Han Han Li (2020)
Han Han Li (2020)
Han Han Li (2020)
One Day in the Life of Noah Piugattuk
La rencontre avec l’œuvre
Durant la Biennale de Venise 2019, dans le Pavillon Canada nouvellement rénové, les visiteurs
sont confrontés à quatre grands écrans, sur lesquels est projeté simultanément un film en trois
versions sous-titrées (Anglais, Français, Italien). Il s’agit de One day in the life of Noah
Piugattuk, une vidéo signée Zacharias Kunuk, produit par Isuma TV. Le Biennale, « L’Olympics
de High Art», réunit les œuvres les plus remarquables de l’année issues de plus de 90 pays.
Le défi des visiteurs : un billet de 25 euros donne l’accès d’un seul jour – il faut faire le circuit
marathonien et y voir les meilleurs d’Art. Ce temps de visite limité exige un déplacement hâtif
et ponctué dans l’espace d’exposition. Résultat : on retire en moyen un temps de visionnement
de 3 à 5 minutes, pour One day in the life of Noah Piugattuk, un projet de 115 minutes. Voilà
une rencontre bien furtive entre un récit de l’arctique canadien et des gens de la grande foire
vénitienne (les amateurs d’art, les touristes, les artistes et les commissaires professionnels,
etc.).
Conçu pour la Biennale (le contexte des galeries, ce qu’on nomme « White box »), cette œuvre
vidéo déploie sa pleine force dans un environnent qui correspond mieux à sa vocation narrative
– les salles de cinéma (une immersion « Black box »). Effectivement, il a été présenté à TIFF
(décrochant des critiques positifs) ; et il a fait l’ouverture de festival ImagineNATIVE 2019. J’ai
eu la chance d’assister à une présentation spéciale, en présence de Norman Cohn (DP du
film, cofondateur d’Isuma TV), lors du Festival du nouveau cinéma.
Han Han Li (2020)
Le récit vidéo
L’histoire se déroule en 1961, à Kapuivik, au nord de de l’île de Baffin. Sur la banquise
printanière, sous un soleil éblouissant, une famille inuite débute la journée tranquillement dans
leur maison en tourbe. Après un thé matinal en silence, le chef Noah Piugattuk (l’aîné du
campement) rassemble une équipe de trois traîneaux à chien. On part à la chasse. Les
chasseurs s’arrêtent à un iceberg pour une pause. On sort la théière et on partage des
morceaux de poissons gelés. Il fait beau. Pour les 30 premières minutes, la vidéo dégage un
esthétisme typique des films ethnographiques classiques – style observateur, prise de vue
faisant ressortir tous les détails de la vie matérielle inuite traditionnelle, film-séquence en temps
réel. Cette sérénité est interrompue par l’arrivé d’un quatrième traineau : un agent du
gouvernement canadien et son traducteur inuit interceptent l’équipe de Noah. Le momentum
du film enclenché, les spectateurs deviennent témoins d’une rencontre entre deux mondes :
celui des nomades de l’arctique, et celui d’une société sédentaire du sud. La clé de cette
rencontre : l’agent des affaires indiennes, « Boss », doit convaincre Noah de déménager sa
bande au village. Ce faisant, les Inuits pourraient « récupérer une pension, avoir une maison
en bois et chauffée, bénéficier d’un service à l’infirmier, et mettre ses enfants à l’école ».
