Marielle Gallet Homo erectus Roman 1
Jun 12, 2015
Marielle Gallet
Homo
erectus
Roman
1
A Matthieu
2
Que mes illustres prédécesseurs, francs-comtois comme moi,
Charles FOURIER, Victor CONSIDERANT,
et Pierre Joseph PROUDHON
me pardonnent !
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« … Et Pangloss disait quelquefois à Candide : « Tous les événements
sont enchaînés dans le meilleur des mondes possibles : car enfin si vous
n’aviez pas été chassé d’un beau château à grands coups de pieds dans
le derrière pour l’amour de mademoiselle Cunégonde, si vous n’aviez pas
été mis à l’Inquisition, si vous n’aviez pas couru l’Amérique à pied, si vous
n’aviez pas donné un bon coup d’épée au baron,si vous n’aviez pas perdu
tous vos moutons du bon pays d’Eldorado, vous ne mangeriez pas ici des
cédrats confits et des pistaches. – Cela est bien dit, répondit Candide,
mais il faut cultiver notre jardin. »
Voltaire - Candide -
1759
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HOMO SAPIENS
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Will comprit que le monde avait changé, quand il réussit à parcourir plus d’une
vingtaine de mètres rue Royer-Collard, sans écraser une merde de chien. Non que
les braves bêtes eussent enfin décidé d’utiliser les toilettes de leurs maîtres, ni que
le service municipal de nettoyage se montrât plus diligent, ou encore que les étrons
de mammifères se bio-dégradassent au contact de l’air. Non, simplement les chiens
avaient disparu de Paris et d’ailleurs. Leur espèce, comme celle des chats, et tous
les animaux méritant la qualification de familiers ou domestiques, une cinquantaine
de millions en France, avaient été exterminés par les autorités publiques. On
prétendait que certains spécimens avaient échappé à cette éradication de la faune
dressée, mais leur commerce était devenu comparable à celui de l’alcool pendant la
prohibition aux Etats-Unis et leur possession aussi dangereuse que celle du second
enfant en Chine.
Will rentrait d’Afrique, où il avait séjourné quelques temps pour participer à une
mission humanitaire en qualité d’infirmier. Du fin fond de sa brousse, il avait
vaguement suivi les événements, qui s’étaient enchaînés à une vitesse
vertigineuse. D’après ce qu’il avait compris, la plupart des pays évolués étaient
tombés entre les mains, ou plutôt dans les filets, de véritables dictateurs issus
d’O.N.G. opérant en réseaux internationaux. On n’y avait vu que du feu. La
mondialisation de ce coup d’état, non pas permanent mais général et instantané, en
avait garanti le succès, conformément à une loi que connaissent bien les historiens
et qui consiste dans l’effet de surprise. Il avait suffi d’un double clic pour que sur une
partie de la planète, l’ensemble des moyens de communication bascule sous le
contrôle d’une poignée de petits malins, au demeurant animés des meilleures
intentions. Si ces faits étaient avérés, on pouvait considérer que Bill Gates avait
accouché, bien malgré lui évidemment, des derniers idéologues à souhaiter une
amélioration de la condition humaine. L’inconvénient, c’était qu’au lieu de se
contenter de beaux discours et de voeux pieux, à l’issue d’une longue et minutieuse
élaboration de leur dispositif, les bougres étaient passés à l’action, imposant à la
moitié de la terre, leur curieuse conception du bonheur.
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Comme il venait d’atterrir à Roissy, Will en ignorait encore les arcanes. Il arrivait
d’un pays de famine et de sida, où le bonheur n’entre pas même dans les rêves. Il
avait l’impression de surgir à l’improviste d’un immense trou dans la Toile. Will
pensa que si les informations dont il disposait se confirmaient, le sous-
développement de l’Afrique noire l’avait peut-être sauvée d’une cyber-catastrophe,
en supposant que c’en fût une. Il fallait voir. A l’instar de ceux qui se servent encore
de leur tête pour réfléchir et de leurs jambes pour arpenter le monde, Will essayait
de combattre les préjugés pour forger sa propre idée sur les choses, ce qui dans le
passé, ne l’avait pas empêché de commettre des erreurs et de subir des
déceptions. Il comptait néanmoins persister dans cette attitude, car il saurait mieux
que jadis apprécier une situation depuis qu’il avait pris du recul en s’expatriant.
Aujourd’hui, Will arrivait d’ailleurs, la trentaine régénérée, le regard purifié.
Jusqu’à son départ, il avait trouvé harassant de résister quotidiennement à
l’uniformisation des esprits, qui avait atteint son paroxysme en ce début de vingt et
unième siècle. Il avait eu l’intuition que le conditionnement de la personne, et de la
sienne au premier chef, devenait à la fois inéluctable et insensible. Sans s’en
apercevoir chacun était insidieusement transformé en un légume cuisiné et congelé,
réduit à l’état de petits pois bonne femme. Et pas question d’en discuter le goût ni la
recette. Il avait constaté avec effroi que les médias pouvaient faire plébisciter un
président de la République, jeter l’opprobre sur n’importe quel bouc émissaire, ou
lancer une chanteuse en quelques jours. Personne ne se révoltait. Personne n’avait
les moyens de contester, sauf celui de descendre dans la rue en étant manipulé. Il
était impossible de faire entendre une voix discordante, si bien que tout le monde
suivait à l’unisson, non par adhésion mais par abandon.
WiIl en avait conclu que s’interroger à propos du clonage génétique n’était plus
qu’une coquetterie intellectuelle, puisque les gens paraissaient déjà tous faits au
moule. Il se souvenait par exemple, et ce symptôme l’avait beaucoup amusé, avoir
quitté la France au moment où tous les gogos, les bobos et les cocos réunis,
ponctuaient chacune de leur phrase par un « quelque part » incongru. Aujourd’hui
Will se disait que « quelque part » il y était allé. Et « quelque part » il en revenait. Il
était forcément devenu différent de ceux qui répétaient « quelque part » sans savoir
d’où ils venaient ni où ils allaient.
En tous cas, sur le trajet de l’aéroport Charles de Gaulle à la gare du Luxembourg,
la ligne B du R.E.R. n’avait pas changé et le compartiment dans lequel il monta était
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normalement bondé. Tout de blanc vêtu dans la grisaille ambiante, déphasé au
milieu des citadins affairés, Will se sentait d’humeur Lawrence d’Arabie. A défaut
d’horizon à contempler, il vérifia dans le regard avenant de certaines voyageuses
que sa blondeur ondulée, son teint hâlé et ses yeux aigue-marine n’avaient rien
perdu de leur séduction. Il savait son nez et son menton trop accusés pour qu’il pût
se targuer d’une beauté académique, mais il avait coutume de plaire aux dames. Il
distribua donc généreusement quelques œillades grivoises, avant de réintégrer, dès
la station Châtelet, la peau mentale d’Ulysse.
En vérité, Will était drôlement content de rentrer à la maison. C’est ce qu’il déclara
joyeusement à Katia en la prenant dans ses bras avec fougue, quand elle lui ouvrit
la porte de l’appartement et esquissa un sourire fatigué. Puis elle se figea dans une
expression sinistre, lui parut amaigrie et sans grâce. Désappointé, WiIl remarqua
qu’il n’était plus que son déshabillé impressionniste rose pâle pour évoquer cette
image de baigneuse de Renoir, qui avait enchanté ses soirées tropicales solitaires.
Katia s’excusa de n’avoir pas pu se libérer pour aller le chercher à l’aéroport, mais
elle avait quitté son travail trop tard. Du coup, elle avait eu juste le temps de sauter
dans l’autobus, d’acheter une pizza rue Saint-Jacques, et de prendre une douche
en arrivant. Il ne fallait pas lui en vouloir, mais elle tenait à garder le poste
d’informaticienne, qu’elle avait eu tant de mal à obtenir, dans une boîte
d’organisation des loisirs. Etre enfin engagée par contrat à durée indéterminée
après des mois de qualification, mettre en œuvre les nouvelles technologies dans
un secteur en pleine expansion, bref travailler l’enchantait. Dans la conjoncture
actuelle…
Encore essoufflé des cinq étages qu’il avait grimpés à toute allure, croyant l’avoir
mal comprise, Will écarquilla les yeux. C’était bien la première fois que Katia se
déclarait déterminée à conserver un emploi. Il l’avait rencontrée à l’époque où ils
étaient tous deux adeptes d’un certain nomadisme social, genre « on n’a pas grand’
chose à espérer de cette société, alors ne nous y investissons pas trop ». Adeptes
aussi de l’errance amoureuse, genre « moderato cantabile ». Ne pas tomber dans le
piège de la passion. Ne pas s’engager dans le mariage. Garder sa liberté. Pour quoi
faire cette liberté, on se le demande ! Ou plutôt on ne se le demandait pas.
Instabilité, errance, conjuguées à sécurité et prudence. Telle était leur philosophie
paradoxale. Heureusement au même moment, le père de Katia s’était tué dans un
accident de voiture, si bien qu’elle avait hérité d’un deux pièces rue Royer-Collard.
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Une aubaine, car sans cet ancrage en un lieu commun, leur idylle aurait fait long
feu.
Will s’abstint de demander des nouvelles de Lulu, qui en d’autres temps, l’aurait
accueilli avec quelques bâillements voluptueux et quelques frottements artificieux
contre ses revers de pantalon. Lulu, c’était le chat de Katia, mais aussi ce qui lui
avait paru le plus insupportable dans leur cohabitation, surtout à cause des odeurs.
La dernière fois que Katia avait réussi à atteindre Will par téléphone, environ trois
semaines avant son retour d’Afrique, elle s’était contentée d’ânonner que Lulu ferait
partie de la prochaine rafle. Puis elle avait pouffé dans un sanglot. WiIl ne lui avait
pas posé de questions. Il savait déjà, depuis la dernière visite d’un médecin français
dans son bled de zoulous, que le nouveau régime avait décrété l’élimination de tous
les animaux domestiques, et pas seulement pour des raisons d’hygiène, avait
ajouté le blanc bec. Comme l’égoïsme a le charme de la spontanéité, WiIl avait
immédiatement songé qu’il serait enfin débarrassé de Lulu. Dans un second temps,
il s’était dit que Katia aurait du chagrin et qu’il faudrait la consoler. Il serait là.
Justement il était là, et « quelque part » avec le décalage horaire, il avait du mal à
réaliser. Il devait néanmoins se montrer très gentil.
- Je t’ai rapporté un cadeau !
Katia feignit un mouvement d’enthousiasme et d’impatience en le regardant
froidement fouiller dans son sac de voyage. Il eut l’impression d’avoir mis l’éternité à
en extirper un paquet enveloppé de papier journal, qu’il brandit fièrement. Elle
sembla déçue. S’était-elle imaginé qu’il allait en sortir un lapin ou un singe ? Une
petite bête qu’elle aurait apprivoisée et dorlotée en fraude, car c’était exactement ce
dont elle devait rêver.
- Ouvre, tu vas voir, c’est magnifique !
Du bout des doigts, elle défit l’emballage. Il songea qu’évidemment, elle craignait
les maladies. Et il sut d’emblée qu’elle ne le traiterait pas mieux, qu’elle ne
s’extasierait pas davantage devant son corps brûlé par le soleil, ses muscles durcis
par l’effort, qu’en découvrant les deux épais bracelets de cuivre sculptés, l’un pour
le poignet et l’autre pour la cheville, qui auraient pourtant amusé une coquine.
Elle fit mieux encore en l’interrogeant, accablée :
- Ce sont des bijoux ou des instruments de torture ?
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- Tu plaisantes, mais ce sont des objets de grande valeur. C’est Salam, le chef
d’une tribu presque sauvage, qui m’a offert ces parures traditionnelles que
portait sa première épouse pour danser les jours de fête !
- Pourquoi ce cadeau, tu l’avais guérie ?
- Non, j’ai fait ce que j’ai pu, mais elle est morte.
- Drôles de remerciements ! Il ne manque que la chaîne et le boulet, mais ça
tombe bien. Au train où vont les choses ici, tu trouveras certainement
preneur, ou preneuse. Quant à moi, je ne voudrais pas te vexer, mais
franchement, ça ne me dit rien.
La soirée commençait mal. Will, qui n’avait pas l’intention de dormir sur le clic-clac
du salon - salle à manger - bureau, eut à cœur de ne pas contrarier Katia. Il reprit
les deux bracelets, les enroula dans le papier journal et les fourra au fond de son
sac sans perdre contenance.
- Je t’ai fait marcher. En réalité, ce sont des objets de collection que je voulais
seulement te faire admirer, mais je vais les revendre. Ca nous fera un peu
d’argent de poche.
- Mon pauvre Will, on n’en est plus là, si tu savais...
Il ne releva pas et sortit d’un tissu de batik bleu, un tamtam décoré de coquillages
blancs, qu’il lui tendit avec solennité.
- Mon cadeau, le voilà.
Accablée par une immense tristesse, Katia laissa tomber ses bras le long du corps,
sourit et d’un geste lent, finit par accepter l’objet. Puis elle tourna sur elle-même, en
se demandant où elle allait bien pouvoir le poser, avant de le centrer, avec un bref
soupir de résignation, sur la cheminée de marbre rose, en attendant de trouver
mieux évidemment, ce qui serait une gageure. En effet, la pièce regorgeait déjà du
nécessaire à son triple usage et tout objet supplémentaire était de trop. Will aurait
bien vu le tamtam trancher sur la collection de peluches qui jalonnaient les plinthes
de la chambre à coucher, mais encore fallait-il y accéder. Pour l’heure, ni le tamtam,
ni Will n’en prenait le chemin.
C’était comme s’il avait entendu Katia penser, ou plutôt maugréer. Décidément, ce
pauvre Will était un type complètement déjanté, avec lequel elle ne pourrait jamais
communiquer. Combien elle était stupide d’avoir attendu son retour, au lieu de le
foutre dehors définitivement, quand sa dernière crise de conscience s’était soldée
par son ralliement à une expédition humanitaire en Afrique. Monsieur avait
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soudainement décrété qu’il devait abandonner le camp des pleureuses, pour agir en
conformité avec ce qu’il pensait, pour manifester concrètement sa solidarité à
l’égard des plus déshérités, donc se mettre à l’épreuve du feu. Will ne s’était pas
dégonflé. Il avait choisi la mission de brousse la plus difficile. Katia savait, par ses
lettres et ses rares appels téléphoniques, qu’il avait surmonté de multiples obstacles
d’ordre physiologique et psychologique. Elle avait pensé qu’il craquerait, mais il
avait tenu le coup. Et maintenant il revenait d’un autre monde, indemne, peut-être
même moins con qu’avant. Il s’imaginait probablement avoir accompli un exploit et
rentrait dans ses pénates en bombant son torse de Rambo - Sylvester Stallone.
Voilà ce qui devait agacer Katia, car désormais comment allait-elle s’y prendre pour
larguer un quasi-héros ?
Elle soupira longuement. Will comprit qu’il était urgent d’interrompre ses cogitations.
Il s’approcha d’elle, lui empoigna le sein gauche d’une main assurée de propriétaire
et tenta de la renverser sur le canapé. D’abord elle résista. WiIl n’aurait pas le droit
de la toucher avant d’avoir répondu à la question. Quelle question ?
- Tu comptes travailler ? Tu vas te réinscrire dans ton agence d’intérim ?
- Bien sûr, dès demain matin. Il faut bien que je recommence à gagner ma
vie, sinon tu aurais une bonne raison de me jeter à la rue.
Donnant quelques battements de paupières sur le céladon de son iris, soudain
guillerette, Katia enchaîna :
- Parfait. Je te garantis que tu ne seras pas déçu du voyage !
Will ne comprit pas la boutade, si c’en était une. Pourquoi Katia se réjouissait-elle
pareillement à l’idée de le voir retourner à l’agence d’intérim ? En tous cas, il se
félicita de lui avoir donné une réponse qui lui ouvrit enfin les portes de la caverne
d’Alibaba.
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Dès le lendemain aux aurores, intrigué par l’attitude de Katia, pressé de savoir à
quoi s’en tenir, Will entreprit de se rendre à l’agence d’intérim où il avait ses
habitudes. Fringant dans un costume de flanelle beige qu’il n’avait pas porté depuis
des lustres, il dévala les cinq étages de l’immeuble bourgeois et remarqua que le
tapis avait été remplacé. La loge de la concierge exhalait une odeur de poireaux en
ébullition. Il pensa qu’il était bien bon de se retrouver chez soi.
Après avoir laissé retomber la porte cochère sur son dos, pour la première fois
depuis son retour en France, Will se soucia du temps qu’il faisait. Clair et glacial. Il
frissonna. Un de ces temps de mars dont il avait souvent rêvé là-bas, quand sous le
cagnard de midi, il gisait presque nu à même le carrelage du dispensaire, pour se
rafraîchir pendant la pause du déjeuner. N’empêche qu’il pouvait être content de lui,
car durant cette mission au cœur de l’Afrique la plus fruste, pratiquement sans la
tutelle du médecin en poste à plus de trois cents kilomètres de là, il avait exercé son
art avec compétence et sang froid. Au bout du compte, si le diable voulait bien en
faire un, il avait sauvé davantage de vies qu’il n’en avait perdues. Or c’était
précisément ce qui le taraudait. L’enfant qu’il avait arraché hier à une maladie virale,
demain crèverait de faim ou de soif. Et personne n’y pouvait rien changer. Ou du
moins, personne n’essayait.
Dans la solitude où il avait sombré au cours de cette expédition, le courage l’avait
abandonné chaque fois qu’il s’était interrogé sur l’absurdité du destin de ces
malheureux. Pour continuer à tenir, avec un petit coup d’alcool de palme, il avait
appris à vivre comme eux, seulement dans l’instant, sans histoire et sans avenir.
Cette acceptation de la précarité de la vie, impliquant par contraste une extrême
intensité du présent, c’était une découverte dont il aurait aimé faire part à Katia,
sans aucune prétention, simplement parce qu’elle l’avait rendu moins dispendieux
de son temps. WiIl avait même préparé des phrases à son intention, envisagé de lui
demander comment elle se projetait dans le futur, et si elle considérait que toutes
les vies se valaient. Il attachait une importance capitale à cette question. Katia
devait en connaître la réponse, elle qui était si maligne, elle qui savait toujours tout
sur tout !
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En fait, dès le début de la soirée, Will renonça à tant de gravité, trop heureux que
Katia l’accepte sans discours entre ses draps, malgré son dégoût manifeste, qu’elle
chevauche furieusement son visage et se répande dans sa bouche, tandis qu’il se
retenait stoïquement, et qu’elle consente enfin à s’allonger pour qu’il décharge, avec
ce sentiment, la salope, qu’elle lui faisait une immense faveur en lui permettant de
pénétrer dans le vermeil de son antre. Sacrée Katia, elle n’avait pas changé !
WiIl prit une grande respiration d’air pollué. Regardant au loin vers le jardin du
Luxembourg, il remarqua que les pigeons volaient bas, mais au moins ceux-là
volaient-ils encore, alors qu’à l’horizon concave de la rue Royer-Collard, on ne
distinguait plus le quart de la moitié d’une queue de chien pour frétiller. Qu’avait-on
fait de tous ces animaux domestiques qu’il avait fallu déclarer aux autorités pour
qu’elles en assurent le ramassage systématique, un peu comme le service des
encombrants ? Des pâtés et des manteaux de fourrure ? Trêve de plaisanterie, WiIl
ignorait le sort réservé à ces bestioles et il ne pourrait pas s’en enquérir auprès de
n’importe qui, car ce devait être un sujet qui fâche. Avant la nôtre, y avait-il jamais
eu une civilisation qui ait avec pareil excès choyé le règne animal, pourvu qu’il fût
asservi ? Will l’ignorait. Pour autant, il ne semblait pas que la mesure drastique
d’extermination décrétée par le nouveau régime ait suscité une guerre civile. C’était
d’ailleurs le plus surprenant de l’affaire, cette absence de violence, cette docilité de
la population, cette équanimité de l’atmosphère, après ce qu’il fallait bien appeler un
coup d’état, exécuté lui aussi en douceur il est vrai.
Will décida de descendre à pied jusqu’à la rue de Rivoli où se situait l’agence, afin
de voir si la ville se ressemblait encore. De prime abord, tout avait l’air d’être
comme avant, et pourtant il eut l’intuition que ce n’était qu’une apparence.
Boulevard Saint-Michel, l’épaisseur du calme avait quelque chose de menaçant. Il y
avait peu de monde sur les trottoirs, dans les boutiques, mais il était encore très tôt.
Will se ressaisit. Il devait se faire des idées, à cause du changement de Katia vis-à-
vis de son travail et du mystère dont elle entourait les récents événements
politiques. Il ne fallait pas qu’il commence à se laisser influencer s’il voulait se forger
une opinion personnelle sur le pouvoir en place. Tout ce qu’il avait pu constater
jusqu’à présent, c’était qu’aucune brise de révolte ne semblait soulever les esprits.
Passé le divin moment des retrouvailles bibliques, il avait bien essayé d’en
apprendre davantage de Katia, en ayant soin de la situer au centre du débat,
condition sans laquelle il était inutile d’envisager la moindre conversation. Il l’avait
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donc interrogée. Elle qui avait multiplié les petits boulots, elle qui était jadis plus
passionnée par l’astrologie que par l’informatique, elle qui d’ordinaire se lassait si
vite de ses collègues et de la clientèle, pourquoi avait-elle décidé de prendre racine
dans une sorte de Club Med, fonctionnant peu ou prou comme la Sécurité Sociale,
d’après ce qu’elle en disait ?
Katia s’était insurgée, comme si la réponse allait de soi, comme si malgré son
éloignement de plusieurs mois, l’ignorance de Will était incongrue. Pourquoi avait-
elle choisi de travailler ? Parce que le travail avait enfin un sens et ne servait plus à
gagner de l’argent. C’en était fini de cette logique pourrie d’une incessante
accumulation des richesses, fini de produire toujours plus pour consommer toujours
plus. Parce qu’en travaillant, non seulement on existait en tant qu’ « actif », mais
encore bénéficiait-on des services à la personne les plus variés. Will ne pouvait pas
s’imaginer ce que cela représentait pour elle de se faire masser, coiffer, maquiller à
volonté par des personnes compétentes, satisfaites d’accomplir ces tâches
subalternes. Même celle qui venait faire le ménage chantait comme un rossignol.
Enfin, parce que c’était un honneur de compter modestement parmi les rouages
économiques d’une société tendant vers la perfection.
On aurait dit qu’un « Big Brother » la surveillait, tant elle paraissait réciter une leçon
convenue sur un drôle de ton. Katia avait ensuite répété avec insistance, car c’était
une question qu’ils avaient à cœur avant les évenements, que le nouveau régime
avait voulu rompre avec le capitalisme et le néo-libéralisme et qu’il y avait réussi.
Selon elle, le règne des petits chefs nationaux corrompus et des partis politiques
sans projet, était terminé. Désormais, on avait affaire à des dirigeants d’envergure
universelle, mus par un idéal d’humanisme absolu, qui ne se souciaient pas de leurs
intérêts personnels et voulaient le bonheur de l’humanité avant tout. Afin d’éviter
toute discorde entre les pays concernés et les différentes classes sociales, la
distribution des biens et des services n’était plus régie par des motifs économiques.
Mieux qu’ « à chacun selon ses besoins », l’ère du néonarcissisme octroyait à
chacun les moyens d’un complet épanouissement individuel et social.
- Alors pourquoi t’enlever Lulu ?
avait risqué Will, faisant le dos rond et baissant la tête pour ne pas la voir pâlir, car il
voyait bien que cette perte la faisait dépérir.
- Seuls les êtres humains sont dignes d’inspirer des sentiments humains,
avait articulé Katia d’une voix électronique.
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A ces mots, Will s’était rengorgé ostensiblement. C’était exactement ce qu’il pensait.
Non seulement il trouvait odieux que l’on traitât mieux les chats européens que les
bébés africains, mais encore avait-il toujours éprouvé une gêne mêlée d’envie
devant les caresses dont Katia enveloppait Lulu, convaincu que l’affection portée à
cet animal diminuait la part de celle qui aurait dû lui revenir.
Donc Will avait pensé qu’il y avait peut-être du bon dans les initiatives de ce
nouveau gouvernement. Il fallait voir ça de plus près. S’informer d’abord, mais
curieusement, la tâche s’avérait délicate. Car ceux qui avaient vécu les
événements, affichaient un tel sentiment d’évidence, à moins qu’il ne s’agisse de
défiance, qu’on ne parvenait pas à les faire parler. A la moindre question, au mieux
on le traitait de martien, au pire on lui opposait un charitable mutisme.
