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REMMM 135 / 171‑190 Dima de Clerck * Histoire officielle et mémoires en conflit dans le Sud du Mont‑Liban les affrontements druzo‑chrétiens du XIX e siècle Résumé. L’espace libanais est caractérisé par l’absence d’une mémoire collective nationale au profit de plusieurs mémoires sociales portées par les différents groupes identitaires confessionnels et élaborées en fonction des relations conflictuelles ou conviviales qu’ils entretenaient entre eux. Ces mémoires rivalisent entre elles et avec une autre mémoire, construite à partir du début du xx e siècle par des tenants de la coexistence et hissée au rang d’histoire officielle, dans une vaine tentative de promouvoir une vision fédératrice de l’histoire du pays. Les mémoires élaborées autour des affrontements druzo-chrétiens du xix e siècle sont particulièrement illustratives de cette disjonction. Le fait que ce moment fondateur de la question du Liban, soit le produit d’un conflit sanglant est presque passé sous silence dans l’ histoire officielle. Un sondage des mémoires communautaires chrétienne et druze pour la période 1820‑61 permet de saisir comment ces mémoires vives, elles-mêmes en conflit, ont sapé l’ histoire officielle, rendant compte d’un échec des historiens de la coexistence à imposer un récit censuré et pudique comme base d’une mémoire historique commune. Mots-clés : Liban, Mont Liban, histoire, mémoire, historiographie, histoire officielle, druzes, chrétiens, conflit, guerre, violence, coexistence, censure, manuels scolaires, Mutasarrifiyya, harakât * Rattachée au Centre d’études des mondes africains (CEMAF), Sorbonne-Paris 1, et chercheur associée à l’Institut français du Proche-Orient (IFPO), Beyrouth 11 deClerc Remmm135.indd 171 01/04/2014 16:48:34
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Histoire officielle et mémoires en conflit dans le Sud du Mont-Liban : les affrontements druzo-chrétiens du XIXe siècle

Jan 29, 2023

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Page 1: Histoire officielle et mémoires en conflit dans le Sud du Mont-Liban :  les affrontements druzo-chrétiens du XIXe siècle

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Dima de Clerck*

Histoire officielle et mémoires en conflit dans le Sud du Mont‑Liban

les affrontements druzo‑chrétiens du xixe siècle

Résumé. L’espace libanais est caractérisé par l’absence d’une mémoire collective nationale au profit de plusieurs mémoires sociales portées par les différents groupes identitaires confessionnels et élaborées en fonction des relations conflictuelles ou conviviales qu’ils entretenaient entre eux. Ces mémoires rivalisent entre elles et avec une autre mémoire, construite à partir du début du xxe siècle par des tenants de la coexistence et hissée au rang d’histoire officielle, dans une vaine tentative de promouvoir une vision fédératrice de l’histoire du pays. Les mémoires élaborées autour des affrontements druzo-chrétiens du xixe siècle sont particulièrement illustratives de cette disjonction. Le fait que ce moment fondateur de la question du Liban, soit le produit d’un conflit sanglant est presque passé sous silence dans l’histoire officielle. Un sondage des mémoires communautaires chrétienne et druze pour la période 1820‑61 permet de saisir comment ces mémoires vives, elles-mêmes en conflit, ont sapé l’histoire officielle, rendant compte d’un échec des historiens de la coexistence à imposer un récit censuré et pudique comme base d’une mémoire historique commune.

Mots-clés : Liban, Mont Liban, histoire, mémoire, historiographie, histoire officielle, druzes, chrétiens, conflit, guerre, violence, coexistence, censure, manuels scolaires, Mutasarrifiyya, harakât

* Rattachée au Centre d’études des mondes africains (CEMAF), Sorbonne-Paris 1, et chercheur associée à l’Institut français du Proche-Orient (IFPO), Beyrouth

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Abstract. Official History and Memories in Conflict in Southern Mount Lebanon: the Druze/Christian Confrontations in the Nineteenth Century

The Lebanese space is characterized by the absence of a national collective memory, replaced in the social ethos by multiple social memories, each ported by co-existent religious identity groups and sustaining conflictual or friendly relations according to social need. Such memories compete with one another, with the influences of twentieth century modernity and with the imperative of coexistence so that these narratives have become an official history of national unification. Memories built around the nineteenth century Christian-Druze confrontations are particularly illustrative of this discordance. For Lebanese history at the present moment, identity issues continue to be central to sectarian conflict and this fact appears to be ignored in the official story. A survey of Christian and Druze community memories in the period between 1820 and 1861 shows how these memories are contradictory and undermine the official story. This paper reveals how historians writing about co-existence have failed in their efforts to provide a censored modest narrative as a basis for a shared national history.

Keywords: Lebanon, Mount Lebanon, history, memory, historiography, official history, Christians, Druze, conflict, war, violence, coexistence, censorship, textbooks, Mutasarrifiyya, harakât

Or, l’essence d’une nation est que tous les individus aient beaucoup de choses en commun, et aussi que tous aient oublié bien des choses

Ernest Renan« Qu’est-ce qu’une nation? », Œuvres complètes, I, p. 892

Dans son étude sur la mémoire, M. Halbwachs (1994) suggère qu’il y a autant de mémoires que de groupes et que la pluralité des mémoires conflictuelles empêche toute coordination entre les détenteurs de ces mémoires. Ce n’est que par l’épuisement des mémoires plurielles qu’un jeune État est capable d’arriver à une mémoire nationale. Dans l’espace libanais, on ne peut parler d’une mémoire collective nationale mais de plusieurs mémoires sociales portées par les différents groupes identitaires confessionnels. Ces mémoires se croisent, interagissent et s’affrontent. Elles ont été élaborées par des cadres sociaux 1 communautaires, en fonction des relations conflictuelles ou conviviales qu’entretenaient les différents groupes confessionnels entre eux. Depuis la fondation du Liban, elles rivalisent entre elles et avec une mémoire sciemment construite par des tenants de la coexistence. L’historiographie que ceux-ci ont façonnée a été hissée au rang d’histoire officielle dans une vaine tentative de construire une mémoire historique

1 Halbwachs explique que la mémoire est tributaire de l’entourage social. Les cadres sociaux de la mémoire sont « les instruments (faits historiques, proches ou lointains, points de repères, milieu social, espace et lieu) dont la mémoire collective se sert pour recomposer une image du passé qui s’accorde à chaque époque avec les pensées dominantes de la société ».

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nationale. Les mémoires élaborées autour des affrontements druzo-chrétiens du xixe siècle sont particulièrement illustratives de cette disjonction.

Le sud du Mont-Liban (al‑Jabal ou la Montagne) est un espace partagé entre druzes et chrétiens depuis des siècles. Historiquement, les druzes formaient la classe sociopolitique dominante, celle des grands propriétaires terriens et des guerriers de métier. Au xviie siècle, pour cultiver leurs vastes terres, ils développent la présence chrétienne en « pays druze » en y accueillant une main d’œuvre chrétienne venue du nord du Mont-Liban et de Syrie (actuelle). Durant le xixe siècle, après la proclamation des Tanzimât 2, les rapports entre druzes et chrétiens, ces derniers déjà en plein essor démographique, socioéconomique et culturel depuis le début du siècle, se redéfinissent dans la violence. Le sentiment de perte de terrain sociopolitique devant les chrétiens, surtout les maronites qui s’insurgent contre les abus des grands propriétaires terriens (chrétiens) dans le Kesrouan, en 1858, et aspirent à une égalité sociale, pousse les druzes, craignant la contagion dans leur région, à l’action militaire pour préserver l’ordre social hiérarchique 3. La guerre qui éclate entre druzes et maronites en mai 1860 tourne aussitôt à l’avantage des druzes.

