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Études alexandrines ## – 2007 Sophie Basch D ans son essai Paris en ruine, Giovanni Macchia consacre un chapitre à l’univers livresque d’Anatole France. Ce préambule introduit aussi bien à la bibliothèque d’Henri uile : Dans quelques fragments retrouvés récemment, Proust notait que l’amour des livres s’accroît avec l’intelligence et que l’érudition, selon des termes empruntés exactement à un autre texte, « nourrit le génie au lieu de l’étouffer, comme un paquet de fagots qui éteint un petit feu et en accroît un grand ». Le génie d’A. France a vécu dans cette zone dangereuse, dans l’incertitude d’être ranimé ou au contraire étouffé par ce feu ; et c’est cette condition très particulière de sa littérature qui a aussi intéressé la crise de l’écrivain engagé. Derrière chaque romancier authentique, même le plus vitaliste, se dresse l’ombre d’une bibliothèque, même si elle est soigneusement dissimulée derrière des voiles ou des tentures. En lui cet épais rideau de volumes, ce mur froid, coloré et très fort, n’existait pas seulement comme un réservoir durable d’impressions et d’idées, mais comme un objet, d’une beauté docile et encombrante : l’homme-personnage qui vit au milieu des livres et pour les livres, et qui décharge sur eux ses douces obsessions, les voluptés pacifiques de l’intellect. Son hypnose se formait dans cette géométrie, dans cette solitude 1 . Bien qu’il ne fût pas romancier, ce portrait d’homme-bibliothèque adossé à un mur de livres au point presque de se confondre avec lui, s’applique magnifiquement à Henri uile tel qu’une photographie le représente dans sa maison du Mex. À la différence d’Anatole France, uile n’est pas romancier mais ingénieur, il ne vit pas à Paris mais en Égypte, dans une Égypte bien particulière puisqu’à Alexandrie, mais pas vraiment en Alexandrie, à ses confins, dans une maison édifiée vers 1870 par la Compagnie du canal de Suez, curieuse bâtisse sur pilotis, reproduite sur une autre photographie, dont la vocation n’était manifestement pas d’abriter la collection d’un bibliophile. Autant d’éléments de décalage, conformes à l’identité d’une ville qui, à l’image de Constantin Cavafy décrit par Forster et qui pourrait n’être qu’une métonymie de Henri uile Lettres à Pargas ou Littérature et Orient 1 Paris en ruine, Paris, Flammarion, 1988, p. 290. Bon-à-tirer : l’auteur est prié de signer chaque page 0618_alex_9basch_bat.indd 1 3/06/07 10:01:05
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Henri Thuile. Lettres à Pargas ou Littérature et Orient dans l'Alexandrie fin de siècle

Jan 25, 2023

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Page 1: Henri Thuile. Lettres à Pargas ou Littérature et Orient dans l'Alexandrie fin de siècle

Études alexandrines ## – 2007

Sophie Basch

Dans son essai Paris en ruine, Giovanni Macchia consacre un chapitre à l’univers livresque d’Anatole France. Ce préambule introduit aussi bien à la bibliothèque d’Henri Thuile :

Dans quelques fragments retrouvés récemment, Proust notait que l’amour des livres s’accroît avec l’intelligence et que l’érudition, selon des termes empruntés exactement à un autre texte, « nourrit le génie au lieu de l’étouffer, comme un paquet de fagots qui éteint un petit feu et en accroît un grand ». Le génie d’A. France a vécu dans cette zone dangereuse, dans l’incertitude d’être ranimé ou au contraire étouffé par ce feu ; et c’est cette condition très particulière de sa littérature qui a aussi intéressé la crise de l’écrivain engagé. Derrière chaque romancier authentique, même le plus vitaliste, se dresse l’ombre d’une bibliothèque, même si elle est soigneusement dissimulée derrière des voiles ou des tentures. En lui cet épais rideau de volumes, ce mur froid, coloré et très fort, n’existait pas seulement comme un réservoir durable d’impressions et d’idées, mais comme un objet, d’une beauté docile et encombrante : l’homme-personnage qui vit au milieu des livres et pour les livres, et qui décharge sur eux ses douces obsessions, les voluptés pacifiques de l’intellect. Son hypnose se formait dans cette géométrie, dans cette solitude 1.

Bien qu’il ne fût pas romancier, ce portrait d’homme-bibliothèque adossé à un mur de livres au point presque de se confondre avec lui, s’applique magnifiquement à Henri Thuile tel qu’une photographie le représente dans sa maison du Mex. À la différence d’Anatole France, Thuile n’est pas romancier mais ingénieur, il ne vit pas à Paris mais en Égypte, dans une Égypte bien particulière puisqu’à Alexandrie, mais pas vraiment en Alexandrie, à ses confins, dans une maison édifiée vers 1870 par la Compagnie du canal de Suez, curieuse bâtisse sur pilotis, reproduite sur une autre photographie, dont la vocation n’était manifestement pas d’abriter la collection d’un bibliophile. Autant d’éléments de décalage, conformes à l’identité d’une ville qui, à l’image de Constantin Cavafy décrit par Forster et qui pourrait n’être qu’une métonymie de

Henri ThuileLettres à Pargas ou Littérature et Orient

1 Paris en ruine, Paris, Flammarion, 1988, p. 290.

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la cité tout entière, se présente au monde de biais. Pareilles conditions d’écriture ne pouvaient que produire un livre bien particulier, un livre-bibliothèque bien sûr, une sorte de missel qui reproduit en miniature l’ambition universaliste de la Bibliothèque antique.

