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Bernard Arcand Anthropologue, professeur au dpartement
danthropologie, Universit Laval
(1988)
Il n'y a jamais eu de socit de chasseurs-cueilleurs
Un document produit en version numrique par Jean-Marie Tremblay,
bnvole,
professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi Courriel:
[email protected]
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Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences
sociales" Site web:
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Une collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque
Paul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi Site web:
http://bibliotheque.uqac.ca/
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Bernard Arcand, Il n'y a jamais eu de socit de
chasseurs-cueilleurs (1988) 2
Cette dition lectronique a t ralise par Jean-Marie Tremblay,
bnvole, professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi partir de
larticle de :
Bernard Arcand Anthropologue, professeur au dpartement
danthropologie, Universit Laval. Il n'y a jamais eu de socit de
chasseurs-cueilleurs. Un article publi dans la revue Anthropologie
et Socits, vol. 12 no 1, 1988,
pp. 39-58. Numro intitul : Questions dethnocentrisme. Qubec :
Dparte-ment d'anthropologie, Universit Laval.
[Autorisation formelle accorde le 13 novembre 2005 par lauteur
de diffuser
ce texte.]
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Chicoutimi, Ville de Saguenay, province de Qubec.
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Bernard Arcand, Il n'y a jamais eu de socit de
chasseurs-cueilleurs (1988) 3
Bernard Arcand Anthropologue, professeur au dpartement
danthropologie,
Universit Laval.
Il n'y a jamais eu de socit de chasseurs-cueilleurs.
Un article publi dans la revue Anthropologie et Socits, vol. 12
no 1, 1988,
pp. 39-58. Numro intitul : Questions dethnocentrisme. Qubec :
Dparte-ment d'anthropologie, Universit Laval.
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Bernard Arcand, Il n'y a jamais eu de socit de
chasseurs-cueilleurs (1988) 4
Table des matires
La question se pose Critique des anciens Critique des modernes
Critique de l'ethnocentrisme Conclusion Bibliographie Rsum /
Abstract
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Bernard Arcand, Il n'y a jamais eu de socit de
chasseurs-cueilleurs (1988) 5
Bernard Arcand
Il n'y a jamais eu de socit de chasseurs-cueilleurs. Un article
publi dans la revue Anthropologie et Socits, vol. 12 no 1,
1988,
pp. 39-58. Numro intitul : Questions dethnocentrisme. Qubec :
Dparte-ment d'anthropologie, Universit Laval.
Les sauvages, il ne faut pas en douter, ont toujours une raison
pour faire ce qu'ils font et pour croire ce qu'ils croient, mais il
con-vient d'ajouter que leurs raisons sont souvent fort
absurdes.
Sir John Lubbock (1877 : 6) Et pourtant une hache ne donne pas
physiquement naissance
une hache, la faon d'un animal. Claude Lvi-Strauss (1973 :
386)
La question se pose
Retour la table des matires Dans l'histoire rcente des tudes sur
les socits de chasseurs-
cueilleurs, la publication des actes du symposium de l'universit
de Chicago, sous le titre Man the Hunter (Lee et DeVore 1968), est
maintenant reconnue comme la marque d'un tournant important qui
obligea l'anthropologie une rvision profonde de ce qu'elle croyait
savoir de ce type de socit. Vingt ans aprs, on peut ajouter que les
implications de l'vnement n'ont peut-tre pas encore toutes t
me-sures.
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Bernard Arcand, Il n'y a jamais eu de socit de
chasseurs-cueilleurs (1988) 6
En partageant les bilans de leurs recherches, les participants
au symposium de Chicago ont beaucoup discut d'cologie et de
produc-tivit, en plus de revoir grands traits les modles
traditionnels d'or-ganisation sociale et territoriale des peuples
chasseurs-cueilleurs ainsi que quelques-unes des principales
conclusions de l'archologie prhis-torique. Surtout, c'est l qu'ont
d'abord t communiqus les rsultats des minutieuses enqutes
ethnographiques menes par R. Lee chez les !Kunq et par J. Woodburn
chez les Hadza et qui montraient, peut-tre pour la premire fois,
que les chasseurs-cueilleurs pouvaient trs bien survivre et jouir
d'une dite plus qu'adquate et de loisirs consi-drables, tout en
travaillant relativement peu. C'est aussi lors de ce mme symposium
que M. Sahlins offrit la premire esquisse de son essai sur
)'conomie de l'ge de pierre , qui se permettait de retour-ner dans
un envers volutif la formule de Galbraith en dcrivant les
chasseurs-cueilleurs comme reprsentants de la vritable et
originelle socit d'abondance, marque par une sorte d'attitude zen
face la ra-ret qui pouvait rendre des gens la fois pauvres et aiss.
On assistait donc une rvolution de la pense.
Toutefois, les travaux du symposium de Chicago reposent sur
une
prmisse qui parat aujourd'hui particulirement fragile. On y
prend pour acquis que la notion de socit de chasseurs-cueilleurs
est perti-nente, en ce sens qu'il existerait un prtexte
scientifique valable pour runir et comparer des donnes et des
analyses issues de socits aussi diverses que celles des Inuit, des
Hadza, des Tsimshian ou des Ka-riera. Cette question, fondamentale
puisqu'elle dfinit l'objet de toutes ces tudes, reoit en tout une
demi-page d'attention dans Man the Hunter (1968 : 4). Les auteurs
de l'introduction au volume expliquent comment il n'y a jamais eu
de consensus parmi les participants au symposium sur ce qui
constitue en fait une socit de chasseurs-cueilleurs. Ils rejettent
toute dfinition historique, car en limitant ces populations aux
conomies du plistocne on liminerait du mme coup tous les
chasseurs-cueilleurs modernes. Ils ne peuvent non plus adopter une
dfinition qui ferait de la vie en bande la caractris-tique sociale
dominante de ce type de populations puisque cela exclu-
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Bernard Arcand, Il n'y a jamais eu de socit de
chasseurs-cueilleurs (1988) 7
rait plusieurs chasseurs-cueilleurs, dont tous les habitants de
l'Austra-lie et de la Cte Nord-Ouest du Canada. Enfin, comme s'il
fallait compliquer davantage, ta littrature ethnographique offre
aussi des cas de chasseurs-cueilleurs qu'on dit dvolus ,
c'est--dire des gens qui sont devenus chasseurs-cueilleurs aprs
avoir vcu d'agriculture et qui auraient chang de mode de
subsistance par obligation ou par choix. Bref, les auteurs
n'arrivent pas dfinir un type commun et se rendent bien compte que
tout choix de dfinition particulire limine-rait une partie
importante des participants au symposium. La demi-page se termine
donc sur une pirouette : The symposium agreed to consider as
hunters all cases presented, at least in the first instance (1968 :
4). En somme, la catgorie regroupe ici toutes les populations
vivant essentiellement de chasse et de cueillette !
Si la question est laisse en suspens, Man the Hunter aura au
moins eu le mrite de la rendre vidente. Le volume offre une srie
de contributions individuelles souvent fort originales sur des
socits dont les ressemblances sont de moins en moins certaines, et
dont l'ap-partenance un mme type encore indfini n'est plus que
prsume tandis qu'auparavant, l'anthropologie croyait trs bien
savoir de qui il s'agissait chaque fois qu'elle parlait des peuples
chasseurs-cueilleurs. On peut ainsi mesurer le progrs que reprsente
cette publication en comparant ses hsitations et ses incertitudes
la vision antrieure, dont on trouve un exemple, parmi bien
d'autres, dans le petit livre de E. Service, The Hunters (1966),
publi dans une collection trs popu-laire qui a servi la formation
de plusieurs anthropologues amri-cains. Pour Service, la typologie
est simple et limpide : les chasseurs-cueilleurs font contraste
avec les paysans horticulteurs, leveurs ou agriculteurs, par leur
faible productivit de nourriture, la faible densit de leurs
populations, par leur nomadisme et l'organisation so-ciale fonde
sur la bande. Service trace ainsi un type idal, dont la lit-trature
ethnographique offre certainement des exemples, mais qui n'puise
pas l'ensemble des socits humaines dont l'conomie est ba-se sur la
chasse et la cueillette. Nous verrons plus loin comment cha-cune
des caractristiques de ce modle est aujourd'hui conteste par
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Bernard Arcand, Il n'y a jamais eu de socit de
chasseurs-cueilleurs (1988) 8
l'ethnographie : la productivit conomique et les densits de
popula-tions des chasseurs-cueilleurs sont souvent gales et parfois
mme suprieures celles de populations vivant d'agriculture, tandis
que le degr de nomadisme varie beaucoup d'une population l'autre et
de-meure souvent comparable ce qu'on a constat chez plusieurs
horti-culteurs saisonniers et, enfin, insister sur le fait de vivre
en bande oblige liminer un nombre important de socits dont
t'conomie repose pourtant exclusivement sur la chasse et la
cueillette. En somme, ce qu'affirme l'ethnographie moderne, la
suite de Man the Hunter, c'est que le modle de Service, qui rsume
assez bien les prin-cipaux enseignements de l'anthropologie
traditionnelle, rencontre trop de contradictions empiriques.
