rené teboul Introduction à la littérature prolétarienne
rené teboul
Introduction à
la littérature
prolétarienne
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Introduction
Les raisons de s’intéresser encore aujourd’hui à
la littérature prolétarienne sont aussi nombreuses
que variées. Il y a d’abord et avant tout le plaisir
qu’on peut retirer de sa fréquentation car elle est
rarement ennuyeuse. On va voir que son champ est
assez vaste, et que malgré le temps qui passe, les
chefs d’œuvre qu’elle a donnés sont restés bien plus
lisibles et accessibles que bien des ouvrages de la
littérature bourgeoise qui étaient pourtant présentés
en leur temps comme indispensables1.
Ensuite il y a le fait que la littérature
prolétarienne est le prototype d’une culture
alternative à la culture bourgeoise et mercantile : elle
s’est fabriquée contre les normes particulières qui
avaient cours dans ce milieu. Cela entraine un
changement de public et de fonction pour la chose
écrite.
Enfin elle est l’émergence d’une sensibilité
nouvelle, d’une prise de parole par ceux qui
jusqu’ici ne l’avaient pas. Jusqu’alors on parlait pour
eux. Son développement est le complément naturel
de la montée ne puissance de la classe ouvrière
comme une classe portant des valeurs universelles et
seule capable d’abolir les classes sociales dans la
révolution. C’est une littérature qui est engagée bien
sûr mais pas forcément dans le sens où on l’entend
aujourd’hui, elle ne prend pas directement position
1 Qui lit Claudel ou Mauriac aujourd’hui ? Qui lit encore André
Maurois ou Hervé Bazin ?
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pour telle ou telle action, ou pour tel ou tel parti, elle
veut s’en tenir au plus près de la vie quotidienne de
ceux qui n’ont que rarement l’occasion d’en porter
témoignage.
En 1932, le prix Goncourt couronne Guy
Mazeline pour Les loups1, un ouvrage bien oublié
aujourd’hui. Mais ce n’est pas là l’évènement
littéraire de l’année, ou plutôt c’est un événement
littéraire indirectement. En effet, c’est cette année-là
que Louis-Ferdinand Céline, le médecin Destouches,
entre en littérature et présente avec son éditeur,
Robert Denoël, le fait qu’il n’ait pas été couronné
pour Voyage au bout de la nuit, comme un scandale.
Lui et son éditeur laissent entendre que cela vient du
fait que sa manière d’écrire heurte le bourgeois car,
lui, il vient du peuple, le vrai, et parle pour les
petites gens et les opprimés. Beaucoup croiront à
cette légende, au point que les anarchistes longtemps
penseront que Céline est un des leurs et le
défendront envers et contre tout alors qu’il s’est
réfugié au Danemark pour éviter d’être fusillé pour
son implication dans la collaboration2.
En 1932, la littérature prolétarienne est à son plus
haut, et ouvertement Céline, d’origine petite-
bourgeoise3, s’est inspiré de celle-ci pour écrire son
1 Livre publié chez Gallimard, éditeur spécialisé dans la
collecte des prix littéraires. 2 Les anarchistes prendront sa défense à travers Le libertaire
organe de la Fédération Anarchiste sera à la pointe du combat
pour l’absoudre du crime de collaboration. 3 Ses parents étaient des petits-commerçants plutôt aisés.
Céline héritera de plusieurs immeubles de rapport de sa mère.
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premier roman. Il a été influencé notamment par
Eugène Dabit, l’auteur de Petit Louis et d’Hôtel du
Nord, avec qui il entretenait une correspondance.
Utilisant des formules empruntées au langage parlé
du petit peuple parisien, il se sert également de
l’argot qui est encore en usage avant-guerre. Eugène
Dabit est un écrivain prolétarien, tout comme Henry
Poulaille qui également en 1932 est représenté au
prix Goncourt pour son formidable roman Le pain
quotidien. C’est évidemment quand on lit Poulaille
et Céline successivement, qu’on se rend compte de
tout ce qu’il y a de frelaté dans le style de l’auteur
du Voyage au bout de la nuit, non seulement parce
qu’il détourne un langage qui n’est pas le sien, ni
celui de sa classe d’origine, mais parce qu’il passe
son temps en gémissements ce qui est assez absent
de la littérature prolétarienne qui est très souvent
aussi une littérature de combat et donc qui comporte
une vision positive de l’homme. Céline assurera par
la suite qu’avec ce livre, il n’avait fait somme toute
qu’un coup de marketing1, et qu’en réalité son vrai
1 « J’ai fait la maison Denoël – rien de meilleur qu’un livre qui
est devenu obligatoire – C’est le cas du Voyage [au bout de la
nuit] – question épicerie cela vaut La Dame aux
camélias ou Les Lettres de mon moulin – on n’y échappe pas
un jour ou l’autre. Je vous raconte tous ces secrets de cuisine
et les ressorts hélas les plus inflexibles peut être des haines qui
me poursuivent, aux masques divers – mais dans le fond :
jalousies d’épiciers, inavouables. Le Voyage vaut une ferme –
cela ne se pardonne pas – et une ferme qui marche toute
seule ! Une ferme magique ! Voyez ça d’ici et même en
roubles. » Lettre à Thorvald Mikkelsen, 7 décembre 1946, in
Lettres, La Pléiade, Gallimard, p. 837, 2009.
