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Helvétius et les mœurs : nature et histoire, morale et politique Francesco Toto Dans le présent travail j’essayerai d’analyser le rôle dont les mœurs sont investi dans l’ouvrage la plus connue de Claude-Adrien Helvétius, De l’esprit. D’après Helvétius les mœurs concernent les gestes et l’habillement, les modes et les manières, les inclinations et les caractères, les opinions et les préjugés, les passions et les intérêts, le gout et le génie, les vertus et les vices, les genres de vie et les religions, les pratiques culturelles et celles économiques, les identités des peuples et des nations, les relations sociales et leurs formes juridiques et institutionnelles. Elles peuvent être bonnes ou mauvaises, simples ou sophistiquées, pures ou impures, sévères ou relaxées, barbares ou civilisées. Elles peuvent être décrites ou jugées, estimées ou méprisées, adoucies ou correctes, reformées ou révolutionnées. La complexité de ce réseau conceptuel, qui témoigne l’intérêt de la problématique des mœurs par rapport à la compréhension de la pensée d’Helvétius, soulève en même temps plusieurs difficultés. Premièrement, mœurs, coutumes et usages apparaissent plusieurs dizaines de fois dans l’ouvrage, mais elles ne sont que très rarement thématisées de façon directe. Deuxièmement, la richesse des questions liées à ces concepts risque d’obscurcir le noyau théorique autour duquel s’articule la variété de leurs occurrences. Troisièmement, l’originalité et la rigueur d’Helvétius est ne sont pas immédiatement évidentes : le philosophe semble parfois se limiter à répéter des lieux communs,
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Helvetius et les moeurs: nature et histoire, morale et politique

Apr 25, 2023

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Page 1: Helvetius et les moeurs: nature et histoire, morale et politique

Helvétius et les mœurs : nature et histoire, morale et politique

Francesco Toto

Dans le présent travail j’essayerai d’analyser le rôle dont les

mœurs sont investi dans l’ouvrage la plus connue de Claude-Adrien

Helvétius, De l’esprit. D’après Helvétius les mœurs concernent les

gestes et l’habillement, les modes et les manières, les

inclinations et les caractères, les opinions et les préjugés, les

passions et les intérêts, le gout et le génie, les vertus et les

vices, les genres de vie et les religions, les pratiques

culturelles et celles économiques, les identités des peuples et

des nations, les relations sociales et leurs formes juridiques et

institutionnelles. Elles peuvent être bonnes ou mauvaises, simples

ou sophistiquées, pures ou impures, sévères ou relaxées, barbares

ou civilisées. Elles peuvent être décrites ou jugées, estimées ou

méprisées, adoucies ou correctes, reformées ou révolutionnées. La

complexité de ce réseau conceptuel, qui témoigne l’intérêt de la

problématique des mœurs par rapport à la compréhension de la

pensée d’Helvétius, soulève en même temps plusieurs difficultés.

Premièrement, mœurs, coutumes et usages apparaissent plusieurs

dizaines de fois dans l’ouvrage, mais elles ne sont que très

rarement thématisées de façon directe. Deuxièmement, la richesse

des questions liées à ces concepts risque d’obscurcir le noyau

théorique autour duquel s’articule la variété de leurs

occurrences. Troisièmement, l’originalité et la rigueur

d’Helvétius est ne sont pas immédiatement évidentes : le

philosophe semble parfois se limiter à répéter des lieux communs,

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et l’absence d’une véritable réélaboration comporte des

oscillations qui entravent la reconstruction d’un cadre théorique

cohérent et compact. Pourtant, ces difficultés ne sont pas

insurmontables. Il y a, en effet, des lieux dans lesquels la

question des mœurs occupe directement le centre de la scène, et

qui laissent apparaitre une signification plus personnelle et

structurée. Dans les pages suivantes, j’essayerai alors

d’expliciter la problématique à la lumière de laquelle il devient

possible de saisir la cohérence des références aux mœurs

éparpillées dans les textes, ainsi que l’originalité du discours

qui s’articule à travers ces références. A cette fin, je me

concentrerai sur le rapport de disjonction et conjonction par

lequel De l’esprit parvient à unir, dans le traitement du thème des

mœurs, la nature et l’histoire, la morale et la politique.

1. Nature et histoire

Dans son sens le plus général, la nature humaine peut être

qualifiée d’«éternelle, inaltérable», «invariable», parce qu’elle

se réfère à l’ensemble des propriétés «communes à tous les siècles

et à tous les pays», qui appartiennent donc à «tous les hommes en

général» ou, plus simplement, à l’«homme en général»1. Les

différences propres à chaque individu ne sont pas un pur don de la

nature, mais dérivent de l’éducation, conçue comme la totalité des

facteurs sociaux et institutionnels qui concourent à la genèse des

identités personnelles. «Les hommes», en ce sens, «sont semblables

à ces arbres de la même espèce, dont le germe [est] indestructible

1 C.-A. Helvétius, De l’esprit, texte revu par Jacques Mouteaux, Paris, Fayard,1988, pp. 178, 182. Sur l’homme en général, cf. par ex. pp. 104, 179, 450.

