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ENTENDRE L'INOUÏ. LA DIALECTIQUE DE LA RAISON ET SES SIRÈNES Irving Wohlfarth Editions Kimé | Tumultes 2001/2-2002-1 - n° 17-18 pages 57 à 89 ISSN 1243-549X Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-tumultes-2001-2-page-57.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Wohlfarth Irving, « Entendre l'inouï. La Dialectique de la Raison et ses sirènes », Tumultes, 2001/2-2002-1 n° 17-18, p. 57-89. DOI : 10.3917/tumu.017.0057 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Editions Kimé. © Editions Kimé. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 92.141.33.44 - 30/12/2013 18h43. © Editions Kimé Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 92.141.33.44 - 30/12/2013 18h43. © Editions Kimé
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I Wohlfarth Entrendre l'inoui. Sur la dialectique de la raison

Jan 21, 2023

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ENTENDRE L'INOUÏ. LA DIALECTIQUE DE LA RAISON ET SESSIRÈNES Irving Wohlfarth Editions Kimé | Tumultes 2001/2-2002-1 - n° 17-18pages 57 à 89

ISSN 1243-549X

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-tumultes-2001-2-page-57.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Wohlfarth Irving, « Entendre l'inouï. La Dialectique de la Raison et ses sirènes »,

Tumultes, 2001/2-2002-1 n° 17-18, p. 57-89. DOI : 10.3917/tumu.017.0057

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© Editions Kimé. Tous droits réservés pour tous pays.

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TUMULTES, numéro 17-18, 2002

Entendre l'inouï. La Dialectique de la Raison etses sirènes1

Irving WohlfarthUniversité de Reims

[...] je ne suis pas la bouche pour ces oreilles [...] ; et celuiqui a encore des oreilles pour l'inouï (Unerhörtes),je veux alourdir son cœur avec mon bonheur. [...]De cela je pourrais chanter une chanson — et jeveux la chanter : bien que je me trouve dans unemaison vide et que je doive la chanter à mespropres oreilles.Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra (1873)

La régression des masses aujourd'hui, c'estl'incapacité d'entendre l'inouï (Ungehörtes) parleurs propres oreilles [...].Adorno, Dialectique de la Raison (1944)

Elle expire, inouïe (ungehört), sans écho. [...] Lanouvelle musique est spontanément orientée verscette ultime expérience [...] : vers l'oubli absolu.Elle est la vraie bouteille à la mer.Adorno, Philosophie de la Nouvelle Musique(1948)

Vieillissement et actualité de la Dialectique de la RaisonFaut-il parler, comme le fit Adorno à propos de la

nouvelle musique2, d'un « vieillissement » de La Dialectique de 1. Version entièrement remaniée de « Das Unerhörte hören. Zum Gesang derSirenen », in Jenseits instrumenteller Vernunft. Kritische Studien zur Dialektikder Aufklärung, éd. Manfred Gangl et Gérard Raulet, Francfort sur le Main,1998, p.p. 225-274.2. Th. W. Adorno, « Das Altern der Neuen Musik », in Dissonanzen,Göttingen, 1956, p.p. 102-125.

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la Raison — ouvrage qui, deux décennies après sa parution àAmsterdam en 1947 chez Querido, la plus importante maisond'édition des exilés allemands, circulait en Allemagne pendantles années soixante en polycopie non autorisée comme un arcanede la pensée matérialiste et servait de caution philosophique àtoute une génération de soixante-huitards à la recherche d'unerévolution politico-culturelle, et qui, trente ans plus tard, n'estguère lu que par des spécialistes ?3 Sans doute. Car même si ladialectique en question y est présentée comme une dynamiquestatique, elle ne s'est pas arrêtée entre-temps ; et ses auteursétaient les premiers à reconnaître l'historicité de leur propos4.Reste à savoir comment il faudrait entendre pareil vieillissement.

L'esprit, selon Hegel, guérit ses propres blessures. Entre-temps le nazisme a ébranlé cette certitude, sans avoir pu laruiner. Devant la défaite de la pensée quel autre recours si cen'est toujours et encore de la pensée — même si « la raison seulene peut rien changer »5? Tel est l'esprit dans lequel fut écrit LaDialectique de la Raison, qui se fixa pour tâche de chercher dansl'histoire de la raison les raisons de son terrible effondrementmoderne et les ressources de sa réfection. Tant que l'Aufklärung

3. Cf., sur l'histoire de la réception de la Dialectique de la Raison, la préfaceau recueil Vierzig Jahre Flaschenpost : Dialektik der Aufklärung, 1947-1987,éd. Willem van Reijen et Gunzelin Schmid Noerr, Francfort sur le Main, 1987,p.p. 7-10.4. Ainsi dans la « Préface à la Nouvelle Edition » (1969) : « Nous nemaintiendrions pas tel quel tout ce qui est dit dans ce livre ; cela seraitinconciliable avec une théorie qui attribue un noyau temporel à la vérité. »(Max Horkheimer, Theodor W. Adorno, La Dialectique de la Raison (ci-aprèsDR), trad. Eliane Kaufholz, Paris, 1974, p. 9. Souvent fautive, cette traductionsera souvent modifiée ici. La notion de Zeitkern est empruntée, sans lui êtreattribuée, à la pensée de Walter Benjamin, avec laquelle La Dialectique de laRaison entretient des rapports contradictoires de reconnaissance etd'effacement, de symbiose et (notamment dans le chapitre sur « l'industrieculturelle ») de démarcation. A défaut de pouvoir démêler ici l'écheveau de ceroman familial, disons qu'une des Sirènes avec laquelle se débat au moins undes auteurs de La Dialectique de la Raison s'appelle Benjamin.5. DR, p. 241.

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restera un « projet inabouti »6, pareil programme restera actuel,voire intempestif.

Ce n'est donc pas à cause d'une prétendue déroute de laraison en tant que telle que La Dialectique de la Raison a vieilli.C'est dans un autre sens.

Comment nier, tout d'abord, que l'on ne peut plus tenter« impunément » de comprendre le monde moderne intentionerecta par une philosophie de l'histoire ou par une critique de laculture projetées telles quelles sur l'histoire mondiale ?7 Sesformules-clefs («  auto-destruction de la raison  »,« remémoration de la nature dans le sujet », etc.) virent à laformule magique, à force d'être répétées. Aussi séductrices queréductrices, elles ne peuvent que partiellement rendre compte dela complexité du monde moderne. Si « l'Aufklärung esttotalitaire »8, la version qu'on en propose ici est à certains égardsà son image. Tout en faisant appel à une certaine traditionromantique, et par-là même, ces « fragments philosophiques »(tel est le sous-titre du livre) font système — avec et contre lesystème qu'ils dénoncent. Dans quelle mesure on peut faireautrement, voilà certes la question.

Dans leur introduction, les auteurs mesurent l'écart quisépare leur propos de ceux de l'époque. Une analysefoucauldienne des « formations discursives» alors en vigueur nepourrait-elle pas montrer, au contraire, que les écarts sont parfoisminimes ?9 Adorno n'invoquera-t-il pas lui-même, dans d'autrescontextes, « la nuance qui fait toute la différence» (die Nuance 6. Jürgen Habermas, Die Moderne —   ein unvollendetes Projekt.Philosophisch-politische Aufsätze 1977-1990 (Leipzig 1990). — « La Critiquede la Philosophie de l'Histoire » (DA, p.p. 238-241) se fait chezAdorno/Horkheimer au nom d'une autre philosophie de l'Histoire. « Auch einePhilosophie der Geschichte », pourraient-ils dire avec Herder.7. Cf., en ce sens, l'introduction de Jürgen Habermas à Stichworte zur“geistigen Situation der Zeit”, Francfort sur le Main, 1978, p. 3.8. DR, p. 24.9. Il en va ainsi, le fait a souvent été relevé, des rapports entre la penséed'Adorno et celle de Heidegger. La phrase suivante en dit long: « En sacrifiantla pensée qui, sous sa forme réifiée, en tant que mathémathique, machine,organisation, se venge de l'homme qui l'oublie, la raison a renoncé às'accomplir » (DR, p. 56). « La science », dit Heidegger, « ne pense pas ».

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ums Ganze) ? Même si, à la même époque, il consacre un essairavageur et nuancé au Déclin de l'Occident 10, La Dialectique dela Raison n'est-elle pas encore trop proche d'un certain discourspost-nietzschéen, globalisant, catastrophiste et conservateur del'Untergang  ? Et, à l'autre bout du spectre philosophico-politique, trop fidèle, et en cela infidèle, à une des Thèses sur laPhilosophie de l'Histoire de Walter Benjamin — à une seule, laneuvième ?

Là où nous ne percevons qu'une « chaîne d'événements »s'y déroule sous le regard médusé de « l'Ange de l'Histoire »« une seule et unique catastrophe »11. Nous autres mortelssommes donc, presque par définition, « historicistes »12.Cependant nous, lecteurs de ce texte, voyons aussi ce que, entant qu'hommes, il ne nous est pas donné de voir : le totum simulqui se déroule, presque sub specie aeternitatis, sous les yeux del'Ange. De cette aporie que faut-il, que peut-on conclure ? Sansdoute à la nécessité et à l'impossibilité d'une philosophie del'histoire qui ne soit ni trop bassement humaine ni trophautement angélique. Rien de plus essentiel que d'essayer denous hisser au-dessus des événements. Quoi de plusproblématique cependant que de vouloir s'arroger la place (sic'en est une) de l'Ange13 ? Prétendre voir « comment c'est »,prendre ainsi à la lettre la formule de Beckett, actualiser ainsicelle de Ranke (wie es eigentlich gewesen ist)14, n'est-ce pas là,d'ailleurs, jouer une variation sur la vieille théologie historicisteet non pas la quitter ? C'est, en tout cas, cette prétention-là qui avieilli : celle de se prendre pour le Weltgeist en personne : non 10. « Spengler après le déclin », in Th. W. Adorno, Prismes, trad. Genevièveet Rainer Rochlitz, Paris 1986, p.p. 37-58.11. Walter Benjamin, Œuvres, trad. Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz etPierre Rusch, Paris, 2000, 3, p. 434.12. « L'historicisme se contente d'établir un lien causal entre divers momentsde l'Histoire » et ne cesse « d'égrener la suite des événements comme unchapelet » (ibid., p.p. 442-443).13. Cf. là-dessus, l'introduction par Catherine Coquio et Irving Wohlfarth àParler des camps, penser les génocides, éd. C. Coquio, Paris, 1999, p. 13.14. Citée dans les Thèses de Benjamin (Œuvres 3, p. 431). Voir sur ceproblème H. D. Kittsteiner, « Benjamins Historismus », in Passagen. WalterBenjamins Urgeschichte des XIXe Jahrhunderts, éd. Norbert Bolz et BerndWitte, Munich, 1988, p.p. 163-197.