Les massacres de chrétiens durant les trois harakât (agitations, mouvements) de 1841, 1845 et 1860, sont favorisés par la passivité complaisante des autorités ottomanes locales. Ceux de 1860 coûtent la vie à plus de 12  000 chrétiens (grecs-catholiques, orthodoxes et maronites) dans le sud du Mont-Liban et de la Bekaa, et plusieurs milliers à Damas 4. Ce n’est qu’après l’expédition française que Fuad Pacha, ministre ottoman des Affaires étrangères, intervient pour restaurer l’ordre, punir les coupables et limiter ainsi l’ingérence des puissances européennes qui se disent indignées et réclament un règlement politique. En 1861, est officialisé le système de la Mutasarrifiya. La province du Mont-Liban est dès lors administrée par un fonctionnaire ottoman chrétien non libanais, nommé par la Sublime Porte. La population du Mont‑Liban est représentée par un Conseil administratif composé de 6 membres chrétiens et 6 musulmans. En 1864, pour mieux en respecter la composition démographique, le Conseil regroupe 7 chrétiens et 5 musulmans, consacrant le confessionnalisme politique. Ce règlement allait être perçu par les druzes comme une victoire politique au profit des chrétiens.

Si la période 1840-60 a tout d’un moment fondateur de la question du Liban, puisqu’elle marque la fin de «  l’ancien régime du Mont-Liban  »

2 Réformes introduites dans l’Empire ottoman en vue d’édifier un État moderne en concordance avec les normes européennes, et établissant en principe l’égalité de tous les sujets ottomans devant la loi et l’accès à l’éducation et aux postes gouvernementaux (Hatt‑i Charîf, 1839 et Hatt‑i Humayyûn, 1856).

3 Après l’occupation égyptienne du Bilâd al‑Châm (1831-1840), qui avait déjà contribué à ébranler cet ordre social, deux épisodes de violence ont ensanglanté le Mont-Liban, en septembre 1841 puis en 1845. Suite à la première poussée de violence, la Montagne est partagée administrativement en deux districts, l’un druze et l’autre chrétien (régime de la Qâ’imaqâmiyatayn -1842-1860). Ceci ne résout cependant pas l’épineuse question des chrétiens vivant dans le district druze où ils sont majoritaires, et une deuxième haraka enflamme la région en 1845.

4 Selon les différentes sources, entre 5 000 et 11 000 chrétiens (grecs-catholiques et orthodoxes surtout), y furent massacrés durant 3 jours dans le quartier chrétien.

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(Makdisi, 2000 : 6, 161) et donne naissance à la Mutasarrifiya, le fait que ce tournant historique soit le produit d’un conflit sanglant est presque passé sous silence dans ce qui est adopté comme histoire officielle, laquelle est écrite surtout par des chrétiens à partir du début du xxe siècle. Le récit historique qu’ils ont produit avait pour but de promouvoir une vision fédératrice de l’histoire du pays et découlait d’une volonté de construction nationale. L’euphémisme événements y revient sans cesse. Lorsque les massacres sont évoqués, l’étranger en est désigné comme le responsable, rejetant le mal hors des Libanais.

Le but de cet article est de rendre compte d’un certain échec des historiens de la coexistence 5 – ceux qui n’ont pas enfreint les règles de la censure ou les exigences de la pudeur 6 – à imposer un tel récit comme base d’une mémoire historique commune, sinon à tous les Libanais, du moins pour la période traitée des tensions druzo-chrétiennes de 1820-61, aux chrétiens et aux druzes. Sonder le contenu des mémoires collectives communautaires 7 chrétienne et druze et mettre en exergue leur concurrence et les contradictions qu’elles entretiennent avec l’histoire officielle 8, dont les principales caractéristiques seront résumées, permettra de saisir comment ce récit implicitement censuré et répandu a été sapé par ces « mémoires vives » (Lavrabe, 1994). L’article expose par ailleurs certaines stratégies adoptées par les acteurs communautaires pour contourner ce récit officiel et imposer leur propre version de l’histoire, en temps de guerre, comme en temps de paix relative.

Des mémoires communautaires divergentes

Dans le cadre d’un vaste travail de recherche 9, plus d’une centaine d’entretiens ont été effectués entre 2004 et 2010, avec des druzes et des chrétiens maronites, grecs-catholiques et orthodoxes, tous originaires du sud du Mont-Liban, dans un contexte de raté des réconciliations d’après-guerre dans les villages qui avaient été le théâtre de nouveaux massacres lors de la « guerre de la Montagne » qui opposa, en 1983, les miliciens chrétiens des Forces libanaises (FL) à ceux du

5 Expression inspirée des « historiens coexistentiels », terme choisi par Ahmad Beydoun (1984) pour désigner les historiens ayant écrit l’histoire avec, pour schéma directeur et pour horizon, la promotion et la sauvegarde du paradigme de coexistence et d’unité nationale. Majoritaires parmi les historiens libanais, eux seuls sont traités ici.

6 L’expression est de Beydoun. 7 Par mémoire communautaire on désigne un ensemble de représentations et de souvenirs communs à

une proportion importante de personnes appartenant à un groupe confessionnel. Il s’agit d’une mémoire lentement sédimentée en fonction de l’histoire et des expériences traumatiques, centrée sur des sentiments forts de peur, honte, frustration, injustice, etc.

8 Cette hypothèse va à l’encontre de la thèse de Beydoun (1984 : 518) reprise par Sleiman (2010 : 133), selon laquelle la mémoire communautaire maronite et le projet d’éducation à la nation se rencontrent et que l’histoire consensuelle écrite par les chrétiens fait référence au fond mémoriel de cette communauté. Il manquait, pour aboutir à cette conclusion, un véritable sondage de la mémoire maronite et plus généralement chrétienne pour la comparer avec l’histoire consensuelle écrite et relayée par des chrétiens.

9 Ses résultats font l’objet d’une thèse de doctorat en cours.

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Parti socialiste progressiste (PSP) druze et ses alliés palestiniens et syriens. L’échantillonnage a pris en compte toutes les affiliations politiques actuelles et du temps de guerre (1975-1990). Le retrait syrien du Liban en 2005 n’a pas conduit, contre toute attente 10, un plus grand nombre de chrétiens à se réinstaller dans leurs villages d’origine. Vraisemblablement, la réconciliation, telle qu’elle a été et continue d’être menée depuis 1993, en fonction des conjonctures et des intérêts politiques, n’a fourni qu’un traitement symptomatique aux divers litiges, sans en aborder les causes profondes, ne suscitant au mieux qu’une sociabilité forcée entre membres des deux communautés. Les entretiens ont révélé la prégnance des tensions historiques dans les mémoires et ont permis de déceler la présence d’un conflit mémoriel autour de la question des harakât de 1840-60, selon une ligne de fracture communautaire, indépendante de l’affiliation politique actuelle ou du temps de guerre 11; voire, pour les chrétiens originaires de la zone d’étude, indépendante de l’appartenance confessionnelle (grecque-catholique/orthodoxe ou maronite) (de Clerck, 2004). Le poids des mémoires véhiculant les relations troublées du passé, et par conséquent la peur et la méfiance, semblent encore commander les relations druzo-chrétiennes. Chacune pour des raisons différentes, les deux communautés préservent et transmettent à leurs membres le goût amer des événements de 1840-60.

