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IMMANENCE ET EXTRIORIT ABSOLUE. Sur la thorie de la causalit et
l'ontologie de la puissance de SpinozaMogens Lrke Presses
Universitaires de France | Revue philosophique de la France et de
l'tranger 2009/2 - Tome 134pages 169 190
ISSN 0035-3833
Article disponible en ligne l'adresse:
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Pour citer cet article :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Lrke
Mogens, Immanence et extriorit absolue. Sur la thorie de la
causalit et l'ontologie de la puissance de
Spinoza,
Revue philosophique de la France et de l'tranger, 2009/2 Tome
134, p. 169-190. DOI : 10.3917/rphi.092.0169
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IMMANENCE ET EXTRIORIT ABSOLUE.SUR LA THORIE DE LA CAUSALIT
ET LONTOLOGIE DE LA PUISSANCE DE SPINOZA
1. Introduction1
Par substance , Spinoza entend ce qui est la fois en soi (in se)
et conu par soi (per se concipitur) (EID3). QuandG. W. Leibniz lit
lthique en 1678, il note, ce propos : La subs-tance est ce qui est
en soi, ou qui nest pas en autre chose commedans un sujet. 2 On la
assez souvent remarqu : en expliquantainsi la dfinition de Spinoza,
Leibniz linflchit vers la conceptua-lit scolastique : il entend par
ens in se un tre qui nexiste pas dansun sujet quod non est in alio
velut in subjecto , selon la for-mule de saint Thomas3.
Corrlativement, Leibniz comprend par ceque Spinoza appelle un mode
fini ce qui est effectivement en autrechose comme dans un sujet ,
ou ce quil dsigne comme un prdicat non ncessaire 4. Cest donc au
moyen dun schma
Revue philosophique, no 2/2009, p. 169 p. 190
1. Ce texte labore en plus de dtails un thme dj abord dans M.
Lrke,Leibniz lecteur de Spinoza. La gense dune opposition complexe,
Paris, HonorChampion, 2008, p. 642-659. Une premire version plus
courte fut prsente enrusse au colloque La modernit de Spinoza,
organis lAcadmie des sciencesde Moscou en novembre 2007. Ce deuxime
texte en franais, grandement am-lior, est n dun change avec Charles
Ramond au sujet du papier de Moscou.Au moment de la rdaction de
celui-ci, nous ne nous tions pas aperus de laproximit de certaines
de nos thses avec les siennes. Par la suite, le Pr Ramondnous a
fait parvenir une srie de commentaires dont nous avons largement
pro-fit pour la rdaction de cette deuxime version beaucoup plus
dveloppe.Nous sommes galement redevables Lorenzo Vinciguerra pour
une srie decommentaires et de corrections. Nous utilisons les
sigles suivants : E = B. Spi-noza, thique, trad. C. Appuhn, Paris,
Flammarion 1965 ; A = G. W. Leibniz,Smtliche Schriften und Briefe,
Berlin, Akademie Verlag, 1923-[?].
2. A VI, iv, p. 1706 (nous soulignons).3. Cf. Saint Thomas,
Somme contre les gentils, trad. C. Michon, V. Aubin
et D. Moreau, Paris, Flammarion, 1999, I, XXV, p. 207.4. A VI,
iv, p. 1706.
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logico-grammatical dorigine scolastico-aristotlicienne que
Leibnizestime pouvoir mieux cerner le sens des concepts
fondamentaux delontologie spinozienne. Dans ces courtes
annotations, le philosophede Hanovre se rvle tre un des premiers
soutenir que, selon Spi-noza, toutes choses se rapportent Dieu
comme des prdicats serapportent au sujet auquel ils appartiennent.
Ajoutons cela quel-ques prcisions sur les concepts concerns que
nous trouvons dansun texte crit par Leibniz vers 1678-1679 :
Subjectum est rescontinens. / Praedicatum est res contenta. 1 Il
semble donc que,pour lui, la philosophie de limmanence de Spinoza
se prsentecomme une philosophie de lintriorit : rien nexiste qui ne
soit pasdans la substance unique, de la mme faon que quelque chose
decontenu est dans un contenant. Toutes choses se rapportent
Dieupar une relation dinhrence.
En lisant les catgories conceptuelles de Spinoza dans ce
sens,Leibniz instaure une tradition dinterprtation qui, on le sait,
seretrouve chez Pierre Bayle et se prolonge chez Hegel2. De nos
jours,cest galement la position soutenue outre-Atlantique par de
nom-breux commentateurs tels que Jonathan Bennett et Don
Garrett3.Selon une contribution rcente dOlli Koistinen et de John
Biro, le monisme spinozien serait une doctrine selon laquelle il ny
aquun seul et ultime sujet de prdication ; une seule chose qui
nestpas inhrente une autre chose 4. De faon semblable, dans
unarticle paru rcemment dans The Leibniz Review, Yitzhak
Melamedaffirme que, chez Spinoza, la causa immanens est une notion
quirunit inhrence et causation 5.
Revue philosophique, no 2/2009, p. 169 p. 190
170 Mogens Lrke
1. A VI, iv, p. 141.2. Voir P. Bayle, Dictionnaire historique et
critique, Rotterdam Reinier
Leers, 1697, 17022, art. Spinoza (nous avons consult ldition de
Paris1820-1824, Genve, Slatkine Reprints, 1969) ; G. W. F. Hegel,
Leons sur lhis-toire de la philosophie, trad. P. Garniron, Paris,
Vrin, 1985.
3. Cf. J. Bennett, A Study of Spinozas Ethics , Indianapolis,
Hackett,1984, p. 92-93 ; D. Garrett, Spinozas Conatus argument , in
O. Koistinen,J. Biro (ds.), Spinoza. Metaphysical Themes, Oxford,
Oxford UP, p. 157, n. 31.
4. O. Koistinen, J. Biro, Introduction , in Koistinen, Biro
(ds.), Spi-noza. Metaphysical Themes, p. 4.
5. Cf. Y. Melamed, Inherence and the Immanent Cause in Spinoza ,
inThe Leibniz Review, 16, 2005, p. 44. Par le mme auteur, on
consultera gale-ment avec profit larticle impressionnant : Spinozas
metaphysics of subs-tance : The substance-mode relation as a
relation of inherence and predica-tion , in Philosophy and
Phenomenological Research. Ce texte, toujours paratre, est sans
doute la meilleure dfense ce jour de linterprtation logique du
rapport substance-mode chez Spinoza. Il mrite un examenapprofondi
que nous ne pouvons pas entreprendre ici.
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Certes, ces interprtations ne sont pas sans appui dans les
tex-tes : dans la lettre LXXIII, Spinoza ne cite-t-il pas saint
Paul selonqui cest en [la divinit] que nous avons la vie, le
mouvement etltre (Actes 17 : 28)1 ? Naffirme-t-il pas dans EIP15
que toutce qui est, est en Dieu [in Deo] ? Cependant, malgr
lexistence detelles formules chez Spinoza, ces interprtations nous
semblentcontestables, puisquelles reposent sur une analyse
insuffisante dela signification de la prposition in chez Spinoza,
et sur une ideprconue de ltre dans trop attache au sens commun.
Dans leprsent article, nous voudrions donc argumenter en faveur de
lidecontraire, savoir que la substance unique de Spinoza na
riendune intriorit absolue ; que la notion dinhrence saccorde mal
la conception spinozienne de limmanence ; et que, au contraire,
lesystme spinozien sinscrit dans une sorte dextriorit absolue.
Surce point, bien que nous y soyons arrivs par des chemins tout
faitdiffrents, nous nous rallions volontiers la thse de
CharlesRamond selon laquelle le geste spinozien consiste justement
extrioriser lintriorit 2.