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premier livre qui possédait un style propre, était
Mort à crédit1.
La différence entre Poulaille et Céline provient
d’abord de leurs origines sociales. Poulaille est le
fils d’un charpentier aux convictions sociales bien
affirmées. Orphelin très jeune, à treize ans il perdra
successivement son père et sa mère, il est un parfait
autodidacte, pour lui la littérature est un facteur
d’émancipation et doit préparer et accompagner la
révolution socialiste. La littérature n’est pas un jeu,
aimera-t-il à répéter. La plupart de ses livres
décrivent la difficile condition prolétarienne en
même temps que la richesse de cœur de sa classe
d’origine, ainsi que les raisons d’espérer. Si ses
ouvrages sont durs, ils ne sont pas pessimistes pour
autant. Céline est à l’inverse le rejeton aigri d’un
couple de petits boutiquiers racistes2 et
réactionnaires, il a fait des études plus ou moins
sérieuses poussé par ses parents qui voudraient bien
qu’il entre dans le négoce et qui pour cela
l’enverront séjourner à grands frais en Angleterre et
en Allemagne pour y parfaire ses connaissances
linguistiques. Il sera ultérieurement l’étoile de la
collaboration avec l’Allemagne et se voudra le fer de
lance de la lutte contre les Juifs à travers des
1 Sur Céline et son affairisme on lira avec profit André́ Rossel-
Kirschen, Céline et le grand mensonge, Mille et une nuits,
novembre 2004. 2 Certains excuseront l’antisémitisme virulent de Céline par les
pesanteurs familiales, mais c’est un peu court. Quand il a
développé ses thèses antisémites criminelles il était déjà un
grand garçon, il avait déjà la quarantaine dépassée et avait
parcouru le monde.
11
pamphlets écœurants comme Bagatelles pour un
massacre ou Les beaux draps qui seront avant la
guerre de forts succès commerciaux1. A l’inverse de
Poulaille ses ouvrages sont particulièrement
pessimistes et haineux.
Les oppositions qui apparaissent dans la course
au prix Goncourt en 1932 aident à mieux
comprendre les enjeux de la littérature prolétarienne.
En effet, Henry Poulaille la définit, à la suite de
Marcel Martinet, comme une littérature qui est faite
par des prolétaires, autodidactes, qui traite des
problèmes, des aspirations et des sentiments des
prolétaires et qui s’adresse d’abord aux prolétaires.
C’est une littérature qui se fait dans des objectifs très
différente de la littérature bourgeoise : elle ne vise
pas à générer un marché et une position sociale, à en
faire un métier, mais plutôt à témoigner et à
participer d’une certaine forme d’auto-éducation qui
doit conduire d’une manière ou d’une autre
nécessairement à la révolution sociale et à
l’avènement d’une société sans classe. L’écriture est
d’abord un travail d’émancipation2.
Malgré les oppositions théoriques et politiques en
son sein, le courant de la littérature prolétarienne
sera très fort et très structuré en France, même si
1 Bagatelles pour un massacre est du vivant de Céline son plus
gros succès de librairie. Mort à crédit avait été un échec
commercial et ceci explique aussi pourquoi l’avare Céline
choisit d’écrire des pamphlets antisémites. 2 De la même manière Poulaille critiquera les Universités
populaires parce que ce sont des gens lettrés et instruits qui
vont porter la bonne parole au peuple et qui finalement n’ont
rien à apprendre de lui.
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c’est brièvement, mais aussi très important dans le
monde entier dans la première moitié du XXème
siècle. Que ce soit en Russie avec Gorki et Essenine,
ou aux Etats-Unis avec Erskine Caldwell, Dos
Passos et Jack London.
La liste que dresse Poulaille dès 1930 dans Le
nouvel âge littéraire est déjà très longue et forme un
ensemble cohérent. On peut encore citer dans ce tour
du monde aussi le roumain Panaït Istrati, les
Norvégiens Knut Hamsun et Johan Bojer. Au Japon
on a redécouvert récemment l’œuvre de Kobayashi
Takiji, Le bateau-usine écrit en 1929 qui, en 2008,
s’est vendu à un million d’exemplaires. Ces grands
noms qu’on vient de donner, et le fait qu’on les lise
encore aujourd’hui pour la plupart sans ennui
provient sans doute de cette authenticité revendiquée
qui en fait sa force et son charme. Poulaille parlera
d’une littérature « virile » par opposition à une
littérature de salons1.
Son déploiement et sa force s’explique par la
transformation et l’ascension de la classe ouvrière.
C’est le moment où en effet la classe ouvrière
accède à une éducation suffisante et à la conscience
de son poids économique, pour lui permettre de
s’exprimer. Le déclin de la littérature prolétarienne
sera marqué par la suite de l’expansion de la classe
moyenne qui ne vit plus du travail manuel, mais qui
1 En 1919 Marcel Proust avait obtenu le prix Goncourt pour A
l’ombre des jeunes filles en fleurs, l’exemple typique de la
littérature qui se regarde penser, contre le livre de Roland
Dorgelès, Les croix de bois, récit direct de l’expérience de la
Grande guerre.