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plus certes à partir d'une position dominante — l'Ange del'Histoire, « Un Ange, imprudent voyageur »15, est lui-même surle point d'y chuter — mais en tant que victime absolue. Parler aunom du « savoir absolu », disait Adorno à propos de Hegel, celaressent la province. C'est en ce sens que l'Histoire s'est vengéede « l'Ecole de Francfort »16.

Le vieillissement de La Dialectique de la Raison vacependant de pair — et c'est là l'essentiel — avec son actualitégrandissante. Le défaut du livre est aussi sa vertu ; sonsymptôme fait un avec son pouvoir de diagnostic. Car sil'Histoire déborde de toutes parts cette philosophie de l'Histoire,elle ne cesse en même temps de l'accomplir. La dialectiqueglobalisante des auteurs se révèle particulièrement apte à saisirla globalisation qui emmène aujourd'hui le monde dans sa danse.Ce monde va vers la philosophie — mais dans le sens inverse decelui voulu par Marx. Si les auteurs du Manifeste Communisteétaient parmi les premiers à décrire un processus demondialisation qui a repris aujourd'hui de plus belle, ceux de LaDialectique de la Raison étaient parmi les premiers à méditerl'étape présente de l'histoire universelle : celle où le« déchaînement des forces productives » a emporté dans sonmouvement les réponses que lui opposait le Manifes teCommuniste. « Avalanche, veux-tu m'emporter dans ta chute » :ce vers de Baudelaire sert d'exergue à la dernière partie deMinima Moralia — livre écrit en conjonction avec L aDialectique de la Raison 17. 15. Charles Baudelaire, « L'Irrémédiable » (Œuvres Complètes (ci-après OC),éd. Yves-Gérard le Dantec, Paris, 1968, p. 75.16. Nuance qui fait toute la différence : le dialecticien, selon Benjamin, doitavoir « le vent de l'absolu » — selon une autre formule, « le vent de l'histoireuniverselle » — dans « les voiles du concept ». « La façon dont elles sontmises, voilà ce qui est important » (Paris, Capitale du XIXe Siècle. Le Livre desPassages, Paris, 1989, p.p. 490-491). Echo possible du débat avec Adorno, quilui reproche une « discipline ascétique » qui vire au « positivisme » : celle defaire attendre l'interprétation des matériaux qu'il accumule (Walter Benjamin,Correspondance, Paris, 1979, trad. Guy Petitdemange, 2, p. 268). Disciplinequasi historiciste du chameau nietzschéen, prêt à « se nourrir des glands et del'herbe du savoir et d'endurer la faim de l'âme pour l'amour de la vérité » (Ainsiparlait Zarathoustra, première partie, « Des trois métamorphoses »).17. Theodor W. Adorno, Minima Moralia, Francfort sur le Main, 1951, p. 209.

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Lire ce livre aujourd'hui, c'est donc constater et sonvieillissement et son actualité — et la difficulté de les démêler.Ses auteurs seraient-ils trop médusés par la Catastrophe ? Maisl'est-on jamais assez ?

Médusé et médusant comme l'Ange de l'Histoire, L aDialectique de la Raison devint par ce double effet un des livres-clé de toute une génération : la mienne.

Regard d'Ange et de Méduse, c'est un chant de cygne issude Baudelaire et Mallarmé et un chant de Sirènes qui fait signevers l'Odyssée.

Sirènes de l'Utopie et de la Catastrophe. Car la Méduse del'Apocalypse est, elle aussi, une Sirène.

Chant de Sirènes auquel il faut, aujourd'hui encore, ets'abandonner et se soustraire — mais différemment.

Le « témoin imaginaire».

Personne,ne témoigne pour letémoin18.

Vers la fin de La Dialectique de la Raison les auteursécrivent :

Si le discours peut aujourd'hui encore s'adresser à quelqu'un, cen'est ni aux masses comme l'on dit ni à l'individu, qui estimpuissant, mais plutôt à un témoin imaginaire (eingebildeterZeuge), auquel nous le (wir es) laissons, afin qu'il (es) ne sombre(untergeht) pas entièrement avec nous19.

Après nous, le déluge. Seuls détenteurs de la « théoriecritique » (die kritische Theorie, comme s'il n'y en avait pasd'autre), nous, Adorno/Horkheimer, la léguons, es, la chose. 18. Paul Celan, « Aschenglorie », Gesammelte Werke , éd. Beda Allemann etStefan Reichert, Francfort sur le Main, 1986, II, p. 72.19. DR, p. 279.

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Mais à qui ? Aucun destinataire ne se dessine à l'horizon. Car ilne saurait s'agir ni de l'individu — « l'égoïste, fermé comme uncoffre, [...] interné comme un mollusque »20 — ni de cesagrégats de désagrégés qu'on appelle les masses. Le destinatairene peut donc être qu'un X, un « témoin imaginaire », qui tientlieu du grand sujet collectif à venir21. Mais ce témoin sembleêtre à la fois l'autre et le même : témoin du témoin, témoin desoi ; l'autre comme miroir, moi idéal, image spéculaire(eingebildet). Adorno/Horkheimer, qui forment un couple lui-même quelque peu spéculaire, écriraient ainsi pour personne,pour un tout autre (ou le Grand Autre) et pour personne d'autrequ'eux-mêmes. Telle est, d'ailleurs, l'impression que laisse leurdiscours monologique, monadologique22 et quasi solipsiste23 surle lecteur, qui se voit renvoyé en tant qu'individu à son peud'existence. Comme s'il devait, devant leur chant de Sirènes,s'anéantir dans la fascination.

Cette philosophie qui ne se reconnaît guère de destinatairesemble aspirer à la position qu'elle assigne elle-même à l'art. Sonappel dans le vide fait écho à cet écho sans écho que constateAdorno dans la (non-)réception de la nouvelle musique. Nulleoreille, individuelle ou collective, ne veut les entendre.Isolement radical qu'ils partagent avec l'œuvre de Paul Celan, oùse rassemblent les mêmes motifs : personne (La Rose dePersonne), témoin sans témoin, bouteille à la mer24.

20. Charles Baudelaire, « Les foules » (le Spleen de Paris, XII).21. Cf. sur ce sujet utopique « Der Artist als Statthalter », in Noten zurLiteratur, Francfort sur le Main, 1958, I, p.p. 178-193.

22. Se pose ici la question de la différence entre la mauvaise et la bonne« monade sans fenêtre ». Cette formule de Leibniz désigne chez Adorno tantôtl'individu bourgeois tantôt l'œuvre d'art moderne.23. Cf. sur le « solipsisme » de l'art moderne, Adorno, Ästhetische Theorie,Francfort sur le Main, 1970, p. 69.24. C'est dans son « discours de Brême » que Celan décrit le poème commebouteille à la mer. « Je ne suis nullement en faveur de la “bouteille à la mer” »,écrit Marcuse à Horkheimer en 1941 : « Ce que nous avons à dire n'est pasdestiné à une époque mythique » (lettre citée dans la préface à Vierzig JahreFlaschenpost, p.p. 8-9.).

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Qu'en est-il d'une philosophie qui, s'identifiant à l'art25, sefait chant de Sirènes ? D'un homme qui veut chanter comme unefemme ? D'un Wiesengrund qui, en s'appelant Adorno, réduitson patronyme à un W. et le remplace par celui de sa mère,chanteuse de son état ? L'Ange-témoin, muet et hors de soidevant l'horreur, ne risque-t-il pas, en passant Sirène, de serésorber en moi narcissique et féminin ? La figure du « témoinimaginaire » de soi-même ne rappelle-t-elle pas, d'ailleurs, ledandy baudelairien — celui qui passe sa vie devant un miroir,qui cultive l'idée du beau dans sa personne et qui prend ainsi laposition de la femme (que, très logiquement, il déteste) ?26« Dernier éclat d'héroïsme dans les décadences »27, muré dansson mutisme, le dandy serait celui « dont l'humeur farouche – nechante qu'aux rayons du soleil qui se couche » ?28 LaDialectique de la Raison comme chant de cygne du spleen...

Dans une lettre à Horkheimer en 1941, Adorno décrit unarticle que celui-ci vient d'écrire, « Art and Mass Culture »,comme un « geste » conceptuel plutôt qu'une « théorie ». Leursécrits, poursuit-il, doivent s'orienter désormais dans ce sens ;mais les gestes en question exigeront « tout le travail duconcept ». Lui vient alors l'image suivante :

A peu près comme si, abandonné sur une île, on agitait désespérémentun mouchoir en direction d'un bateau qui serait en train de s'éloigner, quand ilest déjà trop loin pour qu'on puisse lancer un cri29. 25. En conjuguant certains motifs récurrents chez Benjamin (témoignage,plainte [Klage], remémoration [Eingedenken], et un langage qui n'est pas celuide la communication), cette philosophie s'apparente également à une certainethéologie : celle dont l'Ange de l'Histoire est le messager.26. Cf. le chapitre « Le Dandy » dans « Le Peintre de la Vie Moderne » (OC,p.p. 1177-1180) ; et « Mon cœur mis à nu » (p.p. 1271-1301), qui dresse ledandy contre la femme. Or non seulement « Une Passante » (p.p. 88-89) chanteune femme-dandy (« la Muse des derniers jours », dira Baudelaire ailleurs,reconnaissant dans l'allure de celle-ci son propre style), mais le poème seprésente lui-même comme femme-dandy, comme passante. Ainsi il réincarnela femme à jamais perdue, celle qu'il aurait dû rencontrer, sa Méduse, saSirène. Ainsi l'homme s'assimile (à) la femme. En un sens quelque peuanalogue, l'écriture d'Adorno « est » la Sirène qu'elle invoque.27. « Le Dandy » (OC, p. 1179).28. Deuxième « Spleen » (OC, p. 70).29. Cité dans la préface à Vierzig Jahre Flaschenpost, p. 9.