Que faut-il comprendre par extriorit dans ce contexte ? Lamanire
dont nous considrons la question reste trs lie la confron-tation
entre Leibniz et Spinoza : quand nous parlons dextrioritabsolue,
cest surtout par opposition la notion leibnizienne dinh-rence.
Leibniz se sert de cette notion pour soutenir, dune part,
quilnexiste pas daction qui ne soit pas fonde dans un sujet
daction,cest--dire une substance agissante, et, de lautre, quil
nexiste pasde prdicat, ou proprit, qui ne soit pas fond dans un
sujet constitu-tif. Ce sont en effet les deux principes
fondamentaux de la mtaphy-sique leibnizienne : actiones sunt
suppositorum et praedicatum inestsubjecto. Ils constituent,
respectivement, les principes dynamique etlogique qui gouvernent la
constitution de la monade3. Il arrive quon
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Immanence et extriorit absolue 171
1. Cf. B. Spinoza, lettre LXXIII, in uvres, d. C. Appuhn, vol.
IV,p. 335 : Jaffirme, dis-je, avec Paul, [...] que toutes choses
sont et se meuventen Dieu [...].
2. Voir notamment C. Ramond, ternit, externit : sur une
dimensionprophtique de la philosophie de Spinoza , in L.
Vinciguerra (d.), Quel avenirpour Spinoza ?, Paris, Kim, 2001, p.
207-228 ; C. Ramond, Dictionnaire deSpinoza, Paris, Ellipses, 2007,
p. 73-88.
3. Sur le principe actiones sunt suppositorum chez Leibniz, voir
notammentDe transsubstantiatione (1668-1669), A VI, i, p. 508, 511
; Discours de mtaphy-sique, art. VIII, in A VI, iv, p. 1540 ; De
ipsa natura (1697), dition bilingue inOpuscules philosophiques
choisis, d. P. Schrecker, Paris, Vrin, 2001, p. 210-213 ; M.
Fichant, Actiones sunt suppositorum. Lontologie leibnizienne
delaction , in Philosophie, 53, 1997, p. 135-148. Sur le principe
praedicatum inest
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compare les conceptions leibnizienne et spinozienne de la
substancesur ce point : en effet, la substance unique de Spinoza a
souvent tinterprte comme une sorte dnorme monade et, inversement,
lesmonades de Leibniz comme la multiplication linfini de la
substanceunique spinozienne. On trouve dailleurs dj cette
interprtationchez Leibniz lui-mme. Ainsi, dans une lettre Burchard
De Volderde janvier 1704, il crit : En fait, il [i.e. Spinoza]
aurait pu trouverune analogie de ce quil affirme de lunivers entier
dans chacune de sesparties. 1 Cest galement une interprtation
suggre, par exemple,par Lon Brunschvicg selon qui, chez Leibniz, la
substance de Spi-noza semble se multiplier sans se dpartir de
linfinit qui est la loi deson activit interne et devient la monade
[...] 2. Dans cet article,nous voudrions souligner les problmes
poss par une telle interprta-tion en montrant que, en ralit, de par
la logique mme de son sys-tme, Spinoza soppose rsolument aux
principes dactiones sunt sup-positorum et de praedicatum inest
subjecto3.
On peut prciser lhypothse comme suit. On sait que, dans
lesNouveaux essais sur lentendement humain, Leibniz explique
sonprincipe dinhrence en disant qu il ny a pas de
dnominationpurement extrieure 4. Selon Leibniz, il nexiste pas de
relationsextrieures leurs termes, toute relation est intrieure au
termeauquel elle est attribue. Pour Spinoza, il faudrait dire
lexact con-traire : pour lui, il ny a que des dnominations
extrinsques ou,plus prcisment, cest partir des dnominations
extrinsques,cest--dire des relations extrieures leurs termes, que
toute int-riorit est constitue. Au point de dpart, il ny a que des
relations,et des relations entre relations, mais sans jamais quil y
ait destermes autres que constitus (par dautres relations
encore).Autrement dit, lontologie de Spinoza est une ontologie de
lext-riorit absolue, parce que cest une ontologie rsolument
relation-
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172 Mogens Lrke
subjecto, voir par exemple Discours de mtaphysique, art. VIII, A
VI, iv,p. 1540. Voir galement A VI, iv, p. 197, 218, 223, etc. ; B.
Russell, The Phi-losophy of Leibniz, London, Routledge, 1997 (orig.
1900, 2e d., 1908).
1. G. W. Leibniz, Die philosophischen Schriften von G. W.
Leibniz, d.C. I. Gerhardt, Hildesheim-New York, Georg Olms Verlag,
1978, II, p. 262.
2. L. Brunschvicg, Spinoza et ses contemporains, Paris, Flix
Alcan, 1923,p. 243-244.
3. Nous sommes conscients des problmes que pose lutilisation du
terme logique dans ce contexte, puisque lon peut mettre en doute
quil y en ait une.Comme le remarque Pierre Macherey dans son Hegel
ou Spinoza, Paris, La Dcou-verte 1990, p. 199 : [...] chez Spinoza
la logique, si toutefois ce terme est icipertinent, reste implicite
: elle nexiste quen acte, inextricablement mle auxdmonstrations
singulires qui constituent exclusivement sa forme visible.
4. G. W. Leibniz, Nouveaux essais sur lentendement humain, II,
XXV, 5.
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nelle : en fin de compte, elle ne contient que des relations1.
Certes,Spinoza lui-mme ne le dit pas exactement de cette manire,
mais ilnous semble quenvisager le systme spinozien sous cet angle
est laseule faon de rsoudre certaines difficults conceptuelles
quiconcernent notamment lintelligibilit de la notion de causa
sui.
Pour mieux saisir la nature de cette ontologie de la relation
etde lextriorit, nous devons chercher des renseignements dans
lathorie spinozienne de la causalit. Car toutes ces
dnominationspurement extrinsques, ou relations sans termes, sont
essentielle-ment des relations causales. Autrement dit, selon
Spinoza, de lamme faon quil nexiste que des relations, il nexiste
que des cau-ses, cest--dire des relations causales dont la chose
causante etla chose cause sont elles-mmes des relations causales ;
cestune ontologie rsolument relationnelle, puisquelle ne met pas
des choses ou des termes dans des relations causales, mais
rap-porte des relations des relations. Ce quon appelle parfois le
rationalisme causal de Spinoza doit ainsi tre saisi comme
uneontologie dont le dynamisme causal nest soutenu par aucun
sujetconstitutif, aucun agent fondamental, ni au niveau de la
producti-vit de la natura naturans, rgie par la causa sui, ni au
niveau de laproduction de la natura naturata, rgie par la causa
immanens2.Nous argumentons donc en faveur de lide que le
rationalisme cau-sal de Spinoza ou, plus exactement, ce quAlexandre
Matheron adsign par lexpression d ontologie de la puissance de
Spi-noza renverse compltement la doctrine selon laquelle
touteaction est toujours fonde dans un sujet agissant constitutif
3.
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Immanence et extriorit absolue 173
1. Cest un point qutienne Balibar a trs bien saisi en parlant de
lindivi-dualit selon Spinoza savoir, la constitution du mode fini,
comme dune trans-individualit . Voir ce propos . Balibar, Spinoza :
From indivi-duality to transindividuality , in Mededelingen vanwege
het Spinozahuis, 71,1997, p. 3-36.
2. Sur ce point, nous prolongeons une tradition dinterprtation
dj bientablie. Lide dcidment anti-hglienne selon laquelle la
substance de Spi-noza nest pas sujet a t soutenue notamment par P.
Macherey dans Hegel ouSpinoza (Paris, La Dcouverte, 1990), et par
G. Deleuze dans Spinoza et le pro-blme de lexpression (Paris,
ditions de Minuit, 1968).
3. Cf. A. Matheron, Physique et ontologie chez Spinoza :
lnigmatiquerponse Tschirnhaus , in Cahiers de Spinoza, 6, 1991, p.
