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INENARRABILES ODORES. RECITS ET CONTEXTES DES « ODEURS DE SAINTETE » (V e -IX e SIECLES) Martin Roch Introduction Nous lisons dans les Dialogues, écrits par le pape Grégoire le Grand à la fin du VI e siècle, le récit de la mort d’un pauvre paralytique, Servulus, homme d’une grande piété. Tandis qu’il attend la mort, il demande que l’on chante les psaumes avec lui. Il s’écrie soudain qu’il entend chanter des laudes au ciel, et bientôt il rend son dernier soupir. Au même moment, un parfum d’une telle intensité se répandit que tous ceux qui étaient présents étaient remplis d’une douceur inestimable, de sorte qu’ils reconnaissaient ainsi clairement que les laudes célestes avaient accueilli cette âme. Un de nos moines, qui vit encore, était présent. Il a pour habitude d’attester avec beaucoup de larmes que, jusqu’à la sépulture du corps, l’odeur de ce parfum ne se retira pas de leurs narines 1 . Comment comprendre ce récit, ainsi que tant d’autres que le médiéviste peut lire dans des documents apparemment fort divers ? Certains y ont discerné une continuité entre représentations antiques des dieux, odorants et entourés des parfums cultuels, et celles des saints chrétiens. Une étude de Waldemar Deonna en constitue un bon exemple, et son titre est révélateur : « Evodia ». Croyances antiques et modernes : l’odeur suave des dieux et des élus 2 . Pour l’auteur, l’« odeur de sainteté » est « une croyance que le christianisme a héritée de l’antiquité, et qu’il a maintenue jusqu’à nos jours » 3 . Pour le démontrer, il présente de nombreux documents dont la provenance va de l’Antiquité classique au Moyen Âge, ou qui sont même plus tardifs. Cette étude, bien que fort érudite, se révèle finalement peu historique. C’est plutôt une sorte de catalogue thématique d’éléments puisés dans l’Antiquité païenne puis dans le christianisme, celui-ci succédant à celle-là sans que cet enchaînement ne soit questionné 4 . Outre leur disparité, les témoignages – ceux concernant le christianisme en particulier – ne font l’objet d’aucune contextualisation littéraire ou, moins encore, sociale. L’« odeur suave des dieux et des élus » est ainsi considérée comme une pure « croyance », intemporelle et invariable 5 .
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INENARRABILES ODORES. RECITS ET CONTEXTES DES « ODEURS DE SAINTETE » (Ve-IXe SIECLES)

Feb 07, 2023

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Fabrice Brandli
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INENARRABILES ODORES. RECITS ET CONTEXTES DES « ODEURS DESAINTETE » (Ve-IXe SIECLES)

Martin Roch

Introduction

Nous lisons dans les Dialogues, écrits par le pape Grégoire leGrand à la fin du VIe siècle, le récit de la mort d’un pauvreparalytique, Servulus, homme d’une grande piété. Tandis qu’ilattend la mort, il demande que l’on chante les psaumes avec lui.Il s’écrie soudain qu’il entend chanter des laudes au ciel, etbientôt il rend son dernier soupir. Au même moment,

un parfum d’une telle intensité se répandit que tous ceux qui étaient présents étaient remplisd’une douceur inestimable, de sorte qu’ils reconnaissaient ainsi clairement que les laudescélestes avaient accueilli cette âme. Un de nos moines, qui vit encore, était présent. Il a pourhabitude d’attester avec beaucoup de larmes que, jusqu’à la sépulture du corps, l’odeur de ceparfum ne se retira pas de leurs narines1.

Comment comprendre ce récit, ainsi que tant d’autres que lemédiéviste peut lire dans des documents apparemment fort divers ?Certains y ont discerné une continuité entre représentationsantiques des dieux, odorants et entourés des parfums cultuels, etcelles des saints chrétiens. Une étude de Waldemar Deonna enconstitue un bon exemple, et son titre est révélateur :« Evodia ». Croyances antiques et modernes : l’odeur suave des dieux et des élus2.Pour l’auteur, l’« odeur de sainteté » est « une croyance quele christianisme a héritée de l’antiquité, et qu’il a maintenuejusqu’à nos jours »3. Pour le démontrer, il présente de nombreuxdocuments dont la provenance va de l’Antiquité classique auMoyen Âge, ou qui sont même plus tardifs. Cette étude, bien quefort érudite, se révèle finalement peu historique. C’est plutôtune sorte de catalogue thématique d’éléments puisés dansl’Antiquité païenne puis dans le christianisme, celui-cisuccédant à celle-là sans que cet enchaînement ne soitquestionné4. Outre leur disparité, les témoignages – ceuxconcernant le christianisme en particulier – ne font l’objetd’aucune contextualisation littéraire ou, moins encore,sociale. L’« odeur suave des dieux et des élus » est ainsiconsidérée comme une pure « croyance », intemporelle etinvariable5.

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La documentation dont le médiéviste dispose présenteévidemment un aspect plus complexe. Cela se manifeste d’aborddans l’existence de récits faisant état d’odeursextraordinaires qui ne sont pas liées à la mort du saint ou dela sainte, ni à la découverte de leur corps, mais par exemple àun moment clé de leur existence, ou même à des manifestationsdivines indépendantes d’une figure humaine6. En outre, à côtédes suaves odeurs, nous devons mentionner les descriptionsd’odeurs mauvaises, qu’elles soient attribuées à des pécheurs,à des hérétiques, au diable, voire parfois aux Juifs. Si nousvoulons comprendre la signification des récits d’odeursextraordinaires, « indicibles », « ineffables » – et pourtantrelatées – nous devons donc élargir notre horizon dans deuxdirections : prendre en considération toutes les mentions d’odeurshors du commun repérables dans les textes ; et chercher àreconstruire la culture olfactive médiévale en recourant auxdocuments les plus variés (littérature théologique, sourcesliturgiques, données archéologiques, patrimoine classiquecomprenant les textes médicaux, philosophiques, ainsi que lebagage intellectuel commun...). Nous nous limiterons ici àproposer quelques analyses de récits produits dans l’Occidentlatin entre Antiquité et Moyen Âge.

1. Lire les odeurs extraordinaires dans les textes

Lire les odeurs extraordinaires dans leurs contextes signifieavant tout les lire attentivement dans leurs textes ! On observealors que, loin de constituer des éléments anecdotiques, ellessont le plus souvent affectées de fonctions et d’effets, ellessont donc signifiantes. Prenons un exemple dans la Vie de saint Éloi, lecélèbre orfèvre et monétaire, devenu ensuite évêque de Noyon (morten 660)7. La Vie rapporte comment Éloi, ayant atteint l’âge viril,entreprend la voie de l’ascèse en confessant d’abord ses péchés àun prêtre en privé, puis en s’imposant pénitences etmortifications8. La suite du texte vaut la peine d’être transcriteplus longuement :

S’adressant ensuite au Seigneur d’un cœur plein de foi, il lui demandait que, si sa pénitenceétait agréable à Dieu, il daigne le lui faire connaître de quelque manière. Il avait, dans lachambre où il avait l’habitude de régulièrement se coucher, des reliques de nombreux saintssuspendues au plafond ; c’est sous leur couverture sacrée que, la tête reposant sur une étoffeen crin, il avait coutume de prier la nuit. En ce lieu donc, une nuit, il était, selon son habitude,appuyé sur son étoffe de crin et prosterné en prière. Accablé par le sommeil tombant sur lui, ils’endormit l’espace d’un instant, et soudainement il vit quelqu’un se tenir près de lui et lui dire  :

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‘Vois, Éloi, tes prières ont été entendues et le signe que tu as demandé depuis longtemps t’estmaintenant accordé !’ Bientôt après, s’étant réveillé, il perçut le parfum le plus agréable ; ilsentit aussi que, de la cassette des reliques, des gouttes d’une extrême suavité découlaient toutdoucement sur sa tête. Extrêmement surpris par cela, il se leva rapidement ; regardantattentivement, il vit comme du baume tomber goutte à goutte du reliquaire et de la tenture lecouvrant. Et l’odeur de ce suave parfum était telle qu’elle avait rempli la chambre tout entièreet que lui-même était à peine capable d’y rester. Se rappellant alors sa requête, etexcessivement surpris par la magnificence de la bonté de Dieu, gémissant à haute voix ilrendait gloire du fond du cœur au Christ, le fidèle rémunérateur, qui jamais n’abandonne ceuxqui espèrent en lui. Ainsi fut donc le commencement de ses pouvoirs, ou plutôt ceux de Dieutout-puissant, par qui tous peuvent tout9.

Éloi, plongé dans une profonde crise religieuse, a donc demandéà Dieu un signe. La réponse, qui lui est donnée à travers vision,voix, parfum et douceur liquide, touche presque tous les sens. Sonpremier effet pour Éloi est d’abord l’étonnement devant ce qu’ilperçoit. Ce n’est que dans un second moment, après avoir examinéattentivement l’origine de la suave odeur, et alors que celle-cidevient presque oppressante, qu’il fait le lien entre ce phénomèneet sa requête d’un signe.

La chambre, où pendent de nombreuses reliques10, ressemble à unoratoire, et ce d’autant plus que le saint y passe les nuits enprière. On constate par là que la « matière » du signe divin n’estnullement étrangère au lieu, puisque la prière est souvent conçuecomme une odorante fumée d’encens. De plus, parfum et reliques ontpartie liée tant symboliquement que concrètement : d’une part, lescorps saints étaient honorés par des aspersions de parfums et desencensements ; et, d’autre part, à l’époque d’Éloi, on connaît desrécits relatant l’effusion d’odeurs suaves autour desbienheureux11. Les reliquaires eux-mêmes pouvaient renfermer desaromates ou être parfumés ; d’ailleurs, le terme c[h]rismarium lui-même – utilisé ici – se prête aisément à une association entrereliques et parfum, et spécifiquement avec le parfum du chrême12.

Sur la base de ces remarques, et comme l’auteur de la Vita Eligiiécrit que la substance parfumée « comme du baume » semble suinterdu reliquaire, on pourrait avancer l’hypothèse d’une causenaturelle au phénomène. Il ne faut néanmoins pas perdre de vueque, pour Éloi et pour l’auteur, il s’agit surtout du « signe »demandé. Cette conviction est si forte que la suite du textemontre Éloi confiant cette révélation à ses amis intimes Ouen etAdon : entraînés par son ardeur, ces derniers se mettent à imitersa vie ascétique. L’intense parfum a manifesté à Éloi que Dieu aaccepté ses pénitences et ses mortifications et pardonné sespéchés. Enfin, il marque le « initium virtutum eius »13.