Le corps principal du film consiste en cette rencontre (ou pour citer Noah, « la réunion ») en
87 minutes. La phase initiale est plutôt joyeuse. On partage des nourritures (cadeaux
inattendus de Boss) : sucre, biscuit, confitures ; on partage du thé, du poisson, du caribou –
un véritable pique-nique sur glace. L’atmosphère change quand Boss révèle son intention. Les
échanges entre Noah (et les autres chasseurs aînés qui y jouent un rôle secondaire) et Boss,
en passant par la médiation du traducteur inuit Evaluarjuk, résultent en un long processus de
traduction tendu à trois directions, rempli de mécompréhension, d’erreurs de traductions,
d’aberration des messages et du jugement, et de blagues en Inuktitut non traduites. Au fur et
à mesure que la «réunion» s’allonge, le temps se refroidit, le vent se lève, le givre apparaît sur
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la capuche et le visage des protagonistes. Le récit conclut en une impasse irrésolue – Noah
ne donne pas une réponse à Boss ; la journée de chasse s’avère perdue. Les traîneaux à
chien partent en différentes directions, on rentre à la maison. De retour dans sa maison en
tourbe, Noah et sa femme boivent du thé (bouclant la scène d’ouverture, mais du thé avec du
sucre cette fois-ci). Tout baigne silencieusement dans la douce lueur du qulliq et le tictac
incessant d’une horloge mécanique. La phase finale d’un temps historique. À la toute fin du
film, il y a une séquence d’archive – le vrai Noah Piugattuk, filmé en 1992 (4 ans avant sa
mort), enregistre un chant traditionnel ajaja Isumallarlirama, « je pense à la mer glacée ».
Isuma et la voix du réalisateur
Isuma, ou « (je) pense(r) » en Inuktitut, est le premier établissement d’art vidéo entièrement
géré par et pour les communautés autochtones. Fondé en 1985 à Igloolik par Zacharias Kunuk,
le premier artiste autochtone à recevoir une subvention de Conseil des Arts du Canada, et ses
collaborateurs Norman Cohn et Paul Apak, Isuma a depuis créé et produit une quantité
phénoménale d’œuvres de fiction et non-fiction, portant sur la réalité et les enjeux culturels,
sociopolitiques et économiques des peuples autochtones contemporains. Au cours des
décennies suivantes, Isuma a également fondé le premier centre d’art média inuit, le premier
collectif de réalisation des femmes, un cirque inuit et un média pour la jeunesse inuite. En
2008, Isuma TV s’étend au niveau international pour devenir un réseau de vidéo autochtone
global. Cette initiative est une manifestation vivante de la revendication radicale de
l’autodétermination autochtone à travers l’art et média. Ce nouvel élan fait écho avec les autres
initiatives des médias autochtones au Canada – on peut notamment citer, parmi autres,
Wapikoni, ImagineNATIVE, et Our World. Comment présenter et préserver son authenticité
avec les outils média audiovisuels ? Comment se représenter face aux autres ? Comment
donner une voix à des communautés rendues muettes par des siècles d’injustices coloniales
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? Comment la conscience autochtone peut naviguer des impasses historiques et actuelles ?
Comment faire valoir et régénérer des traditions locales condamnées à disparaître comme des
espèces en voie d’extinction ? Ce sont quelques thématiques qu’on peut dégager de
l’ensemble des créations d’Isuma.
Zacharias Kunuk est reconnu mondialement pour son film Atanaarjuat : The Fast Runner, qui
a remporté le prix Caméra d’Or à Cannes en 2001, et qui est depuis considéré comme l’un des
meilleurs films canadiens. Il a par la suite réalisé deux autres longs métrages fiction, The
Journal of Knud Rasmussen (2006), et Maliglutit (2016). Presque tous ses œuvres véhiculent
un langage cinématographique spécifique : une juxtaposition des drames, des mythes, des
croyances, de l’histoire orale, du mode de vie inuit traditionnel (un retour au passé avec une
précision ethnographique), des plaisirs viscéraux de la vie dans un paysage d’une grande
beauté et même d’une grande sévérité.
Militant pour l’affirmation identitaire inuite, Kunuk est un artiste engagé. Dans ses démarches
artistiques, son point de départ s’enracine profondément du côté des peuples
colonisés/opprimés. C’est une lutte pour la survie contre l’assimilation et l’extermination. En
2010, Kunuk a codirigé le projet inuit Knowledge and Climate Change avec le School of
Envrionmental Studies de l’University of Victoria. L’un des films du projet est présenté à l’ONU
pour COP15. En 2018, il réalise Kivitoo : What They Thought of Us, un projet documentaire et
une remise en question de l’évacuation forcée des communautés inuites dans les années 50s.