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et absolument le même», et il assume «une infinité de formes

différentes» seulement parce que il n’est jamais «semé exactement

dans la même terre, ni précisément exposé aux mêmes vents, au même

soleil, aux mêmes pluies»2. Le rapport entre la nature et

l’histoire est-il concevable sous le signe d’un écart, comme

semble l’impliquer l’opposition entre, d’un côté, l’identité,

l’universalité et l’éternité des dons de la nature et, de l’autre

côté, la diversité, la particularité et la contingence des

produits historiques, ou bien sous le signe d’une continuité entre

le germe et ses fruits ?

La résolution de ce problème suppose d’avoir à l’esprit que le

sens le plus général du concept de nature humaine admet deux

acceptions plus spécifiques. D’après la première acception, la

plus restreinte, cette nature désigne exclusivement ces dons de la

nature qui sont directement liés à l’organisation du corps et à la

sensibilité physique, et qui doivent leur universalité à leur

caractère originaire : les sensations de plaisir et de douleur

liées à la satisfaction et à la frustration des besoins physiques,

mais aussi l’amour et la haine envers ces sensations, le désir et

l’aversion envers leurs causes extérieures. Cette première

acception sépare la nature humaine de l’histoire : d’une part, les

phénomènes naturels comme la faim, le soif, le désir sexuel et

cette paresse qui est inséparable du besoin de repos ; de l’autre,

les inclinations factices qui dépendent de la constitution de la

société. Néanmoins, la seconde acception, plus large, permet

d’attribuer à la nature humaine des propriétés qui sont, ailleurs,

explicitement considérées comme factices. L’amour propre et

l’orgueil ne sont pas des sentiments originaires, mais il sont

2 Helvétius, De l’esprit, cit., p. 233.

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également décrits comme «gravé[s] en nous par la nature» ou

«necessaire[s] et inhérent[s] à la nature humaine», parce que

l’orgueil est une «modification» de l’amour propre dans des

conditions sociales spécifiques, et l’amour propre dérive à sa

fois de l’amour pour le plaisir3. Le germe de l’orgueil est

renfermé dans l’amour propre comme le germe de l’amour propre est

contenu dans la sensibilité physique. On peut affirmer, dès lors,

que les passions factices ne sont pas «purs dons de la nature», et

«ne nous sont donc pas immédiatement données par la nature», parce

que «leur existence […] suppose celle des sociétés»4. Cette

proposition implique bien plutôt qu’elle ne réfute la thèse selon

laquelle les passions factices sont des «dons de la nature», et

elles sont «données par la nature» à travers la médiation de la

société. Les passions factices adoptent une grande variété de

formes en fonction des différentes pressions sociales, mais elles

sont, en elles-mêmes, des constantes psychologiques, qui ne

contredisent pas l’universalité de la nature humaine. Le factice

ne s’oppose pas à l’originaire, mais il continue à être présente

et opérant à l’intérieur de lui comme la source dans le fleuve, ou

la graine dans la fleur.

Dans son acception la plus rétreinte, la nature humaine se

rapporte alors à l’histoire sur le mode d’une exclusion

réciproque, qui ouvre un abîme entre l’éternité, l’universalité et

l’inaltérabilité de l’une et la temporalité, la contingence et les

altérations de l’autre, mais, dans son acception plus large, elle

se révèle jointe à l’histoire par un nœud plus complexe. D’un

côté, la nature n’est pas extérieure à l’histoire : elle est son

principe intérieur, sa source, son fondement, et les formations3 Helvétius, De l’esprit, cit., pp. 45 et 92.4 Helvétius, De l’esprit, cit., pp. 289 et 418.

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historiques sont autant de remodulations, contingentes et

particulières, de sa nécessité et de sa généralité. De l’autre

côté, l’histoire n’est pas extérieure à la nature. En effet,

certaines caractéristiques factices et historiquement déterminées

sont susceptibles d’entrer dans la classe du naturel, parce

qu’elles représentent des déterminations ou des développements des

caractéristiques originaires, et elle sont douées d’une constance

et d’une universalité comparable à celle des propriété

originaires. D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si Helvétius cite

deux fois Pascal, en affirmant que l’habitude peut se fixer dans

une deuxième nature5. Cette complication des rapport entre nature

et histoire nous invite à nous tourner vers la question des mœurs.

Que sont-elles ? Quelle est leur fonction ? Comment s’intègrent-

elles dans la problématique du rapport entre la nature et

l’histoire, c’est-à-dire celle de la naturalisation de l’histoire

et de l’historicisation de la nature ?

Les mœurs constituent essentiellement un facteur de sélection

des plaisirs de sens et des passions qui en dérivent, aptes à

favoriser ou à entraver le «développement des passions ou des

sentiments»6 : elles peuvent fomenter les passions ou les

enchainer ; les canaliser vers des buts favorables ou nuisibles à

l’intérêt public ; les obliger à céder le pas à des passions moins

violentes ou les occulter. Les mœurs peuvent admettre les rapports

homosexuels dans la Grèce antique ou les interdire dans l’Europe

du XVIIIe siècle, mais aussi transformer l’ambition en «désir de

grandeurs» et en «amour de la patrie», récompensant ses succès par

5 Helvétius, De l’esprit, cit., pp. 212 et 504.6 Helvétius, De l’esprit, cit., p. 435.

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l’admiration publique, ou bien la forcer à brûler «ces feux

souterraines allumés dans les entrailles de la terre»7.