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Revenons aux Dialogues de Grégoire le Grand. Dans un nouvelexemple, le pontife relate l’agonie et le trépas d’une saintefemme à Rome. Notons qu’il connaît personnellement au moins unedes protagonistes, tandis qu’il a recueilli des témoignagesindirects des événements14. On se trouve ici devant une petitecommunauté monastique féminine établie près de la basiliqueSainte-Marie-Majeure. Une des moniales, Romula, riche en vertus etdepuis longtemps paralysée, appelle une nuit ses deux consœurs :

A minuit, comme elles étaient auprès du lit de la malade, soudain une lumière céleste emplitla maisonnette. Sa splendeur était si éblouissante que leur cœur se glaça d’une terreurindicible. Comme elles l’ont dit par la suite, tout leur corps devint raide et elles restèrentfigées de stupeur. Puis ce fut le bruit d’une grande foule qui entrait, la porte de lamaisonnette fut ébranlée comme par un flot humain. Elles entendaient, comme elles l’ontdit, cette foule qui entrait, mais elles ne voyaient rien à cause de la lumière excessive et de lapeur. La crainte leur faisait baisser les yeux et l’intensité de la lumière les éblouissait. Cettelumière fut aussitôt suivie d’un parfum merveilleux dont la douceur les réconforta, car lerayonnement les avait terrifiées15.

Le parfum demeure les jours suivants tandis que la splendeurdiminue progressivement. La quatrième nuit, après que Romula areçu le viatique, un double chœur, masculin et féminin, chantepsaumes et répons.

Tandis que se célébraient ces obsèques célestes aux portes de la maisonnette, l’âme saintefut délivrée des liens de la chair. Elle fut conduite au ciel, et, à mesure que les chœurspsalmodiant s’élevaient, le chant devenait moins distinct. Enfin le murmure de la psalmodieet le suave parfum se dissipèrent dans le lointain16.

Dans ce récit d’une grande richesse, vue, ouïe et odorat entrenttour à tour en jeu, chaque sens intervenant à un moment propre ouproduisant un effet différent : la lumière éblouit et terrifie lesfemmes, mais celles-ci sont ensuite réconfortées par la douceur duparfum ; aveuglées par le rayonnement, elles entendent bien lebruit d’une foule entrant dans leur maisonnette, mais ne la voientpas ; le rayonnement diminue ensuite peu à peu, mais le parfumpersiste ; c’est la quatrième nuit que la psalmodie commence à sefaire entendre, puis elle diminuera progressivement après la mortde Romula ; enfin, le parfum ne disparaîtra qu’au moment où lechant s’éteint définitivement. L’effet propre attribué ici au« suave parfum » consiste à réconforter. On le retrouve ailleurs17.

D’autres textes assignent à ces odeurs prodigieuses une fonctionplus spécifiquement cognitive, d’ailleurs toujours sous-entendueen raison de la polysémie du verbe « sentir » en latin (sentire)18.Voici par exemple ce que Grégoire de Tours raconte des

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circonstances dans lesquelles Valerius, premier évêque de Saint-Lizier (Ariège), « se révéla19 » après que sa tombe était tombéedans l’oubli. Un des successeurs de Valerius, Théodore (attesté en54920), fit d’abord construire une « magnam basilicam », puis se mità chercher la tombe du fondateur de l’église de Saint-Lizier. Latombe de Valerius fut identifiée par un miracle ; cependant lerécit poursuit encore :

Mais désirant encore savoir plus clairement [que c’était son tombeau], il [= Théodore]découvrit le monument et, ayant enlevé le couvercle, il trouva le vénérable corpscomplètement préservé : ses cheveux n’étaient pas tombés, sa barbe pas amoindrie, et on nevoyait rien de gâté ou de hideux dans sa peau ; en revanche, tout était intact, comme s’ilavait été tout récemment enterré, et une odeur d’une si grande douceur se dégageait dutombeau que l’on ne doutait pas qu’en ce lieu reposât un ami de Dieu21.

Ici, l’« odor suavitatis » accompagne la parfaite conservationdu corps, ce qui paraît logique22 : intact, il ne peut sentirmauvais. Toutefois, dans la phrase suivant immédiatement lepassage transcrit ci-dessus, Grégoire signale que Valeriusreposait sur une couche de feuilles de laurier23 : serait-ce doncla cause de la suave odeur ? Au vu des éléments fournis par letexte, cette question doit rester sans réponse, et surtout ellemanque de pertinence. En effet, ici comme ailleurs, il estindispensable d’étudier la mention de l’odeur dans le contexte del’ensemble du récit. On observe alors qu’elle s’inscrit dans unesuite d’événements miraculeux. De plus, Grégoire présente lui-mêmela signification de l’odeur suave : elle donne la garantie que letombeau abrite un « Dei amicum ». En conclusion, même si l’odeurémanait effectivement des feuilles de laurier trouvées sous lecorps saint24, dans l’esprit de Grégoire cela ne l’affecterait pasd’une signification fondamentalement différente : à l’instar del’évêque Théodore, qui désirait « savoir encore plus clairement »,Grégoire et son public sont rassurés sur l’identité et sur laqualité du corps découvert25.

Sur un plan général, il est significatif que ce genre de récitsfasse fréquemment recours à des structures syntaxiques telles quela subordonnée consécutive : dans ces textes, les mentionsd’odeurs prodigieuses entraînent normalement des explications, ouau moins la description de leurs effets, agréables ou déplaisants.Les subordonnées consécutives soulignent donc qu’il n’y a, dansces récits, que des odeurs perçues et qu’elles exercentnécessairement des effets ou entraînent des conséquences. Ellesn’interviennent donc généralement pas de manière mécanique etstérotypée – du moins dans les sources du haut Moyen Age.

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2. La culture olfactive médiévale

Nous avons dit la nécessité de replacer les récits d’odeursextraordinaires dans leur contexte culturel. De quoi se composaitalors ce que nous pouvons appeler la « culture olfactive » du hautMoyen Age latin ? De gestes concrets, d’usages de matièresodoriférantes, mais aussi de textes et de paroles.

D’abord, les saints morts étaient entourés de bonnes odeurs. Audécès de saint Trond (avant 714), ses disciples l’emportèrent1 […] tanta illic fragrantia odoris aspersa est, ut omnes illi qui aderant inaestimabili suavitatereplerentur, ita ut per hoc patenter agnoscerent, quod eam [animam] laudes in caelo suscepissent.Cum rei monachus noster interfuit, qui nunc usque vivit et cum magno fletu adtestari solet quia,quousque corpus eius sepulturae traderent, ab eorum naribus odoris illius fragrantia non recessit(Gregorius Magnus, Dialogi, IV, 15,5, éd. A. de Vogüé, Paris : Cerf, 1978-1980, t. 3, p. 62. Notre traduction).2 Ce long article, d’abord paru dans Genava, 17, 1939, pp. 167-263, a étérepublié, avec une introduction et un épilogue de Carlo Ossola : W. Deonna,‘Evodia’. Croyances antiques et modernes : l’odeur suave des dieux et des élus, Turin : NinoAragno, 2003. Nous nous référons à la publication originale.3 Op. cit., p. 168 ; voir aussi p. 217. Une conception similaire se lit dans labrève note de E. A. Stückelberg, « Der ‘Geruch’ der Heiligkeit », Archivessuisses des Traditions populaires, 22, 1918-1919, pp. 203-205.4 W. Deonna semble s’inspirer de l’ouvrage-manifeste de P. Saintyves, Lessaints successeurs des dieux, Paris : Emile Nourry, 1907. Il va même plus loin enparlant des « dieux chrétiens » (cf. op. cit., p. 191, p. 197). On trouvera uneapproche plus équilibrée du rapport entre dieux antiques et culte des saintsdans l’ouvrage classique de H. Delehaye, Les origines du culte des martyrs,Bruxelles : Société des Bollandistes, 2e éd. rev., 1933, p. 411 sq. Voir demême : J.-Cl. Fredouille, « Le héros et le saint », G. Freyburger, L.Pernot, éd., Du héros païen au saint chrétien, Paris : Institut d’étudesaugustiniennes, 1997, pp. 11-25. Au sujet de l’hagiographie mérovingienne,on consultera toujours l’ouvrage fondamental de Fr. Graus, Volk, Herrscher undHeiliger im Reich der Merowinger. Studien zur Hagiographie der Merowingerzeit, Prague :Nakladatelstvi Ceskoslovenske akademie ved, 1965, p. 175 sq.5 Mêmes problèmes soulevés par l’ouvrage de J.-P. Albert, Odeurs de sainteté. Lamythologie chrétienne des aromates, Paris : Éd. de l'École des hautes études ensciences sociales, 1990. Déjà Fr. Graus reprochait à de nombreuses recherchessur l’hagiographie de mêler époques et milieux de production, et de finirpar présenter une « légende chrétienne » abstraite : « […] die charakteristichenUnterschiede der einzelnen Epochen und Umkreise werden dadurch völlig verwischt und die Legendenerscheinen – sehr zu Unrecht – als eine amorphe und konstante Sammlung verschiedener Topoi »(op. cit., p. 33).6 Nous préférons donc parler d’ « odeurs extraordinaires », « hors ducommun », ou tout au moins d’ « odeurs de sainteté » au pluriel.7 Ce texte très important a, comme bien d’autres Vitae mérovingiennes, unehistoire complexe et disputée. Il est probable que notre recension, datablede la première moitié du VIIIe siècle, est le remaniement d’une Vie plusancienne et perdue, composée par saint Ouen/Audoinus (cf. M. Van Uytfanghe,« Pertinence et statut du miracle dans l’hagiographie mérovingienne (600-

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« cum… turibulisque et timiamatibus » à l’église, où ils le déposèrentjusqu’au jour des funérailles26. Le corps de l’abbesse Bertille deChelles (morte en 702) est « balsamo perunctum27 » avant d’êtredéposé dans la tombe ; celui de Didier de Vienne (mort en 608) est« enveloppé d’aromates et de linges précieux28 ». Des encensoirsaccompagnent le saint vers sa dernière demeure29, où les fidèles serendent par la suite en apportant cierges et encens30. Lorsqueprend place une translation des reliques, la procession comprendtoujours des encensoirs31. À cette occasion, on couvre le corps de