87. Dans une com-munication personnelle, Charles Ramond nous a mis
en garde par rapport laposition de Matheron qui semble incliner,
dans son interprtation de la poli-tique spinozienne dans Individu
et communaut chez Spinoza (1969), vers uneconception de la pense
spinozienne peut-tre incompatible avec la lecture externaliste que
nous partageons avec Ramond. ce propos, voirC. Ramond, Dictionnaire
de Spinoza, p. 73-88, et C. Ramond, Introduction ,in B. Spinoza,
Trait politique, Paris, PUF, 2005, p. 13-35.
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2. La cause de soi
Considrons dabord la catgorie causale laquelle Spinoza
sin-tresse dans la toute premire dfinition de lthique savoir,
lacausa sui.
Notons tout de suite que, pour un lecteur ordinaire de
lpoque,attach aux catgories de la philosophie scolastique,
louverture phi-losophique de Spinoza se prsente comme une
formidable provoca-tion, parce quelle parat parfaitement
inintelligible. En effet, selonlcole, la causa sui est une catgorie
causale qui, prise positivementet littralement, est intrinsquement
contradictoire. Saint Thomasinsiste sur ce point : Ce qui ne se
trouve pas et qui nest pas pos-sible, cest quune chose soit la
cause delle-mme, ce qui la suppose-rait antrieure elle-mme, chose
impossible. 1 Une cause est tou-jours antrieure son effet. Par
consquent, il est contradictoire deposer une chose comme tant
leffet delle-mme, puisque, dans cecas, une mme chose serait la fois
antrieure et postrieure par rap-port elle-mme. De faon similaire,
selon Suarez, toute causalitest ncessairement transitive, parce
quelle implique une mana-tion (emanatio) et une influence
(influxus)2. Or, pour lui, lacausa sui est inintelligible parce
quelle implique la conception dunetransition ou dune manation dun
terme un autre savoir, de lacause leffet , mais sans transition ou
manation, parce que lesdeux termes impliqus ne font quun. Il sagit
donc dune transitionsans transition, ce qui est manifestement
contradictoire.
Selon la conception la plus commune au XVIIe sicle, la notion
decausa sui, prise dans le sens dune vritable autoproduction,
restedonc strictement inintelligible. Cest dailleurs un reproche
quonfait souvent Spinoza. On peut par exemple consulter le
traitantispinoziste de Nol Aubert de Vers, LImpie convaincu de1684
: [...] ce langage-l de Spinoza, la substance ou Dieu est causede
soi-mme, ou de son existence, est un pur galimatias, une
chosecontradictoire, et inintelligible lesprit. 3 Selon les
scolastiques,la notion de causa sui est tout au plus recevable dans
unsens impropre, comprise comme mtaphore dune causa formalis
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174 Mogens Lrke
1. Saint Thomas, Somme thologique, Paris, Cerf, 1990, Ia, q. 2,
a. 3.2. Cf. V. Carraud, Causa sive ratio . La raison de la cause,
de Suarez
Leibniz, Paris, PUF, 2002, p. 122-126, 255 ; J.-L. Marion,
Questions cart-siennes II, Paris, PUF, 1996, p. 148-152.
3. N. Aubert de Vers, LImpie convaincu ou dissertation contre
Spinosa,Amsterdam, Jean Crelle, 1685, p. 86-87.
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qui finalement se rduit une dtermination purement logique1.Dans
ce cas, la causa sui concerne ce quon appelle galement un tre de
soi (ens a se). Un ens a se est un tre existant daprs saseule
essence. Dieu, par exemple, est un ens a se. Mais il nest
pasexactement cause de soi, moins dentendre par l quil est exemptde
toute cause et quil existe grce une asit purement ngative,sine
emanatione ab alio. En toute rigueur, il ny a rien de caus enDieu
selon saint Thomas2 ; Dieu na pas de cause vritable etrelle , selon
Suarez3.
Mais comment Spinoza se situe-t-il par rapport ce dbat ?Rompt-il
avec linterdit scolastique en postulant tout
simplementlintelligibilit de ce que les philosophes prcdents
estimaientcontradictoire ? Cest ce que pourrait suggrer ce passage
tir duCourt trait :
Dieu, cependant, la cause premire de toutes choses et aussi la
cause desoi-mme, se fait connatre lui-mme par lui-mme. De peu de
significationest donc cette parole de Thomas dAquin suivant
laquelle Dieu ne peut pastre dmontr a priori, et cela prcisment
parce quil na pas de cause. 4
Le fait que la causa sui fasse lobjet dune dfinition de
lthique,mme la toute premire, semble galement nous mener dans
unetelle impasse explicative : cest un peu comme si Spinoza se
conten-tait daffirmer tout simplement lintelligibilit de ce que les
scolas-tiques jugent contradictoire, mais sans jamais expliquer
pourquoiil estime errons les arguments de ces derniers.
On peut toutefois se faire une ide plus prcise du sens de
lacausa sui en considrant le rle quelle joue dans les dductions
deSpinoza. Nous le verrons dans les paragraphes suivants : la
causasui commande tout le dynamisme de lontologie spinozienne.
Maisla causa sui nest pas essentielle pour la substance, car elle
ne faitpas partie de sa dfinition : EID3 ne la mentionne pas ! Mme
silsagit dune proprit ncessaire, il ne sagit nanmoins que
duneproprit, cest--dire de quelque chose qui suit de la nature de
lasubstance et qui ne la constitue pas : la substance est constitue
pardes attributs qui sont causes de soi, mais le fait dtre cause de
soinest pas un attribut5. En outre, mme si Spinoza commence par
ladfinition de la causa sui, il nest pas donn demble que cette
dfi-
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Immanence et extriorit absolue 175
1. Cf. Carraud, Causa sive ratio, p. 283.2. Saint Thomas, Somme
thologique, Ia, q. 14, a. 1.3. F. Suarez, Disputationes
metaphysicae, I, s. 1, n. 29.4. B. Spinoza, Court trait, I, i, 10,
in uvres, I, p. 48.5. Cf. M. Gueroult, Spinoza I : Dieu, Paris,
Aubier-Montaigne, 1968,
p. 40-41.
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nition convienne la substance, encore moins quil existe une
tellesubstance. Le premier point nest dmontr que dans la
proposi-tion EIP7 selon laquelle il appartient la nature dune
substancedexister parce que son essence est telle que, si
effectivement cettesubstance existe, on ne peut en concevoir une
cause autre quelle-mme. Le deuxime point nest dmontr que dans EIP11
quitablit lexistence de Dieu, la substance unique.
Mais dans quel sens la substance est-elle causa sui ? En
quoiconsiste loriginalit de la conception spinozienne ? On sait,
notam-ment par les divers travaux de Jean-Luc Marion, que Spinoza
nestpas le premier rhabiliter ce concept : Descartes, le
premier,rompt linterdit scolastique1. Il crit ainsi, dans ses
rponses Cate-rus : Enfin, je nai point dit quil est impossible
quune chose soitla cause efficiente de soi-mme [...]. 2 Dans une
lettre Mersennede fin mars 1641, il affirme de mme que laxiome
ordinaire delcole : nihil potest esse causa efficiens sui ipsius
[aucune chose nepeut tre cause efficiente de soi-mme], est cause
quon na pasentendu le mot a se au sens quon doit lentendre . Cest
une posi-tion que le philosophe franais approfondit davantage dans
sesrponses aux objections dArnauld. Chez Descartes, cette
nouvelleconception de la causa sui repose sur une analogie entre la
cause desoi et la cause efficiente : la cause de soi est conue
comme une sortede cause efficiente infinie quil dsigne par la
notion curieuse de quasi-cause efficiente 3. Il assimile cette
quasi-cause effi-ciente la puissance immense et incomprhensible de
Dieu4.
