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Husserl, lecteur de Fichte OLIVIER LAHBIB Professeur de philosophie En quoi la lecture de Fichte par Husserl a-t-elle eu une influence sur la formation des concepts husserliens, et sur ce que l’on pourrait nommer la métaphysique husserlienne? Outre quelques remarques éparses à propos de Fichte, Husserl a consacré à l’enseignement de la doctrine fichtéenne trois leçons sous le titre de Fichtes Menschheitsideal (drei Vorlesungen), en 1917 1 . Il s’agit là d’un cours d’histoire de la philosophie, dans lequel Husserl reprend les thèmes développés dans les ouvrages les plus populaires de Fichte, principalement la Destination de l’homme et l’Initiation à la vie bienheureuse. Ainsi Husserl ne s’attache-t-il principalement qu’à tirer les leçons de l’aspect pratique de la pensée fichtéenne : cette reprise s’accompa- gne d’un mépris affiché pour les productions spéculatives des Wissenschaftslehre, les productions théoriques fondamentales de Fichte. Ce que Husserl rejette, ce sont des constructions qu’il qualifie de mytho- logiques, abstruses, vaines. « Fichte rendait déjà à ses contemporains et pour nous vraiment difficile la tâche de le suivre. Pour qui a été formé comme théoricien dans l’esprit des sciences rigoureuses, les artifices de pensée pleins de contradiction de sa Doctrine de la science sont tout à fait insupportables. Sans scrupule, on préférerait laisser de côté le théoricien, pour profiter uni- quement du célèbre orateur patriote, du moraliste, de l’homme en quête de Dieu » 2 . Un lecteur de Fichte serait donc particulièrement déçu, s’il croyait trouver ici les marques d’une complète connaissance et reconnaissance hus- serlienne du grand Fichte, le Wissenschaftslehrer : la rencontre de Husserl avec la démarche fondatrice de Fichte n’a pas lieu directement. Si Husserl a peu lu Fichte, il ne l’a pas complètement méconnu, et d’ailleurs l’interpré- 1. Fichtes Menschheitsideal, Husserliana (en abrégé: Hua) tome XXV, 267-293. L’objet de ces conférences s’apparente sous l’aspect le plus superficiel à de la propagande nationaliste, mais il est vite dépassé, comme il en est d’ailleurs des Discours à la nation allemande de Fichte. Au-delà de la réhabilitation ou de l’encouragement de la culture allemande, ces leçons visent à manifester l’humanisme illustré par ce penseur allemand, humanisme qui a une dimension uni- verselle. Fichte est décrit comme le grand philosophe de la liberté de penser. 2. Hua XXV 269. Archives de Philosophie 67, 2004 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.125.168.105 - 18/12/2016 23h06. © Centre Sèvres Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.125.168.105 - 18/12/2016 23h06. © Centre Sèvres
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HUSSERL lecteur de FICHTE

Mar 29, 2023

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Husserl, lecteur de Fichte

O L I V I E R LA H B I B

Professeur de philosophie

En quoi la lecture de Fichte par Husserl a-t-elle eu une influence sur laformation des concepts husserliens, et sur ce que l’on pourrait nommer lamétaphysique husserlienne? Outre quelques remarques éparses à propos deFichte, Husserl a consacré à l’enseignement de la doctrine fichtéenne troisleçons sous le titre de Fichtes Menschheitsideal (drei Vorlesungen), en1917 1. Il s’agit là d’un cours d’histoire de la philosophie, dans lequel Husserlreprend les thèmes développés dans les ouvrages les plus populaires deFichte, principalement la Destination de l’homme et l’Initiation à la viebienheureuse. Ainsi Husserl ne s’attache-t-il principalement qu’à tirer lesleçons de l’aspect pratique de la pensée fichtéenne: cette reprise s’accompa-gne d’un mépris affiché pour les productions spéculatives desWissenschaftslehre, les productions théoriques fondamentales de Fichte.

Ce que Husserl rejette, ce sont des constructions qu’il qualifie de mytho-logiques, abstruses, vaines. « Fichte rendait déjà à ses contemporains et pournous vraiment difficile la tâche de le suivre. Pour qui a été formé commethéoricien dans l’esprit des sciences rigoureuses, les artifices de pensée pleinsde contradiction de sa Doctrine de la science sont tout à fait insupportables.Sans scrupule, on préférerait laisser de côté le théoricien, pour profiter uni-quement du célèbre orateur patriote, du moraliste, de l’homme en quête deDieu » 2. Un lecteur de Fichte serait donc particulièrement déçu, s’il croyaittrouver ici les marques d’une complète connaissance et reconnaissance hus-serlienne du grand Fichte, le Wissenschaftslehrer : la rencontre de Husserlavec la démarche fondatrice de Fichte n’a pas lieu directement. Si Husserl apeu lu Fichte, il ne l’a pas complètement méconnu, et d’ailleurs l’interpré-

1. Fichtes Menschheitsideal, Husserliana (en abrégé: Hua) tome XXV, 267-293. L’objetde ces conférences s’apparente sous l’aspect le plus superficiel à de la propagande nationaliste,mais il est vite dépassé, comme il en est d’ailleurs des Discours à la nation allemande de Fichte.Au-delà de la réhabilitation ou de l’encouragement de la culture allemande, ces leçons visent àmanifester l’humanisme illustré par ce penseur allemand, humanisme qui a une dimension uni-verselle. Fichte est décrit comme le grand philosophe de la liberté de penser.

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tation platonicienne que Husserl offre de Fichte peut certainement intriguerun lecteur fichtéen. De fait, l’apport historiographique de Husserl est négli-geable, en comparaison du travail considérable de Kuno Fischer 3, où Husserla trouvé déjà résumées les thèses fichtéennes. Cependant l’insistance deHusserl sur la question téléologique chez Fichte est très enrichissante, nonseulement du point de vue de la compréhension de l’unité du système fich-téen, mais aussi de la reconnaissance de l’influence de Fichte sur Husserl.

Car l’apport le plus marquant de ces trois leçons semble davantage le pro-fit philosophique et surtout métaphysique que Husserl tire de Fichte. Ons’intéressera donc à la compréhension que Husserl manifeste — de l’inté-rieur — des thèmes fichtéens les plus proches de sa propre philosophie, c’est-à-dire le rapport de la réduction phénoménologique à la révolution coperni-cienne, la critique de la chose en soi, la conception téléologique de l’objetmétaphysique — Dieu —, et enfin la conception de l’histoire qui en résulte.

Nous aborderons ces thèmes en replaçant d’abord Fichte dans la lecturehusserlienne de la philosophie kantienne (I). Nous interrogerons ensuite l’in-terprétation platonicienne de la pensée fichtéenne que propose Husserl (II).Enfin nous dégagerons l’influence de l’inspiration fichtéenne sur les concep-tions théologiques et historiques de Husserl (III).

I. HUSSERL FACE À L’IDÉALISME TRANSCENDANTAL: DE KANT À FICHTE

Le sens de la révolution copernicienne

Les principaux interlocuteurs de Husserl dans la tradition philosophi-que, cela est bien connu, sont Descartes 4 et Kant. L’invention de la philo-sophie moderne, de la subjectivité transcendantale, trouve sa pleine et véri-table formulation méthodologique dans le concept kantien de révolutioncopernicienne. C’est d’abord parce qu’il appartient au régime philosophi-que de la révolution copernicienne et de l’idéalisme transcendantal queFichte est approché par Husserl.

Dans l’Idée de la Phénoménologie (1907), la révolution copernicienneest présentée comme étant la formulation même du problème moderne dela connaissance, mais d’après Husserl, Kant ne porte pas plus loin l’effortde la réduction transcendantale, car il saisit seulement dans leur indépen-dance naturelle les éléments constituants de la connaissance: la révolution

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3. Kuno FISCHER, Fichtes Leben, Werke und Lehre, (Geschichte der neueren Philosophie,band VI), Heidelberg 1914; voir sur cette source l’article de Karl Schuhmann et Barry Smith,« Two idealisms: Lask and Husserl », Kant-Studien, 83 (1993), p. 449 note 16.

4. Voir seulement par exemple Hua XXV 272.

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copernicienne thématisée et accomplie par Kant ne dépasse pas l’attitudenaturelle, lui-même ne s’élève pas à la nécessaire réflexion sur le rapport duMoi et du Monde. En un mot, s’il oppose le sujet constituant et le monde, ilne produit pas la genèse du sujet transcendantal. Husserl peut ainsi écrire:« [(Kant)] juge superflu pour la mise en oeuvre de sa problématique le déve-loppement systématique d’une étude intuitive concrète et corrélative de lasubjectivité qui est à l’oeuvre et de ses fonctions de conscience, de ses syn-thèses passives et actives et dans lesquelles se constitue toute espèce de sensobjectif et de légitimité objective » 5. On le comprend: Kant ne cherche qu’àvalider les catégories de la science newtonienne, et de fait, accepte les nor-mes de pensée de la science de son temps. Si Kant tente de réduire la scienceà sa condition de possibilité, il n’est pas assez radical dans son entreprisetranscendantale, ou, pour le dire autrement, la recherche transcendantale(celle des conditions de possibilité) ne vise pas une détermination originaireassez profonde. En ce sens, il ne pratique en aucun cas l’epokhè, prélimi-naire à toute recherche philosophique sérieuse (selon Husserl). Kant resteprisonnier du factuel ; il ne met pas en oeuvre une philosophie authentique-ment rigoureuse dans la mesure où cela exigerait de rompre avec uneméthode de pensée pré-philosophique, et de pratiquer effectivement l’epo-khè.