L’intervention des mœurs sur les passions qui structurent les

subjectivités individuelles dépend de leur efficacité dans la

détermination des rapports intersubjectifs, des vertus exigées pas

ces rapports, des critères d’évaluation qui reconnaissent et

récompensent ces vertus. On peut penser, par exemple, à la façon

dont la diversité des mœurs encourage ou décourage les rapports

d’amitié. Les mœurs de la chevalerie unissent les chevaliers par

une «communauté de gloire et de danger», et favorisent ainsi une

amitié fondée sur la loyauté et le courage, qui peut être, à juste

titre, vénérée comme une vertu8. Les mœurs actuelles, par contre,

sont moins favorables aux passions fortes, elles font obstacle à

toute communauté d’intérêts en orientant les désirs vers des

richesses qui ne peuvent pas être partagées, de sorte que nous

avons «moins besoin d’amis que de protecteurs», et de toute façon

«ne demandons plus les mêmes qualités à nos amis»9. La valorisation

des qualités demandées par l’amitié n’est, en fait, qu’un cas

particulier de la capacité générale des mœurs à influencer les

jugements de valeur que les hommes portent les uns sur autres,

pour en conditionner la socialisation. Il revient aux mœurs de

déterminer les formes de circulation sociale de l’estime et de

l’admiration qui instiguent la vertu ou le vice en récompensant du

prix symbolique de la reconnaissance les conduites cohérentes avec

l’utilité publique ou celles finalisées par un intérêt seulement

privé10.

7 Helvétius, De l’esprit, cit., pp. 139 et sqq., 324, 435, 454.8 Helvétius, De l’esprit, cit., p. 318.9 Helvétius, De l’esprit, cit., pp. 318-9.10 Cf. Helvétius, De l’esprit, cit., pp. 331 et 353 : des mœurs qui honorentl’argent plus que la vertu produisent des avares, «qui recherchent les richesses

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La question est alors de savoir si la réorientation imprimée par

les mœurs sur la recherche des plaisirs, mais aussi sur les

formations subjectives et intersubjectives, est conçue par

Helvétius dans les termes d’une opposition entre la nature et

l’histoire, d’une conciliation entre ces deux termes, ou encore

d’un rapport plus complexe. A cette fin, on peut se concentrer sur

le problème de la diversité des mœurs et des jugements. Il y a une

infinité de «peuples qui n’ont pas la même idée que nous de cette

[…] corruption des mœurs», dont les lois et les religions

autorisent et consacrent des mœurs qui nous paraissent

corrompues11. Le véritable «usage du monde» «n’est nulle part

étranger et ridicule», et il peut être l’objet d’une appréciation

universelle, parce que il est «toujours fondé sur la raison», et

la raison est «indépendante […] des coutumes» ; au contraire,

«l’usage d’un pays, inconnu à un autre pays, rend toujours

l’observateur de cet usage d’autant plus ridicule, qu’il y est

plus exercé et s’y est rendu plus habile», et pousse les nations à

s’imiter l’une l’autre «dans le mépris réciproque qu’elles ont

pour leurs mœurs»12. Chaque homme regarde «sa société comme

avec le même empressement avec lequel les Romains les fuyoient», et «il n’estpoint de crimes auxquels on ne prodigue des éloges», lorsque «la bassesse estdevenue mœurs».11 Helvétius, De l’esprit, cit., p. 140.12 Helvétius, De l’esprit, cit., pp. 106, 96. On voit ici que la raison, dans sonuniversalité, n’est nulle part étrangère et ridicule, tandis que les coutumes,dans leur particularité, sont étrangères et ridicules dans tous les paysdifférents de celui ou elles sont en usage. Se produit ici un paradoxe. D’uncôté, la raison et son universalité sont effacées par l’adoption de toutecoutume, dans sa particularité idiosyncratique : la raison est sans coutume, etla coutume est sans raison. De l’autre côté, l’homme qui adopte une coutume nepeut pas se passer de voir celui qui ne l’adopte pas comme étranger et ridicule,et c’est alors difficile de comprendre comment la raison et son porte-parolepeuvent-ils ne pas apparaitre étrangers et ridicules aux yeux des hommes soumisà la coutume. Comment la raison peut-elle éviter d’être interprétée comme uneparticularité entre les autres par des personnes qui, en adoptant une coutume,doivent pour cela même renoncer à la raison ?

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l’univers par excellence», il suppose que ses usages doivent

«plaire universellement», même s’ils tendent «déplaire le plus

généralement», et il condamne les coutumes différentes des siennes

comme «bizarres», «ridicules», «cruelles», «odieuses», «folles»,

«barbares»13.

