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HAGIOGRAPHIE ET MABINOGI (1) LA VIE DE SAINT EUSICE (Extrait de La Sologne et son passé, 33, 2003, p. 23-52) La Vie de saint Eusice BHL 2755 que nous venons de traduire (La Sologne et son passé, 32, 2003, p. 25-44) nécessite un assez long commentaire pour être estimée à sa juste valeur. Si l’on s’en tient aux critères classiques de l’hagiographie, il y a peu à en retenir. Ses qualités littéraires ne la désignent pas comme une œuvre de premier rang. Et d’un point de vue historique, elle n’ajoute pratiquement rien aux quelques données fournies par Grégoire de Tours dans son Liber in Gloria Confessorum, c. 81, sinon quelques complications chronologiques ou autres. Faut-il alors la considérer comme une œuvre d’édification sortie tout armée de l’imagination d’un hagiographe en mal de matière et avide de merveilleux ? Ce serait pourtant juger trop rapidement. Un examen attentif des éléments miraculeux sur lesquels le rédacteur s’attarde avec prolixité révèle des points de contact avec certaines données de la mythologie celtique. Plus, l’analyse minutieuse du texte met en évidence la communauté de structure avec deux des récits les plus fondamentaux de la mythologie galloise : les Mabinogion de Manawydan et de Math. Il semble donc que l’auteur de la Vie d’Eusice BHL 2755 ait reporté sur son saint héros des traditions d’origine lointainement gauloise car la matière y a été suffisamment transformée pour interdire d’y voir un emprunt direct au Pays de Galles. L’intérêt de cette Vie se concentre alors sur les processus par lesquels ces données ont été conservées et assimilées par le christianisme. UNE VIE DE FAIBLE INTERET HISTORIQUE Comme on a pu le constater à la lecture, BHL 2755 est riche en miracles mais délivre peu d’informations d’ordre historique. Sur trente- huit paragraphes, vingt-sept sont consacrés, et pour la plupart essentiellement, à la relation de faits merveilleux ou prophétiques. Quinze paragraphes contiennent des renseignements que l’on pourrait considérer comme d’ordre biographique : · les § 1-5 relatent l’origine espagnole du père d’Eusice, sa conversion lors d’un voyage en Gaule et la persécution qui l’oblige à venir se réfugier en Périgord. Mais la longueur du passage ne doit pas égarer ; l’essentiel du récit est consacré à des enseignements théologiques. · le § 9 comporte la mention d’une famine, mais on peut douter de sa réalité historique dans la mesure où elle est provoquée par la fuite 1
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Hagiographie et Mabinogi (1) La Vie de saint Eusice

Mar 29, 2023

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Page 1: Hagiographie et Mabinogi (1) La Vie de saint Eusice

HAGIOGRAPHIE ET MABINOGI (1) LA VIE DE SAINT EUSICE(Extrait de La Sologne et son passé, 33, 2003, p. 23-52)

La Vie de saint Eusice BHL 2755 que nous venons de traduire (La Sologneet son passé, 32, 2003, p. 25-44) nécessite un assez long commentaire pourêtre estimée à sa juste valeur. Si l’on s’en tient aux critères classiquesde l’hagiographie, il y a peu à en retenir. Ses qualités littéraires ne ladésignent pas comme une œuvre de premier rang. Et d’un point de vuehistorique, elle n’ajoute pratiquement rien aux quelques données fourniespar Grégoire de Tours dans son Liber in Gloria Confessorum, c. 81, sinon quelquescomplications chronologiques ou autres. Faut-il alors la considérer commeune œuvre d’édification sortie tout armée de l’imagination d’un hagiographeen mal de matière et avide de merveilleux ?

Ce serait pourtant juger trop rapidement. Un examen attentif deséléments miraculeux sur lesquels le rédacteur s’attarde avec prolixitérévèle des points de contact avec certaines données de la mythologieceltique. Plus, l’analyse minutieuse du texte met en évidence la communautéde structure avec deux des récits les plus fondamentaux de la mythologiegalloise : les Mabinogion de Manawydan et de Math.

Il semble donc que l’auteur de la Vie d’Eusice BHL 2755 ait reportésur son saint héros des traditions d’origine lointainement gauloise car lamatière y a été suffisamment transformée pour interdire d’y voir un empruntdirect au Pays de Galles. L’intérêt de cette Vie se concentre alors sur lesprocessus par lesquels ces données ont été conservées et assimilées par lechristianisme.

UNE VIE DE FAIBLE INTERET HISTORIQUE

Comme on a pu le constater à la lecture, BHL 2755 est riche enmiracles mais délivre peu d’informations d’ordre historique. Sur trente-huit paragraphes, vingt-sept sont consacrés, et pour la plupartessentiellement, à la relation de faits merveilleux ou prophétiques.Quinze paragraphes contiennent des renseignements que l’on pourraitconsidérer comme d’ordre biographique :

· les § 1-5 relatent l’origine espagnole du père d’Eusice, sa conversionlors d’un voyage en Gaule et la persécution qui l’oblige à venir seréfugier en Périgord. Mais la longueur du passage ne doit pas égarer ;l’essentiel du récit est consacré à des enseignements théologiques.

· le § 9 comporte la mention d’une famine, mais on peut douter de saréalité historique dans la mesure où elle est provoquée par la fuite

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aérienne d’un démon à aspect simiesque, qu’Eusice vient d’expulser ducorps d’un possédé au paragraphe précédent.

· le § 13 signale l’entrée d’Eusice au monastère de Patriciacus,établissement dont la localisation est aujourd’hui discutée et qui nesemble en tout cas avoir laissé ni trace archéologique, ni souvenirailleurs que dans cette Vie.

· le § 23 rapporte son installation comme ermite à Selles-sur-Cher.· le court § 30 narre la fondation d’un monastère à Selles dont Eusice

devient contre son gré (topos hagiographique) abbé.· les § 33-35 portent sur la visite du roi Childebert et ses bienfaits

envers le saint.· le § 36 indique d’autres donations.· les § 37-38 racontent la mort édifiante d’Eusice un 27 novembre après

qu’il eut désigné son successeur.

Si l’on excepte la visite royale et le séjour érémitique parmi  "lesronces et les buissons"  relatés par Grégoire de Tours, la liste desdonations qui pourrait être partiellement déduite de celle des biens dumonastère de Selles au Bas Moyen Age, on ne discerne guère de contenuhistorique bien consistant dans cette Vie. La référence à saint Memmie,"disciple des apôtres" (§ 2), confirme la faiblesse de la documentationdu biographe d’Eusice puisqu’il suit la tradition qui faisait du premierévêque de Châlon un disciple de saint Pierre. Or cet élément, assurémentpeu fiable, est très certainement fort postérieur à Grégoire de Tours,Liber in Gloria Confessorum, 75, qui l’ignore, et confirme donc la pauvreté dessources historiques et le caractère tardif des informations de notrehagiographe.Ceci ressort encore de la date du 27 novembre assignée à la mort dusaint, puisque le Martyrologe Hiéronymien attribuait dans ses manuscritsgaulois les plus anciens la depositio d’Eusice au 4 des calendes de mai,soit le 28 avril. Les § 1-5 ne paraissent guère mieux fondés carEusice qui, au témoignage de Grégoire de Tours, était un vieillard autemps de Childebert, ne peut cependant guère être né antérieurement à450, époque où l’Espagne aussi bien que les rives de la Marne n’étaientplus païennes depuis longtemps1. Par conséquent, la persécution qui afait fuir le père d’Eusice a toute chance d’être aussi imaginaire que levoyage qui l’envoie se faire convertir dans une caverne de la région deChâlon. La contradiction est à peine moins voyante lorsqu’on apprend au §5 que le père d’Eusice, né d’illustres ancêtres et choisi pour unemission d’ambassade auprès du roi des Francs au § 1, avait appris lemétier de jardinier.