Mais qui est Henri Thuile ? Sa vie, sa carrière, son milieu ont été trop scrupuleusement étudiés par François Livi, éditeur de la correspondance d’Henri Thuile (1885-1960) et de son frère Jean-Léon (1887-1970) avec Giuseppe Ungaretti et Enrico Pea, pour que je m’attarde sur le sujet 2. Ce chapitre porte uniquement sur Littérature et Orient, volume publié en 1921 par Henri Thuile, pour deux raisons. La première est une simple question d’écart : c’est, me semble-t-il, le seul aspect de la petite planète Thuile sur lequel une réflexion particulière puisse encore se fonder après la substantielle étude de Livi. L’autre n’est pas relative à la bibliographie critique : l’intérêt intrinsèque de l’ouvrage justifie qu’on le sorte de l’oubli.

VieS

Henri Thuile naît en 1885 à Marseille, son frère Jean-Léon deux ans plus tard à Bressuire, dans une famille d’artisans protestante ; leur grand-mère Henriette est une adepte des théories de John Nelson Darby, dont le christianisme anarchique, qui rejette l’institution de l’Église et ne reconnaît d’autorité qu’à la Bible, peut être défini comme « une sorte de calvinisme exaspéré ou de jansénisme protestant 3 » ; cette passion exclusive du Livre n’est pas sans inci-dence sur la conception de Littérature et Orient. En 1893, leur père Henri Jonathan Thuile, ingénieur civil spécialisé dans les chemins de fer, est envoyé en Égypte, au Conseil supérieur de la régie tripartite égypto-franco-anglaise qui contrôle le réseau ferroviaire, les télégraphes et les ports égyptiens. Sa famille le rejoint au Caire en 1895. En 1896, elle déménage pour Alexandrie : Henri Jonathan a été nommé ingénieur en chef du port d’Alexandrie ; on lui doit la conception des travaux de développement de la rade d’Alexandrie et le début de leur réalisation, interrompue par sa mort accidentelle, en 1900 près de Tours, dans un prototype de locomotive dont Le Creusot acquiert le brevet ; on parlera de la locomotive PLM « système Thuile » jusque dans les années trente.

Orphelins de mère et de père, les enfants Thuile sont élevés par la grand-mère darbiste dans la maison du Mex, au milieu des livres de leur père, ami de l’écrivain bibliophile Octave Uzanne, qu’Henri Thuile définit comme « le Mercier de notre temps 4 » en hommage à l’auteur du Tableau de Paris. Aussitôt après leurs études secondaires, Jean-Léon et Henri travaillent au port d’Alexandrie, au moment où Gaston Jondet, le résurrecteur des ports submergés de

2 Fr. Livi, Ungaretti, Pea e altri. Lettere agli amici « egiziani ». Carteggi inediti con Jean-Léon e Henri Thuile, Rome, Edizioni Scientifiche italiane, 1988.

3 Selon les termes, traduits par moi, de François Livi, op. cit., p. 47.

4 Ainsi qu’Henri Thuile le qualifie, en hommage à Louis-Sé-bastien Mercier : Littérature et Orient, Paris, Messein, 1921,

p. 106. Le nom d’Octave Uzanne reste attaché à l’Égypte : il est notamment l’auteur d’une curieuse plaquette publicitaire, œuvre de propagande probablement financée par le baron Empain : L’Égypte contemporaine. Un nouveau faubourg du Caire, ville d’hygiène et de beauté : Héliopolis. La cité ancienne, la ville moderne. Extrait d’études et observations sur Le Caire et l’Égypte, Paris, impr. de G. de Malherbe, 1910.

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Pharos, est nommé ingénieur en chef des travaux maritimes en Égypte 5. En 1908, Jean-Léon, futur assistant de Jondet, devient Ingénieur de l’École spéciale des travaux publics du bâtiment et de l’industrie ; Henri suit la même voie et devient Ingénieur des ports et des phares en 1910. Le premier, auteur de romans décadents dont Rachilde se gausse dans Le Mercure de France, quitte l’Égypte en 1914 – il soustrait ses premières œuvres au Dépôt légal, pour se consacrer à l’étude de la faïence de Montpellier et à l’histoire de l’orfèvrerie du Languedoc, seules preuves de son existence dans le catalogue de la Bibliothèque nationale… Henri, veuf inconsolable depuis 1911 (son chagrin imprègne les pages de Littérature et Orient), y demeure jusqu’en 1927 ; après avoir travaillé au Bureau européen du palais royal qui employa aussi Georges Cattaui, il est devenu, en 1921, le secrétaire français du roi Fouad Ier. Doit-il ces fonctions à son activité d’ingénieur ? Certainement pas. En avril 1925, un numéro spécial de la revue cairote L’Égypte nouvelle atteste le rayonnement de l’écrivain (Henri Thuile. L’homme. L’œuvre. Les témoignages). Depuis les années 1910, la maison du Mex, malgré sa physionomie incongrue, suspendue sur la Méditerranée dans la banlieue industrielle d’Alexandrie, s’est imposée comme un des salons littéraires les plus fertiles non seulement d’Égypte mais d’Europe. Henri Thuile y est viscéralement attaché :