Will s’en était rendu compte un peu plus tard dans la soirée, après avoir téléphoné à
deux ou trois copains qui s’étaient montrés peu bavards, et même plutôt
embarrassés par ses questions. Ils prétendaient avoir cessé de travailler, mais se
gardaient de lui fournir la moindre explication, ce qui était en contradiction avec la
démarche de Katia, soudain accro à son job. Will n’y comprenait plus rien. Seul
Ben, son meilleur ami depuis l’enfance, élève brillant, devenu ingénieur et jouissant
d’une excellente situation, avait bredouillé que les événements lui avaient fait perdre
son emploi, l’avaient forcé à changer d’orientation, à envisager une reconversion,
en passant des tests et en suivant une formation. Puis il s’était mis à rire
bizarrement.
- Une formation ? Mais pourquoi une formation ? Tu ne voulais plus être
directeur de production dans ta multinationale ? C’est parce qu’il n’y a plus
de directeur, parce qu’il n’y a plus de multinationale ou parce qu’il n’y a
plus de production
Ben avait toussé et prétexté qu’il devait raccrocher.
- Ah non ! Tu ne vas pas t’en tirer comme ça ! Il va bien falloir que
quelqu’un finisse par me dire ce qu’il se passe ici !
Ben s’était laissé arracher la promesse d’un dîner, pour le lendemain ou le
surlendemain, dans un restaurant du quartier des Abbesses où il demeurait. Il avait
ajouté sans conviction qu’il rappellerait pour fixer le jour, l’heure et le lieu. Sur le
moment, Will ne l’avait pas cru. Cette attitude fuyante l’avait inquiété car elle n’était
pas du tout caractéristique du Ben qu’il avait toujours connu. Et maintenant, Will
songeait qu’au lieu de se rendre à l’agence d’intérim, il aurait mieux fait de foncer
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chez son ami d’un coup de métro, de le surprendre au saut du lit, de le coincer entre
quatre s’yeux pour lui demander quelle mouche l’avait piqué. Will se disait qu’il était
vraiment arrivé quelque chose de grave dans ce pays, que seul le très raisonnable
Ben, une fois remis en confiance, serait capable de lui exposer clairement.
Néanmoins soucieux de satisfaire Katia, il ne céda pas à la tentation de s’engouffrer
dans la station Cluny-Sorbonne et franchit le boulevard Saint-Germain.
WiIl passa distraitement devant un immeuble en cours de ravalement, puis se
croyant victime d’une hallucination, revint sur ses pas. Ne lui avait-il pas semblé
reconnaître un autre de ses potes, perché sur l’échafaudage. Il se posta en
dessous, mais le type à trois ou quatre mètres de hauteur n’avait pas la possibilité
de l’apercevoir. Malgré le bruit de la machine, Will aurait bien essayé de l’appeler
mais il s’en abstint, car si jamais sa voix portait, il craignait de se tromper d’individu.
Il y avait si peu de chances pour que cet ouvrier du bâtiment fût Jo, un vieux
camarade de lycée, le plus cossard de toute la classe. Jo avait toujours prétendu
qu’il fallait être très intelligent pour prospérer dans la paresse et il le démontrait
magnifiquement depuis une dizaine d’années. Il vivait du chômage, de diverses
allocations et aides sociales, de combines et de trafics au noir. Le découvrir en
bleus de travail sur un chantier habituellement réservé aux immigrés, relevait du
miracle.
Au moment où WiIl résolut de s’éloigner, la machine eut quelques ratés avant de
s’arrêter. Un lourd silence l’assomma, mais il décida d’en avoir le cœur net :
- Jo !
hurla-t-il, le nez en l’air en direction du gars.
L’autre se pencha et ne marqua pas une seconde d’hésitation.
- Will ! Comment vas-tu vieille canaille ? Toujours dans l’exercice illégal de
la médecine ?
Pas de doute, c’était bien lui. Jo savait que malgré son acharnement, Will n’avait
jamais franchi le barrage de la troisième année de médecine et qu’il s’était rabattu
par dépit sur un diplôme d’infirmier. Il devait se souvenir que dans leur petite bande
d’anciens combattants du même lycée, qui avaient continué à se fréquenter après le
bac, Will aimait à donner des consultations médicales, surtout aux filles qui en
faisaient partie. Jo devait même le soupçonner d’avoir fui au fond de l’Afrique pour
pouvoir jouer tranquillement au docteur.
- Alors t’es rentré ?
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- Hier seulement. Et toi, qu’est-ce que tu fous là-haut ?
- Tu vois bien, je travaille !
Will resta coi, ne sachant que rétorquer en criant, puisqu’il fallait crier, et encore
moins depuis que les autres ouvriers du chantier, qui n’avaient pas forcément le
type méditerranéen, avaient cessé marteler et de poncer afin de tendre l’oreille.
- On s’appelle,
lança Jo pour le congédier, car il préférait sûrement la discrétion autour de sa
personne.
Perplexe, Will reprit son chemin.
Après un coup d’oeil à Notre-Dame sur la droite et à gauche sur les langueurs du
quai des Orfèvres, il savoura la traversée de l’immémorial Pont Neuf en prenant le
temps de s’asseoir un instant sur un banc, dans l’une des encoches arrondies du
parapet de pierre blanche. Son regard flotta d’abord en direction de la tour Eiffel, qui
se découpait sur un ciel bleuissant avec la montée du jour. WiIl respira à pleins
poumons en fermant les yeux. Ca sentait un peu moins fort que le Paris humide et
chimique de son enfance rue Eugène Varlin, au bord du canal Saint-Martin, mais ça
sentait bon Paris. Quand il se remit en marche, il embrassa la perspective du quai
de l’Horloge, piquée par la flèche de la Sainte-Chapelle. Comme cette ville était
belle. WiIl songea aux braves zoulous qu’il avait soignés pendant des mois,
habitués des aubes et des crépuscules abrupts, qui ne verraient jamais une
cathédrale au lever du jour, sans en souffrir d’ailleurs puisqu’ils ignoraient ce qu’ils
perdaient !
Sur cet élan, Will eut une pensée pour Babou, la mascotte du dispensaire, une
espèce de fils adoptif provisoire, envers qui il se sentait coupable. N’avait-il pas juré
au gamin de le ramener en France avec lui pour lui faire visiter Paris ? En réalité, il
avait seulement voulu faire plaisir à ce jeune albinos d’une quinzaine d’années,
jamais revendiqué par ses parents depuis sa naissance, pris en charge
collectivement par le village jusqu’à l’arrivée de Will. Ensuite, Babou s’était attaché
à son service et ne l’avait plus quitté d’une semelle. Il avait fini par partager sa case,
faisait office de serviteur et l’aidait efficacement dans les soins aux malades. De
toutes façons, Will ne regrettait rien car le môme n’aurait jamais pu s’adapter à un
autre milieu que le sien. Un nègre blanc reste un nègre, à qui de surcroît il manque
d’être noir. Oublier Babou.
17
Arrivé sur la rive droite de la Seine, Will fut tenté d’aller vérifier comment les
animaleries du quai de la Mégisserie avaient opéré leur reconversion depuis
l’éradication des animaux domestiques. Il tergiversa, puis la sagesse l’emporta sur
la curiosité et il contourna la Samaritaine pour remonter la rue de Rivoli jusqu’à
l’agence. Quelle ne fut pas sa surprise de n’en pouvoir distinguer la double porte
vitrée et bleutée, tant la foule en avait envahi les abords.
Force était d’admettre qu’il y avait du changement, puisque d’une part en ville on ne
marchait plus dans la merde de chien, et que d’autre part le travail, même
temporaire, était devenu attractif. Ce dernier constat n’arrangeait pas les affaires de
Will. Plus il y avait d’amateurs et moins il y aurait de possibilités d’embauche. Il se
demanda d’où sortaient ces nouveaux émules de l’instabilité professionnelle, des
deux sexes et de tous âges, qui s’agglutinaient sur le trottoir. Personne n’avait donc
rien de mieux à faire ? C’était incroyable. Allait-il se résoudre à sacrifier la matinée à
attendre ? Avait-il le choix ? Finalement, puisqu’il était venu jusque là, il prit son tour
au bout de la file.
Quel ennui de patienter ainsi. WiIl n’avait même pas songé à acheter un journal et
pour se désennuyer il se mit à parcourir une revue par-dessus l’énorme bras de la
grosse dame qui la feuilletait à côté de lui. Il vit d’abord, sans la voir vraiment, une
publicité pleine page dont le titre l’accrocha : Devenez guide ! C’est ce mot de
« guide », apparemment sans rapport avec l’image, qui capta soudain son attention.
Il se mit alors à mieux regarder la photo représentant un jeune homme bon chic bon
genre, dans une tenue de sport gris-bleu, souriant et l’œil pétillant. Sa seule
particularité tenait au harnachement de cuir blanc qui le reliait par les épaules et la
taille, à une femme aux lunettes noires, ressemblant davantage à une vedette de
cinéma qu’à une aveugle.
18
Pendant que Will tendait le cou pour comprendre, c'est-à-dire accepter, ce que
désormais il distinguait parfaitement, mais qui ne laissait de le mettre mal à l’aise, il
entendit la grosse dame marmonner :
- Sacré Dexus ! C’est un véritable illusionniste celui-là. Il faut voir le tour de
magie qu’il nous a fait avec le travail. Travail, mot apparu dans la langue
française au XVIème siècle, du latin tripalium n’est-ce pas, tripalium, une
machine à trois pieux, souvent utilisée comme instrument de torture. Tout est
d’une cohérence parfaite, sauf qu’il ne faut en croire ni ses yeux, ni ses
oreilles. Avec Dexus, l’histoire marche à reculons. L’âge de l’ « homo
sapiens » est révolu !
WiIl se redressa vivement. Dexus ? Mais oui, bien sûr, il en avait entendu parler par
le toubib en Afrique le jour où il l’avait appelé en catastrophe, et encore à deux
reprises par Katia au téléphone, juste après le coup d’état. Il avait mémorisé ce nom
de faux empereur romain ou de lotion après-rasage. Dexus, c’était le petit génie qui
tirait les ficelles de la Toile en France. Un anti-people invétéré, car personne ne
pouvait se vanter de le connaître. On n’avait jamais vu sa bobine à la télévision et
malgré son succès, il avait échappé à la faune des journalistes et des paparazzis. Il
se contentait, mais ce n’était pas rien, de diriger de manière occulte le nouvel
appareil gouvernemental.
Will se trouva idiot en s’écoutant poser la seule question dont la réponse ne
l’intéressait aucunement, mais c’était à cause de tripalium :
- Vous parlez latin ?
- Aux innocents les mains pleines !
lança la grosse dame, dont la vivacité de la réaction et de l’expression du
visage, tranchait avec la lourdeur des traits et des formes.
- J’étais prof de français, jeune homme, du temps où les gras, les anxieux, et
les savants de mon acabit, étaient des fonctionnaires dignes de ce nom.
Aujourd’hui, tout le monde sert l’Etat, sauf qu’il n’y a plus d’état. L’éducation
nationale est devenu un service à la personne comme les autres, et j’ai
refusé le nouveau statut d’ « utilitaire », qui est désormais celui des
enseignants, celui des guides pour handicapés ou des cuisiniers à domicile
aussi. Tous dans le même sac ! Si ça vous intéresse chien, pardon, guide
d’aveugle, je me demande ce que vous faites là. Vous êtes sûr que vous
préférez bosser ?
19
Elle toisa Will une seconde et ricana :
- Mon petit doigt me dit que vous êtes bourré de talents et que vous avez de
grandes ambitions, n’est-ce pas ? Pourtant, si vous êtes là, c’est que vous
n’avez pas d’emploi. Alors accrochez-vous mon petit, car les possibilités sont
restreintes. J’ignore si une mission d’éboueur vous conviendrait pour
commencer. Dans la manutention, je crois qu’il y a encore des postes, pleins
d’avenir évidemment. Sinon, plutôt maso ou plutôt sado ? Vous avez fait les
tests, la formation ? Vous en êtes où ?
- Mais nulle part, voyons, j’arrive d’Afrique, je viens de débarquer…Je ne
comprends rien à ce que vous me racontez.
- Eh bien tant pis pour vous mon gars, je vous en ai assez dit, ne comptez pas
sur moi pour vous affranchir davantage.
La grosse dame replongea le nez dans son magazine et ne se soucia plus de Will,
qui se retourna désespérément, comme pour prendre quelqu’un à témoin de son
désarroi, et vit un jeune couple se ranger dans la file derrière lui.
- Salut,
leur décocha-t-il gentiment.
Les atours noirs et blancs du chevelu gominé et natté qui opina du chef, trahissaient
son allégeance aux Gothiques, tendance rock dans la tradition Alice Cooper, revu et
corrigé par Marilyn Manson. Will ne pouvait pas s’y tromper car cette vision lui
rappelait sa jeunesse. D’abord, il n’osa pas détailler la demoiselle qui accompagnait
le rocker, mais elle devait appartenir à la même secte à en juger par le parfum de
surnaturel sulfurique qui émanait de sa personne. Des étudiants ? Peu probable, ou
alors ça signifiait qu’ils avaient beaucoup changé dans leur sociologie. Plutôt des
jeunes faux contestataires de banlieue se défoulant en musique sur fond de
déflagrations électriques, venus trouver quelques heures de travail pour réactiver le
versement de leurs allocations assedic.
Quand Will eut fait volte face, il entendit la voix féminine murmurer à l’oreille de son
voisin :
- Dan, j’ai rêvé de lui cette nuit.
- De qui ?
demanda le garçon d’une voix bourrue.
- Dexus évidemment.
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Comment la jeune fille avait-elle pu rêver d’une image virtuelle du pouvoir ? Où les
fantasmes allaient-ils se nicher maintenant ? Et comment savoir si Dexus était un
homme identifiable, puisque personne ne l’avait jamais vu. Will pensait au contraire
qu’il avait fallu une sacrée équipe, peut-être une armée d’informaticiens pour opérer
de tels bouleversements, dont il ne mesurait pas encore l’étendue. Il n’était de
retour en France que depuis une quinzaine d’heures…
WiIl se sentit tout à coup très dépaysé sur sa terre natale, parmi ses compatriotes. Il
n’était plus du tout dans le coup. Le soudain engouement de la population pour le
travail lui paraissait tellement extraordinaire, qu’il ne pouvait s’expliquer que par les
énormes avantages que le nouveau régime avait dû y attacher, sans doute pour
lutter contre le chômage. Ou alors, et c’était l’hypothèse la plus révolutionnaire mais
il ne l’écartait pas, ceux qui demeuraient oisifs, s’exposaient-ils à des sanctions
particulièrement dissuasives ? Pire ! La publicité pour devenir guide d’aveugle,
qu’il avait vue dans le magazine de la grosse dame, l’autorisait-elle à imaginer que
Dexus aurait ordonné l’extermination des animaux domestiques pour que chacun
puisse trouver un emploi en les remplaçant ?
L’esprit de Will s’échauffait. La grosse dame ne lui avait-elle pas demandé : « sado
ou maso ? » Existait-il désormais un job qui consistât à se faire caresser du matin
au soir, en miaulant d’aise ou de grogne. Si c’était le cas, Will postulerait
immédiatement pour faire le chat, celui de Katia par exemple, ou plutôt celui de la
rockeuse aux effluves vanille-patchouli.
Sa rêverie l’enhardissant, Will se retourna de nouveau et défia le couple de jeunes
gens avec un sourire :
- Quelque part, il a raison Dexus, non ?
Ils le dévisagèrent sans aménité et marquèrent un temps d’arrêt avant d’acquiescer,
l’air inquiet. On aurait dit qu’ils le prenaient pour un débile ou pour un espion à la
solde du mystérieux dictateur. Will constata que malgré son maquillage Halloween,
la fille lui plaisait vraiment. A compter de cet instant, il décida qu’il ferait n’importe
quoi pour la séduire et que cette gageure égaierait sa journée. Cependant les
travaux d’approche étaient mal engagés et il fallait d’urgence rectifier le tir.
- Rassurez-vous les amis. J’en ai rien à foutre de Dexus, c’était juste histoire
de causer. Je vous trouve sympas, c’est tout. Et je me disais qu’on aurait pu
se tirer de là pour aller boire un café.
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Pas facile à dérider ces loulous, qui finirent tout de même par succomber au charme
de celui qui venait d’ailleurs et devait leur paraître tellement libre dans ses propos.
C’est en leur démontrant qu’au rythme où les candidats entraient dans l’agence et
en ressortaient, aucun des trois n’aurait son tour avant midi, que Will les convainquit
de renoncer. La belle approuva la première, avec une pointe de satisfaction, sinon
de soulagement, dans l’intonation. Le gars qu’elle appelait Dan, lâcha deux ou trois
onomatopées décisives. Et d’un pas lent, ils entreprirent de descendre de conserve
la rue de Rivoli.
Ils ne dérivèrent pas longtemps. Craignant que ses ouailles ne lui faussent
compagnie, Will jeta son dévolu sur le premier troquet venu. Il se félicita aussitôt de
l’initiative qu’il avait prise, car l’établissement dans lequel ils pénétrèrent, qui ne
payait pas de mine extérieurement, lui sembla pittoresque. Il s’agissait assurément
d’un bar-brasserie, ainsi que l’indiquait une enseigne traditionnelle, mais dans la
salle, bleue sur les murs, rouge au sol et au plafond, chaque table était équipée
d’un écran plat et amovible. De rares clients pianotaient sur un clavier en sirotant
une boisson. Will s’interdit de paraître étonné et crut bon de remarquer tout haut
qu’ils étaient probablement tombés sur un cyber-café. Les deux autres ne pipèrent
pas, mais il surprit le regard furtif et dubitatif qu’ils échangèrent.
- Bien entendu, c’est moi qui vous invite !
fit-il, grand seigneur.
Quand il fut attablé en face d’eux, Will les observa plus attentivement. Dan d’abord,
qui se tenait sur ses gardes. Ses yeux grossièrement mâchurés de khôl, son teint
cadavérique, ses tresses brunes autour de la tête et sa combinaison de plastic noir,
inspirèrent à Will une première question sur le genre de job qu’il recherchait dans
cet accoutrement. Dan déclina qu’il était musicien, pianiste dans un groupe rock, qui
ne se produisait pas suffisamment pour que ses membres puissent être considérés
comme « actifs » et bénéficier du statut d’artiste institué par le nouveau régime. Il lui
fallait donc trouver un CDD dans n’importe quel secteur, afin d’occuper le reste de
son temps, et surtout pour éviter les tests et échapper à la formation.
Pour la troisième fois depuis son retour en France, Will entendait parler des tests et
de cette fameuse formation, que la grosse dame avait évoqués, auxquels son ami
Ben s’était soumis et que le rocker préférait remplacer par un petit boulot à temps
partiel. WiIl faillit demander de quoi il retournait, mais subodora qu’une telle
question casserait l’ambiance. La chanteuse, dont le sort intéressait Will bien
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davantage, était à peu près dans la même galère. Elle s’appelait Louna. Elle avait
déjà enregistré un C.D. qui lui avait coûté plus qu’il ne lui avait rapporté. Son agent
l’avait abusée. Le public ne l’avait pas suivie. Bref, une incomprise. Avec le voile de
tulle noir qui flottait sur ses cheveux blonds méchés de rouge, et la longue robe de
satin blanc qui habillait son corps apparemment frêle, elle ressemblait à une sainte
vierge en deuil. Will la trouvait plus émouvante que belle et plus belle que pitoyable.
Il aurait voulu la prendre dans ses bras, la protéger contre ce monde étrange qui les
entourait et le désorientait. Il ignorait cependant si elle en avait envie.
Will eut beau raconter ses histoires drôles d’humanitaire en mission, qui n’étaient
que la version moderne des plaisanteries coloniales, au bout d’un moment Dan
s’impatienta. On n’allait pas continuer à glander toute la journée au milieu des
drogués de jeux vidéo ! S’il ne pouvait décrocher un job aujourd’hui, mieux valait
qu’il retourne à Bobigny, où il disposait d’une salle pour répéter avec son groupe, en
vue du concert qu’il donnait le samedi suivant. Sur ce, il se leva et régla les
consommations par carte bancaire, avant que Will n’ait pu faire un geste.
Bobigny ? Ca lui rappellerait des souvenirs de jeunesse. Sans savoir en quels
termes le rocker aurait pris congé de lui, Will lui coupa la chique avec un « nous
t’accompagnons » péremptoire.
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C’est ainsi que le trio se retrouva dans un compartiment du métro presque vide en
ce milieu de matinée. Il fallut à Will un temps de réflexion pour qu’il réussisse à
penser ce qui avait changé dans le décor trop familier des couloirs souterrains.
Certes, des affiches publicitaires placardaient les murs comme auparavant, mais
l’une d’elle, qu’il avait vue d’abord sans y prêter attention, était revenue comme un
refrain tous les vingt mètres, et s’imprimait enfin en majuscules dans son esprit :
SOIGNER L’HOMME PAR L’HOMME. Songeant au discours de Katia, Will pensa
que ce devait être de la propagande gouvernementale au soutien des réformes
mises en œuvre par Dexus. C’était tout un programme !
En s’asseyant à côté de Louna, il tenta de galéjer. Il espérait que le nouveau régime
avait également prévu de soigner l’homme par la femme. Isolé par les écouteurs de
son walk-man, Dan ne réagit pas, mais la douce lui répondit malicieusement qu’il
n’imaginait certainement pas à quel point. Au moins Louna avait-elle réalisé qu’il
débarquait de sa lointaine Afrique et n’était pas au courant des événements qui
avaient chamboulé la société française. WiIl lui sut gré de sa compréhension et se
jura de ne plus la quitter de la journée, ce qui relevait d’une grande audace. Il se
serra davantage contre elle, jusqu’à ce que leurs bras et leurs cuisses se touchent.
Elle ne bougea pas, donc elle acceptait tacitement cette promiscuité. C’était bon
signe.
Poursuivant sa méditation, Will remarqua a posteriori, parce qu’elle était négative,
une autre caractéristique du nouvel environnement. En effet depuis qu’il était sorti
de l’immeuble de la rue Royer Collard, il avait marché jusqu’à la rue de Rivoli, l’avait
montée et redescendue, puis il avait arpenté les couloirs du métro Châtelet, tout
cela sans rencontrer ni un clochard, ni un mendiant. Il n’osa pas envisager
franchement qu’on ait pu les exterminer comme les animaux domestiques, bien que
cette idée l’effleurât. Il la repoussa aussitôt comme étant incompatible avec la
philosophie de Dexus qui prêchait, d’après les maigres informations recueillies
auprès de Katia, un humanisme absolu. Qu’est-ce que le génial dictateur avait bien
pu faire des parasites et des exclus de la société ?
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Malgré sa curiosité, c’était encore une question que Will n’essaierait pas de poser
tout de suite à ses nouveaux amis. Pas plus qu’il n’eut la témérité de renseigner
auprès d’eux, en émergeant de la station Pablo Picasso à Bobigny, quand il
découvrit que ses abords étaient déserts. Où était passée la foule des immigrés qui
peuplaient auparavant l’esplanade. Pouvait-on supposer que Dexus fût également
parvenu à résoudre le problème de la ghettoïsation dans les cités ? Car il était
extraordinaire de constater que les visages typés black beurs, les foulards et les
boubous, qu’on croisait habituellement en ces parages au point de se croire à des
milliers de kilomètres de Paris, avaient complètement disparu.
Will, qui avant Katia avait vécu dans ce quartier une romance avec Fatou, sa copine
africaine, n’en revenait pas de sa surprise. Alentour, les H.L.M. dans lesquelles on
entassait autrefois la population déplacée, semblaient en voie de démolition. Sur les
chantiers, telle une fourmilière, des cortèges d’ouvriers étaient occupés à ramasser
les gravats. Vers le centre ville, on avait déjà commencé à remplacer les immeubles
détruits par des jardins pleins de promesses. Dans les allées de gravillons
s’aventuraient quelques promeneurs distingués, qui tenaient en laisse, non, ce
n’était pas possible, qui tenaient laisse, non pas un chien, mais…à bien y
regarder…un homme ou une femme…un homme ou une femme en harnais.
Will, dont le cœur s’emballa, détourna les yeux, parce qu’il refusait de les croire. Il
devait avoir la berlue ! Après s’être pincé, il éprouva le besoin de regarder à
nouveau et dut se rendre à l’évidence. Il n’avait pas rêvé. Il n’était victime ni d’un
mirage ni d’une hallucination. L’ampleur du décor éliminait l’hypothèse du tournage
d’un film sado maso, bien que ce fût une tendance à la mode quand il avait quitté la
France. Non, Will voyait bel et bien des gens qui en promenaient d’autres en laisse.