Dans One day in the life of Noah Piugattuk, Kunuk reprend ses thèmes et son vocabulaire
cinématique, mais cette fois-ci en y injectant une dose de comédie « interculturelle ». Le
dialogue décomposé en trois temps/registres (Inuit, traduction, Anglais) et ses nombreux
glitchs accentuent le contraste entre la vision du monde inuit et celle proposée par le
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gouvernement canadien (un raisonnement incompréhensible et insensible du point de vue
pragmatique inuit).
Cette situation d’incohérence présage une lourde conséquence historique à l’horizon. Derrière
le décalage entre le vieux chasseur inuit et l’agent des affaires indiennes, c’est le début d’une
rupture fondamentale avec une vieille civilisation, ainsi que l’avènement d’un nouveau monde
inuit sous la tutelle d’un État colonial. Dans l’espace d’une seule rencontre (dans une seule
journée de la vie d’un petit groupe de chasseurs), Kunuk a réussi à condenser de multiples
dimensions historiques et émotionnelles d’une expérience particulière de la relation
autochtone-colon. Les critiques qualifient cette œuvre comme « one of his finest works »
(Johnson 2019). Dans les communautés, la projection du film fait rire et couler des larmes en
même temps, provoquant le mémoire vif d’une tragédie commune qui semble déjà lointaine.
« Lost in translation »
Dans son analyse d’entendement intersubjectif, Alfred Schutz décrit le système de signes (ou
le langage) comme un schème d’expériences en deux sens: un schème expressif et un
schème interprétatif (et ce dernier prend forme particulière en relation avec les expériences
vécues du sujet). Pour qu’une compréhension claire du système de signes soit possible, les
composantes expressives et interprétatives doivent être simultanément accessibles et actives
(Schutz 1967, 122-123). À travers l’acte d’entendement, le contexte significatif initial subit
également une transformation – il devient une partie des expériences actives et vécues du
sujet. Dans la longue conversation entre Noah Piugattuk et Boss (en passant par le traducteur
Evaluarjuk), on observe deux systèmes de signes indépendants et incompatibles, qui ne sont
reliés que rarement dans le sens expressif, et presque jamais dans le sens interprétatif.
Dans le sens interprétatif et expérientiel, entre l’aîné inuit et l’agent du gouvernement, il n’y a
ni vision partagée, ni expérience commune. L’arctique est la terre natale, le milieu de vie, le
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chez-soi naturel pour l’Inuit, mais un monde glacial et totalement hostile pour l’homme blanc.
En revanche, le confort moderne du sud (ou d’une maison en bois chauffée au village) n’est
qu’une prison de mort pour les vieux nomades du nord. La définition de « vivre » divise les
deux hommes, et ils ne peuvent arriver sur un terrain commun. Tôt durant leur échange, Boss
interroge Noah d’un ton rhétorique : « Qu’est-ce qu’il y a ici ? Je ne comprends pas. » La
réponse de Noah : « C’est utile, nous vivons ici, et nous sommes toujours en vie. » Plus tard,
cette notion de vivre chez soi réapparaît – Noah pose la question cette fois-ci, et demande à
son ami inuit de le traduire à Boss : « Il veut que je déménage dans le village, chez lui.
Demande-lui, est-ce qu’il va venir habiter ici ? » Clairement, sans expérience vécue commune,
il est difficile de comprendre ce qu’est « vivre », encore moins les valeurs et les émotions qu’on
attache à un mode de vie particulier.
Au niveau du schème expressif, il y a une faussée encore plus difficile à franchir entre Inuktitut
et Anglais. Entre Noah et Boss, la langue n’est pas un pont menant vers une entente. C’est
une barrière quasiment infranchissable. À un moment donné, alors que Boss demande à
Evaluarjuk de traduire un de ses propos, le traducteur inuit laisse échapper sa frustration : «
Inuktitut n’a pas de mot pour dire ça ! ». Cette distance entre les deux langues est même
renforcée par l’intermédiaire d’Evaluarjuk. La moitié de drames conversationnels est jouée par
Evaluarjuk, suivant ce cycle :
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Remarquons que la traduction d’Evaluarjuk est en tout temps une transmission partielle du
message initial (que ce soit celui de Boss ou de Noah). En plus, il y a de nombreux cas de
mauvaise traduction, de distorsion du message, et de traduction délibérément sélective. Par
exemple :
Boss: OK. Let’s go over it again. You have to live in the settlement to collect your Family Allowance. Evaluarjuk (à Noah): He will give you money.