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Témoin imaginaire, bouteille à la mer, naufrage sur uneîle déserte... On est tenté de mettre cette scène en rapport avecl'interprétation que proposera Adorno quelques années plus tardde l'épisode des Sirènes chez Homère30. Avant de le faire,risquons-nous au jeu suivant.

Dans ce nouveau scénario, le bateau d'Ulysse s'esttransformé en gros navire vers lequel deux dialecticiens lancentdes signaux de détresse. Cette mimique philosophique, dûmenttravaillée par le concept, donnera La Dialectique de la Raison.Comment croire cependant que ses futurs auteurs puissentattendre leur sauvetage de ce navire-là ? La Dialectique de laRaison ne montre-t-elle pas, au contraire, que tous nos mauxviennent de ce que la barque d'Ulysse soit devenue entre-tempsl'imperturbable paquebot de la Raison Occidentale ? N'est-ce passur un bateau de la même ligne — appelons-la Hambourg-Amerika31 —, voire sur le même bateau — appelons-le GrandHôtel Abîme ou Hôtel Occidental ou Le Déclin de l'Occident ouLe Naufrage du Titanic32 — que les philosophes de Francfortauraient fait naufrage ? Auquel cas, le navire aurait survécu àson propre naufrage — ce qu'Adorno ne cessera de dire dumonde de l'après-Auschwitz — et serait déjà en train de sediriger vers la prochaine catastrophe. Mais puisque, selon LaDialectique de la Raison, il n'y a pas d'autre recours que celle de 30. Les deux auteurs prétendent être co-responsables de chaque phrase (DR, p.9). Il semble cependant que l'essai principal, « Le concept d'Aufklärung » futécrit principalement par Horkheimer, et le premier « appendice », « Ulysse, ouMythe et Raison », par Adorno. Cf. sur cette question, l'appareil éditorial deMax Horkheimer, Gesammelte Schriften, Vol. 5, Dialektik der Aufklärung undSchriften, 1940-1950, Francfort sur le Main, 1987, éd. Gunzelin Schmid Noerr,p.p. 427-430.31. C'est sur un bateau de cette ligne que leur jeune aîné, Karl Rossmann, sevoit expédié aux Etats-Unis. « “Voyez-vous, nous sommes sur un bateauallemand, il appartient à la ligne Hamburg-Amerika, pourquoi ne sommes-nous pas exclusivement des Allemands ici ?”, se lamente le soutier » (FranzKafka, Der Verschollene, Francfort sur le Main, 1994, p. 13). L'Oublié : cetitre résonne étrangement avec l'oubli auquel, selon Adorno, est destinée lamusique nouvelle.32. Voir, pour Grand Hôtel Abîme, la préface à la Théorie du Roman de GeorgLukacs ; pour Hôtel Occidental, L'Oublié de Kafka ; Le Déclin de l'Occidentd'Oswald Spengler ; et Le Naufrage du Titanic de Hans Magnus Enzensberger.

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la Raison occidentale, le sauvetage, si sauvetage il y a, ne pourravenir que de celle-ci. Comment faire alors ? Tenter dereconstruire le bateau en pleine mer ? Amener un remorqueur ?Mettre la formule magique dans une bouteille destinée à unepostérité à laquelle on ne croit guère ?

Brodons encore un peu sur l'image apocryphe des deuxphilosophes abandonnés sur une île déserte33. En fait, auront-ilsfinalement fait autre chose, en se réfugiant aux Etats-Unis, quede changer de cabine ? Cela n'empêchera pas l'un d'entre eux,cela l'encouragera au contraire, de s'imaginer naufragé — etmême, avec toute l'ambiguïté que cela comporte, de se mettre àla place d'un véritable noyé, mort en 1940, dont il reçoit en1941, en tant que son exécuteur littéraire, cette « véritablebouteille à la mer » que sont les Thèses sur la Philosophie del'Histoire. Il se mettra alors à travailler sa dette à l'égard du mortet sa culpabilité de survivant en élaborant, avec un autre aîné etalter ego, La Dialectique de la Raison. Un tout autre livre avaitdéjà été explicitement dédié à Benjamin en 1941 : Les GrandsCourants de la Mystique Juive de Gershom Scholem.

Selon la lecture philosophique qu'en fait Adorno,L'Odyssée préfigure l'errance toujours inachevée de lacivilisation occidentale. Tout le long de son histoire, celle-cin'aurait pas cessé de répéter son acte inaugural : son reculfasciné devant le chant des Sirènes. Or La Dialectique de laRaison, en prêtant sa voix à l'Aufhebung du refoulé, ne prétend-elle pas implicitement prendre la relève des Sirènes ? Ce quivaut pour leur chant vaudrait ainsi pour son propre discours :tous veulent l'entendre et personne ne l'ose. Comme Also sprachZarathoustra, La Dialectique de la Raison se conçoit comme« un livre pour tout le monde et personne » ; comme les Sirènes,elle prétend faire entendre l'inouï ; inouïe, elle sait qu'elle pourrale rester, comme la musique nouvelle.

Si, contre tout espoir, les deux naufragés parvenaient à sefaire entendre par le capitaine et l'équipage du bateau, de queleffet leur sirène d'alarme serait-elle suivie ? Leur nouveau chant 33. Comme le font de manière suggestive les éditeurs de Vierzig JahreFlaschenpost, p. 9. Cf. sur la métaphorique du naufrage, Hans Blumenberg,Schiffbruch mit Zuschauern, Francfort sur le Main, 1979.

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n'est-il pas destiné, lui aussi, à provoquer le naufrage du bateau ?Le bon naufrage, s'entend — celui que mérite l'errance-erreuroccidentale ? Et qui pourrait transformer le malaise dans lacivilisation en bonheur inouï ? Telle est la « question muette »qu'évoque en 1938 la dernière phrase de l'essai « Spengler aprèsle Déclin » :

Au déclin (Untergang) de l'Occident ne s'oppose pas la résurrection dela culture, mais l'utopie que renferme dans une question muette l'imagede celle qui décline34.Sirènes de l'Apocalypse, Sirènes de l'Utopie...Ne faudrait-il pas dire, un demi-siècle plus tard, que

l'Occident n'a pas fini de (ne pas) sombrer et de faire de sescrises et naufrages un mode de vie et de mort, tandis que laquestion inouïe ne cesse de planer, de s'oublier et de faireretour ?

Mais de quoi est fait le « ça » (damit es mit uns nicht ganzuntergeht) du chant des Sirènes ? La réponse à cette questionnécessite un détour par la lecture que fait Adorno de L'Odyssée,« allégorie prémonitoire de la Dialectique de la Raison ».

La première partie de La Dialectique de la Raison enexpose la matrice théorique. Elle se résume en deux thèsescomplémentaires : « le mythe lui-même est déjà Aufklärung etl'Aufklärung se retourne en mythologie »35. Suit le premier« appendice » (Exkurs), « Ulysse ou mythe et Aufklärung », quiélabore cette double thèse à travers une série de commentairesphilosophiques sur un « texte fondateur de la cultureeuropéenne ». « Les mesures telles que celles prises sur le bateaud'Ulysse face aux Sirènes sont l'allégorie prémonitoire de ladialectique de l'Aufklärung »36. Entre L'Odyssée et L aDialectique de la Raison une autre odyssée aura eu lieu. Commedans La Phénoménologie de l'Esprit, elle aura mené d'uneconscience naturelle à une conscience philosophique, du récit

34. Prismes, p. 58.35. DR, p. 18.36. DR, p. 50.

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fondateur à sa reformulation en termes d'une philosophie del'histoire.

Quand Baudelaire écrit, dans Le Cygne, « tout pour moidevient allégorie », il entend par là que tout se transforme enprojection subjective de sa propre mélancolie. C'est dans unautre sens qu'Adorno comprend l'Odyssée comme allégorie.L'épopée contiendrait déjà « la bonne théorie »37 — a priori cherà l'idéalisme allemand selon lequel l'art contient en germe lavérité que la philosophie en tire. Mais la lecture que fait ici lephilosophe de l'épopée n'est-elle pas plutôt un « essai » au sensque donnait le jeune Lukacs à ce terme — une forme autonomequi se situe entre science et littérature ? Elle a certes uneprétention philologique ; elle se débat avec Wilamowitz, Rohde,Burckhardt, Thomson, Murray et Bérard. Elle reste en mêmetemps une lecture allégorisante ; elle trouve chez Homère cequ'elle y met. Difficile, ici comme ailleurs, de distinguer lecercle herméneutique du cercle vicieux. Il est plus facile dedéterminer ce que cette lecture révèle de l'interprète que cequ'elle découvre chez Homère. C'est, en tout cas, ce premieraspect qui nous retiendra ici.

Ulysse comme « prototype de l'individu bourgeois »Car Ulysse se tient sur le seuil qui sépare le mythe du conte[Märchen]. Raison et ruse ont introduit des feintes dans le mythe ;ses pouvoirs cessent d'être irrésistibles. Le conte raconte commentils ont été vaincus. Et Kafka, lorsqu'il s'occupa de légendes, fit descontes pour dialecticiens38.