Il eut même le temps de remarquer un homme qui tirait sur le harnais d’une femme,
pour ralentir son pas, puis l’attrapait par le collier pour rapprocher son visage et
l’embrasser avec voracité. Touchant !
L’heure était grave. Il s’était passé quelque chose d’extraordinaire dans ce pays et
que personne ne se risquât à en parler spontanément lui parut fort angoissant. WiIl
songea que ses compatriotes étaient probablement responsables de leur malheur,
si c’en était un, car à la veille de son départ en Afrique, l’engourdissement des
esprits semblait irrémédiable. Ce n’était peut-être qu’en apparence, mais tout le
monde pensait officiellement la même chose et ceux qui avaient envie de penser un
peu différemment étaient contraints au silence, par crainte des représailles. Le
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pouvoir, les medias, les élites, convaincus de détenir la vérité et opportunément
complices, interdisaient tout débat. Les élections fournissaient une ultime occasion
d’exprimer quelque mécontentement par des votes extrémistes, mais les électeurs
eux-mêmes étaient en voie de disparition.
Revêtu des atours de la démocratie, ce totalitarisme intellectuel avait eu pour effet
de démotiver les gens, en les rendant fatalistes. Plus personne ne voulait travailler
puisque ce n’était plus un moyen de se sentir exister, de manifester son autonomie,
ni de modifier le cours inéluctable des choses. Donc acculé au repliement sur soi-
même, on ne se souciait que des vacances et de la retraite. Et malgré les bons
sentiments qui n’avaient jamais été aussi bien partagés dans une société, la seule
morale en vigueur se réduisait à l’apologie de l’individualisme et se traduisait par
des comportements d’un égoïsme forcené. C’était pour cela que Will était parti en
Afrique, pour rompre avec cette hypocrisie. Mais pourquoi diable en était-il revenu ?
L’ancien centre commercial de Bobigny, où Will avait eu l’habitude de faire ses
courses, avait été transformé en un immense forum consacré à la musique. Dans
les anciennes boutiques étaient exposés toutes sortes d’instruments électriques,
dont il semblait qu’on pût disposer à volonté.
Dan remontait la galerie d’un bon pas et montra d’un geste de la main.
- Ici c’est le royaume du rock, tous les rocks. Partout, l’art a remplacé le
commerce, c’est génial.
Will s’empressa d’approuver cette remarque empreinte de fierté, sans doute la plus
longue phrase du jeune homme depuis qu’il l’avait rencontré.
- Il est prévu que tous les centres commerciaux deviennent des complexes
consacrés à de multiples activités artistiques. Ici, les salles de répétition sont
au sous-sol. Tout le monde peut en profiter. Enfin c’est bien pour ceux qui ne
travaillent plus et qui ont des loisirs. Ils sont amateurs ou spectateurs quand
ça leur plait. Mais pour passer professionnel avec le nouveau régime, c’est
une autre paire de manche !
murmura Louna d’une voix suave, en se rapprochant de Will, qui commençait à se
demander ce qu’il était venu faire dans cette banlieue méconnaissable.
Soudain, une sorte de vertige s’empara de lui. Il ralentit le pas, retint la jeune fille
par le poignet et suggéra à voix basse qu’ils laissent Dan se rendre à sa répétition,
tandis qu’ils retourneraient à Paris tous les deux. L’expression qu’elle afficha
instantanément témoignait d’une certaine admiration. Elle devait le prendre pour un
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dur, même si son audace venait de ce qu’il n’avait pas vécu les événements. Elle
sourit. Les candides de l’acabit de Will ne devaient pas courir les rues. En un éclair,
elle fit volte face et se mit à trotter vers la sortie de la galerie commerciale. Will se
précipita sur ses talons. Ils foncèrent jusqu’à la bouche de métro Pablo Picasso où
ils s’engouffrèrent.
- Je suis une vraie salope d’avoir abandonné Dan sans l’avertir,
souffla-t-elle une fois assise dans le compartiment.
- Et Dexus, que fait-il des salopes dans ton genre ?
- Tests, formation, dressage, placement…
murmura-t-elle.
- Ca t’effraie ?
- Non pas vraiment. Peut-être que ça me plairait au contraire, mais je n’ose
pas l’avouer. Tu sais Dexus ne gouverne pas au hasard. C’est quelqu’un qui
a beaucoup réfléchi, qui connaît tous les ressors de la psychologie. Si bien
que les réformes qu’il impose conviennent parfaitement à ceux qui doivent
s’y soumettre. C’est génial. Et toi, qu’est-ce que tu vas faire ?
Will n’en savait fichtrement rien et ne tenait pas à s’en soucier trop tôt.
- Ecoute, j’ai atterri à Roissy hier au soir. J’ai tout de même droit à quelques
jours de répit, non ?
- Pas sûr. En tous cas, le compte à rebours a commencé parce qu’en arrivant
dans un aéroport, tu as forcément été fiché. De ce point de vue là, je peux te
dire qu’on a fait des progrès ! Donc tu ne pourras pas rester dans la
clandestinité.
- Mais je n’en ai pas l’intention.
- Tant mieux. Quant à moi, je viens de me griller avec Dan et le groupe. Je
crois que je ne retournerai pas à l’agence d’intérim, c’est inutile, je ne
trouverai pas un job compatible avec la chanson. J’irai dès demain dans un
bureau d’enregistrement me faire inscrire pour les tests et la formation.
Ensuite j’essaierai d’être candidate à des affectations spéciales. Tu n’as qu’à
m’accompagner si tu veux savoir comment ça fonctionne.
- On verra. En attendant, ça te dirait de rendre visite à l’un de mes copains,
Ben, il habite près de Pigalle.
Louna applaudit des deux mains, sans que Will ne saisît, sur le coup, pourquoi
cette ballade suscitait chez elle pareil enthousiasme.
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Ce n’est qu’après avoir vu qu’il comprit !
De toutes façons, aucune description n’aurait permis de le préparer au spectacle qui
l’attendait dans ce quartier. En haut des escaliers du métro Pigalle, il marqua un
temps d’arrêt, juste pour réussir à imaginer ce qu’il voyait, car contrairement à ce
qu’on pourrait croire, on ne voit que ce qu’on a préalablement accepté de voir. En
revanche, pour regarder l’inconcevable, mieux vaut fermer les yeux et commencer
par envisager que c’est possible avant de les rouvrir. C’est ce qu’il fit.
Autour de la place, près de la fontaine, sur le boulevard Rochechouart, et le long de
la rue Houdon, qu’ils allaient emprunter pour monter vers la place des Abbesses,
partout des gens assis ou debout étaient alignés, immobiles, sur les trottoirs, devant
les immeubles ou carrément dans les vitrines des magasins. Après quelques pas,
Will se rendit compte qu’ils s’exhibaient pour les badauds, en rivalisant par des
attitudes provocatrices ou des postures lascives. Ce grouillement humain, dans sa
diversité sexuelle, ethnique, générationnelle ou vestimentaire, était à la fois
bouleversant et fascinant. Will ne savait plus où donner de la tête. Il aurait aimé
observer ces individus un à un, mais un tel tapissage eût été fastidieux à cause du
nombre. Aussi emboîta-t-il le pas de Louna, avec l’impression d’être dans un état
second. Il lui fallut un certain temps pour remarquer que chaque personne ainsi
exposée au public, portait un large brassard sur lequel étaient inscrits des chiffres et
des lettres, correspondant probablement à un code qu’il était évidemment incapable
de déchiffrer.
Bien qu’il se forçât à avancer et qu’il osât à peine dévisager les femmes, au 14 de la
rue Houdon, Will ne put pas s’empêcher de tomber en arrêt devant un spécimen
eurasien de toute beauté, qui en d’autres temps, aurait pu être un mannequin en
vogue. Mais y avait-il encore des défilés de haute couture ? S’il avait bien compris,
désormais la publicité commerciale, ou même la simple promotion des biens de
consommation n’existait plus, puisqu’il n’y avait plus de concurrence, dans la
mesure où l’on ne produisait que ce qui était nécessaire pour satisfaire
équitablement la population. Cependant contre toute attente, le seul commerce où
la compétition fût encore admise, était apparemment celui des êtres humains.
Will se souvint de la pleine page sur la revue de la grosse dame, visant à susciter la
vocation de guide pour aveugle. A Bobigny, n’avait-il pas vu dans les allées des
jardins, des gens qui promenaient leurs semblables en laisse ? D’après ce qu’il
pouvait en juger, Pigalle semblait être devenu l’une des places fortes du marché du
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sexe, comme la prostitution à Amsterdam autrefois, mais en tellement plus
grandiose et diversifié !
- Combien ?
s’entendit demander Will, avec un mouvement compulsif vers l’eurasienne.
Aussitôt, Louna le bouscula pour l’éloigner de la fille et lui faire rempocher ses
billets de banque. Elle lui glissa dans l’oreille que l’argent n’avait plus cours et que
les services, même les services sexuels, se payaient désormais par carte de crédit.
Will tenta de ressortir son portefeuille, mais Louna l’en empêcha :
- Je t’ai dit carte de crédit, pas carte bancaire. On t’en délivrera une dès que tu
iras te faire recenser pour déclarer ton choix. Si tu décides de travailler, on
t’établira un dossier d’« actif » avec une analyse de ta personnalité et la mise
à jour permanente de ton activité. Sinon, tu es bon pour les tests et la
formation.
Furieux, Will rétorqua qu’il ne pigeait rien à cette mascarade, que si la fille était à
vendre, il ne voyait pas pourquoi il ne l’achèterait pas. Il avait connu des mois et des
mois d’abstinence dans un bled au fond de la brousse, il avait bien mérité de
s’amuser un peu.
- Tu en auras tout le temps, si tu le souhaites. Tu pourras même ne faire que
ça, si tu veux. T’amuser, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Ta seule
obligation, c’est de respecter les règles du jeu.
- Encore faudrait-il que je les connaisse !
- D’accord, je t’expliquerai tout ce que tu voudras, mais je t’en prie, suis-moi !
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Louna avait l’air sérieux et il était évident qu’elle ne lui voulait pas de mal. Will se
calma. Tandis qu’ils se remettaient en marche pour monter la rue Houdon, passant
distraitement en revue cette marchandise humaine, Louna continua à lui parler dans
l’oreille. S’il était vrai que chacun pouvait désormais choisir librement des
partenaires pour satisfaire sa libido, la sélection ne se pratiquait pas pour autant
dans l’anarchie, au contraire. Avec Dexus, tout était calculé par ordinateur. Les
conclusions du dossier d’ « actif » ou les résultats des tests pour les autres,
définissaient les catégories sexuelles ouvertes à chaque personne. Ainsi par
exemple, l’eurasienne du 14 rue Houdon portait le matricule D 666, D comme
déviant, la classe 6 indiquant un haut degré de sadisme et peut-être d’autres
perversions. Louna pensait que Will n’était ni maso ni tordu à ce point là et qu’il
serait probablement dirigé vers la catégorie des A, comme affectif.
Will dut paraître interloqué par ses propos, car elle éleva un peu la voix. Il ne devait
pas s’y tromper, ce qu’il découvrait ici n’avait rien à voir avec la prostitution. Dexus
ne cherchait pas à avilir le peuple mais à faire son bonheur. Celles et ceux qui
s’offraient sur ce marché avaient été détectés par les tests, non seulement pour leur
goût de l’exhibition, mais aussi pour leur impérieux besoin de se sentir désirés,
d’être traités en objet dans les rapports de séduction. Ils n’étaient là que pour
réaliser leurs fantasmes.
Evidemment, il y avait tellement de gens qui avaient opté pour cette condition, qu’on
avait ouvert plusieurs marchés, aux quatre coins de Paris. Leur statut
d’« érotophiles » n’était pas définitif. Ils pourraient toujours subir de nouveaux tests,
évoluer en fonction de leur épanouissement sexuel, opter pour d’autres services à
la personne. On avait l’embarras du choix ! Il était vrai que les réformes de Dexus
étant récentes et qu’on manquait de recul pour savoir comment changer de statut
quand on le souhaitait, mais il fallait faire confiance au gouvernement. En tous cas
pour sa part, puisqu’elle ne pouvait pas rester chanteuse parmi les « actifs », Louna
s’orienterait probablement vers des services sexuels, mais pas ceux offerts sur la
place publique, plutôt des services spéciaux, réservés à une clientèle particulière.
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Abasourdi, Will la remercia d’avoir accepté de le déniaiser. Il n’en demeura pas
moins convaincu que l’eurasienne marquée D 666 aurait comblé ses vœux, mais il
avait compris qu’il devait au préalable se procurer la carte de crédit délivrée par les
autorités publiques. Il fallait donc qu’il trouve un emploi de toute urgence, car il
n’avait aucune envie de devenir « érotophile ».
En arrivant devant le 27 rue des Abbesses, Will s’immobilisa et faillit proposer à
Louna de retourner rue Houdon ou place Pigalle, afin qu’elle lui prête sa carte pour
acheter une passe à une gentille fille codée A 1 et l’offrir à Ben. En effet, Will se
rappelait que ce dernier, paralysé par une timidité maladive, resté puceau très
longtemps, avait toujours eu un mal fou à séduire la gente féminine. Jadis Will
s’était souvent demandé comment on pouvait éprouver du plaisir à vivre dans un
quartier aussi animé et bruyant, surtout pour un type réservé et sérieux comme Ben.
Désormais, l’instauration en bas de chez lui d’un marché aux esclaves sexuels,
même si on les appelait pompeusement « érotophiles », était une aubaine à
condition qu’il en profitât. Cependant, une telle initiative de la part de Will, sans
aucun préliminaire, risquait d’être mal perçue par son vieux pote. Finalement, il
jugea préférable de le revoir d’abord. Il aviserait ensuite.
Avec Louna, ils gravirent les trois étages d’un escalier de bois crissant sous les
pieds, dont la cage puait le jupon de vieille. Sonnèrent à la porte et patientèrent. Elle
s’ouvrit après quelques bruits de rangements, puis ceux d’un pas alerte. Will eut du
mal à reconnaître le Ben d’antan avec sa bouille d’intello, ses épaules étriquées, sa
dégaine de potache attardé. A sa place, se dressait un athlète en jeans, dont la
chemise ouverte laissait voir des pectoraux rebondis. Will lui sauta au cou et
bafouilla en lui présentant Louna, qu’il avait rencontrée le matin même à l’agence,
qui avait eu la gentillesse de le suivre jusqu’ici, qui...
Lorsque Ben la prit par la taille, l’embrassa sur les lèvres et dans le cou en éclatant
de rire, Will manqua de tomber à la renverse. Il réussit néanmoins à franchir l’entrée
et se laissa tomber sur le canapé de la salle de séjour, en prenant sa respiration
pour dérouler une phrase entière à voix haute et intelligible.
- Pas la peine de te demander de tes nouvelles, je ne t’ai jamais connu en
meilleure forme.
- Détrompe-toi, j’ai encore beaucoup de progrès à faire, mais disons que je
suis sur la bonne voie. Et toi alors, l’Afrique !
31
- Rien l’Afrique, que veux-tu que je te raconte ? On y naît et on y meurt
toujours autant, peut-être de plus en plus. Apparemment, ça n’empêche pas
le reste du monde de tourner, et même de tourner sacrément vite. On dirait
qu’il y a eu une révolution ici…
Si ce n’était pas formellement une question, c’était à tout le moins une invitation
pressante à lui fournir des éclaircissements, que Will adressait à son ami, sous l’œil
amusé de Louna qui se balançait dans un rocking chair en plastic. Pourtant Ben,
debout, figé dans une pose martiale, résista en faisant semblant de ne pas
comprendre l’allusion, puis en faisant diversion.
- Vous n’avez pas faim les amis ? Il est plus que l’heure de déjeuner. Je
pourrais nous faire servir à la maison. Après la brousse, quel genre de
cuisine te tenterait, mon cher Will ? Sushis et geisha, méchoui et danse du
ventre ?
D’abord, Will crut qu’il plaisantait. Pas du tout, lui assura Ben. Il avait toujours été
possible de se faire livrer des repas à domicile et même d’engager du personnel
pour les servir. Cependant, cette pratique était devenue très courante, puisqu’il
s’agissait désormais d’un service public géré par le gouvernement et exécuté par
des volontaires qualifiés. Et combien cela coûtait-il, interrogea Will qui ne songeait
plus qu’à cette mystérieuse carte de crédit. Ben le reprit. Coûter n’était pas le terme
adéquat dans la mesure où l’argent n’ayant plus cours, ces services n’entraient pas
dans des rapports marchands. D’ailleurs, si révolution il y avait eu, elle portait moins
sur la disparition de l’argent, que sur la subjectivité du prix. En effet, le prix du
service ne dépendait plus du service lui-même, mais il était fonction du crédit de
celui qui en bénéficiait.
- Quoi ? Mais qu’est-ce que ça veut dire ?
Interrompit Will.
- Ca veut dire que si tu as besoin de manger de la viande deux fois par jour,
comme moi pour me muscler par exemple, tu auras le crédit pour te procurer
les aliments qui te conviennent.
- Et si j’ai besoin de baiser trois « érotophiles » par jour, j’aurai le crédit ?
- Oui, pourvu que ce besoin soit confirmé par le résultat de tes tests et ensuite
par ta pratique !
- Formidable !
lança Will avec enthousiasme.
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- Bien que le système soit d’une rare complexité, son informatisation en rend
l’usage très facile. Je ne sais pas si tu as remarqué qu’il y a maintenant
autant de terminaux que de prises électriques. Et tout va pour le mieux dans
le meilleur des mondes.
Will voulait en apprendre davantage. Devait-il déduire des explications de Ben que
l’élimination des échanges économiques avait permis au secteur public de s’étendre
à l’ensemble des activités ? Devait-il comprendre que les seules personnes à ne
pas être fonctionnaires étaient celles qui avaient choisi de rester « actifs » ? Non,
répondit Ben, car les « actifs » étaient également pris en charge par l’état et la règle
du crédit proportionné aux besoins s’appliquait à tout le monde.
WiIl interrogea son ami :
- Mais toi alors, le type le plus diplômé que je connaisse, qu’est-ce que tu
m’as dit au téléphone hier soir ? Pourquoi tu ne travailles plus ?
- On ne peut pas non plus dire ça. Je ne travaille plus dans ma boîte, elle a
fermé. Tout le personnel a été licencié pour cause économique. Mon cas est
très banal tu sais, compte tenu du nombre d’entreprises qui ont disparu.
Ben se mit à parler d’une voix grave et sereine.
Will devait se souvenir que le volume de travail avait commencé à diminuer avant
son départ pour l’Afrique. A l’époque déjà, on était largement engagé dans un
processus de suppression des emplois non rentables, ne serait-ce que parce que la
productivité avait augmenté, même si les syndicats ou les conservateurs de tous
poils avaient tendance à se voiler la face. Le chômage était devenu un cancer social
que les gouvernements successifs avaient tenté de combattre sans succès, surtout
parce que le courage et l’imagination leur faisaient défaut. Il aurait fallu que les
mentalités évoluent, qu’on invente une nouvelle conception du travail, mais en
France, encore plus que dans les autres pays européens, on avait préféré
l’aveuglement et l’immobilisme.
Donc le haut niveau de développement de la société avait abouti à une stagnation
de la consommation, sauf de loisirs bien sûr. Et paradoxalement, plus le travail se
raréfiait et moins les français avaient envie de travailler. D’ailleurs dans cette
conjoncture, les efforts qu’ils auraient dû accomplir pour augmenter leurs revenus,
auraient à peine amélioré leur confort. Si bien qu’ayant perdu leurs repères
traditionnels, ils s’étaient bornés à revendiquer un accroissement à l’infini de leur
temps libre. Au travail, ils se plaignaient du carcan salarial, se prétendant à tort ou à
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raison, harcelés moralement par leur hiérarchie ou leurs collègues. Les arrêts
maladie dus au stress ou à la dépression ne cessaient d’augmenter. Tous les
prétextes étaient bons, mais on avait aussi de bonnes raisons de discréditer le
travail. S’il avait permis jusqu’alors d’aménager le monde, il devenait évident qu’il
commençait à le détériorer. Il fallait nécessairement imaginer d’autres modes de vie,
changer les relations humaines puisque plus personne ne supportait que l’ordre
social dépende uniquement de la valeur économique de l’individu.
Devant ce constat, Dexus avait décrété qu’on ne produirait pas plus que le
nécessaire pour chacun, de façon à ce plus personne ne soit plus obligé de
travailler. Il avait donc rompu avec une économie de marché qui s’asphyxiait et
permis que chacun choisisse son statut : « actifs » ou non. Les actifs faisaient
tourner la machine économique. Et ceux qu’on se gardait bien de qualifier d’inactifs,
mais que l’on répertoriait sous le vocable générique d’ « humanyens », et non plus
de citoyens, étaient entretenus par la société, moyennant les services, au
demeurant minimes ou nuls, qu’ils rendaient à leurs semblables. En tous cas, la
seule valeur qui ait cours désormais, consistait dans la capacité de chacun à
s’investir pour autrui, mais on était libre de le faire à sa manière, y compris en ne
s’occupant que de soi-même. C’était un nouvel âge qui s’ouvrait.
- Génial ! Tous fonctionnaires sans rien avoir à foutre ! Le rêve !
s’exclama Will.
Du coup, il ne comprenait plus pourquoi Katia était si fière d’avoir obtenu un contrat
à durée indéterminée, pourquoi Jo grimpait sur un échafaudage pour ravaler un
immeuble, et pourquoi on faisait la queue devant l’agence d’intérim, tenaient tant à
se maintenir dans la catégorie des « actifs » par leur travail.
Rien n’était jamais simple. Ben baissa la voix. Will connaissait les gens, trouillards,
râleurs, sclérosés, réfractaires à tout changement. Ils ne voulaient plus travailler,
mais il avait suffi qu’on les en dispense légalement et qu’on les prenne entièrement
en charge, pour qu’ils cèdent à la panique. Alors par crainte de l’inconnu, ceux qui
avaient déjà un job, s’y étaient accrochés avec l’énergie du désespoir, les autres en
avaient trouvé, acceptant d’accomplir des tâches dont ils n’auraient jamais voulu
auparavant. Il n’y avait plus un seul chômeur nulle part.
Ben acheva son exposé en indiquant qu’il devait à la vérité de rappeler que Dexus
avait effectivement promis une société idéale des services à la personne, de tous
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les services, mais qu’il avait assorti sa réforme de l’extermination des animaux
domestiques. A bon entendeur !
Will ne put s’empêcher d’éclater de rire et son hilarité s’avéra contagieuse.
- Japonais !
conclut- il
- Quoi japonais ?
- Le repas et la serveuse, pardon l’ « humanyenne » de service, s’il te plait !
Ben passa commande par téléphone et revint avec des coussins qu’il disposa
autour de la table basse. Puis il s’accroupit et invita les deux autres à le rejoindre.
Will brûlait d’impatience :
- Et toi alors, les tests, la formation, qu’est-ce que ça donne ?
- J’ai choisi un circuit long. Ma qualification n’est pas terminée, je ne peux
encore rien te dire, mais j’ai des projets, de grands projets. J’espère que tu
te rends compte à quel point j’ai changé. Je suis en train de devenir l’homme
que j’ai toujours voulu être.
- J’avoue que tu étais un directeur de production assez terne, mais aujourd’hui
tu pourrais faire un magnifique esclave ! Ou mieux, le toutou d’une star de
cinéma ? Dis-moi un peu quels sont tes projets,
pouffa Will.
- Rira bien qui rira le dernier, car le cycle de qualification que j’ai entrepris m’a
permis de différer l’option et peut également me conduire à devenir « actif »
et maître ! En attendant, si tu savais comme je suis soulagé. J’ai
complètement désacralisé la valeur travail, alors que c’était ma drogue, tu te
souviens.
Will soupira imperceptiblement. Après avoir écouté Ben parler avec tant de fougue,
il se demandait si cette formation, courte ou longue, ne consistait pas tout
bonnement en un magistral lavage de cerveau. Il se dit qu’il avait tout intérêt à se
retrouver très vite un emploi, si modeste soit-il, pour échapper à l’endoctrinement
de Dexus.
Il se rappelait qu’autrefois on manquait de personnel hospitalier. C’était
probablement encore le cas aujourd’hui. WiIl résolut de démarcher les
établissements qu’il connaissait, dès que serait terminé le repas apporté et servi
par la japonaise avec un art consommé. Cependant il dut attendre un peu avant de
bouger, car après lui avoir offert une tasse de thé pour digérer, la geisha
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s’agenouilla derrière lui et commença à lui masser le dos. Will s’abandonna un
moment entre ses mains expertes.