L’approche d’Helvétius face à la diversité des mœurs et des

jugements est double. A un premier niveau, l’auteur définit comme

une «folie», dérivant d’un «intérêt de vanité», la tendance des

nations à «mépriser les mœurs et les usages différentes des

leurs», et à «regarder comme un don de la nature» les vertus qui

fondent ce sens de supériorité. L’interprétation de ces vertus

comme un don de la nature représente le réflex idéologique d’un

intérêt spécifique, le résultat du mécanisme de déformation à

travers lequel la vanité parvient à faire apparaitre une

conséquence des mœurs et de leur efficacité sur l’affectivité

humaine comme un donné naturel, et à occulter ainsi la naturelle

égalité des hommes. Cette critique de l’essentialisation des

propriétés qui distinguent les individus et les nations présuppose

une opposition nette entre la nature et l’histoire, entre

l’identité et l’universalité de l’une et les différences

introduites par l’autre : ce qui parait comme un «pur don de la

nature» constitue en réalité le résultat d’un processus

historique, et il ne peut, en tant que tel, appartenir à la nature de

l’homme. A un deuxième niveau, pourtant, la compatibilité entre la

nature et l’histoire qui semblait avoir été exclue par cette

approche démystificatrice se dévoile implicite dans la référence à

l’intérêt comme cause de la rigoureuse «nécessité» à laquelle sont

soumises la formation, la dissolution et les variations des

13 Helvétius, De l’esprit, cit., pp. 96, 194, 129, 130, 132, 158.

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coutumes des peuples. «Les coutumes, même les plus cruelles et les

plus folles, ont toujours pris leur source dans l’utilité […] du

public». Ce n’est pas «sans motif», mais seulement en tant qu’ils

sont «éclairés par leurs intérêts», que les peuples contractent

certaines coutumes plutôt que d’autres. Dans cette perspective, la

coutume spartiate qui consiste à punir seulement les vols

maladroits cesse d’être bizarre : elle est « très utile » pour

stimuler la vertu du courage. De même, la coutume apparemment

abominable et atroce des peuples qui tuent les individus trop

vieux pour chasser sert en fait à leur épargner «la durée et la

violence des douleurs» et à les soustraire «aux horreurs d’une

mort trop cruelle et trop lente». Nous jugeons ces coutumes

irrationnelles ou immorales seulement dans la mesure où «nous

ignorons les motifs de leur établissement» et, ainsi, nous le

percevons donc comme le fruit d’un hasard14. Pourtant, cette

apparence se renverse dès que nous les comprenons en lien avec

l’intérêt qui les détermine et dans la nécessité dévoilée par ce

lien. L’intérêt, qui peut toujours être réduit à l’amour pour le

plaisir, est le principe naturel dont dépend la multiplicité

bariolée des coutumes, des passions qu’elles stimulent, des vertus

qu’elles promeuvent : la force unitaire et invariablement

identique à soi-même qui opère dans la variété de ses expressions

historiquement déterminées.

La critique de la naturalisation des qualités qui dérivent des

mœurs mobilise l’acception plus restreinte de la nature humaine,

et sa fonction est celle d’exclure le caractère originaire des

inégalités, et de les dévoiler comme le résultat d’un processus

historique. L’explication de la variété des mœurs et du mépris qui14 Il faut remarquer que l’hasard est défini comme un «enchaînement des effets dont nous ignorons les causes».

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accompagne cette variété à partir du principe de l’intérêt, au

contraire, reconduit à l’acception plus large de la nature

humaine. Cet argument mène à la naturalisation de l’histoire et de

ses produits, dont l’illusion idéologique qui pousse les peuples à

s’entre-mépriser en interprétant les vertus valorisées par les

mœurs comme de dons de la natures15. Cette naturalisation de

l’histoire ne contredit pas la polémique précédente contre la

naturalisation des inégalités, et plus généralement des qualités

qui singularisent les sujets individuels et collectifs, parce que

elle ne prétend pas séparer ces qualités du devenir qui les a

générées, en faire quelque chose d’originaire, mais elle essaye de

mettre en lumière la légalité cachée qui préside à leur

production, c’est-à-dire les aspects le plus universaux et

constants des procès historiques. Les coutumes, les formes de

l’affectivité qu’elles contribuent à modeler, les structures

idéologiques qui accompagnent ces formations affectives, ne

constituent pas la négation de la nature humaine, mais ses

expressions, ses développements, les figures diversifiées dans

lesquelles les germes contenus dans la nature de l’homme en

général éclosent et fleurissent. Ce qui émerge, ainsi, c’est une

conception naturaliste de l’histoire : une conception qui vise à

saisir la légalité universelle et invariante sous-jacente aux

mutations du monde humain, et qui donne à l’intérêt le même rôle

que celui que la physique assigne aux lois du mouvement dans la

reconstruction du monde des corps. 15 L’illusione che spinge i popoli elevare «au rang des dons de la nature» levirtù promosse dai costumi e il disprezzo che essi nutrono l’uno verso i costumidell’altro possono essere a loro volta naturalizzati, perché rappresentano deglistrumenti attraverso i quali l’interesse contribuisce a consolidare i costumi incui si esprime, e dunque qualcosa di naturale nella seconda e più ampiaaccezione del termine, derivante da un seme naturale e comune proprio per questoa tutti i popoli.