Au début du deuxième appendice, « Juliette ou raison etmorale », qui met Kant en rapport avec Sade, La Dialectique dela Raison reconsidère la célèbre réponse de Kant à la question« Qu'est-ce que l'Aufklärung ? » : « La sortie de l'homme d'uneminorité (U n m ü n d i g k e i t ) dont il est lui-même

37. Ibid.38. Walter Benjamin, Œuvres, II, p. 420.

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responsable/coupable (selbstverschuldeten) ». Au momenthistorique où se dessine une autre sortie, aussi irréfutable queproblématique — à savoir, la victoire des Alliés sur lenazisme —, se pose la terrible question de la complicité des« Lumières » avec le « mal radical »39. Le ventre est encorefécond, disait Brecht, qui a engendré cette horreur. Le ventre,selon La Dialectique de la Raison, est celui de la raison. Elle nes'est jamais émancipée du mythe que de manière mythique.Selon la formule saisissante du Malaise dans la Culture , laculture est un étrange processus qui se déroule sur le dos del'humanité (eigenartiger Prozess, der über die Menschheitabläuft) »40. La Dialectique de la Raison en conclut qu'il fautrouvrir ce « procès (Prozess) de la civilisation » (Elias). Unedeuxième Aufklärung reste à accomplir sur la première. Kant,qui voulait réveiller la raison de son sommeil dogmatique, n'ysera pas épargné. L'éveil kantien fait partie d'un autre sommeilde la raison — celui qui, selon Goya, « engendre des monstres ».

C'est dans cette optique qu'Adorno relit L'Odyssée commerécit du sujet occidental en voie de constitution41. Ulysse est lehéros de la subjectivation. Grâce à sa « ruse » légendaire, il selibère de l'emprise du mythe et se pose comme sujet :

Ce qu'Ulysse a laissé derrière lui entre dans le royaume des ombres :car le moi est encore si proche du mythe préhistorique, du ventre (Schoss)duquel il s'est arraché, que le passé qu'il a lui-même vécu se transforme enpréhistoire mythique. Il cherche à y faire face par une organisation rigoureuse 39. C'était déjà la question de Lukacs vers la fin de la Première Guerre : « Ilexiste une certaine probabilité pour que les puissances occidentales l'emportentsur l'Allemagne [...]. Mais la question est de savoir qui sauvera la civilisationoccidentale » (avant-propos de 1962 à La Théorie du Roman, trad. JeanClairevoye, Paris, 1963, p.p. 5-6). Vers la même époque, La Coloniepénitentiaire de Kafka pose la même question.40. Sigmund Freud, Das Unbehagen in der Kultur, Francfort sur le Main,1994, troisième section, p. 62.41. La généalogie du sujet épique en tant que genèse de l'Aufklärung rappellecelle du sujet tragique tel que Walter Benjamin l'avait décrit dans son essai« Destin et caractère ». « C'est l'homme moral, encore muet, encore tenu entutelle (unmündig) — comme tel, il s'appelle “le héros” — qui veut se dresseren ébranlant ce monde de torture. Le paradoxe de la naissance du Génie dansl'absence du langage moral, dans l'infantilisme moral, voilà le sublime de latragédie » (Œuvres 1, p. 203).

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du temps. Le schéma tripartite doit libérer l'instant présent de l'emprise dupassé en reléguant celui-ci derrière la limite absolue du l'irrécupérable et en lemettant à la disposition du présent comme savoir praticable42.

Ulysse renonce au passé-présent au nom de l'avenir dusujet-projet. Sortant de l'éternel retour d'un espace-tempscirculaire qui ressemble au « ventre » maternel, il aligne saconduite sur la ligne du temps. La structure linéaire et tripartitequ'il lui imprime lui sert de bouclier contre une préhistoireencore envahissante. Comme l'Aufklärung qu'il inaugure, ilréduit ainsi le mythe à quelque chose de seulement mythique.Trop proche, le passé est irréalisé ; le « ventre » maternel de ceque Baudelaire appelle « la vie antérieure » se trouvedésubstantialisé en « royaume des ombres » et relégué vers unepréhistoire immémoriale ; le tabou de l'irrécupérable barre laroute à l'attirance presque irrésistible de la répétition mythique.

En termes freudiens, cette scène primitive est celle d'unrefoulement originaire. Pour ne pas céder aux pouvoirs d'unpassé envoûtant, le sujet naissant n'a d'alternative que de recourirà l'alternative43 : celle de « l'ou bien-ou bien, de la conséquenceet de l'antinomie »44. Il ne peut se forger une identité qu'en niantle monde du mythe avec une violence sacrificielle, c'est-à-diremythique. Ce faisant, il n'en sort pas.

S'impose alors un programme freudo-hégélien : celuid'une Aufklärung revue et corrigée. « Là où était ça », dit Freud,« doit advenir le moi ». Là où était la logique formelle,enchaînent les dialecticiens de l'Aufklärung , doit être ladialectique — la bonne, celle qui corrige la mauvaise dialectiqueentre mythe et raison. La ruse d'Ulysse est déjà, et n'est pasencore, la « ruse de la raison » dialectique.

Ce schéma contient déjà en filigrane la lecture que vaproposer La Dialectique de la Raison du rendez-vous manquéentre Ulysse et les Sirènes. Le sujet naissant ne veut plusentendre le chant de son passé mythique. Le moyen qu'il trouve 42. DR, p. 48.43. « L'essence de la Raison [Aufklärung] est l'alternative, dont le caractèreinexorable est celui de la domination. Les hommes eurent toujours à choisirentre leur soumission à la nature ou celle de la nature au soi » (DR, p. 48).44. DR, p. 54.

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pour s'y rendre sourd, c'est la chronologie — ce temps post-mythique, le nôtre, qui sauvegarde pourtant le nom du dieu quidévore ses enfants. Chronologie égale sacrifice : la raison n'auraraison du passé mythique qu'en se soumettant à un ordretemporel qui annule le temps vivant. Dans cette lecture, leschaînes et la cire qui permettent à Ulysse et à ses compagnonsd'échapper aux Sirènes ne sont rien d'autre que cet enchaînementdu temps grâce auquel le sujet dispose désormais d'un passéapprivoisé, mais du coup affadi, comme d'un « savoirpraticable ». A l'envoûtement du passé mythique se substituealors la pauvreté de ce que Proust appelle la « mémoirevolontaire ». S'esquisse déjà à l'horizon le « temps homogène etvide »45 de la modernité, celui du progrès et de l'ennui. « Je suiscomme le roi d'un pays pluvieux ». Cette pluie est celle du tempsmoderne, qui « d'une vaste prison imite les barreaux »46.

Reprenons le passage cité plus haut :L'envie (Drang) de sauver le passé en ce qu'il recèle de vivant, aulieu de l'utiliser comme matériau du progrès, n'a pu s'assouvir quedans l'art, dont l'histoire elle-même fait partie en tant quereprésentation de la vie passée. Tant que l'art renonce à avoir valeurde connaissance, s'isolant ainsi de la pratique, la pratique sociale latolérera au même titre que la jouissance (Lust). Mais le chant desSirènes ne se réduit pas encore à l'impuissance de l'art (noch nichtzur Kunst entmächtigt)47.

Echo du chant des Sirènes, le refoulé fait retour commeenvie de sauver le passé vivant. Cette pulsion n'a pu s'assouvir— stillte sich : encore la métaphore maternelle — que dans l'art.Ainsi se produit, d'une part, un arrachement irréversible au« ventre» (Schoss) de l'ordre mythique, et, de l'autre, et à contre-courant, une récupération esthétique de « la vie antérieure »48.Comme chez Kant, Schiller et Hegel, l'art figure la réconciliationdes contraires — celle, ici, du mythe et de l'Aufklärung. Ceretour du refoulé sur le plan de la sublimation esthétique estadmis par la censure sociale à condition que l'art se cantonnedans son domaine réservé. Promesse de bonheur, c'est-à-dire de 45. Cf. Benjamin, Œuvres 3, p. 43946. Baudelaire, troisième et quatrième « Spleen ».47. DR, p. 4848. Cf. Baudelaire, OC, p. 17.

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jouissance sexuelle (Lust), connaissance des choses oubliées etprémonition de la véritable praxis, l'art est tenu à l'écart, enfermédans le ghetto de la culture, neutralisé. Il est donc un correctifqui ne corrige rien, mais qui a pour fonction sans fonction decompenser le désenchantement du monde.

Or le chant des Sirènes, tel qu'Adorno l'entend, n'était pasencore dépossédé de ses pouvoirs. Il n'était pas encore réduit austatut de l'art — c'est-à-dire, à une sphère parmi d'autres,marginale de surcroît. A un schéma freudo-hégélien de l'artcomme Aufhebung et sublimation du refoulé, s'ajoutent ici desmotifs marxo-nietzschéens. Rappelons la dernière phrase de« Spengler après le déclin » : il ne s'agit pas de défendre laculture. Ce qu'on appelle ainsi n'est, selon Nietzsche, que letravestissement « décoratif » d'une culture digne de ce nom. Entermes marxiens, il ne s'agit pas d'opposer la superstructure à labase mais de changer le monde.

La musique serait ainsi une vaste promesse et uneimmense trahison. Une trahison qui ne ferait qu'accompagner lefonctionnement de la civilisation. Une promesse qui ferait écho àcelle des Sirènes.

Mais celle-ci avait déjà sa propre « ambiguïté »49.

Le « rendez-vous heureusement manqué » avec lesSirènes

A tous mes compagnons tour à tour je bouchai les oreilles. Eux, sur lanef, me lièrent tout ensemble mains et pieds ; j'étais debout au pied du mâtauquel ils attachèrent les cordes. [...]. Elles chantèrent ainsi, en lançant leurbelle voix. Et moi, j'aspirais à les entendre, et j'ordonnais à mes compagnons deme délier, par un mouvement des sourcils ; mais, penchés sur les avirons, ilsramaient ; tandis que, se levant aussitôt, Périmède et Eurylochus m'attachaientde liens plus nombreux, et les serraient davantage50.