Telle serait la naïveté de la pensée transcendantale kantienne. Pour entrerdans la phénoménologie, il faut donc dépasser Kant et la constitution idéa-liste transcendantale 6 kantienne, et montrer la justification et la genèse del’a priori. La manière dont la connaissance se rapporte à l’a priori chez Kantreste entachée de contingence. D’un point de vue husserlien ce que l’onappelle l’a priori kantien n’est pas vraiment justifié, car sa production n’estpas justifiée, il surgit comme une donnée factuelle, sans fondement vivantdans la source de la pensée; c’est seulement une règle contraignante qui s’im-pose à la connaissance 7.

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5. Philosophie première, tome I, Hua VII 281; trad. fr., Paris, Presses universitaires deFrance, 1990, p. 359.

6. Chez Kant, le transcendantal ferait encore partie du domaine du mondain, voir FINK,« La phénoménologie face à la critique contemporaine », dans De la phénoménologie, trad. fr.,Paris, éditions de minuit, 1974, p. 116-119.

7. Husserl reproche à Kant de ne penser que l’a priori formel, sans jamais avoir l’idée del’a priori matériel. Évidemment, chez Kant, l’idée d’un a priori matériel est absurde, car l’apriori est non seulement indépendant de tout contenu matériel, mais même du point de vue dela fonction l’a priori ne peut concerner que la forme de la pensée, la forme de la connaissance.Husserl au contraire pense l’a priori formel comme les relations entre les essences matérielles.Ainsi l’espace n’est pas une condition a priori de la présence des objets, mais l’espace est l’apriori matériel, c’est-à-dire condition a priori portée par les objets dans l’espace. (cf. la VI°Recherche Logique (203), trad. fr., Paris, Presses universitaires de France, 1974, p. 243).

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La critique de la chose en soi

L’insuffisance de la réflexion kantienne sur le statut et l’origine du trans-cendantal, c’est-à-dire de la manière dont l’a priori peut s’appliquer à l’aposteriori, est le signe d’une pensée naïve qui n’a pas su être suffisammentaudacieuse pour s’émanciper totalement du dogmatisme. D’une part, la pen-sée ne sait pas déduire la nécessité de ses opérations de la source vivante dela subjectivité, mais découvre le texte déjà tout prêt des catégories (ouconcepts a priori), d’autre part, elle n’accomplit pas non plus la réductionontologique qui s’imposerait : elle ne donne pas à la pensée transcendantalela forme phénoménologique susceptible de dépasser l’ontologie classique.Le thème de la chose en soi montre combien Kant est resté au milieu du che-min, et par là responsable de la contradiction qui le condamne. Commentl’a priori pourrait-il s’appliquer et constituer le sens d’une réalité qui restefondamentalement indépendante de l’activité de la pensée?

Comment le phénomène, en tant que seul objet de connaissance, pour-rait-il être conforté, contre les attaques dogmatiques, dans son statut d’ob-jet de la connaissance, s’il demeure l’apparition d’une vérité absolue qui nepeut apparaître? Vouloir soumettre l’opération de connaissance à la présup-position de l’existence en soi du connaissable — mais tout de même indé-pendant de la connaissance finie humaine — est par là même accepter l’hy-pothèse d’un entendement archétypal 8, en tant qu’accédant seul à la choseen soi. Husserl peut donc reprocher à Kant d’accepter une hypothèse « mys-tique », et d’oublier que, pour quelque entendement que ce soit, la transcen-dance de l’objet implique que, sous tous ses aspects, sensibles et intelligi-bles, la connaissance ne peut jamais être adéquate. Suivant l’expression duparagraphe 9 de la Krisis, Husserl juge Kant, l’inventeur de l’idéalismetranscendantal, comme « un inventeur des commencements », car il n’a paspris toute la mesure de la radicalité de son acte. Il est facile de voir commentHusserl lui-même se situe dans cette lignée: comme celui qui mène à bienle projet transcendantal, car il possède l’avantage de penser hors des limitesdont Kant a dû péniblement et laborieusement, comme l’indique tout le tra-vail de sa philosophie pré-critique, se libérer. La manière kantienne de pen-ser n’est pas à la hauteur du projet husserlien de la philosophie commescience rigoureuse, car elle témoigne à travers la notion de chose en soi dumaintien d’une pensée somme toute dogmatique et d’un archaïque soucionto-théologique, qui obscurcit sa visée scientifique.

La lecture husserlienne fait donc droit à la pertinence transcendantalede Fichte, car la principale vertu qui lui est finalement reconnue, outre cemode de penser qui place la liberté au premier plan (condition qui lui est

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8. Pour lui, l’Intellectus archetypus renvoie à l’idée d’un a priori semi-mythique.

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liée), c’est que la position du sujet actif est incompatible avec le maintien del’idée de chose en soi. Husserl peut donc juger que Fichte radicalise et rendcohérente la position kantienne: « les résultats de Kant sont les points dedépart de Fichte, qui n’a jamais manqué à ses débuts de donner une valeursurpuissante à Kant, et de se présenter comme un kantien. Il porte, en allantau delà de Kant, l’idéalisme à sa conséquence radicale » 9. Il détruit ce qu’ily avait de proprement dogmatique dans le maintien de la chose en soi. Iléclaire les conditions de la production de sens, qui ne peut venir que de lasubjectivité. « Il combat non sans avoir eu des prédécesseurs, la chose en soidouée du pouvoir d’affecter, et met en lumière les derniers restes d’un dog-matisme naïf. Il cherche à prouver que les choses en soi, les essentialitéstranscendantes, dont la prise de conscience est inessentielle, qui n’ont rienà voir avec la subjectivité, et ne rentrent en liaison avec elle que de façoncontingente, sont quelque chose de tout à fait dépourvu de sens(Unsinniges) » 10. Fichte n’est-il pas effectivement celui qui, dès les premiè-res versions de la Wissenschaftslehre, a manifesté l’absurdité de la positionkantienne de la chose en soi?

En cela, aux yeux de Husserl, Fichte n’a rien d’un naïf dogmatique.Encore plus radicalement que Kant, qui d’un côté se contente de formulerle pouvoir spontané du sujet dans la production de l’objectivité, et de l’au-tre soutient l’indépendance de l’affection dans le donné intuitif, Fichte main-tient fermement que le monde n’est que le produit de la subjectivité et quetoute forme d’existence est pour lui phénoménale. Il ne pouvait se conten-ter, « lui, l’homme de l’action et de la volonté » 11, de maintenir la passivitédu sujet kantien à l’égard de ce qui l’affecte.

Pourtant ce jugement évidemment positif est tempéré par les conséquen-ces effectives du primat absolu de la subjectivité sur le donné, tel que Fichtel’affirme, et qui décide de façon claire, pour lui, de son appartenance à lacatégories des penseurs de l’idéalisme absolu 12. Car au-delà de la critiqueadressée à la chose en soi, commune aux deux auteurs et laissant penser àun accord profond sur le sens de la pensée phénoménologique, les accusa-tions de Husserl sur la manière « idéaliste absolue », et donc à nouveau dog-matique de Fichte, dénotent l’étendue de l’incompréhension husserlienne àl’égard de Fichte. Cette incompréhension porte sur le statut du Moi.

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9. Hua XXV 274.10. Hua XXV 274; Ajoutons qu’ « en fait, le dogmatique naïf, pour qui le monde sensible

est la réalité absolue, est réduit par cette conviction, dans son action également, au rang desbrutes, il en est réduit à être l’esclave du monde terrestre ».

11. Hua XXV 275.12. Hua XXV 269.

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Le déplacement: du Moi théorique au Moi pratique

Il semble que Husserl participe de l’interprétation courante qui fait deFichte un post-kantien dont l’originalité consiste à avoir déplacé le centre dela philosophie transcendantale kantienne vers la seconde Critique de Kant,la Critique de la raison pratique. Au-delà des qualificatifs violents employéspar Husserl pour qualifier les recherches fichtéennes, et de son mépris affi-ché pour les diverses rédactions des Wissenschaftslehre, le reproche récur-rent tout à fait illégitime, mais courant chez Husserl, est celui de ne pas sui-vre la méthode phénoménologique, c’est-à-dire sa propre invention.