13
au contraire intellectualise de fait les tâches
nécessaires à la perpétuation d’un système social
inégalitaire et prédateur et dont les fonctions
nécessitent une éducation plus large.
Malgré sa richesse et sa grande diversité, la
littérature prolétarienne reste largement méconnue et
méprisée, probablement parce que le milieu de
l’édition et de la culture est non seulement tenu bien
en main par la bourgeoisie, mais aussi parce que ce
milieu vise d’abord le profit1. On oublie très souvent
que ses plus belles réussites sont des œuvres très
célèbres, plusieurs de ses représentants recevront des
prix importants, dont le Nobel ou le prix Goncourt :
on en a lus quelques-unes, mais sans ordre le plus
souvent, sans trop se rendre compte qu’ils
appartiennent à un ensemble qui fait sens.
La littérature prolétarienne s’inscrit pourtant dans
la volonté manifeste de rompre avec la culture
bourgeoise et les valeurs qu’elle véhicule, mais elle
a été ignorée ou dénigrée par les mouvements
révolutionnaires d’avant-garde. Que ce soient les
surréalistes ou les situationnistes, ils ont fait comme
si cette littérature prolétarienne n’était qu’un produit
décalé et copié de la littérature bourgeoise, une
simple soumission dans les manières de l’art. En
effet pour les mouvements d’avant-garde, l’art est
mort, il n’est donc plus possible d’en renouveler les
1 Il y a eu périodiquement des éditeurs qui ont su donner leur
chance à ces nouveaux acteurs de la vie littéraire, que ce soit
Charpentier et après lui Rieder et dans une moindre mesure
Grasset.
14
codes autrement que d’une manière factice. André
Breton écrira dans Le second manifeste surréaliste :
« Je ne crois pas à la possibilité actuelle
d’existence d’une littérature ou d’un art exprimant
les aspirations de la classe ouvrière. Si je me refuse
à y croire, c’est qu’en période pré-révolutionnaire,
l’écrivain ou l’artiste de formation nécessairement
bourgeoise, est par définition inapte à les
traduire »1.
C’est la position traditionnelle de la bourgeoisie.
Breton ajoute :
« Par contre aussi faux que toute entreprise
d’explication sociale autre que celle de Marx est
pour moi tout essai de défense et d’illustration d’une
littérature et d’un art dits « prolétariens » à une
époque où nul ne saurait se réclamer de la culture
prolétarienne, pour l’excellente raison que cette
culture n’a pu encore être réalisée, même en régime
prolétarien »2.
Il est assez facile de voir que Breton ne connait
pas très bien la littérature prolétarienne, il n’en
1 Second manifeste surréaliste, Editions Kra, 1930. Texte
reproduit dans André Breton, Œuvres complètes, tome 2, p.
804, Gallimard, La Pléiade, 1988. Dans ce passage que nous
évoquons, Breton citera Trotsky qui fut le champion de la
théorie de l’avant-garde révolutionnaire sur le plan politique,
avec le peu de succès qu’on sait. 2 Ibid., p.805
15
connait de celle-ci que les aspects qui sont présentés
par le Parti communiste français, et ne cite pas
Poulaille ni son groupe qui en réalité se trouve sur
une toute autre logique. Breton ne veut pas
comprendre justement ce processus d’autoformation
de la littérature prolétarienne qui fait partie
intégrante de la démarche d’émancipation de la
classe ouvrière. Il est facile de voir dans ce débat le
côté bourgeois de Breton et du mouvement
surréaliste qui n’arrivent pas à admettre que
l’autodidaxie est un processus révolutionnaire et
autonome. Pour le théoricien du mouvement
surréaliste, il ne fait aucun doute que pour dépasser
les connaissances bourgeoises du monde de la
culture, il faut d’abord y avoir baigné longuement.
C’était aussi la position des leaders bolchéviques,
Lénine et Trotsky qui venaient de la bourgeoisie
lettrée.
Ce débat est décisif, parce que la position de
Breton renvoie à l’idée que la révolution
prolétarienne est initiée et conduite par les avant-
gardes, que ce soit sur le plan politique, en matière
d’économie ou sur le plan de la culture. Elle suppose
que les masses ne sont pas capables de générer par
elles-mêmes leur propre culture et leur propre forme
d’action politique. Cette vision des choses est
finalement assez différente de celle de Marx auquel
elle se réfère, qui pensait au contraire que les
nouvelles valeurs culturelles de la société socialiste
16
émaneraient directement de la classe ouvrière
existante1.
On pourrait ajouter que les œuvres surréalistes
n’ont jamais pénétré vraiment les masses
laborieuses, dès lors leur existence pose la question
de la coupure qu’il peut y avoir entre les masses
laborieuses et les artistes et écrivains qui pensent et
développent l’idée de révolution totale, tentant
d’allier l’action politique et l’action poétique. Breton
ne pouvait guère aller plus loin à cette époque et le
prolétaire dont il parlait, il n’en connaissait
strictement rien, à part une vague fréquentation lors
de son bref passage au parti communiste. Sans
vouloir être cruel on remarquera que Breton sera
plus facilement récupéré par la bourgeoisie que
Poulaille par exemple2.