Mais l'ethnographie moderne n'a pas russi remplacer le modle
ancien. Elle ne sait plus vraiment ce qui constitue le type idal
et pourtant elle continue parler de socits plus de
chasseurs-cueilleurs. Comme si l'absence de dfinition lmentaire et
la contradiction eth-nographique n'taient pas gnantes. Par exemple,
les ouvrages de M. Sahlins (1974) et de P. Clastres (1974), ce jour
probablement les deux essais les plus remarquables dans le
prolongement de Man the Hunter, explorent des modles, l'un de
l'conomie de la sous-production, l'autre de la politique de la
non-alination, sans toutefois remettre en question l'existence mme
d'un type de socit de chas-seurs-cueilleurs ; leurs propos doivent,
pour tre trs authentiquement rvolutionnaires, inverser les
conceptions antrieures de l'anthropolo-gie mais aussi maintenir la
prmisse que les chasseurs-cueilleurs se ressemblent et se
distinguent ainsi des socits qui ont adopt d'autres modes
d'exploitation de la nature.
La catgorie est maintenue, mme si on ne sait plus trs bien
comment la dfinir. On pourrait croire que c'est l un autre
exemple de l'inertie intellectuelle que R. Murphy (1971 : 37)
dcrivait comme le conservatisme des anthropologues que des
perceptions lmentaires poussent s'accrocher des systmes de sens
leur permettant de fonc-tionner. Ou plutt un indice de l'importance
de la question. Il ne s'agit
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Bernard Arcand, Il n'y a jamais eu de socit de
chasseurs-cueilleurs (1988) 9
pas simplement de repenser une typologie analytique quelconque,
le genre d'exercice auquel l'anthropologie s'engage couramment. La
question pose par les chasseurs-cueilleurs parat beaucoup plus
vaste. D'une part, c'est un fait que la chasse et la cueillette
furent les modes exclusifs d'appropriation de la nature durant la
majeure partie de l'his-toire de l'humanit et donc un fait dont
toute anthropologie vritable doit rendre compte. D'autre part, la
cration d'une catgorie chas-seurs-cueilleurs repose sur la thse
d'un dterminisme techno-conomique qui regroupe les socits humaines
selon leurs modes de subsistance en assumant que ceux-ci ont un
effet dterminant sur l'en-semble de la vie sociale. Cette thse
matrialiste, que nous devons dans sa version moderne aux travaux de
G. Childe (1936, 1942) et l'cole no-volutionniste amricaine, jouit
maintenant d'une accepta-tion trs gnrale. Bien sr, les recherches
rcentes ont rendu plus prudentes les interprtations ; les
archologues, par exemple, ... sont devenus plus conscients qu'ils
ne l'taient de la complexit des rela-tions, souvent indirectes, qui
lient la culture matrielle aux comporte-ments sociaux conomiques et
de l'enveloppe symbolique ou secon-daire... (Smith 1984 : 59). Mais
on ne remet gnralement pas en question le postulat voulant que les
socits de chasseurs-cueilleurs prsentent des particularits qui les
rendent diffrentes et que l'adop-tion de l'agriculture viendra
changer, de sorte qu'avant et aprs te no-lithique, les socits
humaines ne seront plus les mmes. Et l'enjeu de la thse est
important, car ce qui apparat avec le dveloppement de l'agriculture
c'est aussi tout ce qui fonde ta socit moderne et qui pas-sionne
l'anthropologie depuis toujours : l'accroissement de la
produc-tivit, l'augmentation des populations, la naissance de la
vie urbaine, la cration des bureaucraties et de la police,
l'invention des modes d'criture et des grandes religions et
surtout, pour plusieurs analystes, l'instauration de rapports
sociaux ingalitaires. C'est cela, et tout le reste qui thoriquement
en dcoule, qui est en jeu et qui rend si crucial le passage de la
chasse l'agriculture.
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Bernard Arcand, Il n'y a jamais eu de socit de
chasseurs-cueilleurs (1988) 10
Critique des anciens
Retour la table des matires
Dans ce qui est certainement l'ouvrage le plus savant (dans le
sens
anglais de scholarly) sur les socits de chasseurs-cueilleurs
depuis plusieurs annes, Alain Testart (1982) cherche dmontrer,
juste-ment, que la rvolution nolithique n'a jamais eu lieu. C'est
cet ou-vrage qu'il faut maintenant renvoyer quiconque s'intresse au
sens et aux limites souvent arbitraires de la notion de
chasseur-cueilleur. Tes-tart nous engage dans un examen minutieux
d'une grande partie de la littrature anthropologique afin de
vrifier la pertinence de chacun des traits caractristiques
traditionnellement accols aux socits de chas-seurs-cueilleurs. Nous
ne ferons ici qu'un rsum rapide de cet exa-men, en ajoutant aux
donnes recueillies par Testart quelques infor-mations plus rcentes
extraites des confrences internationales sur ce type de socit
tenues Qubec en 1980 et Londres en 1986.
Si l'image traditionnelle des chasseurs-cueilleurs montrait des
po-
pulations perptuellement au bord de la famine et si Man the
Hunter laissait au contraire l'impression d'une productivit
largement suffi-sante et trs peu exigeante, la littrature
ethnographique montre que ces deux visions sont galement
vrifiables. Il ne fait plus de doute que les !Kung, les Hadza, et
probablement plusieurs autres chasseurs-cueilleurs, vivent beaucoup
mieux qu'on ne le croyait il y a trente ans. D'autres, comme les
Cuiva (Arcand 1976), offrent l'exemple de ce que Sahlins concevait
comme le modle d'une socit d'abondance et il n'est pas impensable
que les habitants pr-historiques de rgions rela-tivement favorises
aient connu des conditions de vie semblables, qu'ils auraient donc
voulu maintenir le plus longtemps possible. Par contre, il faut
aussi admettre que la situation d'autres chasseurs-
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Bernard Arcand, Il n'y a jamais eu de socit de
chasseurs-cueilleurs (1988) 11
cueilleurs ne parat pas aussi facile et tend confirmer l'image
an-cienne d'une conomie exigeante, prcaire et souvent peu
productive (Nicolaisen 1974-75). Les chasseurs-cueilleurs ne sont
donc, par dfi-nition, ni productifs ni improductifs, ni pauvres ni
riches. Et ces con-trastes expliqueraient probablement pourquoi,
quand deviennent pos-sibles l'agriculture ou l'levage, certains
semblent profiter tout de suite de l'occasion (Nicolaisen 1976) et
d'autres rsistent (Arcand 1976).
On a aussi prtendu que les chasseurs-cueilleurs,
ternellement
obligs de poursuivre leurs gibiers et d'exploiter des ressources
vg-tales disperses, taient principalement nomades, contrairement
aux agriculteurs sdentaires. En fait, le nomadisme et la sdentarit
ne sont jamais mesurables qu'en degrs et on constate alors de
fortes va-riations parmi les chasseurs-cueilleurs. Entre le
nomadisme pur des Semang et la sdentarit des Ainu (Watanabe 1968),
on rencontre peu prs tous les exemples possibles de semi-nomadisme,
d'occupa-tion saisonnire de sites nouveaux ou anciens, d'abris
temporaires mais revisits en permanence et mme des cas de patterns
migratoires apparemment non rptitifs. Aux tenants d'un dterminisme
colo-gique simple voulant que la sdentarit soit un effet de la
richesse des ressources alimentaires, Testart (1982 : 10) rappelle
que D. Forde (1954, 1963) avait dj soulign la similitude des
milieux de vie des habitants sdentaires de la Cte Nord-Ouest et des
nomades Yaghan et Alakaluf de l'Amrique du Sud. Les habitants de
ces deux rgions n'utilisaient pas les mmes techniques de chasse.
Pour comprendre le degr de nomadisme de toute population, Testart
rappelle qu'il est es-sentiel d'ajouter la concentration naturelle
des ressources les tech-niques d'exploitation, mais aussi la
capacit de stockage des produits alimentaires, la qualit des moyens
de transport, les limites territo-riales et la nature des rapports
interethniques ainsi que la tradition d'occupation de sites
privilgis. On pourrait encore ajouter qu'il faut aussi comprendre
les mcanismes de rsolution des conflits sociaux, les modes de
gestion de la sexualit et les prfrences gastrono-miques : toutes
ces raisons, et sans doute bien d'autres encore, qui in-citent se
dplacer.