Si nous suivons la lecture que Husserl donne à ses étudiants des princi-paux thèmes fichtéens en 1917, nous observons qu’il identifie clairement lasource du problème que pose Fichte: Husserl ne méconnaît pas que le Moidont part Fichte soit le Moi pratique, et non pas le Moi théorique. « Nonmoins remarquable est la doctrine kantienne de la raison pratique. La vie dela tendance humaine et de la volonté humaine se trouve comme sa vie d’ex-périence et de pensée sous des lois a priori. La raison théorique reste en par-tie raison pratique » 13. Fichte propose une nouvelle manière de penser leMoi et le monde, car il s’agit de partir, non pas de l’expérience, pourconstruire le sens de l’existence, mais des lois a priori de la raison pratique.Ce sont les lois fixes — a priori de la moralité, ou de la liberté — qui doi-vent imprimer leurs marques sur l’expérience. Le déplacement est simple àobserver : c’est le Moi pratique qui prend la place du Moi théorique.Cependant s’il lui reconnaît, l’identifiant en cela avec l’idéalisme kantien,l’avantage d’avoir pensé à partir du Moi, c’est cependant avec ce défaut quele Moi fichtéen ne se départirait jamais de l’hybris d’une puissance infinie.Il se trouve livré par là même au cycle indéfini des actes d’affirmation et deslimitations. « Le Moi (ou l’intelligence comme le dit aussi Fichte) doit tou-jours se poser de nouvelles limites, afin d’avoir toujours à les franchir » 14.C’est bien là la dénonciation maintes fois entendue du mauvais infini.

La lecture husserlienne de Fichte semble effectivement victime de l’in-terprétation plutôt hégélienne dont l’ouvrage de Kuno Fischer (utilisé parHusserl) ne se démarque guère. Mais lorsque Husserl, dans la suite de laSeconde leçon de 1917 15 décrit le Moi fichtéen comme Moi absolu, sourceoriginaire, dont les Moi connaissants individuels ne seraient que des éclatsséparés, il le conçoit comme une puissance métaphysique. On voit donc enquelque sorte que Husserl reprend à son compte les critiques kantiennesexposées dans la Déclaration de Kant à propos de la doctrine de la science

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13. Hua XXV 273.14. Hua XXV 275.15. Hua XXV 276.

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de Fichte 16. Le tort de Fichte d’après Husserl, qui est aussi une faute àl’égard de la raison critique, est de penser tout déduire à partir du Moi. Maisce Moi est le Moi pratique, c’est-à-dire que la déduction ne vaut pas selonune logique proprement théorique, comme chez Kant avec la déductiontranscendantale, mais d’après un principe téléologique, qui s’explique à par-tir du fondement pratique du Moi. C’est sous la condition que le Moi ait unedestination pratique, qu’il doit (ce « Moi absolu et agissant ») « poser en luiun contenu d’impression, qu’il lui faut leur donner une extension tempo-relle et spatiale, et substituer aux intuitions ainsi formées la matière, la forceet la légalité causale, donc construire un monde matériel et sur ce greffonfinalement former un monde humain avec des formes sociales » 17. La formede la liberté pratique est bien le modèle originaire de la pensée de la subjec-tivité, même si le Moi de Fichte ne désigne pas en premier lieu la sphère dela conscience, mais l’acte premier d’une liberté, dont la position absolue s’ac-compagne de conscience.

Le déplacement opéré par Fichte consisterait à donner au Moi consti-tuant un pouvoir infini, à la démesure de l’exigence pratique. Cela suffit-ilpourtant, dans la mesure où Fichte pousse jusqu’au bout le primat de la phi-losophie pratique chez Kant, à définir une manière de penser qui ne seraitplus « naturelle »? C’est la liberté de l’entreprise philosophique qui donnele pouvoir de renoncer à la définition habituelle de l’être et d’échapper réel-lement aux derniers vestiges de la pensée dogmatique. Car en se donnantcomme point de départ la simple et pure affirmation de la liberté, Fichte estle héraut de la lutte contre le dogmatisme, contre le mode de penser naturelet il est une référence contre ceux qui veulent prendre pour unique mesurele sensible et sont, par la pensée, malades de cette soumission à la référence« terrestre », comme à la notion d’être. Au-delà de la référence à la chose ensoi, la notion d’être est synonyme d’hétéronomie, de dépendance de la pen-sée à l’égard d’une transcendance.

Aussi Husserl saisit-il de façon lucide le sens moral de la référence àl’être : l’être dans son sens naturel est dogmatique, aliénant, il porte en luila déchéance morale; ou pour mieux dire: croire en l’être revient à se ren-dre esclave de l’extériorité, à se disperser hors du régime de la liberté,comme pour se perdre dans le régime d’un désir devenu passif 18.

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16. Condamnation parue dans l’Allgemeine Zeitung du 28 août 1799, repris dans AK XII3, p. 396, trad. J. Rivelaygue, dans le tome III des Œuvres de Kant dans la Pléiade, Paris,Gallimard, 1986.

17. Hua XXV 276.18. Hua XXV 280: « Aussi longtemps que l’homme est encore malade de cette affection de

l’être, dans le tourment des désirs sensibles (s’adressant) à la multiplicité des choses terrestreset en proie aux tentations, il vit une existence dispersée et appauvrie que, d’une certaine façon,il gaspille ».

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Méthode phénoménologique et Thathandlung

C’est la primauté du principe pratique qui permet à Fichte d’effectuer laréduction ontologique, mais Husserl n’en tire pas la conséquence qui sembles’imposer à nous, à savoir que la liberté pratique est une détermination essen-tielle de l’analyse de l’acte de connaissance chez Fichte. Le primat du prati-que est la condition de l’effectuation de ce que l’on pourrait nommer le dépas-sement de l’attitude naturelle chez Fichte, et donc l’équivalent d’uneréduction ontologique. L’interprétation de Husserl est constamment appuyéesur la signification morale et politique de la liberté, comme si Husserl étaitincapable de thématiser le sens précis de la liberté dans l’acte de connaître,c’est-à-dire de construire une véritable théorie de la liberté impliquée dansl’acte de connaissance 19. Certes, on sait combien la méthode phénoménolo-gique est l’accomplissement de cette liberté, mais elle n’est pas justifiée entant que telle. Si Husserl identifie évidemment le thème de la Thathandlung,il ne le rapproche pas de sa propre invention philosophique, la réduction.

Car, paradoxalement, la solution de la Thathandlung que Husserl trouvechez Fichte est écartée. Ce que Husserl ne semble pas assumer, c’est que, au-delà de l’appel à l’action historique ou pratique, le sens premier de laThathandlung est proche de son idée de l’intentionalité : « Peut-il y avoirdans la subjectivité quelque chose qu’elle n’a pas produit? Non! Être sujet,c’est de part en part être acteur (Handelnder), et rien d’autre. Et ce que lesujet a toujours devant lui, comme substrat de l’agir, comme objet de sonactivité, cela doit être comme un produit immanent de son agir » 20.

Si pour lui la subjectivité produit, à travers la Thathandlung, le sens deson objet, il ne lui reconnaît pas un pouvoir constitutif propre, car cettedimension de la production du sens reste justement naïve, prise dans l’atti-tude naturelle. D’autre part, si de façon implicite Husserl dégage le principed’une histoire ou d’une constitution génétique du sujet, comme la leçon àretenir de la philosophie fichtéenne, il ne voit pas que cette histoire de laconstitution du sujet est inséparable de l’action. La dimension pratique estla condition de la révélation du sens de l’entreprise théorique. Mais ce n’estpas tant la dimension morale pour elle même qui l’intéresse que la significa-tion téléologique qu’elle fait porter à l’entreprise théorique. Il semble en aper-cevoir la vérité, mais sans en tirer une comparaison avec sa propre concep-tion — alors très avancée — de la constitution de la subjectivité: « Donc lesujet ne se contente pas d’être et d’être dans son agir, mais d’être aussi objet

428 O. LAHBIB

19. Nous nous permettons de renvoyer sur ce point à notre thèse La Fondation du savoirchez Fichte et Husserl, Université de Poitiers, 2000, dont l’enjeu principal est la question de laliberté et de la réflexion dans l’acte de connaissance, tel que les idéalismes transcendantauxfichtéen et husserlien le conçoivent.

20. Hua XXV 275.

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pour le sujet et d’être produit d’une action. Avant l’agir, il n’y a rien, quandnous remontons au commencement ; le commencement n’est pas, quandnous pensons à ce qu’on appelle l’histoire du sujet, un fait (Tatsache), maisune action (Thathandlung), et nous devons ici considérer une histoire(Geschichte). Être sujet est eo ipso une histoire, et suppose un développe-ment, être sujet n’est pas seulement agir, mais avancer nécessairement d’ac-tion en action, de son résultat à travers un nouvel agir vers un nouveau résul-tat » 21. Husserl thématise le caractère indéfini et répétitif de l’entreprisehumaine telle que Fichte la décrit ; il n’y a pas de fin parfaite, mais une exi-gence infinie, et jamais remplie : l’histoire du sujet est guidée par un prin-cipe téléologique qui excède les limites de la pensée kantienne.