Mais le chant des Sirènes ne se réduit pas encore à l'impuissance del'art. Elles n'ignorent rien de « tout ce qui arrive sur la terre nourricière », enparticulier des événements auxquels Ulysse lui-même a participé [...]. Enévoquant de façon immédiate le passé récent, leur chant s'entend comme la 49. DR, p. 82.50. L'Odyssée , Chant XII, trad. Médéric Dufour et Jeanne Raison, Paris, 1974.

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promesse d'une jouissance irrésistible qui menace l'ordre patriarcal – ordre quine restitue la vie de chacun qu'en échange de sa pleine mesure de temps. Celuiqui ajoute foi à leurs artifices court à sa perte, car seule une constante présenced'esprit arrache l'existence à la nature. Si les Sirènes savent tout ce que recèlele passé, elles exigent l'avenir comme prix de ce savoir, et la promesse d'unheureux retour est le leurre par lequel le passé rattrape ceux qui en ont lanostalgie51.

Depuis la rencontre heureusement manquée d'Ulysse avec les Sirènes,toutes les chansons sont malades, et la musique occidentale se débat toutentière avec le non-sens qu'est le chant dans la civilisation — non-sens quifournit en même temps la force d'émotion de toute musique artistique52.

[...] Gretel Adorno nous a aidés dans le plus beau sens du terme (imschönsten Sinn geholfen) comme elle l'avait déjà fait pour la première rédaction[...]53.

Tout est prévu pour que la rencontre avec les Sirènes n'ensoit pas une. Prévenant tout acte manqué, ce rendez-vous est lui-même manqué. « Heureusement manqué (glück l ich-missglückt) », cependant, parce que leur promesse estprofondément ambiguë. « On s'en va charmé », roucoulent lesSirènes, « et plus savant ». L'heureux retour qu'elles annoncent– « Heureux qui, comme Ulysse... » — n'est qu'un leurremortel54. Si Ulysse cède à cette irrésistible tentation, il mourracomme ses prédécesseurs, dont les ossements jonchent lesfalaises. Mais s'il y renonce, il préservera sa vie aux dépens dece qui lui donne son prix. Il doit donc choisir entre lapréservation et l'abandon de soi. Quoi qu'il fasse, il lui faut payerle prix. Son « affirmation de soi » n'est qu'une « négation de

51. DR, p.p. 48-49.52. DR, p.73.53. DR, p. 10. Cette phrase laisse entrevoir le rôle effectif de la femmeconjugale dans la rédaction de ce texte féministe. L'homme se mue en Sirène,sa femme en bonne à tout faire — et le dialecticien sauve le mariage : « Lemariage fait bien partie de la roche primitive du mythe qui est à la base de lacivilisation. Mais sa dureté et sa stabilité mythique émergent du mythe commele petit archipel émerge de la mer infinie » (DR,87).54. C'est Circé — autre enchanteresse, mais domptée et acquise — qui enprévient Ulysse : « Si quelqu'un les approche sans être averti et les entend,jamais sa femme et ses petits enfants ne [...] fêtent son retour »(Chant XII).

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soi »55, son « progrès inexorable » une « régressioninexorable »56. L'alternative entre vie et bonheur figure icicomme la castration constitutive de l'homme occidental qui, loinde se libérer de l'ordre mythique, n'aurait fait qu'intérioriser sonrituel fondateur : le sacrifice57.

Que promet le chant des Sirènes ? « Allons, viens ici, Ulysse, tant vanté, gloire illustre des Achéens ;arrête ton vaisseau, pour écouter notre voix. Jamais nul encore nevint ici sur un vaisseau noir, sans avoir entendu la voix aux douxsons qui sort de nos lèvres ; on s'en va charmé et plus savant ; carnous savons tout ce que dans la vaste Troade souffrirent Argiens etTroyens par la volonté des dieux, et nous savons aussi tout ce quiarrive sur la terre nourricière ».

Promesse conjuguée de jouissance et de savoir, savoirconjugué de la jouissance et de toutes les souffrances (Nobodyknows the troubles I've seen). Et Adorno prétend, à son tour,« le » savoir (damit es nicht mit uns untergeht). Il croit savoir ceque savent les Sirènes. Et il risque par là de les faire chanter58. 55. DR, p. 80. C'est ainsi qu'Adorno interprète le jeu de mots entre Odysseus etOudeis (« personne ») qui lui permet d'échapper au Cyclope.56. DR, p. 51.57. « L'irrationalité du capitalisme totalitaire [...] est préformée de façonparadigmatique dans le héros qui se soustrait au sacrifice en se sacrifiant.L'histoire de la civilisation est l'histoire de l'introversion du sacrifice. End'autres termes : l'histoire du renoncement. [...] Ulysse est, lui aussi, unsacrifice : un soi qui ne cesse de se maîtriser et qui, ce faisant, manque la viequ'il sauve [...]. Il est cependant aussi un sacrifice pour l'abolition du sacrifice.Combat avec le mythe, son renoncement de maître tient lieu d'une société quin'a plus besoin de renoncement et de domination » (DR, p.p. 68-69).58. Cf. la phrase de Benjamin : « C'est une vérité métaphysique que toutenature commencerait à se plaindre si on lui prêtait le langage (et « prêter lelangage » est certes ici beaucoup plus que « faire en sorte qu'elle parle »)(machen, dass sie sprechen kann) » ( Œuvres, 1, p. 162, traduction modifiée).Ailleurs Benjamin conçoit la plainte de la Nature contre la Création et la non-venue du Messie comme donnant lieu à un procès où la Cour décide deconvoquer des témoins pour l'avenir : « Apparaissent alors le poète, qui le sent,le sculpteur, qui le voit, le musicien, qui l'entend, et le philosophe, qui le sait »(Gesammelte Schriften, éd. Rolf Tiedemann et Hermann Schweppenhäuser,Francfort sur le Main, 1972, 11, 2, p.p. 1153-1154). Adorno est le philosophequi le sait.

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Ce que promettent les Sirènes chez Homère est un savoirbio-historiographique. Elles savent tout de la guerre de Troie. Lapossibilité d'en entendre le récit attise sans doute la curiosité desvieux combattants, qui ne peuvent en avoir qu'une connaissancelacunaire. Mais pourquoi ce savoir serait-il irrésistible ? Le récitne le dit pas. S'agirait-il de la jouissance dont il est lui-mêmedétenteur — celle qui découle du récit homérique lui-même ? Y-aurait-il un lien entre le chant des Sirènes et les Chants quicomposent l'Odyssée ? Entre les Sirènes et les Muses ?59« Viens ici, Ulysse, tant vanté, gloire illustre des Achéens... »60 :cet avant-chant chercherait-il à enchanter Ulysse, tant « vanté »et donc déjà tant « chanté », en magnifiant sa « gloire » et enpromettant, tel Homère, de chanter à nouveau, voired'immortaliser, ses exploits ? Le chant des Sirènes serait-il celuide la Gloire ?61

La lecture qu'en fait Adorno s'engage dans une autre voie.A la guerre de Troie elle substitue implicitement celle queFreud, dans Le Malaise dans la Culture, appelle ironiquement laKulturkampf : le combat que représente la culture en tant quetelle. Les souffrances qu'évoquent les Sirènes seraient lessacrifices qu'inflige la culture « bourgeoise », celle-ci comprisedans un sens très large. On reconnaîtrait dans leur chant lamélodie profonde qu'on passerait sa vie à étouffer— enchantement ambigu où le « principe de plaisir » se mêleraità la « pulsion de mort ».

A cette version freudienne du récit homérique Adornoajoute une allégorie hégéliano-marxiste fondée sur l'oppositionentre le capitaine et ses compagnons. Ces derniers représententles travailleurs : ceux qui « rament » depuis toujours. Nepouvant regarder ni à droite ni à gauche, ils ont les yeux bandéset les oreilles fermées, avant même qu'Ulysse ne leur bouche 59. Il y a, en effet, une parenté entre les Muses et les Sirènes, qui ont parfoisété considérées comme de mauvaises Muses.60. Dans la traduction canonique de Voss : « Komm, besungener Odysseus, dugrosser Ruhm der Achaier ».61. Dans un poème en prose de Baudelaire, « Les Tentations ou Eros, Plutus etla Gloire », cette dernière figure comme une « Diablesse » fascinatrice dont letrait le plus séducteur est le « mystère » de sa « voix charmante et paradoxale »(OC, p. 261).

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celles-ci. Lui, par contre, en se faisant enchaîner au mât, prévoitd'entendre le chant des Sirènes sans y succomber. Mais la rusequi déjoue ainsi celle du mythe se retourne contre elle-même.Telle est la « dialectique de la raison ». Si, chez Hegel et Marx,la ruse assure le progrès de la raison, elle illustre ici « le prix duprogrès »62. Dès lors la dialectique du maître et de l'esclave neconnaît plus de vainqueur. Chacun reste rivé à sa place dans unbateau qui passe à côté des Sirènes. Les esclaves restentesclaves, le maître se fait l'esclave de sa propre maîtrise. Il jouitcertes du privilège de ne pas être sourd à l’appel des Sirènes.Mais il s'y rend inaccessible d'une autre manière. A la figured'un « Prométhée déchaîné », emblème d'une modernité rebelle,répond ici celle d'un Ulysse enchaîné par ses propres soins63.Les chaînes d'Ulysse sont déjà la « cage d'acier » décrite parMax Weber. Que le « désenchantement du monde » soit (commele prétendait Weber en 1918 dans La Science comme vocation)le « destin » de l'Occident, et que le règne du mythe se perpétueainsi à travers la démythologisation, voilà le nœud que lesauteurs de La Dialectique de la Raison veulent contribuer àdénouer. A la différence d'un Claude Lévi-Strauss, qui défend la« pensée sauvage » contre l'impérialisme de la raisonoccidentale, ils prennent fait et cause pour la démythologisation.A la différence d'un Max Weber, ils le font au nom d'undésenchantement qui ne renie plus le chant des Sirènes. S'ils

62. Titre d'un des fragments de La Dialectique de la Raison (DR, p.p. 247-248), où l'histoire est décrite comme domination de la nature, dont la nôtre, etcomme aveuglement contre la souffrance que nous infligeons, y compris ànous-mêmes. Domination égale ici réification ; réification égale oubli. C'est cetoubli que les Sirènes d'Adorno promettent de lever. Peut-on cependant siaisément assimiler la victoire d'Ulysse sur les Sirènes à la domination exercéepar l'homme occidental sur la nature ? La « réconciliation » avec celle-ci, déjàproblématique en soi, ne se laisse guère transposer telle quelle aux rapportsavec cette autre Autre qu'est la Femme, qui, elle, est objet de désir. Toutes lesautres ne sont pas les mêmes ; la différence est esquivée ici au moment mêmeoù elle est abordée.63. Cet enchaînement des forces vitales va de pair avec le déchaînement desforces productives. Cf. là-dessus mon essai « Der Zauberlehrling oder : dieEntfesslung der Produkivkräfte. Zu einem Motiv bei Goethe, Marx undBenjamin », in Walter Benjamin. Ästhetik und Geschichtsphilosophie, éd.Gérard Raulet et Uwe Steiner, Berne, 1998, p.p. 165-198.