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Bernard Arcand, Il n'y a jamais eu de socit de
chasseurs-cueilleurs (1988) 12
En somme, il y a trop de faons d'tre nomade pour permettre
d'riger le nomadisme en trait caractristique, constatation plus
con-traignante encore, le degr de sdentarit de plusieurs socits de
chasseurs-cueilleurs est gal ou suprieur celui de certaines socits
d'horticulteurs. Par exemple, l'aire culturelle du bassin de
l'Amazone offre de nombreux cas de populations dont l'conomie est
fonde sur l'agriculture et qui, lors de frquentes expditions de
chasse (Silver-wood-Cope 1972) ou lors de treks annuels (Turner
1979), connais-sent une mobilit statistiquement bien suprieure
celle de plusieurs socits de chasseurs-cueilleurs. Mme les clbres
Nomads of the Long Bow (Holmberg 1969) entretenaient des jardins.
Donc, vivre de chasse et de cueillette n'impose pas le nomadisme,
pas plus que la culture du soi n'impose la sdentarit.
Le modle ancien insistait aussi sur la faible densit des
popula-
tions de chasseurs-cueilleurs. Parce qu'une productivit faible
ne pou-vait maintenir que des populations relativement restreintes
et que la croissance dmographique ne pouvait que dcouler d'une
capacit de production accrue par l'agriculture. videmment, parmi
les plus c-lbres chasseurs-cueilleurs d'aujourd'hui, certains
habitent des rgions semi-dsertiques qui n'ont jamais t propices aux
fortes densits de population. Par contre, nous savons aussi qu'une
socit peut vivre de chasse et de pche et maintenir une densit gale
ou suprieure celle de peuples horticulteurs ; les exemples viennent
de la Cte Nord-Ouest, bien sr, mais aussi de la Californie et des
Andamans (Testart 1982 : 36-39). On croit maintenant savoir que
c'est en fait la sdenta-risation, plutt que l'agriculture, qui tend
entraner la croissance de la densit et Binford (1968) a mme suggr
que l'adoption de l'agri-culture devrait tre considre comme un
effet, rendu invitable, d'une explosion dmographique. Reste
comprendre ce qui pousse une po-pulation se sdentariser.
Pour bien des dbats thoriques, ces questions de sdentarit,
de
densit de population et mme de productivit conomique
demeurent
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Bernard Arcand, Il n'y a jamais eu de socit de
chasseurs-cueilleurs (1988) 13
des aspects secondaires. La caractristique principale des
chasseurs-cueilleurs rsiderait plutt dans la nature galitaire de
leurs rapports sociaux. L'image traditionnelle dcrit des socits
sans ingalits co-nomiques ou sociales, dans lesquelles chacun
produit selon ses capaci-ts et consomme selon ses besoins, un monde
o tous les biens mat-riels et tous les produits de la chasse et de
la cueillette sont partags, un monde o les distinctions sociales
bases sur l'ge, le sexe, la com-ptence, le savoir ou le mrite
demeurent toujours minimales. Tandis qu'avec les dbuts de
l'agriculture, la socit devient plus large et plus complexe, la
spcialisation apparat, l'conomie devient capable de gnrer des
surplus qui pourront ensuite tre accapars, les rapports sociaux se
transforment et deviennent ingalitaires, et toutes ces muta-tions
mneront, plus tard, aux socits classes. C'est la thse trs connue de
la naissance des ingalits sociales due au dveloppement de la
capacit de production.
Quel que soit le mrite de la thorie du surplus conomique
comme condition ncessaire l'mergence d'ingalits sociales (nous
en reparlerons), le maintien de rapports sociaux galitaires n'est
mal-heureusement pas une caractristique de toutes les socits de
chas-seurs-cueilleurs et ici encore celles-ci ne se distinguent
pas, comme type, des socits d'agriculteurs ou d'leveurs. Les Calusa
du sud de la Floride formaient une socit divise en classes,
habitaient des vil-lages qui pouvaient accueillir plus de 2000
personnes, construisaient des temples, maintenaient une arme qui
assurait le paiement de tri-buts essentiels un systme hirarchique
de chefferies locales, et cette complexit sociale et ces rapports
ingalitaires taient nourris par une conomie de chasse et de
cueillette (Marquardt 1986). Par ailleurs, Testart souligne aussi
combien les ingalits sociales des chasseurs-cueilleurs du sud-est
sibrien posent problme la thse du commu-nisme primitif de
l'ethnologie sovitique. Il ajoute ensuite l'exemple considrable de
la Californie, dont les habitants contredisaient le schma volutif
classique de l'archologie amricaine parce que, comme
chasseurs-cueilleurs, la densit de leurs populations tait trop leve
et leurs socits beaucoup trop complexes. Puis, le cas des
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Bernard Arcand, Il n'y a jamais eu de socit de
chasseurs-cueilleurs (1988) 14
Warrau du delta de l'Ornoque dont la socit est divise en classes
et dont la religion implique la cration d'un clerg, la construction
de temples et la fabrication d'idoles. Sans mme faire mention des
habi-tants de la Cte Nord-Ouest, il faut dire que ces exemples
n'puisent mme pas les contradictions du modle ancien.
L'anthropologie traditionnelle avait l'habitude de traiter tous
ces
exemples comme des cas exceptionnels (richesse de
l'environnement, contacts avec des voisins plus volus, dculturation
force, etc.), une attitude qui ne rsiste plus un examen
ethnographique minutieux. On doit maintenant admettre qu'une
conomie de chasse et de cueillette peut nourrir des formes
d'organisation sociale diverses et qui ne sont pas ncessairement
marques par des rapports sociaux galitaires. De la mme manire, la
culture du sol ne cre pas mcaniquement l'inga-lit sociale immdiate.
Il existe de trs nombreux exemples de petites socits
d'horticulteurs dans lesquelles les ingalits conomiques et sociales
demeurent minimales et qui paraissent, au moins en ce sens,
beaucoup plus proches des bandes de chasseurs-cueilleurs nomades
que celles-ci peuvent l'tre des socits de la Californie ou des
Calusa de la Floride. De nouveau, le contraste parmi les
chasseurs-cueilleurs parat plus prononc que celui qui sert dfinir
la catgorie.
Tout en redisant que chacun de ces points trouve une bien
meil-
leure discussion dans l'ouvrage d'A. Testart (1982), il nous
faut con-clure cette critique en dduisant que les cas d'exception
d'hier sont en train de devenir la rgle. L'anthropologie prend
conscience que son modle traditionnel ne correspondait qu'
certaines socits de chas-seurs-cueilleurs vivant en bandes nomades
et dont elle a beaucoup parl. Il devient de plus en plus vident que
ces chasseurs-cueilleurs nomades, habitant pour la plupart ce qu'il
n'est pas excessif de consi-drer comme des environnements
marginaux, constituent les vri-tables exceptions et que la chasse
et la cueillette peuvent offrir une base conomique viable pour des
socits stratifies, complexes et surtout trs diverses. De plus,
certains participants la Confrence internationale de Londres en
1986 disaient combien il est parfois dif-
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Bernard Arcand, Il n'y a jamais eu de socit de
chasseurs-cueilleurs (1988) 15
ficile de distinguer cueillette et rcolte (Ellen 1986), ou mme
d'oppo-ser des socits de chasseurs-cueilleurs des communauts vivant
d'agriculture (Karim 1986), tandis que d'autres adoptaient une
pers-pective rgionaliste pour affirmer que le cas de chaque socit
de chasseurs-cueilleurs moderne ne peut tre compris hors de son
sys-tme local de relations aux populations agricoles voisines et
par l suggrer que toute gnralisation trans-rgionale serait abusive
(Bird-David 1986, Hall 1986). toutes ces corrections du modle, il
faut enfin ajouter que l'archologie moderne semble en voie de
com-prendre que les socits de chasseurs-cueilleurs de la prhistoire
n'taient pas toutes uniformes ni mme peut-tre toujours comparables
(par exemple, Davidson 1986).