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Pour passer maintenant de la problématique du rapport entre

nature et histoire à celle du rapport entre morale et politique,

il faut examiner l’un des risques implicites de la pensée

d’Helvétius. Les coutumes de tous les peuples manifestent une

rationalité cachée, parce que les coutumes ont pour leur

«fondement» l’utilité publique et cette utilité représente, plus

précisément, le «motif» qui détermine leur adoption. Poussés par

leurs coutumes, les peuples ont toujours compris la vertu comme le

désir du bonheur public, et ils ont rationnellement encouragé, en

la payant de leur estime, la rationalité de cette vertu. L’utilité

publique représente le principe de la vraie morale et, comme on

l’a vu, il n’y a pas de coutume qui ne soit fondée sur ce principe

moral. Les peuples semblent être, dans cette optique, comme des

sujets collectifs, qui agissent de façon intentionnelle et en vue

de fins par elles-mêmes rationnelles. Helvétius paraît ainsi

glisser vers une conception strictement métaphysique et

téléologique de l’histoire, réduisant la totalité des mutations et

des révolutions qui se déploient dans son espace à autant

d’expressions de l’intérêt général et de la moralité qui, par le

biais des coutumes, disposent les individus à la poursuite de cet

intérêt. D’un côté, «c’est dans le plus grand nombre que réside

essentiellement la force, et dans la pratique des actions utiles

au plus grand nombre que consiste la justice». De l’autre côté,

les coutumes prédisposent toujours les masses à la mise en

pratique de cette justice. Non seulement il faudrait en conclure

que «la justice est, par sa nature, toujours armée du pouvoir

nécessaire pour réprimer le vice et nécessiter les hommes à la

vertu», mais qu’elle est, en outre, toujours réalisée, comme si

l’histoire n’était rien d’autre que le théâtre de cette constante,

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démocratique réalisation de la justice, et comme si cette

réalisation n’avait aucun besoin de l’intervention des

institutions pour orienter les conduites des individus, parce

qu’elle trouverait sa raison suffisante dans les coutumes et dans

l’intérêt qui les anime. La réduction des coutumes à l’expression

linéaire de l’intérêt général convertit l’historicisation de la

morale en moralisation de l’histoire, et risque de rendre toute

politique impensable. Dès lors : qu’est-ce qui complique cette

ontologie sociale, apparemment plate, et interdit cette fâcheuse

conversion ?

II. Morale et politique

De l’esprit semble traversé par une certaine tension entre une

conception descriptive de la morale, implicite dans l’idée que

l’univers moral doit être compris à partir de régularités

analogues à celles qui structurent l’univers physique, et une

conception normative, implicite dans la référence au «chef

d’œuvre» que la morale doit se proposer, c’est-à-dire une

convergence des intérêts particuliers et de l’intérêt générale par

laquelle «tous les hommes seraient nécessités à la vertu». Cette

ambivalence n’est pas sans rapport avec la question des mœurs. La

conception descriptive de la morale interprète les mœurs comme le

résultat d’une causalité analogue à celle de la nature, et elle

identifie l’objectif que la morale doit se proposer avec la

compréhension de cette causalité. Selon cette première conception,

les mœurs représentent la conséquence involontaire de mutations

sociales ou culturelles, telles que la diffusion du luxe, le

progrès des sciences, le succès de la «secte de Carnéade»16. La16 Quelle che gli stessi fattori che in certi passaggi compaiono come le cause della mutazione dei costumi ricompaiono in altri passaggi come degli effetti o

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causalité qui régit ces procès est analogue à la causalité

naturelle parce que les mœurs et leurs transformations

représentent les effets collatéraux d’une causalité complexe et

irréfléchie, d’un ’«enchainement inconnu» qui se présente d’abord

sous la forme d’un «hasard», et qui échappe à la prévision et au

contrôle de l’homme. Les mœurs constituent l’objet d’une «science

de la morale» dans le même sens où les «lois d’un pays»

constituent l’objet de la «science de la législation», c’est-à-

dire dans le sens où ils constituent l’objet d’une science

positive, qui se résout dans la contemplation du «spectacle des

mœurs» et dans la comparaison de leurs «différences»17: dans la

connaissance comparative de la multiplicité des morales incarnées

dans la diversité des mœurs, dans l’explication axiologiquement

neutre des critères d’évaluation factuellement adoptés, dans la

reconstruction des processus de production et de décomposition des

systèmes normatifs historiquement constitués.

La conception normative de la morale, en revanche, interprète

les mœurs comme quelque chose qu’une communauté doit consciemment

accueillir ou rejeter selon leur correspondance avec la finalité

morale de l’intérêt général. En se référant aux «maximes simples,

vraies, et à la portée de tous les esprits», qui dans leur

dérivation du principe de l’intérêt général et dans leur connexion

réciproque définissent un véritable «catéchisme de probité»,

Helvétius énonce un canon permettant de concevoir la vertu comme

«invariable dans l’objet qu’elle se propose» et variable «dans les

moyens propres à remplir cet objet», et d’évaluer les mœurs en tant

que moyens plus ou moins convenables afin de favoriser la

dei correlati di queste mutazioni.17 Allo stesso modo, i progressi della storia nella comprensione dei costumi «sont à la fois effet et cause des progrès de la morale».

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«conformité […] de l’intérêt des particuliers avec l’intérêt

général», et, avec cette conformité, «le bonheur […] public».

Cette conception normative de la morale ne peut pas comprendre les

mœurs comme les moyens plus ou moins aptes à promouvoir la vertu

sans les interpréter comme l’effet d’une causalité différente de

celle naturelle, comme le produit d’une intentionnalité collective

et d’une subjectivité capable d’orienter consciemment le cours des

événements. Cette oscillation entre un caractère descriptif et un

caractère normatif de la morale, et entre une conception des mœurs

comme produits d’une causalité naturelle et une conception de ces

mêmes mœurs comme les produits d’une causalité intentionnelle, se

reflète dans une double conception du rapport entre morale et

politique.