Boss : Your children have to go to school. Evaluarjuk (à Noah): Children have to be left behind to learn the government ways.
Boss : We’ll give you a good wooden house with warm stove Evaluarjuk (à Noah): You get one of those wood shacks.
Dans des cas extrêmes, il y a une omission totale du contenu. Lorsque Noah fait une remarque
ironique sur l’hypocrisie et l’absurdité des comportements des Blancs, la traduction
qu’Evaluarjuk donne à Boss est un simple « Merci. »
En tant que spectateurs, le sous-titrage du film nous met en une position plus avantageuse
que Boss (zéro connaissance d’Inuktitut, constamment tourné vers son traducteur avec la
question « What did he say ? »). Cet avantage communicatif n’est pourtant que partiel, puisqu’il
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y a de nombreuses phrases inuktitutes dans le film qui ne sont pas captées en sous-titres ;
d’autant plus que les sous-titres (Anglais ou Français) ne sont pas en mesure de refléter
fidèlement le contexte linguistique d’Inuktitut – on perd toute la richesse d’une langue
eskaléoute, ses nuances, ses accents, ses figures et styles, ses références, ainsi de suite.
Pour ceux qui ne parlent pas Inuktitut (Boss et les spectateurs du film), on ne peut songer qu’à
la quantité de messages perdus dans ce processus de traduction. Or cette tactique délibérée
de « remédiation partielle » est un élément central dans les œuvres d’Isuma. Kunuk utilise
stratégiquement cet écart linguistique dans la construction narrative, dramatisant les difficultés
et les complications (jusqu’à l’impossibilité) de transposer Anglais dans Inuktitut et vice-versa.
Ce faisant, le but n’est pas de renforcer une barrière raciale entre Inuit et non-Inuit, mais de
faire vivre et sentir la différence fondamentale entre deux mondes, de déconstruire
l’universalisme tout englobant de la modernité, et d’inciter une réflexion/introspection ethnique.
Peu avant l’arrivée de Boss dans l’univers narratif, Ammaq, un des chasseurs aînés avec
Noah, jette un propos un peu blagueur qui prédit que dans peu de temps, tous les Inuits
parleront entre eux en Anglais. Parler Inuktitut révèle d’une conscience politique.
Un rapprochement
Dans cette division entre deux mondes, nous sommes incités à sympathiser et s’aligner avec
Noah et le monde inuit qu’il incarne. Tout au long du film, les close-up intenses et soutenus
sur le visage de Kotierk (l’aîné jouant le rôle de Noah Piugattuk, qui est en fait le neveu de vrai
Noah Piugattuk) tissent imperceptiblement un lien affectif unissant les spectateurs et le
personnage principal. Dans de tels moments, le visage de Noah nous parle sans parole. Les
signes émotifs sur son visage, amplifiés par les moyens cinématographiques, dépassent les
mots et les phrases. Le traitement visuel pousse les spectateurs à adopter le point de vue de
Noah et de partager ses sentiments. Certes, les langages corporels ne sont pas universels –
on ne peut pas s’attendre que Noah exprime ses émotions subtiles exactement de la même
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manière qu’un autre individu (Boss, par exemple, ou un des spectateurs dans la salle de
projection). Pourtant, aux moments culminants des crises, on peut bien sentir les émotions
fortes (la colère, la frustration, le désespoir).
D’autres formes de rapprochement sont possibles. Il y a d’abord le partage de nourriture.
Quand Boss (via son traducteur) annonce qu’on peut manger tout ce qu’on veut, qu’on
décharge son traîneau et qu’on ouvre toutes les boîtes, les chasseurs inuits et l’émissaire du
gouvernement se trouvent en un rare moment d’accord parfait, presque euphorique. De
nombreux sociologues et historiens ont examiné l’importance des échanges de cadeaux et
des rituels alimentaires depuis l’antiquité – banquets et festins – dans l’alliance sociale, aussi
bien intra qu’inter groupale (Nadeau 2016, 7-12). Dans le film, on voit bien comment la
nourriture et la boisson ouvrent un contexte favorable à l’entente. Une rencontre sucrée,
littéralement. Au moment de l’impasse conversationnelle, on sert encore plus de thé sucré, de
biscuits et de tabac.