750) », D. Aigle, éd., Miracle et karama, Turnhout : Brepols, 2000, p. 73).8 Les pratiques d’Éloi reflètent l’influence de la spiritualité irlandaisedans l’aristocratie franque de l’époque. D’ailleurs, son ami Ouen, alorsréférendaire, avait connu saint Colomban dans sa jeunesse et menait luiaussi à la cour une existence autant que possible ascétique Cf. articles« Éloi » et « Ouen », P. Riché, éd., Histoire des saints et de la sainteté chrétienne, t.4, Paris : Hachette, 1986-1987, respectivement pp. 122-130 et pp. 223-230.9 Denique iugiter Dominum interpellans pleno pectore fide exigebat, ut si esset accepta eius penitentiaDeo, quoquo ei modo dignaretur dare notitiam. Habebat itaque in cubiculo, ubi assiduae cubitaresolitus erat, multorum pignora sanctorum in suppremis dependentia, sub quorum sacro velaminereclinato in cilicio capite orare consueverat nocte. Quo nimirum in loco, cum ex more quadam nocte inoratione prostratus super cilicium incumberet, somno ingruente obpressus, veluti transeundo inmomento obdormivit, visumque est ei adstetisse repente quendam atque dixisse : ‘Ecce, Eligi, exauditaesunt praeces tuae indiciaque olim quaesita nunc tibi concessa !’ Mox ille excitatus odorem hausitgratissimum, sensit etiam ex gerulo reliquiarum guttas suavissimas supra suum lenissimae defluerecaput. Ex quo nimis attonitus surrexit velociter, et sollicite conspiciens, vidit quasi balsamum distillarede crismario et pallio quo erat opertus. Tanta quippe flagrantia odoris suavissimi totum illud repleveratcubiculum, ut etiam ipse vix ibi subsistere quivisset. Tunc memor suae petitionis, nimiumque largitatembonitatis Dei miratus, altius ingemescens, fidelem retributorem ex intimo corde benedicebat Christum,qui numquam derelinquit sperantes in se. Hoc ergo fuit initium virtutum eius, immo omnipotentis Dei,per quem omnes omnia possunt (Vita Eligii, I, 8, MGH SRM IV, p. 675).10 La Vie parle d’une sorte de « couverture sacrée ». Il est difficiled’imaginer précisément l’aspect de cette installation.11 Mentionnons seulement, dans les limites de la Gaule, les récits composéspar Grégoire de Tours (538-594).12 Il présente une double acception : reliquaire ; vase pour le saint-chrême(parfois appelé chrêmeau). Or le chrême est parfumé. Cf. les articles« chrismarium » dans : Ch. Du Cange, Glossarium mediae et infimae latinitatis, nlle éd.augm. par L. Favre, Niort : L. Favre, 1883-1887; Dictionary of Medieval Latin,Londres : Oxford University Press, 1975 ; A. Blaise, Dictionnaire latin-français desauteurs du Moyen Age, Turnhout : Brepols, 1975. Toutefois, J. F. Niermeyer,Mediae Latinitatis Lexicon Minus, Leiden : E. J. Brill, 1976, ne mentionne quel’acception « reliquaire ». De manière significative, le canon 6 du conciled’Auxerre (561-605) décrète : « Qu’à la mi-carême les prêtres aillentchercher le chrême, […] et cela avec le chrêmeau (crismarium) et un linge,comme on fait pour transporter les reliques des saints » : « cum crismario et linteo, sicut reliquiaesanctorum deportari solent » (J. Gaudemet, B. Basdevant (intro., trad., notes), Lescanons des conciles mérovingiens (VIe-VIIe s.), Paris : Cerf, 1989, pp. 490-491).13 Ici, plus que les « vertus » morales et religieuses d’Éloi – déjàmanifestes dans son ascèse – il faut comprendre virtutes comme les

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parfums32. Depuis l’Antiquité, les saints pouvaient – à l’instard’autres défunts, d’ailleurs – être ensevelis après avoir étéaspergés de parfums ou couverts de plantes odorantes ; on versaitdes huiles parfumées sur leurs tombes33 ; dans les martyria, desencensoirs étaient fréquemment mis à disposition des fidèles, quiy déposaient des offrandes d’aromates au moment d’élever leursprières34 ; en outre, en Occident comme en Orient, les tombeaux dessaints étaient parfois munis d’orifices par lesquels on faisaitcouler de l’huile sur leurs ossements : le liquide ainsi imprégné

manifestations de puissance qui commencent dans la personne d’Éloi. L’auteurde la Vie précise qu’elles sont plutôt le fait du Dieu Tout-Puissant lui-même : « immo omnipotentis Dei, per quem omnes omnia possunt ».14 Cf. Gregorius Magnus, Dial., IV, 16, 1.2.4.15 Cumque noctis medio lectulo iacentis adsisterent, subito caelitus lux emissa omne illius cellulaespatium inplevit, et splendor tantae claritatis emicuit, ut corda adsistentium inaestimabili pavoreperstringeret, atque, ut post ipsae referebant, omne in eis corpus obrigesceret et in subito stuporeremanerent. Coepit namque quasi cuiusdam magnae multitudinis ingredientis sonitus audiri, ostiumcellulae concuti ac si ingredientium turba premeretur, atque, ut dicebant, intrantium multitudinemsentiebant, sed nimietate timoris et luminis videre non poterant, quia earum oculos et pavordepresserat, et ipsa tanti luminis claritas reverberabat. Quam lucem protinus miri est odoris fragrantiasubsecuta, ita ut earum animarum, quia lux emissa terruerat, odoris suavitas refoveret (Dial., IV,16,5, op. cit. p. 64-66 ; trad. P. Antin).16 Cumque ante fores cellulae exhiberentur caelestes exsequiae, sancta illa anima carne soluta est. Quaad caelum ducta, quanto chori psallentium altius ascendebant, tanto coepit psalmodia lenius audiri,quousque et eiusdem psalmodiae sonitus et odoris suavitas elongata finiretur (IV, 16,7, p. 66-68; trad. P. Antin).17 Cf. p. ex. Gregorius Turonensis, Liber in gloria martyrum, 90 (MGH SRM I/2, p.98-99) ; Ermenricus, Sermo de vita Sualonis (Soli), 10 (MGH Script. XV, p. 162).18 Parmi les verbes concernant tant l’exhalaison que l’olfaction, « sentire »est le plus commun et apparaît sur tout l’arc de temps du corpus étudié. Ilfaut toutefois prendre garde à limiter sa signification au domaine olfactif,ou même au domaine sensoriel en général : « sentire », c’est aussi « penser »,« juger », « apprécier », etc. Cf. P. Morillon, Sentire, sensus, sententia. Recherchesur le vocabulaire de la vie intellectuelle, affective et physiologique en latin, Lille : Universitéde Lille, 1974.19 Gregorius Turonensis, Liber in gloria confessorum, 83, MGH SRM I/2, p. 351.20 Cf. Br. Beaujard, Le culte des saints en Gaule. Les premiers temps, d’Hilaire de Poitiers à la findu VIe siècle, Paris : Cerf, 2000, p. 244.21 Sed evidentius adhuc scire cupiens, detegit monumentum, amotoque operturio, repperit venerabilecorpus valde integrum, de quo non caesaries decidua, non barba fuerat diminuta, neque aliquid in cutecorruptum aspiciebatur aut tetrum; sed erant omnia inlaesa, ac si nuper fuissent recondita, tantusqueodor suavitatis flagrabat a tumulo, ut non dubitaretur, ibique quiescere Dei amicum (GregoriusTuronensis, op. cit., p. 352). 22 Cependant, les textes vus jusqu’ici permettent déjà de montrer que ce lienentre corps intact et odeur suave n’est nullement généralisé dans les récitsd’odeurs extraordinaires.23 Lauri etiam folia sub se habebat strata (ibid.).24 Ce phénomène est attesté même après un laps de temps considérable : en1845, lors de la découverte de la tombe du martyr Hyacinthe (mort entre 253-

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de la vertu du saint était ensuite recueilli grâce à un systèmed’écoulement prévu à cet effet35.

On sait que, avant la mise en place des procédures decanonisation contrôlées par la papauté à partir du XIIe siècle, lasainteté d’un ami de Dieu était normalement consacrée par latranslation de ses reliques dans une église. Du point de vuematériel, celle-ci devenait alors un espace sacré doublementodorant, puisqu’aux senteurs de l’encens et du chrême liturgiquess’ajoutaient les fragrances des aromates, des parfums, ousimplement des plantes dont les fidèles couvraient la tombesainte36. En l’absence de la sépulture d’un saint, des reliquesétaient introduites dans l’église lors de la consécration del’édifice. À cette occasion, l’encens était brûlé en abondancetant dans le cours de la procession accompagnant les reliques37 quedans l’église elle-même38. Placées dans ou sous l’autel, les

260), un léger parfum d’essence de rose fut perçu sur les ossements et lescendres (cf. Boll. di Arch. Crist., 1894, p. 28, cit. dans P. Allard, Les dernièrespersécutions du IIIe siècle, 2e éd. rev., Paris : V. Lecoffre, 1898, p. 383-384).Selon un témoignage bien plus ancien, l’excellente odeur perçue lors del’ouverture, à la fin du Xe siècle, de la tombe de saint Sever (inhumé en578) fut attribuée au parfum imprégnant les bandelettes enserrant le corps(cf. Vie de saint Sever, cit. dans E. A. Pigeon, « De l’embaumement des morts àl’époque mérovingienne », Bulletin archéologique du Comité des travaux historiques etscientifiques, 1894, p. 141).25 D’ailleurs, les écrits de Grégoire tendent à juxtaposer et superposercausalités naturelles et surnaturelles (cf. G. de Nie, Views from a many-windowed tower : studies of imagination in the works of Gregory of Tours, Amsterdam : Rodopi,1987, p. 38).26 Cf. Donatus, Vita Trudonis confessoris Hasbaniensis, 21 (MGH SRM VI, p. 292).27 Vita Bertilae abbatissae Calensis, 8, MGH SRM VI, p. 109.28 Cumque jam odoramentis, et pretiosis linteaminibus involvendum sanctissimi martyris corpus…(Ado Viennensis, Passio sancti Desiderii episcopi Viennensis, PL 124, 441).29 Cf. Virtutes Fursei abbatis Latiniacensis, 15 (MGH SRM IV, p. 445).30 Cf. Donatus, Vita Trudonis confessoris Hasbaniensis, 22 (op. cit., p. 292).31 Cf. Vita Ansberti episcopi Rotomagensis, 28 (MGH SRM V, p. 637).32 Cf. Virtutes Fursei abbatis Latiniacensis, 22 (op. cit., p. 448).33 Cf. Prudentius, Peristephanon liber, XI, 194 ; Paulinus Nolanus, Carmina, XIV ;XVIII ; Gregorius Magnus, Registrum epistularum, IX, 148.34 Cf. B. Caseau, « Christian bodies : the senses and early ByzantineChristianity », L. James, éd., Desire and Denial in Byzantium, Aldershot : AshgateVariorum, 1999, p. 108.35 Cf. B. Caseau, « Parfum et guérison dans le christianisme ancien etbyzantin : des huiles parfumées des médecins au myron des saintsbyzantins », V. Boudon-Millot & B. Pouderon, Les Pères de l’Église face à la sciencemédicale de leur temps, Paris : Beauchesne, 2005, pp. 148-149. Ce genred’aménagement est présent dans deux tombes découvertes il y a quelquesannées à Marseille, cf. S. Laurant, « Une basilique inconnue », dans Le Mondede la Bible, 157, 2004, p. 157.