La mémoire druze

Les druzes interrogés gardent de l’issue des harakât le souvenir cruel d’une défaite et d’une humiliation historique 12. En 1860, la « victoire militaire » des druzes s’est transformée en défaite politique puisque la Mutasarrifiya leur a ôté la domination politique au profit des chrétiens. Les druzes, dominants de par leur statut social, deviennent une communauté dominée de par son identité religieuse (Makdisi, 2000). Les druzes d’aujourd’hui ont laissé presque intacts les sentiments de frustration, de rancune, voire de hargne, liés à la présence française au Liban succédant aux massacres, aux mesures punitives et compensatoires imposées aux

10 Selon la croyance largement répandue que la Syrie continuait d’alimenter les tensions entre communautés pour mieux régner.

11 La guerre de la Montagne (1982-84) a provoqué chez de nombreux chrétiens et druzes des revirements politiques et ont conduit à une relecture très communautariste des affrontements du xixe si. Entre 1975 et 1985, les exactions et tueries avaient touché tous les chrétiens sans distinction faite de leurs appartenances confessionnelles et politiques, notamment en mars 1977 après l’assassinat de K. Joumblatt. Ce qui a développé ou renforcé chez eux la conviction qu’ils ont été « persécutés » en leur qualité de chrétiens, les poussant à se réfugier au sein du giron communautaire. Cela avait également été le cas lors des harakât où la majorité des chrétiens massacrés n’étaient pas maronites.

12 Depuis cinq décennies, la mémoire druze est façonnée par Kamal puis Walid Joumblatt. L’imposition aux druzes de la mémoire de leurs élites fut favorisée par plusieurs facteurs : la taille réduite de la communauté druze, son endogamie stricte, sa concentration géographique, l’état de guerre pendant plus de 16 ans contribuant au raffermissement d’un esprit de corps déjà solide, le « particularisme druze » adroitement martelé et exploité, et la peur de la dissolution de l’identité communautaire qu’une mémoire communautaire contribue à cristalliser (voir de Clerck, 2004).

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druzes (même si elles ne furent en réalité que partiellement appliquées) et à la perte de leurs privilèges sociopolitiques depuis le règne de Bachir II 13. Le ressentiment druze est dirigé contre les chrétiens en général, accusés d’avoir sapé l’ordre social précédant l’épisode sanglant de 1860 et d’être eux‑mêmes rancuniers. La cible principale en demeure cependant le clergé maronite, presque systématiquement dénoncé comme comploteur et avide de pouvoir. Les témoignages indiquent que la frustration, qu’elle soit accumulée ou créée et instrumentalisée, a été le déclencheur de la participation massive des druzes au combat lors de la guerre de la Montagne de 1983, alors qu’ils étaient relativement restés en périphérie des affrontements depuis 1975, malgré l’engagement pionnier de leur leader Kamal Joumblatt et sa responsabilité directe autoproclamée dans le conflit, jusqu’à son assassinat en 1977. Walid Joumblatt répétait inlassablement qu’il n’était plus question de subir une défaite politique : il fallait vaincre militairement et surtout politiquement sous prétexte d’assurer la préservation de la communauté, sa terre, ses traditions, son honneur.

Les nombreux témoignages concordants dévoilent, par ailleurs, une conviction partagée par les druzes sur 1860, celle de combats victorieux conduits par leurs ancêtres. La réalité même des massacres est ainsi occultée. Lorsqu’ils l’admettent, ils sont quasiment persuadés que leurs ancêtres ont épargné femmes et enfants, ou préfèrent changer de sujet. Cette occultation pourrait s’expliquer de deux façons :

1. Une ferme conviction que les guerres du xixe  siècle étaient légitimes 14 puisqu’elles visaient à freiner la spoliation des biens et privilèges des druzes des suites de la sédition subversive des chrétiens contre le strict ordre social établi. De nombreux témoignages révèlent implicitement (à travers l’absence de sentiment de culpabilité ou de regret), ou explicitement, la croyance (certes en phase avec les convictions et pratiques de l’époque) que la victoire militaire concède au vainqueur le droit de disposer librement du vaincu.

2. La reconnaissance de la réalité des massacres du passé devient difficile dans la mesure où, depuis le dernier tiers du xxe siècle, la tendance selon laquelle l’histoire ne s’écrit plus exclusivement par les vainqueurs et que le vaincu a voix au chapitre a favorisé une évolution des esprits. Dans ce cas, les druzes justifient les actes de leurs coreligionnaires ancestraux par la nécessité de faire face au péril chrétien. La responsabilité de « ce qui s’est passé » est alors imputée notamment à la France et au clergé maronite, et donc rejetée hors de soi. Le sentiment de gêne est patent que résume cette boutade d’une femme druze: « Quand est-ce que vous allez oublier cette question ? Ça suffit d’évoquer 1860, de sans cesse rappeler que nous sommes des sanguinaires sauvages et cruels! ».

13 Émir du Mont-Liban, allié des Égyptiens, destitué et exilé lors de l’éviction de ceux-ci (1840). 14 Des entretiens avec un cheikh druze et Sami Makarem en 2004 ont révélé la croyance ferme des druzes que

la justesse de leur cause est entérinée par la victoire militaire. Le fait même de gagner la guerre confirme le droit du vainqueur.

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La mémoire chrétienne (sud du Mont-Liban)

Les chrétiens, quant à eux, « traversent le xxe siècle arc-boutés sur le souvenir des massacres intercommunautaires des années 1840 et 1860 –  événements traumatiques récents, à la fois récités par les témoins et enracinés dans une mémoire collective sédimentée depuis des siècles » (Picard, 1996 : 5). Le Liban est pour eux le seul pays arabe où les membres de toutes les communautés religieuses jouissent des mêmes droits 15, ce qui ne peut être compris qu’à travers l’expérience historique de minorités non-musulmanes placées sous le règne musulman. Ils préfèrent donc se cramponner à un Liban où ils ont été capables de déterminer leur destin. Les exigences de sécurité et de liberté nourries par la mémoire des massacres de 1860 sont omniprésentes chez eux et expliquent leurs stratégies politiques 16. Ils en gardent jusqu’à ce jour la peur, l’humiliation et le sentiment d’injustice.

Pour les rares enquêtés chrétiens qui connaissent les Tanzimât, les revendications des chrétiens de l’Empire leur semblent justifiées. De leur point de vue, le « progressisme » chrétien insufflé par la révolution française et révélé avec les Tanzimât aurait été contrecarré par l’« immobilisme » des druzes craignant de perdre leurs privilèges, « comme ce qui s’est passé avec nous en [19]75 », confie un interlocuteur chrétien. Un autre, assez érudit, ira même jusqu’à établir un lien entre la guerre d’indépendance ou révolution des chrétiens grecs de l’Empire ottoman, en 1821, contre l’État, et les multiples révoltes des chrétiens du Liban depuis 1821 (Lihfid) jusqu’à 1858 (Kesrouan).

Peu conscients des bénéfices de la Mutasarrifiya en leur faveur, les chrétiens du sud du Mont-Liban interrogés gardent surtout en mémoire la honte liée au fait que leurs ancêtres ont été dupés et désarmés par les Ottomans puis « égorgés » par les druzes. Ils n’ont en gros pas cherché à comprendre les raisons de leur défaite, le manque de solidarité et les divergences politiques de leurs chefs (notables, clergé, chefferie populaire). Mais beaucoup estiment avoir tiré les leçons de 1860 en gardant un profil bas dans un environnement où ils ne sont pas censés dominer, quand bien même ils seraient majoritaires du point de vue du nombre ; d’autres continuent de manifester du ressentiment en clamant que cela ne se reproduira plus. Ils sont nombreux à penser qu’après les massacres que leurs ancêtres ont subis, ils méritent de vivre libres et en sécurité, et que seule la domination politique est apte à leur garantir cette liberté et cette sécurité. Cette idée, accompagnée de la peur ancestrale du massacre et de l’extinction, auraient en partie motivé leur lutte acharnée durant les premières années de la guerre (1975-76) (de Clerck 2010). Leurs élites ont d’ailleurs exploité ces craintes et convictions et réussi à mobiliser au sein d’une population quasi urbanisée, en grande partie éduquée et prospère, jouissant de la dolce vita qu’offraient alors l’accès à la modernité et la société de consommation.