Sans doute les surréalistes qui admiraient à
travers Breton des personnages décalés comme
Jacques Vaché, la bande à Bonnot ou encore le
sulfureux marquis de Sade, avaient bien du mal à
trouver de l’intérêt à de simples travailleurs dont
l’ambition ne semblait pas aller au-delà de nourrir sa
famille et de vivre dans la dignité en exerçant un
métier qui satisfasse leur sens de la créativité.
Au fond cette théorie de l’avant-garde qu’elle se
prétende politique ou littéraire entérine l’idée d’une
1 Karl Marx & Friedrich Engels, L’idéologie allemande (1845-
1846), in Karl Marx Œuvres tome III, La Pléiade, Gallimard,
1982. 2 Malgré toutes les réserves que j’émets ici sur les
déterminations d’André Breton, il a été pour moi un guide
essentiel.
17
division du travail, d’une opposition entre ceux qui
ont reçu une formation et qui savent très exactement
où en est l’histoire, et ceux qui ne peuvent que
suivre le mouvement et dont il faut recadrer les
révoltes instinctives. On peut se demander en effet
pourquoi il serait meilleur et plus enrichissant de
jouir de l’écriture raffinée de Lautréamont1 qui ne
peut être comprise que par des gens très lettrés qui
ont assimilé les compliquées arcanes du
détournement2, plutôt que d’une littérature qui
manifeste simplement et directement les sentiments
et les désirs d’une classe. Car c’est bien cette classe
au nom de qui on parle qui est sensée faire la
révolution socialiste autrement que comme une
masse manipulable par une avant-garde omnisciente
qui la dirige comme le berger mène ses moutons.
S’il est question que ce soient les masses prolétaires
qui fassent effectivement la révolution, il faut bien
admettre qu’elles en ont la conscience, sinon il s’agit
d’une simple évolution de la classe bourgeoise qui
change non pas les modes de fonctionnement de la
société mais qui les transforment pour son profit en
changeant les dirigeants. Avec un peu plus de
finesse d’esprit, Breton aurait pu admettre que la
culture bourgeoise était critiquable aussi bien dans
ses formes que dans ses thématiques et que certaines
approches de la littérature, comme le roman par
1 Ce qui ne m’empêche pas de porter beaucoup d’intérêt à
l’œuvre d’Isidore Ducasse, mais c’est une autre histoire. 2 Guy-Ernest Debord et Gil J. Wolman, « Mode d'emploi du
détournement », Les lèvres nues, n° 8, mai 1956
18
exemple, existaient bien avant que n’existe la
bourgeoisie. Mais il était trop embringué dans cette
vision moderniste de la culture qui suppose que
celle-ci ne change pas dans ses thèmes, mais dans
les formes qu’elle emprunte.
19
Mais en vérité c’est aussi contre la vision de la
littérature prolétarienne telle que la met en avant le
Parti communiste qu’André Breton s’élève. Il faut
dire que les rigidités intellectuelles du Parti
communiste qui lui aussi encourage le
développement d’une littérature prolétarienne1, ont
fait beaucoup pour affadir le sens de celle-ci en lui
demandant expressément de se mettre au service de
la révolution et plus particulièrement au service de la
défense du pays sensé la représenter. De moteur de
l’émancipation de la classe ouvrière, elle devient
alors un outil de propagande pour un parti.
Lorsqu’on l’examine de plus près, par sa façon de
procéder, par les thèmes qu’elle développe ou par le
langage très particulier qu’elle utilise, la littérature
prolétarienne n’a aucun rapport avec l’art bourgeois
et se présente comme un art de rupture qui conteste
la société dans ses fondements culturels et participe
de la création de nouvelles valeurs qui sont censées
être le support de la société future.
Notez que les idées de Breton sont très
communes et largement partagées par les « élites »
lettrées, on les retrouve quelques années plus tard
1 Evidemment la manière dont le Parti communiste
développera la littérature prolétarienne la mènera directement
au soutien du réalisme soviétique et niera finalement l’idée que
cette littérature procède de l’autodidaxie. Sur l’analyse du
réalisme socialiste à la française, on pourra lire Paul
Aron, Frédérique Matonti et Gisèle Sapiro (dir.), Le Réalisme
socialiste en France, Sociétés & Représentations, n°15, 2003/1,
416 p.
20
chez Roland Barthes par exemple dans
Mythologies :
« Politiquement, quel que soit l'effort
universaliste de son vocabulaire, la bourgeoisie finit
par se heurter à un noyau résistant, qui est, par
définition, le parti révolutionnaire. Mais le parti ne
peut constituer qu'une richesse politique : en société
bourgeoise, il n'y a ni culture ni morale
prolétarienne, il n'y a pas d'art prolétarien :
idéologiquement, tout ce qui n'est pas bourgeois est
obligé d'emprunter à la bourgeoisie. L'idéologie
bourgeoise peut donc emplir tout et sans danger y
perdre son nom : personne, ici, ne le lui renverra ;
elle peut sans résistance subsumer le théâtre, l'art,
l'homme bourgeois sous leurs analogues éternels ;
en un mot, elle peut s'ex-nommer sans frein, quand il
n'y a plus qu'une seule et même nature humaine : la
défection du nom bourgeois est ici totale »1.
