris, 1773, vol. 2, pp. 112-13. 51 Ibid., vol. 1, p. 555 : « JEAN DES MONSTIERS, surnommé LA FRESSE. Il a traduit de Latin en Français, L’histoire de Paule Emile Italien, touchant les vies des Rois de France, &. imprimée à Paris ; le Microcosme ou petit Monde, qui est un Poëme François, divisé en trois livres, et contient trois mille vers et plus. Il a été imprimé à Lyon par Jean de Tournes l’an 1562. L’auteur des Additions au Promptuaire des Médailles, parlant de Maurice Sceve, Lyonnais, dit qu’il est Auteur dudit Livre appelé Microcosme : nous parlerons de ceci autre part. » 52 A. Du Verdier, Bibliotheque françoise (1585), édition de Rigoley de Juvigny, Paris, 1773, vol. 3, p. 696. 53 Peut-être La Monnaye ; l’édition Rigoley de Juvigny republie les deux bibliothèques françaises avec les notes de La Monnaye, Bouhier, Nicéron, Falconet… Voir l’introduction de l’édition qui explique comment a été faite la réédition augmentée à plusieurs mains des deux bibliothèques de La Croix Du Maine et Du Verdier. 54 Dominique de Colonia, Histoire littéraire de la ville de Lyon, Slatkine reprints, Genève, 1970 (éd. de Lyon, 1728-30), voir les chap. VI, VII et VIII, pp. 507-548 ; Abbé Gouget, Bibliothèque française, 1740-1756 (18 vol.).

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daigné s’intéresser vraiment à Scève sinon en marge des œuvres de Louise Labé ou de Pernette Du Guillet55, et même Brunetière en 1899 n’est qu’un tiède lecteur56, d’où la rareté de la position de Brunet, qui est à souligner.

Pour résumer, le rédacteur du Promptuaire des médailles en 1577, La Croix du Maine et Du Verdier en 1584 et 1585, Colletet vers la fin des années 1640, Colonia, Goujet et Rigoley de Juvigny au milieu du XVIIIe siècle, puis Brunet au milieu du XIXe siècle, semblent les rares historiens de la littérature à dire quelques mots positifs de Microcosme avant le début du XXe siècle et, peut-être, à l’avoir lu. Comme si ce livre n’était qu’un livre pour érudits, bibliographes ou historiens de la littérature. Ce qui est troublant est que les poètes n’en aient pas fait mention jusqu’au XXe siècle. Alors que le travail de la matière textuelle par Scève est dense et répond à de nombreuses exigences poétiques des années 1560 et que d’aucuns - en toute certitude57 - l’ont lu.

Le premier moment de résurrection de Microcosme se situe entre 1927, 1928 et 1932, trois dates très proches, intrigantes dans leur quasi coïncidence et qui marquent le retour de Microcosme sur la scène littéraire après trois siècles et demi de silence. La coïncidence est intéressante faisant se rejoindre deux projets éditoriaux concurrents qui s’ignoraient, celui de Guégan et celui de Larbaud, et une rencontre fortuite, la découverte d’A.-M. Schmidt concernant la Margarita Philosophica, source copieuse et passée jusqu’alors inaperçue, de Scève58. Trois