Quant à Ben, il avait déchaussé Louna et lui caressait les pieds d’un air inspiré,
tandis qu’elle fredonnait. Ces deux là s’entendaient comme larrons en foire. WiIl
n’était pas sûr que la chanteuse acceptât de repartir avec lui. Si elle refusait, il
retournerait peut-être flâner en voyeur du côté du marché aux esclaves sexuels,
les « érotophiles », dont il savait maintenant qu’ils étaient des fonctionnaires
comme les autres, à la disposition des usagers.
Ainsi qu’il l’avait craint, Will était revenu seul au cœur de Paris. Il avait senti qu’il
devait partir, lorsque Ben, qui avait retroussé la longue robe de satin blanc
jusqu’aux genoux de Louna, avait enfoncé sa tête entre ses cuisses. Alors elle
s’était mise à glousser comme si elle était seule au monde. Son pote ne se s’était
pas davantage soucié de lui, mais Will ne lui en avait pas tenu rigueur, tant sa
métamorphose l’amusait. Tout de même déçu d’avoir été abandonné à son triste
sort, Will n’avait pas eu envie de revoir le marché aux esclaves sexuels. Il avait
préféré le contourner et rejoindre la station Barbès Rochechouart par la Place
Charles Dulin pour sortir ensuite à Châtelet.
Il était dix-sept heures. La ville lui parut plus calme que jamais. A la cafétéria de
l’Hôtel-Dieu, il rencontra des collègues à qui raconter ses aventures africaines.
Quand il avoua qu’il recherchait un poste d’infirmier pour se rétablir à Paris, ils lui
rétorquèrent vivement qu’il y avait belle lurette qu’on n’embauchait plus personne.
Et comme Will avait l’air de ne pas comprendre, ils lui confirmèrent en quelques
mots ce qui semblait être devenu une évidence : le nombre de malades ne cessait
de diminuer dans les établissements publics, aussi bien que dans les cliniques, dont
la plupart avaient déjà fermé, faute de clientèle.
Will tenta de dissimuler l’étonnement que lui causait cette nouvelle. Il hésitait
toujours à poser des questions à ceux qui avaient vécu les événements, afin d’éviter
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de passer pour un idiot. Donc il resta coi. Au moment où il franchissait la cour de
l’hôpital pour repartir, Will obtint néanmoins des explications en croisant une
Surveillante générale, sous les ordres de laquelle il avait souvent travaillé. Il la
savait plus bavarde que les autres. Si elle déclina ses offres de service, au moins
s’en justifia-t-elle.
A son avis, c’était la disparition de toutes les contraintes qui expliquait la bonne
santé de la population depuis le coup d’état. Will releva qu’elle était la seule
personne à user de cette expression, mais il se souvint que la maîtresse femme
n’avait pas froid aux yeux et comprit que le « Big Brother », s’il y en avait un, ne
l’effrayait pas beaucoup. Et même, elle haussa la voix devant l’intérêt que Will lui
manifestait et reprit de plus belle. Ce n’était pas rien, la disparition de toutes les
contraintes pour tout le monde, avec le bonheur par-dessus le marché, en prime !
Les gens qui se croyaient minés par le travail, pouvaient désormais s’adonner à
autre chose, ou ne rien faire du tout. Ceux qui souffraient de manques affectifs
recevaient des compensations appropriées, et ce n’était plus de la part de leur chien
ou de leur chat ! Même les cinglés trouvaient des partenaires idoines pour remédier
à leurs défaillances psychiques.
Ce Dexus était incontestablement un génie, et d’abord un génie de l’informatique,
qui lui avait permis l’expertise individuelle de toutes les personnes résidant sur le
territoire français. Personne n’avait plus de secrets, mais s’en plaignait-on ? Non,
car Dexus était aussi un génie de la psychologie. Depuis son avènement chacun
était convaincu d’agir suivant sa nature et selon son bon plaisir. Et en outre la
morale était sauve, car il passait pour un grand humaniste. De fait, en préconisant
qu’autrui était la solution de tous nos maux, il avait combattu efficacement le fléau
de la solitude. Aujourd’hui, il fallait même ruser pour obtenir un quart d’heure de
tranquillité !
Cette désaliénation sociale par rapport au travail, cette mutualité systématisée dans
les relations humaines, instituées par le nouveau régime, avaient supprimé les
causes de somatisation. Ainsi les maladies avaient-elles reculé de façon
spectaculaire, y compris celles qu’on croyait autrefois purement organiques.
Pratiquement, on ne traitait plus dans les hôpitaux que les conséquences des
accidents en tous genres. Et encore, les blessés se remettaient-ils plus vite
qu’auparavant, parce qu’ils étaient pressés de reprendre le cours normal de leur
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existence, une existence qu’ils croyaient taillée à leur mesure, une existence qui les
comblait enfin.
Incrédule, Will dévisagea son ancienne Surveillante générale. Au contraire des gens
qu’il avait revus depuis son retour, elle n’avait pas beaucoup changé et ressemblait
toujours à un adjudant d’infanterie. Mais ce qui l’intrigua, c’est l’impression qu’elle lui
fit de ne pas paraître dupe du système, dont elle vantait pourtant les effets
bénéfiques. Son discours contrastait avec celui de ben ou de Louna. Il lui rappelait
plutôt celui de la grosse dame dans la file d’attente devant l’agence d’intérim.
D’ailleurs, il songea qu’il faudrait y retourner dès le lendemain matin.
WiIl sortit de l’Hôtel-Dieu, plus perplexe que jamais. Sous couvert de service public,
est-ce que Dexus n’était pas en train de réduire les « humanyens » en esclavage ?
Or personne ne semblait se rebeller, personne ne se risquait même à émettre la
moindre critique à l’encontre du nouveau régime. Mieux, les gens étaient si heureux
qu’ils ne tombaient même plus malades. Cependant si la population n’éprouvait plus
aucune contrainte, si chacun se prenait pour l’artisan de sa propre vie, c’était parce
que tout le monde se croyait avoir décidé de son sort. Chacun était volontaire, soit
pour travailler, soit pour bailler aux corneilles. Telle était la clef de voûte du
système, sauf qu’iI restait à vérifier dans quelle mesure on se déterminait librement.
Car si Will avait bien compris, celui qui refusait de travailler, devait en revanche se
soumettre aux résultats de ses tests pour sélectionner le service social qui lui
convenait le mieux et apprécier le temps qu’y consacrerait.
C’était tout de même un remarquable exploit d’avoir éradiqué les contestataires et
les malades, outre les animaux domestiques. La thèse de Dexus reposait sur le
postulat que chaque individu pouvait trouver, grâce à l’informatisation de toute la
population, un ou plusieurs partenaires adéquats pour résoudre ses difficultés, se
soigner éventuellement. C’était bien le sens du slogan : SOIGNER L’HOMME PAR
L’HOMME, qui couvrait les panneaux d’affichage du métro. Que les hôpitaux se
vident et que les infirmiers chôment, confirmait que Dexus avait raison, mais Will ne
savait plus s’il devait se réjouir ou s’alarmer.
Il continua à méditer en tournant le dos à Notre-Dame. Certes, l’histoire s’accélérait,
mais en l’occurrence, n’avait-elle pas fait un bond immense ? Il restait à savoir s’il
s’agissait d’un bond en avant ou d’un bond en arrière, parce que ces histoires
d’esclavage et d’animaux domestiques ne laissaient d’inquiéter Will. La grosse
dame dans la file d’attente de l’agence d’intérim n’avait-elle pas prétendu que
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l’histoire marchait à reculons ? Elle avait parlé d’ « homo sapiens » et WiIl avait
oublié comment on appelait celui qui l’avait précédé. De toutes façons, il était trop
tôt pour arrêter son opinion, bien qu’en vingt-quatre heures, il en ait vu déjà de
toutes les couleurs.
Voilà où notre société était rendue après avoir quelque temps flotté au gré des
courants turbulents de ce qu’on avait baptisé pompeusement la « mondialisation »,
sans que personne ne sache exactement à quoi correspondait cette nébuleuse, et à
fortiori n’envisage les moyens de la maîtriser ou seulement de l’orienter. La
« mondialisation » était devenue une sorte de fatalité, devant laquelle l’homme
moderne, bien qu’il n’ait jamais été plus savant, s’était vilement prosterné. La
résistance avait représenté epsilon, car les gesticulations et les actes de
vandalisme des groupuscules « anti » ou « alter » tous azimuts, éructant à
l’occasion des sommets G 7 ou G 8, faisaient partie du folklore.
Il aurait fallu réfléchir et c’est ce qu’avait fait Dexus. Il s’était servi des technologies
dites avancées pour rafler le pouvoir au nez et à la barbe des politiciens
traditionnels devenus impuissants. Sa dictature devait être exemplaire, mais Will
avait entendu dire qu’il s’était passé des événements similaires dans les pays dits
évolués. On assistait à l’émergence d’une nouvelle espèce de dirigeants, à la fois
invisibles et omniprésents.
Chemin faisant dans la rue Saint-Jacques, Will se demanda si au lieu de poursuivre
ses investigations sur cette société bizarre et essayer d’y faire son trou, il ne ferait
pas mieux de rembarquer immédiatement dans le premier avion pour l’Afrique, où il
continuerait à se rendre utile auprès d’une population vraiment malade et misérable.
C’était un comble que le lendemain de son retour en France, il rêvât de la brousse
pour y retrouver les affres de la condition humaine, qui l’effrayaient moins que le
paradis de Dexus. Pourtant c’était ainsi.
Puis la ville avec ses lumières lisses et son aspect policé, l’immeuble cossu de la
rue Royer-Collard, le tapis neuf de l’escalier, une odeur de gâteau au four chez la
voisine, cet ensemble de petites choses qui participent du confort, ces petites
choses qu’on remarque surtout lorsqu’on en a été privé, tout cela mit un terme à ses
tergiversations. Will décida qu’il resterait sur sa terre natale, quoiqu’il arrive. Il
s’adapterait, il en avait vu d’autres ! Une fois prise, cette résolution l’enthousiasma.
Il s’en trouva encore plus heureux à l’idée de revoir Katia et sonna allègrement à la
porte, puisqu’elle avait oublié de lui redonner une clef.
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Un homme vint lui ouvrir. Après avoir frôlé l’apoplexie en le découvrant, Will se
ressaisit, ne serait-ce que pour le regarder en face. D’allure sportive mais
distinguée, la quarantaine bien entamée, le visage avenant, l’individu s’effaça avec
obséquiosité pour le laisser entrer et referma la porte derrière lui.
- Vous êtes un ami de Katia, sans doute ?
Will attendit la réponse, en toisant le type qui mesurait au moins dix centimètres de
plus que lui, mais elle ne vint pas. Impossible de dire s’il était sourd ou s’il faisait
mine de ne pas avoir entendu. Complètement indifférent à la stupéfaction qu’il
provoquait, il fit quelques pas dans la pièce. Will réitéra sa question, sans succès.
Ensuite, il fut sidéré de voir le bonhomme s’affaler sur le canapé, se retourner trois
ou quatre fois, avant de s’y incruster dans une pose alanguie, les yeux mi-clos.
- Vous pourriez peut-être avoir la correction de me dire ce que vous faites ici,
parce qu’ici, c’est chez moi pour ainsi dire.
Le type ne broncha pas.
Will, qui craignait de laisser l’inconnu seul dans le salon - salle à manger -bureau,
s’assit sur une chaise en croisant les bras. Katia devait être dans la cuisine en train
de mitonner un petit plat pour le dîner, car il l’entendit manier des casseroles avec
une agitation presque joyeuse. WiIl l’appela à la rescousse. Elle braya qu’elle
arrivait.
Deux ou trois minutes s’écoulèrent.
Will demeurait fermement campé sur ses ischions, sans quitter des yeux le type
qui se prélassait voluptueusement sur le canapé.
Soudain l’homme se déplia et bondit vers la cuisine comme un fauve pour
répondre à l’invitation de Katia :
- Lulu, minou-minou, Lulu, minou-minou, c’est prêt, viens manger !
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HOMO ERECTUS
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Dès que Will entendait la clef tourner dans la serrure de la porte d’entrée, il
accourait vers elle. Il ne s’autorisait pas à la prendre dans ses bras de son propre
chef, il attendait qu’elle ouvrît les siens, pourvu qu’elle en eût envie. Or son humeur
était imprévisible, variant selon que la journée de travail avait été bonne ou
mauvaise. Il arrivait qu’Alix se contentât de caresser les blonds cheveux qu’il avait
laissé pousser, avant de s’éloigner sans mot dire. Pourtant Will la sentait toujours
excitée de le tenir à sa merci. Quand elle était en forme, l’audace l’emportait sur la
lassitude du soir. Alix plaquait alors sa main sous la ceinture de son pantalon en le
regardant droit dans les yeux. Il ne bougeait plus, incapable de deviner si elle allait
ou non se décider à défaire sa braguette. WiIl commençait à s’émouvoir lorsqu’elle
glissait ses doigts dans son caleçon. Alix aimait particulièrement à le tirer par la
queue jusque dans sa chambre, pour qu’il la baise. Mais elle pouvait aussi le planter
en cet état, au milieu du vestibule, pour vaquer à d’autres occupations. Elle
n’éprouvait aucun scrupule à se comporter de cette manière, puisque c’était la règle
du jeu.
Un jeu extraordinaire auquel Will, dûment testé et formé, puis placé et dressé, avait
fini par prendre goût. Un jeu qui avait estompé le souvenir des épreuves qu’il avait
subies pour s’y préparer et y consentir.
En revanche, il ne risquait pas d’oublier son arrivée chez Alix, par un beau matin de
mai. S’il avait jamais eu la moindre intuition du paradis, c’était ce jour là, en
découvrant où elle habitait. Le taxi avait déposé Will au bas d’une rue
insoupçonnable du treizième arrondissement, d’accès difficile à cause du sens
unique, de nom insignifiant, car qui connaît Martin Bernard ? Il s’était retrouvé
devant un portail métallique peint en vert, qui laissait voir au premier plan une cour
minuscule plantée d’arbres gigantesques, puis une maison rectangulaire de deux
étages, dont il situait la construction dans les années trente.
Se sachant attendu, Will avait sonné sans réticence. Quelques secondes plus tard,
il l’avait vue, superbe, paraître dans l’embrasure de la porte vitrée en fer forgé,
descendre les trois marches du perron cintré et s’avancer vers lui. Elle lui avait plu
instantanément, malgré son allure de reine-mère. Peut-être parce qu’elle avait
simplement dit « Salut » en ouvrant le portail. Il avait marmonné quelques mots pour
exprimer son ravissement devant une maison, une vraie maison entourée de
verdure, en plein Paris. Elle n’avait pas cillé.
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D’ailleurs Alix, éminente PDGère d’une boîte de cosmétiques forcément en position
de monopole, Alix cillait rarement. Will avait appris à la connaître, ou plus
exactement à l’observer, depuis qu’il lui avait été affecté, en ce beau matin de mai.
Ce jour là, comme tous ceux qui suivirent, sa « maîtresse » était pressée de se
rendre à son travail. Donc elle lui avait fait brièvement les honneurs de la maison,
l’engageant à en approfondir la visite dès qu’elle serait partie. Alix lui avait désigné
une chambre au premier étage à droite, où il logerait, avant de l’installer à la cuisine
devant un bol de café et d’ordonner sobrement.
- Tu m’attends, tu ne bouges pas. Aujourd’hui, je ne veux pas que tu sortes.
Je veux que tu apprennes à m’attendre.
Will avait beau être préparé à cette situation, non seulement en théorie, mais
encore grâce aux cas pratiques qu’il avait expérimentés durant sa formation, la vivre
pour de vrai lui avait donné un coup. Le ton de la voix. La froideur de l’accueil. Il
s’était senti pâlir et n’avait pas bronché.
- Tu as compris ce que je t’ai dit ?
Will avait acquiescé et baissé les paupières.
Il avait entendu les talons bottiers d’Alix marteler les dalles de marbre noir et blanc
de l’entrée, puis la porte claquer derrière elle. Le roulement d’un volet métallique
avait déchiré l’air ensoleillé où baignait la cuisine. Will avait sursauté. Quand il avait
perçu un bruit de moteur, il avait réalisé qu’elle avait dû ouvrir le garage pour sortir
sa voiture. Alors il s’était levé de table, dirigé vers la fenêtre et il avait juste eu le
temps de voir le 206 coupé cabriolet gris métallisé franchir le portail, avant qu’il ne
se referme électriquement.
Resté seul, Will avait été saisi d’une angoisse qui l’avait desséché instantanément.
Il s’était précipité vers l’évier pour remplir un grand verre d’eau fraîche. Que lui était-
il arrivé ? Qu’avait-il fait ? Avait-il perdu la tête ? Comment avait-il pu accepter une
telle dégénérescence de sa personne ? Pourquoi n’avait-il pas persisté dans sa
volonté de travailler ? Quelle folie avait-il commise en s’excluant du monde des
actifs ! Pourquoi s’était-il laissé endoctriner et manipuler avec une telle légèreté ?
Voici qu’il se retrouvait prisonnier d’une inconnue qui semblait le tenir dans le plus
profond mépris. Elle prétendait le séquestrer dans une maison qu’il n’avait même
plus envie d’explorer, depuis que sa propriétaire s’en était allée. Certes, il avait été
formé pour consentir à une absolue sujétion et cette perspective lui avait paru
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grisante, mais comment supporter l’absence de l’autre, cet autre sans qui il n’était
plus personne ? Ca commençait mal.
Et tout cela parce qu’il n’avait pas accepté que Lulu-le-chat ait été remplacé par
Lulu-le-gentleman auprès Katia, pour le plus grand bonheur de l’intéressée. Elle
avait mené cette affaire de manière magistrale, Katia, car elle n’avait pas eu besoin
de prononcer un seul mot pour le voir déguerpir. Trois secondes avaient suffi à Will
pour imaginer les conséquences d’une substitution de l’homme au chat et pour en
concevoir une jalousie insoutenable. Aussitôt, il avait repris son énorme sac de
voyage, qu’il n’avait pas même eu le loisir de déballer depuis son retour d’Afrique, et
il était parti sans demander son reste. Sans leur dire adieu.
En ce beau matin de mai, le même sac gisait au pied de l’escalier, attendant d’être
monté dans une chambre au premier étage de cette étrange maison, sa chambre
désormais. Ce n’était que plus tard dans la journée, quand enfin il s’était ressaisi et
décidé à prendre possession du lieu qu’Alix lui avait assigné, que Will avait recouvré
un peu de sérénité. Pour l’heure, il fulminait. Mais de quoi se plaignait-il au juste ?
D’être devenu le factotum d’une PDGère en vogue, un ersatz de chien savant ?
Pourtant, il l’avait délibérément choisi. Au diable la modestie ! Will s’était montré un
candidat performant dans sa catégorie. Il était sorti premier de sa promotion. Et il
avait tiré le gros lot. Car les informations dont il disposait lui permettaient de se
considérer comme étant particulièrement bien servi par cette affectation. En outre,
d’après l’ordinateur, son couplage avec Alix frôlait la perfection. Il n’avait donc
aucune raison d’être mécontent. Ce matin là en vérité, il avait eu du mal à encaisser
que celle qui était destinée à jouir de son entière dévotion, n’accordât pas plus
d’importance à son arrivée, que s’il s’était agi de la livraison hebdomadaire de
Badoit.
Dépité, Will avait quitté la cuisine, puis s’était emparé du téléphone portatif en
traversant l’entrée, car il comptait appeler Louna. Il avait hésité devant l’escalier,
posé sa main sur la rampe en fer forgé, un pied sur la première marche. Finalement
peu pressé d’emménager dans sa chambre, il avait préféré explorer le rez-de-
chaussée, ainsi que la propriétaire l’y avait invité. WiIl avait alors emprunté le couloir
à gauche, qui ressemblait à une galerie de peinture, car d’étranges tableaux en
tapissaient les murs. Chaque toile, joliment encadrée, était éclairée par un spot.
Cependant, en y regardant de plus près, Will avait découvert un défilé d’affreux,
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d’estropiés, de fous, de misérables, tous peints apparemment de la même main. Il
s’était dit que cette Alix avait un drôle de goût.
Le couloir menait à un immense salon, tout en longueur, dont l’un panneau était
couvert de lithographies terrifiantes, représentant des monstres contorsionnés,
caricaturant la bestialité de l’humain avec un cynisme et une morbidité achevés.
Inquiet, Will avait détourné les yeux. Ce décor n’était pas de nature à le rassurer sur
la personnalité de sa maîtresse. Comment pouvait-on collectionner de pareilles
horreurs ? Est-ce que ces créatures illustraient l’idée qu’Alix se faisait de ses
semblables ou avait-elle besoin d’exorciser ses démons ? Il faudrait qu’il tire ce
mystère au clair.
Heureusement, de l’autre côté de la pièce, les baies vitrées ouvraient sur les fleurs
en désordre d’un jardin de curé, mal entretenu. Cette vision, la seule qu’il voulut
retenir, lui avait procuré un pur enchantement. En cet instant, malgré ses craintes et
sa désespérance, Will avait su qu’il s’arrimerait à cet endroit, en tous les cas, il le
souhaitait, pourvu qu’Alix y consentît au terme du mois d’essai qui leur était imparti.
Il fallait donc qu’elle s’attache à lui et qu’il lui devienne, affectivement au moins,
aussi nécessaire qu’un chien, plus si affinités. WiIl avait appris, au cours de la
session théorique de sa formation, combien il est difficile pour un homme de réussir
à se faire aimer aussi inconditionnellement qu’une bête. Ce serait peut-être plus
facile avec Alix, qui n’avait pas l’air de faire la différence entre eux.
Il était sorti par l’une des portes-fenêtres entrouverte, avait fait quelques pas pour
aller s’asseoir sur un fauteuil en osier délavé par les intempéries. A ses pieds, un
merle noir jouait avec son bec jaune dans les herbes folles. Au-dessus de sa tête,
pendaient quelques lattes de bois qui avaient dû servir de treillage pour une
charmille adossée au mur de la maison. Un jasmin blanc s’obstinait à répandre son
parfum et l’entrelacs de ses pousses anarchiques. Will avait soupiré. Comment Alix
pouvait-elle laisser ce jardin en friche ? Décidément, la visite de sa maison
suggérait plus de questions que de réponses.
Il avait regardé sa montre en songeant avec tendresse à la petite chanteuse rock
gothique, qui à la faveur des circonstances, avait infléchi son destin. Sans Louna, il
ne se serait probablement pas retrouvé chez Alix et il ignorait encore s’il devait le
déplorer. Il était hélas trop tôt pour lui téléphoner et prendre de ses nouvelles. Quel
pouvait être le sort d’une « humanyenne », ayant opté pour la catégorie des
« érotophiles », affectée en « extra » à un chercheur en épistémologie depuis
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quarante-huit heures seulement ? Quelle harmonie pouvait exister entre des
personnes aussi éloignées l’une de l’autre que Louna et ce type là ? C’était
incroyable, mais on prétendait que le système fonctionnait parfaitement, que le
logiciel utilisé pour les placements était infaillible.
- Alors à quoi bon prévoir un mois d’essai ?
avait demandé Will à son formateur attitré.
- Justement, par souci de la marge d’erreur possible.
Il avait réponse à tout celui-là, mais c’était son job.
La dernière fois que Will avait parlé avec Louna, c’était trois jours plus tôt, quand
elle avait pris connaissance de son affectation. Chercheur en épistémologie ? Will
s’était jeté sur un dictionnaire pour savoir de quoi il retournait. Puis il avait éclaté de
rire. Elle avait paru vexée et l’avait traité d’idiot. Il savait bien qu’elle avait postulé
pour des affectations spéciales, c’est à dire limitées au domaine sexuel et à temps
partiel. Louna, qui refusait d’effectuer des services ménagers et voulait continuer à
chanter, avait d’ailleurs suivi une formation appropriée. Will était évidemment
curieux d’entendre comment elle s’en tirait avec son premier « maître », un tordu
par définition. Vers neuf heures, il avait essayé de la joindre, en vain. Il aimait
beaucoup Louna, qui ne l’avait pas abandonné, qui l’avait soutenu jour après jour
depuis leur rencontre.