Au terme de cette critique empirique du modle ancien, on
pourrait
esprer que l'anthropologie s'inquite de la pertinence analytique
de la notion de chasseur-cueilleur. Si le fait de vivre de chasse
et de cueil-lette n'a pas d'influence dterminante sur l'ensemble de
la vie sociale, si cette base conomique permet tout aussi bien les
rapports galitaires et l'exploitation, le nomadisme et la
sdentarit, des densits de popu-lations fortes et faibles, la
dmocratie et la police ou l'arme, la cons-truction de temples et le
shamanisme, il ne semble pas trs clairant de s'obstiner regrouper
sous une mme tiquette des socits aussi dissemblables. Pourtant,
l'anthropologie parle encore de socits de chasseurs-cueilleurs et
cherche raffiner l'ancien modle pour le rendre acceptable. Comme
s'il y avait acharnement.
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Bernard Arcand, Il n'y a jamais eu de socit de
chasseurs-cueilleurs (1988) 16
Critique des modernes
Retour la table des matires
Au cours des vingt dernires annes, l'tude des socits de
chas-
seurs-cueilleurs est demeure un terrain d'enqutes
anthropologiques particulirement fertile, dont on ne saurait
prtendre faire ici le survol (voir plutt A. Barnard 1983). Disons
seulement que ces travaux r-cents ont surtout t marqus par un
progrs qualitatif considrable des rapports ethnographiques sur ces
socits, ce qui a rendu toute comparaison encore plus difficile et
toute gnralisation plus hasar-deuse.
Mises part les typologies, largement descriptives, de H.
Wata-
nabe (1968, 1986), la poursuite de la rflexion autour de la
notion de chasseurs-cueilleurs est venue principalement d'une
anthropologie d'inspiration largement marxiste. Bien sr, parce que
ce courant tho-rique a t populaire durant les dernires annes, mais
aussi parce que le marxisme doit ncessairement s'inquiter de
maintenir une vision cohrente de l'volution humaine et, enfin,
parce que ses critiques les plus svres ont souvent point ses
difficults interprter les socits de chasseurs-cueilleurs (Sahlins
1974, Clastres 1974, Baudrillard 1973).
Au pire, les analyses marxistes des socits de
chasseurs-cueilleurs
nous ont parfois offert rien de plus que des exercices de
jargon. On a malheureusement voulu faire croire qu'une analyse
devenait pertinente et complte si on comprenait qu'un chasseur est
engag dans un pro-cs de travail, qu'il apporte un arc qui est en
fait une force productive, et que d'offrir ensuite la viande sa
belle-mre le situe dans un rap-port de production. Reprendre une
phrase de Marx et affirmer, comme
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Bernard Arcand, Il n'y a jamais eu de socit de
chasseurs-cueilleurs (1988) 17
C. Meillassoux (1967) et d'autres aprs lui, que le mode
d'exploitation de la terre en fait un objet de travail pour les
chasseurs-cueilleurs et un moyen de travail pour les agriculteurs,
c'est dire que les premiers chassent et que les seconds cultivent.
Dmontrer qu'il existe un mode de production fourrageur (Lee 1980),
c'est montrer que des socits humaines vivent de chasse et de
cueillette.
Les efforts les plus systmatiques arrivent parfois la
formulation
d'un modle social complet. Par exemple, T. Ingold (1986), aprs
avoir critiqu le simplisme de toute rduction d'une socit son mode
de subsistance, insiste sur l'importance de bien saisir qu'un mode
de production est toujours la jonction de deux niveaux : les
acti-vits de subsistance et les relations sociales au sein de la
production. Pour lui, ce qui caractrise ces socits, ce n'est pas la
chasse et la cueillette, mais les relations sociales profondment
marques par le partage : c'est la vie en bande, o les gens se
partagent mutuellement (share on another) sur la base d'un
sentiment fort de camaraderie (companionship). Le langage est
diffrent, mais c'est assez proche de ce que disait E. Service vingt
ans auparavant.
Mais l'anthropologie marxiste ne s'est pas limite ces
exercices
de r-criture. Dans l'ouvrage dj cit, A. Testart (1982) dveloppe
une thse gnrale sur l'importance du stockage et son impact sur le
dveloppement des ingalits sociales. Critiquant la vision
tradition-nelle d'un certain marxisme, selon laquelle la cration
d'un surplus conomique demeure impossible sans accroissement des
forces pro-ductives, Testart propose une subdivision de la catgorie
chasseurs-cueilleurs fonde essentiellement sur l'existence de
stocks de nourri-ture. Un examen impressionnant de la littrature
rvle une corrlation statistique assez forte entre la prsence de
stockage et le degr de s-dentarit, la taille des populations et
l'importance des ingalits so-ciales. Pour Testart, le stockage
expliquerait donc une grande partie des diffrences entre ces socits
que l'anthropologie traditionnelle assimilait trop facilement sous
une mme tiquette grossire. En crant un stock de nourriture, une
socit s'assure videmment d'une
-
Bernard Arcand, Il n'y a jamais eu de socit de
chasseurs-cueilleurs (1988) 18
rserve, mais cre aussi un bien durable qui pourrait tre chang ou
converti. Contrairement aux chasseurs-cueilleurs nomades qui
con-somment immdiatement tous les produits de leurs activits de
subsis-tance, les peuples stockeurs produisent un excdent qui sera
conserv et qui pourrait tre l'origine de la richesse individuelle
et de la diff-renciation conomique ds que l'appropriation du stock
n'est plus communautaire mais prive. Quant l'origine du stockage,
Testart note seulement qu'on le retrouve surtout hors des rgions
tropicales o la conservation de nourriture est plus difficile,
souvent l o il faut profiter d'une migration importante et
saisonnire de gibier et surtout chez des gens qui dpendent du
poisson, un gibier que le chasseur ne peut poursuivre et dont la
prservation est relativement simple.
Au del de cette corrlation statistique, Testart demeure
prudent.
D'abord, il ne veut pas suggrer un modle mcanique simple qui
fe-rait de l'environnement le dterminisme ultime impliquant que le
stockage apparatrait chaque fois qu'il est cologiquement et
technolo-giquement possible. Il reconnat que le stockage et la
sdentarit d-pendent de facteurs multiples, dont bien sr la
concentration des res-sources et les limites des habitats
possibles, mais aussi l'tat des rela-tions inter-ethniques et la
force d'une idologie qui valorise la mobili-t. Ce qu'il dit, en
somme, c'est que le stockage cre une condition fa-vorable et
peut-tre historiquement essentielle l'apparition d'ingali-ts
sociales qui contrasteront avec les rapports sociaux galitaires des
bandes de chasseurs-cueilleurs nomades et sans stocks.
Ensuite, et cela n'enlve rien la valeur de sa contribution,
Testart
est conscient d'avoir repouss la question qui, grce lui, devient
maintenant centrale : La question de savoir qui contrle et comment
se fait ce contrle ne nous intresse pas ici : il nous suffit de
noter l'existence de ces rserves collectives qui servent de support
matriel l'exploitation (1982 : 48). Pourtant, si on cherche
expliquer l'ori-gine des ingalits sociales, il faudra tt ou tard
rpondre cette ques-tion. On peut tre en accord avec Testart sur le
fait que la cration de rserves de nourriture rend possible le
dveloppement d'ingalits,
-
Bernard Arcand, Il n'y a jamais eu de socit de
chasseurs-cueilleurs (1988) 19
mais encore faut-il comprendre comment celles-ci deviendront
prives plutt que communautaires et, surtout, par quels moyens et de
quel droit certains individus russiront se les approprier. Mais la
rponse ces questions obligerait traiter de rapports sociaux qui
sont avant tout politiques et qui s'accordent moins bien une thorie
qui veut ultimement retrouver l'essentiel dterminisme de la
production. Nous y reviendrons.
Finalement, la dmonstration de Testart laisse un problme
ethno-
graphique : les Australiens, chez qui les techniques de
conservation de nourriture sont assez largement connues et qui, ici
et l, crent des stocks, mais sans que la base conomique de ces
socits s'en trouve modifie. Bref, un cas d'exception, sur lequel
Testart reviendra abon-damment dans un second ouvrage que nous
commenterons un peu plus loin.
J. Woodburn (1980, 1982) a propos une typologie assez proche
certains gards de celle de Testart, quoique beaucoup moins
dvelop-pe. Selon lui, on peut expliquer les diffrences remarques
entre di-verses socits de chasseurs-cueilleurs en distinguant les
systmes conomiques retour immdiat et retour diffr. La production
agri-cole et certaines activits de chasse et de cueillette
entranent des re-tours diffrs et donc exigent des investissements
plus ou moins long terme qui cimentent les liens sociaux et
imposent souvent des solidarits durables. Tandis qu'un systme
retour immdiat, o la production et la consommation demeurent
ponctuelles, permet la flexibilit des groupes sociaux et assure une
libert maximale d'asso-ciation. Woodburn (1982) trouve des exemples
de systme retour immdiat chez les Hadza, les !Kung, les Mbuti, les
Pandaram, les Pa-liyan et les Batek, bref, dans des socits qui
servaient autrefois de modles classiques l'organisation en
bandes.