J’ai vu, ce soir, Vénus descendre sur les montagnes d’Ajamy. Ah ! jamais plus je ne pourrai me déta-cher de cette terre du Mex à laquelle je me suis accroché comme l’arapède à son rocher. Qui me rendra quand je l’aurai quitté l’éclatement du soleil sur les collines de sable ? On me dit qu’un officier anglais vient d’épouser une bédouine. Pourquoi n’épouserais-je pas la mosquée de Dékhéla 6 ?

Jamais pourtant cet ingénieur-poète, voué à l’entre-deux professionnel et géographique (cette ubiquité nourrit son œuvre), ne s’illusionne sur sa capacité d’adaptation ni sur sa faculté d’assimilation. En pleine vogue des statuettes de Béotie, dont les artistes et les écrivains se disputent le modèle, il récupère l’image à sa façon :

Il faudra, Pargas, que vous veniez bientôt voir cette délicate figurine que je me suis procurée. On me dit que c’est une Tanagra. Elle n’est pas de marbre comme l’antipathique Vénus de Milo mais de terre, d’une molle argile qui vient peut-être de votre pays, si gracieuse dans les plis de sa robe archaïque, à peine réveillée d’avoir dormi tant d’années, encore songeuse, mutilée, et tout aussi fragile que moi. Qui sait ce qu’elle pense de l’Égypte, cette exilée 7 ?

5 Henri Thuile publiera des Commentaires sur l’Atlas historique d’Alexandrie, publié en 1921 par Gaston Jondet (Le Caire, imprimerie de l’Institut français d’archéologie orientale, « Publications spéciales de la Société Sultanieh de géographie du Caire », 1922).

6 H. Thuile, op. cit., p. 78. 7 Ibid., p. 79.

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ŒuVreS

Cette demeure d’esthète où se tissent des liens intenses entre la littérature italienne et la française, au point de déterminer la vocation d’un des poètes majeurs du xxe siècle, Giuseppe Ungaretti ; cette maison qui accueille tous les écrivains de passage, Pierre Benoit, Georges Duhamel, Francis Carco, Valentine de Saint-Point, Pierre Teilhard de Chardin, devient étrangement emblématique d’un climat alexandrin caractérisé par le dialogue des cultures. La maison du Mex, ouverte et hospitalière, n’est pas le refuge du duc des Esseintes. Littérature et Orient, qui peut être défini comme un atelier de mixage à la fois de la littérature « orien-tale » (l’épithète reste à préciser) et occidentale (essentiellement française et contemporaine), a éternisé ce climat fugace ; le livre demeure le témoin précieux non seulement d’une culture particulière à un lieu et à une époque, mais d’un esprit, d’un art de la conversation 8, que sa composition épistolaire a permis de prolonger jusqu’à nous.

Les trente chapitres réunis sous le titre de Littérature et Orient sont en fait trente lettres adressées à un ami, Stephanos Pargas, directeur de la revue alexandrine Grammata (1911-1919) 9 et d’une maison d’édition du même nom, au catalogue éclectique (elle publie par exemple en 1919 un drame de l’anarchiste Han Ryner, Le Poison). Il n’est pas indifférent de savoir que le titre Littérature et Orient n’est pas d’Henri Thuile mais de Philippe Soupault, inaugurateur du surréalisme avec Breton et Aragon, avec qui Ungaretti avait mis Thuile en contact 10. Le titre initialement choisi, Lettres à Pargas, était évidemment moins accrocheur pour le public français. « Vous le voyez, Pargas, comme je vais sans suite, dans chacune de mes lettres que je bouscule à tire-larigot 11. » La rigide étiquette Littérature et Orient, peu conforme à la souplesse de la structure, substituant un énoncé explicite et dogmatique à l’aussi modeste qu’élégant intitulé initial, transforme un produit alexandrin en produit d’exportation. Et, puisqu’il en est ainsi, regardons d’emblée du côté des destinataires de ce titre imposé, du côté de Paris. Le malentendu n’en ressortira ensuite que plus clairement.