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croient encore moins aux lois marxiennes qu'au destin wéberiende l'Histoire, ils ne souscrivent pas pour autant au diagnosticfreudien de l'espoir marxien comme un « réconfort » quasi-religieux64.

La traduction française du terme Entzauberung permet dele dire : Ulysse désenchante le chant des Sirènes. Dans LaDialectique de la Raison, ce constat devient une fable : celle dusujet assujetti. Sacrifier le mythe à la raison, c'est sacrifier laraison au mythe. Telle serait la morale de l'Histoire. En réduisantla terrible puissance des Sirènes à l'impuissance de l'art65,Ulysse se réduit lui-même à l'impuissance d'un auditeur en traind'écouter un concert :

Les liens au moyen desquels [Ulysse] s'est irrévocablement enchaîné àla pratique tiennent en même temps les Sirènes à l'écart de la pratique : leurattirance est neutralisée et devient simple objet de contemplation, devient art.Le ligoté assiste à un concert, aussi immobile à l'écoute que le seront plus tardles auditeurs dans la salle de concert, et le cri enthousiaste par lequel il signifieson désir d'être libéré s'évanouit déjà comme applaudissements66.

Le pouvoir d'enchantement dont jouit l'art apparaît icisous un éclairage qui le désenchante à son tour. Là où lebourgeois vient chercher un supplément d'âme — un petitréenchantement sur fond de désenchantement —, Adorno faitmesurer l'abîme qui sépare l'art de l'enchantement mythique,dont pourtant l'art seul garde quelques vestiges. Dans cetteoptique, le plaisir « désintéressé » que l'on est censé en tirerapparaît comme la neutralisation d'une pulsion autrement plusintéressée. Grandeur et misère de l'art : lieu où le sujet aliéné serefait une santé, mais aussi celui d'une aliénation 64. « Car c'est cela qu'au fond tous réclament, les plus sauvagesrévolutionnaires pas moins passionnément que les plus braves et pieuxcroyants » (Sigmund Freud, Le Malaise dans la Culture (ci-après Malaise),trad. Pierre Cotet, René Lainé et Johanna Stute-Cadiot, Paris, 1995, p. 89).65. Chez Kafka, les Sirènes ne chantent pas ; mais leurs gestes sont ceux dechanteuses d'opéra : «  [Ulysse] aperçut d'abord leurs cous qui ondulaient, leurspoitrines qui soupiraient, leurs yeux pleins de larmes et leurs bouchesentr'ouvertes, mais il pensa que tout cela faisait partie de la mimique deschansons qu'il n'entendait pas », (« Le Silence des Sirènes », in La Muraille deChine et autres récits, trad. Alexandre Vialatte, Paris, 1975, p. 123).66. DR, p. 50.

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complémentaire, et d'un tiraillement entre enchantement etdésenchantement, déchaînement et enchaînement. A l'ambiguïtédes Sirènes, qui offrent le plaisir et donnent la mort, succèdecelle de l'art, qui diffère leur promesse de bonheur.

Par un bel effet de mixage, la dernière phrase du passageque l'on vient de citer fait passer sans transition d'un Ulyssesecouant ses chaînes aux applaudissements assourdissants quiprolongent et étouffent son cri. (Ce cri — Ruf — fait penseraussi au geste d'agiter un chiffon vers un paquebot déjà tropéloigné pour qu'on puisse l'atteindre en criant — zu weit weg istzum Rufen).

A la différence du héros antique, le public moderne necherche même plus à se libérer du siège auquel il est, lui aussi,cloué. Scène analogue dans un croquis de Kafka, Sur la galerie,où la voix intérieure d'un jeune auditeur qui pleure « sans lesavoir » est couverte tantôt par les applaudissements martelés,tantôt par le ronflement de l'orchestre.

Du fond de la musique, écrit Adorno, surgissent deslarmes qui relâchent les traits du visage67. La musique moderne

a assumé toute l'obscurité et la culpabilité du monde. Son seul bonheur,c'est de reconnaître le malheur  ; sa seule beauté, se priver de l'illusiondu beau. Personne ne veut avoir affaire avec elle68.En cela, elle ressemble à un bruit de sirène plutôt qu'à un

chant de Sirènes. Ce bruit discordant s'élève dans le chapitre queLa Dialectique de la Raison consacre à « l'industrie culturelle ».Autre mixage de sons : le « gueulement universel » du Führersortant des haut-parleurs placés dans les rues se mue en« hurlement de sirènes annonciatrices de panique »69. Le terribleséducteur (Verführer) des masses : sirène omniprésente qui sèmela panique. La musique moderne : sirène solitaire qui garde lapromesse de Pan en renonçant à la séduction de sa flûte.

67. Cf. Philosophie der Neuen Musik, Francfort sur le Main, 1958, p. 123.68. Ibid. , p. 126.69. DR, p. 168.

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Malaise dans la Culture : Nietzsche, Freud, Weber,Kafka, Mann, Adorno

Chanter la colère d'Achille et les aventures d'Ulysse, c'est déjà unestylisation nostalgique de ce qui ne peut plus être chanté70.

Depuis la rencontre heureusement manquée d'Ulysse avec lesSirènes, tous les chants sont atteints, et la musique occidentale toutentière se débat avec le non-sens qu'est le chant dans la civilisation,ce chant qui donne pourtant à toute musique artistique saforce d'émouvoir71.

A deux reprises72, La Dialectique de la Raison revisite lascène du crime : la « scène primitive » (la Urszene de Freud),« l'histoire originaire » (la Urgeschichte de Benjamin), du sujetmasculin occidental. Au commencement fut la mise en place dela logique formelle : alternative mytho-logique73 entre A et B,identité et bonheur, vie et mort, mort vivante et mort tout court— entre le « savoir praticable » dont dispose celui qui refoule etle savoir jouissif du refoulé. Chacun des deux savoirs est scindéde l'autre. L'un nie le passé et le présent au nom de l'avenir ;l'autre nie l'avenir au nom d'un passé-présent. D'où l'offreambiguë des Sirènes. Comme les drogues de Circé, de Calypsoet des mangeurs de lotus, leur chant procure l'oubli du présent,en même temps qu'il promet l'anamnèse intégrale du passé.

Ou bien... ou bien... Le tertium non datur de cette logiqueformelle, sacrificielle, voire castratrice est celui d'une dialectiquesans issue — sans cette « sortie » qui définit l'Aufklärung.

Depuis Homère jusqu'aux temps modernes, l'esprit dominant cherche ànaviguer entre le Scylla du retour à la simple reproduction et le Charybde de

70. DR, p. 58.71. DR, p. 72.72. Dans l'essai principal (DR, p.p. 48-50) et dans le premier appendice (p.p.72-73).73. « Mais cette nécessité logique n'a rien de définitif. Elle reste liée à ladomination, dont elle est à la fois le reflet et l'instrument » (DR, p. 52).

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l'accomplissement sans entraves (fessellosen Erfüllung) ; depuis toujours, il seméfie de toute étoile conductrice qui n'est pas celle du moindre mal74.

En ce sens, l'histoire du sujet en est restée,jusqu'aujourd'hui, à cette « préhistoire » qui, selon Marx, préfacel'histoire à venir : le tertium datur d'une véritable dialectique dela raison.

Sous la pression du danger, écrit Benjamin dans sesThèses sur la Philosophie de l'Histoire, l'historien matérialiste« saisit la constellation que sa propre époque forme avec telleépoque antérieure ». Il en résulte une « image dialectique », un« formidable raccourci » de « l'histoire de toute l'humanité »75.Brûlant les étapes entre L'Odyssée et le naufrage du présent, LaDialectique de la Raison esquisse un bilan de cette (pré)histoire.Parmi les antécédents de ce « grand récit »76 à rebours, onpourrait compter Le Voyage (Baudelaire), Sur la vérité et lemensonge dans un sens extra-moral (Nietzsche), Un rapportpour une Académie (Kafka), Le Malaise dans la Culture(Freud)... Résumons très schématiquement :

Nietzsche joue souvent le mythe contre la raison (et« Dionysos contre le Crucifié »). Il « transvalue » le « nihilismeeuropéen » en nihilisme affirmatif et s'engage dans la voietragique. L'auteur de La Naissance de la Tragédie de l'Esprit dela Musique croit avoir trouvé dans « l'œuvre totale » qu'estl'opéra wagnérien l'équivalent moderne de la tragédie antique.Après la rupture avec Wagner, les « nouveaux chants » deZarathoustra prendront la relève.

Adorno et Horkheimer décrivent eux aussi, à leur façon,les progrès du « nihilisme européen ». Mais, à l'opposé deNietzsche, ils mobilisent les ressources de la raison contre lemythe. N'empêche : la lecture que fait Adorno des Sirènespourrait s'intituler La Naissance de la Musique du Chant desSirènes. Tributaire de forces qui le débordent, l'art se définitchez Adorno comme chez Nietzsche à la fois comme décadence(par rapport à la force mythique de Dionysos ou des Sirènes) et 74. DR, p. 47.75. Œuvres, III, p.p. 431, 442-44376. Cf. sur les « grands récits » de la modernité, Jean-François Lyotard, Lacondition postmoderne (Paris, 1979).