Spinoza, quant lui, nadopte pas le raisonnement analogiquepropos
par Descartes, sans doute pour la raison suivante : si lonconstruit
la notion de causa sui, cause infinie par excellence, surle modle
de la cause efficiente, nous concevons linfini sur lemodle du fini,
ce qui est la base mme de toute pense anthropo-morphique5. Or il
nest nul besoin davancer beaucoup dans la lec-ture de lthique pour
savoir quel point Spinoza soppose lanthropomorphisme. Pour cette
raison, dans lordre de la dduc-tion spinozienne, la causa sui prcde
la cause efficiente : EID1 etEIP7 qui tablissent la nature de la
causa sui prcdent EIP25Set EIP28 o Spinoza explique le
fonctionnement de la causa effi-
Revue philosophique, no 2/2009, p. 169 p. 190
176 Mogens Lrke
1. Voir notamment J.-L. Marion, Sur la thologie blanche de
Descartes,Paris, PUF, 1981.
2. R. Descartes, uvres, d. F. Alqui, Paris, Bordas, II, p.
527.3. Cf. ibid., II, p. 677-689.4. Cf. ibid., II, p. 529, 678.5.
Cf. Deleuze, Spinoza et le problme de lexpression, p. 147-149.
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ciens partir de la causa sui. Chez Spinoza, la causa sui nest
doncpas une causa efficiens sui1. Il envisage bien au contraire la
causasui comme la causalit fondamentale, celle qui permet
dexpliquerles autres types de causes, mais qui na pas elle-mme
treexplique. Comme le remarque Gilles Deleuze, Spinoza fait de
lacause de soi larchtype de toute causalit, son sens originaire
etexhaustif 2. Vincent Carraud prcise galement ce point :
La causa sui est dfinie (nominalement) avant toute dfinition de
lacause en gnral. Il importe de souligner ce point : il ne sagit
pas dinclurela causa sui dans une typologie des causes, quitte la
penser comme un caslimite de la causalit (Descartes), cas o
sprouverait un concept univoquede cause, mais, au contraire, il
sagit de faire de la causa sui le paradigme,le cas rgime de toute
causalit [...]. [T]oute causalit, de tout existant,doit tre pense
partir de la causa sui. 3
La causa sui vient donc toujours avant, logiquement et
ontologique-ment. Elle est ce partir de quoi tout dcoule
ncessairement dansle processus de sa propre reproduction. Cest
ainsi que Dieu est la fois cause par soi, cause premire, et cause
efficiente de touteschoses (EIP16C1-3).
En outre, en tant que racine de toute causalit, la causa sui
esttotalement positive : ce nest pas parce quelle na pas sa cause
dansautre chose que la substance est cause de soi, mais,
inversement,parce quelle est cause de soi quelle na pas sa cause
dans autrechose. Comme lcrit Charles Ramond : Dire que Dieu est
causasui, cest dire que Dieu lui-mme nest pas sans cause. Il ny a
pasde cause sans cause, pas mme Dieu [...]. 4 Autrement, on ne
voitgure comment les causes finies dcouleraient immdiatement de
lacausa sui de la faon quenvisage EIP25S selon lequel Dieu doit
tredit cause de toutes choses prcisment au sens o il est dit
causede soi. Sur ce point, nous sommes en dsaccord avec Vincent
Car-raud qui estime que Spinoza revient finalement la position
delcole en faisant de la cause de soi une causa formalis,
effectuantainsi une vritable d-causalisation de la causa sui5. Bien
quil nesagisse plus, comme chez Descartes, dun cas limite de la
causa effi-ciens, nous navons pas non plus affaire une simple
autosuffisance
Revue philosophique, no 2/2009, p. 169 p. 190
Immanence et extriorit absolue 177
1. Cf. Carraud, Causa sive ratio, p. 320-324, 329, 339.2. G.
Deleuze, Spinoza. Philosophie pratique, Paris, ditions de
Minuit,
1981, p. 77.3. Carraud, Causa sive ratio, p. 313.4. C. Ramond,
La question de lorigine chez Spinoza , Les tudes philo-
sophiques, 4, 1987, p. 445.5. Cf. Carraud, Causa sive ratio, p.
283, 324, 329.
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logique dont la signification serait dpouille de toute
connotationdefficience : impliquer lexistence dans lessence reste
pour Spinozaune capacit infinie de produire. On ne peut donc penser
la causa suispinozienne comme asit ngative, cest--dire comme
absence decause. Autrement dit, il ne peut tre question denvisager
lexis-tence en soi (in se) du Dieu de Spinoza limage de lens a se
delcole. La notion spinozienne de ltre cause de soi est une
notiontout fait originale.
3. La puissance de Dieu
Le renversement de la perspective scolastique et le dpassementde
la position cartsienne que constitue largument de lthiquedeviennent
plus clairs quand on considre de plus prs le rle quejoue la
puissance divine chez Spinoza. Selon EIP34, la puissancede Dieu est
son essence mme 1. Cette proposition est dmontreau moyen du concept
de causa sui : Il suit de la seule ncessit delessence de Dieu quil
est cause de soi (prop. 11) et (prop. 16 avecson corolaire) de
toutes choses. Donc la puissance de Dieu parlaquelle lui-mme et
toutes choses sont et agissent est son essencemme (EIP34D). Pour
saisir toute limportance de cette dmons-tration qui rapporte la
cause de soi la puissance divine dunemanire bien particulire, il
faut, une fois, encore faire une compa-raison avec la position
cartsienne.
Chez Descartes, lasit positive de Dieu, cest--dire le fait
quilest cause de soi, est fonde sur la puissance divine, cest--dire
la puissance immense et incomprhensible de Dieu. Lasit posi-tive de
la substance divine rfre donc une puissance divine queDescartes
estime pouvoir lucider au moyen du raisonnement ana-logique qui
pose la causa sui comme une causa efficiens sui. Mais onse heurte l
aux limites de lintelligible, car Descartes reconnat lui-mme que
lappel lefficience dans ce contexte a quelque chose demtaphorique
et dimpropre. En fin de compte, Dieu est unecause dont la puissance
surpasse les bornes de lentendementhumain , explique-t-il
Mersenne2.
Chez Spinoza, comme chez Descartes, la causa sui est troite-ment
lie la notion de puissance divine : nous avons ainsi dj vu
Revue philosophique, no 2/2009, p. 169 p. 190
178 Mogens Lrke
1. Voir aussi EIIP3S : [...] la puissance de Dieu nest rien
dautre quelessence active de Dieu.
2. Cf. Descartes, uvres, I, p. 265.
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comment Spinoza dmontrait EIP34 : il suit de la ncessit de
les-sence de Dieu quil est cause de soi et de toutes choses ; par
cons-quent, la puissance de Dieu est son essence mme. Toutefois,
Des-cartes et Spinoza diffrent sur un point crucial : entre eux,
lordredductif qui relie la causa sui la puissance divine se
trouveinvers. Chez Descartes, la puissance de Dieu est cense
expliquer etfonder la causa sui. Chez Spinoza, en revanche, la
potentia Deirenvoie la causa sui comme son principe dintelligibilit
: liden-tit de la puissance et de lessence divines est dmontre par
lacausa sui. Autrement dit, Spinoza conoit la puissance au moyen
dela cause de soi et non pas la cause de soi au moyen de la
puissancede Dieu. Le coup de force spinozien consiste ainsi
reprendre laposition de Descartes tout en inversant le rapport
entre puissancedivine et cause de soi. On voit, une fois encore,
comment Spinozapose la causa sui comme intelligible en soi, comme
le fondement delintelligibilit du rel, et non pas comme un concept
qui doit trerendu intelligible par quelque autre concept. Dans une
telle pers-pective, la causa sui na pas tre explique, mais
uniquement tre adquatement dfinie. Cest justement la dfinition 1,
celle quichoque tant un Nol Aubert de Vers cause de son apparence
depostulat gratuit.