Dans L’Esprit nouveau, revue d’avant-garde fondée par Paul Dermée, Amédée Ozenfant et Le Corbusier, oscillant entre le dadaïsme et le retour à l’ordre, dont le no 4 de 1921 a publié une étude d’Henri Thuile sur la recommandation d’Ungaretti et de Soupault, « Du Koran et de la poésie arabe », le critique d’art Maurice Raynal se livre à un éreintement hautain, dicté par la morgue de l’homme l’action envers le contemplatif (sans se douter de l’activité déployée par l’ingénieur Thuile sur ses chantiers) :

L’ouvrage de M. Henri Thuile est très représentatif de cette âme latine dont la suppression des distances et la rapidité des communications modernes tend à déplacer la tour d’ivoire comme pour l’hospitaliser dans les musées. […]

8 Je rends ici hommage au beau livre de Benedetta Craveri sur les salons littéraires au xviiie siècle, L’Âge de la conversation, Paris, Gallimard, 2003.

9 Voir M. Rota, La revue Grammata d’Alexandrie (1911-1919), thèse de doctorat non publiée, université nationale d’Athènes, 1994.

10 Voir Fr. Livi, op. cit., p. 114. 11 H. Thuile, op. cit., p. 168.

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L’auteur évoque surtout un passé que nous ne pouvons plus considérer que comme une ruine. Son imagination n’est pas créatrice, mais simplement reproductrice. […]

Le malheur est que M. Henri Thuile manifeste très finement les regrets les plus attendris en s’arrêtant complaisamment à tous les villages abandonnés d’un temps qui n’est plus. Il ajoute même qu’il n’a pas d’ambitions, et qu’il se contente de nous regarder agir. Voilà certes qui n’est pas « esprit nouveau », et qui même ne correspond pas aux tendances « esprit nouveau » qu’il est aisé de reconnaître en toutes les périodes du passé. M. Thuile ne semble aimer dans l’histoire littéraire que les événements qui s’accordent avec son goût du moindre effort. De ce fait son choix s’égare volontiers sur des noms auxquels le temps n’a pas attaché une grande importance et c’est en leur compagnie qu’il consent à laisser émasculer sa nature sensible. M. Henri Thuile habite l’Orient. Ceci est grave. Pour le monde entier Paris est proche, mais l’Orient est loin 12.

Rejet du passéisme et du style élégiaque, dédain de la mélancolie et du raffinement, mépris de l’exemple par l’imitatio contre la doctrine de l’imagination au pouvoir – bref, de l’huma-nisme comme valeur morte, car Raynal semble étrangement assuré de ce qui est mort. L’esprit essentiellement spéculatif de Thuile, sa relative indifférence au temporel, peut en effet aboutir à l’impression d’immobilisme que donne toujours le culte du spirituel. C’est précisément l’inactualité du livre, son détachement de l’Europe dont les rumeurs parviennent assourdies à son auteur, qui font sa valeur. La distance de Thuile n’est pas celle d’un retardataire mais plutôt d’un clerc, tel que Julien Benda le définira quelques années plus tard. Le temps jugera : de Thuile ou de Raynal, qui ici fait figure de provincial, de rétrograde ? La suffisance du procu-reur manifeste quelques préjugés étonnamment rigides : quelle coupable « âme latine » Henri Thuile colporte-t-il ? Celle de Remy de Gourmont, un des esprits les plus érudits et libres de son époque, que Thuile cite fréquemment ? On retiendra aussi une perle, l’ignorance que trahit l’arrogante mention de l’Orient. « L’Orient est loin ». Loin de quoi ?, sera-t-on tenté de répliquer, comme dans la vieille blague juive.

Plus éclairée, on ne s’en étonnera point, la critique de Benjamin Crémieux dans la NRF. Introducteur de la littérature italienne en France, traducteur de Pirandello, proustien de la pre-mière heure, esprit cosmopolite, Crémieux comprend aussitôt, malgré quelques confusions, où situer l’ouvrage dans une histoire littéraire dont il n’oublie pas la dimension géographique :

Lieu géométrique où l’Europe, l’Afrique et l’Asie se rencontrent, lisière de l’Orient et de l’Occident, suspendue entre les deux immensités de la mer et du désert : l’Égypte. C’est son image antique et nouvelle qui donne son unité à ce recueil d’articles critiques et de proses lyriques d’un Français né et établi là-bas. Henri Thuile prend sa place parmi les meilleurs écrivains de la renaissance égyptienne : Marinetti, Ungaretti, Albert Adès, Albert Cohen, Héli-Georges Cattaui. Son apport dans ce renouveau, c’est un mélange de culture gréco-latine, française, musulmane et bouddhique. Ses pages critiques sur la littérature française d’aujourd’hui sont souvent contestables, parfois un peu naïves ou bien trop sommaires. Ce qui fait le prix de ce livre, ce sont cinquante ou soixante pages d’anthologie, où la fluidité

12 M. Raynal, « Les livres », L’Esprit nouveau, no 10, 1922, p. 1173-1174.

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hellénique, la chaleur orientale et la saveur du Mektoub islamique se trouvent curieusement unies. Il faudrait citer : « Voici la côte déchiquetée de la Marmarique doucement appuyée aux genoux de la mer… La seule moisson de ces ciels est celle de la lumière. Elle monte immensément de toutes parts comme une acclamation… Adieu Europe ! Je ne reverrai pas les toits de tuiles. » « Quand viendra le moment du suprême départ et qu’il faudra larguer les boulines du vent, amenant tristement le dernier de nos rêves, ah ! Pargas, que ce soit le pavillon d’un jour heureux ! » Et ces courses de chevaux au Caire qu’eût aimées Henry Levet : « La fanfare d’un régiment anglais lançait à toute volée des bouffées de Carmen aux naseaux du vainqueur 13. »