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reliques faisaient monter leur agréable parfum, réel ousymbolique, vers le Christ39. Lampes à l’huile parfumée etdécorations florales40 contribuaient à imprégner l’air et les mursde suaves odeurs. C’est le cas d’une basilique de Clermont : « leplus souvent une odeur très douce, comme celle d’aromates, y estperçue par les gens pieux41 ». Non loin de là, dans une église sansdoute plus modeste, Grégoire de Tours hume « un parfum de lys, deroses42 ». Si un ecclésiastique est ainsi sensible à l’atmosphèreodorante des églises, comment s’étonner des réactions des laïcs ?Vers 680, la veille de Pâques, Childéric II entre dans l’égliseSaint-Nazaire d’Autun : « devant l’éclat de tant d’éclairage et leparfum du chrême qui y servaient à la sanctification des baptisés,il s’immobilisa de stupeur43 ».

Ainsi, selon les termes de Peter Brown, « les grands sanctuairesde la Gaule étaient constamment illuminés, et parfumés enpermanence de substances aromatiques. Dans un monde mal éclairé,malodorant, chacun d’eux tranchait comme un ‘fragment duParadis’ »44. Or l’impression faite par les lieux et les rites surles fidèles n’était sans doute pas purement esthétique, ellerépondait également profondément à des attentes et des nécessitésd’ordre psychologique et même physique45.

La culture olfactive médiévale se déployait aussi à travers laparole, écrite ou prononcée, donc lue et écoutée46. En premierlieu, de toute évidence, il faut indiquer l’Écriture sainte. Plusqu’un livre (d’ailleurs rarissime sous la forme d’un livre uniqueà l’époque47), c’était un univers, un horizon, une expérience même.Selon les mots de Jean Leclercq :

Les mémoires […] étaient meublées de souvenirs scripturaires […] ; cet ouvrage était l’alimentle plus fréquent des lectures publiques et privées, des commentaires qu’on lisait ou qu’onentendait. […] Nous avons peine à saisir à quel point, avec quelle profondeur et quelleintensité, les mots, les faits, les images et les idées de ce livre par excellence pouvaient segraver dans les esprits48.

La littérature chrétienne antique a abondamment commenté lespassages scripturaires mentionnant les parfums divins49. A leurtour, les hagiographes s’y réfèrent, ouvertement ou non. Prenonsun texte fréquemment commenté par les auteurs chrétiens del’Antiquité et du Moyen Age50 : « Ecce odor filii mei tamquam odor agri quemDominus benedixit51 ». On le trouve inséré dans la Vie de saintPatrick, écrite à la fin du VIIe siècle. Le passage suivant relateque, après la mort du saint, des anges prièrent les psaumes lorsde la vigile funéraire ; puis, lorsque vinrent des personnes pourveiller le corps, ils s’en allèrent :

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Mais après que les anges s’en furent allés vers le ciel, ils répandirent un parfum très suave,comme celui du miel, et une fragrance douce comme celle du vin, de sorte que s’accomplît cequi fut dit en bénédiction au patriarche Jacob : « Voilà l’odeur de mon fils comme l’odeurd’un champ opulent qu’a béni le Seigneur »52.

Si ce sont les anges qui laissent derrière eux la douce odeur, lacitation du livre de la Genèse associe bien celle-ci au corpssaint.

On sait par ailleurs l’importance du corpus exégétiquepatristique et médiéval consacré au Cantique des Cantiques53, poème36 En retour, Dieu et les saints répondent à ces dons en répandant lesparfums miraculeux, comme l’explique B. Caseau : « The simple fact of spreading someunguent on a tomb allowed the fragrance to fill the sanctuary, while the actual matter was packedagain in a pyxis or a bottle for further use as medicine. […] The saint received the homage of thefragrance – a demonstration of faith that he was in Paradise –, in exchange the saint gave from thissame Paradise the universal panacea of its blessed aromatherapy », B. Caseau, ‘Evodia’. The Useand Meaning of Fragrances in the Ancient World and their Christianization (100-900 AD), thèseinédite, Princeton, 1994, p. 241.37 Outre les exemples cités plus haut, voici une attestation datée de 836 :sacras reliquias in aureis argenteisque reconditoriis cum aromatibus praeferebant (Translatio sanctiLiborii, cit. dans M. Heinzelmann, Translationsberichte und andere Quellen desReliquienskultes, Turnhout : Brepols, 1979 (Typologie des sources du Moyen Âgeoccidental, 33), p. 51, n. 24). Une plaque d’ivoire du Ve-VIe s., conservée àTrèves, représente des encensoirs pendus aux fenêtres du palais impérialtandis que passe une procession de reliques (cf. B. Caseau, ‘Evodia’, op.cit., p.272). 38 Cf. Gregorius Magnus, Dial., III, 30, 2-7.39 Cf. Paulinus Nolanus, Carmina, XXVII, vv. 400-405 (G. de Hartel, éd.,1894 ; ed. altera supplementis aucta M. Kamptner, Wien : Verlag derOesterreichischen Akademie der Wissenschaften, 1999 (CSEL 30), pp. 279-280).40 Cf. B. Caseau, ‘Evodia’, op. cit., pp. 279-281.41 […] et vere plerumque inibi odor suavissimus quasi aromatum advenire a religiosis sentitur(Gregorius Turonensis, Libri Historiarum, II, 16, MGH SRM I/1, p. 64).42 […] odorem liliorum, rosarum naribus hausimus (Gregorius Turonensis, Liber in gloriaconfessorum, 40, MGH SRM I/2, p. 323).43 […] ad tanti luminis claritatem seu odorem chrismatis, quae illic in baptizantium sanctificationegerebantur, obstipuit (Passio I Leudegarii episcopi et martyris Augustodunensis, 10, MGH SRM V,p. 292). Fr. Graus soulignait l’impression que devaient faire sur des païensgermaniques les églises, avec leurs images, leurs croix, leur encens (cf.Volk, Herrscher und Heiliger, op. cit., p. 165).44 P. Brown, L’Essor du christianisme occidental. Triomphe et diversité (200-1000), (voir depréférence la 2e éd. anglaise revue : Oxford : Wiley-Blackwell, 2003),Paris : Seuil, 1997, p. 138. 45 G. de Nie relève ainsi la puissance du symbolisme de la lumière et del’illumination dans un « environnement de ténèbres » (cf. G. de Nie, Viewsfrom a many-windowed tower, op. cit., p. 192). Sur ce thème et de multiples aspectsconnexes, voir aussi C. Vincent, Fiat Lux. Lumière et luminaires dans la vie religieuse duXIIIe au XVIe siècle, Paris : Cerf, 2004.

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foisonnant d’images aromatiques. Il n’est donc pas surprenant delire que certaines Vies de saints font appel à ce texte. La Vie deDidier de Cahors, par exemple (rédigée fin VIIe ?), fait suivre lamort du saint par un long collage de citations bibliquesillustrant sa grandeur ; l’une d’elles est justement : « Post te inodorem unguentorum tuorum currimus54 » (Ct 1, 3). De son côté, l’auteurde la seconde Vie de sainte Aldegonde (rédigée fin IXe ou début Xe)recourt au Cantique pour proclamer la vaste diffusion de la Paroledivine à travers la prédication et les exemples des saints :

Partout, à travers ses membres, le Sauveur brille. Son nom est une huile parfuméerépandue (cf Ct 1, 2 ; Vulg.) ; partout le tonnerre retentit, partout il pleut àtravers l’Évangile, à travers les apôtres, à travers les docteurs, à travers les exemples des

46 Les éléments que nous indiquons ci-après entrent évidemment en jeu demanière différente et dans des proportions variables selon que nous prenonsen considération les auteurs de textes (les hagiographes par exemple) ouleurs destinataires (moines ou fidèles laïcs, lettrés ou non), ainsi que lesmodalités de réception des textes (lecture personnelle, écoute des textes,fréquentation liturgique).47 Les livres bibliques circulaient généralement comme textes séparés :« L’immense majorité des manuscrits bibliques conservés, tant des anciennesversions que de la Vulgate, ne contiennent qu’une partie minime des livressacrés » (A. Mundò, cit. dans M. Van Uytfanghe, « La Bible et l’instructiondes laïcs en Gaule mérovingienne : des témoignages textuels à une approchelangagière de la question », Sacris erudiri, 34, 1994, p. 92, n. 114).48 J. Leclercq, « L’Écriture sainte dans l’hagiographie monastique du hautMoyen Âge », La Bibbia nell’alto Medioevo, Settimane di studio…, 10 (1962),Spolète : 1963, pp. 124-125.49 Cf. M. Roch, L’intelligence d’un sens. Odeurs miraculeuses et odorat dans l’Occident du hautMoyen Âge (Ve-VIIIe siècles), Turnhout : Brepols, 2009, pp. 46-85.50 À la même époque que les Vitae que nous avons étudiées, Bède, par exemple,retourne sur ce texte (cf. Hexaemeron, II (PL 91, 104), Commentarii inPentateuchum : Genesis, XXVII (ibid., 251).51 Gn 27, 27.52 Postquam autem in caelum profecti sunt angueli [sic !], odorem suavissimum quasi mellis etflagrantiam dulcedinis quasi vini dimisserunt; ut impleretur quod in benedictionebus patriarchae Jacobdictum est : ‘Ecce odor filii mei tanquam odor agri pleni quem benedixit Dominus’ (Muirchú, Vitasancti Patricii, II, 8, E. Hogan, éd., AB, 1, 1882, p. 581).53 Voir E. A. Matter, The Voice of My Beloved. The Song of Songs in Western MedievalChristianity, Philadelphia : Univ. of Pennsylvania Press, 1990. Sur le thème duparfum, cf. P. Meloni, Il profumo dell’immortalità. L’interpretazione patristica di Cantico 1, 3,Rome : Studium, 1975.54 Ct 1, 3 (cit. dans Vita Desiderii Cadurcae urbis episcopi, 55, MGH SRM IV, p. 601).Il s’agit d’une version antérieure à celle de la Vulgate et proche destextes utilisés par un Ambroise (cf. De mysteriis, VI, 29) ou un Augustin(Confessiones, XIII, 15, 18 ; In Epistolam Iohannis ad Parthos Tractatus 26, 5). Sur cesquestions, synthèse dans E. A. Matter, The Voice of My Beloved, op. cit., p. XXXIV-XXXV. Voir aussi D. De Bruyne, « Les anciennes versions latines du Cantiquedes Cantiques », Revue bénédictine, 38, 1926, pp. 97-122.