Le problme consiste alors dterminer comment Spinoza vite si
effectivement il les vite les contradictions dtectes par
lesscolastiques et reprises de faon implicite par Aubert de Vers
danssa critique des fondements de lthique. On se rappelle que
lcolerejetait lide dasit positive, ou dautoproduction, en
argumen-tant que toute causalit implique linfluence dun terme
antrieur (lacause) sur un terme postrieur (leffet), et quun terme
ne peut treantrieur par rapport soi, ni temporellement ni
logiquement. Si lesscolastiques jugent absurde et contradictoire le
concept de causa sui,cest donc parce quils le comprennent comme un
rapport causal unseul terme, une sorte de rapport transitif dun
terme lui-mme. Or,estiment-ils, une transition sans transition est
contradictoire.
Lobjection na rien dabscons ; elle parat mme plutt claire
etexacte. Descartes lui-mme, nous lavons vu, narrive pas
lacontourner sauf en rduisant la notion de causa sui une sorte
demtaphore de la puissance divine, et en voquant la notion
obscurede quasi-cause efficiente . Mais, nous lavons vu aussi,
Spinozarejette lanalogie introduite par Descartes cause de
lanthropo-morphisme subtil quelle contient. Comment pense-t-il
alors chap-per lobjection scolastique ? Ramond rsume clairement en
quoiconsiste la difficult : Toute la question est de savoir si on
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admettre logiquement une cause de soi, qui par dfinition
estaussi effet de soi, si bien que la diffrence entre cause et
effetsy efface 1. Cest justement le problme que les scolastiques
esti-ment insoluble, moins de comprendre par la causa sui une
simpleautosuffisance logique2.
Il nous semble que la seule rponse satisfaisante cette
questionpineuse est de considrer lontologie spinozienne comme un
ratio-nalisme causal plus radical encore que celui de Descartes, un
pointtel quil bascule vers une ontologie de la puissance. En ralit,
nousne croyons pas que la cause de soi spinozienne ait beaucoup
voiravec la transition sans transition dnonce par lcole, et cela
juste-ment cause de la radicalit de son rationalisme causal. La
nou-velle formulation de la causa sui que propose Spinoza doit en
effettre considre dans le contexte dune ontologie qui identifie
rigou-reusement les choses et les causes, ltre et laction. Cela
vaut pourla substance comme pour les modes finis. Cest ainsi, dune
part,que la puissance de Dieu nest rien dautre que lessence active
deDieu : il nous est donc aussi impossible de concevoir Dieu
commenagissant pas que comme ntant pas (EIIP3S) et, de lautre, que
la puissance dune chose quelconque [...] nest rien en dehors
delessence mme donne ou actuelle de la chose (EIIIP7D). Dieu
estcette puissance actuelle dagir dont parle EIIP7C ; et
chaquechose finie est ce conatus, ou persvrance dans ltre, qui
constitueson essence selon EIIIP7.
Revue philosophique, no 2/2009, p. 169 p. 190
180 Mogens Lrke
1. Ramond, Dictionnaire de Spinoza, p. 52.2. La question fut
galement aborde par Pierre Poiret dans le chapitre
Fundamenta atheismi eversa , contenu dans la deuxime dition des
Cogita-tiones rationales de Deo, anima et malo publie en 1685 (la
premire dition datede 1677) : Voil la dfinition spinozienne de la
cause de soi. Elle dfinit lancessit et non pas la cause de soi. Il
est faux que la raison formelle de la causede soi consiste dans le
fait que lessence implique lexistence, bien quellessoient une seule
et mme chose. La raison de la cause de soi consiste dans le faitque
quelque chose se suffit soi-mme [Talis est definitio spinoziana de
causasui. Definit necessitatem, non causam sui. Falsum est rationem
formalem causaesui in hoc consistere, quod essentia involvat
existentiam, quanquam una eademqueres sit. Causae sui ratio in hoc
consistit, ut aliquid sibi ipsi se solo sufficiat] (nous citons
daprs ldition dAmsterdam publie en 1715, facsimile :
Hildes-heim-New York,Georg Olms Verlag, 1990, p. 882). Vers
1685-1687, Leibnizcommente ce texte. Il accorde Poiret que la seule
acception recevable duconcept de causa sui est dans le sens dune
autosuffisance logique. Comme Poi-ret, il rejette donc la
conception vritablement causale de la causa sui. Enrevanche, il ne
voit gure de diffrence essentielle entre limplication de
lexis-tence dans lessence et lautosuffisance, distingues par Poiret
(cf. Leibniz,Smtliche Schriften und Briefe, IV, iv, p. 1797). Sur
ces discussions, voir J.-L. Marion, Questions cartsiennes II,
Paris, PUF, 1996, p. 147 ; Carraud, Causasive ratio, p.
470-471.
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La spcificit dune telle ontologie rside dans le fait que
sonfondement premier nest pas un agent primitif, mais laction
elle-mme. Elle identifie rigoureusement ltre et laction : [...]
cettre ternel et infini que nous appelons Dieu ou la Nature,
agitavec la mme ncessit quil existe. Car la mme ncessit de
naturepar laquelle il existe, est celle aussi [...] par laquelle il
agit. Donc, laraison, ou la cause, pourquoi Dieu, ou la Nature,
agit et pourquoi ilexiste est une et toujours la mme (EIVPrface).
Dans une telleontologie de la puissance, il ny a pas de substratum
de laction, lac-tion est le substratum, alors que les choses finies
existent grce cette action, et dans la mesure exacte o elles
participent de cetteaction titre de modifications. Autrement dit,
dans une ontologie dela puissance, ce sont les agents (i.e. les
choses) qui existent dans uneaction constitutive, et non pas
laction qui se fonde sur un agent consti-tutif (i.e. un sujet).
Cest dans ces dterminations que nous devons chercher la
solu-tion au problme qui nous proccupe : comment Spinoza
peut-ilpostuler la ralit de la causa sui sans senfoncer dans une
contra-diction manifeste ? Nous devons nous rappeler que, dans
EIP34,cest le concept de causa sui qui explique celui de potentia
Dei. Nousdevons maintenant suivre le parcours inverse : ce que nous
avonsdcouvert sur la notion de puissance divine, peut-tre cela
mmepeut-il nous donner des indications sur la vritable nature de
lacausa sui, et enfin expliquer pourquoi Spinoza sentte rejeter
lesscolastiques et leur dprciation de lautoproduction.
En effet, si nous devons penser la puissance et laction
divinessans substratum, cela semble indiquer que nous devons
galementpenser la causa sui comme causalit sans termes ; la Nature
natu-rante dont la causa sui gouverne le dynamisme nest pas une
chosequi cause, et encore moins une chose cause, mais rien
dautrequune cause qui se cause ; elle nest quune puissance infinie
dtre.Autrement dit, la causa sui constitue la Nature naturante
commeune action causale sans origine ni destination. Cest une
conclusionqui na rien dtonnant : on sait comment Spinoza soppose
lafois, et de faon symtrique, au concept de la cration et celui
decauses finales1 ; dire que la Nature na ni origine ni fin, cest
dire quelaction causale quelle est en tant que natura naturans nest
exerce
Revue philosophique, no 2/2009, p. 169 p. 190
Immanence et extriorit absolue 181
1. Cf. EIP8S2 : [...] qui admettrait la cration dune substance,
admet-trait du mme coup quune ide vraie est devenue vraie, et rien
de plus absurdene peut se concevoir ; EIAPP : La nature na aucune
fin prescrite et [...]toutes les causes finales ne sont rien que
des fictions des hommes.