Peu importent les approximations, la naissance d’Henri Thuile en Égypte où il n’est en fait arrivé « qu’à » dix ans, les origines égyptiennes imaginaires d’Albert Cohen né à Corfou cette même année 1895 où les jeunes Thuile débarquèrent dans leur patrie adoptive. Même erronés, certains rapprochements sont éclairants, comme la mention d’Albert Adès, auteur avec Albert Josipovici d’un roman égyptien dédié à Octave Mirbeau et préfacé par le maître, Le Livre de Goha le Simple, paru chez Calmann-Lévy en 1919, qui éveilla l’intérêt du public français pour le folklore égyptien et qui remporta un immense succès de librairie, dépassant même le tirage des Contes de l’Égypte ancienne de Gaston Maspero 14. Mirbeau affirmait n’avoir compris l’Orient sur quoi il avait lu tout ce qu’on peut en lire que le jour où ces deux écrivains, nés en Égypte, lui soumirent leur manuscrit. On ne peut qu’être sensible, aussi, à la comparaison avec le poète Henry Jean-Marie Levet, météore des Lettres, ami de Valery Larbaud et de Léon-Paul Fargue. Car le triste et grave Henri Thuile, admirateur des noctambules Francis de Miomandre et de Jean de Tinan, ne méconnaît pas le dandysme du style apache et s’aventure parfois, quoique très timidement, à encanailler sa plume souvent précieuse : « Vous souvenez-vous de cette bagnole que vous prîtes ce clair matin de dimanche où Ajamy riait de ses lèvres de feu 15 ? »

Le troisième et dernier compte rendu à retenir est celui du frère cadet de Remy de Gour-mont, Jean, publié dans La Grande Revue. La brève mention qu’il lui consacre met en relief un autre contexte de rédaction :

Pendant la guerre, M. Henri Thuile se trouvait au seuil du désert. Pour se distraire des incertitudes où le laissaient les nouvelles lointaines, il lut et il écrivit. Il lut des ouvrages orientaux ; il lut des poètes de France, les plus récents, les plus modernes, Francis Jammes, Paul Claudel, Viélé-Griffin, Albert Samain, Charles Guérin ; et le livre fermé il écrivait à un ami l’écho qu’éveillaient dans son cœur tous ces poèmes. Il publie le recueil de ces lettres (Littérature et Orient, Paris, Albert Messein) ; et sans doute elles ont quelque chose de mince, de passager, de fugitif. Pourtant elles gardent encore quelque charme 16.

13 B. Crémieux, « Notes », La Nouvelle Revue française, t. XIX, 1922, p. 481-482.

14 Voir J.-J. Luthi, Introduction à la littérature d’expression française en Égypte (1798-1945), préface de M. Genevoix, Paris, Paris, Éditions de l’École, 1974, p. 190-193.

15 Littérature et Orient, op. cit., p. 25. On retrouvera ce ton badin dans le livre de la sérénité retrouvée, le recueil de poèmes Jeux d’Arlequin, Paris-Neuchâtel, Attinger, 1932.

16 J. de Gourmont, « À travers tout l’imprimé », La Grande Revue, no 8, août 1921, p. 351.

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Avec le deuil de la femme aimée, pleurée dans le recueil de poèmes La Lampe de terre (Gras-set, 1912), avec la maison du Mex, avant-poste européen en Égypte et promontoire alexandrin regardant l’Europe, la guerre est en effet le troisième écart qui conditionne la rédaction de Littérature et Orient. Mais à nouveau la critique, qui force le trait par condescendance, peine à prendre la mesure de ces écarts : Raynal faisait de Thuile un expatrié en retard sur son temps, Crémieux un natif d’Égypte, Gourmont voit dans la guerre l’inspiratrice exclusive d’un dilettante angoissé.

Certes, la guerre n’est pas sans incidence sur la genèse de Littérature et Orient, rédigé tan-dis que la bataille fait rage. La première lettre à Pargas porte presque entièrement sur Le Feu d’Henri Barbusse. La guerre est omniprésente, une guerre en sourdine dont la vanité tragique ne parvient pas à étouffer la vanité futile d’Alexandrie, comme l’illustre ce morceau de bra-voure décadente aux allures de poème en prose, bel exemple d’alexandrinisme littéraire par son parfum anthologique (l’ironie pathétique de Charles d’Orléans revue par le symbolisme), où le détachement de l’écrivain et sa mélancolie diaprée s’accordent avec l’évolution des méduses qu’il observe depuis le rivage du Mex, à l’heure du couvre-feu :

Je veux aller m’asseoir, un instant, à la porte de ma cabine appuyée contre le mur de la mer. J’attendrai, à l’Occident venir l’errante foule des velelles exilées. Le jour en s’enfuyant derrière les môles peut-être secouera l’épaule de mon invincible athymie. Pour me distraire, je jetterai nonchalamment du rivage, des galets qui feront des trous bleus à la robe des flots.