II. L’INTERPRÉTATION PLATONICIENNE DE FICHTE

La dérive mystico-religieuse de Fichte

Le principe téléologique de l’interprétation du monde entraîne Fichtedans une autre direction que celle poursuivie par Kant, qui se contente deplacer la nature sous la juridiction des lois de la nature, dans la fidélité à laconnaissance théorique: la pensée de Fichte, dit Husserl, ressemble à cellede Platon 22, qui non seulement pense élever l’homme dans le développe-ment de la philosophie pratique, mais sauve le monde phénoménal pour unefinalité, celle du Bien. Il y aurait donc bien une rupture de Fichte avec lapensée transcendantale kantienne, car la logique du développement de laphilosophie de Fichte est celle du platonisme. Le Moi est le point de départde cette philosophie, mais le Moi dans son sens pratique est un Moi divinisé,dont la puissance ou l’exigence morale infinie est l’équivalent d’une subjec-tivité divine. Le Moi pratique assigne au monde la tâche d’accomplir sa rai-son d’être qui est morale, comme l’Idée platonicienne du Bien « décritecomme le soleil du royaume des Idées, la source de Lumière, d’où toutes lesvaleurs tirent leur origine ». Si Fichte reconstruit sous des aspects transcen-dantaux l’idéalisme platonicien, il court le risque, condamné par la phéno-ménologie husserlienne, de réduire le monde phénoménal à une pure appa-rence, une pure illusion. Fichte, contre les dogmatiques, nous libère del’obéissance au monde terrestre, de l’influence des sens, mais c’est pour nousprécipiter dans une autre impasse, le mépris pour le monde terrestre etl’amour pour une forme d’être inapparaissant 23.

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21. Hua XXV 275.22. Hua XXV 278.23. Comme pourrait nous y inviter l’Initiation à la vie bienheureuse, voir par exemple

l’édition des Fichtes sämtliche Werke (en abrégé SW) tome V, p. 499 : SW V 499, trad.M. Bouiller, Arles, éd. Sulliver, 2000, p. 143.

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Le déplacement fichtéen des principes métaphysiques, dont parleHusserl, consiste à relativiser l’existence du phénomène car, les phénomè-nes ne renvoyant plus à la chose en soi, nous pourrions demander quel estleur référent, sinon un télos défini par le Principe pratique. Fichte ne feraitque remplacer la chose en soi par une construction métaphysique, l’Idée deDieu comme puissance téléologique, pour lequel le monde ne serait qu’uneapparence. Fichte échange une forme de métaphysique, telle qu’elle subsisteavec la chose en soi ou l’entendement archétypal chez Kant, contre une autremétaphysique tirée de Platon. Fichte est-il démasqué? Sans doute ce der-nier répondrait-il que le phénomène n’est jamais pour lui une vaine appa-rence, mais au contraire que l’Absolu existe seulement pour nous sous laforme du phénomène.

Ainsi, pour Husserl, la géniale tentative libératrice de Fichte — tentativeanti-dogmatique — tournerait court, dans la mesure où Fichte reviendraità une position « mystique et religieuse », en se rapprochant du néo-plato-nisme dans sa philosophie tardive. L’évolution de la philosophie fichtéenneest jugée négativement par Husserl, dans la mesure où la référence au Moise confondrait de plus en plus avec une forme d’existence mystique. « Par lasuite, Fichte, dans les écrits à venir, accomplit ce développement que je com-parais avec celui du platonisme originaire dans le Néoplatonisme mystiqueet religieux » 24, constatant que la théorie du Moi chez Fichte laisse la placeou se transforme — (c’est toute la question de la continuité de la philoso-phie fichtéenne) — en théorie de l’expression divine. Fichte confondrait ainsila position du Moi avec celle de Dieu, d’après Husserl qui semble avoir jus-tement une connaissance assez précise de la phénoménalisation de l’Absolu,non pas sans doute par la lecture des dernières Wissenschaftslehre, maisindirectement par l’ouvrage de Kuno Fischer et plus directement par la lec-ture de l’Initiation 25. Cela expliquerait le reproche de confusion entrel’idéalisme fichtéen et une dérive dogmatique religieuse. Fichte adopteraitdonc une position très proche de celle du platonisme et même du néo-plato-nisme, et Husserl n’interprète pas autrement l’usage du concept de lumière

430 O. LAHBIB

24. Hua XXV 283.25. Cf. L’Initiation SW V 462, trad. cit. p. 88 « Même lorsque nous nous plongeons en lui,

le monde ne s’évanouit pas, il prend seulement à nos yeux une autre signification, et au lieud’un être indépendant pour lequel nous l’avions pris d’abord, il devient une pure apparence,une manifestation dans le savoir de l’être divin qui en lui-même nous est inaccessible. […].L’existence divine, l’existence dans le sens où je l’ai entendue, dans le sens de manifestation etde révélation, est absolument et nécessairement en elle-même lumière, à savoir, la lumière inté-rieure et spirituelle. Cette lumière livrée à elle-même, se divise et se réfracte en des rayons diverset infinis, et ainsi dans chacun de ces rayons séparés elle se distingue d’elle-même et de sa sourceprimitive. Mais cette lumière peut aussi de nouveau par elle-même réunir ses rayons disperséset se saisir comme unité, et se comprendre comme ce qu’elle est en elle-même, à savoir commel’existence et la révélation de Dieu ».

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(Licht) dans ses derniers écrits. La lumière divine est la lumière dans laquellenous voyons tout:

« Dieu n’est plus l’ordo ordinans, mais la volonté infinie […] qui meut tout d’abord l’ordo.Il est le créateur du monde dans la raison finie. C’est sa lumière à travers laquelle nousvoyons toute lumière et tout ce qui apparaît dans cette lumière. Toute notre vie est sa vie,tout ce qui nous voyons et connaissons, nous le voyons en lui, de même notre devoir » 26.

La déduction de l’individu

Le Moi est pris dans cette lumière absolue, dont il devient la puissancede révélation ; tout ce qui apparaît est en cela phénomène de l’Absolu 27.Husserl tire les conséquences de la phénoménalisation de l’Absolu, et com-prend le rapport entre le mouvement par lequel le Moi est identifié à Dieuet par lequel les Moi individuels 28 sont déduits de l’Absolu:

« C’était le grand thème que nous avons abordé dans la conférence précédente: Dieu, quiest en soi même l’être absolu, non devenu, et immuable, se révèle dans la nécessité éternellesous la forme du Moi. Il s’extériorise dans les couches indéfinies de l’auto-réflexion, danslesquelles, en tant que figures de la conscience, il se reflète lui même d’abord dans des for-mes obscurcies, puis dans une pureté et un dévoilement toujours plus élevés, et finalementparvient à la plus pure conscience de soi. Dans ce processus de développement, il se diviseen même temps dans une multiplicité de sujets humains finis, auxquels il transmet saliberté, celle de l’auto-détermination absolue, comme liberté personnelle » 29.

Le concept de lumière retenu par Husserl lui permet de construirel’image du savoir philosophique comme la tentative de reconstituer la source

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26. Hua XXV 282.27. Hua XXV 283.28. On notera au passage que ce thème de la valeur du singulier, de la contingence est l’ob-

jet principal de la lecture par Emil Lask de la philosophie de Fichte dans Fichtes Idealismus,Gesammelte Schriften, Band 1, Tübingen 1923 (par ex. p. 151 sq) : en cela, dans sa thèse, l’élèvede Husserl met en lumière un des termes que, sans doute, l’entreprise rationaliste de Husserlaurait pu thématiser plus nettement si la rencontre avec la philosophie spéculative de Fichteavait eu lieu. On peut aussi comparer le résumé que Husserl offre ici de la doctrine de l’indivi-duation avec le commentaire que I. H. Fichte donne des travaux de son père dans Les considé-rations sur la caractéristique de la nouvelle philosophie (1841), p. 566: « A partir de là, on voitque ce qui constitue les Moi comme individus n’est ni — d’un point de vue inférieur — l’in-tuition factice de soi, ni — d’un point de vue supérieur — l’apparaître qualitatif de Dieu, maisla saisie de cette fin, celle du devoir du monde moral, à partir d’un point de vue particulier :chaque Moi est véritablement individuel et seulement adéquat et singulier dans la représenta-tion de cette fin. N’est pas établie ici la simple division des Moi (comme cela se produit dans lavie de l’espèce), mais la complémentarité mutuelle et l’intégration des Moi: ils forment ensem-ble l’unum collectivum des Moi rassemblés, et l’apparition divine dans son unité, et encorecomme système fermé des individualités singulières, s’accomplissant les unes grâce aux autres:une communauté des esprits… » (notre traduction).

29. Hua XXV 284.

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originelle de la lumière, en remontant de l’expression empirique et obscurede l’Absolu vers cette source aveuglante. Il s’agit bien d’une conception pla-tonicienne ou néo-platonicienne de l’expression ou de l’émanation.