15 Cette idée est récurrente chez les chrétiens et de nombreux druzes en admettent la légitimité lorsqu’ils analysent la mentalité chrétienne.

16 Picard, op.cit. Beydoun (1984 : 497-498) explique la signification symbolique de 1860 pour les chrétiens et évoque la « contribution des «événements», dans leur écrasante matérialité, à la formation du maronitisme politique ultérieur et à la consolidation de ses assises populaires ».

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Une version historiographique au service du modèle coexistentiel

Soucieux de respecter les exigences d’al‑‘aych al‑muchtarak (la vie en commun) (de Clerck, 2008) indissociable de l’idée-même du Liban – bien avant l’accord de Taëf définissant le Liban comme patrie définitive pour tous ses fils – et convaincus que le devoir d’édifier une mémoire historique commune leur incombait, les principaux artisans d’une histoire officielle, des chrétiens pour la plupart 17, ont tenté de souligner ce qu’il fallait retenir du passé pour justifier le présent et préparer l’avenir. Certains ont écrit avant 1920, date de fondation du Liban, dans le but de militer en faveur d’une autonomie politique du Liban. D’autres, après 1920, ont écrit afin d’assurer au Grand-Liban ainsi établi une légitimité historique téléologique. À ces deux fins, ils se sont accaparés le Mont-Liban et son histoire. En mobilisant des légitimations d’ordre politique (sa relative autonomie dans l’Empire ottoman) et d’ordre temporel (la proche antériorité de son histoire par rapport à celle du « Liban »), ils ont imaginé le Mont-Liban comme un lieu de mémoire (Nora 1984) qu’ils ont façonné selon leur conception du modèle coexistentiel. L’histoire de Jabal Lubnân (le Petit-Liban) n’étant pas sans aspérités (révoltes, insurrections, séditions), ni sans violences (affrontements, massacres), il fallait pour les historiens coexistentialistes en expurger le récit, surtout pour la période 1840-60, en faisant du « combat démocratique et indépendantiste » (Raymond, thèse en cours) la ligne directrice des événements. Les historiens marxistes se sont quant à eux échinés à effacer la dimension confessionnelle des affrontements de 1840-60, sans pour autant en nier la violence, derrière le problème économique et social, en faisant de la lutte des classes «  l’essence des événements » et la norme par rapport à laquelle la lutte confessionnelle et les massacres n’auraient été qu’une déviation (Beydoun, 1984 : 362).

À partir du début du xxe  siècle, lorsqu’ils ont traité des affrontements de 1840-1860, la majorité des historiens chrétiens ont rappelé les faits de façon sommaire. Ils ont atténué les épisodes les plus sanglants et les plus humiliants. Évitant de produire des monographies 18, ils se sont évertués à mettre l’accent sur la commune anti-égyptienne d’Antélias, fédératrice de chrétiens, druzes et musulmans, à promouvoir les symbolismes unificateurs et surtout à « externaliser le mal » (Raymond, 2010 : 77) en insistant sur la mauvaise foi des Égyptiens, des Ottomans et des puissances européennes.

17 Il s’agit de Joseph Debs, Paul Jouplain (Bûlus Nujaym), Philip Hitti, Toufic Touma, Yûsuf al-Sawda, Jawad Boulos, Yusuf IbrahîmYazbik, Asad Rustum, Iliyya Harîk, etc. Beydoun (1984) analyse les composantes idéologiques des récits de nombre d’entre eux.

18 Celles-ci sont apparues seulement dans les années 1990 (Fawaz, 1993 ; Rizk, 1994). Par ailleurs, aucun inventaire cartographique ou chronologique de la période n’est recensé. Liban 1860. Chronique des événements de Robert Khouri, 2003, Beyrouth, publié à compte d’auteur, n’a été que très localement diffusé.

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Une autocensure autojustifiée

Pour promouvoir l’idée d’un Liban indépendant, ces prolifiques historiens de la coexistence ont minimisé l’ampleur de 1860. Réconfortés par la réalité d’une démographie chrétienne galopante et par l’issue politique de la lutte sociale et de la guerre intercommunautaire à l’avantage de leur communauté, ils ne se sont pas attardés sur le coût exorbitant des massacres et destructions. La période est envisagée en fonction de son « efficacité historique » (Beydoun, 1984 : 463) : une étape nécessairement douloureuse de l’inexorable marche vers l’émancipation et l’autonomie. Conscients de leur rôle et de leur devoir d’intellectuels, chantres de la libanité, et convaincus de la justesse de la cause libanaise, ils ont préféré occulter la douleur qui a précédé l’accouchement de 1861.

Ceux qui ont écrit avant 1920 étaient des citoyens de l’Empire ottoman. Par conséquent, ils se devaient de s’imposer certaines restrictions et censures. Chez ceux qui ont écrit après 1920, cette censure a fait place à de la pudeur : afficher la douleur de 1860 après l’avènement de la nouvelle entité et le succès confirmé des nationalistes libanais aurait été indécent. Il leur fallait, dans le processus d’écriture du récit historique, non pas écrire une histoire de la « situation » (Beydoun, 1984 : 477, 504) en vue de l’exploiter, mais légitimer l’autonomie et l’identité singulières, éternelles et immuables du Liban nouvellement créé et le défendre contre ses détracteurs de l’intérieur. De plus, la souffrance de 1860 fut vite relativisée devant le désastre causé par la famine dans le Mont‑Liban entre 1915 et 1918 et les dizaines de milliers de morts qu’elle engendra dans la population chrétienne surtout. Ainsi fut élaborée la rhétorique d’un Mont-Liban, noyau dur d’une coexistence pacifique séculaire, symbole fondateur du Grand-Liban et fondement même du pluralisme libanais.

«  Loin de considérer la coexistence des communautés confessionnelles comme un simple moment de l’histoire libanaise, [les historiens chrétiens de la période antérieure à la guerre du Liban] y voient l’essence même du Liban » (Beydoun, 1984 : 362) et tentent de construire, en l’inventant, un lien social fort, sur l’occultation de ce qui divise. La violence intercommunautaire est ainsi réduite à un accident de l’histoire. C’est le paradigme de la clémence du vainqueur. Ainsi fabriquée et lissée, l’histoire est par le fait même vidée de toute matière à controverse. Vœux pieux! C’était sous-estimer la prégnance des mémoires.