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comme promesse (d'une culture à venir). Mais « l'inouï » de l'unne ressemble qu'à demi à celui de l'autre. Avec Nietzsche,Adorno entend dans la musique l'écho d'un chant immémorial :un en-deça qui promet un au-delà. C'est ici pourtant que l'écartse creuse. Contre Nietzsche, Adorno entend dans la musique unavenir utopique77.

Freud et Weber jouent, chacun à sa manière, la raisoncontre le mythe. Mais, à la différence d'Adorno/Horkheimer, ilss'engagent dans la voie d'un désenchantement stoïque. Face auxconflits insurmontables — « lutte des dieux » chez Weber,« querelle des géants » chez Freud —, ils se laissent guider,comme Ulysse, par ce que La Dialectique de la Raison appelle« l'étoile du moindre mal ».

Dans plusieurs récits, Kafka envisage la dialectique de laraison sous un angle ironique. Rapport pour une Académie a unsinge pour auteur. Comme en écho aux grandes questions poséespar les Académies du XVIIIe siècle, il est sommé de soumettreun rapport sur sa « pré-vie simiesque ». Or la condition de sonhominisation fut l'oubli de ce passé mythique :

Cet exploit aurait été tout à fait irréalisable si je m'étais entêté à mecramponner à mes origines, à mes souvenirs de jeunesse. Or précisément lecommandement suprême que je m'étais imposé à moi, singe libre, avait été derenoncer à tout entêtement à cet égard ; libre singe, je m'étais placé de moi-même sous ce joug. Mais de ce fait, les souvenirs, de leur côté, m'ont étérendus toujours plus inaccessibles. [...] je me sentais de plus en plus à l'aise etde plus en plus enfermé dans le monde des hommes78.

Au prix d'un « effort (Anstrengung) qui ne s'est pasjusqu'ici reproduit sur terre », il parcourt les étapes de lacivilisation, dans le seul but de trouver une « issue », cette 77. Nietzsche n'aurait guère pu concevoir de passage entre le tragique etl'utopique. En revanche, l'essai de Benjamin sur le surréalisme cherche à« gagner les forces de l'ivresse pour la révolution » en croisant ledémembrement dionysiaque des corps avec le déchaînement des forcesproductives (Œuvres 2, p.p. 133-134). Cf. là-dessus mon essai « WalterBenjamin and the Idea of a Technological Eros », in Walter Benjamin.Language, Literature, History, éd. Ragnild Reinton et Dag Andersson, Oslo,2000, p.p. 111-45.78. Franz Kafka, A la Colonie Disciplinaire et autres récits, II , trad. CatherineBillmann et Jacques Cellard, Paris, 1998, p. 110 (trad. modifiée).

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«   issue particulière qu'est l ' issue des hommes(Menschenausweg) ». Et il y réussit. Il évite d'échouer au Jardinzoologique (où l'attend la véritable « cage d'acier ») en se faisantembaucher aux variétés comme singe-artiste. Il ne s'en plaint nine s'en satisfait ; le soir, il se prélasse avec une petite guenondont il fuit pendant la journée le regard perdu de bête dressée.On est loin ici de Kant (un Ausweg par l'homme — une issue desecours — remplace l'Ausgang de l'homme) et de Nietzsche (icil'exploit consiste à se caser parmi les hommes).

En singeant l'espèce humaine, le singe lui tend un miroir :Le vent de tempête qui me poursuivait du fond de mon passé s'est

apaisé ; ce n'est plus aujourd'hui qu'un courant d'air qui me rafraîchit lestalons ; et le trou lointain par lequel il arrive, et par lequel je suis moi-mêmearrivé, s'est tellement réduit qu'en admettant que j'aie assez de forces et devolonté pour y retourner, je devrais me dépiauter complètement pour y passer.[...]. Votre singitude, messieurs, si tant est que vous ayez derrière vous quelquechose de ce genre, ne peut pas vous être plus lointaine que la mienne ne l'est demoi. Et pourtant ça chatouille au talon quiconque marche sur cette Terre, lepetit chimpanzé comme le grand Achille79.

Le point faible de « l'homme de la culture », dira Freuddans Le Malaise dans la Culture, se localise dans sa sexualité,qui va s'éloignant de sa fonction animale80. C'est pourtant à« l'éternel Eros » qu'il finit par demander un « effort »(Anstrengung) pour l'emporter sur Thanatos.

« Car c'est une tempête », écrit Benjamin à propos deKafka, « qui souffle de l'oubli »81 — formule qui sera reprisedans l'allégorie de l'Ange de l'Histoire. Tempête de l'oubli, de ladésexualisation, du soi-disant progrès. Emporté par cettetempête, l'Ange est néanmoins « tourné vers le passé »82. Telleest aussi la promesse des Sirènes : levée de l'oubli, abandon del'odyssée, retour vers le passé immémorial par la voie royaled'un Eros/Thanatos. Leur chant puise sa force de séduction dans

79. Ibid.80. « La vie sexuelle de l'homme de la culture [...] donne parfois l'impressiond'une fonction en état de rétrogradation » (Malaise, p. 48). Freud se demande sicette régression est liée à la verticalisation de l'homme (p. 49).81. Œuvres 2, p.p. 450-451 (trad. modifiée).82. Œuvres 3, p. 434.

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les sacrifices qu'exige la culture. La genèse du sujet esquisséepar Adorno rappelle la généalogie de la morale proposée parNietzsche :

L'humanité dut s'infliger des épreuves terribles avant que le moi, lecaractère identique, pratique, masculin de l'être humain, fût créé, et quelquechose de ce passé se répète dans chaque enfance. L'effort (Anstrengung) fournipour sauvegarder la cohésion du « Je » laisse des traces à toutes les étapes, et latentation de le perdre est toujours allée de pair avec la détermination aveuglede le conserver83.

Une « constellation » benjaminienne relie ici le début et lafin de « l'individu bourgeois ». De cette dernière séquenceThomas Mann avait fait la trame d'un roman — L e sBuddenbrook (1922) — qui raconte la « décadence » progressived'une grande famille bourgeoise. Que la cohésion du moi exigeun « effort (Anstrengung) conscient et artificiel »84, tel est lesentiment intime du premier « décadent » de la famille, ThomasBuddenbrook, qui va retrouver chez Schopenhauer laperspective enivrante de sa « dissolution ». La Sirène est ici leNirvana. A cette voix son fils Hanno, le dernier de la ligne, justeavant de mourir, donnera une forme musicale. Chant de cygneissu de Schopenhauer et de Wagner, cette « fantaisie » n'est àson tour qu'une longue « dissolution », le « fragment d'unemélodie inexistante »85.

Se pose alors la question suivante. Nietzsche et Adornoconçoivent « l'inouï » comme l'à-venir d'un passé mythique quiprécédait la chute dans la culture. Mais l'inouï ne s'inscrit-il pasen fait dans la lignée de celle-ci comme Sirène d'une (anti)décadence fin de siècle?

Un autre scénario de Kafka, Le Silence des Sirènes, jouedes variations inédites sur le récit homérique. Certaines d'entreelles croisent le commentaire d'Adorno86, d'autres ironisent 83. DR, p. 49.84. Les Buddenbrook 10, p. 2.85. Ibid. ,11, p. 2.86. Kafka : « Tout s'effaça bientôt devant ses yeux qu'il dirigeait sur l'horizon,et les Sirènes disparurent à la lettre en face de sa résolution ; quand il passa leplus près d'elles, elles étaient déjà oubliées » (« Le silence des Sirènes », loc.cit., p. 134). Adorno : « Ce qu'Ulysse a laissé derrière lui entre dans le

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d'avance sur lui ; là où l'interprétation philosophique risquel'anachronisme, la lecture littéraire en tire ses effets. Retenons-enun seul ici. Ulysse, chez Kafka, ne triomphe sur les Sirènes queparce qu'elles ne chantent pas ce jour-là. N'entendant pas leursilence, il succombe à l'illusion de les avoir vaincues « par sespropres forces »87. Ainsi il succombe aux Sirènes — aux« Sirènes intérieures »88 du narcissisme — au moment même oùil leur échappe. Adorno ne dit guère autre chose. Selon lui, lesujet occidental se leurre quant à son autonomie ; fort de ceblindage, il part à la conquête du monde. Le philosophe nerisque-t-il pas cependant de retomber dans le même piège ? Encroyant savoir ce que savent les Sirènes (et ce que veulent savoirles Messieurs de l'Académie) ? En les faisant chanter ce qu'ilveut bien entendre ?

Malgré son avertissement que « la philosophie ne serésume pas », essayons en conclusion de raconter la sienne auxenfants. Ne nous y encourage-t-elle pas elle-même en renouantavec le conte de fée — le genre où, selon Benjamin et Bloch, ontrouve une issue au mythe ?

Le temps de ce conte de fée dialectique n'est plus le « Ilétait une fois » de l'épopée89. Car la raison mythique perdure,comme si elle n'avait pas perdu sa raison d'être90. Reste le futur royaume des ombres : car le moi est encore si proche du mythe immémorial,du sein duquel il s'est arraché, que le passé qu'il a lui-même vécu devient pourlui de la préhistoire mythique » (DR, p. 48). Kafka : « Si les Sirènes étaientconscientes, elles auraient été anéanties ce jour-là ». Adorno : « L'épopée nedit pas ce qu'il advient aux chanteuses après que le navire a disparu. Mais, dansla tragédie, cet épisode aurait dû marquer leur dernière heure » (DR, p. 73).87. « Rien de terrestre ne saurait résister au sentiment de les avoir vaincues parses propres forces et au sentiment de supériorité qui en naît » (loc. cit., p. 133,trad. modifiée).88. Formule de Jacques Rivière à propos de Proust, citée par Benjamin dansson essai sur Proust (Œuvres II, p. 152).89. « Le geste de consolation que trouve Homère devant cet enchevêtrementde préhistoire, de barbarie et de civilisation est celui de la remémoration : “ilétait une fois”. Ce n'est que dans le roman que l'épopée se transforme en conte[Märchen] » (DR, p. 91). La dernière phrase reprend celle de Benjamin citéeen exergue à la troisième section de cet essai.90. Baudelaire est parmi les premiers à l'avoir dit — sans espoir d'alternative.Cf. « Le monde va finir » (loc. cit., p.p. 1262-1265).