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par rien dautre quelle-mme et ne soriente vers rien
dautrequelle-mme.
Dans ce cas, la causa sui ne correspond plus, comme pour
lesscolastiques, une causalit un seul terme, contradictoire et
inin-telligible. Bien au contraire, elle correspond lintgration de
lacausation la causalit comme telle, mais sans terme dorigine, ni
defin ; cest--dire quil sagit dune relation causale sans cause, ni
effetautre quelle-mme. Quand Spinoza rejette les notions de cration
etde finalit, ce nest donc pas seulement parce quil refuse, en ce
quiconcerne le premier terme, la production ex nihilo et, en ce
quiconcerne le second, lintelligence prvoyante dun
Dieu-providence.Cest galement parce que le fondement de sa thorie
de la causa-lit, la causa sui, repose sur la notion dune action
sans origine nifin. Comme le note Charles Ramond : [...] si Dieu
est cause chezSpinoza, il ny est pas origine : peut-tre mme est-il
cause pour nepas tre origine ; [...] la notion de causa sui, cause
de soi, parlaquelle souvre lthique, a pour fonction de rendre
pensable unDieu qui ne soit pas origine. 1 Ces dterminations
expriment bience qui est galement notre pense : si la Nature est
une cause(i.e. une cause de soi), cest dire quelle est relation
causale sans ter-mes ; autrement dit : laction causale quelle est
na ni origine ni fin.Or, en liminant les termes, les difficults
logiques dtectes par lesscolastiques svanouissent : bien que ce
soit, nous laccordons, unexercice difficile, il ny a rien de
contradictoire penser une telleautocausation de la cause : il ny a
pas de transition sans transitiondun terme lui-mme ; pas dantriorit
ni de postriorit dunterme par rapport lui-mme ; pas de terme la
fois cause et effet ;rien de tout ce qui fut lorigine des
objections des moines. Cestainsi que Spinoza chappe aux
contradictions dnonces parlcole : sa stratgie consiste penser ltre
comme puissancedtre, cest--dire comme relation causale pure, en soi
et conuepar soi.
Revue philosophique, no 2/2009, p. 169 p. 190
182 Mogens Lrke
1. C. Ramond, La question de lorigine chez Spinoza , p. 439,
444. Nousne pouvons tre daccord, en revanche, quand Ramond parvient
la conclu-sion que ce concept [i.e. de la causa sui] ne pouvait
produire ses effets qu lacondition de maintenir, dans la cause de
soi, la diffrence entre la cause et lecaus [...] (ibid., p. 475 ;
voir aussi p. 445). Il nous semble en effet que cettediffrence, et
les tensions conceptuelles dans la notion de causa sui quelle
pro-voque, disparaissent dans la conception de la causa sui comme
autocausationde la cause que nous dfendons ici.
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4. La cause immanente
Jusqu ce point, nous avons uniquement considr la cause
parlaquelle Dieu se produit lui-mme savoir, la causa sui. Maisquen
est-il de la causa immanens savoir, cette causalit spcialeque
Spinoza voque afin dexpliquer la faon dont toutes choses, savoir
les modes finis, sont causes par Dieu ? Pour comprendre lerapport
entre substance et mode, Edwin Curley a souvent insistsur le fait
quil faut se tourner vers la thorie spinozienne de la cau-salit1.
Nous sommes daccord avec cette analyse. La difficultconsiste savoir
de quelle forme de causalit il sagit. Selon une cri-tique rcente,
propose par Yitzhak Melamed, Curley entend direque tout rapport
substance-mode se rduit un rapport de causa-lit efficiente, donc
que la causa efficiens sert, la fois, de modle etde principe
dintelligibilit pour la conception de la causa imma-nens. Autrement
dit, les modes sont en Dieu uniquement dans lesens o Dieu en est la
cause efficiente, conformment cequnonce Spinoza dans EIP16C1 :
[...] Dieu est cause efficientede toutes les choses qui peuvent
tomber sous un entendementdivin. 2 Le fait que Spinoza fait appel
EIP16C dans la dmons-tration de EIP18 pourrait parler en faveur
dune telle interprta-tion. Seulement, cette interprtation implique
une certaine banali-sation de la notion de cause immanente qui
dsormais ne dsigneque le fait que Dieu soit la cause de toutes
choses. En outre, elleparat ne pas tenir compte du renvoi dans
EIP18D EIP15, selonlaquelle tout ce qui est, est en Dieu [in Deo] .
Si tre en Dieu estsimplement tre caus par Dieu, on ne voit gure en
quoi la causeimmanente quest Dieu diffre des causes transitives
quil nest pas.Il nest pas vident que ce soit l une reprsentation
adquate de laposition de Curley. Il reste nanmoins quil faudrait
lucider ce pro-blme que Curley laisse finalement dans lombre :
quest-ce que lacausa immanens si ce nest pas seulement une cause
efficiente, et si
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Immanence et extriorit absolue 183
1. E. Curley, Spinozas Metaphysics : An Essay in Interpretation,
Cam-bridge (Mass.), Harvard University Press, 1969 ; On Bennetts
Interpreta-tion of Spinozas Monism , in Y. Yovel (ed.), God and
Nature. Spinozas Meta-physics, Leiden - New York - Kbenhavn - Kln,
E. J. Brill, 1991, p. 35-52 ;Behind the Geometrical Method. A
Reading of Spinozas Ethics , Princeton,Princeton UP, 1988, p.
31.
2. Cf. Y. Melamed, Spinozas metaphysics of substance : The
substance-mode relation as a relation of inherence and predication
, Philosophy and Phe-nomenological Research [ paratre].
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ce nest pas non plus, comme le soutient Melamed lui-mme,
unenotion qui runit inhrence et causation.
Posons la question autrement : notre analyse, dans le
para-graphe prcdent, de la nature et du rle de la causa sui chez
Spi-noza permet-elle de mieux comprendre la nature de la causa
imma-nens ? Il nous semble que cest le cas, surtout parce que
Spinoza lui-mme affirme assez clairement dans EIP25S que, au sens
oDieu est dit cause de soi, il doit tre dit aussi cause de toutes
cho-ses . Il nest pas l question dune analogie, mais dune
identifica-tion : la cause par laquelle Dieu se produit lui-mme est
strictementla mme que celle par laquelle il cause toutes choses, et
cette der-nire causalit sexplique par la premire. Cest donc par la
causasui que nous devons expliquer la causa immanens, et non pas
par lacausa efficiens, conformment au rsultat obtenu dans le
para-graphe prcdent : chez Spinoza, et contrairement chez
Descar-tes, cest la causa sui, et non la causa efficiens, qui est
la base detoute causalit, et cest par la causa sui que toute cause
doit treexplique. Ce nest donc quau prix dune cartsianisation
excessivede la doctrine spinozienne, en ayant recours une analogie
qui frlelanthropomorphisme, quon explique la causalit immanente
parlefficiente. Cest vers la cause de soi, cest--dire la puissance
deDieu, que lon doit tourner le regard pour comprendre le
fondementcausal de la production des choses. Sur ce point, nous
devons doncrejeter la position que Melamed attribue Curley : le
rationalismecausal de Spinoza ninstaure pas un rgime gnralis de
leffi-cience. Il repose bien au contraire sur la ralit primordiale
de lacause de soi, cest--dire sur la puissance dtre.
Ces observations nous permettent de cerner de faon plus prcisela
nature du rapport entre la causa immanens, i.e. la relation
causalequi relie Dieu ou la Nature aux choses finies. Retournons
une foisencore au scolie de EIP25 : [...] au sens o Dieu est dit
cause de soi,il doit tre dit aussi cause de toutes choses [...].