En contrepoint de cette quasi absence de valeur historique, la partdes éléments miraculeux est largement prépondérante, contrastantnotamment avec la sobriété de BHL 2754. Voici le relevé des faitsmerveilleux recelés par BHL 2755 :

1 Les invraisemblances chronologiques de la Vie d’Eusice étaient déjà dénoncées auXVIIe siècle par le Père Pierre DE SAINTE-CATHERINE, Histoire... de l’abbayeroyalle Nostre-Dame de Celle... , éd. dans Revue de Loir-et-Cher, 1889, p. 21-22.Plus tard, le Père Poncelet, la jugera très fabuleuse.

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· la mère d’Eusice a la prescience du moment où elle accouchera et ducaractère miraculeux du baptême du saint (§ 5)

· précocité d’Eusice : il parle alors qu’il n’a qu’une semaine et sedéveloppe prodigieusement vite (§ 6)

· il fait taire (§ 7) un possédé qui hurle comme un loup, puis, à la suited’une vision, expulse son démon qui s’envole en provoquant un fléau (§8)

· il sauve sa mère attaquée par une louve qu’il lie avec sa ceinture etretrouve sain et sauf ses deux frères enlevés par des louveteaux (§10)

· il blesse un brigand qui lui décoche une flèche en renvoyant leprojectile contre celui qui l’a lancé puis le guérit (§ 11)

· un songe persuade l’abbé de Patriciacus de l’accueillir dans sonmonastère (§ 14)

· il fait un travail qui surpasse ses forces, sa vaisselle se nettoie touteseule pendant qu’il prie à l’église et les légumes sont multipliés (§15)

· des jarres brisées sont retrouvées intactes et remplies de fricot cuit (§16)

· les troupeaux se multiplient sous sa main (§ 17)· au lieu de mettre en pièces son troupeau, deux loups le gardent pendant

la nuit (§ 18) et le protègent des voleurs (§ 19)· des porcs lui ayant été dérobés, Dieu à sa prière lui fait découvrir un

nombre égal de sangliers (§ 20)· il multiplie la farine du couvent (§ 21)· il entre dans le four violemment allumé sans se brûler (§ 22)· sans semence, ni plantation, son jardin abonde de légumes (§ 23)· il emprisonne un lièvre qui dévore ses légumes dans une sorte de cercle

magique tracé sur le sol (§ 24)· à l’appel de sa voix, toute une colonie d’abeilles quittent leur habitat

pour un vase que le saint a préparé et viennent se multiplier dans sonjardin (§ 25)

· une inondation respecte le lieu où il s’est fixé, l’entourant d’un murd’eau ( § 26-27)

· il guérit un jeune homme à la gorge et au gosier resserré (§ 28)· un voleur venu lui dérober un vase de miel ne parvient pas à sortir de

son jardin (§ 29)· il trace un cercle magique pour procurer un abri à ses ouvriers

terrorisés par un démon à forme chevaline (§ 31)· il enferme le démon dans le cercle magique, le force à charrier d’énormes

pierres et le chasse du pays (§ 32)· il prophétise le succès d’une expédition de Childebert en Espagne (§ 33)· il a la prescience de sa mort et un songe collectif désigne son

successeur (§ 37)· des évêques et des abbés affluent vers lui au moment de sa mort bien

qu’ignorant la nouvelle de l’événement (§ 38).

On remarquera que parmi les miracles de la Vie d’Eusice, on en compteassez peu des types les plus " vraisemblables". Ainsi les guérisons,mentionnées de manière générale à plusieurs reprises (§ 23 et 28) sont

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rarement décrites dans le détail puisque l’auteur ne leur consacre lavedette que dans deux cas. Encore le premier prend-il des alluresfabuleuses lorsque la guérison du possédé se traduit par l’apparition d’unmonstre qui s’envole en répandant un fléau. L’autre, plus banale, au § 28,a été reprise et adaptée de Grégoire de Tours. En fait, la Vie d’Eusicemontre moins le saint comme un thaumaturge que comme une sorte de magicien,maître d’animaux (§ 7, 8, 10, 17, 18, 19, 20, 24, 25, 31, 32) parfoissujets à des changements de forme (au § 31, le monstre s’est montré troisfois sous des apparences différentes) et où le loup tient la placeprincipale, maître aussi de l’abondance (§ 15, 16, 17, 20, 21, 23, et demanière un peu moins miraculeuse aux § 33-36), ayant une prédilection pourla technique peu chrétienne du cercle magique (§ 24, 29, 31, 32), etprophétisant ou inspirant des rêves prophétiques (§ 5, 14, 33, 37). Et bienque le texte soit farci de citations ou d’allusions scripturaires commenous le verrons plus tard, les miracles d’Eusice ne sont pas des calques deceux du Christ : il multiplie les légumes, les animaux, la farine, lemiel... mais jamais le pain et le vin. Quelques miracles seulementsemblent, à défaut d’être véritablement inspirés, au moins très fortementinfluencés par la Bible, particulièrement celui de l’inondation qui, au §26, fait explicitement référence à la traversée de la Mer Rouge par lesHébreux.

Faut-il alors croire que nous sommes en présence d’une œuvre de pureédification où un clerc avide de miracles a laissé libre cours à sonimagination ?

LA REUTILISATION D’UNE MATIERE MYTHOLOGIQUE ?

En fait, divers indices portant sur la forme aussi bien que sur lefond orientent dans une autre direction, celle d’un hagiographe ayantappliqué à son héros chrétien mais dépourvu de matière historique destraditions issues de la culture orale qui ne le concernaient probablementpas à l’origine.

Certaines données de forme appellent en effet un fonctionnement durécit proche du type oral sinon mythologique. L’utilisation d’animaux àvaleur symbolique est déjà un premier indice. Mais un mythe s’exprime aussià travers des paquets de relations2 qui s’appellent les unes les autres touten s’opposant par certains détails. Ainsi la guérison du possédé hurlantcomme un loup peu avant son départ de Gemiliacus préfigure-t-elle lavictoire d’Eusice sur les loups qui s’en prennent à sa famille après sondépart, puis leur asservissement lorsque, à Patriciacus, ils le remplacentpour garder son troupeau. Il en va de même pour le démon à aspect animalassez composite qu’Eusice expulse du possédé qui hurle comme un loup et quis’envole en répandant un terrible fléau. Il est tout à fait symétrique ducheval démoniaque capable de prendre diverses apparences qu’Eusice chassedes bords du Cher où il était venu en volant. D’ailleurs ce démon

2 L’expression est de C. LEVI-STRAUSS, "La structure des mythes", article reprisdans Anthropologie structurale, Plon,1985, p. 235-265.

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s’appelle Trabaudus ou Neptune, ce qui doit le faire considérer comme unancien dieu, réduit à l’état de démon par la christianisation.

Ce Neptune est aussi engagé dans un autre paquet de relations àtravers le motif du cercle magique qui revient trois fois (tableau A, ci-dessous) :

TABLEAU A :

§ 24 § 29 § 31-32un lièvre voleur de légumes est immobilisé par les pattes

un homme voleur de mielest temporairement immobilisé

un cheval démoniaque, voleur du travail des ouvriers d’Eusice

dans un cercle préalablement tracé sur le sol par Eusice

après qu’il a tourné enrond dans le jardin d’Eusice

tourne en rond dans un cercle préalablement tracé par Eusice

découvert, il est nourri et retenu définitivement par Eusice auprès de lui

découvert, il est retenu tempo-rairement et nourri, puis renvoyé

il est retenu temporairement et astreint à travailler, puis renvoyé

On voit ici la grande souplesse de la matière qui met sur le mêmeplan hommes et animaux, ce qui est un autre caractère du mythe. Si lepossédé hurlait comme un loup et si les loups se substituent à Eusice pourgarder son troupeau, la victime du cercle magique est tantôt un animal,tantôt un homme. Et même au § 32, le cheval noir monté par un guerrier quientre dans le cercle magique fait explicitement place à deux hommes (quasiduos homines) quand, quelques paragraphes plus bas, le démon est contraint àtransporter des pierres.