Passons sur le fait qu’il suppose une séparation
entre le politique et « l’idéologique », et donc qu’il
instaure une hiérarchie qui va du politique vers le
culturel. Mais sans doute le plus grave est que
Barthes n’imagine pas que des entrailles de la
1 Mythologies, Le seuil, 1957. C’est un ouvrage célèbre et
fondateur dans la critique littéraire d’inspiration structuraliste.
Le peu perspicace Roland Barthes se retrouva un temps dans la
mouvance maoïste à flatter les maîtres de la Révolution
culturelle chinoise, ce qui finalement lui allait assez bien, étant
entendu que pour lui la révolution ne pouvait être initiée que
par l’avant-garde et non par le prolétariat lui-même.
21
société bourgeoise il ne peut sortir rien d’autre
qu’une culture bourgeoise. Il est facile de voir que
cette approche est erronée parce que s’il ne peut
sortir aucune culture alternative à la culture
bourgeoise de cette société, alors il ne peut pas non
plus sortir de projet politique alternatif, car la
politique est évidemment aussi un élément de la
culture. Les séparer et les opposer semble vouloir en
revenir à l’idée que la société bourgeoise se
transformera non pas à partir d’elle-même, de son
économie et de sa culture, mais à partir de
l’extérieur. C’est bien ce que Marx reprochait aux
socialistes utopistes. Ce positionnement est assez
peu dialectique. Tout se passe comme si ces
penseurs se trouvaient eux-mêmes en dehors de la
société qu’ils prétendent transformer alors que les
prolétaires, les premiers intéressés pourtant par une
révolution prolétarienne y seraient restés englués.
Mais comment pourraient-ils agir efficacement en ce
sens s’ils ne comprennent pas cette société.
Evidemment les surréalistes n’ont pas manifesté
uniquement cette tendance à la séparation, par
exemple ils célébraient les loisirs populaires, le
cinéma notamment où ils préféraient les aventures
de Fantômas et de Judex aux pensums avant-
gardistes et prétentieux. Mais c’était le cinéma, pour
ce qui est de la littérature, il la dénigrait tout en la
prenant un peu trop au sérieux, ce qui les a fait
passer à côté de beaucoup de choses1.
1 André Breton fut un grand découvreur de talents aussi bien en
peinture qu’en littérature, mais s’il a su ouvrir des portes,
22
Dans le même genre de cuistrerie, Michel Ragon
cite dans son Histoire de la littérature prolétarienne,
aussi le péremptoire Gilles Martinet qui déclare sans
ambages : « En France comme ailleurs, la littérature
dite « prolétarienne » n’a jamais produit que des
écrivains de seconde zone »1. Il est facile de voir que
si personne ne se souvient plus de qui était Gilles
Martinet, il y a de nombreux écrivains dits
« prolétariens » qui continuent à être lus et
commentés. Cette attitude est typique de la
bourgeoisie satisfaite et bornée qui pense qu’elle
connait et maitrise les codes du classement du bon
goût, et qui ne supporte pas l’idée selon laquelle ses
critères pourraient être dépassés dans le
développement historique2.
Et la présentation que nous en ferons au fil de ces
pages montrera le bien-fondé de notre assertion qui
avance que non seulement la littérature prolétarienne
a créé de belles et nobles œuvres dont le succès est
durable, mais qu’en outre elle a, par son souci de
vérité, influencé le reste de la littérature moderne.
J’ai déjà cité le cas de L.-F. Céline qui,
indéniablement peut être considéré pour le meilleur
et pour le pire comme le chef de fil d’une nouvelle
forme littéraire, mais il faut se souvenir que lui-
même a été fortement influencé par la littérature
prolétarienne.
manifestement il en a refermé aussi beaucoup. 1 Le Nouvel Observateur, 7 mai 1973.
2 Gilles Martinet fut entre autre un pilier du PSU, le parti de
Michel Rocard dont il a suivi tous les errements, c’est tout dire.
23
On comprend que ce débat sur la nature et le
contenu de la littérature prolétarienne est en fait bien
plus large que cela puisqu’il pose la question
directement des rapports qu’il peut y avoir entre
l’évolution de la société en général et celle de ses
modes de représentation que sont les arts et la
littérature.
Le fait qu’une littérature prolétarienne comprise
comme une conséquence de l’autodidaxie, ait vu le
jour et soit devenue prolifique, signifie au moins
deux choses :
1. d’abord que la société de plus ou moins bon
gré reconnait l’importance de la parole ouvrière, et
donc que celle-ci a une valeur en elle-même qu’il est
bon de connaitre et de transmettre ;
2. ensuite qu’elle porte en elle une forme
d’universalité qui permet que le public, même
bourgeois, puisse la lire.