Dans sa prsentation lors de la prestigieuse Malinowski Memo-
rial Lecture , Woodburn (1982) rsume plusieurs des faits
saillants de l'galitarisme de ces socits de bandes, qu'il oppose
ensuite ce
-
Bernard Arcand, Il n'y a jamais eu de socit de
chasseurs-cueilleurs (1988) 20
qu'il nomme l'galitarisme comptitif des socits de la
Nouvelle-Guine et des pasteurs nomades, afin de montrer qu'il
s'agit bien l de deux types de socits assez radicalement distincts.
Sa contribution demeure largement descriptive, il constate et
souligne les diffrences, et il n'est pas facile d'identifier
l'assise thorique de sa typologie. D'une part, il dit trs
clairement que l'organisation sociale n'est pas le simple reflet du
systme de production immdiat ou diffr et au con-traire, un peu plus
loin, que l'galitarisme n'est pas possible dans les systmes retour
diffr parce que cela nuirait l'conomie. On trouve ailleurs
l'attribution d'une certaine primaut aux rapports so-ciaux,
lorsqu'il ajoute que la fluidit des bandes et l'galitarisme des
rapports sociaux obligent les gens se distancier de toute proprit
matrielle, ce qui limite toute transformation politique et toute
intensi-fication de la production. Enfin, on peut mme y lire une
thorie des valeurs dominantes, quand Woodburn explique que le
passage l'agriculture a d tre accompli par des chasseurs-cueilleurs
systme diffr, puisqu'eux seuls possdent les valeurs et
l'organisation qui permettent une telle transformation. Quelle que
soit la thorie gnrale qui l'anime, la typologie de Woodburn rejoint
celle de Testart en d-clarant qu'il y a d'une part des socits de
chasseurs-cueilleurs no-mades, vivant en bandes relativement
restreintes et ne pratiquant pas le stockage de nourriture, et,
d'autre part, le reste du monde.
C'est cette vaste conclusion que s'oppose T. Ingold (1983) en
re-
tournant, encore une fois, la complexit de l'ethnographie afin
de mettre l'preuve ces notions de stockage et de retour immdiat ou
diffr. Pour lui, il serait simpliste de porter surtout attention
aux pressions de l'environnement, aux migrations saisonnires des
gibiers et aux techniques de conservation, car le stockage est
avant tout une cration sociale qui dcoule ncessairement du systme
d'change. Nul ne peut tout faire en mme temps et il faut souvent
obtenir du voi-sin ce dont on manque. Le stockage devient surtout
utile s'il n'y a pas de voisin dispos suppler nos manques, ou
encore, si on a l'inten-tion d'accumuler un surplus afin de le
vendre rapidement aux tran-gers. Donc, le stockage n'est jamais
premier et dcoule de la division
-
Bernard Arcand, Il n'y a jamais eu de socit de
chasseurs-cueilleurs (1988) 21
sociale du travail et des relations au sein de la communaut
comme avec ses voisins. De plus, il n'a pas en soi ncessairement
d'impact sociologique important puisque des chasseurs-cueilleurs
nomades peuvent trs bien crer des rserves et les partager selon les
rgles ha-bituelles de la distribution communautaire des produits de
la chasse (Tanner 1979 : 159). Le stockage ne constitue donc pas la
source de l'ingalit sociale, il offre simplement l'occasion
d'assurer un pouvoir pr-existant qui, lui, est dterminant en ce
qu'il rend possible l'appro-priation prive du stock. Le stock, en
lui-mme, ne peut jamais dter-miner son propre mode d'appropriation
sociale. moins d'adhrer la thse du dveloppement autonome des forces
productives et de penser qu'une hache peut se reproduire la faon
d'un animal.
En outre, Ingold ne juge pas trs clairante la distinction entre
sys-
tmes conomiques retour immdiat et diffr. Tout systme co-nomique
et toute activit de production peut paratre immdiat dans certains
de ses aspects et diffr dans d'autres. Il cite, entre autres,
l'exemple des agriculteurs sur brlis qui, leurs jardins une fois
prpa-rs, produisent et, consomment au jour le jour, sans stockage
et comme n'importe quel cueilleur de vgtaux non domestiqus. De la
mme manire que le stockage ne dtermine pas son mode
d'appro-priation sociale, Ingold refuse d'admettre la thse de
Woodburn sur l'impact d'une conomie retour diffr : pour qu'un
investissement long terme soit la source de relations sociales plus
stables et perma-nentes que celles que l'on constate au sein des
bandes de chasseurs-cueilleurs nomades, encore faut-il que le
rsultat de l'activit de pro-duction soit au dpart accapar par les
individus qui y collaborent ; en d'autres termes, il faut
premirement que la ressource exploiter soit dj devenue proprit
prive, ce qui, dans l'hypothse de Woodburn, demeure inexpliqu.
Toutefois, la critique de Ingold le mne ce qui ne peut tre
dcrit
que comme un cul-de-sac. D'une part, il reprend la distinction
tradi-tionnelle entre chasseurs-cueilleurs et agriculteurs ou
leveurs ; pour lui les rapports sociaux de production chez les
chasseurs-cueilleurs
-
Bernard Arcand, Il n'y a jamais eu de socit de
chasseurs-cueilleurs (1988) 22
sont toujours du type retour immdiat si on les compare au mode
d'appropriation long terme de l'agriculture et du pastoralisme.
Donc, mais sans vraiment justifier davantage, il retourne ainsi une
case de dpart que l'on croyait pourtant dissoute. D'autre part, il
termine en avouant une impression de profonde confusion face un
type de don-nes ethnographiques que ces efforts typologiques ne
considrent ja-mais et qui chappe aussi aux archologues. 11 rappelle
que certains chasseurs-cueilleurs ne considrent pas leurs chasses
comme la pro-duction d'animaux jamais morts, mais comme une
obligation cosmo-logique qui assure le renouvellement des
ressources, ce qui ressemble beaucoup un investissement retour
diffr. Ailleurs, sur la Cte Nord-Ouest, les gibiers tus et stocks
taient considrs vivants et en rserve, comparables aux humains qui
sont aussi en rserve dans des maisons qui ressemblaient aux botes
servant au stockage. On pourrait ajouter l'exemple des Desana
(Reichel-Dolmatoff 1968) chez qui le shaman doit rgulirement
ngocier avec le matre des animaux le droit de prlever dans la
nature certains gibiers en change d'un nombre comparable d'mes
humaines. Dans tous ces cas, et il y en a bien d'autres, il n'est
plus facile de distinguer entre chasse, cueillette et rcolte.
La dernire et la plus rcente typologie qu'il nous faut
considrer
signale un tournant important dans les travaux d'A. Testart
(1985). Se dissociant de ce qu'il appelle une vision matrialiste
mcansite dans laquelle il se serait lui-mme fourvoy si longtemps
(Idem : 10), Testart critique une certaine approche marxiste ,
devenue tra-ditionnelle en France, pour son incapacit comprendre la
vraie na-ture des rapports sociaux de production et pour ses
conclusions d'ana-lyse qui se limitent trop souvent au jeu du
recollage artificiel entre deux sries, l'une matrielle et l'autre
tout ce qui ne l'est pas. A ce schma habituel qui tend rduire
l'conomie aux rapports la nature, Testart veut ajouter ce qui lui
parat maintenant essentiel : les rapports sociaux de production,
eux-mmes profondment conditionns par d'autres rapports qu'il
appelle fondamentaux , comme l'exogamie,
-
Bernard Arcand, Il n'y a jamais eu de socit de
chasseurs-cueilleurs (1988) 23
le totmisme, le dualisme et les rapports entre les sexes (idem :
12-13).