De même, dans un mythe les noms propres sont porteurs de sens. Ici,Eusice a des rapports privilégiés avec les loups. Ne faut-il pas tirer lesmêmes enseignements de ses bons rapports avec le moine Lubin (Leobinus), leseul à lui donner un bon conseil quand tous les autres moines à l’exceptionde l’abbé le jalousent ? Le nom semble en effet étymologiquements’expliquer comme un Lupinus, diminutif du latin lupus (loup), etl’apparition de Lubin au § 16 précède immédiatement l’épisode des § 17-19où les chiens tués par les moines jaloux sont remplacés par des loups quigardent le troupeau à la place d’Eusice. De même, c’est un certain Vulfinqui porte un nom parallèle (uulf est l’équivalent germanique du latin lupus etil est associé au même suffixe, -in) qui assure la dotation en terres dumonastère d’Eusice.

Notre saint possède aussi une prédilection pour le cercle magique àl’intérieur duquel il emprisonne ou immobilise (le lièvre reste attaché ausol par les pattes). Ne faut-il pas relier le fait au choix d’un certainLéonard pour lui succéder ? Il s’agit en effet d’un homonyme de plusieurssaints qui avaient pour caractéristique de lier et de délier (on prononçaitsaint Liénard) et auxquels les prisonniers libérés offraient leurs chaînes

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en ex voto. Et si dès le § 1, le premier personnage que le père du futursaint trouve sur sa route est le préfet Abudunus, il n’y a peut-être là quela corruption du latin abundus, c’est-à-dire la préfiguration de cetteabondance qui accompagnera Eusice tout au long de sa Vita.

Ainsi le récit semble-t-il fréquemment fonctionner comme un récit detradition orale d’essence légendaire ou mythique, superficiellement griméen une vie de saint par l’adjonction d’un fil directeur biographique, dedétails édifiants et d’un vernis scripturaire. Et plusieurs détails deforme orientent vers une mythologie d’origine lointainement celtique, cequi n’a rien d’étonnant pour un moine censé avoir fondé un monastère auxconfins des Bituriges et des Carnutes, deux cités de la Gaule parmi lesplus célèbres et les plus centrales.

On notera d’abord la présence d’une sorte de prologue (les § 1-5),absent de la Vie BHL 2754 , et bien sûr aussi des propos de Grégoire deTours. Il nous explique les conditions qui ont présidé à la naissanced’Eusice et se conclut sur une vision prophétique. Il s’agitd’une Conception, un genre qui n’est pas très fréquent dans l’hagiographiemais qui abonde dans la littérature irlandaise peu christianisée3 (ce sontles compeirta) et dont l’on retrouve quelques équivalents dans certaines Viesde saints armoricains comme celles de saint Hervé ou de saint Judicaël.

On remarquera encore la présence du motif du contrôle destempératures (§ 22) qui est bien connu comme celtique4, et aussi la listedes animaux qui interviennent dans notre Vita. Outre le loup, bien connu desmythologies indo-européennes occidentales tant celtiques que germaniques ouromaines, interviennent le cheval, le lièvre et le porc qui pour n’être pasuniquement celtiques en sont très représentatifs :

· les Gaulois (la cavalière Epona), les Irlandais (la Macha qui court plusvite que les chevaux du roi) et les Gallois (Rhiannon) possédaient unegrande déesse à affinités symboliques équines.

· les Bretons antiques (ceux de Grande-Bretagne) tiraient des présages dela course d’un lièvre selon Dion Cassius.

· Moccus (porc) était l’épithète d’un Mercure gaulois (qui traduit trèscertainement le dieu panceltique Lug), ce qui rejoint le fait que lepère du dieu irlandais Lug savait se transformer en porc.

Le cercle magique est également un motif celtique. Décrire un cercleautour de ses adversaires est un tour magique pratiqué par le grand dieuLug5 ou par son fils, le héros Cuchulainn6, et il peut être associé authème du contrôle des températures. Le triplement du motif est égalementune présomption de celtisme car même si l’importance de ce chiffre estuniverselle, les Gaulois comme les Irlandais l’ont particulièrementaffectionné comme multiplicateur7. Et l’on notera ici qu’Eusice estégalement le premier d’une triade de trois frères, que son existence est

3 REES A . et B., Celtic Heritage, 1961, p. 213-243.4 MERDRIGNAC B., Recherches sur l’hagiographie armoricaine..., 2, 1986, p. 148.5 Do Chath Mhuige Tuireadh, 101, trad. Guyonvarc’h, Textes mythologiques irlandais, p.69-70.6 Tain Bo Cualnge, Version du Lebor na hUidre, 163, trad. Guyonvarc’h, Ogam, 15, 1963, p.284.

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divisée en trois étapes : le temps de l’enfance à Gemiliacus (§ 5-10), letemps de l’apprentissage au monastère de Patriciacus (§ 13-22) où il exercesuccessivement trois fonctions (aide de cuisine, gardien de troupeau,chef des boulangers) et celui de la maturité à Selles (§ 23-37). Nousverrons aussi plus loin que cette Vie d’Eusice fait également souventappel au second chiffre symbolique préféré des Celtes, le sept8, maispour des détails moins structurels.

Le Credo énoncé par Macaire au § 2 possède un aspect tout à faitchrétien, à l’exception de ses derniers mots : "... il siège à la droitede Dieu le Père tout puissant d’où il viendra juger les vivants et lesmorts, et le monde par le feu". On attend normalement "... et son règnen’aura pas de fin" à la place de "... et le monde par le feu ". Cettebizarrerie prend tout son sens lorsqu’on rappelle la phrase de Strabon9

rapportant que les druides enseignaient que "les âmes et l’univers sontindestructibles", mais qu’un jour "l’eau et le feu prévaudront sur eux".Un peu plus loin, au § 3, on peut s’étonner que les deux Espagnols soientcontraints de "ramper sur les genoux et les coudes", même si la fictionles oblige à pénétrer dans une grotte pour y recevoir l’enseignement d’unvieillard chrétien. Le motif est repris plus loin, au § 27, où l’abbéSéverin et ses moines doivent procéder de la même façon pour parvenirjusqu'à la cellule d’Eusice. Il semble y avoir ici le résidu d’un ritueld’origine païenne qui se serait longtemps maintenu. Cela nous rappelle eneffet l’irlandaise Mag Slecht ("la plaine de l’Adoration"), où beaucoupd’hommes périrent en adorant l’idole Cromm Cruaich car ils se brisèrentle front, les genoux et les coudes en se prosternant. Saint Patrick passapar là, menaça l’idole à qui l’on sacrifiait parfois des nouveau-nés, etles douze petites idoles qui entouraient Cromm Cruaich furent engloutiespar la terre et le démon qui résidait là dut se retirer en enfer.On voit que dans les deux cas, la position sur les coudes et les genouxest associée au monde souterrain (les douze idoles irlandaises quisemblent les piliers d’un cromlech sont englouties par la Terre10 de lamême manière que le père d’Eusice s’enfonce dans les profondeurs de lagrotte). Au § 27, la reptation est précédée de la précision que lacellule d’Eusice était entourée d’arbres et d’arbrisseaux que le saintinterdisait d’abattre. Là le contexte évoque donc ce que l’on sait desbois sacrés celto-ligures ou germaniques de l’Antiquité :

· près de Marseille existait "un bois jamais violé... (où) sont des stèlescouvertes d’autels cruels et l’arbre lavé de sang humain11" ;

· les Semnons de Germanie se réunissent dans un bois pour célébrer desrites barbares incluant un sacrifice humain ; on y pénètre attaché par

7 LOTH J., " L’année celtique...", Revue celtique, 25, 1904, p. 146-147 ;VENDRYES J., "L’unité en trois personnes chez les Celtes", Comptes rendus del’Académie des Inscriptions..., 1935, p. 224-241.8 LOTH J., op. cit., p. 147-152.9 Géographie, IV, 4, 4.10ARBOIS DE JUBAINVILLE, " Le culte des menhirs en Gaule", Revue celtique, 27,1906, p. 315-316 ; HUBERT H., Les Celtes et la civilisation celtique..., 2,rééd. de 1974, p. 254 et 261.11 LUCAIN, Pharsale, III, 399-417.