Limites de l’autocensure historiographique

Les historiens du silence patriotique ont étouffé les souffrances que leurs coreligionnaires porteurs du fardeau mémoriel des massacres de 1860 avaient besoin de dire pendant toute la période allant du début du xxe siècle à la veille de la guerre du Liban. Ils leur ont nié, lorsqu’il existait, le besoin d’être reconnus comme victimes, négligeant par là même tout un pan d’une histoire sociale de la période. Les histoires des deux groupes religieux chrétien et druze sont amalgamées en histoire

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nationale méta-communautaire en annihilant leurs particularismes, leurs statuts sociopolitiques, leurs souffrances, leurs mémoires, et le différentiel de rythme d’évolution des schèmes de pensée 19. L’évêque historien Joseph Debs refusera de s’attarder sur les carnages de 1860 « de crainte de réveiller des rancunes et de rappeler les faits dont les deux parties détestent le souvenir » (Debs, 1905 : 651). Des chroniqueurs, témoins directs des événements ou historiens autochtones à audience limitée, ont consigné et recensé des événements localisés, en rendant compte des souffrances vécues : Tannûs al-Chidiâq (1859), Iskandar Abkârius (1877), Mansûr al-Hattûnî (1884), Châhîn Makârius (1895), Mikhâ’il Mishâqa (éd. 1908), Istifân al-Bacha‘lânî (1925), Antûn Dâhir al-Aqîqî (1938), etc. Leurs récits ont cependant été négligés, sinon discrédités car jugés subversifs, ou amputés de leurs chapitres violents lors de leur édition. Le temps était celui de l’héroïsme et de la clémence du vainqueur – politique – et non celui de la victimisation. Dans l’historiographie libanaise, ces chroniqueurs n’étaient pas destinés à une longue postérité, avant que les livres de certains d’entre eux ne sortent des placards pour être réédités et diffusés en pleine guerre du Liban (de Clerck, 2004 : 127 et 2010 : 62).

Évoquant les massacres, les historiens libanistes n’ont donc pas cherché à culpabiliser les druzes, préférant rejeter la responsabilité de la fitna (discorde) sur l’occupant ottoman et accessoirement les Européens. Pour asseoir les revendications chrétiennes d’émancipation et, plus tard, justifier la réalisation des aspirations autonomistes, ils n’ont pas eu recours à l’exploitation politique et sociale des massacres, à la victimisation du soi et la stigmatisation de l’Autre – pratique courante de nos jours, à l’ère du témoin et de la victime 20. Ces revendications tenaient d’ailleurs compte de la présence de l’Autre. La garantie de sécurité passait par sa domination et non par son élimination ou sa disqualification. Ce n’est qu’en pleine crise, à partir de 1976 et surtout vers 1983, justement sous la menace du déclin de la domination politique chrétienne, que l’historiographie chrétienne a rompu avec le paradigme de la clémence du vainqueur et celui de coexistence en se mettant au diapason de la mémoire communautaire (de Clerck, 2004 : 127; 2010 : 49).

Dans leur engagement en faveur de la construction d’une histoire nationale spécifiquement libanaise, les historiographes chrétiens, nous dit Kamal Salibi (1988), s’étaient préparés à encourir une réprobation sunnite, convaincus qu’ils étaient de pouvoir compter sur un soutien druze. Ils positionnent les druzes comme partenaires des chrétiens et prennent soin de mettre en valeur leur rôle important

19 Le différentiel est dû à plusieurs facteurs : émancipation sociale et économique de la femme chrétienne qui commence à travailler dans les magnaneries et les filatures de soie, accès des chrétiens à l’éducation dispensée par les missions religieuses européennes avec tout ce que ceci implique comme circulation des idées, et par conséquent, liens tissés plus tôt avec la ville qu’une majorité de druzes, restés plus attachés aux traditions.

20 Malgré les différents schèmes de pensée propres à chaque groupe libanais, ayant peu ou prou évolué selon les standards européens, l’héroïsation prime toujours sur la victimisation perçue comme honteuse dans ces sociétés orientales traditionnelles où le combattant est encore, jusqu’à ce jour, objet d’aspiration, d’émulation et d’identification.

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dans l’histoire médiévale et moderne du pays (Schenk, 2001). Les druzes, qui se considèrent comme les véritables pères fondateurs du Liban, rejettent pourtant cette histoire falsifiée qui fait d’eux les partenaires égaux des chrétiens dans la genèse de la nation libanaise. Ils accusent les maronites d’avoir usurpé leurs privilèges et droits sociopolitiques et les historiens chrétiens d’avoir bricolé l’histoire selon les exigences de la cause libaniste. Pour eux, la Mutasarrifiya, loin d’être un moment positif de l’histoire menant vers l’État national, marque la fin définitive de l’ancien régime où ils étaient maîtres. Avant la guerre de la Montagne, en 1983, l’establishment chrétien avait toujours espéré gagner les druzes à sa compréhension libaniste de l’histoire et à les convaincre du bien-fondé de sa démarche moderniste. Attendre des druzes qu’ils adhèrent à cette tromperie était illusoire. Faute de retrouver leur paradis perdu, les druzes entendent encore fermement faire triompher leur version de l’histoire.

Les manuels scolaires : l’échec d’une autre tentative de lissageÀ partir des années 1920-30, le message historiographique de coexistence se

répand dans tout le Liban à travers le manuel scolaire 21 qui révèle l’influence des thèses libanistes dans le traitement de l’histoire moderne (Sleiman, 2010 : 93), y compris chez les auteurs musulmans qui contestent certains ouvrages écrits par des chrétiens (Abi Fadel, 2011). En effet, les programmes officiels de 1946 s’adossent plus ou moins sur l’historiographie libaniste, sans que l’influence chrétienne sur les politiques publiques ne se traduise par une hégémonie culturelle et identitaire totale. Ceci est dû au caractère essentiellement indicatif des programmes et à l’autonomie institutionnelle accordée par la Constitution aux écoles qui restent libres d’enseigner l’histoire à partir du livre de leur choix. Malgré les divergences existant entre les manuels scolaires d’initiative privée écrits par des chrétiens et par des sunnites avant la guerre, le manuel officiel édité par le Centre de recherche et de développement pédagogiques (CRDP), créé en 1971, tendait à s’aligner sur les thèses libanistes coexistentielles, en en édulcorant à peine le discours (Sleiman, 2010 : 133). Rien d’étonnant dans ce dernier cas puisque le manuel d’histoire du CRDP est co-supervisé par Hareth al-Boustani 22. Maronite de Dayr al-Qamar, un bourg du Chouf particulièrement sinistré en 1860, il en porte les stigmates et fait partie des intellectuels qui ont œuvré pendant la guerre à aligner l’historiographie sur le contenu de la mémoire chrétienne 23.

21 « Il est aujourd’hui commun de faire le lien entre l’entreprise de construction identitaire et la conception du manuel scolaire d’histoire. […] l’ouvrage d’histoire qui est élaboré à destination des élèves d’un pays a pour mission, au travers de la transmission d’un savoir historique, de socialiser les nouvelles générations aux valeurs, aux attitudes et aux comportements considérés par le groupe social comme fondamentaux à sa cohésion et à sa perpétuation » (Sleiman, 2010 : 83).

22 Spécialiste d’histoire phénicienne, il est le fils de Fouad Ephrem al-Boustani, ancien recteur de l’Université libanaise (1953-1970), membre influent du Front Libanais au début de la guerre et auteur de nombreuses anecdotes historiques sur le Mont-Liban.

23 Lors de la guerre du Liban, pendant et après la guerre de la Montagne surtout, des intellectuels et des politiques ont brisé les tabous relatifs à 1860 (de Clerck, 2004 et 2010 : 66 ; Raymond, 2010 : 80). Le manuel scolaire dans les écoles chrétiennes s’est aligné sur la mémoire chrétienne, sans toutefois se départir d’un fond de coexistentialisme.