Cette approche, 'nouvelle peut-tre pour l'analyse marxiste
mais
que l'anthropologie connaissait depuis longtemps comme
l'objectif idal de toute monographie gnrale, mne Testart
reconsidrer le cas australien qui, dans son ouvrage sur
l'importance du stockage, fai-sait figure d'exception. La forme
d'appropriation du produit de la chasse serait diffrente, en
Australie, de celle de tous les autres chas-seurs-cueilleurs. En
Australie, le producteur ne doit pas s'approprier les fruits de son
travail qui sont distribus et consomms par les autres, tandis
qu'ailleurs, le chasseur s'approprie le produit qui sera distribu
sa famille, ses amis, puis seulement ensuite aux autres. Le cas des
Australiens reprsenterait donc le seul exemple d'appro-priation
commune d'un produit qui est au dpart social. Bref, le seul exemple
d'un vritable communisme primitif. Ailleurs, le produit est d'abord
priv, ou du moins individuel, et c'est cet individualisme, aus-si
mince ou fragile qu'il puisse se manifester chez les !Kung, les
Had-za, les Mbuti, ou autres, qui fait toute la diffrence. Tt ou
tard, cet individualisme poussera l'tre humain travailler
davantage, inven-ter de nouveaux outils, produire plus et c'est lui
qui deviendra en somme le moteur de l'volution. Cette vision, qui
n'est pas sans rappe-ler certaines positions philosophiques de
Sartre, place donc au coeur de l'histoire l'tre humain agissant au
travers de ses contradictions, ses conflits et ses luttes. Pour
Testart, il n'y a pas de rupture dans les types de rapports de
production entre les chasseurs-nomades et les stock-eurs, ni entre
les stockeurs et les agriculteurs. La seule vritable et ra-dicale
diffrence est trouver entre le modle australien et tous les
autres.
La majeure partie de l'ouvrage est consacre une dmonstration
de la cohrence des institutions australiennes, c'est--dire
comment divers aspects de l'organisation sociale et culturelle de
ces socits concordent et sont tout fait bien ajusts au systme de
production de nourriture. Les analyses de Testart y sont souvent
fascinantes et il
-
Bernard Arcand, Il n'y a jamais eu de socit de
chasseurs-cueilleurs (1988) 24
s'agit probablement d'une contribution nouvelle et importante la
lit-trature sur l'Australie. Mais la perspective thorique
d'ensemble ne semble pas particulirement neuve. Malgr la mention
mille fois rp-te des rapports de production , Testart construit,
comme tout bon ethnographe, un modle cohrent et systmatique d'une
socit en-tire. Comme toujours, la qualit de l'information
ethnographique permet de prdire combien chaque lment du modle sera
compris comme indissociable de tous les autres, et comment une
logique commune, unique et unitaire est sous-jacente des
comportements sociaux aussi divers que la poursuite d'un gibier,
une rgle de mariage ou une croyance sur le sang. En ce sens,
l'ouvrage de Testart est sans doute une russite, mais sans tre,
semble-t-il, conscient du cot que cela impose au cadrage thorique ;
la notion de rapports de produc-tion s'amplifie tout au long de
l'ouvrage, les lieux des dterminismes deviennent progressivement
plus obscurs et la toute dernire phrase du livre nonce ce que
d'autres tiendraient pour une banalit : Ido-logique et conomique
sont comme les deux faces, subjective et ob-jective, d'un mme objet
(1985 : 521). Nanmoins, l'ouvrage de-meure important parce qu'il
offre une remarquable dmonstration de la complexit sociologique que
le matrialisme vulgaire escamote trop souvent et aussi parce que
participant au mme courant thorique (et parlant le mme langage),
Testart russira peut-tre mieux que d'autres convaincre qu'une
analyse des rapports de production ra-mne toujours et ncessairement
l'entire complexit de l'ensemble des rapports sociaux.
Cette nouvelle typologie gnrale des socits de chasseurs-
cueilleurs provoquera srement des controverses. Par exemple,
Testart arrive la conclusion que l'organisation sociale modle du
commu-nisme primitif exige l'institution de clans matrilinaires et
l'adoption d'une terminologie de parent de type iroquois. Ceci
l'oblige dans cer-tains arguments reprendre la trs ancienne thse de
la survivance d'un tat historiquement antrieur et lui fait dire
ailleurs que les so-cits de bandes de chasseurs-cueilleurs sont du
point de vue des rapports de production... des agriculteurs rats,
des agriculteurs gars
-
Bernard Arcand, Il n'y a jamais eu de socit de
chasseurs-cueilleurs (1988) 25
dans des zones o l'agriculture est impossible (1985 : 180).
Devant de tels placages de schmes volutifs tonnamment simples, les
cri-tiques auront comme toujours la partie facile. Mais ce qui nous
int-resse davantage ici c'est comment l'argument de Testart, comme
toute bonne interprtation, permet de prciser les questions
soudainement devenues essentielles. Si l'essence de ce communisme
primitif tient au fait que le chasseur ne consomme pas lui-mme son
gibier mais doit plutt le donner aux autres, qu'est-ce qui l'oblige
ce partage ? La r-ponse de Testart consiste trs bien dire que la
logique sociale austra-lienne est entirement oriente vers
l'appropriation commune de toute proprit. Mais cette rponse devient
alors parfaitement tautologique : les Australiens sont comme a...
logiques, sophistiqus, cohrents avec eux-mmes et trs rigoureusement
organiss ! On peut s'en merveiller, mais on ne comprend pas encore
ce qui a bien pu un jour (puisque, dans le fond de cette histoire
il s'agit toujours d'volution) pousser un !Kung ou un Hadza manger
lui-mme le produit de sa chasse ou le donner sa famille.
Critique de l'ethnocentrisme
Antrieur l'volutionnisme biologique, thorie scientifique,
l'volutionnisme social n'est, trop souvent, que le maquillage
faus-sement scientifique d'un vieux problme philosophique dont il
n'est nullement certain que l'observation et l'induction puissent
un jour fournir la clef.
Claude Lvi-Strauss (1973 : 387)
Retour la table des matires
Les observations et les inductions des vingt dernires annes
pour
rsoudre la question des socits de chasseurs-cueilleurs donne
l'im-pression d'un cheminement vers le creux d'un entonnoir. Au
dpart, il y a l'ensemble des chasseurs-cueilleurs. Puis, on doit
constater que le fait de produire sa nourriture par la chasse et la
cueillette ne dtermine
-
Bernard Arcand, Il n'y a jamais eu de socit de
chasseurs-cueilleurs (1988) 26
pas la nature de l'organisation sociale et que les socits de
chasseurs-cueilleurs peuvent tre petites ou grandes, riches ou
pauvres, gali-taires ou non. On en conclut que le mode de
subsistance n'est pas d-terminant et que l'essentiel est trouver
dans les rapports sociaux qui l'encadrent. C'est donc l que se
porte l'attention et on dcouvre, vi-demment, que l'organisation de
ces rapports sociaux peut tre fort va-rie. On se concentre sur le
type d'organisation sociale qui semble of-frir le contraste maximal
et qui pourra ainsi tre rig en modle pri-mitif, ce qui permet
d'liminer tous les autres chasseurs-cueilleurs. Et l'effet
d'entonnoir joue parfaitement : dans la premire typologie de
Testart, il y a les non stockeurs et tous les autres ; pour
Woodburn, c'est plutt les Hadza et la demi-douzaine de socits qui
leur ressem-blent, et le reste du monde ; dans le dernier essai de
Testart, ce sont les socits australiennes clans matrilinaires face
l'ensemble de l'humanit.
Partant d'une dfinition axe sur un mode de subsistance, on
passe
l'tude des rapports sociaux et ce qu'on nommait mode de
subsis-tance devient mode de production, mais sans pour autant
abandonner la dfinition originale. Mme aprs avoir dit que les
rapports sociaux sont plus dterminants que le mode d'exploitation
de la nature, on s'interdit de considrer ces rapports au sein de
socits agricoles parce qu'il ne s'agit pas l de
chasseurs-cueilleurs. Il tait donc entirement prvisible que la
typologie devienne progressivement plus troite et que le type idal
soit de plus en plus restreint. Par le mme effet, il y a
accroissement du rsidu et la valeur explicative des schmes proposs
diminue. Sous prtexte de rechercher le type idal, le plus simple,
le plus parfait ou le plus ancien, on s'obstine surtout maintenir
les pa-ramtres de la catgorie chasseurs-cueilleurs.
Logiquement, l'anthropologie aurait pu tout aussi bien procder
au-
trement. Si le mode de subsistance est sociologiquement
insignifiant et si l'essentiel est trouver dans le jeu des rapports
sociaux, c'est donc ce niveau que les socits devraient tre compares
et les typo-logies devraient pouvoir regrouper des gens dont les
modes de subsis-
-
Bernard Arcand, Il n'y a jamais eu de socit de
chasseurs-cueilleurs (1988) 27
tance peuvent tre trs diffrents mais dont les modes de vie
sociale paraissent semblables. Par exemple, il est tonnant que la
Mali-nowski Memorial Lecture de Woodburn porte le titre Les socits
galitaires , alors qu'il n'y parle vraiment que de l'galitarisme au
sein de certaines socits de chasseurs-cueilleurs. Pourtant, la
notion d'galitarisme fait d'abord rfrence une dimension politique
des rapports sociaux, laquelle n'est pas lie aux activits de
subsistance puisqu'une socit peut trs bien tre ingalitaire et vivre
de chasse et de cueillette. Woodburn aurait donc d chercher
ailleurs que parmi les chasseurs-cueilleurs du monde entier les
socits o la gestion poli-tique des rapports sociaux se compare ce
qu'il a observ chez les Hadza ; et, sans entrer dans les dtails, il
aurait sans doute trouv, par exemple dans les basses terres de
l'Amrique du Sud, plusieurs soci-ts dont les conomies ne reposent
pas sur la chasse et la cueillette, mais o J'galitarisme s'approche
du type qui l'intresse et se distingue des systmes de
diffrenciation hirarchique que l'on retrouve ailleurs. Bref, une
vritable typologie des socits humaines sur la base de leur degr
d'galitarisme aboutirait un rsultat autre qu'une simple divi-sion
du monde entre bandes de chasseurs-cueilleurs nomades et tout le
reste.