Dabord, ce passagemet en vidence le fait que la cause de chaque
chose finie nest riendautre que la cause de soi, en tant quelle est
modifie par une affec-tion finie. Pris dans ce sens, le scolie ne
dit pas autre chose que ce quiressort galement de EIP28D : le mode
fini ne suit pas simplementde Dieu, mais il est lui-mme Dieu en
tant quil est affect par unemodification qui est finie et a une
existence dtermine (Deus quate-nus). Ensuite, et de faon plus
significative, EIP25S permet de com-prendre comment la causa sui de
EIP7 se rapporte la causa imma-nens de EIP18. Nous lavons vu : Dieu
est dit cause de soi dans lesens o il est une cause dont leffet est
elle-mme, cest--dire uneRevue philosophique, no 2/2009, p. 169 p.
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cause qui cause une cause. Or, selon EIP25S, Dieu est la cause
imma-nente de toutes choses finies exactement dans le mme sens quil
estcause de soi. Cette transitivit explicative, si lon peut dire,
permetdaffirmer ceci : comme la causa sui, la causa immanens cause
descauses, et pas seulement des effets. Autrement dit, Dieu nest
passeulement la cause immanente de toutes choses finies en tant
quecelles-ci sont des effets, mais encore de toutes choses finies
en tant quecelles-ci sont des causes.
Il ny a rien de surprenant une telle conclusion : Spinoza
uti-lise parfois les termes modus et causa comme
interchangeables,notamment dans EIP28D1. Aucune chose existante
nest donc seu-lement un effet, mais galement une cause : Rien
nexiste de lanature de quoi ne suive quelque effet (EIP36). Pierre
Macherey amontr comment Spinoza, dans lthique, navigue sur le plan
ter-minologique entre ces deux aspects de la dtermination modale
aumoyen des termes agir et oprer. Le mode nopre que selon
unedtermination transitive qui le rapporte au mode prcdent selonune
relation de causalit efficiente (causa transiens). Le fait que
lemode soit ainsi dtermin oprer revient au fait que le mode nestpas
substance. Cest ce en vertu de quoi il est effet. Mais, en tant
quilest un mode de la substance, le mode fini agit galement selon
unedtermination immanente qui se rapporte la causalit divine dontil
fait partie (causa immanens)2. Cest ce en vertu de quoi il
estcause. Or, nous le voyons, dans cette interprtation, la cause
imma-nente ne dsigne pas limmanence dune cause dans un terme ;
ladcouverte de la causa immanens ne correspond pas un
momentdintriorisation o le mode est saisi comme agissant dans la
subs-tance, celle-ci comprise comme le seul agent vritable ; la
causaimmanens nest pas une cause interne dans le sens quelle
exerceune action vers lintrieur , limage de laction dune chose
sursoi. Bien au contraire, la cause immanente dsigne limmanencedun
terme dans la cause savoir, la participation du mode finidans la
causalit comme telle. Cest travers la notion de causeimmanente que
nous voyons toute chose et tout individu non passintrioriser la
manire de la monade leibnizienne, mais sextrio-riser en tant que
causes, cest--dire en tant quessentiellement
Revue philosophique, no 2/2009, p. 169 p. 190
Immanence et extriorit absolue 185
1. Voir, par exemple, Gueroult, Spinoza I. Dieu, p. 335-336 ; .
Balibar, Causalit, individualit, substance : rflexions sur
lontologie de Spinoza ,in P.-F. Moreau et E. Curley (eds), Spinoza.
Issues and Directions, Leiden,E. J. Brill, 1990, p. 72.
2. Cf. P. Macherey, Avec Spinoza, Paris, PUF, 1992, p.
69-109.
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constitus par des relations causales. Comme le note
galementCharles Ramond, cest un mouvement dextriorisation :
Leschoses singulires sont dfinies, elles aussi, en extriorit,
cest--dire non par leurs essences, mais par leurs effets communs
[...] toutechose est cause, toute chose sextriorise. 1 Mais, comme
laffirmeFranois Zourabichvili, cest galement lendroit o lontologie
desmodes finis se rvle tre une ontologie de la relation, puisque
toutindividu se trouve essentiellement dtermin par les rapport
cau-saux quil entretient avec lextrieur : [...] le rapport
individuantna lui-mme de ralit quen rapport [...]. 2
Nous pouvons formuler exactement le mme point en termes
depuissance. Car, selon EIP34D, la puissance de Dieu est
justementsa capacit de causer et, selon EIP36D, tout ce qui existe
exprimela puissance de Dieu, donc sa capacit de causer : [...] tout
ce quiexiste exprime en un mode certain et dtermin la puissance
deDieu qui est cause de toutes choses, et par suite [...] quelque
effet endoit suivre. En tant que causa sui, Dieu, cest--dire la
substance,est une puissance dagir (potentia agendi). En tant que
causa imma-nens, en revanche, Dieu produit, comme leffet de sa
productivit,une infinit de choses qui participent de la causa sui
en tant quecauses finies et qui possdent, elles aussi, une
puissance dagir. Spi-noza affirme ainsi, dans EIIIP6D : Les choses
singulires en effetsont des modes par o les attributs de Dieu
sexpriment dunemanire certaine et dtermine [...], cest--dire [...]
des choses quiexpriment la puissance de Dieu, par laquelle il est
et agit, dunemanire certaine et dtermine. 3 La puissance dagir que
possdetout mode fini de la substance constitue ce que Spinoza nomme
soneffort, ou conatus (cf. EIIIP6&7). Cest dans ce sens que les
modessont des suites immanentes de la puissance divine, faisant
eux-mmes partie intgrante de lautocausation divine. Tout mode
finiest inscrit dans un raisonnement causal qui le pose la fois
commeeffet de lautocausation divine et comme modification de cette
mmeautocausation, cest--dire comme cause finie.
Revue philosophique, no 2/2009, p. 169 p. 190
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1. Ramond, Dictionnaire de Spinoza, p. 80.2. F. Zourabichvili,
Spinoza. Une physique de la pense, Paris, PUF, 2002,
p. 107.3. Voir aussi Spinoza, Trait politique, trad. C. Ramond,
in uvres, V,
Paris, PUF, 2005, II, ii, p. 94 : [...] la puissance des choses
naturelles, parlaquelle elles existent et par consquent agissent,
ne peut tre autre chose quela puissance mme, ternelle, de Dieu ;
II, iii, p. 95 : [...] la puissance deschoses naturelles, par
laquelle elles existent et agissent, est trs exactement lapuissance
de Dieu.
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Du point de vue de la thorie de puissance, nous arrivons doncune
fois encore au mme rsultat : le mode se trouve demble ins-crit dans
le relationnel, ce qui na rien de surprenant : de par lqui-valence
de ltre et de laction, la puissance dtre dont participe lemode fini
nest rien dautre quune puissance dagir, donc de sext-rioriser en
tant que cause. Cest pourquoi la puissance du mode estgalement
dfinie comme une puissance daffecter et dtre affect.Le mode nexiste
pas hors de ce rapport daffectivit et, par cons-quent, il est de
son essence de sextrioriser, cest--dire de se mettreen rapport. La
puissance, ou conatus, dont dispose un mode dter-min nest rien
dautre quune puissance de se rapporter dautresmodes, de causer ou
dtre caus par quelque chose en eux bref,daffecter ou dtre affect
par eux. Cette puissance se constituedans le rapport mme. Certes,
on peut considrer le conatus en fai-sant abstraction dautres modes
pour montrer quil ne saurait seretourner contre lui-mme (EIVP4) ou
pour prciser que, considren soi, il nest limit par rien (EIP8).
Mais, justement, il ne sagit lque dabstractions ; en ralit, aucune
chose nexiste isole de laNature : Il nest donn dans la Nature
aucune chose singulirequil nen soit donn une autre plus puissante
et plus forte. Mais, siune chose quelconque est donne, une autre
plus puissante, parlaquelle la premire peut tre dtruite, est donne
(EIVA1).Aucune chose nest sparable de lordre de la Nature de faon
tellequelle puisse se constituer comme un empire dans un empire
(EIIIPrface).