Il y a ensuite l’usage de l’humour. Pour expliquer sa méfiance des Blancs, Noah raconte une
anecdote – la ridicule aventure d’un prêtre anglican qu’il a accompagné en voyage et qu’il a
aidé à photographier des ours polaires. Le récit est ensuite traduit à Boss dans un Anglais
maladroit, avec un délai considérable qui atténue sa vivacité humoristique, mais ceci provoque
néanmoins un bon gros rire. Au cours de la longue négociation, c’est un rare moment où tous
rient en même temps. Là on sent un accord, une ponctuation positive qui suggère une
compréhension mutuelle et une réconciliation. Il faut noter également que l’humour est un
élément très important chez les communautés autochtones, mais on ne le trouve que très
rarement dans les représentations faites par les Occidentaux.
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L’intention communicative
Dans cette rencontre entre Boss et Noah, la négociation tourne en rond (un cycle sans fin,
sans résolution). Face à un vieux chasseur récalcitrant, Boss insiste à maintes reprises : «
Demande-lui encore », « Je veux te comprendre », « Je veux te comprendre pour t’aider », «
Qu’est-ce qu’il y a dans le village qui ne te plaît pas ? Dis-moi-le, je veux t’aider ! » L’intention
de Boss est de convaincre l’Inuit de déménager, de lui proposer une vie matérielle meilleure,
plus facile et confortable (de son point de vue).
Il est là pour le bien de l’homme inuit. Face à son empressement, Noah devient de plus en
plus agacé : « Je lui ai expliqué, mais il répète toujours la même chose ! » Ici on peut rappeler
les situations d’interview décrites par Gumperz, sur la communication inter- ethnique entre
ceux qui incarnent une logique bureaucratique et les minorités non intégrées vis-à-vis le
système dominant (Gumperz 1983, 250-253). Ces derniers éprouvent beaucoup de difficulté
à saisir les subtilités et le contexte sémantique des questions posées par l’interlocuteur, et
n’arrivent pas à produire une réponse satisfaisante. La question et la réponse circulent sur
deux longueurs d’onde. C’est ce qu’on observe entre Noah (la position d’une ethnie spécifique)
et Boss (la logique administrative impersonnelle, soutenue par un cadre juridique – Boss
évoque « la loi fédérale », « les règles », et «It makes me sad but I have to do it »). L’intention
de Noah n’est jamais exprimée de manière aussi directe que Boss. L’Inuit ne dit jamais un «
non » catégorique aux propositions de l’homme blanc, mais défend sa position fermement
avec sa propre ruse argumentative : il puise dans les expériences personnelles, les histoires
et les récits tirés de la mémoire collective, les commentaires sur son territoire et sur les Blancs,
les questions reformulées et renvoyées à son interlocuteur… et à la toute fin, une réponse
suspendue « je vais y penser ». L’attitude est claire, mais il manque un accord verbal. Ce
manque mène Boss à reformuler encore et encore la même question. Pour cette raison, la
négociation se prolonge et n’amène à nulle part.
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Dans le cadre de cette rencontre, Noah et ses hommes semblent avoir gagné la négociation
en refusant de donner une réponse définitive, laissant un agent du gouvernement confus et
exaspéré. Ultimement, les Inuits sont les perdants, subordonnés et incorporés dans une
nouvelle structure de domination coloniale. Au moment le plus tendu de la conservation,
lorsque Noah s’apprête à partir, Boss s’approche de lui et tente une dernière fois de lui
expliquer la gravité de la situation. Noah répond qu’il va y réfléchir. À ceci, Boss s’écrie: «
Ce n’est plus une question! »
Les expressions (et les symboles) non verbales
À part le rire qu’on a mentionné plus haut, il y a d’autres modalités d’expressions non-
verbales. On peut se référer aux écrits de Birdwhistell et ses analyses de la gestualité comme
une partie intégrale de mode de communication. Si le mode verbal porte l’information
intentionnelle explicite, d’autres modes assurent des fonctions tout aussi nécessaires et
fondamentales de l’interaction (Winkin 1981, 72-75). On observe effectivement un geste
particulier chez Noah qu’on peut nommer « la posture d’un chef ». À la fin de chaque propos,
Noah se redresse légèrement et repositionne sa main gauche sur son genou gauche, et lève
son menton vers l’autre. Une brève pause s’ensuit, et Evaluarjuk tourne vers Boss pour faire
la traduction. Par cette opération comportementale, Noah signale non seulement le message
« traduire maintenant », mais également commande de l’autorité. Il y a beaucoup de signes
corporels durant 1.5 heure de dialogues ininterrompue, mais cette posture de Noah se
démarque par sa récurrence et sa formalité mesurée.