Le fameux premier soir, en quittant Katia et son nouveau Lulu, en s’éloignant à
jamais de la rue Royer-Collard, Will était trop furieux pour réaliser qu’il se retrouvait
à la rue, complètement démuni. Il avait marché en maugréant jusqu’à la place du
Châtelet. Puis il était entré dans une brasserie et avait commandé une choucroute,
car c’était le plat dont il avait rêvé tout au long de son séjour en Afrique, et il l’avait
copieusement arrosée de bière. A la fin de son gueuleton, il s’était rendu compte
qu’il n’avait pas les moyens de régler l’addition puisqu’il n’avait pas encore de carte
de crédit. Peu surpris, le patron l’avait obligé à nettoyer les tables, balayer la salle,
sortir les poubelles. Si bien que la nuit était déjà fort avancée quand Will avait pu
recharger son sac sur le dos. Il n’était pas question d’aller à l’hôtel. Ben était la
seule personne susceptible de l’accueillir de façon impromptue, ne serait-ce qu’au
nom de leur vieille amitié, même s’il avait gardé Louna auprès de lui. Ainsi Will était-
il redescendu prendre le dernier métro, en se demandant si le marché aux esclaves
sexuels de la place Pigalle faisait nocturne.
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Un peu déçu, il avait constaté en arrivant là-bas que les rangs s’étaient éclaircis et
que certaines boutiques avaient fermé leur devanture. Il lui sembla que c’étaient les
gens les moins bien dotés par la nature qui persistaient à proposer leurs services en
heures supplémentaires. La splendide eurasienne n’était plus exposée devant le 14
rue Houdon. Sous un réverbère, Will avait remarqué le visage avenant d’une femme
en pleine maturité. Il avait ralenti, pour s’abandonner un instant à la douceur qu’il
exprimait et au sentiment de sécurité que lui inspirait la généreuse poitrine de la
dame. Il avait tendu la main pour toucher. Elle avait souri. Puis il avait passé son
chemin. Avait-il jamais éprouvé un tel désarroi ? Autant souffert de la solitude que
ce soir là, après avoir perdu Katia, au moment où il rentrait dans une France
totalement chambardée ?
Avant même de rejoindre ses amis, en toute lucidité, Will s’était aperçu qu’il était
mûr pour tomber dans les filets de Dexus. Ensuite Ben l’avait encouragé, vantant
les mérites de la qualification de longue durée qu’il avait choisie, afin de modifier sa
personnalité et de prétendre à un destin exceptionnel. Will avait plaisanté en
répondant qu’il ne se détestait pas à ce point là et préférait se supporter tel qu’il
était. Quant à Louna, en le voyant si triste, elle avait aussitôt délaissé la couche de
Ben pour rejoindre Will et faire l’amour avec lui. Elle en avait tout le temps envie et
tant de chaleur humaine l’avait réconforté. Ils ne s’étaient plus quittés.
Dès le lendemain, Louna l’avait pris en charge, jusqu’à le tenir par la main tandis
qu’ils s’inscrivaient ensemble pour les tests au premier bureau d’enregistrement
venu. Elle avait continué à prendre soin de lui pendant la formation, qui se déroulait
dans des hôtels réquisitionnés par le gouvernement, un peu comme le service
militaire autrefois. Si leurs désirs et leurs dispositions les avaient orientés vers des
filières différentes, la durée de leur instruction avait été la même, et leur placement
presque simultané.
Bien qu’il eût renouvelé ses appels téléphoniques tout au long de la journée, Will
n’avait pas réussi à atteindre Louna. Il s’était donc contenté de fantasmer.
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Ce premier soir, lorsqu’elle rentra de son travail, Alix fut apparemment très
contrariée de trouver Will en train de somnoler sur le lit de sa nouvelle chambre.
- C’est ça que tu appelles m’attendre ? Pour un type si bien noté en formation,
je ne te trouve pas très performant. Tu sais que dans une portée de chiots, il
faut choisir le premier petit capable de téter sa mère. En revanche, les
« alteristes » de ton espèce, on ne peut pas encore les sélectionner au
berceau. Enfin tant pis, je vais peaufiner ta formation selon ma propre
méthode.
Réveillé en sursaut, Will sentit son rythme cardiaque s’accélérer. Il ouvrit les yeux,
se dressa sur la pointe des fesses et éclata de rire. Dans ses rêves, il avait oublié
que les gens de son espèce, comme le rappelait si aimablement Alix, affectés à
long terme, pour ne pas dire à vie, à la compagnie - plus exactement au service -
d’une personne active, avaient été baptisés avantageusement d’ « alteristes » !
A cet égard, le langage en vigueur sous le règne de Dexus, en recourant à des
néologismes hyperboliques pour qualifier les nouveaux statuts sociaux, n’avait rien
à envier à celui de l’époque précédente. Et d’une manière générale, le maniement
de l’euphémisme, de la litote et de la périphrase avait encore gagné du terrain dans
les commentaires de la réalité fournis par des médias désormais officiellement
assujettis au pouvoir.
Au demeurant, les « alteristes » constituaient une caste privilégiée parmi les
« humanyens ». En effet, ceux que l’on qualifiait généreusement d’« érotophiles »,
offraient leurs passes dans les lieux publics avec des brassards chiffrés affectifs
ou déviants et devaient se satisfaire d’échanges passagers avec autrui. Bien que
leur statut fût censé se distinguer de la prostitution, il en avait gardé le sel et le
poivre. Quant à la masse des « utilitaires », ils couvraient tous les services à la
personne de manière ponctuelle, à moins qu’ils ne s’engagent volontairement dans
la durée auprès de groupes spécifiques comme les handicapés, les vieux ou les
enfants. Les « alteristes » en revanche avaient vraiment la possibilité d’approfondir
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leur relation avec leur partenaire. Ils incarnaient l’excellence, car ils illustraient
l’humanisme idéal rêvé par Dexus.
Affecté « intuitu personae » à un « actif », l’ « alteriste » dépendait entièrement de
son maître qui pouvait non seulement user, mais encore abuser de lui, sans aucun
contrôle des autorités publiques. La liberté la plus extrême, l’absence de limite, tel
était l’apanage des fonctionnaires dominés « alteristes » et dominants « actifs »,
préalablement testés ou déclarés aptes à bénéficier de ces statuts particuliers en
raison de leur exigence réciproque.
Alix attendit qu’il cessât de rire, affichant un masque de souveraine indifférence.
Avec son regard gris perle, son teint bistre, on l’aurait crue faite en bois verni
comme les sculptures de saints dans les vieilles églises. Soudain glacé, Will se
demanda s’il serait à la hauteur pour plaire à une femme pareille. Il fut d’autant plus
troublé, qu’en cet instant, dans sa superbe, elle lui sembla presque belle. Chez elle,
tout était droit, le corps, le cou, le nez, le front. Droit et symétrique, comme si la
géométrie avait fait une bâtarde à l’esthétique.
Will allait répliquer, mais Alix coupa court à toute discussion. Elle posa sur la
moquette une assiette qu’on venait de lui livrer, contenant un cordon bleu et de la
purée. Puis elle intima à Will l’ordre de rester dans sa chambre et referma la porte. Il
ne la revit pas de la soirée, mais à son tour furibond, il en prit son parti.
Le deuxième jour, mettant à sa façon sa menace à exécution, Alix vint le réveiller à
sept heures du matin, en glissant sa langue entre les lèvres de Will soudées par le
sommeil. Sans bouger, gardant les yeux fermés, il se laissa faire. Puis chaviré par
la douceur de cet étrange baiser, il desserra peu à peu l’étau et se mit à baver.
Soudain, d’un geste brusque, Alix arracha la couette.
- Debout !
Nu, en érection perpendiculaire, Will sauta du lit.
- Descends !
Il s’engagea dans l’escalier, tandis qu’elle le suivait.
- Cuisine !
Il obéit.
- Couché !
Will la regarda. Il ne comprenait pas. Pour la première fois, il la vit sourire
horizontalement et constata sans étonnement que ses dents étaient carrées. La
seule entorse à la rectitude de son apparence venait de ses cheveux auburn,
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vaguement retenus en un chignon, d’où s’échappaient des mèches folles. Elle
portait, comme un cintre à cause de sa minceur, le flou d’un ensemble-pantalon à la
manière de Sonia Rykiel, noir à rayures jaune, orange et fushia. Quel âge pouvait-
elle avoir ? Entre trente-cinq et cinquante ans, mais cela n’avait pas grande
importance.
- Tu as compris ce que je t’ai dit. Couché !
Bien entendu au cours de sa formation, on l’avait prévenu de l’éventualité des
sévices, mais il n’y croyait pas. Il s’était imaginé bien entendu que dans son cas
était exceptionnel. Cependant le moment était venu. Will soupira et se mit à quatre
pattes. Aussitôt il releva la tête et défia Alix pour montrer qu’il était conscient de se
prêter à une fantaisie. Elle lui planta alors le talon de son escarpin sur le sommet du
crâne et l’enfonça pour le contraindre à plier l’échine.
Puis elle lui mit sous le nez un grand bol de café noir.
- Sans les mains !
Cette fois-ci, Will ne se fit pas répéter l’ordre. Il commença à laper le breuvage,
horrifié par la tournure que prenait cette séance régressive. Pourtant, il n’ignorait
pas que ce fût un passage obligé dans sa relation à Alix, puisqu’on lui avait
enseigné les vertus d’un traitement de choc au départ, aussi bien pour le maître que
pour l’esclave, afin que chacun trouve ses marques. Mais sa révolte avait quelque
chose d’hormonal. Et encore le macho qui sommeillait en lui n’était-il pas au bout de
ses peines. Sans crier gare, Alix ouvrit le placard à balais, décrocha une chaîne
métallique à l’extrémité de laquelle pendait un collier de cuir fauve clouté argent.
- Vous n’allez pas…
- Je vais me gêner !
Redoublant de gaîté, elle lui martela le derrière de petits coups de pied avec la
pointe acérée de son escarpin pour qu’il avance à quatre pattes. Mortifié, il
s’exécuta. Où voulait-elle en venir ? Will sortit ainsi de la cuisine. Dans le vestibule,
elle le retint au bas de l’escalier et en un tour de main, lui boucla le collier autour
du cou et le verrouilla. Puis elle cadenassa la chaîne au premier barreau de la
rampe. Will se trouva attaché si court, qu’il ne pouvait pas même envisager de se
redresser.
Alix fit un aller et retour à la cuisine pour lui rapporter son bol de café.
- Aujourd’hui, tu vas découvrir ce qu’est attendre. Et ce soir, tu seras sûrement
content de me revoir.
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dit-elle en lui caressant les cheveux.
Sur ce, elle ramassa le sac à main et le trousseau de clefs qu’elle avait posés sur le
guéridon, lâcha un « salut » plein de malice et quitta la maison en claquant la porte
derrière elle.
Will entendit le volet mécanique du garage, le bruit du moteur, le grincement du
portail électrique, puis plus rien. Se sentant ridicule dans sa nudité, il commença par
s’asseoir sur la première marche de l’escalier et s’empara du bol de café qu’il vida
consciencieusement. Un, puis plusieurs « salope ! », scandés à mi-voix, le
soulagèrent. D’abord se calmer. Il respira amplement. Ensuite se remémorer les
beaux principes qu’on enseignait aux « alteristes » durant leur formation : Etre fier
de servir autrui en dehors des relations marchandes, par simple humanisme. Aimer
inconditionnellement la personne qui vous caresse ou qui vous bat. Comprendre la
nouvelle donne, inventer, anticiper. Développer le potentiel purement humain, qui
n’a jamais été pleinement exploité dans les civilisations antérieures, comme la
mémoire, l’imagination. Communiquer par télépathie plutôt que par téléphone.
Le téléphone ! Will poussa un cri de joie. S’il se débrouillait bien, en s’étirant au
maximum, il réussirait à l’atteindre avec son pied sur le guéridon et à le faire tomber
de son socle. Il pourrait ainsi appeler Louna. Son statut spécial d’ « extra », comme
celui des autres « humanyens », lui laissait de longs moments de disponibilité. WiIl
lui indiquerait l’adresse où il se trouvait. Il l’implorerait pour qu’elle le rejoigne sur le
champ. Il la convaincrait de l’urgence. Inquiète, elle sauterait dans un taxi. En
arrivant, elle devrait escalader le portail, mais c’était sans danger car la rue Martin
Bernard était peu fréquentée. Alix avait laissé la fenêtre de la cuisine ouverte.
Louna pourrait entrer dans la maison, venir le délivrer. Ils se sauveraient ensemble.
Ils iraient à l’autre bout du monde, là où le travail servait encore de fondement à
l’organisation sociale et de grille de distribution des revenus !
- Mais je suis très satisfaite de mon sort. Je n’ai aucune envie de fuir. Szostak
est un type formidable !
- Szostak ?
- Oui, mon chercheur, mon philosophe, mon « maître » si tu préfères. Il est
d’origine polonaise. Tu vois, dans la société d’avant Dexus, jamais il ne
m’aurait été permis de rencontrer un homme de cette qualité.
- C’est quand même un tordu puisque tu lui es affectée en « extra ».
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- Pas plus tordu que toi ou moi. Il a bidouillé ses réponses dans l’analyse de
personnalité, afin que son dossier le présente comme un obsédé sexuel. Il
voulait éviter qu’on lui colle une « alteriste » sur les bras du matin au soir et
du soir au matin. Il travaille énormément. Il n’a pas de temps à perdre.
Will s’étrangla, partit dans une violente quinte de toux et crut qu’il allait y rester.
Louna lui tapota amicalement le dos.
- Tu as froid, tu veux que j’aille te cherche un vêtement ?
Encore plus nu que nature depuis qu’il en avait conscience, recroquevillé sur la
première marche de l’escalier, accablé, Will se taisait. Comment n’y avait-il pas
songé plus tôt ? Il était évident que tout système, même celui du génial Dexus,
contenait en lui-même les moyens de le frauder. Szostak, le chercheur en
épistémologie, et probablement d’autres « actifs » intellectuellement favorisés,
avaient trafiqué les conclusions de leurs dossiers pour se soustraire aux
prescriptions de l’infaillible logiciel de placement. C’était toujours la même chose,
les esprits forts et libres s’en tiraient à leur avantage, même dans une société
idéalement égalitaire où chacun choisissait librement son sort.
Will comprit soudain qu’il n’appartenait qu’à la masse, celle qui avait suivi sa pente
naturelle vers l’aboulie, en cultivant l’oisiveté. En fait, à aucun moment il n’avait pris
d’initiative, ni même celle de renoncer à travailler. Etait-il devenu comme ceux qui
l’insupportaient avant son départ pour l’Afrique ? Car l’assistance et l’assurance
étaient déjà les deux mamelles de la société avachie et fragile que Dexus avait
éliminée en douceur, une société dans laquelle ce qu’on appelait encore à l’époque
un « citoyen », n’entendait plus exercer que des droits, évidemment acquis, et
refusait de prendre le moindre risque. Will se détesta.
Pourtant, ce n’était pas la jouissance passive des « humanyens » qui avait séduit
Will dans leur statut. Le résultat de ses tests avait révélé qu’il était prêt à accomplir
des efforts et qu’il aspirait à un certain idéal. Il ne lui suffisait pas de servir autrui en
dehors des rapports marchands, il souhaitait se voir imposer une obligation
contraignante, il voulait que son sacrifice ait du panache. Compte tenu du taux
élevé de masochisme qu’il presentait, il fallait qu’il paie de sa personne et encourre
un minimum de risque. Or justement, le crédit des cartes des « alteristes »,
corvéables à merci, n’était pas octroyé par les autorités publiques comme pour les
autres « humanyens », mais laissé à la discrétion de leurs maîtres, ce qui fragilisait
leur condition.
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Pour toutes ces raisons, Will s’était enorgueilli d’être dirigé vers cette catégorie
d’exception, dont l’état d’asservissement était sublimé par la noblesse du but
poursuivi : devenir le parfait alter ego d’un « actif ». L’objectif postulait une
connaissance approfondie de la nature humaine, une richesse d’émotions et de
sentiments, une sensualité et peut-être une sexualité inépuisables. Will avait pensé
qu’un esclavage de cette qualité relevait de l’héroïsme. Il y avait vu l’antidote de la
médiocrité, parce que le comble de l’exigence.
Certes il s’était fait des illusions, car la réalité s’avérait un peu décevante, mais il
était encore trop tôt pour regretter l’aventure. Ce n’était pas qu’à l’instar de Louna il
considérât comme une aubaine d’approcher un Szostak ou une Alix, auparavant
inaccessibles. Son ambition était plus vaste. Il était fasciné par l’ampleur et
l’intensité du lien qui les rattachait à de telles personnes, ou plutôt qui aurait dû les y
rattacher. Will devait se montrer patient, attendre que le temps fasse son œuvre, car
si d’emblée il avait dû s’abandonner corps et âme à sa maîtresse, jusqu’à présent
Alix était restée sur son quant-à-soi, empêchant toute réciprocité dans leurs
échanges. Et il n’était pas même convaincu que son comportement visât seulement
à instaurer un rapport de domination entre eux. Alix paraissait être ainsi faite et Will
avait du mal à croire qu’elle fût faite pour lui.
Louna devina dans quels doutes il se débattait.
- Pas la peine de ruminer. Ce qui t’arrive est la meilleure chose possible. Car
toi et moi, nous ne sommes ni assez intelligents, ni assez instruits pour
décider mieux que la machine. Tu pourrais avoir la modestie de l’admettre.
- Et Alix, tu crois qu’elle a triché ?
- Sûrement pas. Szostak prétend que les « actifs productifs » de son niveau
se réjouissent de leur sort et font de très bons maîtres. Le danger ne peut
venir que des « créatifs » comme lui. Mais je suis bien tombée.
- J’espère qu’il te laisse chanter ?
- Bien sûr, il m’écoute, il m’encourage, il m’admire !
- N’empêche que tu n’as plus le même look,
constata Will avec une pointe de regret.
Louna avait en effet remplacé le satin blanc de sa longue robe, par du cuir noir de
bas en haut, des cuissardes au corset lacé, en passant par la mini-jupe. Elle
rétorqua qu’il ne devait pas se fier à cette tenue, parce que Szotak lui demandait
très souvent d’en changer. Il avait des goûts éclectiques. Pour lui plaire, elle avait
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acquis des quantités de toilettes, dont elle n’aurait pas même oser rêver autrefois
dans ses rêves les plus fous. Et plus elle commandait des fringues, plus elle avait
du crédit pour en obtenir.
Will ne voulut pas s’appesantir sur sa transformation en courtisane coquette et la
pria gentiment de bien vouloir le détacher.
Louna essaya, mais renonça aussitôt. Alix avait emporté avec elle la clef des
cadenas de la chaîne et du collier.
- Et si tu y mettais un peu de bonne volonté, tu ne crois pas que tout irait
mieux. Tu pourrais te recueillir, apprendre à l’attendre, comme elle te le
demande, à tout attendre d’elle.
Will avait appris. En s’appliquant, il lui avait quand même fallu un peu plus d’une
semaine pour devenir docile. Finalement le charme avait opéré. Celui si mystérieux
d’Alix et à la fois, celui si nouveau de l’état de servitude.
Le neuvième soir, lorsqu’elle lui avait retiré le collier, Will devait bien se l’avouer, il
était sincèrement heureux de la revoir. Elle s’en était aperçu et plus
affectueusement que d’habitude, elle lui avait caressé les cheveux, qu’aussitôt il
décida de laisser pousser. Avec la répétition, Will avait associé au retour d’Alix, sa
délivrance quotidienne de l’immense solitude où il sombrait en son absence. Or il
s’agissait d’abord de cela en matière de dressage, l’habitude de la punition ou de la
récompense était censée créer des réflexes. Ca avait marché.
Toute la journée Will somnolait, entièrement nu, affalé sur les marches de l’escalier,
enchaîné court au premier barreau de la rampe, n’ayant rien d’autre à absorber que
son bol de café du matin, incapable de réfléchir à quoi que ce soit. Il fixait des
heures durant le tableau qu’Alix appelait Asmodée, accroché au mur de l’entrée qui
lui faisait face. Il ne s’agissait pas d’une reproduction, mais bien d’une peinture
originale, peut-être une copie, qui représentait un homme et une femme volant au
dessus d’un paysage irréel. Les personnages recroquevillés l’un contre l’autre,
avaient le visage déformé par l’effroi. L’un regardait derrière lui et semblait craindre
d’être poursuivi, l’autre regardait droit devant un rocher fantomatique, contre lequel
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on aurait dit qu’ils allaient se fracasser. Une image du couple à vous donner des
cauchemars.
Quand Alix rentrait à la maison, la vie recommençait. D’abord avec le son de sa
voix, tellement ample et satinée. Elle appelait Will, en prononçant ce diminutif à
l’américaine, lorsqu’elle pénétrait dans le vestibule, mais c’était inutile puisqu’il était
attaché et de toutes façons aux aguets, depuis l’instant béni où il avait reconnu le
bruit du moteur Peugeot dans la rue Martin Bernard. Accroupi, affamé, gêné par ses
borborygmes, il attendait humblement qu’elle le détache et le conduise à la salle de
bains, où elle prenait un plaisir bon enfant à le laver, parfois à le frictionner, toujours
à le parfumer, avec du musc naturel qu’elle s’était procuré, selon ses dires, au
Maroc où elle avait vécu jusqu’à l’âge de vingt ans. Will ne laissait de s’étonner de
la facilité avec laquelle Alix s’était approprié son corps, ses fesses et son sexe,
parfois en érection, sans que cela parût lui causer le moindre trouble. C’en était
presque vexant !
Avant de passer à table, il devait encore patienter le temps qu’elle l’habille, au gré
de sa fantaisie, puisant dans la garde-robe qu’elle lui avait constituée dès le
troisième jour, en fonction des mesures qu’elle avait prises avec soin. Comme les
marques, y compris de prêt-à-porter, avaient disparu en même temps que
l’économie de marché, Will n’aurait pas pu dire d’où provenaient ses vêtements, ni
même se prononcer sur leur style, mais il était obligé d’admettre qu’il n’avait jamais
été aussi bien sapé de sa vie. S’admirer dans l’armoire à glace de sa chambre
quelques instants avant de descendre dîner, le faisait sacrément bicher.
Il aurait été malhonnête de nier que ces préparatifs, durant lesquels il se sentait
l’objet de toutes les attentions de sa maîtresse, avaient eu pour effet de le
réconcilier peu à peu avec lui-même. Désormais, Will se supportait dans l’exacte
proportion où il plaisait à Alix, en vérité chaque jour davantage. C’étaient
probablement les prémices de la dépendance. Mieux qu’un véritable chien
pomponné, il se pensait en chien pomponné et s’en trouvait ravi. Il était donc sur la
bonne voie.
Bien entendu, Alix recourait aux « utilitaires » pour préparer et servir le repas,
jamais exotique, toujours bio, avec au moins six légumes différents, et du poisson
par préférence à la viande. Will accomplissait des efforts surhumains pour ne pas
se jeter sur son assiette et faire mine de butiner les mets, alors qu’il crevait de faim.
Il fallait reconnaître que la leçon du deuxième soir avait porté ses fruits. Le voyant
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se précipiter sur la nourriture et l’engloutir inconsidérément, Alix avait sorti une
badine d’un petit meuble indou du salon qui devait recéler d’autres trésors, et sans
vergogne, l’en avait cinglé de quelques coups. Ce fut son premier geste de
violence. Will comprit vite que l’opportunité de l’amadouer ne se présentait qu’au
moment du dîner, aussi veilla-t-il ensuite à ne pas galvauder leur tête-à-tête.
En tous cas, la sincérité n’ayant pas son égale dans les moyens de séduction, ce
neuvième soir, en manifestant spontanément son bonheur de la revoir, Will marqua
un grand pas dans l’évolution de sa condition. Comme d’habitude, ils allèrent
s’attabler dans le coin salle à manger de la grande pièce qui ouvrait sur le jardin.
Alix portait une robe-combinaison de soie mauve, très fluide, bordée de dentelle
rose et ses cheveux étaient défaits. Il n’échappa pas à Will qu’elle avait choisi pour
lui une chemise violette et que le dégradé des couleurs de leurs vêtements était
harmonieux. C’est pour cette raison et pour la première fois qu’il osa s’approcher
d’elle, lui prendre la main et déposer furtivement un baiser sur son épaule
découverte, tandis qu’elle s’asseyait. Puis, étouffant de chaleur, il rejoignit sa place
en se demandant si pareille audace n’avait pas empourpré son visage.
Alix fit comme si de rien n’était et se borna à paraître plus détendue qu’à l’ordinaire.