Il faut bien comprendre que la démocratisation
des savoirs marche dans les deux sens, d’une part
c’est le prolétariat qui y accède et qui crée ses
propres représentations, mais d’autre part, c’est la
bourgeoisie qui va s’y intéresser. On sait par
exemple qu’André Gide qui avait une grosse fortune
personnelle, joua un rôle déterminant pour faire
connaître la littérature populaire, par exemple celle
de Simenon, et la littérature prolétarienne, il
encouragea Charles-Louis Philippe, Jean Malaquais
et bien d’autres. Mais il ne fut pas le seul, on peut
aussi citer Octave Mirbeau qui lui aussi venait de la
bourgeoisie mais dont les tendances anarchisantes le
24
firent s’intéresser à la littérature prolétarienne. Par
exemple il aida Marguerite Audoux à publier son
premier ouvrage, Marie Claire en 1910. Cet intérêt
de la bourgeoisie pour la littérature prolétarienne est
en quelque sorte le symétrique de l’intérêt que les
prolétaires pouvaient porter à des auteurs venant de
la bourgeoisie comme Emile Zola ou Victor Hugo.
Ce double mouvement montre que s’il existe bien
une lutte des classes, il existe aussi une porosité
entre celles-ci.
On peut aller encore un peu plus loin dans ce
sens. Au XIXème siècle les auteurs d’origine
bourgeoise qui ont fait l’apologie de l’ouvrier, que
ce soit Lamartine avec ses poèmes ou ses romans en
vers1, ou George Sand à travers ses romans, il y a
manifestement une attirance pour la personne de
l’ouvrier. Cette attirance va bien au-delà du souci de
s’encanailler. Elle est en réalité le reflet de l’ennui
de la classe dominante qui d’en un certain sens
procède ainsi à la critique de son propre mode de
vie. George Sand met en scène par exemple, dans Le
compagnon du tour de France, une histoire d’amour
entre une femme d’origine aristocratique et un
homme au contraire dénué de tout, aussi bien
d’éducation que de richesses matérielles. Dans cet
ouvrage remarquable à plus d’un titre, il y a bien
plus que de la compassion, on y trouvera justement
une attirance sexuelle lucide d’une femme pour un
homme qui possède des qualités physique de virilité
1 Alphonse de Lamartine, Jocelyn, Furne et Charles Gosselin,
1836.
25
contrairement à ceux qu’elle avait l’habitude de
fréquenter dans sa classe d’origine1. On voit bien là
pointer cette idée selon laquelle une classe a fait son
temps, dégénérée, elle doit être remplacée. Et si elle
doit être remplacée, la culture qu’elle représente qui
va avec, est devenue obsolète.
Dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle,
l’idée d’une régénération de la vieille civilisation
européenne par le barbare va être très présente2.
D’une manière détournée c’est bien le thème de
l’ouvrage de George Sand : le jeune et viril ouvrier
va féconder la descendante de l’aristocratie fin cde
race. Mais ce thème se retrouvera sous la plume de
révolutionnaires comme l’anarchiste Ernest
Cœurderoy d’une manière plus radicale3. N’est-ce
pas d’ailleurs le fonds même de la campagne des
surréalistes pour la promotion de l’Art Nègre ? Et
n’est-ce pas encore aujourd’hui cette passion que
mettent certains en Occident pour soutenir l’Islam
1 L’ouvrage est paru en 1840 chez Michel Lévy. Il est a noté
que George Sand après avoir pris conscience de la misère du
Peuple, se convertit au socialisme, façon Pierre Leroux, comme
on entre en religion. Descendante du Maréchal de Saxe, elle
était d’une vieille lignée noble par son père, mais issu du petit
peuple de Paris par sa mère. 2 On trouve déjà cette idée chez Hegel, La Raison dans
l'histoire. Introduction à la philosophie de l'histoire (Die
Vernunft in der Geschichte, 1822-1830), trad. UGE, 1965. 3 Ernest Cœurderoy, Hurrah !!! ou la révolution par les
cosaques, Londres, 1854. On peut penser qu’il anticipait d’un
certain point de vue la Révolution russe de 1917, mais en
réalité il ne faisait que reprendre la vieille idée germanique de
la régénération d’une vieille civilisation par le barbare.
26
envers et contre tout1 et faire de la lutte contre
l’islamophobie l’alpha et l’oméga du combat
politique moderne ?
Mais pour ce qui concerne la littérature
prolétarienne, et ce qu’il me semble décisif, c’est
qu’elle va, après avoir voulu mettre ses pas dans
ceux de la littérature bourgeoise, trouver sa propre
autonomie, et justement se construire à partir
d’autres valeurs. On remarquera que s’intéressant
très peu aux questions de formes, elle ne sera pas
vraiment comprise par la bourgeoisie et son
appareillage intellectuel. Cependant, et surtout après
1968, lorsque la littérature populaire fera irruption
sur le devant de la scène, les auteurs de ce courant
littéraire vont être redécouverts et réédités avec
constance. Et peu à peu des travaux universitaires
sur ce thème vont se développer.