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une chaîne et si l’on tombe, il est interdit de se relever : il fautse rouler par terre12.

Ainsi, Eusice semble avoir établi sa cellule dans une sorte de boissacré dont il ne faut pas couper les arbres et où l’on ne peut pénétrerqu’en rampant. Comme pour le Credo de Macaire, la double mention de lareptation sur les genoux et les coudes, curieuse dans un environnementchrétien, semble beaucoup plus compréhensible si l’on admet qu’elleprovient d’un récit conservé par la tradition orale et élaboré, au moinspartiellement, dans un milieu qui n’a pas perdu tout souvenir dupaganisme.

Nous disposons donc de nombreux indices pour penser que le biographed’Eusice a incorporé à son ouvrage de vénérables traditions puisées dansdes sources orales et primitivement étrangères à son saint héros. Maisdes présomptions portant surtout sur des détails ne constituent pas unevéritable démonstration. Celle-ci n’est possible que si l’on examine lastructure du récit.

LA VIE D’EUSICE BHL 2755 ET LE MABINOGI DEMANAWYDAN :

Manawydan, fils de Llyr, est le héros d’un des plus importants textesmythologiques gallois, le Mabinogi, divisé en quatre branches. Il apparaîtdans la deuxième branche mais surtout dans la troisième13 que l’on désignesouvent par son nom parce qu’il y joue le rôle principal. Il est probableque ce nom dissimule la divinité principale de l’île de Man, le Lugmannois14. Mais tel n’est pas notre sujet pour le moment. Plus importantest de résumer l’histoire de Manawydan telle qu’elle nous est livrée parla troisième branche du Mabinogi.

De retour d’une expédition en Irlande narrée dans la seconde branche,Manawydan épouse Rhiannon, mère de Pryderi, et s’établit dans les septcantrev (centaines) du Dyvet dont sa femme a la jouissance au Pays deGalles. Mais un jour, un grand coup de tonnerre se fait entendre suivid’un nuage épais, et quand la nuée se dissipe, tout a disparu, maison,bétail, fumée, hommes, demeures. Il ne reste plus que Manawydan,Rhiannon, Pryderi et sa femme. Ils restent deux ans dans le pays où nerôdent plus que des bêtes sauvages, mais, leurs provisions s’épuisant,ils décident d’émigrer en Angleterre et d’y chercher un métier pourvivre.

12 TACITE, Germania, 39.13 Nous suivons essentiellement la traduction de J. LOTH, Les Mabinogion , 1913, 1,p. 151-171, sans ignorer celle plus récente de P.-Y. LAMBERT, Les quatre branchesdu Mabinogi... , 1993.14 Manawydan, fils de Llyr (en irlandais Manannan mac Lir), est réputé avoirhabité l’île de Man et lui avoir laissé son nom (REES A . et B., Celtic Heritage,1961, p. 30) ; voir également M.-L. SJOESTEDT, Dieux et héros des Celtes, 1940, p.61 ; Ch.-J. GUYONVARC’H et F. LE ROUX, La civilisation celtique, 1990, p. 132-133.

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Manawydan s’établit d’abord comme sellier et réussit si bien que lesautres selliers de la ville voient leurs gains diminuer et projettent detuer Manawydan et Pryderi. Mais avertis, ils conviennent de quitter lacité et de se rendre dans une autre ville. Là, ils se font fabricants deboucliers. Ils travaillent vite et en font une énorme quantité si bienque le commerce des autres ouvriers s’effondre et que ces dernierss’entendent pour les tuer. Avertis, ils gagnent une troisième localité oùManawydan apprend la cordonnerie à Pryderi. Bientôt les cordonniers dulieu voient leurs revenus se tarir et décident de tuer leurs tropprospères concurrents.

Pour leur échapper les quatre Gallois reviennent alors dans leurpays. Au bout d’un an, leurs chiens découvrent un sanglier dans unbuisson. En les suivant, il les voient disparaître dans un château qu’ilss’étonnent de trouver là où ils n’avaient jamais vu de trace deconstruction auparavant. Pryderi et Rhiannon y pénètrent. Leurs mainss’attachent à une coupe d’or qui pend au bout d’une chaîne descendant duciel et qu’ils veulent saisir, leurs pieds s’attachent à la dalle demarbre sur laquelle la coupe était primitivement posée, un coup detonnerre se fait entendre suivi d’un nuage et quand la nuée se dissipe,Pryderi, Rhiannon et le fort ont disparu. Resté seul avec la femme dePryderi, Manawydan revient en Angleterre exercer le métier de cordonnier,ruine les artisans concurrents et menacé de mort revient à nouveau enDyvet. Là, il ensemence trois clos où croît bientôt le meilleur froment dumonde. A l’automne, il entreprend de les moissonner. Mais en venant aupremier clos, il ne trouve que de la paille nue. Le lendemain, ildécouvre le second clos également pillé. La nuit suivante, il se cache etvoit une très nombreuse bande de souris qui cassent les épis et lesemportent. Il en capture une et projette de pendre l’animal. Alors qu’ilse prépare à mettre sa menace à exécution, il voit successivements’approcher un pauvre clerc, un prêtre sur un cheval harnaché, puis unriche évêque avec sept chevaux de charge, qui lui proposentrespectivement une, trois et sept livres pour libérer le pillard. Devantson refus, l’évêque insiste et Manawydan réclame en échange la libérationde Rhiannon et de Pryderi et la levée de l’enchantement qui avaitprovoqué la disparition des maisons, des troupeaux et des habitants duDyvet. L’évêque s’exécute et explique que la souris voleuse est sa femmeenceinte. D’un coup de baguette, il la transforme en une belle jeunefemme et apprend à Manawydan que pendant sa captivité, Rhiannon portaitau cou les licous des ânes.

Si l’on reprend maintenant l’histoire d’Eusice, on s’aperçoit que du§ 8 jusqu'au § 36, soit sur environ les trois quarts du récit, elle suitexactement, et dans le même ordre, le même scénario de base que leMabinogi de Manawydan. Comme Manawydan et ses compagnons, Eusice et safamille sont chassés par la famine et se décident à quitter leur pays oùrôdent les bêtes sauvages. Pour faire survivre sa famille, Eusice entredans un monastère et, de même que Manawydan, y exerce successivementtrois métiers. A chaque fois, il est jalousé et après la découverteimprévue de sangliers, il finit par se retirer, seul, dans un bosquet, cequi semble symétrique de la disparition de Rhiannon et Pryderi à la suited’un sanglier. Il y cultive des légumes (et non du froment) qu’un lièvre

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(et non des souris) vient piller,et récolte du miel dont des voleurstentent de s’emparer. Mais il déjoue leurs plans et obtient bientôt, àl’instar de Manawydan récupérant ses amis captifs et la prospérité de sonpays, la restitution de prisonniers de guerre capturés par le roiChildebert et une abondance de terres pour son monastère. Le tableau B(page suivante) dresse de manière plus détaillée l’ensemble desconcordances relevées. Nous y constaterons que le seul élément manquantest constitué par la redondance qui faisait exercer à Manawydan uneseconde fois le métier de cordonnier après la disparition de Pryderi etRhiannon.

D’un autre point de vue, on notera aussi un fonctionnement assezproche des deux récits avec notamment la transformation de la souris enfemme, qui rejoint ce que nous disions plus haut sur l’équivalence deshommes et des animaux mis sur le même plan (le lièvre voleur est doublépar le voleur de miel). Il faut aussi remarquer l’importance des chiffrestrois et sept qui jouent un rôle identique dans les deux textes. Latriplicité possède une fonction que l’on pourrait dire structurelle, dansla mesure où elle gouverne essentiellement des redondances de motifss’étendant sur des passages assez longs. Manawydan exerce trois métierssuccessifs qui sont le prétexte à raconter trois fois les mêmes motifs dela réussite prodigieuse, de la jalousie et de la menace de mort qui leforce à partir, ce qui s’étend sur deux des quinze pages du récit. Puis,il ensemence trois clos qui sont pillés l’un après l’autre, ce qui exigeà nouveau plus d’une page d’exposition. Enfin, lorsqu’il menace la sourisde pendaison, les trois interventions du pauvre clerc, du prêtre et del’évêque se développent au moyen de discours très redondants sur plus dedeux nouvelles pages. Au total ces trois triplements de motifsreprésentent au moins un tiers de l’ensemble du récit.