La poignée de main en est un autre exemple. Ce vocabulaire corporel introduit par Boss est
beaucoup moins subtil. En arrivant sur le site de rencontre, le premier geste de Boss est
d’enlever sa mitaine et tendre sa main vers Noah. Par la suite, un à un, tous les hommes inuits
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prennent part de cette salutation officielle. Les acteurs ont improvisé cette scène (en fait le film
est presque entièrement improvisé) et l’ont transformée en une mini-comédie : Ammaq
gesticule à Boss de ne pas serrer fort ; Boss ne comprend pas ; les autres chasseurs rient
entre eux ; Evaluarjuk intervient pour la traduction ; «Pas trop fort ! » ; Boss semble avoir
compris le message, serre fort et secousse fermement la main d’Ammaq jusqu’à ce qu’il la
retire en hurlant de douleur. Ce geste transmet un message non verbal, et devient en même
temps un symbole de pouvoir. Faisons un saut dans le monde diplomatique d’aujourd’hui, on
peut penser notamment à ces fameuses poignées de main tant médiatisées, entre Trump et
Macron, entre Trump et Shinzo Abe, entre Trump et Trudeau… une exhibition délibérée de
supériorité, d’agressivité, une parade codée de masculinité et de fierté nationaliste (Brown
2017).
Enfin, les spectateurs peuvent repérer plusieurs symboles imbriqués dans l’univers narratif.
Notons en particulier deux signes auditifs diégétiques qui accompagnent le début et la fin du
film : la toux de Tatigat, la femme de Noah, et le tictac de l’horloge mécanique dans un coin
de la maison en tourbe. La toux fait allusion à la pneumonie et la tuberculose qui ont ravagé
les communautés inuites dans les années 50s et 60s. Le tictac laisse entendre le passage du
temps, et suggère le peu de temps qu’il reste de cette existence inuite nomadique
traditionnelle. Annonceurs d’un destin funeste irréversible, ces deux symboles sans paroles
produisent ensemble un effet émotif puissant.
L’image (ou l’imaginaire) de la tradition
Pour terminer cette analyse, dézoomons et examinons la construction de One day in the life
of Noah Piugattuk dans son ensemble et dans son contexte inuit. Le film (comme les principaux
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longs métrages du même réalisateur) accorde une importance primordiale aux traditions. Nous
la voyons dans cette minutieuse attention aux détails, touchant tous les aspects constituant
l’univers narratif. Or, chez Kunuk, la tradition est presque toujours une recombinaison de
continuité et d’adaptation. One day in the life of Noah Piugattuk, plutôt qu’une reconstitution
fidèle d’un événement historique, est réellement une reconstitution en tant qu’un événement
actuel. Le processus de création est ouvert et vivant. Il active et engage toute une communauté
locale : les acteurs sont choisis parmi les hommes et les femmes ordinaires de la communauté
; les répétitions sont conduites de façon informelle, collective, sans hiérarchie ; le film final est
le résultat des improvisations plus ou moins structurées, inspirées par le scénario préétabli ;
les costumes, les accessoires, et les sets sont conçus et fabriqués par les gens de la
communauté (Norman 2019). En fin de compte, le cinéma d’Isuma devient une émanation de
la vie collective inuite en temps réel, brouillant les frontières entre le documentaire et la fiction,
entre la description et l’interprétation, entre le passé et le présent.