55 Cela fait de la peine de citer Sainte-Beuve tellement il est inepte à propos de Scève dans son Tableau historique et critique de la Poésie française et du théâtre français au XVIe siècle, éd. Ressouvenances, (fac similé de l’éd. revue et augmentée de 1843), p. 42-43 et p. 52 ; disons qu’il connaît (mal) Délie dont il dit : « mais ce n’étaient là que des fleurs artificielles et la France n’était pas à beaucoup près purgée du fumier de Villon » et qu’il ignore Microcosme. 56 L’intérêt de Brunetière se révèle dans une lecture publique faite devant les cinq académies en 1894, publiée ensuite sous le nom : « Un précurseur de la Pléiade : Maurice Scève », in Etudes critiques, Paris, 1899, pp. 79-85, mais c’est un intérêt pour le moins mitigé et qui induit une lecture biaisée de l’œuvre : « on ne peut vraiment pas dire que j’engage personne à le lire. Mais enfin, comme tant d’autres poètes, et de prosateurs aussi, qu’on a bien raison de ne plus lire, mais qui furent en leur temps les maîtres ou les précurseurs de ceux qu’on lit encore, son personnage a mieux valu que son œuvre ; et il a dans l’histoire de notre poésie l’importance de ce que l’on appelle un « type de transition ». Cette importance est considérable si, dans l’histoire de la littérature ou de l’art, comme dans la nature même, c’est aux « types de transition » qu’il nous faut demander le secret de la variabilité des espèces, de l’évolution des genres, et du progrès de l’art. Les « types de transition » ne sont rien, en un certain sens, puisqu’ils n’ont d’autre utilité que de se rendre eux-mêmes inutiles : ils travaillent, pour ainsi parler, à leur propre élimination. Mais, en un autre sens, ne peut-on pas soutenir qu’ils sont tout, puisque, si nous les négligeons, si nous ne leur prêtons pas l’attention qu’ils méritent, c’est la succession des faits qui nous échappe, c’est la généalogie des formes, c’est la continuité du mouvement intérieur qui vivifie l’histoire» (p. 80). 57 Ronsard et Desportes pour n’en citer que deux. Et comment imaginer que Pontus de Tyard, que Des Masures, si proches de Scève, ne l’auraient pas lu ? 58 Albert-Marie Schmidt, « Poètes lyonnais du XVIe siècle », L’Information littéraire n°3, mai-Juin 1952, repris dans Études sur le XVIe siècle, Albin Michel 1967, pp. 173-194 (sur Microcosme, pp. 187-189 : il y raconte la découverte essentielle - presque par hasard - de la source qu’est la Margarita philosophica en 1932 ; toute l’ampleur de la dette et tout le travail poétique fourni par Scève sur le latin didactique de Reisch n’ont pas alors été perçus.

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hommes travaillent quasi simultanément sur le même texte dans le même espace littéraire.

Le deuxième temps se situe entre 1967 et 1976 : en moins de dix ans, Hans Staub donne Le Curieux Désir, qui est une lecture métaphysique, néoplatonicienne, de Microcosme, inspirée de la méthode de Georges Poulet, puis trois éditions se succèdent en 1970, 1974 et 1976, celle de Staub, celle de Quignard et celle de Giudici. Après cela le rideau retombe, malgré ces multiples mises à disposition du texte qui auraient pu déclencher des recherches. On ne s’intéresse plus que marginalement à Microcosme, alors que les travaux sur Délie sont en pleine expansion. Aucun travail d’envergure sur Microcosme n’a été publié après l’édition de Giudici, première et unique édition savante du poème59. Le texte résiste. Il résiste dans l’imaginaire culturel car il reste un texte réputé illisible ; il résiste dans les faits par sa dimension assumée, quoique parcellaire, d’illisibilité.

Entre ces deux moments intenses des années 1920 et des années 1970, la publication de la thèse de Saulnier en 1948 et 1949, qui accorde trois chapitres importants à Microcosme, a imposé Scève comme une grande figure de la poésie du XVIe siècle, ce qu’il peinait encore à être.