La première configuration de ce rapport reconnaît une certaine

autonomie aux mœurs et aux morales historiquement déterminés, et

une relative indépendance de la sphère sociale réglée par ces

mœurs et ces morales par rapport à la sphère juridique gouvernée

par les institutions. Le fondateur de l’empire Inca s’annonce aux

Péruviens comme l’enfant du Soleil et il les persuade ainsi que

ses lois lui ont été dictées par son père. Ce mensonge, qui est

défini comme utile et vertueux dans la mesure où il garantit à une

bonne législation une sacralité qui est inséparable du respect et

de l’obéissance, est en même temps critiqué dans la mesure où la

fétichisation de la loi risque de rendre toute réforme

impraticable, et elle ne tient pas compte du fait que «l’intérêt

des Etats est […] sujet à mille révolutions», «les mêmes lois et

les mêmes coutumes deviennent successivement utiles et nuisibles

au même peuple», et elles doivent pouvoir «être tour à tour

adoptées et rejetées». Puisque ce qu’on accepte ou refuse est par

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lui-même indépendant de l’acceptation et du refus, Helvétius

reconnaît aux coutumes une certaine autonomie, une certaine

capacité à s’opposer aux manipulations arbitraires que la

politique prétend leur infliger. Cette résistance est confirmée

par les passages qui transfèrent sur les coutumes la même

fétichisation religieuse que le mensonge de l’empereur Inca a

garantie aux lois. En ces passages, Helvétius parle par ex. de

coutumes «auxquelles la superstition attache le nom de sacrées» :

coutumes «qui, peut-être utiles de leur établissement, sont

devenues depuis si funestes à l’univers», et qui, «consacrées par

leur antiquité ou par la superstition, ont, par la négligence ou

la faiblesse des gouvernements, subsisté longtemps après que les

causes de leur établissement avaient disparu». Leur autonomie

confère aux coutumes une force face à laquelle les institutions

peuvent se retrouver dans une position de «faiblesse». Les «usages

anciens» qui sont l’objet d’une «stupide vénération» sont sans

doute les mêmes que les souverains doivent affaiblir ou reformer

pour «assurer le repos des peuples» et «la durée des empires», de

telle sorte qu’ils pourraient «purger la terre de la plupart des

maux qui la désolent». Pour cette raison », ces usages sont aussi

ceux qui peuvent soustraire les peuples à leur repos, et remettre

en question la durée des empires. La violence qu’ils sont aptes à

déclencher les pourvoit d’une autorité en mesure de défier celle

du législateur : capables d’«allumer des guerres longues et

cruelles» et d’occasionner «de ces séditions qui […] ne peuvent

réellement être prévues et calmées que par des hommes d’un

caractère ferme et d’un esprit vaste», les coutumes nuisibles

«subsistent […] par la crainte où l’on est de ne pouvoir les

Page 16: Helvetius et les moeurs: nature et histoire, morale et politique

abolir sans soulever les peuples toujours accoutumés à prendre la

pratique de certaines actions pour la vertu même».

D’ailleurs, l’autonomie des mœurs c’est ce qui permet non

seulement à leur corruption de déterminer la chute des empires,

mais aussi à leur intégrité de constituer la base morale des

institutions et de leur solidité. A ce propos, il suffit de

rappeler deux passages. D’après le premier, «les fondements de ces

états ne sont plus assurés que dans ces moments» dans lesquels

«les mœurs […] ne sont pas […] corrompues» et «l’intérêt

particulier n’est point entièrement détaché de l’intérêt public» :

la surface de l’Etat peut alors être agitée par la tempête, mais

le fond reste tranquille. D’après le deuxième passage, un facteur

social comme le luxe, avec l’inégalité qu’il comporte, est non

seulement en mesure de corrompre les mœurs des citoyens, mais

aussi d’engendrer cette «opposition […] entre leurs intérêts,

leurs mœurs et leurs lois», dans laquelle un empire au sommet de

sa grandeur peut trouver la raison suffisante de son déclin. Les

mœurs, avec le rythme naturel de leur évolution, déterminent le

sort des institutions incapables de les contrôler, et cette

naturalité entraine une conception de l’histoire comme un procès

d’abord social, auquel la politique doit en quelque mesure

s’adapter : les institutions d’un peuple, son histoire politique,

sont enracinées dans les coutumes qui en définissent l’identité

morale et en orientent l’histoire sociale.