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Annexes
Liste des signataires du manifeste du « groupe des
écrivains prolétariens » (1932) : Georges Altman, Francis
André, Pierre Autry, Albert Ayguesparse, T.-L. Bancal,
45
Marc Bernard, Victor Crastre, H.V. Crouzy, Eugène
Dabit, Georges David, Oscar David, Maurice Fombeure,
Lucien Gachon, Léon Gerbe, Edouard Haine, Augustin
Habaru, Pierre Hubermont, Fernand Jouan, Michel Lévit,
Marcel Lapierre, Jean Loubes, Constant Malva, Ludovic
Massé, Pierre Manhi, Henri Philippon, Henry Poulaille,
Charles Plisnier, Edouard Peisson, Jean Perwez, Jules
Reboul, Tristan Rémy, Victor Serge, Albert Soulillou,
Joseph Voisin, Edmond Vandercammen, Charles Wolff.
46
Albert Camus et la littérature prolétarienne
Maurice Lime avait demandé à Camus de lui écrire un article pour
« Après l’boulot » : Albert Camus lui envoya la lettre ci-après qu’un
contretemps empêcha alors de publier.
Paris, le 8 août 1953.
Si vous pensez que ma phrase mérite quelques
développements1je vais les tenter ici. Mais il faut
d’abord que je répète ce que je vous ai déjà dit : je
ne suis pas sûr d’avoir raison et de plus, je me sens
en infériorité devant votre entreprise. Quand des
hommes qui passent leur journée dans un atelier ou
une usine prennent sur leurs loisirs pour tenter de
s’expriment dans une revue, ce n’est pas à celui qui
jouit d’une large liberté, pour écrire et travailler, à
venir faire la petite bouche et donner des avis. Même
s’il peut avoir par hasard raison, il ne paye pas de sa
personne sur ce point et cela suffit à rendre suspects
ses propos. Pour consentir à un rôle si ridicule, et si
aisément odieux, il faudrait être entre vieux
camarades et dans l’abandon total. Sans vous
offenser, ce n’est pas le cas. Mais, en même temps,
il me semble qu’il y aurait un peu de vilaine lâcheté,
un manque de camaraderie aussi à ne pas dire tout
simplement ce que je pense, étant bien entendu que
je suis prêt à tout moment à reconnaître que j’ai tort.
1 Camus a toujours compté parmi les abonnés de soutien de la
« R.P. ».
47
Il faut dire d’abord que je ne crois pas qu’il y ait une
littérature ouvrière spécifique. Il peut y avoir de la
littérature écrite par des ouvriers, mais elle ne se
distingue pas, si elle est bonne, de la grande
littérature. Je crois en revanche que les travailleurs
peuvent rendre à la littérature d’aujourd’hui quelque
chose qu’elle semble, dans sa plus grande partie,
avoir perdu. Je m’explique. On peut tenir Gorki par
exemple pour un des plus beaux représentants de la
littérature ouvrière. Mais pour moi il n’y a pas de
différence d’espèce entre ses livres et ceux du grand
seigneur terrien Tolstoï. Au contraire je les aime
tous deux en partie pour les mêmes raisons : ils
disent dans un langage à la fois simple et beau ce
qu’il y a de plus grand, joie ou douleur, dans le cœur
d’un homme. Il y a au contraire une énorme
différence entre Tolstoï et un grand écrivain comme
Gide, par exemple, qui lui est d’origine bourgeoise.
Des deux, c’est le grand seigneur qui, à sa manière,
écrit pour et avec le peuple.
Tolstoï et Gorki, à eux deux, définissent assez bien
ce que j’entends par littérature, que vous pouvez
appeler ouvrière à l’occasion et que j’appellerai,
faute d’un mot moins ridicule, vraie. Dans cet art
peuvent se rejoindre le cœur le plus simple et le goût
le plus élaboré. A vrai dire, si l’un manque,
l’équilibre se rompt. En fait, la littérature de notre
temps qui est en réalité une littérature pour classes
marchandes (du moins dans la majeure partie de ses
œuvres) a détruit l’équilibre. Et elle ne l’a pas rompu
48
seulement au profit du raffinement et de la
préciosité, ce qui l’a détachée d’un seul coup du
public ouvrier. Elle l’a rompu aussi, comme il est
naturel quand on veut plaire à des marchands, dans
le sens de la vulgarité et de la dérision, ce qui exclut
qu’un Tolstoï puisse s’y intéresser (Tolstoï disait que
le journalisme est un bordel intellectuel et la
littérature d’aujourd’hui est le plus souvent du
journalisme coupé en tranches).
Eh bien, de la même manière qu’il faut qu’une revue
ouvrière réagisse contre la préciosité et les
chinoiseries d’une certaine littérature afin de la
ramener dans la cité de ceux qui, de toutes les
manières, travaillent, il me semble indispensable
qu’elle réagisse aussi, et violemment, contre la
vulgarisation bourgeoise. Pour répéter mon exemple.
Tolstoï ne me paraît grand que dans la mesure où il
sait émouvoir le lecteur le moins préparé. Mais,
inversement, la littérature ouvrière n’a de sens et de
grandeur que si, partant de la vérité du travail, de la
peine, de la joie, elle rejoint dans le langage le plus
droit cette même vérité que Tolstoï a poursuivie
avec tous les moyens de l’art et de la réflexion. Si,
au contraire, cette littérature se borne à répéter ce
que nous lisons dans les journaux, elle sera
intéressante, bien sûr, mais à cause des circonstances
où elle est née, non à cause d’elle-même.