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ou le conditionnel d'un fragile espoir et le présent d'une forteévidence. A l'alternative qui a dominé l'histoire de la dominations'impose une autre issue du mythe : celle qui ne connaîtra nisacrifice ni culpabilité. L'odyssée qui a mené à la catastrophepeut, doit, devra(it) pouvoir virer vers cet ailleurs. Auquel cas, lerendez-vous « heureusement manqué » avec les Sirènes aura étéle début d'une véritable rencontre avec l'Autre. Finalement libéréde son ambiguïté mythique, leur chant sera désenchanté dans unsens inédit, inouï, utopique.

D'un désenchantement à l'autreÔ le pauvre amoureux des pays chimériques ! Faut-il le mettre aux fers, le jeter à la mer...91

C'est d'une tout autre oreille que l'on entend entre-tempsl'accord que faisait Adorno entre le chant des Sirènes et l'idée del'utopie. Déjà Baudelaire disait qu'il faut en déchanter, de ceslendemains qui chantent. (Mais il le chantait !). Cela, on lerépète aujourd'hui en chœur. Les oreilles — dirait Adorno, quiconnaissait ce refrain — restent bouchées.

Esquissons une dernière comparaison avant de choisirnotre camp.

Malgré ses nombreux emprunts à la psychanalyse, LaDialectique de la Raison ne raconte pas la même histoire queTotem et Tabou ou Moïse et le Monothéisme. Là où Freud faitremonter les origines de l'humanité au meurtre du Père (et àl'implacable enchaînement qui s'ensuit : culpabilité grandissante,renoncement progressif aux pulsions sexuelles et agressives,malaise dans la culture), Adorno/Horkheimer renvoient à unmeurtre de la Mère (destruction du matriarcat, domination de laNature, mise à l'écart de la Femme par le sujet occidentalmasculin). Et là où Freud se demande ce qu'elles veulent,Adorno se met à la place des Sirènes.

Y aurait-il un rapport entre la lecture sélective que faitAdorno de Freud et l'idée radicale, mais vague, voire kitsch, qu'il 91. Baudelaire, « Le Voyage ».

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se fait d'un bonheur sans chaînes, sans sacrifice, sansmutilation92 ? A cette promesse Ulysse répond par s'enchaînerau mât. Non sans raison, selon Adorno, et non sans tort : c'étaitun « rendez-vous heureusement manqué ». De quoi donc lerendez-vous non-manqué pourra-t-il être fait ? De ce bonheursans (chaînes), comme de la société sans (classes), il est certesinterdit, dans une optique judéo-marxiste, de se faire uneimage93. Reste à savoir si ce sans ne pourrait pas être de l'ordrede l'imaginaire.

En focalisant sur le meurtre de la Mère, Adorno veut-ilannuler la Loi du Père ? Il fait dériver celle-ci, en tout cas, d'unmanque matériel, donc éliminable :

La plénitude n'a pas besoin de la loi, et le reproche d'anarchie venant dela civilisation sonne presque comme une dénonciation de laplénitude94.Faut-il alors transformer ce reproche en son contraire ? Et

chanter l'anarchie ? Adorno ne nous place-t-il pas ici devant unede ces alternatives dont il veut par ailleurs défaire la pensée ?Comment savoir, dans ce jeu de miroirs, si l'utopie n'est pasl'image spéculaire de son contraire ?95 Et, en tant que telle, unmirage ? Un symptôme de plus du malaise dans la culture ?

92. Le mot Verstümmelung (« mutilation/émasculation ») revient dans cecontexte avec une certaine insistance (DR, p.p. 50, 69, 84, 90). Les auteursprétendent plus loin que la « menace de castration » est l'essence même del'industrie culturelle (DR, p. 150). Ils laissent ainsi entendre que la castrationest aussi mythique, et donc aussi superflue, que l'est, selon eux, le sacrifice.« Toute démythologisation se présente comme l'inéluctable expérience de lavanité et de la superfluité des sacrifices » (DR, p. 67).93. En même temps, Adorno reprend l'idée de Benjamin que le bonheur senourrit des images archaïques de la préhistoire (DR, p. 77).94. DR, p. 77.95. Adorno le dit lui-même : « Car la négativité parfaite, une fois regardée enface, se concentre en écriture spéculaire de son contraire (weil die vollendeteNegativität, einmal ganz ins Auge gefasst, zur Spiegelschrift ihres Gegenteilszusammenschiesst) » (Minima Moralia, Paris 1983, trad. Eliane Kaufholz etJean-René Ladmiral, p. 230). Que le totalitarisme soit, en tant que faux accordentre l'universel et le particulier, le reflet parodique de l'utopie — et de sonchant de Sirènes — est un motif récurrent de La Dialectique de la Raison.

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Selon La Dialectique de la Raison, les lois ont toujoursreposé sur des contrats d'ordre mythique. C'est au-delà de ceslois mythiques que se dessinerait l'utopie. Ou est-ce au-delà de laloi tout court ? Celle-ci serait-elle mythique en tant que telle,comme l'est, selon Benjamin, le droit ?96

Se faire une image sans image d'un « tout sansdiminution » (das ungeschmälerte Ganze) et d'un « bonheurentier, général et sans partage » (das ganze, allgemeine,ungeteilte Glück)97, n'est-ce pas vouloir tout et son contraire, letout et la critique du tout, le beurre et l'argent du beurre ?98Répondre à la spéculation hégélienne Das Ganze ist das Wahrepar Das Ganze ist das Unwahre99, n'est-ce pas lui renvoyer sonimage spéculaire ? La Dialectique de la Raison est parmi lespremiers livres à avoir médité le potentiel totalitaire del'Aufklärung. Mais sa critique du tout totalitaire ne vaut-elle pasmutatis mutandis pour le tout utopique ?

Toute utopie, dit-on aujourd'hui, est totalitaire. Idée elle-même trop totale pour ne pas se contredire. Il y a pourtant desutopies qui nourrissent le soupçon. Même celle d'Adorno,parfois, malgré elle. Comme les désirs les plus fous deZarathoustra, son idée d'un bonheur non-divisé semblecomporter le fantasme d'un au-delà de la castration, renvoyantainsi au « nouvel homme » dont ils savent pourtant qu'ils sonttrop marqués pour pouvoir l'atteindre ? Cette idée peut-elleexister autrement qu'à l'état de fantasme ? Elle risque cependantd'engendrer des effets bien réels : non pas moins mais plus decastration. Baudelaire le montre bien : rien ne nous coûte autantque nos Chimères100. Y compris celle qu'il peut ne pas y avoirde prix à payer.

L'auteur du Malaise dans la Culture avait sans doute tortde renvoyer dos à dos religion et communisme, comme si celui- 96. Cf. sur « l'origine mythique du droit », Œuvres 1, p. 16 ; et sur sa« destitution » 1, p. 242.97. DR, p.p. 69,71.98. You cannot have your cake and eat it to : c'était pour le contredire qu'ilarrivait à Adorno de citer cette locution anglaise.99. Minima Moralia , p. 57.100. Cf. « A chacun sa Chimère », in Le Spleen de Paris.

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ci n'était qu'une variante chimérique de celle-là (etinversement)101. Reste que l'utopie d'un bonheur non-castré estun chant auquel on doit se rendre assez sourd. Pas« totalement », s'entend, mais au moins d'une oreille. Ceci aunom même de l'utopie — aujourd'hui « petite et laide », commel'était la théologie pour Benjamin, et « de toute manière priée dene pas se faire voir »102.

« Les hommes », observait Marx dans le ManifesteCommuniste, « sont enfin obligés de considérer leurs rapportsavec sobriété ». Entre-temps, les progrès du « désenchantementdu monde » se sont reflétés dans les étapes successives d'undésenchantement psychique. Une nouveau palier est atteintaujourd'hui : celui d'un « après-totalitarisme » qui, de nouveau,ne jure que par le « moindre mal »103. C'est ainsi, en effet, queChurchill décrivait la « démocratie » occidentale. Mais celle-ci,observait encore Marx, « se crée un monde à son image »— projet total s'il en fut ; et, une fois close la parenthèse destotalitarismes, elle s'y est remise. « L'évolution vers l'intégrationtotale que constate ce livre », écrivent les auteurs de L aDialectique de la Raison en 1969, « est suspendue, mais pasinterrompue définitivement ; elle menace de s'accomplir àtravers les dictatures et les guerres »104.

Prétendre que ce « capitalisme totalitaire » est du mêmeordre que les totalitarismes qu'il a vaincus (déjà si différentsentre eux) serait certes gommer, de façon (anti-)totalitaire, ladifférence critique — celle de la critique, et qui fit la différence.Car c'est à elle qu'il doit sa victoire, celle dont nous vivons. Maiscette victoire a créé une situation inédite, et plus totalitaire quejamais, où, seul en lice ou se croyant tel, le vainqueur peut rêverde soumettre le monde entier à son système. Fort de cettephantasmagorie réaliste et utopique, il croit pouvoir décréter lafin des idéologies et de l'utopie.

101. Cf. Sigmund Freud, L'Avenir d'une Illusion (Vienne 1927) et, plusrécemment, François Furet, Le Passé d'une Illusion (Paris, 1995).102. Œuvres, III, p. 428.103. Cf. DR, p. 47.104. DR, p. 10.

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En dénonçant le positivisme comme le « mythe de ce quiexiste »105, La Dialectique de la Raison visait à désenchanter cedésenchantement-là. Au nom d'un autre désenchantement, nourridu chant des Sirènes. Ce propos-là n'a pas pris une ride.

105. Ibid.

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