Il semble y avoir l une obsession perverse et remarquablement
du-
rable pour le mode de subsistance qui a pour effet de maintenir
im-permables les frontires de la catgorie chasseurs-cueilleurs. Il
est en effet tonnant de voir de vritables spcialistes de ce type de
socit, ceux-l mme qui ont construit par observation et induction
une cri-tique empirique dvastatrice de la notion, vouloir ensuite
la prserver avec autant d'acharnement.
On peut trouver l un exemple d'ethnocentrisme ; c'est--dire
un
cas d'analyse anthropologique trop fortement conditionne par une
procdure intellectuelle ou une faon de penser le monde, qui n'est
pas dicte par la discipline scientifique mais par les schmes
culturels par-ticuliers de ses auteurs. Dans la logique
constitutive des arguments de Testart et de Woodburn, il y a un
maillon qui ne respecte pas les
-
Bernard Arcand, Il n'y a jamais eu de socit de
chasseurs-cueilleurs (1988) 28
rgles de la mthode scientifique, auxquelles leurs analyses
veulent pourtant adhrer trs strictement. On trouve sinon un virage,
du moins une direction impose l'argument qui ne dcoule ni de
l'observation des faits ni de la logique analytique, mais plutt
d'une prmisse cultu-relle qui n'a jamais t scientifiquement
dmontre. Et puisque ce sont justement les travaux de Testart et de
Woodburn qui ont fait com-prendre que cette prmisse culturelle ne
pouvait rsister une vrifi-cation empirique, son maintien et sa
survie malgr tout devrait nous convaincre de sa puissance et de sa
profondeur.
On parle souvent du lourd hritage de la tradition. La
catgorie
chasseurs-cueilleurs, dit-on trop facilement, serait une
invention du XIXe sicle et d'un climat intellectuel passionn
d'histoire universelle qui consacra beaucoup d'nergies dbattre les
mrites de l'volution-nisme. Certains attribuent plus prcisment la
paternit de la notion Sir John Lubbock, botaniste, classificateur
et grand dfenseur de l'volutionnisme progressif face aux thories de
la rgression diffren-tielle des peuples soutenues entre autres par
le duc d'Argyll et l'arche-vque Whately, sans doute plus
respectueux des enseignements de la Gense. Cependant, cette rfrence
au XIXe sicle exige plusieurs qualifications car elle risque de
demeurer incomplte et trop facile.
D'abord, en lisant les grands auteurs de cette poque, on voit
que
les types de socits qui mergent de leurs schmes volutifs
demeu-rent des socits entires et sans subdivisions autonomes qui
tmoi-gnent de divers tats de civilisation . Les stades de la
sauvage-rie ou de la barbarie , par exemple dans les crits de
Lubbock ou de Morgan, sont caractriss par un certain mode
d'exploitation de la nature, mais galement par certains systmes de
parent et de lois, une forme particulire de religion, un certain
sens de la moralit, et ainsi de suite. Tous ces lments forment un
ensemble gnralement indis-sociable et l'volution de l'humanit
devient donc reprable autant en religion qu'en parent, autant par
la transformation des techniques que par le dveloppement des lois.
Or l'anthropologie, qui depuis long-temps a rejet ces images
globales de priodes historiques et aban-
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Bernard Arcand, Il n'y a jamais eu de socit de
chasseurs-cueilleurs (1988) 29
donn tous ces critres de classement volutif, maintient encore
celui des modes de subsistance, tandis que plus personne
aujourd'hui ne serait dispos tracer une distinction entre les
peuples sur la base d'une plus ou moins grande moralit ou encore
dfendre l'ide d'une volution progressive des terminologies de
parent 1.
Alors pourquoi avoir conserv peu prs intacts les critres de
la
technologie et du mode de subsistance, quand on liminait par
ailleurs tout le reste ?
Pas simplement parce que ces critres sont videmment plus fa-
ciles mesurer et donc moins contestables que les mrites relatifs
de tel ou tel systme de moralit, puisque l'anthropologie, mme la
plus matrialiste, a progressivement mais depuis fort longtemps dj
com-pris que la production tait elle-mme un produit social et que
c'tait donc au sein des relations sociales qu'il lui faudrait
chercher les expli-cations ce qu'elle a toujours voulu comprendre.
Il y a plus.
D'une part, on ne peut minimiser l'influence profonde de
l'archo-
logie qui a toujours t, du fait de ses mthodes d'enqute,
passionne de techniques et qui au sicle dernier dominait trs
largement l'ethno-graphie, encore aux mains d'explorateurs, de
missionnaires ou d'offi-ciers coloniaux, dont les rapports
servaient avant tout vrifier les schmes volutifs labors d'abord par
les archologues. Les nations de stades volutifs, d'ges et de
rvolution nolithique ont pratique-ment toutes t construites partir
de constats sur les techniques et les modes de subsistance.
1 Sauf peut-tre A. Testart dans sa discussion de l'volution des
clans matrili-
naires du communisme primitif. D'ailleurs, certaines formules de
l'auteur adoptent un ton qui rappelle le XIXe sicle : Dans une
socit o l'homme ne transforme pas la nature, o le travail prend un
aspect naturel, la socit est pense comme un simple Prolongement de
la nature, le social ne peut s'oppo-ser au naturel (1985 : 217) ;
ou encore, en parlant des forces productives : Dans le communisme
primitif, elles restent compltement enfouies, encha-nes dans le
trfonds du possible non actualis (idem : 158).
-
Bernard Arcand, Il n'y a jamais eu de socit de
chasseurs-cueilleurs (1988) 30
D'autre part, il y a sans doute aussi l'influence d'une idologie
in-
dustrielle mergente qui russit, principalement au XIXe sicle,
pos-tuler le statut autonome de l'conomie et son rection au titre
d'ultime dterminant social et culturel. L'argument est dj trs connu
et n'a pas besoin d'tre repris. Le capitalisme industriel et sa
critique socia-liste affirmaient l'importance tout fait dterminante
du dveloppe-ment des forces productives, garantie d'un
accroissement de la produc-tivit et condition essentielle au progrs
et au bonheur ; malgr le con-traste radical de leurs programmes
politiques et de leurs objectifs, ca-pitalisme et socialisme
voulaient s'emparer d'une mme machine produire. Plus modeste,
l'anthropologie des socits de chasseurs-cueilleurs pouvait
difficilement prtendre que tous se trompaient, que tout cela n'tait
que secondaire, et on a donc continu prtendre que le mode de
subsistance avait son importance.
Il serait cependant trop simple de se limiter l'hritage du
sicle
dernier, car la notion est en fait beaucoup plus ancienne. De la
Renais-sance au sicle des Lumires, Dieu commence son agonie et
l'homme qui s'en dtache cherche se resituer dans la nature. Rien ne
semble plus ternel, l'ordre du monde comme celui de la socit
paraissent moins que jamais immuables et leurs transformations
passent dsor-mais par un contrle de plus en plus assur de la
nature. Et la domina-tion de la nature devint ainsi le critre
universel d'valuation des civi-lisations, ce qui ds lors accordait
un tout premier plan aux modes de subsistance. En 1750, Turgot
disait dj l'unit des chasseurs-cueilleurs : Nous avons trouv les
petites nations qui vivent de chasse au mme point, avec les mmes
arts, les mmes armes, les mmes moeurs (Claire et Hussard 1966 :
646). En 1795, dans son Esquisse d'un tableau historique des progrs
de l'esprit humain, Con-dorcet identifiait une premire poque o
domine la chasse, la-quelle il oppose une seconde marque par la
domestication (1981 : 20-27). Il faudrait ajouter aussi les noms de
Buffon, Vico, Smith, Comte, et bien d'autres encore qui, au XVIlle
sicle, ont construit l'es-sentiel de la thorie des stades volutifs
dfinis par des modes spci-
-
Bernard Arcand, Il n'y a jamais eu de socit de
chasseurs-cueilleurs (1988) 31
fiques de subsistance et qui est demeure depuis peu prs
inchange. Il faudrait bien sr remonter encore plus loin dans le
temps, comme cette classification par J. de Acosta qui, en 1589,
soit quatre sicles avant Julian Steward, distinguait dj les peuples
autochtones de l'Amrique du Sud en trois types volutifs, dont le
plus simple tait la bande nomade des chasseurs-cueilleurs (Menget
1985 : 190-191). Et ainsi de suite, probablement jusqu' Hrodote. La
tradition est cer-tainement lourde.