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saints55.

La présence d’un autre texte biblique, extrait des lettres dePaul, apparaît en filigrane dans les Vies de saints :

Grâce soit rendue à Dieu qui, par le Christ, nous emmène en tout temps dans son triompheet qui, par nous, répand en tout lieu le parfum de sa connaissance. De fait, nous sommespour Dieu la bonne odeur du Christ56.

Les Vies des Pères du Jura rapportent ainsi : « fraglabat ubique bonusodor servorum Domini nostri Iesu Christi57 ».

Les textes hagiographiques sont ainsi tissés de référencesbibliques liées à notre sujet. Explicites ou non, celles-ci créentde multiples effets sous forme de remplois, d’échos, deréminiscences58.Les textes bibliques étaient connus et lus aussi indirectement,par exemple à travers les commentaires patristiques. On lediscerne dans la Vie de saint Wigbert (abbé de Fritzlar mort en 745),dans laquelle Loup de Ferrières décrit comment s’est diffusée laréputation des miracles du saint après que ses ossements eurentété mis à l’abri dans le monastère de Hersfeld (780) :

[…] de même qu’un parfum très précieux, quand il est remué, répand largement les plusagréables odeurs, les reliques de cet homme, une fois déplacées, exhalèrent abondammentle parfum des miracles59.

On discerne ici l’association paulinienne, signalée plus haut, entreparfum dégagé et diffusion de la connaissance divine (cf 2 Co 2,14-15). Mais nous avons aussi une explication intéressante de la

55 Ubique per membra sua Salvator coruscat. Oleum effusum nomen ejus; ubique tonat, ubique pluitper Evangelium, per apostolos, per doctores, per exempla sanctorum (Vita sanctae Aldegundisabbatissae Malbodiensis, prol., PL 132, 860).56 2 Co 2, 14-15 (TOB).57 Vitae Patrum Iurensium, 111, Fr. Martine, éd., Paris: Cerf, 1968, p. 354. 58 Voir M. Van Uytfanghe, « L’empreinte biblique sur la plus anciennehagiographie occidentale », J. Fontaine, Ch. Pietri, éds., Le Monde latin antiqueet la Bible, Paris : Beauchesne, 1985 (Bible de tous les temps, vol. 2), pp. 565-611,ainsi que « Modèles bibliques dans l’hagiographie », P. Riché, G. Lobrichon,éds., Le Moyen Age et la Bible, Paris : Beauchesne, 1984 (Bible de tous les temps, vol.3), pp. 449-488. Voir aussi C. Veyrard-Cosme, « Typologie et hagiographie enprose carolingienne : mode de pensée et réécriture. Étude de la Vita Willibrordi,de la Vita Vedasti et de la Vita Richarii d’Alcuin », D. Boutet, L. Harf-Lancner,éds., Écriture et modes de pensée au Moyen Âge (VIIIe-XVe siècles), Paris : Presses del'Ecole normale supérieure, 1993, pp. 157-186.59 […] ut unguentum preciosissimum, quando est agitatum, gratissimos late spargit odores, ita virihuius motae reliquiae ubertim miraculorum spiravere fraglantiam (Lupus, Vita Wigberti abbatisFriteslariensis, 23, MGH Scr. XV, p. 42).

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« bonne odeur » des miracles produits sur les reliques du saint :c’est justement parce que ces dernières ont été déplacées qu’ellessont devenues le foyer de miracles. Loup de Ferrières (805-862)semble s’inspirer ici d’un passage d’un des ouvrages les plus luspar les moines de l’Occident médiéval, les Moralia in Iob de Grégoirele Grand :

Sans doute, la vertu [de Job] s’exerça durant le temps de la tranquillité, mais ce n ’estqu’après avoir été agitée par les malheurs que cette vertu diffusa son parfum. […] Comme,en effet, les parfums ne peuvent être sentis au loin s’ils ne sont agités, et comme lesaromates ne dégagent pas leur fragrance s’ils ne sont brûlés, ainsi les saints ne fontconnaître le parfum de leurs vertus que dans leurs tribulations60.

La métaphore utilisée par Loup apparaît particulièrementefficace si l’on prend en compte les circonstances de latranslation des reliques du saint vers le monastère de Hersfeld.En effet, on peut penser que la communauté de Fritzlar, dontWigbert avait été l’abbé, revendiquait ses restes mortels, et queles moines de Hersfeld aient alors ressenti la nécessité demontrer que c’est justement le transfert des reliques chez eux quien libéra la puissance miraculeuse, « ut unguentum preciosissimum… ».

3. Culture olfactive médiévale : la dimension liturgique

Nous avons indiqué que les gestes et les pratiques faisaientpartie intégrante de la culture olfactive. Or – en dehors desgestes de dévotion privée –, les usages religieux d’aromatesprenaient normalement place dans un contexte liturgique, c’est-à-dire public, dans lequel ils étaient accompagnés de lectures, deprières, d’homélies61. En d’autres mots, aux suaves odeursrépandues autour des corps saints, ou remplissant en général les60 Virtus quippe etiam per quietem se exercuit, sed virtutis opinio commota per flagella fragravit. […]Sicut enim unguenta redolere latius nesciunt nisi commota et sicut aromata flagrantiam suam non nisicum incenduntur expandunt ; ita sancti viri omne quod virtutibus redolent in tribulationibusinnotescunt (Gregorius Magnus, Moralia, praef., 6, M. Adriaen, éd., Turnhout :Brepols, 1979 (CCsl 143), pp. 11-12). Césaire d’Arles exprimait une idéesemblable en comparant les justes à des vases d’aromates : lorsque le ventdes tribulations les remue, ils exhalent un parfum désirable (cf. Sermones,70, 1, G. Morin, éd., Turnhout : Brepols, 1953 (CCsl 103), p. 295). Voiraussi Augustin, Sermones, CCLXXIII, 5: Coepit persecutionem pati odor sanctorum: sedquomodo ampullae unguentorum, quanto magis frangebantur, tanto amplius odor diffundebatur (PL38, 1250).61 Dans le rite en général, expression verbale et expression gestuelle,toutes deux réglées à l’avance, « se soutiennent mutuellement », Fr.Jacques, « Des jeux de langage aux ‘jeux textuels’. Le cas du ritereligieux », Concilium, 259, 1995, p. 25.

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sanctuaires, correspondait une « présence rhétorique » desparfums. Le cas du Cantique des cantiques – texte débordant de notesolfactives, on l’a dit – est frappant : soumis depuis l’Antiquitéà de multiples interprétations, il ne cessait d’être utilisé dansla liturgie, dans la catéchèse baptismale, dans la théologie dessacrements62. Ainsi les perceptions olfactives des fidèles étaient-elles explicitées et interprétées par la Parole, et par lesparoles63.

Il est superflu de souligner la place des lectures bibliquesdans la liturgie chrétienne : tirées de l’Ancien Testament commedu Nouveau, elles introduisaient depuis toujours la Parole divinedans les assemblées64 ; celles-ci répondaient avec des prièresimprégnées des Psaumes et du langage biblique en général ; hymneset chants reprenaient eux aussi des paroles bibliques. On peutpenser qu’au moins certains textes bibliques concernant desodeurs étaient lus dans le cours de la liturgie, dominicale ouautre. En attendant des recherches plus précises sur ce point, ilest probable que les textes les plus fréquemment commentés parles Pères aient également été les plus significatifs pourl’Église en général65 ; si l’on complète ce premier critère desélection par celui des citations et allusions contenues dans lestextes hagiographiques, on peut estimer avec une certaineassurance que les passages bibliques suivants comptaient parmiles lectures liturgiques :

Ecce odor filii mei tanquam odor agri pleni quem benedixit Dominus (Gn 27, 27).

Oleum effusum nomen tuum (Ct 1, 2). Post te in odorem unguentorum tuorum currimus (Ct 1, 3).

Deo autem gratias qui semper triumphat nos in Christo Iesu et odorem notitiae suaemanifestat per nos in omni loco quia Christi bonus odor sumus Deo in his qui salvi fiunt etin his qui pereunt aliis quidem odor mortis in mortem aliis autem odor vitae in vitam (2Co 2, 14-16).

A partir de critères plus larges, nous pouvons supposer que le62 Cf. P. Meloni, Il profumo, op. cit., pp. 32-33.63 J. M. Soskice a mis en lumière cette fonction générale de l’Écrituresainte : « The sacred literature thus both records the experiences of the past and provides thedescriptive language by which any new experience may be interpreted » (J. M. Soskice,Metaphor and Religious Language, Oxford : Clarendon Press, 1985, p. 160).64 Pour une synthèse récente et de nombreuses indications bibliographiques,cf. E. Palazzo, Histoire des livres liturgiques. Le Moyen Age. Des origines au XIII e siècle,Paris : Beauchesne, 1993, pp. 103-123.65 Il va sans dire que, dans l’Antiquité et jusqu’à l’époque carolingienne,les différences pouvaient être grandes d’une Église particulière à l’autre.