Elle ne parlait jamais de son travail, jugeant probablement Will inapte à la
compréhension des nouveaux rouages économiques, ou alors estimant qu’ils
n’avaient pas intérêt à débattre de ce sujet. En revanche, elle se montrait très
curieuse de ce qu’il savait, peu de choses en vérité, et de ce qu’il pensait, presque
rien au fond. Elle le harcelait de questions incongrues, ou semblant telles.
Connaissait-il la différence entre le Christ de Vélasquez et celui de Goya ?
Will avait ouvert de grands yeux.
Alix avait ri aux éclats. Pourtant Goya, Will pouvait l’apprécier tout à loisir dans cette
maison, il était sur tous les murs, dans la bibliothèque, partout. Bon, mais à part
Picasso et Van Goth comme tout le monde, quel peintre aimait-il ?
La musique peut-être ? Pour sa part, elle affectionnait le strident Paganini, bien qu’il
ne comptât pas parmi les grands compositeurs. Alix s’était empressée de mettre un
C.D. pour voir sa réaction.
Will avait écarquillé les oreilles.
Elle s’était tue un moment pour écouter les violons, mais ne résistait pas à la
tentation de parler. Savait-il que le point commun entre Goya et Paganini, c’étaient
leurs Caprices ? D’ailleurs Will avait dû remarquer que ceux du peintre tapissaient
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un panneau du salon. Impressionnant non ? Alix aimait les artistes qui faisaient des
caprices. D’ailleurs, elle aimait les caprices en général et les siens en particulier.
Malgré la loi de Gordon Moore, sur le doublement de la puissance des
microprocesseurs tous les dix-huit mois, loi jamais démentie depuis 1965, elle était
prête à parier qu’aucune intelligence artificielle ne réussirait jamais à faire des
caprices. Des bogues, ça oui on n’avait pas fini d’en voir, mais des caprices,
sûrement pas. Qu’en pensait-il ?
Alix répétait que le meilleur moyen de résister à l’informatisation galopante du
nouveau régime, consistait à entretenir le mémoire des civilisations précédentes.
C’était évidemment une attitude réactionnaire, mais à la guerre comme à la guerre !
Au fait, quels étaient les personnages historiques auxquels Will s’intéressait ?
Il avait fait la moue, ne sachant quoi répondre.
Puis révolté, il avait osé :
- Vous voulez m’humilier…
- Pas du tout. Je cherche à mieux te connaître. Je pourrais même essayer de
t’instruire, si tu y consentais. Mais c’est sans doute un peu prématuré.
Le neuvième soir, Alix s’adressa à lui sur un ton qu’il jugea plus affectueux que
d’habitude :
- Parles-moi de tes parents.
Will haussa les épaules, baissa la tête.
Elle insista.
Il obtempéra.
- Mon père était facteur, quand il y avait encore du courrier postal
évidemment. Maintenant, il est en retraite. A la mort de ma mère, il a vendu
notre appartement de la rue Eugène Varlin et s’est retiré avec mon frère,
mon frère handicapé, dans le Pas-de-Calais, d’où il est originaire. Moi, j’ai
grandi au bord du canal Saint-Martin, c’était bien, j’ai de bons souvenirs …et
des affreux aussi.
- Raconte !
- Un jour, en jouant sur le quai, j’ai vu un cadavre remonter à la surface de
l’eau. C’était celui d’un clochard qui s’était noyé. J’ai eu atrocement peur. Je
m’en souviendrai toute ma vie.
- Pauvre chéri !
Et voilà, Will se livrait sans méfiance et elle en profitait pour se gausser, la garce.
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- Vous vous moquez de moi.
- Gentiment, je te le jure. Je croyais que tu voulais être médecin. Tu n’aurais
pas dû avoir peur d’un macchabée.
- Mais je n’avais que neuf ans à l’époque !
- Et ta mère ?
- Ma mère, la pauvre, elle n’était même pas couturière, retoucheuse
simplement. Elle tenait dans le quartier une échoppe qui devait avoir un
mètre cinquante de largeur et le double en profondeur.
- De quoi est-elle morte ?
- J’ai envie de répondre de chagrin, mais en fait c’est d’un cancer généralisé
et foudroyant, quelques mois après l’accident de moto de mon frère, cet
accident qui l’a condamné à la chaise roulante.
- Pas gai tout ça. Tu ne vois plus ton père et ton frère ?
- Non, mais ils ne me manquent pas. Ma famille aujourd’hui, ce sont plutôt
mes amis.
En s’écoutant parler ainsi, Will se rendit compte qu’il ne croyait même pas à ce qu’il
disait. Ses parents, son frère, ses amis, son passé, sa vie entière, tout avait été
anéanti par des événements, dont il n’avait pas été témoin et qu’il n’avait pas
encore complètement assimilés. Il se sentait un autre homme depuis son retour
d’Afrique, ou plus exactement, il avait l’impression d’être devenu un homme d’un
autre âge, d’appartenir à un autre monde. Cependant il évita d’en faire l’aveu à Alix,
par crainte qu’elle en tire un trop grand bénéfice, concluant à bon droit que tout lui
était permis puisqu’elle était seule à occuper le terrain.
Ce neuvième soir, la tristesse qui avait gagné Will à l’évocation des siens avait dû
émouvoir Alix, car la géométrie de son visage sembla plus courbe. D’un ton
exagérément enjoué, elle déclara que le lendemain matin, elle partirait travailler
sans l’enchaîner à l’escalier. Pour voir, ajouta-t-elle.
WiIl s’abstint de demander quoi. Voir quoi ? S’il attendrait son retour à la maison
avec autant d’impatience ? S’il la retrouverait avec autant de joie ?
- C’est tout vu,
se contenta-t-il de déclarer gravement.
- Tant mieux, mais je t’interdis de…
Alix s’arrêtait de parler chaque fois que l’ « utilitaire » de service entrait dans la
pièce pour apporter un plat ou débarrasser, ainsi qu’on le faisait autrefois avec les
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domestiques dans les grandes maisons. Les premiers temps, Will n’en voyait pas la
nécessité, mais ce qu’il apprit plus tard lui donna à réfléchir. On racontait que parmi
les « humanyens », certains « utilitaires » appartenaient à la police secrète de
Dexus. On les soupçonnait d’infiltrer les différentes couches de la société, en
s’introduisant chez les « actifs » sous leur couverture de prestataires de services et
d’établir des rapports. Il aurait donc existé un dossier confidentiel sur chaque
« actif » comme aux Renseignements Généraux autrefois.
Pourtant à priori, on ne voyait pas ce que le pouvoir en place pouvait craindre d’une
population gavée de bonheur, pendant que la vie politique était inexistante et la
démocratie reléguée au grenier. On prétendait néanmoins qu’il s’était allumé
quelques foyers de résistance parmi les travailleurs « productifs », en proie à la
nostalgie du profit et de la concurrence dans les affaires, ou éprouvant le désir
d’une gratification dont ils disposeraient librement. Car si l’évaluation du crédit en
fonction des besoins individuels était fournie initialement par le résultat des tests ou
les conclusions du dossier d’ « actif », on procédait à son actualisation suivant
l’usage qui en avait été fait, ce qui revenait à interdire le moindre écart. Quant à la
subjectivité de la valeur des biens et services, la plus géniale innovation de Dexus,
avec le temps elle devait inclure de nouveaux paramètres difficilement quantifiables,
comme la lassitude ou le dégoût. Ainsi, pour perfectionnée qu’elle fût, la méthode
de Dexus n’avait-elle pas manqué de faire des mécontents.
Ce n’était pas le cas d’Alix, indifférente au luxe, enchantée d’être devenue
fonctionnaire, de ne plus avoir de patrimoine à gérer et satisfaite du crédit qui lui
était octroyé par les pouvoirs publics. Peut-être n’était-elle pas pingre, mais elle
prêtait à Will son mépris pour le superflu, si bien qu’au bout d’une semaine, il n’avait
pas encore réussi à obtenir un crédit suffisant pour s’offrir les livres de médecine
chinoise qu’il voulait commander afin de se désennuyer un peu. En tous cas, Will
s’était demandé si les précautions qu’Alix prenait vis-à-vis des « utilitaires »
n’étaient pas superflues. Selon lui, hormis quelques critiques à l’adresse du
gouvernement, elle n’avait rien à cacher et sa boîte de cosmétiques ne devait pas
présenter un grand intérêt stratégique.
La doctrine de Dexus prônait un principe de plaisir, dont le travail n’était qu’une
source possible, toujours choisie, jamais subie, du moins en théorie. C’était vrai
pour Alix qui travaillait par pur agrément, mais Will aurait bien aimé savoir si l’ami Jo
était tellement heureux de grimper sur des échafaudages de ravalement
59
d’immeubles. Pourquoi n’avait-il pas préféré le sort des « humanyens »,
« érotophiles » ou « utilitaires » ? Quant à se voir traité en chat ou en chien, comme
le choisissaient les « alteristes », Will imaginait que cette seule perspective avait dû
remplir de courage Jo le cossard. On pouvait donc supposer qu’un résidu d’ « actifs
productifs » avait opté pour le travail, faute de mieux.
On s’accordait néanmoins, d’après Louna, pour considérer que seuls les « actifs
créatifs » pouvaient représenter un véritable danger pour Dexus, qu’ils fussent
chercheurs, inventeurs, écrivains ou artistes, parce que le caractère abstrait ou hors
normes de leurs travaux leur laissait une grande marge de manœuvre. Si bien que
la rumeur rocambolesque d’une police secrète dans le meilleur des mondes avait
fini par lui paraître plausible, même si Will savait que le nombre d’actifs à faire
surveiller, qu’ils soient « productifs » ou « créatifs », demeurait restreint.
- Je n’ai pas entendu ce que vous vouliez m’interdire.
reprit-il, quand le serveur fût reparti.
- De sortir de la maison. Enfin s’il fait beau, tu peux nettoyer la cour ou
défricher le jardin, mais je ne veux pas que tu sortes. Je ne veux pas que tu
rencontres qui que ce soit, hors de ma présence. Et si tu es très sage jusque
là, samedi soir, je t’emmènerai quelque part.
- Quelque part ?
Will dut paraître inquiet, car Alix précisa avec malice, d’un air entendu, que c’était
chez des amis, de bons amis…
Il détesta alors l’expression sibylline de son visage, pareil à un masque Dan ivoirien,
mais saisit immédiatement ce qu’elle suggérait. Il aurait dû s’en douter. Alix avait un
homme dans sa vie. Comment une femme aussi naturellement impérieuse aurait-
elle pu laisser la gente masculine indifférente ? D’un côté, Will fut rassuré en
imaginant que pour cette raison, il échapperait à la confusion des genres. En
contrepartie, commença à le tarauder malgré lui une jalousie sauvage, que décupla
ensuite sa rencontre avec Cyril.
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Il fallait voir de quelle manière elle l’avait bichonné pour cette soirée chez son
amant, s’attelant à la tâche dès son retour à la maison ! Car Alix se rendait à son
travail également le samedi et parfois même le dimanche. Will se disait que ce
n’était pas un hasard si, sous le nouveau régime, cette femme appartenait à la
classe dirigeante des « actifs productifs ». Il suffisait de la regarder vivre pour
s’apercevoir qu’elle n’avait jamais confondu l’existence avec des grandes vacances,
contrairement à la majorité de ses congénères avant les événements. Néanmoins
c’étaient bien les obsédés des loisirs et du farniente qui avaient obtenu gain de
cause dans cette nouvelle société puisque Dexus avait exaucé leurs voeux.
Au contraire des « humanyens » ordinaires, on aurait dit qu’Alix ne savait pas vivre
sans faire, c'est-à-dire sans produire de l’énergie pour transformer les choses.
Quand elle avait fini de s’y escrimer dans sa boîte, elle s’y consacrait dans la
sphère privée, dont Will avait la tentation, évidemment en toute modestie, de se
prendre pour l’objet central. Or ce n’était pas un mince projet que celui de façonner
un homme, sur tous les plans, psychologique, intellectuel et physique, mais Will
était convaincu qu’Alix se l’était mis en tête. Consciente que sa pâte à modeler
valait non pas de l’or, mais mieux, de l’humain, elle ne négligerait aucun détail.
Le samedi soir donc, elle avait attrapé Will par une cheville, tandis qu’il trempait
dans son bain. Il n’avait résisté que le temps de la surprise, vite interrompu par le
commentaire d’Alix :
- C’est fou ce que les pieds des mecs peuvent être moches.
Sensible au compliment autant qu’à sa généralisation, Will avait fait la grimace dès
qu’elle avait commencé à lui charcuter le gros orteil avec des ciseaux à ongles.
Lorsqu’elle s’était emparée du second doigt de pied, il avait compris qu’Alix avait
l’intention de lui faire une manucure complète.
Il avait alors remarqué d’un ton conciliant :
- Les pieds, ce n’est peut-être pas la peine. Avec la tenue blanche, je pourrais
mettre les mocassins beige.
- Non, tu iras pieds nus.
- Quoi ? Vous voulez que j’aille pieds nus à une soirée chez votre nabab de la
Place des Vosges ?
61
- C’est une soirée d’ « actifs » à laquelle chacun amène son « alter » ou à la
rigueur son « extra ». Je tiens à ce que tu me fasses honneur.
- Et pourquoi pieds nus ?
- Estime-toi heureux mon p’tit lou !
Alix n’en avait pas dit davantage et Will n’avait pas osé interpréter cette exhortation.
Résigné, il s’attendait au pire.
Vêtu d’un costume immaculé, harnaché de cuir noir, les ongles de pieds nacrés de
vernis, il pensa qu’il devait ressembler à un dalmatien géométrique, marchant sur
ses pattes arrière, pour faire le beau. Une cordelette de soie rouge, sobrement
nouée autour du cou, le reliait au poignet d’Alix, enveloppée de voiles de
mousseline multicolores, très reine de Sabbat. Will la soupçonna d’avoir recherché
ce contraste dans leur habillement, pour qu’ils réussissent leur entrée chez Cyril,
c'est-à-dire que personne ne les ignorât, tandis que sous les lustres cristallins, ils
pénétraient dans le premier des salons en enfilade.
Will ne vit que lui, ce gigantesque Raspoutine, qui vint à leur rencontre, s’inclina
devant Alix, avant de lui baiser la main. Ensuite, le maître des lieux examina sous
toutes les coutures, ce qu’il appelait élégamment son « homme de compagnie », et
l’invita à tourner sur lui-même pour jauger sa prestance.
Will, dont la grogne montait au rythme des « Pas mal, pas mal » que Cyril lui
décernait, finit par avoir un mouvement d’humeur irrépressible. Il ne trouva rien de
plus judicieux que de montrer ostensiblement ses dents à l’amant de sa maîtresse,
puisque c’était aussi cela que l’on regardait sur les marchés aux esclaves ou aux
bestiaux traditionnels.
Cyril saisit l’allusion du geste et s’esclaffa :
- Et en plus, il a du caractère et de l’humour, bravo ma chère, vous allez
beaucoup vous amuser !
- Oui, je gage qu’il n’est pas trop bête, mais je ne l’aime pas encore autant
que Kim !
Et se tournant vers Will, elle précisa avec froideur :
- C’était mon chien.
- Toujours aussi spirituelle Alix !
s’exclama un homme qui venait de les rejoindre, tandis que Cyril s’éloignait pour
accueillir d’autres invités.
- Salut Sébastien, comment vas-tu ?
62
Dûment briefé par sa maîtresse avant sa première sortie dans le nouveau monde,
Will savait qu’il devait se taire tant qu’on ne lui adressait pas la parole, mais il fut
pincé qu’Alix ne le présentât pas à ce Sébastien, qui semblait n’avoir du martyre
que la juvénilité et les boucles brunes.
- Je vais le mieux possible !
Sur ce, le bellâtre tira sur la chaîne pendant d’une menotte à son poignet droit, pour
obliger à se redresser la femme entravée qui le suivait à quatre pattes. Will
remarqua qu’elle se relevait sans souplesse à cause de l’attirail métallique qui
gênait ses mouvements. Elle pouvait avoir une cinquantaine d’années. Debout,
entièrement nue, la malheureuse exhibait sans honte un corps manifestement
déformé par les grossesses. Will observa son visage d’oiseau de proie, qui donnait
de l’acuité à son expression, puis il eut l’impression qu’elle lui adressait un clin
d’œil. Du coup, l’idée d’entretenir une quelconque connivence avec une autres
« alteriste » le révulsa et il regarda ailleurs.
Avant même qu’Alix ne l’interrogeât, Sébastien reprenait fièrement :
- Je suis très attaché à la mienne !
Il se mit à rire en levant le bras droit pour montrer sa menotte or et argent, dont Will
se demanda si elle n’avait été conçue et fabriquée comme un bijou.
- Oui, la mienne est épatante tu sais. J’ai beaucoup de chance. Autrefois, elle
était psychanalyste, mais elle a fait partie des conseillers qui ont élaboré les
tests, les questionnaires, les logiciels...Bref, pour des raisons stratégiques
sur lesquelles je ne m’appesantirai pas, les personnes qui ont collaboré avec
Dexus avant les événements, ont l’interdiction de travailler et sont affectées
d’office auprès des membres du gouvernement actuel.
- Disons que c’est une bonne gestion des ressources humaines. J’en déduis
que tu es toujours au ministère de l’économie ? On se demande ce que vous
y faites depuis que notre pays est sorti des circuits financiers.
- Pas grand’chose en effet, puisque le système informatisé des cartes de
crédit fonctionne aussi bien que l’électricité sur l’ensemble du territoire. Tout
le monde est content. Personne ne manque de rien. Mais tu es bien placée
pour savoir qu’on ne peut pas vivre en complète autarcie. Le problème vient
de ce que nous sommes obligés de produire des excédents dans certains
secteurs, afin d’échanger avec les pays frères, qui ont connu la même
63
évolution que la nôtre. Si tu crois que c’est facile de faire du troc à l’échelle
internationale !
Sébastien pencha la tête, se caressa le front, sans parvenir à susciter la
compassion d’Alix, qui persifla :
- Mais comme ton « alter » est épatante n’est-ce pas, je suppose qu’elle réussit
à te guérir de ton stress et de tous tes maux !
- Quand ça ne va pas, dans un premier temps, je me lâche. Souvent par une
bordée d’injures, rarement avec des coups. Je ne connais rien de plus efficace
que de prendre quelqu’un d’autre comme bouc émissaire, de lui ndire à tout ce
qui vous passe par la tête, de l’agonir de ces horreurs que le sur-moi ne
réprime plus. Ca me fait un bien fou. Dès que je suis calmé, elle me prend dans
ses bras, me berce, et d’une voix lancinante, elle me rappelle les mauvais
traitements que je viens de lui infliger, elle me les décrits par le menu, en m’en
expliquant le pourquoi et le comment…J’adore.
- Tu es épouvantable ! Enfin, il est vrai que tu es un intellectuel et surtout, toi tu
n’as jamais eu de chien ou de chat !
Alix se rapprocha du jeune homme pour ajouter à voix basse :
- Permets-moi de douter, en dépit des remarquables compétences de ton
« alter », psy émérite et nounou extralucide, qu’elle puisse déchiffrer tous tes
comportements. Ne reste-t-il pas toujours une part d’ombre au fond de chacun
de nous ?
- Certes, la part d’ombre qui fait des dégâts ! N’oublie pas que Dexus cherche
justement à donner à chaque personne les moyens d’y accéder, de se
découvrir pleinement, de se conquérir et de tirer le meilleur parti de soi-même,
en principe avec l’aide d’autrui.
murmura Sébastien.
- A quelle fin ? Quelle est la morale de cette l’histoire ? Même la connaissance
de soi s’acquiert par un travail ! Alors dans un pays où quatre-vingt-dix pour
cent de la population glandouille, je crains que l’épanouissement individuel ne
soit qu’illusoire. Et puis il restera toujours l’indéchiffrable, n’en déplaise à
Dexus !
Will était tout ouïe. Il ne s’attendait pas à ce que sa maîtresse tienne publiquement
des propos aussi subversifs, qui en disaient long sur le scepticisme que lui inspirait
le nouveau régime.
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L’apparatchik ne se démontait pas.
- Tu reconnaîtras que moins tu souffres, moins tu nuis à autrui. Les gens qui
souffraient au travail en sont dispensés désormais, on n’a gardé que les
volontaires. Les impératifs économiques ont disparu. L’éthique du pouvoir en
place vise à instaurer une vraie société, c’est-à-dire un mode d’organisation
conciliant l’individuel et le collectif dans la plus grande harmonie possible.
- Encore faut-il s’entendre sur l’harmonie ! Le système de Dexus a eu raison des
chômeurs, des exclus, des immigrés, non pas en créant des emplois, mais au
contraire en réduisant à son minimum le volume de travail à se répartir. Est-ce
viable à long terme ? En revanche il ne semble pas être venu à bout de la
délinquance criminelle !
- Evidemment, c’est moins dangereux de dire à un flemmard de ne pas travailler
et d’aller jouer à la pétanque, qu’à un assassin de tuer un passant pour se
soulager. Néanmoins, depuis que les besoins matériels sont satisfaits et que
l’argent n’existe plus, la délinquance crapuleuse est en nette régression. Il ne
reste que ceux qui volent par plaisir des œuvres d’art ou des objets précieux,
mais ils ne peuvent plus rien monnayer. Ce sont des collectionneurs, si tu vois
ce que je veux dire…Et comme tu le sais, grâce à nos marchés d’esclaves, on
n’a presque plus de crimes ou de délits sexuels.
- Bravo Dexus ! Et si je te sautais dessus, ici et maintenant…
défia Alix avec son sourire horizontal.
- J’aurais alors la preuve que ton « alter » n’a pas encore profité de ta généreuse
nature. Quant à moi, je ne suis pas une bête de sexe, comme tu dois t’en
souvenir.
Allons bon. Ce Sébastien avait donc été son amant, ce qui expliquait qu’elle ait pu
lui parler aussi librement. Ce devait être la seule personne avec laquelle Alix fût
intime, car ensuite en traversant les salons, elle se contenta de saluer et congratuler
les convives sur un ton distant. Elle ne prenait pas la peine de présenter Will, qui
marchait en se tenant au plus près d’elle, pour essayer de dissimuler ses pieds nus
et son vernis à ongle. En vain. Certes personne ne s’adressait à lui, mais on le
regardait avec curiosité, un peu comme on aurait regardé une belle voiture
autrefois, c'est-à-dire comme un signe extérieur de richesse, étant entendu que
désormais le prix des êtres, comme celui des choses, s’estimait à l’aune des
connexions d’une psychologie informatisée.
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Will ne voulait rien perdre du spectacle alentour. Les invités déambulaient par
couples ou trios, sans qu’on puisse dégager les principes qui avaient présidé à leurs
associations dominants-dominés, apparemment non justifiées par des
considérations sexuelles, esthétiques ou générationnelles. Il était donc impossible
de deviner ce qui réunissait deux ou trois personnes et à quelles catégories elles
appartenaient. Ainsi le peintre, dont Cyril exposait les toiles dans une pièce en
rotonde, commentait-il l’une de ses œuvres à deux adolescents en robe de bure. On
n’aurait pas pu dire s’il tentait d’initier des débutants à son art ou de séduire les
éphèbes qui le dévoraient des yeux ? On n’aurait pas pu dire non plus s’il devait les
tenir en laisse, ou si l’ordre des choses institué par Dexus, commandait l’inverse.
Will leur envia cette ambiguïté.
Un peu plus loin, il se demanda pourquoi telle vieillarde, sorte de Castafiore en
tailleur Chanel pied de poule, qui aurait dû végéter dans l’un de ces centres de
retraite médicalisés qui pullulaient, promenait-elle sa quasi-jumelle au bout d’une
chaînette ? Il y avait aussi des filles jeunes et belles, possédantes ou possédées,
ces dernières seulement étant livrées aux regards dans le plus simple appareil. Il ne
faisait pas de doute que la nudité des « alteriste » donnait la mesure de leur
dépendance. Will regarda ses pieds. Finalement, il ne s’en tirait pas si mal.
Il se dit que cette assistance de célibataires parisiens et distingués n’était
certainement pas représentative de la nouvelle sociologie. Il devait se trouver des
couples mariés pour partager le même « alteriste », une famille toute entière peut-
être, à condition qu’elle soit très unie. Car ce fameux logiciel d’affectation, dont on
vantait les performances, prenait en compte l’histoire individuelle de chaque
« actif » pour la faire coïncider avec les résultats des tests et de la formation des
« alteristes » à placer. WiIl résolut de mobiliser son courage pour oser interroger
Alix sur son passé, dès qu’il se retrouverait face à elle. Il fallait qu’elle lui parle pour
qu’il découvre comment s’articulait leur complémentarité.