« Le néoplatonisme avait, à partir de Platon et de sa comparaison de Dieu avec le soleil éclai-rant tout de sa lumière, lancé l’interprétation émanentiste du monde. Dieu, das èv, l’Un,ou le Bien (Gott, das Eine oder Gute) laisse tout ce qui est émaner de lui dans un rayonne-ment infini, comme une série de la lumière originelle (Urlicht), des figurations s’aliénantdu bas jusqu’en haut du monde physique sorti de Dieu […] Fichte lui même en reste là sansidentifier le Moi absolu et le Dieu créateur. Dieu pour lui, c’est l’être éternel, immuable,unique, qui se révèle dans le Moi. Et il consiste en cela: il se révèle dans la suite infinie desactions, dans lesquelles le monde physique et spirituel se construit comme phénomène. Ilse révèle, cela veut dire à nouveau, qu’il se réfléchit, qu’il se construit un reflet, proprementune forme de conscience, un reflet qui autrement n’est en rien séparé de Dieu lui-même.Dans cette suite de réflexions, d’actes de conscience, l’être divin doit d’une façon nécessaireen même temps se cacher, et la gradation de ce voilement qui, dans le néoplatonisme a sonanalogue dans la série de degrés allant de la Lumière jusqu’au ténèbres, cette gradation duvoilement dis-je, est pensée de telle façon que dans les degrés supérieurs l’ombre cachantDieu à la conscience devient de plus en plus claire, jusqu’au plus haut degré de l’accom-plissement du voir divin et par conséquent où l’être ne fait plus qu’un avec Dieu » 30.

Mais ce mouvement d’expression porte en lui sa nécessaire obscurité.L’expression est d’autant plus claire et lumineuse qu’elle est proche de sasource divine, tandis que la naissance de l’individuation est la marque de lafinitude et de la déperdition de la lumière. Cependant il revient au philosophede lutter contre cette perte, grâce à la conscience de ce processus. L’individudans sa simplicité participe de la même logique de l’effacement et de l’obscur-cissement que la perception indéfinie de la monade chez Leibniz, thème quisemble lié à la pensée de Fichte telle que Husserl la réinterprête.

En tout cas, Husserl est fidèle à la description fichtéenne du processusde phénoménalisation donné dans les WL tardives, par exemple lorsqueFichte définissait dans la WL 1812 « l’individu comme [faisant] donc l’expé-rience réelle de la limitation de la visibilité, limitation en réalité intérieure,qui permet à de multiples regards de naître de la diversité des objets éclai-rés. En fait, la visibilité infinie n’existe pas sinon comme l’origine des regardsfinis » 31. Ce sont les mêmes termes qui sont employés par Kuno Fischer dansla présentation systématique de l’oeuvre de Fichte, notamment le thème del’obscurcissement de la conscience 32. Ce que Husserl devrait rejeter comme

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30. Hua XXV 283.31. Wissenschaftslehre 1812 (WL 1812), dans les Fichtes sämtliche Werke, Band X, Berlin,

éd. Walter de Gruyter, 1971, SW X 454.32. K. FISCHER, op. cit., p. 603: La conception fondamentale qui lie la doctrine de la reli-

gion de Fichte avec sa WL consiste en ce que la forme unique, dans laquelle l’être divin se révèle,c.-à-d. le savoir ou la conscience de soi, porte en soi en même temps la condition qui obscurcitpour nous de façon nécessaire l’être divin » ; p. 604: « Entre les ténèbres et la lumière, il y a uneinfinité de degrés ».

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un délire mystique, loin de ses propres recherches concernant la méthoderigoureuse de penser en philosophie, lui offre une perspective sur le sens del’individuation, dont ses méditations théologico-téléologiques montrerontles traces effectives. Husserl, sans doute par sa connaissance du commen-taire de Kuno Fischer, dégage deux thèmes fondamentaux qui interviennentdans les leçons, d’abord la fonction de la volonté, comme condition de l’iden-tité de Dieu et de l’individu, puis la notion de rayon (Strahl).

Ainsi le lien le plus clair et le plus explicite qui existe entre l’individu etl’Absolu est-il bien aperçu chez Husserl dans la conception de la volonté indi-viduelle ; ces propositions fichtéennes sont nettement affirmées dans lerésumé de Kuno Fischer dont s’inspire Husserl, « l’individu est éternel seu-lement comme vouloir, comme un tel vouloir » 33. Ensuite la notion de rayonpermet de penser la transitivité de la lumière à l’individu, c’est-à-dire l’idéeque certes la lumière s’exprime dans le rayon, mais que celui-ci est aussi lacondition de la remontée vers la source lumineuse. Il nous donne à penser àla fois l’état (le produit) et l’acte, c’est-à-dire le verbe 34. En plus des rémi-niscences de la thématique néo-platonicienne, l’introduction de la notion derayon 35 permettra aussi à Husserl de restituer dans sa propre philosophieles outils conceptuels liés à l’idée d’individu. Ainsi peut-on avancer quenotamment l’idée de monade — que Husserl n’emploie cependant pas dansle texte que nous citons — joue chez lui le même rôle que la notion de rayonchez le dernier Fichte. L’individu est un rayon de l’infini, il exprime à samesure la volonté divine du Bien. L’immanence du divin atteint le point oùl’individu s’identifie à Dieu:

« Dans tout ce que je réalise jamais de noble et de beau, je suis donc Dieuréalisé, volonté de Dieu accomplie, pure et simple nature qui s’est faite, Dieu

HUSSERL, LECTEUR DE FICHTE 433

33. Kuno FISCHER, op. cit., p. 690.34. Kuno FISCHER, op. cit., p. 689 (à propos de la WL 1810) : « la conscience en quoi le savoir

atteint son unité, passe par l’intuition: ce point de traversée est l’individualité. De là l’individun’est pas le porteur du savoir, mais une forme d’apparition de celui-ci. […]. Les individus sontles concentrations d’une vie une, les apparitions de la vie concentrée du savoir, dans lesquellesle savoir devient d’abord vivant, auto-actif, pratique ; elles forment les sphères d’une libertéchangeante, à l’intérieur du monde sensible demeurant immuable. Dans le monde sensible lavie apparaît comme objet stable, comme substantivum, comme ‘vita’ ; dans l’individu, la vieapparaît comme activité, comme verbe, comme ‘vivere’ ». Sur la question du verbe, du verbe àl’infinitif, cf. Gaetano RAMETTA, « Doctrine de la science et Doctrine de l’Etat, la dissolutionde la théologie politique chez le dernier Fichte », dans Fichte: la philosophie de la maturité(1804-1914), J-Ch. Goddard et M. Maesschalck éds, Paris, Vrin, 2003, p. 148.

35. Pour la notion de rayon (Strahl), voir B II 2 (1907-1908): « tout ce qu’il y a de beau etde bien, toute volonté finie tournée vers le Bien est un rayon de la volonté divine, c.-à-d. de sonsens, n’est pas seulement un milieu qui résiste et un moyen pour avoir accès aux valeurs. Touteréalité effective d’expérience et toute spiritualité finie est une objectivation de Dieu, le déploie-ment de l’activité divine ».

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accompli. Dieu comme entéléchie. Dieu comme énergie » 36. Le rayon divin,expression de la puissance divine, donne à chaque individu le pouvoir d’ex-primer la divinité comme, dans le contexte leibnizien réinvesti par Husserl,la monade exprime à sa façon la puissance créatrice. Le divin est donc pré-sent dans les limites de cette expression, conditions de l’exercice plein de sapuissance: « Précisément chaque homme est comme nous le savons, un rayondu déploiement (Entfaltung) de l’être divin, un des organes que Dieu a pro-duits pour sa propre apparition (dans la forme de la réalisation de sonIdée) » 37. D’ailleurs, cette expression est consciente de soi, donc pouvoir deréflexion, comme d’ailleurs le statut de la monade fichtéenne l’indiquebien 38.

Ouverture sur le « fondement téléologico-pratique de la réduction »

Cette définition de l’individu convient à la forme téléologique de la pen-sée fichtéenne, dans la mesure où la destination finale de l’humanité est pra-tique, comme y insiste la Conférence ; la destination de l’humanité, son idéal,est proprement libération et contentement 39 :

« Le moi est absolument autonome, et porte en soi son Dieu, comme l’idée finale(Zweckidee) animant et conduisant ses actions (Tathandlungen), comme Principe de sapropre raison autonome. (Cependant cela n’est peut-être qu’une libre interprétation, quidevrait éclairer l’obscurité des intentions de Fichte) » 40.

Ce point est capital, puisqu’il indique le centre de l’interprétation hus-serlienne, la reprise du rapport entre le sujet fini et Dieu comme Idée téléo-logique. En un sens, comme on l’a déjà dit, Fichte enseigne à Husserl com-ment mettre en oeuvre une forme de réduction pratique, ou une applicationde la réduction au domaine pratique. Fichte donne à Husserl le motif pra-tique de sa philosophie, en lui dessinant l’horizon de la visée morale et théo-logique: la liberté, mais aussi la libération, associée chez Fichte à l’idée deSeligkeit. Ainsi, si Husserl ne voit pas le rapport qu’on pourrait établir entre

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36. B II 2.37. Hua XXV 289.38. Le sens de la monade chez Fichte n’est bien sûr pas extérieur au contexte leibnizien:

pour la différence avec le sens premier de Leibniz, voir Marco IVALDO, Fichte e Leibniz, Milano,Guerini, 2000, p. 131: « La monade […] est non seulement spontanée, mais est donnée à ellemême comme spontanée; la monde est ici du point de vue transcendantal — non seulementcapable d’actes réflexifs, mais est principalement capacité en acte de s’auto-percevoir dans cerefléter (‘principalement’ qui signifie : seulement en tant qu’elle est auto-percevante, ou estconstituée par l’intuition intellectuelle, la monade est capable d’actes de réflexion et non l’in-verse) » (notre traduction).