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phénomène de l’« odeur de sainteté » s’appuyait sur d’autrestextes bibliques lus dans la liturgie. Le récit évangélique dela résurrection de Lazare – qui sentait mauvais après troisjours dans la tombe – apparaît comme horizon de référence dansle récit de la translation de saint Wynnebald (mort en 76166) ;on peut penser de même à propos de ceux relatant l’« onction deBéthanie » ou l’épisode des saintes femmes se rendant avec desaromates à la tombe de Jésus67. Rappelons encore la fréquence,dans les deux Testaments, de l’image de « l’encens de laprière » (cf. Ps 141, 2 ; Ap 8, 3-4), image également trèsprésente dans l’hagiographie68.

Les liturgies de différentes Églises, en Afrique, en Espagne,en Gaule, à Milan, prévoyaient des lectures hagiographiques,depuis des temps plus ou moins anciens, pour les fêtes dessaints69. Extraites des Vitae ou des Passiones, elles pouvaientprendre place à la messe ou à l’office, ou dans l’une etl’autre70. Ainsi, dans la période que nous considérons, etexception faite de Rome, les simples fidèles, comme les clercset les moines, pouvaient avoir un certain contact –indubitablement très variable – avec des récits susceptibles dementionner des odeurs suaves de saints ou de saintes. Il leursuffisait pour cela de prendre part à quelque célébration del’Église71.

Tout ce que nous pouvons dire de la « culture olfactive » desfidèles en général concerne a fortiori les hagiographes eux-mêmes(dans le haut Moyen Âge, ils proviennent généralement des

66 Cf. Hugeburc, Vita Wynnebaldi abbatis Heidenheimensis, 13 (MGH Script XV, p. 116).67 Cf. respectivement Mt 26, 6-13, Mc 14, 3-9, Jn 12, 1-8, ainsi que Mc 16,1-2, Lc 24, 1.68 Cf. par exemple Gregorius Turonensis, Libri historiarum, X, 29 (op. cit., p.523) ; id., Liber vitae patrum, XIV, 1 (MGH SRM I/2, p. 268). 69 Ce n’est que dans le courant du VIIIe siècle que l’Église romaine aaccueilli cette pratique, non dans la messe mais uniquement dans les vigilesnocturnes de l’église pontificale. Cf. A. G. Martimort, Les lectures liturgiques etleurs livres, Turnhout : Brepols, 1992 (Typologie des sources du Moyen Âgeoccidental 64), p. 17, 69. Voir aussi E. Palazzo, op. cit., p. 134 sq.70 Cf. A. G. Martimort, op. cit., p. 69.71 Une approche langagière des sources permet d’avancer que, dans le cas dela Gaule mérovingienne au moins, la participation et l’attention des fidèlesaux rites liturgiques ont pu être assez considérables (cf. M. Van Uytfanghe,« La Bible et l’instruction des laïcs », art. cit., pp. 119-120). Mais J.Chélini estime pour sa part que la participation liturgique des simplesfidèles est, vers la moitié du VIIIe siècle, probablement faible, ne serait-ce qu’en raison de la petitesse et du nombre insuffisant des églises (cf.L’aube du Moyen Age. Naissance de la chrétienté occidentale : la vie religieuse des laïcs dans l’Europecarolingienne (750-900), Paris : Picard, 1991, p. 245 sq.)

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milieux monastiques, et c’est à des communautés monastiquesprécises qu’ils destinent leurs ouvrages). Un passage de la Viede saint Omer, datée du début du IXe siècle (Omer est mort vers667) montre qu’ils ne rédigent pas simplement des textesdétachés d’un patrimoine plus vaste de notions, deconnaissances, voire d’expériences. Voici le récit du prodigequi suivit le trépas du saint (survenu vers 667) :

Quant à ceux qui, à cette même heure, furent présents dans la demeure, ils témoignèrentqu’un tel parfum pénétra leurs nez et leurs bouches que cette demeure semblait rempliede tous les aromates, comme souvent cela est arrivé lors de la mort desautres saints. ‘Elle est précieuse’, en effet, ‘au regard du Seigneur la mort de sessaints’ (Ps 115, 15)72.

Notons l’observation de l’hagiographe sur ce que devait comporterla mort d’un saint – une effusion de parfum. Avant même d’affronter laquestion de la « véracité » de ce récit, nous devons prendre enconsidération cette référence à un modèle présent dans d’autresVitae. Dans le passage cité, nous discernons, en effet, leslectures hagiographiques faisant partie du bagage intellectuelde l’auteur, mais également de son public, à qui, en fin decompte, il adresse cette allusion à la mort parfumée des saints.Face à la possibilité que celle-ci constitue ici un topos,comment évaluer ne serait-ce que la plausibilité de ce récit ?Ce passage de la Vita Audomari illustre fort bien la problématiquedes sources et des modèles littéraires dans l’hagiographie, etdonc de la véracité des récits qu’elle transmet. Il n’en demeurepas moins que, même sans fondement factuel historique, le récitde la mort d’Omer devait « sonner vrai » pour ses auditeurs73.

4. Perceptions olfactives et ‘topoi’

De multiples travaux l’ont démontré, on ne perçoit que ce quel’on est prêt et préparé à percevoir :

en réalité, nous n’atteignons jamais directement ce que nous appelons communément leréel ; il nous est possible de le percevoir seulement par des médiations. Il se rend présent àtravers la trame symbolique complexe de la culture, en particulier à travers l’activité du

72 Hi vero, qui in eadem hora in ea domu presentes fuerunt, testati sunt, quod talis eorum nares et oraintravit odor, quasi illa domus omnibus aromatibus fuisset plena, sicut sepe in aliorum sanctorum exitucontigit. ‘Preciosa est’ enim ‘in conspectu Domini mors sanctorum eius’ (Vita Audomari, 14, MGHSRM V, p. 762).73 « Le sens critique ne perd même pas ses droits lorsque les moinesinventent » (J. Leclercq, L’Amour des lettres et le désir de Dieu. Initiation aux auteursmonastiques du Moyen Âge, Paris : Cerf, 1957 (3e éd. corr. 1990), p. 153).

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langage, au sens global du terme74.

La perception en général est à la fois le produit d’une cultureet un processus actif à partir de celle-ci75. La perceptionolfactive ne fait pas exception à ces principes généraux : « Commedans de nombreux domaines sensoriels, la perception [olfactive]est conforme à ce que vous attendez de l’objet, avant même qu’ilne soit perçu76 ».

Les récits relatant les perceptions d’odeurs extraordinairess’appuient nécessairement sur d’autres notions et représentations,explicites ou non, ainsi que sur des pratiques et des usagesconcrets que nous avons essayé de mettre en évidence. La fréquencedes tournures comparatives77, par exemple, est une indicationévidente de l’appui du récit sur les expériences, réelles ousupposées, des auditeurs/lecteurs. D’autre part, les récitséclairent et justifient en retour les autres éléments del’ensemble. Ainsi, la suave odeur attestée dans la lecture de laVie du saint confère une signification nouvelle aux aromates dont74 S. Maggiani, « Rite/rites », D. Sartore, A. M. Triacca, éds., adapt.française H. Delhougne, dir., Dictionnaire encyclopédique de la liturgie, Turnhout :Brepols, 1992-2002, vol. 2, p. 322. « […] Hermeneutics tells us that objects can hardlybe perceived unless already existing concepts of the perceived objects are available in a given culture  »(H. Kleinschmidt, Understanding the Middle Ages. The transformation of ideas and attitudes inthe medieval world, Woodbridge : The Boydell Press, 2000, p. 195. L’auteurrenvoie ici à l’ouvrage de H.-G. Gadamer, Warheit und Methode, Tübingen 1960 ;trad. fr. de l’édition revue et complétée : Vérité et méthode : les grandes lignes d'uneherméneutique philosophique, Paris : Seuil, 1996).75 « Perception […] is constructing mental images from incoming sensory data according to pre-existing models, and these are learned » (G. de Nie, « Images as ‘Mysteries’: TheShape of the Invisible », Journal of Medieval Latin, 9, 1999, p. 85). Quelque chosed’analogue advient jusque dans l’expérience mystique : Hans Jonas, sefondant sur des documents de l’Antiquité tardive, avance que la théoriemystique n’est pas un reflet ou une projection de l’expérience mystique, mais aucontraire elle précède cette dernière et en constitue une condition : « [theexplicit theory] furnishes the horizon for its evidential experiences and specifies them in advance. Itinspires the search for them, fosters them, and legitimates them » (H. Jonas, « Myth andMysticism: A Study of Objectification and Interiorization in ReligiousThought », Journal of Religion, 49, 1969, p. 328). Sur ces questions, voir l’essaiphilosophique de R. Barbaras, La perception. Essai sur le sensible, Paris : Hatier,1994.76 F. Brochet & G. Morrot, « La couleur des odeurs », Pour la science, dossierhors-série, avril/juin 2003, p. 117. Si l’on passe au problème de lacatégorisation des odeurs, on apprend que, pour effectuer cette opération,le sujet dépend pour une bonne part de son bagage propre d’odeurs« prototypiques », ainsi que de sa capacité de nommer les odeurs qu’ilperçoit. Cf. A. Holley, Éloge de l’odorat, Paris : Odile Jacob, 1999, pp. 128-134. 77 Cf. M. Roch, L’intelligence d’un sens, op. cit., pp. 491-492.

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on entoure sa tombe, aux odeurs que les fidèles perçoivent auprèsde celle-ci.

De manière générale, les textes bibliques, patristiques,hagiographiques, lus à haute voix ou médités en privé, ontcertainement pourvu les fidèles – en fait, les moines et lesclercs surtout – d’un « outillage » intellectuel, imaginaire etmental chargé d’autorité, qui les rendait capables de prêterattention aux odeurs, de percevoir et d’interpréter certainesd’entre elles : les odores suavitatis, qui sont toujours des odeurshors du commun. On peut même avancer l’hypothèse d’une sorted’« attente » à l’égard de semblables sensations olfactives. Nouslisons des indices d’une attitude de ce genre dans divers récits,comme celui fait par Guntram de l’exhumation de Sualon :

[…] nous avons soulevé le couvercle du sarcophage, désormais depuis de nombreuses annéesdéposé sous la terre et cependant intact. Et comme, avec le plus grandempressement, nous cherchions à voir si l’intérieur contenait quelquechose qui fût exempt de corruption, une fumée telle et d’un parfum siextraordinaire et ineffable en sortit soudain que la basilique tout entière, ainsi remplie,exhalait la plus suave odeur78.