Adieu, après-midis du samedi tumultueuses, piste du Sporting-Club inondée de poussière, où, avec regret, le sol pousse un gazon avare sous les pieds des chevaux.

Autrefois j’ai pu suivre avec passion des spectacles dont je ne comprends plus l’intérêt aujourd’hui. Maintenant couché à la lisière de la forêt marine je vois glisser sur les rochers la pieuvre de la nuit. Va-t-elle recouvrir définitivement de ses tentacules, la terre ? Et d’où vient cette terreur irraisonnable qu’à chaque tombée des ténèbres l’humanité ressent ?

Un à un les feux de la ville ont levé leur paupière. Le phare seul reste obscur, dilué dans la brume. De son dard de lumière la guerre a fait un épi d’ombre. O maigre mort de ce décor sans nom ! J’entends le cri plaintif de la chouette sauvage, la chanson qui dit oui et qui dit non au temps 17.

Ces trente lettres où Henri Thuile récapitule ses lectures passées et présentes – du point de vue très personnel du bibliophile faisant visiter sa bibliothèque –, aussi bien occidentales (Montaigne, Jean Moréas, Remy de Gourmont, Charles Péguy, Marcel Schwob, Maurice Maeterlinck, Francis Jammes, Paul Fort, André Gide, Paul Claudel, Élémir Bourges qu’il admire énormément et qui avait influencé son frère Jean-Léon, le poète Rupert Brooke mort aux Dardanelles et dont un Belge d’Alexandrie, Paul Vanderborght, honorera la mémoire) qu’orientales, passant du Coran aux chefs-d’œuvre des littératures persane et indienne, louant les Arabes d’avoir sauvé Aristote, ne doivent certainement pas être lues comme un texte didac-tique, comme le titre malheureux de Littérature et Orient semble y inviter. Sans doute n’est-il pas excessif de rapporter cette longue confidence à Pargas, cette méditation sur la vie et sur

17 H. Thuile, op. cit., p. 169.

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la création poétique, au genre médiéval du congé, même si le vague à l’âme d’Henri Thuile doit beaucoup à la sensibilité romantique. Genre atemporel et inactuel, dont les critiques de l’époque, trop pressés de traquer les ressemblances entre Thuile et ses contemporains, et de tout jauger comme un article de Paris, n’ont pas saisi le charme. Protestant, Thuile l’est avant tout par son amour du Livre ; il n’est pas un auteur huguenot. Les poètes qu’il admire, de Jammes à Claudel en passant par Péguy, illustrent pour la plupart la renaissance catholique du tournant des xixe et xxe siècles. Mais personne n’est moins sectaire, moins attaché aux reli-gions officielles et aux vérités acquises : « L’idée […] m’est venue que ce n’est probablement pas Alexandre qui a fondé Alexandrie. Il ne fit que la rebâtir. Nous devons retoucher sa Légende 18. » Comme les Égyptiens témoins de son édification voyaient dans Alexandrie « Le Chantier », Rakôté 19, Thuile ne considère pas la ville comme une réalité figée, mais comme un univers subjectif, mouvant, in progress, dont ses lectures modifient continuellement le territoire. Au Mex, le courant catholique qu’il admire et qui occupe tant les écrivains de la NRF, se mêle donc tout naturellement, au rythme des envois des libraires, à d’autres lectures :

Sur le même arbre que celui où chante si mélodieusement notre Francis Jammes, il y a un pinson. C’est Paul Fort : c’est le pinson de France.

Son « Anthologie des Ballades », que vient de publier le Mercure, m’arrive au moment que je lisais le « Makôta Radja-Râdja » de Bokhâri de Djohôre. Je laisse là, quelques instants, ce livre excellent qui s’appelle encore « La Couronne des Rois » ou « L’Ascension des Musulmans » pour m’entretenir avec vous du plus aimable des Princes, du plus charmant de nos poètes 20.

Glanant dans « le jardin enchanté des Littératures orientales 21 », admirateur des poèmes de ce moine-mendiant traduits du malais en 1878 par Aristide Marre, Thuile regrette que son œuvre, « l’honneur de toute une littérature », ne soit pas davantage répandue : « Si je vous en ai si longtemps entretenu, Pargas, ce n’est certes pas pour l’opposer à cette gloire que nous donnent Ponson du Terrail, la famille Rostand et le cinéma Pathé 22. » Sans doute la distance a-t-elle favorisé l’indépendance d’esprit de Thuile, comme elle a aiguisé son sens critique. Jusqu’à l’injustice, peut-être : les trois cibles de sa moquerie ne sont-elles pas surtout repré-sentatives des bibliothèques et des distractions de l’Alexandrie bourgeoise, où, tout comme à Constantinople dans les théâtres et les cinémas de Péra, les plaisirs de la Belle Époque, exerçant le monopole de la culture d’importation, s’affichent avant tout pour le plus grand nombre ? À cet égard et de ce seul point de vue des conditions de l’écriture, l’œuvre de Thuile s’apparente à celle de Cavafy : le repli, le culte des livres, l’horreur de la vulgarité, le refus radical de la facilité, la recherche de la rareté, autant de caractéristiques d’une partie de la littérature dite décadente, exacerbées par l’isolement, par le climat d’une ville réputée comme une mégalopole