Cette entreprise communautaire est bel et bien l’exercice d’une conscience collective (et aussi
un acte de survie collective), rejoignant une réanimation des sources traditionnelles (aspect
herméneutique) et une prise de responsabilité politique (une conscience critique de son passé
et de son présent). Cette remédiation des éléments de la vie traditionnelle à travers l’imaginaire
collectif fait écho à « un retour aux modes de représentations du passé » et à « la tradition »,
tels proposés par Gadamer. Refaisant le schéma conceptuel de la notion de « tradition »,
Gadamer propose à ses contemporains de recentrer l’importance fondamentale de la tradition
dans l’herméneutique des sciences de l’esprit. D’après lui, la tradition ne se déploie pas
comme une force brute, d’inertie aveugle et immuable, mais persiste de génération en
génération comme une force dynamique qu’on « saisit et cultive » (Gadamer 1960, 286). La
conservation, ou la continuité, fait partie de toutes transformations historiques :
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Même quand la vie, qui change, est soumise à de violents bouleversements […] se conserve, sous le prétendu changement de toutes choses, une part du passé beaucoup plus considérable que l’on ne pense […] la conservation n’est pas moins un acte de liberté que le bouleversement et l’innovation. (Gadamer 1960, 287).
On retrouve dans cette théorisation de la tradition un équilibre et une complémentarité entre
la liberté et l’historicité. La signification d’un objet, d’un événement, ou d’une forme de pratique
culturelle se trouve aussi bien dans une recherche rationnelle que dans sa source historique,
proche et lointaine. Ce qu’on observe dans le film One day in the life of Noah Piugattuk, c’est
justement une tradition et sa fécondité potentielle – il s’agit d’un lieu où les artistes et les
membres de la communauté inuite exercent une agentivité créative, appuyant en même temps
sur l’histoire et sur la libre (re)invention. Le rapport entre la fiction et la (re)description est crucial
: la réalité (ou l’image du passé) n’est réappropriée que dans la mesure même où on s’élève
à la fiction (via une réinterprétation délibérée). L’interprétation critique de son passé soulève
une vision politique du présent :
Qui n’est pas capable de réinterpréter son passé n’est peut-être pas capable non plus de projeter concrètement son intérêt pour l’émancipation. (Ricoeur 1986, 412).
Dans le cas d’Isuma, les artistes inuits ont tout intérêt de simultanément réclamer leur passé
et se propulser sur leur chemin d’émancipation.
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Bibliographie
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Brown, Drew. “The Definitive Analysis of 'The Handshake' Between Donald Trump and Justin Trudeau.” Vice, février 13, 2017. https://www.vice.com/en_ca/article/the-definitive- analysis-of-the-handshake-between-donald-trump-and-justin- trudeau?utm_source=vicenewsletterus.
Gadamer, Hans-georg. Vérité et méthode, les grandes lignes d’une herméneutique philosophique. Paris: Édition du Seuil, 1996 (1960).
Johnson, Rhiannon. “Inuk Director's New Film Shows One Day in the Life of Noah Piugattuk That Changed Everything | CBC News.” CBCnews. CBC/Radio Canada, septembre 12, 2019. https://www.cbc.ca/news/indigenous/one-day-life-noah-piugattuk-film-1.5280887.
Jupp, T. C., Celia Roberts, et Jenny Cook-Gumperz. “Language and Disadvantage: the Hidden Process.” Chapître 13. Dans Language and Social Identity, edité par John J. Gumperz, 232–56. Studies in Interactional Sociolinguistics. Cambridge: Cambridge University Press, 1983.
Norman, Cohn. “English Script: One Day in the Life of Noah Piugattuk.” IsumaTV, mai 2019. http://www.isuma.tv/isuma-book/scripts/english-script?og_last=159835.
Ricoeur, Paul. “Herméneutique et critique des ideologies.” Chapître 3. Dans Du texte à l'action. Essais d'herméneutique II, Paris: Seuil, 1986.
Schutz, Alfred. “Foundations of a Theory of Intersubjective Understanding.” Chapître 3. Dans The Phenomenology of the Social World. Evanston: Northwestern University Press, 1967.
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