Cette idée lui remit un peu de baume au cœur, tandis que Cyril accaparait sa
maîtresse. En le voyant avec des cheveux longs et une tenue de moujik, Will avait
songé immédiatement à Raspoutine, parce qu’il connaissait son origine russe par
Alix. Cependant la ressemblance se confirmait au second examen, à cause de son
regard noir, chaleureux, hypnotique, et de la persuasion dont il enveloppait chacun
des mots qu’il prononçait. Will eut l’impression que Cyril évoquait « Saturne » de
manière incantatoire et cela l’intrigua. Ces deux là avaient-ils un langage codé ?
66
Avaient-ils tant de secrets à partager, alors que manifestement ils n’appartenaient
pas au même monde ? Ils s’étaient probablement rencontrés avant les événements.
Alix semblait beaucoup l’admirer. Elle prétendait que Cyril était un « actif créatif » de
la meilleure qualité possible, pas artiste lui-même, mais critique d’art et grand
spécialiste de la peinture espagnole au temps de sa grandeur, dont personne
n’avait cure sous le règne de Dexus. Il se targuait à juste titre, d’être le travailleur le
plus inutile du pays. C’était évidemment le comble du snobisme !
67
Quand ses invités furent enfin partis, Cyril prit le bras d’Alix et l’entretint à voix
basse. Will s’impatientait, loin d’imaginer le sort qui lui serait fait. Il fut donc très
surpris qu’au lieu de prendre congé, Alix le conduisit dans la partie nuit de
l’appartement. Elle l’installa sans mot dire dans une espèce de boudoir, lui désigna
le sofa, et posa sur une table une assiette de toasts au foie gras et une bouteille de
champagne entamée. WiIl ne comprit ce qui lui arrivait qu’au moment où elle se
retira dans la pièce communicante. Par la porte ouverte, il entrevit ce qui devait être
la chambre à coucher du maître de céans, où trônait un lit immense. Will eut
soudain l’intuition que Kim, le chien d’Alix, avait eu l’habitude de passer la nuit
exactement à cet endroit, pendant que les deux autres copulaient. Il essaya de
refouler sa fureur, de se persuader qu’il lui incombait de monter la garde auprès de
sa maîtresse, où qu’elle soit, quoiqu’elle fasse. Et quand il l’entendit gémir, il eut
envie d’aboyer.
Will fut réveillé par la lumière du jour. Au poids du silence environnant, il sut que le
reste de la maisonnée dormait encore. Il décida alors de faire du zèle et quitta le
sofa pour venir s’allonger sur un tapis devant la porte communicante avec la
chambre à coucher de Cyril. Quand Alix s’éveillerait, elle le trouverait là, fidèle au
poste, à sa merci.
WiIl vérifia non sans fierté, qu’il avait bien calculé son coup, à l’enthousiasme avec
lequel elle s’agenouilla pour le prendre dans ses bras et le serrer contre sa poitrine,
moins chiche qu’il ne l’avait imaginée. Il pensa qu’il était vraiment en train de
devenir un chien, doué des vertus animales, quand il renifla nettement l’odeur de
l’autre mâle sur le corps de sa maîtresse. Avec une incroyable audace, il donna
quelques coups de langue dans le cou d’Alix et chuchota à son oreille :
- C’est dimanche aujourd’hui. On rentre à la maison et c’est moi qui m’occupe de
vous. Je vous baigne, je vous masse, je vous fais tout ce que vous voulez.
Elle eut un frémissement, mais s’abstint de répondre.
Vêtu d’une grande chemise de nuit blanche et fendue, comme les hommes en
portaient au XIXème siècle, Cyril rappliqua avec une tasse de café qu’il tendit à Alix.
Will sut qu’il avait gagné la partie, quand il la vit repousser son amant en prétextant
qu’elle était pressée.
L’autre protesta :
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- Tu m’avais promis de relire mon papier sur le Saturne de Goya. J’ai besoin que
tu me donnes ton avis !
- Au téléphone, tu n’as qu’à me la lire au téléphone cet après-midi. Maintenant,
je dois filer. Debout Will, on s’en va !
Il était si heureux qu’il l’aurait suivie à quatre pattes ou même en rampant ! Ou bien
encore, s’il en avait eu une dans le prolongement de la colonne vertébrale, il l’aurait
balancée sa queue, en signe de reconnaissance !
Alix avait donc accepté un renversement des rôles, ou à tout le moins que Will fût
élevé de la condition d’animal domestique au statut d’esclave à la grecque. Il allait
pouvoir l’approcher à sa guise, improviser des effleurements sur sa peau, s’emparer
de son corps, lui faire du bien. Bien entendu cette promotion ne devait pas le
conduire à se reposer sur ses lauriers, car il avait été dûment averti au cours de sa
formation, que les dominants avaient des lubies et changeaient d’avis au gré de leur
fantaisie. Will savait donc qu’un geste déplacé, une maladresse, risquait de rompre
le charme, et même de déclencher les pulsions sadiques de sa maîtresse. Le
logiciel d’affectation étant réputé infaillible, il était censé s’accommoder également
des punitions qu’elle lui infligerait, mais c’était une expérience qu’il n’avait pas envie
de renouveler en ce beau dimanche de la fin mai.
Alix offrit son corps sans réserve. Les soins que Will lui prodigua durant cette
étrange journée, lui rappelèrent la saison qu’il avait passée dans un centre de
thalassothérapie sur la côte bretonne. A l’époque, il ne connaissait pas encore Katia
et le confort de la rue Royer-Collard. Encore étudiant en médecine, il vivait à
Bobigny chez Fatou l’africaine, dans une chambre en sous-location plutôt exiguë. Il
avait été enchanté de saisir une telle opportunité de passer l’hiver dans un grand
hôtel.
S’il avait trouvé naturel de revêtir une blouse blanche, au début il lui avait paru fort
incongru de pratiquer des enveloppements d’algues ou des affusions manuelles. Il
s’était étonné d’avoir affaire à des gens qui se rêvaient sublimes et déléguaient leur
remise en forme à des spécialistes, des gens incapables de prendre en charge leur
propre corps, qu’ils abandonnaient sans pudeur à des mains étrangères. Et
alléchante ou répugnante, sèche ou moite, blanche ou mate, les soigneurs devaient
bien la toucher la peau des curistes, ils devaient bien les empoigner et les malaxer
ces organismes plus ou moins démantibulés et virtuellement parfaits ! Ace moment
69
là, Will s’était demandé si cette clientèle n’aurait pas eu intérêt à patauger dans les
vagues et à brasser des algues en regardant vers le large.
Aujourd’hui il voyait dans l’engouement de la population pour les cures de beauté et
de santé en tous genres, les signes avant-coureurs de la révolution des services à
la personne, qui était déjà en marche. Les penseurs et philosophes d’autrefois
s’étaient montrés aussi schizophrènes que les dirigeants politiques. D’une manière
générale, les élites avaient fait preuve d’impéritie, non seulement en méconnaissant
les aspirations du peuple, mais surtout en sous-estimant la perte de leur crédibilité
et de leur autorité.
Pourtant sous le règne de l’image, il était évident que tout le monde voulait être
beau pour passer à la télé, que tout le monde avait envie d’exercer une parcelle de
pouvoir pour se sentir exister. Dexus avait permis à chacun de devenir visible par
autrui et d’assouvir sans violence un désir plus ou moins pressant
d’assujettissement de l’autre. Désormais, il suffisait de le souhaiter, pour avoir le
temps de s’offrir gracieusement une gamme complète de traitements pour
l’entretien et l’embellissement du corps, pratiqués par un « utilitaire » spécialisé.
Ben en était l’illustration. Il suffisait également de s’être laissé détecter avec
exactitude pour se retrouver dans une situation de pouvoir ou de dépendance
pertinente. Dexus avait eu le mérite de systématiser l’épanouissement individuel
grâce à la collectivité, même si le but risquait de n’être atteint que dans ses aspects
les plus superficiels.
Certes, il avait suffi de logiciels puissants et de cartes à puces infaillibles, somme
toute rien d’extraordinaire, pour régler le sort des gens dits normaux. L’obligation,
présentée comme seule et unique, de se faire recenser et de choisir son statut, qui
impliquait en réalité la saisie des données fournies par des investigations très
poussées sur chaque individu, avait permis de d’identifier les rebelles, les
délinquants, les psychopathes et autres marginaux. On les confiait à des tuteurs
adéquats, qui souvent pour divers motifs parfois malsains, trouvaient leur compte en
leur compagnie. Ainsi chacun avait-il la possibilité d’être pris en charge par un autre,
de façon ponctuelle ou permanente, conformément au slogan de Dexus :
« SOIGNER L’HOMME PAR L’HOMME ». Il était probable que les limites du
programme se révéleraient de façon empirique, lorsqu’on aurait le recul du temps.
Néanmoins, Will arrivait à la conclusion qu’il valait encore mieux instaurer une
70
société sur un modèle utopique, plutôt que croupir dans l’abrutissement,
l’immobilisme et l’obscurantisme comme on le faisait avant les événements.
- Mais c’est qu’il gamberge mon petit chéri !
s’écria Alix avec enthousiasme, après cette longue tirade.
Nue, allongée sur une table que Will avait installée sous le jasmin, ointe aux huiles
essentielles, elle se laissait masser les lombaires en lâchant un râle d’aise à chaque
mouvement. C’était elle, sans doute pour se distraire, qui avait prié Will de se
prononcer sur les réformes instituées par Dexus, en lui garantissant, comme si ça
n’allait pas de soi, qu’il n’avait rien à craindre d’elle. Sans en être convaincu, mais la
sachant plus critique que lui à l’égard du nouveau régime, il s’était lancé. Et puis
parler lui avait évité de trop regarder les fesses d’Alix.
En vérité, elle se souciait de son opinion comme d’une guigne.
Au bout d’un moment, il l’entendit réclamer :
- Touche-moi.
A ces mots, Will resta paralysé.
Alix tourna alors son visage vers lui en riant :
- Quoi ? Tu n’as pas envie de me toucher, de me lécher comme ce matin ?
Il songea qu’elle aurait pu se vexer si ce n’était pas le cas, mais puisqu’il en avait
envie, il l’avoua d’un signe de tête.
- C’est moi qui te plais ou notre relation ?
- Je ne sais pas.
- Allez, caresse-moi !
Will se contenta de déposer des baisers pointillistes au creux de ses reins et
commença à lui pétrir la croupe avec ardeur. Elle se cambra aussitôt. Aux petits
sursauts du bassin qu’elle esquissa, il constata qu’elle avait la taille drôlement
déliée et une grande mobilité des hanches. Il s’affola un instant, puis réussit à se
contrôler. Ensuite, il descendit les mains le long de ses cuisses serrées et les écarta
un peu pour exécuter un savant roulé-palpé sur toute leur surface. Il eut l’impression
de s’être tout à fait ressaisi en lui travaillant les chevilles avec étirements de ses
mollets de coq. WiIl termina carrément en professionnel par là où il aurait dû
commencer, en lui massant les pieds selon la technique de l’aponévrose, acquise
au cours de son stage en thalassothérapie.
Bien qu’il n’ait accompli aucun geste équivoque, malgré l’ambiguïté de l’invitation,
une telle intimité avec le corps d’Alix avait éveillé son désir. Cette femme lui plaisait.
71
WiIl aimait la texture de sa peau, il aimait la finesse de sa musculature, il aimait son
squelette en arête de poisson. Et plus il y pensait, plus le trouble subsistait. Il avait
eu beau se mettre torse nu dès le début de la séance, pour profiter du soleil et se
sentir à l’aise, il transpirait à grosses gouttes. Aussi se félicita-t-il qu’Alix, étendue
sur le ventre, le visage enfoui sous l’acajou de ses cheveux défaits, n’ait pu
l’observer pendant ses manipulations.
A la fin, sans relever la tête vers lui, elle eut le bon goût de l’envoyer chercher de la
citronnade à la cuisine.
Quant Will revint, elle était assise dans le fauteuil en osier et vêtue d’une sorte de
pagne, qui la couvrait de la poitrine aux genoux.
- Il fait chaud,
dit-il bêtement en posant le plateau sur la table .
- Demain, je t’emmène travailler avec moi.
- Travailler ?
- Ne t’inquiète pas, c’est toujours moi qui travaille et toi, tu te contentes de me
suivre.
- Comme un chien ?
- Oui, comme un chien, mais je ne te laisserai pas dans la voiture comme je
laissais mon Kim. Je te ferai visiter la boîte, ça t’intéressera puisque tu te
piques d’émettre un jugement sur le monde dans lequel nous vivons, sans
savoir comment on y travaille.
Pour cette sortie sérieuse, Will aurait voulu implorer Alix de lui épargner les pieds
nus, la laisse ou pire l’un de ses harnachements en cuir, mais il se tut, comprenant
qu’il devait interpréter l’offre d’Alix comme une faveur de sa part.
C’était beaucoup plus étourdissant qu’il ne l’avait imaginé de n’avoir qu’un seul
être pour tout univers, de se tenir à sa disposition et de demeurer à sa merci, mais
c’était le destin qu’il avait choisi. Pour corser l’affaire, il soupçonnait Alix de prendre
un malin plaisir aux changements abrupts de rôle, de comportement, de sujet de
conversation. Will était bien entendu incapable de prévoir le sort qu’elle lui
réserverait dans la seconde qui suivait, mais c’était justement ce qui le tenait en
haleine.
Néanmoins, ce fut donc avec un réel soulagement que le lendemain matin, il enfila
le jeans et la chemise qu’elle lui avait préparés, et sauta dans des baskets neuves.
72
WiIl se sentait un homme à part entière en marchant librement à coté d’Alix, sur le
parking d’une zone industrielle proche de Vélisy, où elle venait de garer la voiture.
Comme les H.L.M. à Bobigny, la plupart des bâtiments avait été démolie. Des
ouvriers commençaient à ramasser les gravats. Là où les travaux étaient les plus
avancés, on devinait que des jardins entoureraient les seuls édifices restés debout,
dont celui que dirigeait Alix.
COSMETICA occupait un immeuble vitré d’une dizaine d’étages, d’un luxe intérieur
époustouflant. La moquette était tellement voluptueuse que Will, accompagnant la
PDGère le long du couloir, eut l’impression de voler au ras du sol, d’autant que les
murs étaient tapissés de suédine bleu horizon. Le personnel saluait leur passage
sans obséquiosité ni curiosité.
En revanche, le bureau d’Alix n’était pas plus fastueux que ceux qu’il avait
entrevus par les portes ouvertes. Elle commença par brancher les quatre
ordinateurs qui l’encerclaient et prit connaissance de son courrier électronique.
Puis elle tint parole et proposa à Will un tour de maison. Afin de paraître intelligent,
il s’enquit du lieu où l’on fabriquait et stockait les marchandises. Alix répondit que
l’usine se trouvait en province, dans la région de Grasse, traditionnellement
spécialisée en parfumerie, mais les paramètres de la fabrication étaient déterminés
au siège. On ne travaillait qu’à flux tendu. On produisait en fonction des
commandes envoyées par e-mail, saisies et payées d’avance par le débit des
cartes individuelles. Il n’existait plus de services ni d’intermédiaires commerciaux et
publicitaires, puisqu’il n’y avait pas de concurrence. On livrait en vingt-quatre
heures sur tout le territoire dans les magasins d’état, qui avaient remplacé les
supermarchés d’autrefois, où chacun venait retirer ce qui lui était destiné.
- Allons voir la salle des machines !
dit-elle gaiement en le tirant par le bras.
Ce qu’Alix désignait ainsi était justement l’unité qui centralisait l’ensemble de ces
opérations.
Quelle ne fut pas la stupéfaction de Will en découvrant à la manœuvre de cette
bécane, son vieux pote Jo.
D’ailleurs ce dernier ne cacha pas non plus sa surprise et resta sans voix.
73
Finalement, ce fut Alix qui réagit la première :
- On dirait que vous vous connaissez ?
- Depuis le lycée,
ânonna Will
- Et la dernière fois qu’on s’est rencontrés, j’étais sur un échafaudage de
ravalement d’immeuble.
ajouta Jo en riant jaune, avant de s’enquérir d’un ton inquiet :
- Vous venez d’engager Will ?
- Non, il est à moi. C’est mon « alter ». Bonne journée Jo !
Dès qu’ils furent ressortis, Will remercia Alix d’avoir écourté cette confrontation, qui
avait mis mal à l’aise les deux anciens camarades de classe, ainsi qu’elle s’en était
rendu compte. Elle fit mine de ne pas avoir entendu et la visite se poursuivit sans
autre incident, avec force commentaires de sa part.
Dans l’entreprise désormais, la hiérarchie pyramidale avait disparu, si bien qu’il n’y
avait plus de distinction entre les cadres et les employés, ni aucune autre
classification. Tout le monde était au même niveau, sauf le chef. Quant aux ouvriers
et aux manutentionnaires, comme la présence de Jo aux commandes de
l’informatique en témoignait, pour peu qu’ils le veuillent, ils réussissaient à s’installer
plus ou moins rapidement au contrôle d’une machine. C’étaient les « actifs » eux-
mêmes qui assuraient la formation des impétrants. Un peu comme pour l’initiation
dans une secte, chaque senior parrainait un nouvel adepte du travail et l’aidait à se
qualifier dans une branche sélectionnée non par toquade, mais en fonction des
offres d’emploi évidemment. Le risque de corporatisme était atténué par la
continuelle mobilité des « actifs » une fois confirmés.
Alix promena Will dans les différents services administratif et comptable et les
bureaux d’études consacrés à la recherche de nouveaux produits ou au circuit
logistique de l’emballage à la livraison, dont elle cumulait les directions, puisqu’elle
était le seul maître à bord. Elle avait également en charge ce qu’on appelait jadis les
« ressources humaines », qui était devenu la gestion stratégique d’un personnel
volontaire, toujours motivé. Car en principe les incapables, les fainéants et les
atrabilaires n’intégraient pas la catégorie des « actifs productifs ». Si bien que les
seules difficultés d’ordre psychologique surgissaient chez les gens mariés, quand
leurs conjoints étaient devenus « humanyens ». Avec des emplois du temps
incompatibles, la vie commune en prenait un coup. Soit le couple explosait, soit
74
l’« actif » renonçait à travailler. Dans ce sens là, le changement de statut était aisé.
Il se compliquait lorsqu’ un « humanyen » décidait de rejoindre les « actifs », mais
c’était extrêmement rare.
Elle se gaussa.
Will prit sa dernière remarque comme un avertissement à son adresse. Cela ne
l’empêcha pas, dès qu’ils eurent regagné le bureau d’Alix, de lui avouer qu’il se
sentait honteux. Avant de choisir son statut, il avait été dûment informé des
conditions. Pour demeurer « actif », quand on était sans emploi comme lui à son
retour d’Afrique, il fallait commencer par accepter les travaux les plus rébarbatifs,
les basses œuvres qui n’incombaient jamais aux « humanyens » au titre des
services à la personne. On lui avait certifié que ce serait provisoire, mais Will avait
craint de moisir trop longtemps dans le bâtiment ou la voierie. Il semblait que Jo,
pourtant fumiste invétéré, avait fait preuve de plus de foi. Will se reprochait
amèrement d’avoir manqué de courage. Il se trouvait néanmoins des excuses.
Louna l’avait influencé. Il était peu ou prou tombé amoureux d’elle. Il avait eu peur
de la perdre, après Katia, c’était plus qu’il n’en pouvait supporter.
Le sentant soudain très déprimé, Alix lui donna une claque amicale sur la joue :
- Cesse de te torturer. Tu connais la philosophie de Dexus : ce que tu as choisi
est bon puisque tu l’as choisi. Tu es jeune, idéaliste et généreux. Tu voulais
explorer l’inconnu, savoir si l’on peut se vouer corps et âme à un autre que
soi…Tu le sauras. Et dis-toi bien qu’en ce moment, ton ami Jo est largement
aussi jaloux de toi que tu l’es de lui.
L’œil de Will s’alluma :
- Pourquoi ?
Alix riait.
- Parce qu’il se dit que cet enfoiré de Will est dorloté par sa patronne sans rien
foutre, alors que lui, il est obligé de trimer pour me plaire.
Cette réponse plongea Will dans la perplexité. Quoiqu’en dise Alix, Jo avait fait le
même choix qu’elle, le choix d’un groupe auquel Will aurait préféré appartenir. Car
cette minorité d’« actifs » suffisait à faire marcher les rouages économiques du
pays et à satisfaire les besoins de la population toute entière. Ils étaient donc
indispensables à la société. En outre, s’ils ne tiraient pas de leur travail des
avantages autres que ceux octroyés aux « humanyens » ordinaires, les « actifs »
75
jouissaient de l’autonomie induite par leurs fonctions et d’un pouvoir absolu sur les
« alteristes ». C’était une forme de luxe.
Un instant, Will essaya d’imaginer une interversion de son statut avec celui d’Alix. Il
lui sembla évident que dans cette hypothèse, le logiciel d’affectation ne les aurait
pas réunis.
Assis en face d’Alix, il relança :
- Et vous, pourquoi travaillez-vous ?
- Parce qu’un seul être ne me suffit pas ou parce que je ne suis pas une
contemplative. Non, je blague. Pourquoi travailler quand ça ne rapporte plus
d’argent ? Parce qu’il n’y a plus de différence de nature entre le loisir et le
travail, enfin ça reste à vérifier… Peut-être avons-nous atteint la phase ultime
de la société communiste, rêvée par Marx. Je crois que je travaille parce que je
n’ai pas trouvé d’autre moyen de me sentir concernée par le devenir du monde.
Parce que tu m’embêtes.
Alix s’empara de l’un de ses ordinateurs et commença à pianoter.
- Mais pourquoi …
- Pourquoi, pourquoi…Arrête de poser des questions comme un gosse ! Il faut
que je m’y mette. Va m’attendre dans la voiture ! File !
Elle lui jeta les clefs de la voiture en pleine figure et Will les esquiva de justesse.
Puis il se baissa pour les ramasser. C’est alors qu’il eut l’idée de se venger, se
venger d’Alix, de Jo et de la terre entière, se venger d’avoir peut-être fait le
mauvais choix. Il traversa le bureau à genoux sur la moquette en se dirigeant vers
la sortie, ouvrit la porte et s’engagea dans le couloir en marchant hardiment à
quatre pattes.
Il s’attendait à ce qu’Alix lui courre après, à ce qu’elle le rattrape, à ce qu’elle le
supplie de se redresser.
Au lieu de quoi, il l’entendit hurler de son bureau :
- Tu es vraiment un petit con ! Fous le camp et enferme-toi dans la voiture.
Arrivé à l’ascenseur, Will se mit debout, d’autant que son effet lui parut manqué.
Les rares personnes qu’il avait croisées s’étaient bornées à le regarder
distraitement. Il était vrai que depuis les événements, chacun avait dû en voir de
toutes les couleurs. Ce n’était pas un crétin jouant au quadrupède dans le couloir
d’une boîte de produits de beauté, qui risquait de les surprendre !
76
En sortant de l’immeuble COSMETICA, sa décision était prise, toujours la même,
celle à laquelle il avait recours dans les situations de crise : la fuite. WiIl n’hésita
pas à emprunter la voiture d’Alix pour rentrer dans Paris et fonça à l’adresse que
Louna lui avait laissée.
Il faillit ne pas reconnaître la petite chanteuse de rock qui l’accueillit tristement,
moulée dans une robe de coton noir, les cheveux tirés en arrière. N’étaient ses bas
résille et ses talons aiguille, on l’aurait prise pour une veuve sicilienne.
Elle introduisit Will dans un appartement assez vaste, aux murs couverts de livres,
qui lui sembla sinistre malgré la vue sur le Parc Monceau.
- Que t’arrive-t-il, tu as l’air effondrée.
- Je le suis. Szostak ne fiche plus rien. Son bilan d’activité est nul. Il risque de
perdre son statut d’« actif ».
- Incroyable ! Je pensais que les autorités publiques ne pouvaient pas évaluer le
travail d’un chercheur ?
- C’était vrai au début, mais Dexus a trouvé la solution. Il échange les travaux de
ses philosophes et de ses scientifiques avec ceux des pays frères, dirigés par
ses acolytes. Szostak a compris quand il a reçu pour appréciation la
communication d’un chercheur hollandais. Depuis, il refuse de travailler. Il ne
pense plus qu’à baiser !
- Tu es sûre que ce n’est pas toi, sa muse, qui l’aurais corrompu ?