18 Ibid., p. 88. 19 Je renvoie à l’article de M. Chauveau, « Alexandrie et

Rhakôtis : le point de vue des Égyptiens », dans J. Leclant (éd.), Alexandrie : une mégalopole cosmopolite, Cahiers de la villa Kérylos no 9, 1999, p. 1-10 et en particulier p. 4.

20 H. Thuile, op. cit., p. 34. 21 Ibid., p. 47. 22 Ibid., p. 59.

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cosmopolite, mais dont le poète de la rue Lepsius ne cessait de déplorer la mesquinerie et l’ennui 23. « Aucun lieu que la terre n’offre mieux que mon Mex dénudé une rade propice à la méditation. » Quand par la pensée il s’en échappe, Henri Thuile médite sur le plus cavafyien des poèmes anglais, « L’Ode sur une urne grecque » de Keats, et sa pensée voyage vers le lieu qu’il nomme « cimetière des Protestants 24 », en fait – il doit ressentir cette parenté même s’il ne l’exprime pas –, le plus alexandrin des cimetières de Rome, le Cimitero Accatolico où, à l’ombre de la pyramide de Sestius, Keats repose à côté de Shelley, dans le désordre des pierres gravées des noms de toutes nationalités et de toutes les confessions sauf la catholique.

Congé

Du congé comme genre au congé d’Alexandrie, la route est brève. Pressentant que ses jours alexandrins sont comptés, qu’il faudra bien se résoudre à claquer ce strapontin du Mex qui le place en marge de l’Égypte comme de la France, Thuile, dont l’œuvre, récapitulative de toutes ses lectures, peut être lue comme un état des lieux avant déménagement, chaque lettre comme la malle-bibliothèque où il vide ses rayonnages, ne cesse de prévenir, de multiplier les adieux :

Pargas, voici ma lettre assez longue. Je n’en finirais pas à vous citer des vers. Quand viendrez-vous ? J’entends midi sonner à ma vieille pendule. Il y a encore un nuage au-dessus de la mer 25.

Mais l’aube est proche, Pargas, et déjà pâlit au bleu du ciel Vénus plus jeune que la terre. Alexandrie regarde, sans mourir, sur elle s’étendre l’ombre de la Colonne Pompée. Amarrons notre berton à l’abri de ce môle. Voici le plus beau port du monde. Nous avons assez ramé 26.

Mais Alexandrie change, elle aussi, d’un changement industriel qui figera définitivement le Chantier en l’alignant sur toutes les métropoles modernes, et ce bouleversement, incom-patible avec l’évolution du paysage intérieur, facilitera le départ, un départ si bien anticipé que Thuile peut déjà songer au retour :

J’ai été hier à l’Ataka. Il y a là, retiré au fond de sa carrière, au bout des mêmes chemins que ceux que prenait saint Antoine, un jeune ingénieur d’une activité étonnante. Grand, blond, venu du Nord, et de la couleur des cigares de Hollande, il est de ceux qui inspirent l’amitié. Entre ses concasseurs et ses locomotives, ses équipes de mineurs et ses manœuvriers il mène son rêve d’une main si active qu’il

23 Il écrivait en 1907 : « Je me suis enfin habitué à Alexandrie, et c’est probablement là que je resterais, même si j’étais riche. Mais que tout cela me pèse ! Quelles difficultés, quelles pesanteurs qu’une petite ville – quel manque de liberté. » (Constantin Cavafy, L’Art ne ment-il pas toujours ?, Saint-Clé-ment-de-Rivière, Fata Morgana, 1991, p. 17.) Il est regrettable que l’ouvrage de R.-P. Debaisieux, Le Décadentisme grec dans

les œuvres en prose (1894-1912), Paris, L’Harmattan, « Études grecques », 1995, ne mentionne jamais Cavafy dont l’œuvre, vers ou prose, était capitale dans ce contexte.

24 H. Thuile, op. cit., p. 109. 25 Ibid., p. 199. 26 Ibid., p. 204.

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le verra bientôt réalisé. Bientôt, Pargas, un port énorme de la grandeur de celui de Marseille surgira de la baie de Suez. Les brise-lames qui le fermeront on les voit déjà à marée basse ébauchés. Les grands paquebots mélancoliques qui prenaient si à regret l’étroit couloir du canal de Suez pourront attendre ici. Leurs marchandises débarquées arriveront directement au Caire par la voie ferrée qu’on va rétablir et pourront au besoin être transbordées à Alexandrie. De même sans passer par Port-Saïd les produits de l’Europe pourraient un jour aller aux Indes. Nous assistons, Pargas, à une transformation de l’Égypte. De l’Égypte austère, gardienne des tombes, il ne restera plus qu’un musée.