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Betty Sleiman et Carla Baz décrivent le contenu relatif à la période 1840-60 de plusieurs manuels écrits après la mise en place des programmes de 1946 et avant 1975, qui allaient servir de référence aux écoles des régions chrétiennes et d’autres régions, y compris la Montagne, jusqu’en 1985-86, date de la réalisation d’un manuel scolaire par des historiens druzes. Marwan Abi Fadel élargit son étude à tous les manuels parus depuis 1914. En général, ceux écrits par des chrétiens sont dominés par l’esprit fédérateur de coexistence. Le Mont‑Liban y constitue une histoire autonome dès le xviie siècle avec l’avènement de l’émirat de la Montagne. Les émirs Fakhr al-Dîn et Bachir II en sont les personnages centraux (Sleiman, 2010 ; Abi Fadel, 2011) ; les régimes de la Qâ’imaqâmiyatayn et de la Mutasarrifiya, le point focal. L’histoire de l’Empire ottoman n’y est étudiée que dans la mesure où elle apporte un éclairage aux événements libanais (Sleiman, 2010 : 88). Le récit historique s’y articule désormais autour d’une histoire libanaise autonomisée.

Seuls trois manuels écrits par des chrétiens font état d’un bilan humain et/ou matériel des affrontements et massacres : Lahd Khâtir (1914), un prêtre jésuite (1924) et Ferdinand Tawtel (1934) qui ont écrit avant le programme de 1946. Les autres, une bonne dizaine y compris ceux de Yûsuf al-Sawda (1924) et de Fouad Ephrem al-Boustani/Asad Rustum (1937), publiés avant 1946, ne font état d’aucun bilan. Bien que très libanistes, ceux-ci restent pudiques sur 1840-60, rejetant les causes des conflits sur les étrangers.

Les conflits intercommunautaires de 1840-60 sont remplacés par des formules métaphoriques comme : « Le ciel du Liban se couvrit de gros nuages noirs  » (al-Sawda). L’emphase est surtout mise sur les arrangements politiques. Le facteur sociologique de révolte paysanne se superpose au conflit de façon sommaire, de sorte qu’il est très difficile pour un élève de 12 à 14 ans de comprendre ce qu’il se passe (Baz, 1984). À titre d’exemple, dans al‑târîkh, écrit par le libaniste Wahîb Abi Fadel, le mouvement de contestation prend la forme d’un mouvement politique indépendantiste proclamant une première République libanaise, et cherchant à imposer l’égalité en abolissant les distinctions sociales (Sleiman, 2010 : 131) 24. En général, lorsqu’ils sont évoqués, les conflits sont traités en quelques lignes, avec une maladroite précaution. Ils sont imputés à des facteurs externes (la volonté de l’Empire ottoman d’en finir avec l’autonomie du Liban, la peur des Ottomans de voir s’étendre la révolte de 1858, les Tanzîmât mal acceptés par les musulmans de l’Empire après la guerre de Crimée, les intérêts des grandes puissances qui jouent de leurs clients locaux), et/ou plus rarement à des facteurs internes (la peur des propriétaires druzes de voir la révolte s’étendre à leur district, le confessionnalisme engendré par le régime des Qâ’imaqâmiyatayn) ou à des raisons mineures devenues mythiques (histoire de braconnage, jeu de bille entre enfants) qui auraient dégénéré,

24 Dans Al‑musawar fî‑l‑târîkh, écrit avant la guerre par des sunnites, « une lutte sociale a dégénéré en conflit confessionnel opposant paysans maronites à féodaux druzes », sachant que les paysans n’étaient pas que des maronites – d’autres chrétiens avaient participé aux jacqueries – et que parmi les féodaux, des familles maronites redoutaient également de perdre leurs privilèges.

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envenimés par l’étranger comploteur. Les euphémismes discorde, troubles ou événements remplacent souvent pudiquement affrontements et massacres 25. Lorsque les massacres sont évoqués, c’est vaguement : « il advint des massacres entre les fils d’un même pays » (Al‑târîkh du CRDP). Toutes les communautés sont mises sur un pied d’égalité : ni vainqueur, ni vaincu, ni bourreau, ni victime, ni dominant, ni dominé. L’emploi du mode passif montre à quel point les Libanais subissent les conflits qui les consument. Le plus souvent, le facteur communautaire est marginalisé et les conflits ont lieu entre Libanais. S’il arrive que les groupes confessionnels soient mentionnés (« le conflit a lieu entre chrétiens et druzes » en 1845 ou « entre chrétiens et musulmans » en 1860), c’est pour dire qu’il s’agit de « sanglants événements » qui touchent toutes les communautés de la même façon. Le ton est moralisateur et dénonce la discorde civile et ses effets dévastateurs sur le Liban. Pour finir, on prend soin de relater quelques actes de fraternité et d’amour entre frères ou d’ajouter que « très vite les relations ont de nouveau été paisibles » (Baz, 1984 : 19).

Si un élève accroche au récit, il reste sur sa faim. S’il cherche à en savoir plus, il a droit à la mémoire de sa famille, relayée par un parent, ou bien à celle de sa communauté, relayée par un ami de la famille ou l’instituteur 26. Le conflit intercommunautaire, le rôle des Libanais, l’entre‑soi de la violence sont noyés dans le silence. Cette ambigüité marque l’ampleur de la gravité du non-dit. L’occultation laisse le champ libre à toutes sortes d’interprétations et d’histoires, permettant aux mémoires sociales de s’exprimer librement. « L’exorcisme par le silence s’avère vite inefficace » (Beydoun, 1984 : 392).

Du fantasme à l’acte

Du paradigme guerres ouvertes, mémoires émancipées…

À défaut d’être traités par les historiens et replacés dans leur contexte, les événements sanglants du xixe siècle transmis oralement ou découverts au travers de lectures génèrent peur, rancune, sentiment d’injustice et rouvrent des plaies 27. Lors de guerres civiles, ils alimentent la violence. D’où l’invitation sous forme d’avertissement au lecteur d’un Yûsuf Ibrahim Yazbik ayant édité les ouvrages

25 Les textes des manuels d’histoire sont presque les mêmes 25 ans plus tard au Liban (Abi Fadel, 2010). 26 Entretiens avec trois instituteurs d’histoire dans des écoles chrétiennes et deux dans des écoles du Chouf.

Le Cheikh ‘Aql druze Bahjat Ghaith (2005) a affirmé qu’« à défaut d’être disséquée dans les livres d’histoire, on gavait les enfants de haine dans leurs propres foyers ». Je me contente ici de relever les contradictions et risques du message ainsi tronqué et transmis, sans analyser sa réception parmi les écoliers druzes et chrétiens.

27 Des chrétiens découvrent que leur communauté fut victime de massacres en 1860. Des druzes découvrent la perte de la domination sociopolitique de leur communauté sur la Montagne des druzes au profit des chrétiens.

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d’al-Aqîqî (1938) et d’al-Hattûnî (1956) à « garder son sang-froid et à rester prudent » (Beydoun, 1984 : 393).

En laissant les mémoires libres de se construire en creux d’un récit tronqué, l’histoire officielle a cristallisé les antagonismes confessionnels. Les historiens chrétiens relayés par les élites politiques ont usé d’une naïve magnanimité, d’un illusoire utopisme et d’une maladroite pudeur qui ont muselé les sentiments négatifs éprouvés par les Libanais, dans le but d’assurer la viabilité du Liban.