Si l’on accepte, en lien avec les odeurs extraordinaires,l’hypothèse d’un « outillage » intellectuel et mental largementpartagé, la question des stéréotypes littéraires (topoi) doitalors être reconsidérée. On sait qu’ils peuvent recéler unepart de réalité : sous sa veste topique, la mention d’une douceodeur peut se fonder sur une perception authentique. En outre,les topoi contribuent à la vérité psychologique globale desrécits dont ils font partie intégrante ; ils ne sauraient doncêtre considérés comme insignifiants79. Mais le rôle des topoi estencore plus important, puisque, d’une manière générale, c’est àtravers eux que s’effectue la perception même de la réalité80.Il y a une trentaine d’années, J. Le Goff soulignait dans desréflexions sur « l’histoire des mentalités » l’importance pourl’historien de l’étude de ces lieux communs, de leur apparitionet de leur disparition; et, point intéressant, il se demandaitsi des topoi entièrement coupés de la réalité, devenus enprincipe inopérants, sont concevables81. Récemment, Mary78 […] levavimus sarcofagi operculum ex multis iam annis subtus terram positum et tamen integrum. Etdum libentissime quid intus incorrupti haberet contemplaremur, tantus et tam ineffabilis mirifici odorisfumus subito inde egressus est, ut tota basilica suavissime ex eo redoleret impleta (témoignage deGuntram recueilli dans Ermanricus, Sermo de vita sancti Sualonis dicti Soli, 10, MGHScript. XV, p. 162). Le récit de la mort de sainte Gertrude de Nivellessemble montrer que l’expectative portait sans doute sur toute manifestationde virtus : cf. Vita Geretrudis abbatissae Nivellensis, 7 (MGH SRM II, p. 464) ; ce texteest étudié dans M. Roch, L’intelligence d’un sens, op. cit., pp. 116-117.

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Garrison nous a avertis que les émotions elles-mêmes peuventêtre exprimées sous des formules stéréotypées, car les topoidans les textes médiévaux ne sont pas, par définition,antithétiques à l’expression ou à la communication desentiments authentiques82. Dans cette optique, les topoi seraientmoins des « clichés » que des « structures de significationpartagées » (« shared structures of meaning ») ; ils exercent ainsiune fonction communicative essentielle83. On voit que, du pointde vue de l’histoire aussi bien que de la communication et dela perception, le topos présente un intérêt bien plus grand quesi l’on s’en tient à une approche exclusivement littéraire.

Dans la période que nous considérons, il y avait doncsuffisamment d’éléments pour que certaines odeurs fussent perçueset interprétées selon des catégories de pensée chrétiennes. Àdivers degrés, tous ceux, laïcs ou élites religieuses, quiavaient, d’une manière ou d’une autre, accès à la cultureecclésiastique étaient ainsi pourvus d’un « outillage » denotions, de mots et d’images en relation avec odeurs et odorat. Ilest donc fort possible que certains personnages, dans les milieuxmonastiques surtout, aient effectivement eu des expériencesolfactives extra-ordinaires auprès de saints, surtout au moment dela mort de ceux-ci ou, plus tard, sur leurs tombes : ce que nousavons exposé des caractéristiques générales de la perception, descirconstances des expériences olfactives racontées, du contexteculturel des récits, converge sur ce point.

5. Expériences religieuses, récits, liturgie

La notion d’expérience religieuse, centrale dans les sciencesreligieuses, nous semble éclairante lorsqu’on s’interroge sur lesphénomènes olfactifs allégués dans les récits du haut Moyen Âge.En effet, l’expérience religieuse ne se réduit pas à laperception84, elle est également interprétation85 ; elle estintrinsèquement liée aux croyances du sujet86 ; celui-ci, enfaisant l’expérience de l’Autre87, fait l’expérience de soi et desa place dans la communauté88. Enfin, l’être humain éprouve « lebesoin quasi irrésistible […] d’exprimer toute expériencereligieuse qu’il fait, de la formuler pour lui-même et pourautrui89 ».

En parlant d’ « expérience », nous n’oublions pas que noustravaillons avec des textes, et nous n’entendons pas nier que cestextes – en général des récits hagiographiques – comportent leursconventions, leur modèles, leur langage, dont l’historien doit

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tenir compte. Néanmoins, nous avons fait observer que ces formesne sont en elles-mêmes pas antithétiques à l’expression de faitsou de sentiments authentiques90. Si nous ne pouvons pas, répétons-le, nous prononcer sur la réalité des exhalaisons prodigieuses,nous devons nous interroger sur ce que nos documents en disent etcomment ils le font. La notion d’expérience religieuse nous paraîtpropre à conforter notre effort de prendre nos sources au sérieux.

Or l’expérience religieuse ne constitue pas un fait isolé ducontexte social et culturel91. Selon Janet M. Soskice, elleparticipe, au contraire, d’un dynamisme de circularité avec lesauctoritates du sujet :79 Cf. J.-Cl. Poulin, L’idéal de sainteté dans l’Aquitaine carolingienne d’après les sourceshagiographiques (750-950), Québec : Presses de l'Université Laval, 1975, p. 26.80 « […] man darf nie vergessen, dass in zahlreichen Fällen Menschen nicht nur topisch schreiben,sondern sogar topisch (d. h. konventionell) empfinden » (Fr. Graus, op. cit., p. 76). Dansune perspective un peu différente, M. Van Uytfanghe mentionne égalementcette possibilité : « Même à propos de phénomènes merveilleux comme leschants angéliques ou l’odor suavitatis […], on peut se demander si le topos connune peut pas, dans certains cas, provoquer l’autosuggestion chez ceux quientourent une personne mourante qu’ils considèrent déjà comme une sainte »(« Le remploi dans l’hagiographie : une ‘loi du genre’ qui étouffel’originalité ? », Ideologie e pratiche del reimpiego nell’alto Medioevo, Settimane distudio…, 46 (1998), Spolète : 1999, p. 391, n. 128).81 « Quand un lieu commun apparaît-il ou disparaît-il, et, plus difficile àdéterminer mais non moins capital, quand n’est-il plus qu’une survivance, unmort-vivant ? Ce psittacisme des mentalités doit être scruté de près pourque l’historien puisse repérer quand le lieu commun décroche du réel,devient inopérant. Mais y a-t-il de purs ‘flatus vocis’ ? » (« Les mentalités. Unehistoire ambiguë », J. Le Goff, P. Nora, éds., Faire de l’histoire. III : Nouveaux objets,Paris : Gallimard, 1974 (rééd. 1986), p. 123. Nous soulignons).82 « [One must] reject the widespread notion that dismisses topoi in medieval texts as by definitionantithetical to the expression and communication of genuine feelings » (M. Garrison, « Thestudy of emotions in early medieval history: some starting points », EarlyMedieval Europe, 10, 2001, p. 245). Sur la dimension émotionnelle desperceptions olfactives dans l’hagiographie du haut Moyen Age, voir M. Roch,« Odeurs extraordinaires et émotions dans le haut Moyen Age », D. Boquet, P.Nagy, éds., Le sujet des émotions au Moyen Âge, Paris : Beauchesne, 2009, pp. 433-463.83 « Models and topoi, then, may be able to convey genuine statements about the experience of theself and they may also be able to serve as the most effective way to communicate or represent aspectsof emotions or the inner world to others. In other words, they are not a barrier to interpretingemotional experience, but a potentially privileged access » (ibid., p. 247).84 Cf. D. C. Lamberth, « Putting ‘Experience’ to the Test in TheologicalReflection », Harvard Theological review, 93, 2000, p. 70.85 « Experience is by its nature interpretive » (ibid.).86 « C’est d’abord la croyance même du sujet qui lui permet de penser et dedire que ce qu’il expérimente est de l’ordre du divin » (M. Meslin,« L’expérience religieuse », Fr. Lenoir, Y. Tardan-Masquelier, éds.,Encyclopédie des religions, Paris : Bayard, 1997, p. 2248).

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The author’s experience is interpreted by his sacred texts, his sacred texts are reinterpretedby his own experience, the whole is founded upon centuries of devotional practice. If there isone insight to be taken from philosophical hermeneutics, it is this – that we interpret textsand they interpret us. But something must be added to this formula, for it is not simply thattexts interpret us, they interpret our experiences92.

Nous avons indiqué quelles étaient les références sacrées,chargées d’autorité, des protagonistes et des auteurs des récitsd’odores suavitatis : l’Écriture, ses commentaires patristiques, ainsique la « théologie narrative » des Vies de saints. Remarquons quel’Écriture elle-même ne comprend pas d’exemple de saint personnageexhalant une odeur suave : ce n’est qu’a posteriori que les auteursmédiévaux y ont lu – qui dans le Cantique, qui chez saint Paul –des versets susceptibles de fonder théologiquement ces phénomènesprodigieux. Or c’est ce qu’explique J. M. Soskice : les textessacrés étaient réinterprétés par l’expérience faite.

Cette circularité ne se produisait pas uniquement entre unindividu et le texte biblique : qu’il s’agisse des « récepteurs »des odeurs miraculeuses ou des narrateurs des événements, nousn’avons généralement pas affaire avec des personnagesextraordinaires – des « mystiques », par exemple –, mais avec desfigures souvent anonymes, représentatives de leurs milieux plutôt87 « […] ce qu’on pourra dire en premier lieu de l’objet de la religion,c’est qu’il est quelque chose d’autre, qui surprend. […] Ce qu’il y a, c’est uneexpérience vécue se rattachant à l’‘autre’, qui étonne » (G. van der Leeuw,La Religion dans son essence et ses manifestations. Phénoménologie de la religion, éd. françaiserev., Paris : Payot, 1970, p. 9). Voir aussi M. Meslin, L’expérience humaine dudivin. Fondements d’une anthropologie religieuse, Paris : Cerf, 1988, p. 131.88 Cf. M. Meslin, « L’expérience religieuse », art. cit., p. 2254.89 M. Meslin, L’expérience humaine du divin, op. cit., pp. 198-199.90 La question de la « vérité de l’expérience » peut recevoir un éclairage dela manière dont W. James (1842 - 1910) et les tenants du courant« pragmatiste » la considèrent : pour eux, « si quelqu’un affirme avoir faitune expérience, nous ne pouvons rationnellement en douter que si nous avonsune preuve positive contraire à lui opposer. Ce principe doit être appliquéà l’expérience religieuse. Donc, en bonne logique, si nous ne trouvonsaucune preuve contraire, il est probable que les expériences religieusessont véridiques et que, lorsque quelqu’un dit avoir expérimenté la présencede Dieu, c’est bien cela qui a été l’objet de son expérience » (M. Meslin,« L’expérience religieuse », art. cit., pp. 2253-2254).91 D’ailleurs, idées et notions religieuses elles-mêmes ne sont nullementindépendantes des conceptions et des représentations intramondaines del’existence quotidienne : « […] religious notions, however removed from everyday experiencethey may appear to be, are invariably represented by using a host of implicit assumptions derived fromcommonsense knowledge » (P. Boyer, « Cognitive aspects of religioussymbolism », P. Boyer, éd., Cognitive Aspects of Religious Symbolism, Cambridge :Cambridge Univ. Press, 1993, p. 37).92 J. M. Soskice, op. cit., p. 159.