Pargas, cette pensée me remplit d’amertume. Il faut que je m’en aille et retourne vers vous. J’ai besoin de poser ma main sur votre épaule et de revoir mon Mex où j’ai longtemps vécu, mon Mex abandonné, tout de sable et de roche mais si beau, au soleil, sous le vent d’Ajamy. Lorsque je partirai ce sera une fête. Ces eaux sans algues et sans odeur elles ne bruissent jamais. La mer que j’aime c’est la Méditerranée qui m’a vu naître, c’est elle dans ses bras qui m’a toujours bercé. Pourtant Suez me plaît lorsqu’une voile passe sur la lagune, avec ses découpures de criques, ses langueurs, son canal, Port-Tewfik et l’avenue Hélène. On y voit de grands arbres et l’horizon ouvert. C’est la fille des sables, la Venise égyptienne. Mais je veux d’autres cieux qui me soient familiers, le palmier de ma porte, ma maison et mes rêves, Le Mex qui m’attend au bord de la mer chantante 27…

Seul un décrochage temporel pouvait conclure ces chapitres témoignant tous d’un déca-lage à la fois géographique et social. La critique n’a pas été sensible à ces jeux de perspective, si elle les a perçus. Le titre rapporté de Littérature et Orient, si mal adapté au contenu et au ton d’un livre si peu récupérable, est peut-être partiellement responsable de ces méprises, à l’heure où la France, dans le redoutable sillage creusé par la Défense de l’Occident d’Henri Massis (1925-1927), convaincu que l’unité européenne a été spirituellement défaite depuis la Réforme et physiquement brisée en 1914, s’apprête à se réfugier dans les oppositions factices pour justifier son déclin. Ce titre, Littérature et Orient, plonge en effet le livre d’Henri Thuile dans une marmite bouillonnante, à son corps défendant mais sans qu’on puisse faire fi de ce contexte éditorial. C’est dans les mêmes années qu’André Malraux publie La Tentation de l’Occident (1926) où la culture européenne et la chinoise dialoguent avec des accents barrésiens, que « Les Cahiers du mois » sortent un gros volume intitulé Les Appels de l’Orient (1925) où s’affrontent les opinions les plus contradictoires. N’en retenons que celle du grand sanscritiste Sylvain Lévi :

Orient-Occident. Deux termes de géographie qui ont fait une triste fortune. Pris au pied de la lettre, ils sont absurdes, depuis que la terre est devenue ronde ; l’Inde est officiellement l’Occident (Si-Yu) pour la Chine, comme le Japon (Jè-pen « le lever du soleil ») est pour elle l’Orient. L’Amérique, qui est notre Occident, est l’Orient des Orientaux.

Humainement, Orient et Occident ne sont pas moins absurdes. La Russie est-elle en Orient ? La Turquie est-elle en Occident ? Et que va-t-on faire de l’Afrique ? On voyage en Orient quand de France on va en Algérie, en Égypte. Mais si on va au Cap ? ou en Australie ?

27 Ibid., p. 210-211.

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Je me rappelle un fantaisiste qui ne reconnaissait au monde que deux langues : le français et l’étranger. L’inventeur de la formule « Orient-Occident » était de la même famille. Les Grecs, d’esprit clair et mieux placés pour comprendre, se contentaient de dire : Hellènes et Barbares 28.

En écrivant « Paris est proche, mais l’Orient est loin », une phrase digne d’Alphonse Allais, Maurice Raynal rejoignait involontairement la troupe des fantaisistes. Littérature et Orient était un titre bien fâcheux. Préludant aux plus belles cuistreries universitaires, qui classent les écrivains en écrivains-voyageurs, écrivains résidents et, dernière catégorie en date, écrivains résidants [sic], la coordination de la littérature et de l’Orient trahit l’incompréhension pro-fonde d’un climat et d’une société qu’éternisent les lettres à Pargas ; elle met dos à dos deux univers apparemment incompatibles pour le regard français, en l’occurrence celui de Philippe Soupault (quand le surréalisme ne faisait qu’exacerber la platitude bourgeoise). Oui, bien sûr, il est beaucoup question de l’islam dans l’ouvrage, un islam familier dont la littérature ne se distingue que par son génie et qui se mêle naturellement aux autres inspirations d’un auteur qui n’a jamais cultivé son jardin à la française, ni flatté la couleur locale, dont l’esprit aristo-cratique, indifféremment de l’Orient et de l’Occident, ne distinguait que deux catégories : la littérature et le reste. Datées par bien des aspects, principalement par la préciosité du ton – ce parfum révolu n’est pas le moindre de leur charme –, en marge de l’« esprit nouveau », de tous les progrès autoproclamés et de l’apologie du « temps réel », les Lettres à Pargas, ces modernes Regrets, n’ont d’exotique que le temps perdu.

28 « Distinctions », dans « Les Appels de l’Orient », Les Cahiers du mois, no 9-10, février-mars 1925, p. 11.

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