Le droit de vengeance met sur un pied d’égalité la victime et l’auteur d’un crime, nous apprend Antoine Garapon ; tandis que «  renoncer à la loi du Talion [ou] rabâcher infiniment ses souffrances, rend supérieur » (Garapon, 2010). Par cette magnanimité qu’illustrent les leitmotive ‘afâ al‑Lah ‘an mâ madâ (Dieu a pardonné ce qui est passé) et tay safhit al‑mâdî (tourner la page du passé), l’establishment politique et intellectuel chrétien a fait montre d’une certaine supériorité. Pour l’abbé Pierre Qazzî, originaire du Chouf, ancien recteur de l’université Saint-Esprit de Kaslik, le choix des chrétiens pour la vie en commun, est « la concrétisation de vertus chrétiennes d’œcuménisme » et une forme de témoignage : « Ce ne sont pas les musulmans ni les druzes qui sont venus chez les maronites mais le contraire. Les chrétiens n’ont jamais vécu isolés et ne le pourront jamais » (Troube, 1985 : 57). Leur censure patriotique (Beydoun, 1984 : 392) et leur coexistentialisme fédérateur, tacitement acceptés par tous, à défaut de s’imposer complètement dans l’écriture de l’histoire, ont cependant privé la sphère publique de toute polémique intellectuelle, de tout débat abordant de manière analytique les épisodes les plus violents et les plus controversés.

La mémoire de la violence physique des massacres de 1860 est restée vive, mais les chrétiens n’ont pas osé défier ou trahir leurs historiens coexistentiels, ni remettre en question l’unité nationale qu’ils prônaient. Aujourd’hui, ils sont nombreux à considérer qu’ils ont été trahis par les druzes et leurrés par l’histoire officielle et le mensonge du paradigme de coexistence. Ils sont par conséquent rattrapés par la mémoire sociale du groupe que l’omerta historiographique n’a pas réussi à museler. Cette mémoire n’a cessé de circuler dans les cercles privés, véhiculée par des propos passionnels ou des non-dits qui expriment ressentiment, peur et méfiance. Anecdotes, adages, dictons et aphorismes constituent les vecteurs de transmission de la mémoire vive. Ils résument l’essentiel de l’expérience de cohabitation chrétienne avec les druzes et alimentent et perpétuent la mémoire sociale chrétienne. Il s’agit d’euphémismes imagés d’histoires tragiques vraies dont la transmission littérale mettrait en péril la pacification et la normalisation des relations druzo-chrétiennes, et par conséquent le projet nationaliste libanais. Ces métaphores préservent les représentations ancestrales basées sur des événements réels qui, oubliés ou occultés, ont en partie disparu des mémoires. Elles permettent à l’essentiel d’être transmis tacitement, en l’occurrence ne pas faire confiance aux druzes, synthèse d’une leçon considérée comme fondamentale à la survie pour les

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chrétiens des zones mixtes 28. La fabrication historiographique n’a eu qu’un impact limité sur l’affect et le comportement des chrétiens, du fait de la concurrence que n’a cessé de lui faire la mémoire vive. La guerre survenue en 1975 a arraché le voile historiographique de paix et de coexistence. Elle a réactivé les mémoires et donné aux chrétiens l’occasion d’évoquer ouvertement les événements de 1840-60, leur permettant de libérer leurs frustrations. La boîte de Pandore ouverte, les chrétiens y découvrent les guerres du passé et les massacres dont leurs ancêtres furent victimes. Pour peu qu’ils ressentent une solidarité confessionnelle renforcée par l’antagonisme intercommunautaire du moment, leur sensibilité mise à vif développe chez eux des attitudes extrêmes de passion ou de rejet. La mémoire des massacres et des défaites militaires essuyés par leurs ancêtres au xixe siècle, mais aussi la peur et le refus d’une réédition de la tragédie, ont précipité les chrétiens dans la guerre 29. L’absence de volonté politique de régler les comptes du passé par des débats scientifiques et d’exorciser les violences occultées (paradoxalement préservées par les mémoires torturées), a alimenté l’imaginaire chrétien d’une revanche à remporter pour sauvegarder l’honneur et préserver la communauté.

La domination historiographique et sociopolitique chrétienne a également brimé la libre expression de la mémoire druze, qui se devait de continuer à s’exprimer au sein du groupe. La guerre qui sonne le glas de cette domination, permet à la mémoire druze de s’émanciper. La lutte de Walid Joumblatt contre une version maronite de l’histoire du Liban est interprétée comme une lutte contre la prédominance chrétienne sur le Liban. Joumblatt s’applique à réinventer le souvenir en favorisant une production historiographique druze à partir de 1977, rompant aussi avec l’omerta druze relative aux harakât 30.

28 Par exemple ce dicton que les druzes n’apprécient guère : mange chez le druze, dors chez le chrétien avec ses variantes dors chez le musulman ou le mitwâlî (chiite). Ils lui trouvent une justification selon laquelle le druze sait mieux recevoir à table que les autres, ou ils s’insurgent, tel cet interlocuteur en 2004: « Ça suffit de dire de nous qu’on n’est pas digne de confiance, ça fait plus de 150 ans que ça dure! Ça suffit! ».

29 de Clerck (2010). Les entretiens dans ce sens sont concordants. K. Joumblatt n’était pas populaire dans la rue chrétienne en raison de son appui à la lutte palestinienne à partir du Liban et de son exploitation de celle-ci à ses propres fins, profitant par là du soutien que recherchaient les Palestiniens au sein de l’État libanais, surtout après le tristement célèbre Septembre noir de 1970 en Jordanie. Au moment où les organisations et groupes armés palestiniens se réfugient au Liban, Joumblatt est ministre de l’Intérieur.

30 Les druzes « se vantaient d’avoir fait l’histoire et laissé à d’autres le soin de l’écrire » (Beydoun, 1993 : 54). Les historiens druzes qui ont traité des harakât sont relativement peu nombreux : Husayn Abu Chaqra, seul chroniqueur connu à ce jour, 1e éd. : 1952, al‑harakât fî Lubnân ila ‘ahd al‑Mutasarrifiya (Les agitations au Liban jusqu’à l’époque de la Mutasarrifiya), Matba at al-ittihad, Beyrouth, l’historien Abbas Abu Salih en collaboration avec Sami Makarem, 1980 : Târîkh al‑muwahhidîn al‑durûz fî al‑mashriq al‑‘arabî (Histoire des unitaristes druzes dans l’Orient arabe), al-majlis al-durzî li-l-buhûth wa-l-inmâ’, Beyrouth, mais surtout Kais Firro qui accorde au conflit maronito‑druze, quatre chapitres dans son livre A History of the Druzes, 1992, E. J. Brill, Leiden. Sa nationalité israélienne l’a affranchi de tous les enjeux politiques libanais. Selim Hichi clôt son histoire de la famille Joumblatt en 1861 et traite la période 1841-60 en 4 pages (1986 : La famille des Djoumblatt du viie siècle à nos jours, Beyrouth). Najla abu izzedin, 1984 : The Druzes. A New Study of their History, Faith and Society, E. J. Brill, Leiden et Anis YahYa, 2010 : Al‑durûz wa‑l‑sirâ‘ ‘ala târîkh Lubnân (Les druzes et la lutte pour l’histoire du Liban), al‑markaz al‑‘arabî lil‑abhâth wal‑tawthîq, Beyrouth, arrêtent leurs récits à 1840.