- J’ai fait de mon mieux…
- Oui, c’est bien ce que je veux dire. De toutes façons, je ne vois pas où est le
drame. Szostak fera un parfait « utilitaire » dans l’enseignement. Vous pourrez
vous marier, vivre heureux et avoir beaucoup d’enfants !
- Et moi, qu’est-ce que je deviens ? Il m’a interdit de continuer en « extra ».
- Il faut admettre qu’il était bien placé pour savoir à quoi s’en tenir. Alors ?
- Alors tu as sous les yeux une petite « utilitaire » lambda. Comme je ne sais rien
faire et que je ne veux pas des services à domicile, même une seule fois dans
l’année, je suis shampouineuse dans un salon de coiffure, six heures par
semaine.
- Ca ne va pas te tuer !
- Justement, je m’ennuie à mourir et je n’ai même plus envie de chanter.
D’ailleurs, je n’ai plus de voix.
- Tu n’as qu’à le quitter ce Szostak !
77
- Impossible. Je l’aime.
- Bon. Donc malgré Dexus, on dirait que rien n’a changé sous le soleil.
Will prit congé de Louna sans avoir pu lui toucher un mot de ses propres
tourments. Jadis déjà, il avait remarqué qu’il en allait ainsi. Il suffisait que l’on ait
besoin du soutien des amis pour s’apercevoir qu’ils étaient indisponibles. On en
arrivait à ne plus savoir ni pourquoi ni comment on était devenus amis. C’était
comme les femmes qu’on avait aimées ou cru aimer. Will songea à Fatou, à Katia,
à Louna. On vivait avec elles dans la plus grande intimité, on avait parfois
l’impression de fusionner. Puis du jour au lendemain, elles oubliaient tout et on se
retrouvait face à des étrangères, que probablement elles n’avaient jamais cessé
d’être.
Sans rien espérer de la visite qu’il comptait rendre à Ben, Will poussa la voiture
d’Alix jusqu’à Pigalle et s’empressa de la garer. Il avait hâte d’arpenter le quartier
et surtout de revoir le marché aux esclaves sexuels, qui l’avait tant fasciné la
première fois qu’il y était venu. Ainsi que Louna l’avait prévu, les résultats de ses
tests avaient programmé sa carte de crédit pour la gamme complète des
« érotophiles » de la catégorie A, comme affectifs. En revanche contre toute
attente, Will pouvait également prétendre à la première classe des D comme
déviants, grâce à ce vieux fond de masochisme, dont en cet instant il aurait juré
que son séjour chez Alix venait de le débarrasser définitivement.
Sur la place, il remarqua que le nombre des « érotophiles » avait encore
augmenté. Will se demanda si un jour les « humanyens » ne voudraient pas tous
en être, plutôt que continuer à faire les « utilitaires » en servant des repas, en
guidant des aveugles ou en distrayant les vieux, ne serait-ce que quelques heures
de temps à autre. Il faudrait alors que les « actifs » se chargent en outre des
services à la personne trop contraignants. Et la société deviendrait une immense
partouze, mais Will se surprit à rigoler tout seul en supposant qu’il se trouverait
encore des mécontents et des amoureux pour déglinguer le système.
En ce début d’après-midi, dans cette lumière printanière, la marchandise était bien
appétissante. WiIl regretta que tout le monde fût mélangé parce qu’on perdait du
temps à chercher. Il tomba dans une bousculade de passantes provoquée par une
espèce de Schwartzenegger en herbe qui racolait sans vergogne. Will lui aurait
volontiers mis son poing dans la gueule, mais il se contint. Un peu plus loin, un bon
père de famille, quadragénaire à lunettes d’écaille, moustaches et costume-cravate
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remportait un succès honorable. Comment accepter que des types comme lui ou
mieux que lui, qui n’étaient pas des homosexuels, se prostituent en toute
quiétude ? C’était une concurrence insupportable, mais pourquoi s’en souciait-il
puisqu’il n’avait jamais eu autant de femmes à sa disposition !
Finalement, Will sélectionna une jolie fille, brune et féline, avec un brassard A 999,
ce qui signifiait qu’il s’agissait d’une grande sentimentale. C’est pourquoi il
l’emmena sans ménagement loin de la foule pour la plaquer contre la première
porte cochère qui se présentait. Là, il l’embrassa si furieusement qu’elle en
suffoqua. Elle eut beau lui parler gentiment, le caresser avec une infinie tendresse,
elle ne réussit pas à le calmer. Elle essaya alors de l’entraîner dans quelque hôtel
des environs, mais Will ne l’entendait pas de cette oreille. Il voulait la prendre
immédiatement, dans la rue, et debout. Et c’est ce qu’il fit, après avoir retroussé sa
jupe et dégagé son string, en la bourrant avec une impétuosité qui l’étonna lui-
même. Cependant, la plus ébahie des deux était la fille, qui s’était mise à beugler
crescendo jusqu’à un orgasme tonitruant.
- Je me demande si tu ne devrais pas repasser les tests toi…
lui décocha Will, la laissant pantoise.
Ragaillardi par cette séance, il monta la rue Houdon, fit quelques pas rue des
Abbesses et au 27 grimpa les trois étages sans perdre son souffle. Il sonna à
plusieurs reprises, appela, tambourina contre la porte, mais personne ne vint ouvrir.
Alertée par le bruit, la voisine de palier sortit pour le renseigner.
Ben n’habitait plus ici. L’immeuble ne devait plus convenir à son standing de star à
la télé.
Ben ?
Evidemment qu’il faisait de la télé ! Il animait une émission quotidienne, un reality
show comme on disait à l’américaine. Les candidats se retrouvaient sur une île pour
affronter la vie sociale telle qu’elle était avant les événements. Ils interprétaient les
rôles des cadres supérieurs, des féministes, des syndicalistes, des chômeurs, des
députés, des journalistes, des écologistes… On assistait pendant des semaines au
déchaînement de leurs pulsions et de leurs frustrations. Certains développaient
même des maladies. C’était tordant.
Qui gagnait ?
Le plus démagogue forcément. Le plus consensuel. Celui qui promettait tout à tout
le monde et réussissait à durer sans rien faire pour éviter de mécontenter qui que
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ce soit. Si le public votait pour lui par téléphone, il devenait président de la
république, ou à tout le moins premier ministre.
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Alix était assise sous la tonnelle que Will avait réparée afin que le jasmin s’y
répande harmonieusement. Sa silhouette se découpait sur un fond de rosiers
rouges et une gerbe de mufliers aux couleurs pastel. Son visage paraissait
magnifique, peut-être parce qu’il exprimait ce qu’il hésitait à appeler du bonheur,
pour ce que ce mot avait toujours évoqué de niais. Ou bien la complicité des fleurs
suffisait-elle à l’embellir ? WiIl l’ignorait. Il pensa simplement qu’il aurait aimé la
peindre en cet instant, pendant qu’elle resplendissait dans ce jardin munifiscent,
qu’il avait transformé au fil des jours et à la sueur de son front.
Ce soir là, comme il était fréquent désormais, Will avait fait les courses lui-même,
mis la table dehors, servi des salades et des fruits. Pour accompagner ces mets
déjà fluides, il avait choisi un vin blanc dont la fraîcheur contrastait avec la chaleur
orageuse de la fin juin. La moiteur de l’air, la primeur du dîner, l’échauffement de
son imagination, tout se liguait pour qu’il franchisse la frontière qu’il s’était assignée
jusqu’alors.
Will quitta la table, s’approcha d’Alix et lui tendit la main. Elle se leva à son tour et
vint avec docilité se lover entre ses bras. En l’embrassant pour la première fois,
malgré la panique qui le gagnait, il remarqua la fermeté de ses lèvres, la dureté de
ses dents, le goût framboise de sa salive. Il n’eut pas besoin de la déshabiller. Elle
paraissait impatiente d’ouvrir son corsage, de libérer ses seins, de laisser choir sa
jupe. Il y eut la sensation tellurique de son corps nu, si frêle, collé contre le sien,
puis un déchirement. Ils ne pouvaient pas rester dans le jardin. Ils n’avaient pas non
plus le temps de monter dans une chambre. Ils tombèrent sur le tapis du salon. Will
crut percevoir un soupçon de mépris dans le demi-sourire d’Alix, mais le gris perle
de ses yeux demeurait pailleté de tendresse.
Après s’être abattu sur elle en rauquant, Will songea qu’il n’avait jamais autant
désiré une femme, ni joui plus voluptueusement. Etait-ce parce qu’il en avait envie
depuis des semaines et qu’il s’était retenu en attendant le moment propice ? Etait-
ce parce qu’il acceptait enfin de lui appartenir aussi inconditionnellement qu’elle
l’exigeait ? Au fond, Dexus avait compris que chacun aspirait à posséder
pleinement autrui. C’était la raison pour laquelle, faute de mieux, les animaux
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domestiques proliféraient avant les événements. A l’époque, personne n’osait
s’engager dans un véritable lien affectif de propriété avec son semblable, le seul
pourtant qui pût donner entière satisfaction. Désormais, en tant qu’« alteriste »
confirmé, Will appartenait complètement à Alix, mais la route avait été longue et
semée d’embûches. Ainsi détestait-il se remémorer son piteux retour à la maison,
après sa fugue de jeune chien mal élevé, comme elle disait.
La virée à Pigalle avait convaincu Will de l’impossibilité de retrouver Ben, parti sans
laisser d’adresse. Une fois encore, il avait été contraint de prendre la mesure de sa
solitude, qui depuis les événements se concrétisait par un profond isolement.
Autour de lui, Katia et Louna, Jo et Ben, s’étaient accommodés à leur manière du
nouveau régime et chacun semblait en retirer un bénéfice proportionné à son
espérance. Ce qui était sûr, c’était que ses amis n’avaient pas besoin de lui.
Lui en revanche, le bon gars, l’ex-humanitaire en mal de cause, qui nourrissait
l’ambition d’aimer son prochain plus que soi-même, qui avait décidé de se
consacrer entièrement à quelqu’un d’autre, il dépendait d’Alix et ne pouvait
concevoir sa vie sans elle. Force lui était donc de la supporter, telle qu’elle était.
Théoriquement, Dexus avait éliminé l’absurdité de la condition humaine. Tout avait
été pensé pour avoir un sens, et le sens de chaque acte venait de la qualité du don
qu’on faisait de sa personne et de l’intérêt qu’autrui y trouvait. C’était simple.
Le soir de sa fugue, en traversant de nouveau le marché aux esclaves, WiIl s’était
demandé si le racolage des « érotophiles » l’exciterait encore. Il manquait à cette
sexualité offerte à l’étalage, l’attrait de l’interdit ou de la conquête. N’avait-il pas déjà
transgressé ? N’avait-il pas choisi une grande sentimentale pour la traiter comme la
dernière des grues ? Dexus avait réussi cette performance de dissocier le
libéralisme économique des mœurs libertaires de l’époque précédente, en
supprimant le premier et en favorisant les secondes. On avait à la fois un chef d’état
tout puissant et la plus grande permissivité imaginable. Au moins en apparence, car
lorsque Will s’interrogea sur ce qu’il lui restait à faire, il ne trouva pas même matière
à hésiter : il devait ramener la voiture et rentrer à la maison.
Il attendit que le jour fût tombé. La lumière brillait à toutes les fenêtres. Etait-ce une
nouvelle lubie de la part d’Alix ? Non, il eut l’intuition qu’elle avait voulu de cette
manière lui montrer qu’elle espérait son retour. Du coup, Will gravit les marches du
perron avec un peu moins d’appréhension.
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Alix avait certainement entendu le bruit du moteur dans la cour, suivi du roulement
de la porte du garage. Néanmoins, il pénétra à pas feutrés dans le vestibule et fut
surpris de percevoir les éclats d’une conversation en provenance du salon. Will
identifia immédiatement la voix de Cyril, ce qui l’emplit de rage. Le Saturne de Goya
était encore à l’ordre du jour. Will résolut d’interrompre leur tête-à-tête, surgit avec
un grognement et se jeta aux pieds de sa maîtresse, assise sur le canapé à côté de
son amant.
Alix l’accueillit avec tant de caresses et de mots idiots qu’il en aurait pleuré s’ils
avaient été seuls. A défaut, il se contenta de frotter sa tête contre ses genoux et de
respirer sa tiédeur parfumée.
- Je m’étonne que tu n’aies pas encore réussi à le dresser celui-là. Ou il se fait la
belle, ou il est envahissant,
remarqua le Raspoutine d’opérette.
- Ne te mêle pas de ça. Le jour où Will sera dressé correctement, il faudra peut-
être que tu changes ton « alteriste » mâle pour une femelle, si tu vois ce que je
veux dire !
C’est alors que Will prit conscience de la présence d’une troisième personne dans
la pièce, attablée dans le coin salle à manger. L’homme, qui était en train de
dessiner, releva la tête et parut effaré. Will reconnut le peintre dont Cyril exposait
les toiles et qui les commentait pour les deux jeunes gens. Il n’y comprenait plus
rien. Il ne lui serait jamais venu à l’esprit que cet artiste pût être son « alteriste »,
mais Raspoutine était bien capable d’avoir bidouillé l’analyse de personnalité dans
son dossier pour obtenir un esclave à sa pointure ! Un esclave qui lui produirait du
Vélasquez ou du Goya sur commande.
Au moment où Will tentait de s’installer sur le canapé entre Cyril et Alix, celle-ci
l’attrapa par le col de sa chemise, le conduisit vers le petit meuble indou, d’où elle
sortit une corde. Ensuite, elle l’entraîna dans le couloir sans ménagement.
- Ah non ! Pitié ! Vous n’allez pas m’attacher à l’escalier ! Je vous jure que c’est
inutile. Je ne m’enfuirai plus. Je ne…
Sans répondre, Alix lui ligota les poignets à la rampe et les chevilles au bas du
premier barreau, de telle sorte que Will ne pouvait ni s’asseoir, ni se coucher.
- Vous n’allez pas m’obliger à passer la nuit debout ?
- Je devrais te battre, dit-elle à voix basse, et si je ne le fais pas, c’est parce que
j’ai confiance en toi, malgré ce que tu viens de me faire.
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Alix avait eu raison de croire en Will. Ce fut la seule et unique fugue qu’il lui infligea.
Cette nuit là fut la dernière qu’il eut à subir en si mauvaise posture, ne dormant que
par intermittences. En revanche, il découvrit un peu plus tard qu’elle aimait le battre
avec frénésie, à mains nues, et ne s’en priva pas dès que l’occasion se présentait,
c'est-à-dire à chacune de ses initiatives, quand il commença à en prendre.
Au début, il l’attendait avec ferveur toute la journée sans oser sortir de la maison.
En attendant de recevoir les livres traitant des médecines chinoises qu’il avait enfin
réussi à s’offrir, il se rabattit sur la bibliothèque d’Alix et feuilleta les ouvrages
concernant Goya, sans percer le mystère du culte que lui vouait sa maîtresse. Il
acquit juste la certitude qu’elle possédait des copies de première qualité, puisqu’il
ne pouvait pas s’agir des originaux.
Puis, pour tromper son ennui, il s’attaqua aux œuvres reliées des grands auteurs
classiques. En parcourant Victor Hugo, qui lui semblait le plus abordable, Will tomba
sur une lettre de Juliette Drouet à son maître et n’en crut pas ses yeux en lisant ces
mots : « De la soupe, une niche et une chaîne, voilà mon lot ! » Ce fut une
illumination. Dexus n’avait pas inventé les relations de pouvoir entre les êtres, ni le
désir de posséder pleinement autrui, ni celui d’appartenir inconditionnellement.
Combien d’hommes et de femmes, au long des siècles, avaient passé leur vie à
attendre et à aimer. C’était un destin qui en valait bien d’autres et c’était
probablement celui de Will.
A partir de ce jour là, son attente d’Alix devint une interminable prière.
Cependant, Will avait un impérieux besoin de s’ébattre et de remuer. Il était un peu
tard dans la saison pour faire des miracles, mais il décida de nettoyer le jardin et d’y
planter des fleurs. Il commanda ce qui lui était nécessaire et paya avec sa propre
carte de crédit, afin de réserver une surprise à Alix.
Quand elle vit le travail qu’il avait accompli et dont il n’était pas peu fier, elle se
précipita sur lui et lui balança de grandes gifles sur le visage, le blessant même à la
lèvre inférieure avec sa bague en diamant. Will eut beau s’abstenir de lui rendre ses
coups, garder son calme, parler doucement, revenir sur le sujet à plusieurs reprises,
il n’obtint aucune explication d’Alix sur ce comportement, il était vrai parfaitement
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autorisé par la règle du jeu. Sans tenir compte de sa réaction, il continua à cultiver
le jardin, qui semaine après semaine, se transformait en un fond de toile
impressionniste, sur lequel il admirait le portrait sibyllin de sa maîtresse.
- Pourquoi Goya ?
demanda Will un soir après dîner, tandis qu’ils étaient installés dehors pour siroter
une verveine-menthe de conserve.
- C’est une longue histoire, que je te raconterai peut-être un de ces jours.
- Mais encore…
- A cause de l’universel, mon petit lou. Goya a peint les puissants et les gens
qu’on rencontre dans la rue. Il a crée une savante alchimie entre les
événements historiques et les destinées individuelles, en y introduisant
l’irrationnel et le monstrueux. Il a essayé de représenter les images qui lui
venaient de son inconscient. Rien de ce qui est humain ne lui est étranger et
pourtant il n’a jamais été à la mode.
- On peut compter sur Cyril pour remédier à cette injustice avec le battage qu’il
fait depuis qu’il a publié sa critique du Saturne. Maintenant que je connais un
peu mieux l’œuvre de Goya, je me demande pourquoi il a choisi d’écrire sur
une peinture aussi horrible ?
- Parce que ce thème éminemment politique est inspiré par la mythologie.
Saturne était un dieu romain qui a détrôné son père pour régner sans partage,
puis dévoré ses enfants pour éviter de subir un jour le même sort.
Will eut l’intuition qu’il y avait quelque chose à comprendre dans ses propos et
essaya de faire le malin :
- Ne me dites pas que Cyril se sert des critiques qu’il publie sur les oeuvres pour
communiquer avec un réseau d’opposants au régime, avec une armée
d’ombres !
- Laisse tomber mon Wouwou.
Comme elle l’agaçait quand elle l’écrasait ainsi sous sa morgue. Or elle ne pouvait
pas s’en empêcher. Ce devait être nécessaire à son équilibre psychique. Will
pensait qu’Alix aurait sincèrement souhaité l’instruire en général et peut-être en
particulier lui révéler leurs intrigues, mais elle paraissait se décourager aussitôt
devant l’ampleur de la tâche. Pourtant Will considérait que leur union n’avait de
sens que si elle était absolue. Or Alix ne se livrait presque pas, sauf après ses
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accès de violence, et encore pour déclarer qu’ils étaient naturels et qu’il n’y avait
rien à en dire.
La deuxième fois qu’elle agressa Will, c’était lorsqu’il décida qu’on n’aurait plus
recours aux « utilitaires » pour préparer et servir le repas du soir. Adoptant la même
tactique que pour le jardin, il se dispensa de la permission d’Alix, fit livrer des
provisions avec sa propre carte de crédit et cuisina à l’africaine un poulet au citron.
Est-ce parce qu’il était encore sur ses fourneaux quand elle rentra à la maison, et
qu’il ne put accourir vers elle pour la fêter comme d’habitude, qu’elle se fâcha
pareillement ? Il ne le sut jamais. Alix lui ordonna de se dévêtir sur le champ, de lui
tourner le dos et de se mettre contre le mur les bras en croix. Elle l’étreignit de
toutes ses forces avant de le repousser pour le frapper à poings fermés. Puis elle
arrêtait les coups, le serrait à nouveau dans ses bras et recommençait à le battre.
Elle acheva de se défouler en lui claquant les fesses de la paume et du revers de la
main, jusqu’à épuisement.
Pendant cette séance, Will l’entendit lâcher des mots incompréhensibles, peut-être
dans une langue étrangère. Ensuite, elle quitta la cuisine, traversa le couloir et le
salon, pour gagner la tonnelle embaumée sous laquelle ils prenaient leurs repas.
Quand il la rejoignit, elle pleurait comme une gamine avec un flot de larmes et des
hoquets, affalée sur le fauteuil d’osier. Will hésita à l’arracher à son siège pour la
prendre contre lui et la consoler. Il se contenta, en signe d’allégeance, de s’asseoir
à ses pieds dans l’herbe et de soupirer. Si seulement elle lui parlait, il pourrait peut-
être l’aider, mais probablement ne le tenait-elle pas en assez haute estime pour
s’abandonner.
Au moment où il se faisait cette réflexion, elle sortit de son mutisme :
- Bête comme tu l’es, je suis sûre que tu t’imagines que j’ai des problèmes psy…
- Pas du tout,
répondit-il avec prudence.
- Eh bien non, pas du tout. Il est humain et pas nécessairement pathologique
d’injurier et de battre son prochain ou son chien. En tous cas, c’est aussi
normal que de consentir à faire le chien et à être battu.
Will opina du chef. Il reprit d’une voix douce :
- Pourquoi vous ne me dites jamais rien sur votre enfance, votre passé, le
Maroc…J’aimerais tellement savoir. Il faudrait que je sache tout de vous.
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- Tu serais déçu, mon Wouwou, car ce n’est pas du Zola ! Je suis la fille naturelle
de l’un des derniers pachas de Marrakech. J’ai été élevée dans le secret d’un
luxueux palais par une nurse anglaise. J’ai fait des études à Cambridge, puis
j’ai décidé de vivre en France. Evidemment, je n’avais pas prévu les
événements, mais de toutes façons la Grande Bretagne n’y coupera pas.
- Si tout va bien, si vous n’avez aucun problème, pourquoi avez-vous pleuré tout
à l’heure ?
- Parce qu’il est naturel de pleurer, n’en déplaise à Dexus !
Alix trouvait régulièrement des prétextes pour frapper Will, le plus souvent à mains
nues et en y mêlant des attouchements qui ressemblaient fort à des caresses. Elle
l’obligeait toujours à se dévêtir avant de se livrer à ses manies. Il arrivait qu’elle
s’offre de grandes séances de griffages quand ses ongles étaient bien acérés, mais
c’était en le mordant qu’elle éprouvait le plus de plaisir. Un plaisir franc, brutal,
intense, qui faisait plaisir à voir.
Peu à peu cependant leur communauté de vie prit tournure. En vérité, Alix traitait
Will à peine plus mal qu’un mari traitait jadis une femme au foyer. Quant à la
domination qu’elle était censée exercer, à l’usage elle s’avéra circonscrite aux
tâches ménagères et au sexe. Avec le temps, Will s’en accommoda parfaitement. Il
était passé maître dans l’art de se servir de sa langue pour la remercier chaque fois
qu’elle avouait l’aimer infiniment plus que Kim.
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Dès que Will entendait la clef tourner dans la serrure de la porte d’entrée, il
accourait vers elle. L’humeur d’Alix demeurait imprévisible. Elle n’oubliait jamais de
caresser les blonds cheveux qu’il avait très longs, puis elle pouvait s’éloigner sans
mot dire. Quand elle était en forme, elle plaquait sa main sous la ceinture de son
pantalon en le regardant droit dans les yeux. Il ne bougeait plus, incapable de
deviner si elle allait ou non se décider à défaire sa braguette. Le plus souvent, elle
attendait la fin du dîner pour le provoquer, mais ils ne tombaient plus sur le tapis du
salon comme la première fois. Alix aimait trop à le tirer par la queue jusque dans sa
chambre, pour qu’il la baise. Elle n’éprouvait aucun scrupule à se comporter de
cette manière, puisque c’était la règle du jeu.
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ECCE HOMO
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Quand Alix partait travailler, après que le portail électrique se fût refermé sur sa
voiture, qu’il pleuve ou qu’il vente, Will allait au jardin regarder pousser ses salades.
Le potager était d’autant mieux entretenu qu’il était minuscule, mais suffisant pour y
cultiver une véritable relation avec la terre. WiIl utilisait bien entendu les engrais et
les insecticides les plus efficaces, mais rien n’y faisait. On ne se débarrassait jamais
complètement des moucherons et des vers de terre. Devant les feuilles de laitue
rongées par les bestioles, Will réfléchissait.
C’était ainsi que l’idée lui était venue. Grâce à Goya aussi. Et à cause des complots
fomentés par Cyril et ses complices qui se soldaient toujours par des échecs. Dexus
n’existait pas, d’ailleurs personne ne l’avait jamais rencontré. Et s’il avait existé, il se
serait souvenu que Dieu avait crée le serpent avant d’installer l’homme et la femme
dans le Jardin d’Eden.
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