Ce qui me gêne parfois dans votre revue (pas
toujours, cela est sûr) c’est une certaine
49
complaisance qui finit par rejoindre ce que je n’aime
pas dans la littérature d’aujourd’hui. Quand un
producteur bourgeois bâcle un navet
cinématographique qui lui rapportera des millions,
grâce aux rondeurs d’une vedette fabriquée en six
mois, pourquoi lui donner raison en écrivant que ces
rondeurs font passer le film. J’ai comme tout le
monde mes idées et mes goûts sur les rondeurs. Mais
les rondeurs sont une chose, la culture de classe une
autre, et l’entreprise dégradante du cinéma bourgeois
doit être jugée autrement. De même (ce sont des
détails, mais je les choisis pour me faire comprendre
et pour cela seulement) il est vrai que la belote au
bistrot du coin vaut bien le cocktail mondain. Mais
précisément le cocktail mondain ne vaut rien.
Pourquoi donc comparer ? La belote a du bon (pour
éclairer le sujet, j’ajoute que c’est le seul jeu de
cartes dont je sois mordu) mais elle n’a pas besoin
d’une revue pour être célèbre. Elle se défend toute
seule.
Bien entendu je sais qu’il faut que la revue soit
vivante et je ne plaide pas pour le genre rasoir. Il y a
assez de revues aujourd’hui qui, se proposant surtout
de plaire, n’arrivent même pas à déplaire : elles
ennuient seulement. Je ne suis pas non plus tout à
fait dénué d’humour et, pour moi, une revue
ouvrière, ça doit rire, aussi. Il y a un ton à trouver,
voilà tout, et je sais que ce n’est pas facile surtout en
deux numéros. Je sais aussi qu’il s’en faut que toute
votre revue tienne dans les deux exemples que je
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vous ai donnés (le texte du mineur belge est bien
beau). Mais justement, si ce que je vous dis a une
utilité c’est pour vous permettre de distinguer les
différences de ton qui apparaissent à un lecteur de
bonne foi, et de choisir, ou non.
Je veux seulement me répéter encore, au risque
d’être à mon tour ennuyeux. Je ne plaide pas pour
une revue somnifère, ni pour que vos collaborateurs
écrivent avec le petit doigt levé. Les exemples que
j’invoquerai ne sont pas Gide, ou Claudel, ou
Jouhandeau. Mais je parle d’une littérature dont les
nouvelles de Tolstoï marquent le sommet et qui est
le lien commun où artistes et travailleurs peuvent se
rejoindre. Vallès, Dabit, Poulaille, Guilloux (avez-
vous lu Compagnons, ce chef-d’œuvre ?), Istrati,
Gorki, Roger Martin du Gard, et tant d’autres,
n’écrivent pas avec le doigt levé, et ils parlent pour
tous, d’une vérité que la littérature bourgeoise,
presque entièrement a perdue, et que le monde des
travailleurs garde presque intacte à mon sens.
Que vous dire d’autre ? Il faudrait, et peut-être le
ferai-je un jour, insister sur cette vérité qu’il y a
entre le travailleur et l’artiste une solidarité
essentielle et que, pourtant, ils sont aujourd’hui
désespérément séparés. Les tyrannies, comme les
démocraties d’argent, savent que, pour régner, il faut
séparer le travail et la culture. Pour le travail
l’oppression économique y suffit à peu près ;
conjuguée à la fabrication d’ersatz de culture (dont
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le cinéma, en général). Pour la seconde, la
corruption et la dérision font leur œuvre. La société
marchande couvre d’or et de privilèges des amuseurs
décorés du nom d’artistes et les pousse à toutes les
concessions. Dès qu’ils acceptent ces concessions,
les voilà liés à leurs privilèges, indifférents ou
hostiles à la justice, et séparés des travailleurs. C’est
donc contre cette entreprise de séparation que vous
et nous, artistes de métier, devrions lutter. D’abord
par le refus des concessions - et puis, nous, en nous
efforçant de plus en plus d’écrire pour tous, si loin
que nous soyons de ce sommet de l’art, et vous qui
souffrez du plus dur de la bataille en pensant à tout
ce qui manque à la littérature d’aujourd’hui et à ce
que vous pouvez lui apporter d’irremplaçable. Ce
n’est pas facile, je le sais, mais le jour où, par ce
double mouvement, nous approcherons de la limite,
il n’y aura plus des artistes d’un côté et, des ouvriers
de l’autre, mais une seule classe de créateurs dans
tous les sens du mot.
Voilà à peu près, trop longuement parce que je vous
écris au courant de la plume, et bien confusément, ce
que je pense. Si je me trompe, pardonnez-moi. Je
vous répète que je ne me sens, devant votre
entreprise, aucune certitude.
Cordialement à vous.
Albert CAMUS.
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Merci pour les Belles journées que je vais lire avec
intérêt. Le sujet est magnifique.