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En 1983, des miliciens du PSP dynamitent la statue équestre de l’émir Fakhr al-Dîn érigée par le gouvernement en 1974 à Ba‘aqlîn dans le Chouf. Du  point de vue des druzes, la statue représente un faux témoin de l’histoire telle que présentée par l’establishment chrétien. L’image glorifiée de l’émir, désigné comme héros national et père fondateur du Liban moderne sert les intérêts de la communauté chrétienne. En détruisant le symbole phare de l’histoire officielle, les druzes tentent d’imposer leur propre mémoire historique (Salibi, 1988 : 230-248). Au lendemain de la guerre de la Montagne, sur instruction de l’Administration civile de la Montagne (Harik, 1993), les écoliers des établissements druzes cessent d’honorer le drapeau et l’hymne national libanais, symboles fabriqués par l’establishment chrétien. Le PSP, victorieux, commandite aux auteurs druzes du Centre national des informations et études un manuel scolaire qu’il impose dès 1986 dans la Montagne. « L’histoire s’écrit ‘à chaud’ et le passé qui est raconté aux élèves est en prise directe avec leur présent » (Sleiman, 2010 : 144). D’autres manuels sont publiés en 1989, 1990 et 1992 après la fin de la guerre. L’effort historiographique druze vise à poursuivre la confrontation avec les maronites et plus généralement les chrétiens 31 dans le champ symbolique. Dans cette nouvelle version de l’histoire, les druzes sont au cœur d’une lutte continue entre un monde arabo-musulman auquel ils s’identifient et l’Occident chrétien, incarné par les chrétiens libanais (Sleiman, 2010 : 139) 32. Fakhr al-Dîn y est représenté favorablement en tant que druze, et récupéré par sa communauté. Bachir II y est en revanche déchu de son rôle de figure nationale, vilipendé et considéré comme un traitre sur plusieurs plans (y compris vis à vis du leader des druzes Bachir Joumblatt, aïeul de Walid) et le grand responsable des conflits du xixe siècle. Le nouveau chapitre relatif à Bachir Joumblatt a eu pour effet de l’imposer comme ancêtre mythique à la communauté entière et à cristalliser autour de lui une mémoire communautaire imposée par la famille Joumblatt. Par ailleurs le récit de ces manuels, utilisés jusqu’à ce jour – 2010 – dans les écoles du bastion druze, fait porter la responsabilité des conflits de 1840-60 aux chrétiens (Sleiman,  2010 : 145). La Mutasarrifiya y est dénoncée comme symbole de l’hégémonie maronite et du confessionnalisme dans l’administration 33. À travers son engagement politique, Joumblatt impose et véhicule cette mémoire. Il n’a de cesse de répéter qu’aucune paix durable n’est possible au Liban avant une réécriture de l’histoire conforme à la réalité – druze s’entend.

… au paradigme mémoires affrontées, guerre totale

La décision du leader chrétien Bachir Gemayel de dépêcher les FL dans le Chouf, en 1982, au moment de l’invasion israélienne, reflète à la fois l’importance que revêt

31 Dans mes entretiens, la plupart des druzes ne font pas la différence entre chrétien et maronite. Tous sont des chrétiens.

32 Lors des entretiens, le sujet chaud de la guerre de la Montagne s’inscrit dans la continuité des luttes druzes contre les Byzantins, les Croisés et les Français du Mandat qui en constituent souvent une entrée en matière.

33 Une idée qu’on retrouve chez K. Joumblatt (1977) et dans les entretiens.

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chez lui le « noyau dur » druzo-chrétien comme fondement essentiel d’un État central fort et la peur que lui inspirent les massacres de 1860. En contrôlant la Montagne, il s’imagine pouvoir restaurer le noyau dur et éviter leur probable réédition. S’il avait réussi à unifier le Mont-Liban, il aurait symboliquement imposé l’histoire écrite par des chrétiens et pris une revanche sur le passé, apaisant ainsi la mémoire chrétienne et restaurant l’honneur perdu. La montée des miliciens chrétiens au Chouf ne semblait pas être programmée pour dégénérer en conflit. Mais Walid Joumblatt n’aurait pas supporté une autre victoire politique chrétienne. Il se devait de défendre sa vision de l’histoire, dénonçant de « pures fabrications d’une historiographie maronite ». Une guerre des mémoires a été le prélude à la guerre totale que les druzes ont menée. La guerre de la Montagne qui les oppose aux FL atteint son paroxysme en septembre 1983 et s’achève par l’expulsion durable de tous les chrétiens (plus de 230 000 34) du sud du Mont-Liban. Contrairement à 1860, cette victoire militaire druze est accompagnée d’une éclatante victoire politique qui marque l’enterrement de l’accord mort-né du 17 mai 1983 entre le gouvernement libanais sous le mandat d’Amine Gemayel et les Israéliens, et la faillite de ce que les druzes ont appelé l’État phalangiste. La revanche politique de 1860 est prise. Joumblatt en récolte jusqu’à ce jour les bénéfices économiques et politiques. Il jouit entre autres depuis 20 ans d’une mainmise sur les fonds et l’administration du ministère des Déplacés chargé d’organiser le retour des déplacés libanais dans leurs villages d’origine.

L’histoire officielle a eu pour fonction de légitimer une libanité naissante et de créer un nouveau sentiment national. Les historiens, en tant que « vecteurs de mémoire » (Rousso, 1987), ont par ce que Nora appelle « l’histoire-mémoire » conçu la base, élaborée selon le paradigme de coexistence, sur laquelle s’échafauderait une mémoire collective nationale libanaise. Cette histoire officielle est en décalage avec et contestée par les mémoires éclatées des différentes communautés religieuses cohabitant sur le sol libanais. La tentative d’instituer la Montagne druzo-chrétienne en lieu de mémoire symbole d’unité, d’entente et de coexistence, dans le but de donner au Liban une légitimité historique (une profondeur, des racines) semble avoir échoué. Cet échec se manifesta ouvertement en 1975. Car un lieu de mémoire ne peut être établi, selon Nora, que là où la mémoire s’est estompée, ou là où un travail de mémoire a été effectué et a porté ses fruits. Ce qui n’est pas le cas du Liban d’aujourd’hui. Les communautés druze et chrétienne constituent par excellence des « sociétés-mémoires » selon l’expression halbwachsienne, dont l’existence même est assurée par la perpétuation des traditions (coutumes et valeurs ancestrales). En outre, aucun travail de mémoire n’a été effectué à ce jour 35.

Les mémoires‑fardeaux ou mémoires vives coexistent et rivalisent entre elles et avec l’occultation historiographique de l’antagonisme druzo-chrétien. En temps

34 163 000 du Haut Matn, du Chouf, de ‘Aley et 70 000 du Chouf côtier (Kh. Abou Rjeily, B. Labaki, 1993). 35 La tentative d’un collectif de chercheurs et intellectuels a fait long feu : Mémoire pour l’avenir, 2002 : Actes

du colloque tenu à Beyrouth les 30 et 31 mars 2001, Dar an-Nahar, Beyrouth.

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de paix relative, notamment de 1861 à 1975, les incidents entre druzes et chrétiens ne se sont pas interrompus. Si on se hâtait d’étouffer un crime, les mémoires continuaient de le transmettre sournoisement à travers les dictons et histoires péjoratives. L’instrumentalisation des mémoires en 1982-83 par les chrétiens et par les druzes peut être considérée comme une tentative par certains de briser le silence historiographique (de Clerck, 2010). Toute tentative d’écrire un récit historique commun, accepté de tous, devrait se faire en exposant au débat tous les différends idéologiques et mémoriels afin de poser les bases d’une réconciliation de fond et de dépasser ce passé qui ne passe [toujours] pas, plus de 150 ans après 1860. À ce titre, le colloque international 1860 : Histoires et mémoires d’un conflit 36, organisé à Beyrouth en 2011, avait pour ambition de sortir 1860 de la sphère privée et de l’exposer au débat public dans un cadre académique et scientifique. Car l’occultation historiographique et la politique d’oubli officiel à la sortie de la guerre sont loin d’avoir assaini les mémoires sociales, voire limité leur investissement dans le politique et le social.

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36 La publication des actes de ce colloque est en cours de préparation.

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