On peut noter qu’à deux reprises un écrivain s’intéresse au texte au point d’en donner l’édition : Valery Larbaud, puis Pascal Quignard. Microcosme n’est pas seulement un objet académique, Scève est un poète qui a intrigué et passionné d’autres poètes au point qu’ils donnent son texte60. Et c’est la première preuve que Microcosme n’est pas un poème illisible ou barbare, ce que pourtant même A.-M. Schmidt se laisse aller à dire61. Microcosme n’est pas seulement un texte pour l’horizon d’attente de 1562, ou pour des « spécialistes », mais, aussi bien, il l’a prouvé, un texte pour les années 1640, les années 1925-30, pour les années 1970 et, ici et maintenant, un texte pour celui qui consent à le lire. Dire cela, c’est dire qu’il n’est pas question de restituer, en donnant le texte commenté et annoté, la valeur de l’entreprise de Microcosme au milieu du XVIe siècle : cela nous est largement forclos. Il s’agit bien sûr de chercher, autant que possible et en toute conscience du caractère fragile de la reconstruction, à retrouver les structures mentales dans lesquelles a travaillé Scève, les textes qu’il a lus pour les transformer en vers français, de chercher une intention (qui saurait s’en priver ?) mais aussi et surtout, il s’agit de chercher le sens de ce texte pour un lecteur d’aujourd’hui et - c’est quasiment la même chose, ou son envers, - chercher ce que ce texte dit qui n’est plus que difficilement audible aujourd’hui. « Articuler historiquement le passé ne signifie pas le connaître « tel qu’il a été effectivement », mais bien plutôt devenir

59 Une thèse est en cours sur Microcosme, celle d’Aziza Bourahla, intitulée « La Poétique du corps dans Microcosme de Scève », sous la dir. de Gilles Polizzi (Université de Haute-Alsace). 60 C’est aussi le cas plus récemment, mais concernant la seule Délie, de Philippe Jaccottet dans Une transaction secrète. Lectures de Poésie, Gallimard, 1987, pp. 15-22, de Bernard Vargaftig dans le numéro des Cahiers textuel intitulé « Lire Maurice Scève » en 1987, pp. 123-125, de Jean-Marie Gleize dans le numéro de la revue Europe consacré à Ronsard et Scève en nov.-déc. 1986, n° 691-692, pp. 102-103. 61 La Poésie scientifique au XVIe siècle, op. cit., p. 179.

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maître d’un souvenir tel qu’il brille à l’instant d’un péril »62 ; cette conception du passé comme viatique que réclame Walter Benjamin définit assez bien ce que peut être la lecture de la littérature du passé, et précisément de Microcosme. Sommes-nous pour autant « à l’instant d’un péril » ? Sans du tout noircir le présent, il semble que, d’une part, nous soyons dans une période excessivement prolifique en matière d’informations, période où l’afflux de données entrave toute tentative de synthèse anthropologique et que, d’autre part, nous soyons aussi à un moment où la notion d’homme subit quelque métamorphose destinée à nous faire entrer dans le post-humanisme ou dans la transhumanité, où c’en serait fini de « l’exception humaine »63. C’est là que saisir la tentative de synthèse à laquelle s’est livré Scève à un moment où l’homme se pense en situation d’exception et de force dans le monde et où la science pouvait encore se percevoir, pour quelques décennies, unifiée dans le couple macrocosme-microcosme, peut être riche d’enseignements.

Moins lyrique que celle de W. Benjamin et plus radicale, la position de Marc Escola est à retenir64 contre la tentation de restitution qu’il nomme « la position dogmatique, ou néo-positiviste, pour laquelle la signification d’un texte n’est pas dissociable d’un sens originel qu’une herméneutique historique érudite permet seule de délivrer - non sans paradoxe, puisque ce souci de l’histoire, incapable de rendre compte du devenir du texte dans les différentes interprétations à lui attachées, dénie au texte une bonne part de son historicité, et au prix d’un impensé théorique où l’on doit reconnaître la « tache aveugle » de l’histoire littéraire : si un texte ne dit pas autre chose que ce que l’auteur « a voulu dire », pourquoi donc ce sens demeure-t-il « caché » et requiert-il le travail de l’interprète, lequel se voue encore le dire autrement ? »65. Le problème ici soulevé de « l’herméneutique historique érudite » est un problème crucial car on peut lui opposer ou bien, comme le fait Escola, un déni herméneutique radical ou bien – et c’est plutôt le choix fait ici – une herméneutique au présent. Nuançons.