39. Hua XXV 285: « Alles Leben Streben, Trieb nach Befriedigung ».40. XXV 277-278.

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sa méthode de réduction et le sens méthodologique de la liberté chezFichte 41, il tire toutes les conséquences, pour la pratique et l’éthique de laconnaissance, de la moralité fichtéenne. Il exige par exemple comme lui uneconversion qui le détourne des joies de la matière:

« La sensibilité commune fait ici fonction d’écran obscur qui nous sépare de Dieu. L’hommede ce niveau est l’homme sensible, il cherche la béatitude (Seligkeit) dans le bonheur… Ilse trompe, cette prétendue béatitude est en vérité la négation de toute béatitude » 42.

L’appel moral fichtéen permet en réalité au savant de motiver l’effortqu’il accomplit sur soi en lui donnant la force de se libérer de l’attitude natu-relle: la réduction doit être précédée par la purification de soi contre les faci-les tentations de l’attitude naturelle ; Husserl avait sans doute besoin d’unfondement pratique pour justifier l’effort de réduction théorique. PourquoiFichte ne lui aurait-il pas fourni un tel motif? Husserl trouve dans la lecturede l’Initiation 43 les différentes étapes de ce processus de libération. Il viseprécisément à mettre au jour la forme de liberté accomplie, qui est la desti-nation propre de l’homme. La référence divine vaut ainsi comme validationde la liberté humaine.

C’est la forme de l’Idée dans sa fonction téléologique qui ordonne d’aprèsHusserl la métaphysique fichtéenne, mais c’est aussi dans l’Idée téléologi-que que Husserl va trouver les constituants de ses propres inspirations méta-physiques.

Mais quel sens donner à l’Idée téléologique reprise par Husserl? Est-elleséparable du fondement métaphysique divin, de la vie divine dont parleFichte?

III. LE PROFIT HUSSERLIEN DE LA LECTURE DE LA MÉTAPHYSIQUE FICHTÉENNE

L’Idée de Dieu

« Si le moi agit, alors il ne serait en sa visée qu’un moi mort, si toute viséene s’avançait vers un nouveau but, et chaque tâche ne se fixait une nouvelletâche, dans une suite infinie. […] (Chaque but est un télos, et tous les butsdoivent s’assembler dans l’unité du télos, donc dans l’unité téléologique, etcela ne peut être que la finalité morale supérieure) » 44. Il semble que l’es-sentiel de ce qui intéresse Husserl chez Fichte soit dit : c’est précisément lafonction de l’Idée, ou encore de la finalité dans la conception de la connais-

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41. Sur ce point nous renvoyons à notre article : « L’idée de réduction chez Fichte etHusserl », Etudes phénoménologiques, n° 35, 2002.

42. Hua XXV 285.43. Voir sur ce point Kuno FISCHER, op. cit., p. 602.44. Hua XXV 275.

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sance. Husserl recueille chez Fichte la dimension non pas seulement prati-que, mais métaphysique, qui désigne les fins propres de la philosophie et del’entreprise de connaissance. Fichte nous invite à penser l’Idée téléologiquedans la fondation du savoir : non pas les simples conditions transcendanta-les de la connaissance qui demeurent chez Fichte, dans l’optique husser-lienne, naïvement recherchées, mais les déterminations finales. La questionqui nous est posée est de savoir comment Husserl peut continuer à pensercette dimension semble-t-il transcendante dans les limites maintenues de sonidéalisme transcendantal.

On peut alors s’interroger sur l’intérêt de Husserl pour des questionsmétaphysiques, connaissant les reproches qu’il adresse aux œuvres « méta-physiques « de Fichte. La réponse est donnée dans les Problèmes fondamen-taux de l’éthique de 1911, où Husserl identifie les idéaux téléologiques etles idéaux théologiques 45. En cela Husserl est bien fidèle à l’esprit de Fichte,car le sens du divin chez Fichte est bien de constituer une visée, plutôtqu’une puissance créatrice. Ainsi, chez Husserl, Dieu ne peut-il être penséque comme l’idée-norme la plus haute ; mais comment Dieu comme sensabsolu peut-il obtenir une force de concrétisation ? La problématique deHusserl ne concerne pas seulement le sens de l’idéal de fondation représentépar Dieu, mais elle devient métaphysique, au sens où il s’agit de penser lecontenu effectif des objets de la pensée pure. Question au-delà de la philo-sophie, ou aux limites de la philosophie, en tant qu’elle demeure une sciencerigoureuse, et qu’elle a effectué la réduction des préjugés théologiques etmétaphysiques attachés par la tradition à l’idée de Dieu 46.

Peut-on dire que la lecture des écrits de Fichte entraîne Husserl sur unchemin en quelque sorte non transcendantal, puisque c’est la méthode de laréduction qui est en cause, si la visée d’une détermination théologique n’estpas une visée immanente?

Husserl, dans ses propres méditations concernant l’objet théologique,semble hésiter entre deux inspirations, celle d’Aristote et celle de Fichte (lucomme un néo-platonicien), qui se rejoignent dans la perspective téléologi-que. Dieu est l’acte, accomplissement. Comme acte suprême, c’est lui qui,au sens aristotélicien, anime toutes choses, leur donne sens et puissance. Lemanuscrit F I 24 est éclairant sur ce point à propos d’un certain usage de ladoctrine de l’entéléchie:

« La chose principale est de s’interroger sur la raison d’un développement; l’unique ques-tion rationnelle est de décrire le développement selon son sens le plus profond et de décrireson but idéal directeur et sa structure. Dieu est l’entéléchie et en dehors de lui, il n’y a ‘rien’,

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45. Hua XXVIII 182. En effet, Dieu est compris comme la conscience totalement accom-plie.

46. Hua XXVIII 182. Elle n’est plus cette fois la science de l’être au sens absolu, mais « lascience absolue de la réalité factice ».

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il est ce qui informe tout et la matière irrationnelle n’est pas une chose faite, mais justementde la matière. Et le monde tient son être de Dieu et n’est ‘rien’ en dehors de cela. Et Dieun’est que comme principe de perfection qui dirige et ‘anime’ » 47.

On conçoit que cette définition de l’acte nous éloigne de la référence fich-téenne, et que Husserl s’en tienne à la définition de Dieu comme premiermoteur, mais aussi forme et puissance monadologique. Dieu est alors définicomme une idée-fin qui organise le monde du dedans en un ordre téléologi-que 48. Il est principe unifiant et principe de développement, étant à la foisl’objet visé par le désir et les forces qui nourrissent l’énergie nécessaire pouratteindre l’objet du désir 49. Mais c’est précisément dans cette thématisationde l’être de Dieu comme Idée du Bien animant le monde, que nous retrou-vons l’inspiration fichtéenne, car ce Dieu est-il, en tant qu’Idée et Principeunificateur, différent du Dieu moral ? Husserl rencontre la difficulté déjàéprouvée dans la phénoménologie fichtéenne de l’Absolu, où l’Absolu estpleinement dans l’immanence, dans le Savoir, comme l’image absolue del’Absolu.

En effet, si « le sens ultime de l’être c’est le Bien », alors l’accomplisse-ment du Bien est Dieu lui même: « Dieu, comme volonté du Bien est réalitéeffective ultime, obtient sa réalisation ultime lorsque précisément Dieu estle Bien, et le Bien réalisé est donc la volonté de Dieu remplie, la réalisationde Dieu accomplie […] Dieu comme entéléchie, Dieu comme énergie » 50.La réalité de l’homme est traversée par la volonté de Dieu. Husserl, en effet,attribue une volonté à Dieu, et cette volonté n’est pas seulement un modèlepour les volontés humaines, mais elle est déjà présente en elles : la volontédivine est « la volonté absolue universelle, qui vit dans toutes les subjectivi-tés transcendantales et qui rend possible l’être individuel concret de la sub-

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47. Traduction de J. Benoist, Autour de Husserl, Paris, Vrin 1994, p.197.48. Cf. Ms A V 21, p. 128a: « Comme si un Dieu aristotélicien appartenait au système des

monades comme entéléchie de son propre développement avec les multiples entéléchies relati-ves toutes ordonnées dans l’Eros à une ‘Idée du Bien’. »

49. On pourrait rechercher dans les analyses mêmes de Husserl sur l’origine de la philoso-phie cette image du désir, qui est présent dans l’étonnement. Si nous nous souvenons des pas-sages célèbres de la conférence de 1935 sur La crise de l’humanité européenne et la philoso-phie, le pathos de l’humanité grecque dans la philosophie renvoie à des motivations qui ne sontpas étrangères à une problématique bien particulière, celle du degré de familiarité de l’hommeavec le monde; cette familiarité est-elle compatible avec la naissance de l’étonnement? Que faut-il pour outrepasser les limites de l’opinion? La réponse est donnée: l’idée de Dieu, comme fai-sant problème pour l’homme et s’inscrivant dans le questionnement sur la connaissance sup-pose une rupture dans ce qu’on peut appeler la vie factice du sujet. Mais la solution de Husserlne va pas dans la direction d’une interrogation ontologique à partir de la facticité de l’être-là.La pensée de l’idée de l’être de Dieu chez Husserl, au contraire de la problématique deHeidegger n’est pas existentielle, mais c’est une manière de penser la généalogie de la connais-sance.