De la même manière, l’exposé du thème des trois métiers exercés àPatriciacus par Eusice occupe 8 paragraphes sur 38 dans notre traduction,soit plus de quatre colonnes sur la trentaine que comporte le texte.Quant aux miracles associés au motif du cercle magique et qui doiventconstituer la contrepartie du passage des trois clos, comme le montrel’étroit parallélisme du miracle du lièvre pilleur avec l’épisode de lacapture de la souris, ils nécessitent quatre nouveaux paragraphes etquatre nouvelles colonnes. On notera qu’il y a aussi trois passagesassociant le saint à des loups (la guérison du possédé qui hurle comme unloup aux § 7-8, la victoire sur les loups qui assaillent sa famille aux §10-11, la mise à résipiscence des loups qui attaquent son troupeau etfinissent par se substituer à lui pour le garder aux § 18-19), bien queceux-ci ne possèdent pas de contrepartie directe dans Manawydan, fils deLlyr,-nous comprendrons plus loin pourquoi.

Inversement le nombre sept est employé beaucoup plus souvent, maistoujours anecdotiquement pour des précisions de détail situéesessentiellement au début et à la fin de chacun des deux textes. Manawydan(un ancien dieu) fait partie des sept survivants de l’expédition de Branen Irlande ; lui et sa femme jouissent de sept cantrev sur lesquels unenchantement s’abat durant sept ans et il obtient de lever la malédictionaprès le refus de sept livres puis de sept chevaux en échange de lasouris capturée. Dans la Vie d’Eusice, Macaire évoque sept divinitéspaïennes au §2 ; les deux Espagnols arrivent dans une grotte où se

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trouvent déjà sept auditeurs (§ 3) et sont baptisés en même temps quesept de leurs compatriotes (§ 4) ; à trois ans Eusice en paraît sept etsi, au § 6, il est baptisé le huitième jour après sa naissance (octavanavitatis ejus dies haec erat), cela n’en représente que sept dans notre mode decomput et provient probablement de l’influence de Luc, 1, 59, surl’épisode; il perd quatorze (2 x 7) porcs et en retrouve un même nombreau § 20 ; dans une liste de sept églises du diocèse de Bourges données àson monastère, on mentionne Viovini de septem monachis ecclesia (§ 36) ; enfin,il aurait encore vécu quatorze (2 x 7) ans après ces donations (§ 37).Ainsi, même si sept est aussi un chiffre symbolique important dans latradition biblique, où il est le nombre de la perfection par oppositionau six, chiffre de l’imperfection et du démon dans l’Apocalypse de saintJean ou dans diverses oeuvres hagiographiques15, l’emploi qui en est faitici conforte plutôt une origine celtique.

TABLEAU B :

MANAWYDAN VIE D’EUSICE

1) Un fléau s’abat sur le pays. Lanourriture manque.

1) Le démon suscite un fléau. Lepays devient stérile et la famines’étend (par.8-9).

2) Manawydan et ses compagnons serendent en Angleterre (à l’est).

2) Eusice et sa famille quittent lePérigord pour le Limousin (9).

3) Manawydan se fait sellier etréussit mirifique-ment. Les autresselliers sont jaloux et veulent letuer.

3) Eusice, cuisinier, sert seul unegrande foule. Les autres moinesjaloux cassent sa vaisselle (15-16).

4) Manawydan fabrique des bouclierset réussit mirifiquement. Les autresartisans sont jaloux et veulent letuer.

4) Les troupeaux se multiplient sousla conduite d’Eusice. Jaloux, lesautres moines tuent les chiens quil’aident à garder le troupeau (17).

5) Manawydan se fait cordonnier etréussit miri- fiquement. Les autrescordonniers sont jaloux et veulent letuer.

5) Boulanger, Eusice fait deux foisplus de pain avec la même quantitéde farine. Les autres ouvriersboulangers le détestent (21).

6) Deux de ses compagnonsdisparaissent après avoir découvertet suivi un sanglier.

6) Eusice qui a précédemmentdécouvert des sangliers (§ 20) partseul vivre en ermite (23).

15 Par exemple : Miracles de saint Julien du Mans ( BHL 4549) , 8, éd. et trad. B.Robreau, Bull. de la Société Dunoise, 284, 1994, p. 29.

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7) Une troupe de souris détruit lestrois clos de blé cultivés parManawydan.

7) Un lièvre ravage le jardind’Eusice qui abonde de légumes (24).

8) Manawydan capture une sourisvoleuse et menace de la pendre.

8) Le lièvre est capturé, attaché ausol par les pattes (24). Eusiceguérit un malade à la tête enflée età la gorge resserrée (28).

9) Manawydan obtient la restitutionde la fertilité du pays et la libertéde ses compagnons.

9) Donation de biens (34-36). Eusiceobtient du roi Childebert la grâcede prisonniers (34).

HISTORICISATION ET CHRISTIANISATION DU RECIT :

On voit donc qu’une grande partie de la Vie d’Eusice n’est qu’unetransposition chrétienne d’un récit mythologique d’origine celtique dans lebut de fabriquer une Vie de saint. Cela a impliqué beaucoup detransformations de détail, mais qui n’ont pas suffi à dénaturer lastructure du récit primitif réemployé.

L’historicisation s’est faite dans un contexte chrétien et le vieuxrécit celtique a été habillé de divers stéréotypes afin de pouvoir composerle portrait d’un moine vertueux conforme aux règles du genrehagiographique. Comme une majorité de saints16, Eusice fait l’objetd’heureuses prédispositions dès l’enfance et reçoit une bonne éducation dela part de son parrain, le prêtre Eugène (§ 6-7). Tant avant (§ 12)qu’après (§ 15) son entrée dans un monastère, il est assidu aux veillées,aux jeûnes et aux prières, est persévérant dans l’épreuve et triomphe desvaines embûches du démon (§ 8 et §31-32) comme de la jalousie de sesconfrères (§ 16-17 et 19-21). Mais ses miracles sont si éclatants quemalgré sa modestie (§16) et son humilité (§ 17) ses mérites sont reconnus(§ 19 et 22) et il doit fuir le monde pour satisfaire à ses exigencesspirituelles (§ 23). Mais il ne peut échapper à la renommée (§ 27-28) et ilfonde un monastère (§ 30-32) qui bénéficie bientôt de puissants concours (§33-36). Il y meurt de façon édifiante au milieu de ses disciples en larmes(§37-38).

Dans ce contexte, il était sans doute difficile qu’Eusice exercelonguement le métier de fabricant de boucliers ou de sellier dans uneville et le biographe a préféré transposer l’histoire en lui accordanttrois fonctions successives dans un monastère, ce qui permet de tracer unecarrière monastique plus vraisemblable. D’abord aide-cuisinier, ilbénéficie d’une promotion lorsqu’il devient berger responsable du troupeaudu monastère puis enfin chef des boulangers. En même temps, ce parcours quiintercale une fonction située hors du monastère permet de sauvegarder lanotion d’un déplacement géographique postulé par le scénario du modèleceltique. Eusice vient du Périgord désert et ravagé par la famine au Berryavant d’exercer son office à la cuisine comme Manawydan du Dyvet gallois

16 On pourra comparer le déroulement général de la biographie d’Eusice au schémastandard esquissé par B. BECK, Saint Bernard de Tiron... , 1998, p. 115.