Bien sûr que nous voulons situer Scève dans son temps, dans la ville humaniste qu’a été Lyon, dans l’atelier de Sébastien Gryphe, puis de son fils Antoine, dans l’atelier de Jean de Tournes, discutant avec Dolet, Pontus de Tyard, Antoine Du Moulin ou Peletier, lisant la Margarita philosophica plume à la main… mais cette prétention à connaître les pratiques intellectuelles et sociales d’un auteur, position qu’Escola qualifie de dogmatique, bute très rapidement sur deux écueils : le vertige des sources, infini avec Microcosme, et la tentation romanesque qui consiste à rabouter des bribes éparses réchappées du passé, bribes qui ne font pas une vie, et encore moins une trajectoire, et à les inscrire dans le temps continu 62 « Thèses sur la philosophie de l’histoire » in L’Homme, le langage et la culture, trad. M. de Gandillac, Denoël, 1974. 63 Voir les travaux pionniers de Peter Sloterdijk, dont Règles pour le Parc humain, Mille et Une Nuits, 2000, (Regeln für den Menschenpark. Ein Antwortschreiben zu Heideggers Brief über den Humanismus, 1999) ; Jean-Michel Besnier, Demain les posthumains: le futur a-t-il encore besoin de nous ? coll. « Documents », Fayard, 2010 et Jean-Marie Schaeffer, La Fin de l’exception humaine, nrf essais, Gallimard, 2007. 64 Marc Escola, « L’autorité de l’interprète. Les fables théoriques de Stanley Fish », Acta Fabula, Janvier 2008 (Volume 9, numéro 1), URL : http://www.fabula.org/revue/document3780.php 65 « L’autorité de l’interprète », art. cit.

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d’un récit de vie. Or, Scève nous échappe parce qu’il a décidé de nous échapper par les deux moyens suivants : il ne consent ni à nous donner des gages pour écrire sa vie, ni à laisser de traces de vie reconstruites par lui ; rien sinon l’œuvre. La tentative de V.-L. Saulnier dans sa thèse sur Scève - et quoiqu’elle reste une somme indépassée - de restituer une biographie malgré toute la béance de nos connaissances sur Scève aboutit à ces moments romanesques où Saulnier imagine la vie de Scève66 et nous la présente avec des gages de scientificité. Deux résistances se conjuguent dans Microcosme, celle du texte dans ses moments d’opacité, celle de son auteur qui a effacé ses traces. Deux bonnes raisons de prendre le texte avec soi - notre principale archive - et d’essayer de le comprendre, de comprendre pour commencer ce projet de saisie de l’humanité à travers le concept de microcosme. […]

Table des matières Introduction

Poésie et philosophie Poésie scientifique, encyclopédique ou philosophique ? De la Margarita philosophica à Microcosme L’engloutissement du texte, ses résurrections, sa résistance Un microcosme singulier Structure : un poème à histoire-cadre Bible et histoire : quelle temporalité pour l’humanité ? Microcosme, poème biblique ? Le livre du deuil et de la consolation Le féminisme de Scève Poésie théologienne Identification d’une forme Un maillage d’influences formelles Illisibilité de Microcosme ?

De l’illisible à un proto-oulipo: une poétique du « déconcertement » Hypate, Chiron, Manere, Borime et les autres… Politien, source obscure de Scève

L’équipement de la pensée, le partage des connaissances et l’érudition en souffrance Pratique de la poésie La langue comme expérience poétique et refus du naturel Actualité ou inactualité de Microcosme ? Principes d’établissement du texte

Spécificités typographiques

66 L’un des moments les plus flagrants de cette procédure imaginative est le chapitre XIV intitulé la « retraite bucolique » où la lecture autobiographique de Délie et de Saulsaye combinée à quelques données historiques (mort de Pernette Du Guillet, mort de Guillaume Scève, mort de François Ier) permet un roman des années 1544-1547/6 que pas un fait attesté de la vie de Scève n’assoit.

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Localisations et descriptions d’exemplaires Œuvres de Maurice Scève publiées de son vivant (en guise de biographie)

Bibliographie sources premières sources secondes

Microcosme Livre premier Livre second Livre tiers

Annexes Glossaire Table des adverbes Index des noms propres Table des matières