50. Voir Ms B II 2, p. 27 a-b.

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jectivité transcendantale » 51. On aperçoit la proximité de la définition deDieu chez Husserl avec la thèse fichtéenne, et son commentaire chez KunoFischer. Mais en tant qu’il est volonté, il n’est pas pleinement effectivité, maisaussi projet. En cette volonté, se trouve le télos de l’humanité, comme si cetélos, non perceptible par soi dans les individualités, était essentiellementconstitué dans la volonté divine. A la fois partout présent, mais source detout projet, il est cause finale 52. Il semble que ce contexte aristotélicien (etplus proche encore du fond de la pensée de Fichte: leibnizien) soit mâtiné,chez Husserl, de réminiscences proprement fichtéennes, précisément parceque le chemin vers l’idéal est parcouru par l’humanité, en tant qu’elleexprime par son savoir et son vouloir une destination divine. Cet idéal nepourra advenir qu’à la condition que l’homme remplisse sa charge — sondevoir, et il est proprement question en cela de la responsabilité morale dechacun de mener à bien cette visée. L’indéfinité des efforts nécessaires nousramène à une perspective fichtéenne: l’effort n’est pas synonyme de possi-bilité, de simple irréalisation, mais la finité des moyens humains affirme —comme en creux — l’infinité de la tâche: l’infini est dans la nécessité mêmede l’effort toujours recommencé, à travers le temps historique.Contrairement à la problématique aristotélicienne, la dimension historiqueest la condition de ce que nous appellerions volontiers ‘l’interprétation théo-logique’ de Husserl, car Dieu comme volonté pour le Bien et comme sourcede tous les projets s’exprime dans l’Histoire.

Dieu et l’Histoire

« Les questions ultimes, les questions métaphysiques et téléologiques nefont qu’un avec la question du sens absolu de l’histoire » 53. Dieu, ne seraitdonc, à travers l’histoire, rien d’autre que l’humanité? Dieu, n’est-ce quel’action des hommes à travers l’histoire, comme si la transcendance de lavolonté divine s’identifiait à l’immanence des pouvoirs humains limités ?Cette interprétation frappe par sa fidélité à Fichte. D’autant plus que lamanifestation de cette dimension métaphysique de l’humanité s’accomplità travers le devoir individuel. On voit, à ce propos, à quel point Husserl lie

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51. Hua XV 381.52. E. HOUSSET, « Husserl et le Dieu d’Aristote », Les études philosophiques, n°4, 1995,

p. 492: « Si le Dieu d’Aristote était à la fois la première substance et la forme de l’univers, leDieu de Husserl est en même temps une idéalité et le télos d’accomplissement des idéalités quis’identifie au bien. Entre un Dieu constitué et relatif et un Dieu absolu et inconditionné Husserlne choisit pas vraiment. Il hérite donc de la tension constitutive de la métaphysique entre théo-logie comme science de l’être achevé et ontologie comme science de l’être se dévoilant. Dieuest à la fois l’absolu du sens et la cause finale du dévoilement du sens comme pure energeia ».

53. HUSSERL, Hua VIII 506.

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ici la signification de la valeur morale de Dieu (Dieu = le Bien) à la dimen-sion historique. L’idée du devoir individuel s’appuie sur l’idée qu’un Dieurégit le monde, et qu’accomplir son devoir, c’est se placer dans l’ordre de lajustification contenue dans ce Bien absolu; ainsi la téléologie totale donneson sens à la conscience individuelle du devoir : « Chaque homme se tientsous un devoir absolu qui est individuellement orienté sur lui ; et l’hommeen communauté aussi. Ce devoir absolu se rapporte à des valeurs et l’hommeen fait suffisamment s’il suit celui-ci. Mais le monde est de telle sorte qu’iln’est pas un monde absurde qui ne se soucierait pas du remplissement dudevoir absolu. Même si des fins particulières absolument exigées ne sont pasatteintes, la vie est ainsi faite dans sa totalité que la vie peut s’achever en bienabsolu. Un Dieu ‘régit le monde’ » 54. Ce passage nous rappelle une nouvellefois le commentaire de l’oeuvre de Fichte par Kuno Fischer: « la finalité éthi-que est la fin dernière (Endzweck) […] C’est seulement, comme membre del’ordre éthique du monde, dans le remplissement de son devoir que l’indi-vidu est éternel et vaut de façon indestructible » 55.

Husserl réutilise directement l’interprétation du Sollen kantien et fich-téen, mais le Sollen est clairement intégré dans une conception téléologiquede l’action et de l’histoire. La question du devoir recouvre celle de la révéla-tion de la finalité immanente, de l’ordre divin qui anime le monde ; maiscomment percevoir cet ordre? Est-ce dans l’histoire de la raison que le sensdu projet divin advient, mais obscurci par les accidents de l’histoire, seule-ment irrationnels? La tâche d’une lecture philosophique ou métaphysiquede l’histoire consisterait alors à dégager, dans l’immanence de la vie, le signede cette destination. Cela suppose aussi que l’historicité de la raison assignecomme tâche au monde d’être le monde de Dieu.

La solution husserlienne ne consiste pas à choisir l’extériorité totale, laséparation de l’homme et de la divinité, selon le modèle d’une idée grossièrede la Providence, mais rencontre la conception fichtéenne de l’humanitécomme sens concret et advenu du divin. A travers l’idée de Dieu se joue laquestion du télos de la raison humaine, télos pour la connaissance, maisaussi au sens pratique. En l’homme, l’idée de Dieu est l’idée de ce qui estau-delà de l’individu, elle représente l’aspiration véritable à l’universalité au-delà de l’individualité. Mais c’est aussi une conception de l’humanité qui seconstruit là ; en effet l’humanité ainsi conçue s’identifie essentiellement auvouloir universel : l’être originaire « est seulement pensable dans une univer-salité d’être et dans un vouloir universel qui traverse les êtres singulierscomme leur volonté d’être individuelle, qui est liée au télos universel, c’est-à-dire au progrès idéal de l’infinité téléologique » 56.

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54. HUSSERL, Hua VIII 258 (trad. J. Benoist, Autour de Husserl, Paris, Vrin, 1994, p. 209).55. Kuno FISCHER, op. cit., p. 690.56. Hua XV 380.

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Ainsi chaque sujet porte Dieu, comme son télos, l’accomplissement visépar chacun; nous retrouvons l’idée de monade qui permet de penser cetterelation de la volonté individuelle à l’être du tout, la monade contient repliéen elle le projet du tout. Aussi bien Dieu est-il pensé lui-même comme « l’êtremonadique » qui enferme tout, et comme tel il est l’entéléchie qui dirige tou-tes choses vers la raison et dans la liberté 57. La divinité n’est donc pas enfer-mée dans une existence unique et particulière, mais Dieu est le tout desmonades, ou l’intersubjectivité 58, dont le règne est réglé par la raison et laliberté. Cette pensée de l’histoire est marquée par la spécificité communeaux deux auteurs d’admettre comme point de départ à toute conception his-torique — saisie d’un point de vue éternel, hors du temps — l’Idée, qui n’apas, au contraire du sens hégélien, de devenir ou d’historicité propre: il fautalors concilier ces deux exigences, la raison est à la fois, en tant qu’Idée, horsdu temps, et immanente au devenir humain.

À travers le développement d’une philosophie de l’histoire, Fichte tentede pousser dans ses dernières conséquences le concept de l’histoire, non pascomme volonté de la nature, mais comme expression et prise de consciencede la liberté et de la divinité par l’homme. L’histoire ainsi conçue montre latemporalité finie habitée par l’omnitemporalité de Dieu, elle représentel’Absolu dans le phénomène, non pas sous la forme d’un providentialismenaïf, mais sous la forme de la responsabilité de l’homme dans l’expressionde l’Absolu. Si la doctrine de l’histoire chez Husserl confirme cette lecturede l’idéalisme transcendantal, pour lequel l’Absolu est présent et connais-sable sous forme de finalité, il n’en pousse pas la conséquence jusqu’à pen-ser l’Absolu comme source du mouvement de manifestation ou source de laconnaissance. Remarquons que Kant, d’ailleurs, n’était pas si loin de cetteconception, même s’il s’interdisait de penser l’Absolu comme objet pour laphilosophie théorique, et le présentait comme principe régulateur pour laphilosophie pratique (l’Idée du dessein de la nature). Fichte, de son côté,n’entreprend rien d’autre que de penser l’Absolu dans sa présence vivante,sans l’hypostasier sous la forme d’un plan de la Nature, mais en le dessi-nant comme vie à l’intérieur même du phénomène, comme vie du phéno-mène. La visée finale est la forme vivante de la présence de l’Absolu, car ellenous le fait appréhender comme vie éternelle et omnitemporalité.