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dépeuplé par l’enchantement à l’Henfford anglaise où il se fixe commesellier. Puis il doit quitter Patriciacus pour les environs de la silvaCherontis où il va pratiquer le métier de berger comme Manawydan quitteHenfford pour une seconde ville. Puis le retour au monastère donnel’occasion d’un troisième déplacement. Le caractère magique du travail deManawydan qui travaille plus vite et mieux que les artisans concurrents, etqui devenu plus tard agriculteur obtient le meilleur froment du monde, estmême accentué dans notre Vita. Eusice sert seul une grande foule, multiplieles légumes et le troupeau, fait deux fois plus de pain avec la mêmequantité de farine et quand, plus tard, il jardine, ses légumes poussentsans semence, ni plantation. Il se peut que l’hagiographe ait forcé la notepour exalter les mérites de son saint, mais je n’exclurais pas non plus quela version galloise ait sous-estimé les talents de Manawydan. Par contre,le contexte monastique a réduit les menaces qui pèsent sur Eusice. Il estjalousé et exécré, mais on ne va pas jusqu'à menacer sa vie, ce qui seraitplus choquant de la part de moines que de vulgaires artisans. Par contre,on tue ses chiens et il expose lui-même sa vie en entrant dans le fourviolemment allumé.

De même, si le froment de Manawydan ravagé par des souris est devenulégumes dévorés par un lièvre, c’est simplement parce que ces derniersconviennent mieux à la nourriture d’un ascète que le beau froment récoltépar l’ancien dieu celtique. Mais ce lièvre est capturé comme une sourispuisque l’hagiographe nous dit qu’il est pris quasi cum muscipula, "comme dansune souricière". Et lièvre comme souris sont des animaux particulièrementprolifiques, donc dotés du même symbolisme élémentaire.

Mais ce ne sont que de menues divergences quand on voit la libertéavec laquelle l’auteur a traité les informations de sa seconde source,pourtant bien plus respectable, le Liber in Gloria Confessorum de Grégoire deTours. Il en a tiré essentiellement trois épisodes : le miracle de guérisondu § 28, celui du vol de miel du § 29 et la visite de Childebert du § 33,qui sont effectivement les trois seuls éléments un peu développés dans letexte de l’historien des Francs. Au § 28, il est question d’un jeune homme qui avait complètementperdu la possibilité d’avaler, son cou et sa tête étant enflés et songosier et sa gorge resserrés alors qu’à l’inverse, chez Grégoire, c’étaitla gorge qui était enflée à force d’avaler. Au § 29, le voleur de miel estsolitaire et dérobe un petit vase, mais il tourne en rond toute la nuitdans le jardin d’Eusice, qui le découvre au matin par hasard en sortant desa cellule. Dans le texte mérovingien, il y avait non pas un, mais deuxvoleurs, et ils convoitaient deux vases de miel suspendus dans un arbre.Ils sont venus de nuit et sont surpris par le saint alors qu’ilseffectuaient leur triste besogne. Le voleur qui est sous l’arbre s’enfuitet l’autre trouve à sa place le saint ermite qui l’y attend. La découvertedu voleur s’effectuait donc non de jour, mais de nuit et il n’étaitabsolument pas question que l’un ou l’autre des larrons tourne en rond. Lavisite de Childebert n’est pas mieux respectée puisque l’évêque de Toursrapporte que le roi présente lors de son départ en Espagne cinquante piècesd’or à Eusice qui les refuse en lui conseillant de les donner aux pauvres,ce qu’il fait. Or aux § 33-34, nous apprenons que Childéric s’est arrêté àla fois à l’aller et au retour. A son premier passage, il aurait bénéficiédes prières et d’une prophétie de victoire de la part du saint alors que

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Grégoire n’évoquait qu’un voeu de bâtir une église sur le tombeau d’Eusice,alors très âgé, s’il revenait de son expédition. Et c’est seulement auretour (et non à l’aller) que BHL 2755 évoque le don de quinze (et noncinquante) livres d’argent (et non d’or) par le roi. De plus, cette fois,Eusice non content d’accepter l’argent (et non de le refuser), réclame ensus la libération de tous les prisonniers de guerre qui étaient emmenés parl’armée de Childebert, ce que ne mentionnait nullement l’évêque de Tours.

On voit donc que les rectifications apportées par le biographe denotre saint à une tradition celtique que nous ne connaissons que par untexte gallois du très bas Moyen Age ne sont guère plus graves que cellesqu’il a apportées au texte de Grégoire de Tours. Au contraire, on peutjuger que la description du fléau qui se répand sur le Périgord et provoquele départ d’Eusice et de sa famille est particulièrement fidèle à ce quelaisse prévoir le modèle. Et l’on peut même subodorer que les déformationssubies par les épisodes tirés du Liber in Gloria confessorum ont souvent eu pourbut de les rapprocher du scénario postulé par le modèle tiré de latradition orale. Ainsi, si le voleur de miel tourne en rond, c’est pourrespecter la triplicité du motif du cercle magique postulée par l’existencede trois clos dans la version galloise. Et si une libération de prisonniersa été ajoutée lors de la visite de Childebert, c’est probablement pourévhémériser la libération des compagnons du héros qui figurait dans lemodèle (on notera aussi qu’Eusice est d’origine espagnole comme lesprisonniers, ce qui assure un lien avec eux, même s’il est moins étroitque celui qui unit Manawydan à Pryderi et Rhiannon). Enfin, il n’est pasimpossible que si la gorge enflée du malade guéri est devenue resserrée, cesoit simplement pour rapprocher le miracle du motif de la souris pillardeque Manawydan est en train de pendre et dont la corde doit resserrer legosier.

Mais la christianisation du récit s’est traduite non seulement par unmécanisme d’historicisation qui enlève le peu de crédit que l’on pouvaitencore accorder à des détails d’aspect historique, comme les quatorze (2 x7) années séparant la visite de Childebert de la mort d’Eusice. Elle s’estaussi traduite par une enveloppe littéraire, composée à la fois demultiples détails édifiants stéréotypés que nous avons déjà signalés plushaut, et d’une masse de citations et d’allusions scripturaires dontl’influence sur la structure a été le plus souvent superficielle.

Les véritables citations ne sont pas très nombreuses. Le § 26 évoqueun miracle mentionné par les Dialogues du pape Grégoire le Grand, maisc’est plutôt un résumé. Des références à l’Ancien et, plus rarement, auNouveau Testament sont quelquefois annoncées mais pas toujours de manièretrès précise :

· "comme l’a dit le Psalmiste (§ 5)" , suivi d’une citation du psaume 91(90) : "Tu ne craindras ni les terreurs de la nuit, ni la flèche quivole de jour, (ni la peste qui marche en la ténèbre,) ni le fléau quidévaste à midi..."

· "rappelant ce saint précepte du Seigneur : Priez...(§ 11)" avec citationde Matthieu, 5, 44-45.

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· "pratiquant ce précepte apostolique (§ 15)", précédant un aphorisme de laII e Epître de Paul aux Thessaloniciens, (3, 10 ).

· "Eusice chantait en lui-même ce verset du prophète : J’espérerai en Dieu,je ne craindrai pas ce que l’homme me fait (§ 15)". A la lumière deplusieurs relectures des écrits prophétiques et de la consultation del’index analytique et analogique de la Bible de G. Passelecq et F.Poswick17, il semble s’agir d’une référence composite et pouvantprovenir aussi bien de Jérémie (17, 7, "Heureux l’homme dont Yahvé estl’espérance" et 20, 10  "Moi, Jérémie, j’ai entendu les menaces de lafoule") que d’Isaïe (8, 17, "J’attends Yahvé, en lui j’espère" et 51,7, "Ne craignez pas les injures des hommes"). Peut-être la citationest-elle effectuée de mémoire car les parallèles textuels les plusproches renvoient plutôt au psaume 118(117), 5-6 : "J’ai crié versYahvé, et il m’a exaucé, mis au large. Yahvé est pour moi, je necrains pas, que pourrais un homme contre moi ?" et aussi Matthieu, 10,26 "Ne craignez pas les hommes".