La deuxième configuration du rapport entre morale et politique

semble concevoir les mœurs comme des instruments produits, évalués

et employés par l’Etat, et priver la sphère sociale réglée par les

coutumes de toute autonomie face à la sphère juridique réglée par

les institutions. «Échauffé de la passion de la vertu» et désireux

Page 17: Helvetius et les moeurs: nature et histoire, morale et politique

de transformer Sparte en une république d’héros, Lycurgue ne

procède pas à travers des changements graduels et insensibles,

parce qu’il sent que ses harangues peuvent inspirer aux

concitoyens le même respect par lequel il est lui-même inspiré,

qu’elles peuvent montrer la voie à une mutation consensuelle de

l’architecture constitutionnelle, et qu’elles peuvent imprimer aux

mœurs une révolution qui selon les chemins ordinaires de la

prudence aurait demandé un temps beaucoup plus longue. La figure

de Lycurgue acquiert son valeur emblématique dans l’opposition à

celle du moraliste. Différemment du législateur spartiate, le

moraliste ne comprend pas que «la masse d’une nation n’est jamais

remuée que par la force des lois», les mœurs des différents

nations constituent les «dépendances nécessaires de la différente

forme de leur gouvernement», les «conséquences» dont les lois

représentent les «principes», et la «reforme des mœurs » ne peut

pas passer à travers les déclamations contre les vices, ma

seulement par la «reforme des lois». Le point compris par Lycurgue

et perdu de vue par le moraliste est que «la science de la morale

n’est autre chose que la science même de la législation» : toute

morale est vaine, se réduit à une «science frivole» et inutile à

la vertu et au bonheur des hommes, «si l’on ne la confond pas avec

la politique et la législation», si elle ne s’arme pas

d’institutions aptes à promouvoir des mœurs adéquates à sa

finalité. «Ces principes une fois reçus», s’exclame Helvétius,

«avec quelle facilité le legislateur» éclairé par la connaissance

qu’il doit avoir de l’intérêt publique «supprimerait-il les abus,

réformerait-il les coutumes barbares» ! Cette deuxième

configuration conçoit l’unité de morale et politique comme le

résultat d’un processus complexe. C’est sans doute la morale qui

Page 18: Helvetius et les moeurs: nature et histoire, morale et politique

assigne à la politique ses fins, mais la morale reste totalement

impuissante en absence de la médiation d’une politique capable de

l’incarner dans les mœurs, de la production de lois et

institutions aptes à encourager des mœurs conformes à ses fins.

Différemment de la première, cette deuxième configuration du

rapport entre la morale et la politique conçoit l’histoire sociale

comme un réflexe de l’histoire institutionnelle, parce qu’en

réduisant les mœurs à une espèce d’argile modelée par la puissance

démiurgique du législateur elle réduit en même temps la sphère

sociale réglée par les mœurs au système de relations apparemment

spontanées dans lequel la coercition du droit se sédimente en une

sorte de deuxième nature, et la nation à une masse inerte, capable

de trouver le principe de son mouvement seulement hors d’elle-

même, dans le moteur de la politique.

Le discours d’Helvétius semble ainsi nous laisser face à un

dilemme, en nous invitant à choisir entre une acception

descriptive et une conception normative de la morale ; entre une

conception de la genèse et de la dissolution des mœurs qui les

fait dépendre d’une causalité naturelle et une conception qui les

fait dépendre d’une causalité intentionnelle ; entre une

configuration du rapport entre la morale et la politique dans

laquelle l’intégrité ou la corruption des mœurs représente le

présupposé morale de la solidité ou de la fragilité des

institutions et une configuration dans laquelle c’est au contraire

la politique qui doit établir des mœurs utiles à la véritable

morale. A mon avis, pourtant, cet ou bien-ou bien est seulement

apparent, et il se résout dès qu’on comprend que le primat reconnu

par Helvétius à la politique présuppose, et ne nie pas, une

relative autonomie des mœurs et des logiques sociales.

Page 19: Helvetius et les moeurs: nature et histoire, morale et politique

La relative autonomie des mœurs doit sans doute être préservée,

ainsi que leur dépendance d’une causalité différente de la

causalité institutionnelle. Les coutumes nuisibles, celles qui

peuvent «soulever les peuples» et mettre en danger la «durée des

empires», sont des coutumes «consacrées par […] la superstition»

et objet d’une «stupide vénération». Ces coutumes sont celles

surveillées par un clergé qui, originairement institué par le

législateur afin de protéger la sacralité des lois, parvient

ensuite à former une «société particulière», à soumettre les

esprit en les retenant dans l’ignorance, à exercer grâce à cette

crédulité un pouvoir en mesure de terroriser même les souverains

et de soumettre le corps politique entier à ses intérêts

particuliers. Les coutumes qui s’opposent au pouvoir étatique son

gardées en vie par une violence hétérogène par rapport à celle

dont la souveraineté est censée détenir le monopole, par

l’hégémonie d’un intérêt particulier qui réussit à se faire passer

pour général. La conception de l’histoire délinée en De l’esprit ne se

laisse pas réduire à une conception métaphysique et téléologique,

qui rendrait superflue toute politique : c’est vrai que les

peuples adoptent toujours certaines coutumes plutôt que d’autres

sur la base de ce que leur paraît leur intérêt, mais cette apparence

est socialement, politiquement déterminée par des rapports de

pouvoir.

Ce lien entre les coutumes d’une nation et le pouvoir d’un

certain groupe social confirme la nécessité d’entendre la «science

de la morale» d’abord comme une science descriptive, science de la

causalité complexe et irréfléchie qui sous la pression des

intérêts et de leurs conflit règle la production et la dissolution

des morales incarnées par les coutumes. Cette causalité, qui peut

Page 20: Helvetius et les moeurs: nature et histoire, morale et politique

être dite « politique » dans le sens non XVIIIèmiste dans lequel

nous pensons comme politique tout conflit entre groups sociaux et

entre les intérêts et les visions du monde dont ils sont porteurs,

représente une causalité naturelle, relativement indépendante des

intentions des acteurs et de l’intervention des institutions. La

production, la conservation et la transformations des mœurs

constitue le résultat des automatismes aveugles qui déterminent

l’intérêt qui chaque fois doit apparaître comme général, les

formations idéologiques visant à confirmer cette apparence, les

actions qui en raison de leur conformité a cet intérêt et à cette

idéologie peuvent être jugées vertueuses et recevoir la récompense

de l’estime publique, les subjectivités et les liens sociaux que

cette économie de l’estime contribue à structurer et réguler, les

institutions appelées à consolider cette trame.