Sous-jacent ce trs vieil hritage, on peut galement dceler
une
manoeuvre d'un tout autre ordre. Classer les socits selon leur
mode de subsistance rpond un vieux problme philosophique, comme le
suggrait Lvi-Strauss, en assurant aussi qu'il y aura toujours entre
les chasseurs-cueilleurs et nous une distance maximale. En effet,
rien n'est plus diffrent d'une hache de pierre qu'un
micro-processeur. Tandis qu'une classification sur la base des
rapports sociaux et poli-tiques (puisque C'est vers cela que nous
dirigent les efforts typolo-giques de Woodburn et Testart)
risquerait de nous rapprocher davan-tage. Bien qu'il serait risqu
de prdire les rsultats d'un classement des socits sur la base des
rapports politiques entre ans et cadets, ou entre les sexes, ou
encore d'imaginer une typologie universelle ba-se sur la notion
d'alination politique ou culturelle, on imagine nanmoins facilement
qu'on obtiendrait par l de nouveaux arrange-ments, similitudes et
contrastes, qui diraient qu' bien des gards nous sommes plus
proches de certaines socits de chasseurs-cueilleurs et fort
diffrents de certaines autres. Bref, il n'y aurait plus cette mme
distanciation uniforme.
-
Bernard Arcand, Il n'y a jamais eu de socit de
chasseurs-cueilleurs (1988) 32
Conclusion
Retour la table des matires
Avant de poursuivre et conclure, ouvrons une brve parenthse
dans l'espoir d'viter quelques malentendus probables. D'abord,
il de-vrait tre vident que cette critique ne vise pas du tout
l'ensemble du matrialisme historique, dont les applications en
anthropologie dpas-sent largement notre propos. Ensuite, cette
critique du caractre eth-nocentrique de la notion de socit de
chasseurs-cueilleurs et de la typologie qui la sous-tend n'implique
nullement qu'il faille abandon-ner tout effort de classement des
socits humaines. Au contraire, l'an-thropologie a dj explor et doit
continuer explorer toutes les typo-logies alternatives, car il lui
faut toujours ultimement refuser de s'en-fermer dans un relativisme
qui deviendrait vite une forme d'autisme culturel ou ce que Sperber
(1982 : 83) appelait un apartheid cogni-tif. On pourrait mme
consciemment construire des typologies sur la base totalement
ethnocentrique des intrts passagers de la mode in-tellectuelle,
pourvu qu'elles soient ensuite soumises une vrification rigoureuse.
Bref, on ne saurait dduire de cette critique que toute ty-pologie
est inutile et que l'ethnocentrisme est invitable. Au contraire,
nous voulons pour l'instant discuter un cas trs particulier
d'ethnocen-trisme dans l'espoir de le voir un jour corrig. Et s'il
doit y avoir une suite ce travail, il faudra y suggrer l'examen
d'une typologie fonde sur les rapports de pouvoir, c'est--dire un
nouveau mode de classe-ment qui poursuivrait les travaux de Testart
et Woodburn en prenant son dpart au point o ils nous ont men et l
prcisment o leurs typologies nous font dfaut. Il n'est donc pas
question ici d'insinuer que toute ou n'importe quelle typologie est
galement bonne ou fausse.
-
Bernard Arcand, Il n'y a jamais eu de socit de
chasseurs-cueilleurs (1988) 33
Cette lourde parenthse referme, revenons au thme central de
notre argument. Ce qui nous intresse c'est seulement de constater,
d'une part, la force de la rsistance aux typologies alternatives 2,
et surtout, d'autre part, de prendre conscience qu'aucun autre
schme classificatoire n'a connu en anthropologie l'impact et la
durabilit de la division simple du monde en socits de chasseurs,
socits d'agricul-teurs et socits industrielles.
Malgr la contradiction flagrante des informations
ethnographiques
et malgr l'impuissance analytique du concept, on continue parler
de socit de chasseurs-cueilleurs. L'obsession est telle qu'on
arrive croire qu'il est des chasseurs-cueilleurs comme de l'hystrie
et de la pense sauvage. Des choses honnies et menaantes qu'il
serait prf-rable de tenir loignes.
D'abord, peut-tre, parce que les chasseurs-cueilleurs ont
souvent
pos un problme particulier aux efforts de colonisation. Turgot
disait dj que ...au Prou, o la nature a plac une espce de moutons
ap-pels Ilamas, il s'est form des pasteurs ; et c'est
vraisemblablement la raison qui fait que cette partie de l'Amrique
a t police plus ais-ment (Daire et Hussard, 1966 : 629-630). Il
faudrait retracer l'his-toire de l'expansion coloniale pour mieux
comprendre que les chas-seurs-cueilleurs ont souvent fait problme
et combien les colonisa-teurs europens se sont partout plaints des
difficults propres la sai-sie et la domination de peuples nomades
qui leur semblaient tou-jours n'avoir rien perdre. Il faudrait
aussi explorer la conscience de la colonisation europenne et
mesurer, si l'extermination totale de l'autre est un chec, quel
point les chasseurs-cueilleurs ont t g-nants.
2 Il serait sans doute pertinent de montrer comment
l'interminable dbat entre
relativisme et universalisme se rsume trs souvent vouloir dcider
s'il est ou non impoli d'admettre et d'affirmer la Supriorit de
l'Occident. Des typo-logies diffrentes poseraient la question
autrement et permettraient peut-tre de dpasser ce dbat strile qui
informe moins sur la socit occidentale que sur les tats d'me de
certains de ses porte-parole.
-
Bernard Arcand, Il n'y a jamais eu de socit de
chasseurs-cueilleurs (1988) 34
Les chasseurs-cueilleurs paraissent menaants aussi parce que
(comme si les intuitions de Sahlins et de Clastres avaient
toujours t justes 3), si on venait dmontrer que l'cart qui nous
spare n'est qu'une illusion, on en arriverait bientt se convaincre
aussi qu'il est possible de bien vivre sans trop travailler, que la
proprit peut tre ni prive ni publique mais non existante, et que la
vie exige une attitude zen. Ce sont l des ides qui paraissent
videmment dangereuses et absurdes l'idologie bourgeoise, comme
l'anthropologie. Pire en-core, on ne saurait plus par quoi
remplacer Dieu, ni comment justifier le progrs constant de notre
exploitation de la nature.
Il faut donc repousser le Plus loin possible tous ces
chasseurs-
cueilleurs et s'en servir comme contraste. Pourtant,
l'ethnographie nous a toujours dit qu'il n'y avait pas lieu de
s'inquiter, puisqu'ils n'existent pas. Et c'est pourquoi il fallait
d'abord les inventer.
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3 Il serait superflu d'insister sur le fait que les thses
dfendues par Sahlins et
Clastres, bien qu'elles en modifient la nature, maintiennent le
rapport entre Nous et les
chasseurs-cueilleurs-nomades-primitifs-etc. Certes, la misre,
l'abondance, la libert et l'alination changent de place, mais
l'opposition de-meure intacte.
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RSUM / ABSTRACT
Il n'y a jamais eu de socit de chasseurs-cueilleurs
Retour la table des matires
Les tudes rcentes des socits de chasseurs-cueilleurs
confirment
que la catgorie est incohrente et inutile pour une analyse
anthropo-logique et que le critre fondamental du classement des
socits hu-maines selon leur mode de subsistance tmoigne d'un
ethnocentrisme profond et durable qui a besoin d'offrir un
contraste lgitimant notre propre volution.
There Has Never Been a Hunting and Gathering Society
-
Bernard Arcand, Il n'y a jamais eu de socit de
chasseurs-cueilleurs (1988) 42
Recent studies of societies of hunter-gatherers confirm that the
ca-tegory is not coherent nor useful for anthropological analysis
and that the fundamental criterion of rating human societies
according to their mode of subsistance testifies to a deep and
lasting ethnocentrism which requires a justifying contrast for our
own development.
Bernard Arcand Dpartement d'anthropologie Universit Laval
Sainte-Foy (Qubec) Canada G1K 7P4