· "comme il a été écrit au sujet des fils d’Israël traversant autrefois laMer Rouge (§26)", introduit un parallèle entre le miracle de lacellule d’Eusice respectée par les eaux et le passage de la Mer Rougepar les Hébreux, épisode rapporté dans l’Exode, 14, 22 (le "murd’eau"). Les allusions aux " ténèbres" qui se trouvaient alors sur laterre d’Egypte et à la "lumière" qui accompagnait Israël se réfèrent àdes passages du même livre (Exode 10, 21-26 ; 13, 22 et 40, 34-38, etpeut-être aussi à Nombres 9, 15-22).

· "conformément à ce qui est écrit : le besoin de ton salarié nes’attardera pas près de toi jusqu’au matin (§ 32)" renvoie auLévitique 19, 13, plutôt qu’à Tobie 4, 14.

Dans l’ensemble, ces références constituent plutôt des sortesd’ornements littéraires qui se superposent au texte proprement dit sansvéritablement influer sur le contenu. On fera néanmoins une exceptionpour le § 26 où la référence biblique est insistante et doublée par celledes Dialogues de Grégoire le Grand, si bien que l’on sera amené à sedemander plus loin si elle n’a pas pu avoir une action déformatrice vis-à-vis du modèle sous-jacent.

D’autres allusions ne sont pas annoncées. Elles sont mises ensituation de manière variée, le plus souvent par l’intermédiaire despersonnages mis en scène. Tantôt, c’est Macaire qui adresse un discoursmissionnaire truffé de références non explicites ("Nous fûmes aveugles...briller" avec notamment des allusions au Deutéronome 29, 3, et au psaume135 sur les idoles, repris par Isaïe, 6, 9-10 et les Evangélistes :Matthieu 13, 14-16 ; Marc 8, 18 ; Jean 12, 37-38,) à Lamamach etZepheguira avant de terminer par la récitation du Credo chrétien (§ 2). Levieillard de la caverne enseigne, lui, au § 4 la "Passion et l’Ascensiondu Christ et la venue de l’esprit Paraclet". Plus loin, c’est le pèred’Eusice au § 6 ("Que ta volonté soit faite..." Marc 14, 36 ou Luc 22, 42plutôt que Matthieu 26, 42) ou le saint lui-même (§8 "Suis-moi..."

17 Table pastorale de la Bible, Index analytique et analogique , Paris, éd. Lethielleux, 1974, 1214 p.

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Matthieu, IX, 9 ou Jean I, 43, mais ici sans loup ; § 32 "N’ayez paspeur" Matthieu, 17, 7) qui s’approprient les paroles de leur modèle, leChrist, à moins que le second ne songe à proférer des allusions auNouveau Testament ou des sentences empruntées aux Psaumes comme au § 9("Ceux qui mettent leur confiance dans la montagne de Sion " allusion àl’Epître aux Hébreux, 12, 20-22, plus qu’à Joël 2, 12 et 3, 5 ; "De quiaurais-je peur ?" emprunté au psaume 27 (26), 1, qui n’est peut-êtrequ’une réponse à la question du § 8). Ailleurs ce sera un commentaire dubiographe qui, au moyen d’une comparaison renvoyant à Luc, 14, -11, meten conformité son héros avec les préceptes évangéliques : "Ainsi l’hommede Dieu, Eusice, tandis qu’il voulut être le dernier de tous..." (§ 30).

Là encore, il s’agit souvent, soit d’affirmations du dogme chrétien,soit de purs ornements littéraires, mais il faut aussi se méfier del’inflexion qu’elles ont pu apporter au récit oral et qui peut se révélertrès dangereuse pour l’interprétation de ce qui relève des sources oralesutilisées par le biographe. Nous aurons l’occasion d’en voir plusieursexemples plus bas, aussi n’en étudierons-nous qu’un pour l’instant.

Il s’agit du miracle du § 22 où Eusice entre dans le four allumé pourle nettoyer et y disposer le pain à cuire. D’un point de vue celtique, ils’agit comme nous l’avons dit du motif du contrôle des températures quiest particulièrement illustré dans la tradition galloise par Kei dont lepouvoir en la matière était si grand "qu’il servait lui-même de petitbois pour allumer le feu quand ses compagnons avaient froid18". Mais ledétail d’Eusice priant à l’intérieur du four renvoie à l’épisode desTrois Hébreux dans la fournaise (Daniel, 3) bien que ce ne soit pasexprimé explicitement comme dans BHL 2754. Mais on saisit que lorsque lebiographe évoque au § 6 les "nourritures royales" dont l’enfant Eusicefut nourri, l’expression est tirée de Daniel, 1, 6-16, bien qu’employéeapparemment à contresens, puisque c’est après avoir remplacé lesnourritures royales par des légumes que Daniel et ses compagnons sontdits avoir "grossi plus que tous les enfants qui mangeaient des mets duroi".

Si l’action de christianisation est poussée jusqu’au bout, elle peutaboutir à transformer complètement un prodige pour l’habiller en purmiracle chrétien garanti par des précédents bibliques. C’est sans doutece qui est arrivé au miracle de l’inondation épargnant la celluled’Eusice. Mais inversement, s’il est employé maladroitement, le processusd’habillage littéraire peut laisser subsister des disparates révélateurs,comme le jugement par le feu du Credo que nous avons déjà signalé plushaut. Ainsi encore le détail d’Eusice cuisinier qui, dans ses moments deloisir, enlevaient aux frères leurs chaussures pour les nettoyer ou lesranger (§ 15). On peut n’y voir qu’un simple signe d’humilité chrétienneimité de la Vie de saint Martin (2, 1-8) par Sulpice Sévère, mais il estprobablement un vestige d’un modèle où le héros exerçait le métier decordonnier et non de cuisinier.

VIE D’EUSICE ET MABINOGI DE MATH :

18 Culhwch ac Olwen, 388-392, éd. Bromwich et Evans, p. 14.

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Les remarques que nous venons de faire étaient indispensables avantque nous poursuivions notre analyse de la structure de la Vie d’EusiceBHL 2755. En effet, si nous avons éclairé le prototype qui a servi desupport à la plus grande partie de cette œuvre hagiographique, cettesource de tradition orale n’en explique pas le début, c’est-à-dire les §1-7. Tout juste pourrait-on penser que le voyage du père d’Eusice dans unpays différent de sa patrie durant lequel se convertissent sept de sescompagnons pourrait correspondre avec le retour du voyage en Irlande deManawydan qui est un des sept survivants de l’expédition de Bran.Mais bien que ce voyage soit rapporté dans la seconde branche duMabinogi, c’est plutôt vers la quatrième, le Mabinogi de Math qui, dansla tradition galloise, suit celui de Manawydan qu’il faut se tourner. Icien effet, le récit commence aussi par un voyage à la cour d’un roi, celuide Gwydion et Gilvaethwy chez Pryderi. Leur but est de provoquer laguerre afin de pouvoir violer la vierge sur le giron de laquelle le roiMath est obligé de reposer ses pieds en temps de paix. L’objectif estatteint quand Gwydion réussit à échanger les porcs magiques de Prydericontre des chevaux et des chiens de féerie qui s’évanouissent peu aprèsle départ de Gwydion et de ses compagnons : la vierge est violée pendantque Math est à l’armée.En punition de ce viol, Gwydion et Gilvaethwy sont condamnés à passertrois années sous forme animale et à devenir sous ces aspects le père etla mère d’un faon, d’un louveteau et d’un marcassin, que Mathtransformera ultérieurement en trois vigoureux jeunes gens en même tempsqu’il rendra forme humaine à leurs parents. La vierge violée estremplacée par Aranrot, sœur de Gwydion. Mais quand elle passe au-dessusde la baguette de Math, elle laisse tomber après elle deux petits enfantsdont l’un est évacué très vite du récit. L’autre est élevé par son oncleGwydion et se développe anormalement vite.Aranrot, vexée de l’outrage subi, maudit son fils, le condamnant à ne pasavoir de nom, d’armes, ni d’épouse. Mais Gwydion, qui est un puissantmagicien, aide son neveu à contourner les trois interdits :

· pour lui procurer un nom, il fait paraître par enchantement un navire àun endroit où il y avait des algues et transforme le goémon en cuir.Avec ce matériau magique, il s’établit cordonnier, change ses traitset ceux de l’enfant et attire Aranrot à bord, sous prétexte de luifabriquer une paire de souliers. L’enfant qui coud voit un roitelet,lui lance son aiguille et l’atteint. Aranrot s’écrie alors "c’estd’une main sûre que le lleu l’a atteint". Et Gwydion dit : "ils’appellera Lleu à la main sûre".