5. Conclusion
Lontologie de la puissance spinozienne consiste avant tout enun
systme qui permet de mettre des causes en relation avec dau-tres
causes. Dabord, elle dcrit une cause rapporte elle-mme savoir, Dieu
dont lexistence est dduite dans EIP7 et EIP11. Cettecause qui se
cause, la causa sui, Spinoza lappelle galement puis-sance de Dieu
(potentia Dei). Ensuite, Spinoza dcrit la cause de soien tant
quelle est rapporte ses effets qui sont eux-mmes descauses, selon
lexplication de la causa immanens dans EIP18et EIP25S. Cest le
mcanisme causal que Spinoza met en placedans EIP16C1, selon lequel
Dieu est la cause efficiente de touteschoses qui peuvent tomber
sous un intellect infini (ce qui impliqueque toute chose est un
effet de Dieu), et dans la proposition EIP15Revue philosophique, no
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selon laquelle tout ce qui est, est en Dieu (ce qui implique
quetoute chose est cause, puisquelle participe dans la causalit
divine).Finalement, il met en place la chane infinie des causes
finies quicausent dautres causes finies, i.e. la liaison
horizontale des modesfinis entre eux, construite conformment
lexplication de la pro-duction des choses singulires dans EIP28
(causa transiens). Or,quil sagisse de la causa sui, de la causa
immanens ou de la causatransiens, il sagit toujours de mettre des
causes en relation avecdautre causes. La thorie ne contient que des
relations causalesqui, quand elles sont rapportes les unes aux
autres, peuventgalement tre saisies comme des rapports de
puissance.
Le rationalisme de Spinoza est donc un rationalisme causal
dansle sens le plus radical de ce terme : il ne contient que des
causes.Nulle part dans cette construction globale ne pouvons-nous
fixer unterme de la causalit ou, si lon prfre, un sujet de laction
causale.Cest la cause qui cause, non pas quelque substratum de
laction cau-sale (sur ce point, Spinoza partage des thmes avec
certains empi-ristes). Dans la mesure o elle refuse dassigner des
termes aux rela-tions causales, la thorie spinozienne de la
causalit implique lerejet du principe selon lequel une action
prsuppose un sujet agis-sant, i.e. le principe leibnizien dactiones
sunt suppositorum. Car lasubstance cesse dtre sujet daction pour
devenir action, causalitsans termes ou puissance pure. Quant aux
modes, ils cessent dtrede simples effets pour devenir des agents,
de vritables causes. Pourcette raison, les modes finis peuvent dune
certaine faon tre consi-drs comme des sujets daction. Mais ils ne
sont pas des sujetsconstitutifs, cest--dire des agents primitifs.
Daprs une expres-sion de Pierre-Franois Moreau, ils sont plutt des
subjectivitslacunaires constitues lintrieur dune action primitive
dont ilsfont partie1.
Mais comment comprendre tout cela plus concrtement ? Nouspouvons
reprendre les termes dun exemple leibnizien clbre savoir, la
proposition : Adam pche. Chez Spinoza, quand Adampche, ce nest pas,
comme chez Leibniz, la ralit du pch qui sefonde sur lexistence du
sujet Adam qui laction de pcher est pr-dique. Bien au contraire,
cest Adam qui se trouve existant en par-ticipant cette modification
de laction divine quest son pch.Adam nest que cette action causale
quil exerce, et il nexiste queparce que la causa sui, ou la
puissance divine, agit ainsi travers
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1. P.-F. Moreau, Spinoza et le spinozisme, Paris, PUF, 2003, p.
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lui. Autrement dit : au lieu de fonder laction sur un agent
constitu-tif, Spinoza propose un schma ontologique original selon
lequeltout agent prsuppose une action donne, une puissance dagir
danslaquelle tout agent vient se constituer. Ce nest pas laction
qui estfonde dans un agent, mais toujours lagent qui se constitue
danslaction. L aussi, on voit clairement que laxiome actiones sunt
sup-positorum se trouve compltement renvers.
Cest galement dans ce sens que, comme nous lavons indiqudans
lintroduction, le spinozisme soppose la doctrine leibni-zienne de
linhrence. Chez Leibniz, toute relation sintriorise jus-qu ne
laisser subsister aucune dnomination extrinsque cons-titutive,
aucune relation extrieure ses termes : toute action estfinalement
action sur soi : la monade tire tout de son proprefonds et elle est
sans fentres ; elle nentre dans aucune rela-tion causale avec
dautres monades. La substance, selon Leibniz,cest un tre qui, une
fois cr, nagit que sur soi1. Chez Spinoza, il seproduit le
contraire : en liminant les termini de la causalit, il envi-sage
une sorte dextriorisation de toute relation. Dans son sys-tme, il
nexiste aucune dnomination intrieure qui ne soit pasfonde sur une
dnomination extrieure, aucune chose qui ne soitpas un noyau de
relations causales ; aucune substance qui ne soitpas une cause
autocausante ; aucun mode qui ne soit pas, de par saconstitution
intrieure et ses effets extrieurs, cause. Cela ne veutpas dire,
toutefois, que Spinoza souscrive cette extriorisation descauses par
rapport aux termes que Malebranche propose dans LaRecherche de la
vrit. Ce nest pas que nous devions ajouter uneNature en elle-mme
passive et inerte un dynamisme venant denhaut , cest--dire de
lextrieur. Contrairement loccasionna-lisme, Spinoza parvient, par
le biais de sa thorie de la causalit, formuler une doctrine de
lextriorit absolue sans faire la moindreconcession la transcendance
: il nextriorise pas les causes parrapport aux termes ; il
extriorise les termes mmes pour ne laissersubsister que les causes,
de par lidentification de ltre aveclaction. Une fois encore, nous
sommes daccord avec les dtermina-tions prcises de Ramond : Rien de
plus logique : un immanen-tisme sans concessions devait sans doute
la fois rejeter lextrio-rit comme fourrier de la transcendance et
de labstraction, et en
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1. Sauf la substance de Dieu, bien entendu, dont laction
cratrice savoir, la relation causale que Dieu entretient avec le
monde constitue laseule vritable dnomination extrinsque dans
lontologie leibnizienne, dail-leurs qualifie de vritable miracle
par Leibniz.
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revenir pourtant toujours la liaison ncessaire entre exister et
pro-duire des effets, cest--dire sextrioriser. 1 Tout cela se
construitautour de la notion dune causalit sans termini, relation
causalepure ou puissance dtre.
Cest pourquoi lontologie de la puissance spinozienne na rien
voir avec une philosophie de linhrence ; rien voir avec la
doctrinede lintriorit absolue quon ne cesse de lui attribuer. Bien
au con-traire, le spinozisme opre une vritable extase
ontologique,dans le sens originel de ce terme (ekstasis : tre hors
de soi, sextrio-riser). Et voil quoi nous voulions en venir.
Spinoza affirme bienavec saint Paul que nous avons la vie, le
mouvement et ltre enDieu. Mais nous ne sommes pas en Dieu comme les
prdicats sont contenus dans un sujet contenant ainsi que lenvisage
linter-prtation leibnizienne de lthique que nous avons cite dans
lintro-duction. Nous sommes en Dieu dans la mesure o nous sommes
ins-crits en tant que causes finies dans lextriorit absolue de la
causasui, cest--dire une autocausation de la cause, une action sans
agentconstitutif galement dsigne comme la potentia Dei. Si nous
som-mes en effet in Deo, la prposition in ne fait donc pas rfrence
notre inhrence in subjecto, mais notre extase in actione.
Mogens LRKE,Universit de Chicago.
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1. Ramond, Dictionnaire de Spinoza, p. 73.
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