Toutefois, cette autonomie des mœurs n’exclut pas la capacité de

la politique de donner sens à l’acception normative de la morale

et corps à une causalité intentionnelle, voire de créer des

institutions aptes à reformer ou révolutionner les mœurs,

favoriser le développement de nouvelles modes de vie, produire les

fondements affectifs, pratiques et cognitifs de nouvelles formes

de civilisation. «L’objet que se proposent la politique et la

législation est la grandeur et la félicité temporelle des peuples»

n’est pas distinguable de la finalité morale. «Le chef d’œuvre qui

doit se proposer la morale», c’est-à-dire cette rencontre entre les

intérêts particuliers et l’intérêt général par lequel les hommes

sont «nécessités à la vertu», est en même temps un chef d’œuvre

politique, parce que il est le même qui «change les hommes en

citoyens» et produit les bases morales des institutions et le

cadre institutionnel de la moralité. Pourtant, la politique ne

Page 21: Helvetius et les moeurs: nature et histoire, morale et politique

peut accomplir sa mission morale qu’en intervenant dans les

mécanismes de production et de transformation des mœurs : non pas

en prétendant en suspendre le cours au nom d’un abstrait devoir-

être, mais en les comprenant dans leurs nécessité et en

réussissant grâce à cette compréhension à les courber selon la

temporalité continue de la reforme ou celle discontinue de la

révolution, mais en tout cas sans recours à une violence qui ne

peut que susciter des résistances. La «science de la morale», en

tant que science normative qui ne se distingue pas de la «science

de la législation», entendue désormais comme science des

instruments juridiques adéquates à la promotion de la vertu,

présuppose la morale comme science descriptive, connaissance de la

causalité complexe dans laquelle la politique est appelée à

intervenir. « Des voyages faits chez les nations voisines et dans

lesquels ils compareraient les différences dans […] les mœurs des

peuples, seroient peut-être plus propres à former des hommes

d’état, que leur éducation actuelle», et cela parce que seulement

leur compréhension permet aux «grands politiques» ou aux simples

«hommes en place» de convertir les procès automatiques de

formation des coutumes en procès consciemment orientés vers une

moralité diffusée et le bonheur publique, et de transformer

l’histoire comme conflit et domination dans l’histoire comme

coopération vers une finalité partagée.

Cette compénétration de vérité et politique trouve une

confirmation, a contrario, dans la figure du despotisme. Des «mœurs

corrompues» représentent l’expression et le support de tous les

pouvoirs despotiques, tyranniques ou arbitraires : où que

«l’intérêt du plus puissant» se distingue et s’oppose à l’«intérêt

publique», «on n’a nul intérêt d’estimer les grands hommes», ni

Page 22: Helvetius et les moeurs: nature et histoire, morale et politique

donc «à le devenir», parce que la loi «met […] à la chaine la

justice et la vertu», et les coutumes, conséquemment, «y attachent

[…] la rouille du ridicule». «Le sceptre» dont ces pouvoirs «se

servent pour commander aux peuples abrutis» n’a « pour fondement

que l’ignorance» et «l’imbecillité» des dominés : c’est seulement

le silence qui leur est imposé, et l’occultation de leurs

«véritables intérêts» et de «tous leurs droits» liée à ce silence,

qui retient les membres d’une nation dans la «léthargie» demandée

par le despotisme, les pousse à endurer «les plus cruelles

opérations», empeche que leurs forces soient réunies et «armées

contre l’injustice». Une politique de la vérité est une politique

qui, en démasquant les «protecteurs de l’ignorance» et «de la

stupidité» comme «les plus cruels ennemis de l’humanité», et

encourageant le progrès de la science morale, ne peut pas ne pas

rencontrer dans l’adhésion de la nation et dans la «réunion de ses

forces» la capacité de poser elle-même ses présupposés : de poser

cette combinaison de bonnes institutions et de bonnes mœurs grâce

à laquelle l’intérêt général et la vertu peuvent s’affirmer non

seulement contre, mais aussi à travers, les intérêts particuliers,

les passions et leurs conflits18. Le social est politique,

structuré autour des conflits et de leur refoulement, et c’est

cette politicité du social qui exige l’intervention de l’Etat,

18 «Si l’intérêt particulier n’est point entièrement détaché de l’intérêtpublic ; si les mœurs d’un peuple, tel que les Romains, ne sont pas aussicorrompues qu’elles l’étaient du temps des Marius et des Sylla ; l’esprit defaction, qui force les citoyens à s’observer et à se contenir réciproquement,est l’esprit conservateur de ces empires. Ils ne se soutiennent que par lecontrepoids des intérêts opposés. Jamais les fondements de ces états ne sontplus assurés que dans ces moments de fermentation extérieure où ils paraissentprêts à s’écrouler. Ainsi, le fond des mers est calme et tranquille, lors mêmeque les aquilons, déchaînés sur leur surface, semblent les bouleverser jusquesdans leurs abîmes.»

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c’est-à-dire d’un acteur capable de bouleverser les rapports de

force préconstitués.