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57. Hua XV 610: « Dieu est le tout monadique, non en lui même, mais dans l’entéléchie quilui appartient comme idée du télos de développement infini, de celui de l’humanité issue de laraison absolue comme réglant l’être monadique d’une façon nécessaire et le réglant par unelibre décision propre ».

58. Ce passage qui semble très proche des propos qu’on a si gravement reprochés à Fichteà travers l’accusation d’athéisme (voir La querelle de l’athéisme, par exemple Appel au publiccontre l’accusation d’athéisme [1799], p. 53, trad. J.-C. Goddard, Paris, Vrin [1993]); voir encoreHUSSERL, Hua XXV 234: « Toutes les bonnes routes me conduisent à Dieu — mais en passantpar les autres « moi » dont je suis, en tant que moi, inséparable ».

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Husserl se distingue de cette thèse, car la divinité n’est connaissable pourlui que comme visée téléologique. Alors que Fichte pense l’Absolu se réali-sant dans le savoir humain, et l’humain se reconnaissant dans ce fondementabsolu par la réflexion, Husserl pense l’humanité pénétrée par cette fin quijustifie son existence, mais l’Idée — l’horizon — n’est qu’une aspiration.Pour Husserl, l’Absolu est présent par son éloignement et la direction qu’ilindiquerait ; pour Fichte, l’Absolu est une intuition pleine; les conceptionsne sont pas radicalement différentes, elles signalent simplement deux maniè-res d’accommoder la nécessité d’un effort infini : Fichte parvient dans l’in-définité de l’effort à penser la plénitude de la liberté, à en produire le savoir.On pourrait dire que Husserl échoue partiellement à thématiser le secret del’effort indéfini, dont seul Fichte formulerait le sens radical : la liberté,comme puissance posante, inépuisable et jaillissante. Chez Husserl, la libertéreste une puissance négative, celle des fictions et des variations, son statutde puissance créatrice radicale n’est pas formulé. C’est seulement dans l’or-dre de l’histoire que Husserl approche explicitement le thème de la liberté.

On pourrait parler alors, dans ce seul cas, d’une absolutisation de lavolonté, où le divin est dans la volonté de l’homme, mais le divin est surtoutdans l’Idée d’Europe, en tant qu’elle représente l’idée d’accomplissementde l’humanité. Dieu — l’ Idée — n’est donc pas transcendant, mais imma-nent. Il existe dans le devenir de l’humanité européenne et dans sa visée dusavoir phénoménologique. Et c’est seulement à propos de l’actualité de laconscience européenne — ramenée à son projet humaniste fondamental —que Husserl rencontre l’histoire immédiate et la contemporanéité des évé-nements 59. Le parallèle est tentant entre les Leçons de Husserl sur Fichte en1917 et les Discours à la nation allemande. Ces deux textes nous présen-tent Fichte comme un auteur engagé dans l’histoire et défendant des valeurshumanistes.

Les trois leçons prononcées en temps de guerre soulignent évidemmentl’apport humaniste et civilisateur de la conquête fichtéenne. Il paraît étrangecependant de parler de liberté quand le destin de l’individu est de disparaî-tre dans la nation en tant qu’existence collective en guerre. Pourtant Fichteest le « héros éternel » qui exige la liberté pour un peuple en lutte pour laliberté : le rapport est établi avec les préoccupations belliqueuses dumoment ! En réalité, est défini le passage entre la vocation de l’humanitéeuropéenne 60, rationnelle et morale, et la sphère de l’action politique et his-torique inspirée de ces principes moraux:

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59. Il s’agit de la visée politique de la Krisis, qui dépasse la simple dénonciation de la natu-ralisation des sciences de l’esprit, mais met en lumière le dévoiement de la raison.

60. La philosophie de Husserl se veut une restauration de l’humanisme, humanisme habiténéanmoins par des tâches infinies. On eût facilement tenté une comparaison entre l’idéal deFichte, illustré par la destination qu’il donne à la nation allemande et sa langue apte à penser

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« Le Fichte de la guerre de libération s’adresse aussi à nous. Dans la réalité, la détresse denos temps, il nous donne ce qui peut nous affermir, nous renforcer, nous rendre invincibleset heureux dans toutes les souffrances. C’est l’esprit (Geist) divin de l’Idée ; c’est laconscience (Besinnung) du pur idéal, pour la réalisation duquel nous existons, de l’idéalqui a trouvé dans notre peuple allemand ses représentants les plus nobles et les plus subli-mes. Un peuple qui a produit de tels esprits, qui, conduit par eux, a fait tant d’efforts versla pureté du cœur, a cherché intérieurement Dieu, et a incarné dans des figures si noblesl’idéal qu’il a lui même représenté, doit être et demeurer l’espoir de l’humanité. […] c’estnotre devoir infini à tous, à nous tous, de vouloir vaincre dans cette guerre pour la révéla-tion de l’Idée divine dans notre glorieux peuple allemand, pour qu’il continue vers la vraiegloire, qu’il s’élève en lui même, et à travers lui, toute l’humanité » 61.

Husserl rejoue les accents universalistes des Discours à la nation alle-mande de Fichte qui annonçaient déjà le peuple allemand comme représen-tant de toute l’humanité 62. Mais dans le contexte de l’absurdité des combatsde la première guerre mondiale, il semble que le message humaniste et lavaleur universelle de la pensée allemande ne soient pas de la plus grande effi-cacité.

Fichte n’est pas simplement lu par Husserl comme le continuateur deKant, il est interprété comme un philosophe néo-platonicien. Le principetéléologique de l’action et de la philosophie pratique qui oriente la philoso-phie théorique de Fichte, s’il est la grande nouveauté de la lecture husser-lienne ne lui permet cependant pas de reconnaître la proximité du thème dela Thathandlung avec sa propre pensée. Husserl n’aperçoit pas le rôle fon-damental que pourrait jouer le thème de la liberté pratique dans la justifi-cation de la réduction. La lecture husserlienne aboutit sans doute à un ren-dez-vous manqué, mais l’aspect pratique de la philosophie de Fichte esteffectivement retenu et utilisé par Husserl dans la construction de sa proprepensée métaphysique et de sa théorie historique. C’est à propos de ce der-nier aspect que l’on peut avancer l’idée d’un humanisme fichtéano-husser-lien.

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le suprasensible, qui pour cette raison vaut comme un modèle pour l’humanité, et la fonctionassignée par Husserl à l’humanité européenne qui, dans ce sens, semble reprendre l’ambitioncosmopolitique de la germanité fichtéenne, développée notamment dans le septième Discoursà la nation allemande.

61. Hua XXV 292; ces dernières phrases prennent un accent particulier, si l’on se rappelleque le dernier cycle des trois leçons de Husserl prit fin le 9 novembre 1918 (Hua XXV, note 1).

62. Les Discours à la nation allemande, et notamment le septième discours, SW VII 366.

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Résumé: Dans les Leçons sur Fichte (L’Idéal de l’humanité chez Fichte) de 1917, Husserl réin-scrit Fichte dans l’histoire de la pensée idéaliste transcendantale kantienne. Husserl recon-naît à Fichte le mérite de dépasser et de dénoncer la contradiction de la chose en soi kan-tienne. Mais il manque le sens radical du primat de la raison pratique, et ses conséquencespour la fondation de la raison théorique, et la réduction phénoménologique. Husserl inter-prète l’approfondissement de la dernière philosophie de Fichte comme une simple répéti-tion du modèle de pensée téléologique néoplatonicien. Malgré son jugement rude sur lamétaphysique fichtéenne, Husserl est effectivement et fortement inspiré par la théorie fich-téenne, du point de vue de la théologie et de l’histoire.

Mots-clés : Idéalisme transcendantal. Révolution copernicienne. Chose en soi. Moi pratique.Néo-platonisme. Téléologie. Métaphysique.

Abstract : In his Lectures on Fichte (Fichte’s Ideal of humanity, [1917]) Husserl rehabilitatesFichte in the philosophical history of the kantian transcendantal idealism. He approvesFichte of having outmatched and denounced the contradiction of the kantian thing initself. Nevertheless, he misses the radical meaning of the primate of practical reason, itsprofit for the foundation of the theoretical reason, and the phenomenological reduction.Husserl interprets the deepening of the last Fichte’s philosophy as a mere repetition of theneo-platonician model of teleological thoughts. Despite his tough judgement on fichteanMetaphysics, Husserl is actually and highly inspired by the Fichte’s theory on theologyand history.

Key words: Transcendental idealism. Copernician revolution. Thing in itself. Practical sub-ject. Neo-platonism. Teleology. Metaphysics.

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