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qu’exceptionnelles. D’où la nécessité de prendre en compte laliturgie, avec ses paroles et ses gestes : dans un cadreessentiellement collectif, en effet, les rites liturgiques réunissentle double aspect de l’expérience et de son interprétation93. Laparticipation, dans les rites, des sens corporels, de l’olfactionen l’occurrence, ne se limite pas à une perception sensorielle :« ce sont bien les sens qui font peu à peu entrer dans le sens d’uneliturgie94 ». Même si le moment et le contenu de l’interprétationne coincident pas nécessairement avec ceux de l’expérience, leslectures, les oraisons, les homélies jouent un rôle évident àl’égard de cette dernière95. Susan A. Harvey a ainsi montré que,pour Éphrem de Syrie (306-373), les odeurs dans la liturgiepossèdaient une valeur paradigmatique, et que l’usage d’encensdans le culte permettait un approfondissement notable de lasymbolique olfactive96.

Le rituel est toutefois plus encore que le lieu de conjonctionde l’expérience et de son interprétation : selon Clifford Geertz,il constitue « un modèle de la réalité aussi bien qu’un modèle pourproduire la réalité dans la perception du croyant97 ». En Occidentmême, le caractère « dramatique » assumé par la liturgiebaptismale au cours du IVe siècle98, ainsi que la dimensionsensible des rites liturgiques, qui utilisaient généreusementl’encens99, offrent deux exemples qui suffisent déjà à nous fairevoir dans la liturgie un élément clé de la culture olfactivechrétienne ancienne100.

Conclusion

93 On sait qu’il existe une étroite corrélation entre expérience du sacré etritualité – liturgique dans notre cas : « d’une part, le sacré peutpromouvoir et garantir le rite, d’autre part, le rite et le culte en généralpeuvent canaliser et orienter l’expérience du sacré » (A. N. Terrin,« Sacré », dans D. Sartore, A. M. Triacca, éds., adapt. française H.Delhougne, éd., op. cit., vol. 2, p. 344). Par ailleurs, le groupe constitueune « communauté d’interprétation » (J. Royce) et est « garant del’authenticité de l’expérience » rituelle (P. Oliviéro, T. Orel,« L’expérience rituelle », Recherches de science religieuse, 78, 1990, p. 350).94 Fr. Marty, « Des sens au sens », Concilium, 259, 1995, p. 46 (noussoulignons).95 J. Van Engen a souligné la nécessité pour l’historien de la religionmédiévale de ne pas se limiter à étudier les gestes rituels mais d’enretrouver également les contenus doctrinaux : « Rituals and practices […] are not andwere not self-interpreting. […] Rituals told stories ; practices embodied a way of life ; both presumed,imparted, or sprang from teachings » (J. Van Engen, « The Future of MedievalChurch History », Church History, 71, 2002, p. 520. Nous soulignons).96 Cf. S. A. Harvey, « St Ephrem on the Scent of Salvation », Journal ofTheological Studies, 49, 1998, pp. 115-116.

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A l’intérieur comme à l’extérieur du cadre liturgique, leslectures bibliques, patristiques et hagiographiques, publiques etprivées, ont sans doute joué une part essentielle dans laformation de ce que l’on pourrait appeler, par dérivation,« l’horizon d’attente101 » des odeurs extraordinaires. Dans ceprocessus, les récits ont sans doute joué un rôle fondamental. Entant que relation d’actions humaines, autrement dit d’individusagissants102, et en raison de « ses multiples renvois entre le réelet la fiction103 », le récit constitue en même temps un modèle deconduite, voire un mode d’apprentissage104, auquel notre esprit est

97 Cl. Geertz, « Religion as a cultural system », id., The Interpretation of Cultures:Selected Essays, New York : Basic Books, 1973, p. 112 (cit. dans G. de Nie,« Images as Mysteries : The Shape of the Invisible », Journal of Medieval Latin, 9,1999, p. 83, n. 19). Le double aspect du rite est indiqué de manière quelquepeu différente par Fr. Jacques : « le rite est une forme de vie qui met enforme l’expérience religieuse. Ou, pour être plus exact : le rite ‘dérive’d’une forme de vie qu’il contribue simultanément à ‘promouvoir’ chez ceuxqui en jouent le jeu, tantôt comme un moment privilégié de leur vie, tantôtcomme le représentant de leur vie entière » (Fr. Jacques, « Des jeux delangage aux ‘jeux textuels’ », art. cit., p. 29). Quoi qu’il en soit, lerite remplit la fonction de « matrice du réel ».98 La « dramatisation consciente et systématique de la catéchèse » dans laliturgie baptismale semble être allée de pair avec une « intense réflexionthéologique […] au moment même où se multiplient massivement les entréesdans l’Église » (V. Saxer, Les rites de l'initiation chrétienne du IIe au VIe siècle : esquissehistorique et signification d'après leurs principaux témoins, Spolète : Centro italiano distudi sull'alto medioevo, 1988, p. 662).99 Cet aspect a été souvent signalé dans la liturgie gallicane (ou « nonromaine »), d’ailleurs proche des liturgies orientales. Cf. L. Duchesne,Origines du culte chrétien. Étude sur la liturgie latine avant Charlemagne, 5e éd. rev. et augm.,Paris : de Boccard, 1920, p. 96 et passim ; I.-H. Dalmais et al.,« Liturgie », A. Di Berardino, éd., adaptation française Fr. Vial, éd.,Dictionnaire encyclopédique du christianisme ancien, Paris : Cerf, 1990, p. 1460.100 Cela est d’autant plus probable si l’on accepte cette affirmation de E.Troeltsch : « l’essentiel de toute religion n’est pas le dogme et l’idée,mais le culte et la communauté » : « nicht Dogma und Idee, sondern Kultus undGemeinschaft » (E. Troeltsch, « Die ‘Bedeutung’ der Geschichtlichkeit Jesu für den Glauben »(1911), cit. dans A. Angenendt, Geschichte der Religiosität im Mittelalter, Darmstadt :Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1997, p. 355).

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plus sensible qu’à un discours abstrait105. Le récit hagiographiquedu haut Moyen Âge, en particulier, présente à ses destinataires unmodèle non seulement – ou non pas d’abord – du saint ou de lasainte106, mais également et surtout des comportements corrects queses lecteurs et auditeurs doivent adopter envers Dieu et ses amis.

Certes, les récits narrant des odeurs de sainteté ont pu êtreécrits dans une intention didactique107. Néanmoins, même sans unevisée explicitement pédagogique, ces récits communiquaient unmessage à la fois simple et essentiel : la réalité de la présencevivante et bienveillante du saint, à tout moment susceptibled’être expérimentée. En attestant que la suave odeur du saintavait effectivement été perçue par les gens les plus divers, lesrécits impliquaient que cette expérience était toujours possible.Or il faut voir que la nature même de la perception olfactive,hautement conditionnée par les représentations mentales, lesouvenir, et le cadre matériel, faisait de l’odeur du saint unphénomène réellement perceptible par quiconque auprès de sa tombe.En d’autres mots, une odeur suave pouvait entraîner, dans uncontexte approprié, l’expérience de la vive présence du saint etde Dieu, puisque « pour les humains, les odeurs sont en quelquesorte des signes qui renvoient à d’autres objets du monde108 ».

101 « Erwartungshorizont » : ce concept-clé de l’« esthétique de la réception »opère un changement de perspective : de l’intention de l’auteur du texte, ilréoriente notre attention vers la réception, historiquement changeante, dece dernier. Cf. H. R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris : Gallimard,1978. Les historiens n’ont pas ignoré cette évolution et sont passés « dulivre au lire » : cf. Ph. Poirrier, Les enjeux de l’histoire culturelle, Paris : Seuil,2004, pp. 88 sq..102 Cf. J. Molino & R. Lafhail-Molino, « Le récit, un mécanisme universel »,Sciences humaines, 148, 2004, p. 22.103 Ibid.104 Cf. ibid., p. 25.105 Cf. J.-F. Dortier, « L’univers des représentations ou l’imaginaire de lagrenouille », Sciences humaines, 128, 2002, p. 29.106 Analysant les biographies d’ascètes de l’Antiquité tardive, A. Cameronécrit : « […] the biographies implied a relation between the texts and real life. Real life, it washinted, should follow the pattern set in the texts, themselves accounts of exemplary lives » (A.Cameron, « Ascetic Closure and the End of Antiquity », V. L. Wimbush, R.Valantasis, éds., Asceticism, Oxford : Oxford Univ. Press, 1995, p. 154).107 C’est une fonction générale des récits hagiographiques, dans lesquels« les enseignements du christianisme ne sont pas exprimés dans un discoursdémonstratif et articulé comme le serait celui d’un traité de théologie oud’un sermon, mais uniquement par le récit » (J.-L. Derouet, « Lespossibilités d’interprétation sémiologique des textes hagiographiques »,Revue d’histoire de l’Église de France, 62, 1976, p. 153).108 A. Holley, op. cit., p. 150.

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Si les récits hagiographiques relatent que des saints ont exhaléune odeur suave, nous pouvons donc penser que, dans la réalité etdans certaines circonstances, une odeur suave « évoquait » – ausens fort du verbe latin evocare – l’expérience de leur praesentia. Enconclusion, le récit de l’« odeur de sainteté » racontait unehistoire passée mais toujours ouverte sur le présent. Le texteétait toujours susceptible de déborder dans l’actualité decontextes chaque fois nouveaux.