· pour lui obtenir des armes, Gwydion suscite à nouveau une flotte magiqueet un grand bruit de trompettes si bien qu’effrayée, Aranrot proposed’elle-même des armes au jeune homme.

· enfin, pour surmonter la malédiction maternelle empêchant Lleu de n’avoir"jamais une femme de la race qui peuple la terre en ce moment",Gwydion lui fit "sortir une femme des fleurs".

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Ce scénario paraît à première vue assez différent de ce qui nousreste à expliquer de l’histoire d’Eusice, c’est-à-dire le début. Mais onremarquera qu’il s’agit dans les deux cas du récit de la conception et del’enfance d’un héros et que plusieurs points de contact apparaissentimmédiatement :

· tout débute par un voyage vers une cour étrangère : celui de Gwydion etGilvaethwy accompagnés de dix compagnons vers la cour de Pryderi,celui des ambassadeurs Lamamach et Zepheguira avec de nombreuxcompagnons vers le roi des Francs (§ 1).

· la naissance de l’enfant intervient immédiatement après un retourprécipité (Gwydion et Gilvaethwy qui ont échangés les porcs contre deschevaux magiques reviennent en toute hâte à la cour de Pryderi carleur charme est de courte durée ; au § 4, Lamamach et Zepheguira quise sont convertis au christianisme reviennent à Paris puis en Espagneaussitôt qu’ils ont entendu les paroles du vieillard) suivi d’unefuite (revenus dans leur pays, Gwydion et Gilvaethwy évitent la courdu roi Math dont ils ont violé la vierge et dont ils craignent lacolère ; au § 5, revenus dans leur pays, Lamamach et Zepheguirarefusent de se présenter devant le roi Moroguiza pour sacrifier auxidoles et, épouvantés, s’enfuient).

· comme pour Lleu, un débat surgit opposant le père et la mère sur le nomde l’enfant. Bien que sa vision lui ait recommandé : "tu l’appellerasde ce nom : Eusice... (5)", Bénédicte se tait et c’est l’enfant lui-même qui prononce son nom (§ 6).

· Lleu a un frère jumeau et Eusice naît à Gemiliacus, c’est-à-dire "Jumeaux"ou "le lieu des jumeaux".

· comme Lleu qui à quatre ans "eût été assez développé pour un enfant dehuit ans", Eusice s’avère particulièrement précoce, grandissant entrois ans plus que d’autres en sept (§ 6).

Cela autorise à reprendre de plus près la comparaison mais avecbeaucoup de précautions, parce qu’il est certain que le processus dechristianisation a été ici beaucoup plus intensif que dans l’adaptationdu scénario connu par l’histoire de Manawydan. Ainsi l’épisode du nomrefusé a été remanié à l’aide de Luc 1, 59-64, relatif à la circoncisionde Jean-Baptiste qui intervient elle aussi le huitième jour après lanaissance : "On voulait l’appeler Zacharie, du nom de son père ; mais,prenant la parole, sa mère dit : "Non, il s’appellera Jean ...". C’estexactement la réplique d’Eusice qui utilise sa langue pour la premièrefois : "Non, mon nom sera Eusice (§6)" quand on veut l’appeler du nom deson parrain Eugène. Et l’interférence de la dispute évangélique est sansdoute aussi à l’origine du déplacement du point d’inflexion du prodige,devenu un éclatant miracle de la parole (un bébé d’une semaine qui parle)puisque la phrase d’Elisabeth était bientôt suivie du déliement de lalangue de Zacharie. Il est d’autant plus remarquable que Bénédicte setaise, puisque le modèle biblique aurait dû naturellement amener à faireparler la mère d’Eusice, ce qui démontre bien que l’influence del’Evangile de Luc n’a eu qu’une fonction secondaire de rhabillage. Il enva aussi de même pour l’allusion aux nourritures royales dont on a ditplus haut qu’elle se rapporte au Livre de Daniel. Si elle comporte un

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contresens (Daniel et ses compagnons nourris de légumes et d’eaugrossissaient plus que tous les autres enfants mangeant des nourrituresroyales alors qu’Eusice, nourri de mets royaux, grandit autant en troisans qu’un autre en sept), c’est simplement par fidélité au prototypeceltique, laquelle est d’ailleurs garantie par la plus grande proximité,pour ne pas dire la quasi similitude, de la formule du Mabinogi de Math(Lleu est au bout d’un an d’une taille qui eût paru forte même pour unenfant de deux ans et à quatre ans, il était développé comme un enfant dehuit).Mais l’intensité de la christianisation ne saurait étonner car il estévident qu’un scénario impliquant un grand nombre d’actes magiques, etparticulièrement des métamorphoses d’hommes en animaux, une unionhomosexuelle et une conception bestiale, ne pouvait être que profondémentcensuré et remanié par un hagiographe. Il est toujours délicat de prouverune censure, surtout lorsque nous ne disposons pas de la forme exacte deslégendes qui ont été utilisées. Mais la comparaison du Mabinogi deManawydan avec les parties médiane et finale de la Vie d’Eusice nouslaisse espérer que les récits gallois sont restés encore très proches destraditions utilisées. Il nous faut donc reprendre les divers élémentspour faire voir que si les faits les plus graves sont censurés ouaffaiblis, le récit a conservé sous des formes transformées, affaiblieset atomisées une grande partie de la matière.Commençons par l’épisode du voyage initial du père d’Eusice dont onretiendra qu’il manque essentiellement trois motifs : le vol des porcsmagiques, la guerre qu’elle provoque et le viol de la vierge porte-pied.Nous allons d’abord réaliser qu’une des techniques de l’auteur a consistéà déplacer et démembrer certains éléments. Ainsi l’épisode du vol desporcs merveilleux de Pryderi, qui implique la création de chevauxmagiques, est apparemment absent des premiers paragraphes où l’ons’attendrait à le rencontrer. Par contre, le motif du vol de porcs n’apas été abandonné mais seulement déplacé puisqu’on le retrouve dans uneforme assez proche au § 20. Le motif a été ici fusionné avec celui dusanglier mystérieux qui menait à la disparition des compagnons deManawydan, mais on remarque immédiatement que:

· le miracle ne concerne plus comme dans la troisième branche du Mabinogiun unique suidé, mais à l’instar de la quatrième branche tout ungroupe des mêmes animaux.

· comme dans Math aussi, le responsable des porcs est soumis à uninterdit : Pryderi n’a pas le droit de les donner avant que leurnombre n’ait doublé, Eusice ne peut revenir au monastère avant d’avoirréparé la perte des animaux.

· toujours comme dans Math , le motif comporte une substitution d’animaux :les porcs de Pryderi qu’il ne peut donner sont échangés contre deschevaux, ceux qu’Eusice doit retrouver sont remplacés par dessangliers.

· la manière dont la situation d’Eusice se dénoue (Dieu lui permet detrouver le même nombre de sangliers que le nombre de porcs volés)satisfait à la fois à la condition qui lève l’interdit de Pryderi(Dieu a doublé le nombre des bêtes) et à un détail curieux du textegallois qui veut que les porcs soient en train de changer de noms :

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Eusice a perdu des porcs (porcus), et retrouve des sangliers (aper), dela même manière que les cochons (hob) de Pryderi sont en train dedevenir des porcs (moch).

Le déplacement du motif a ainsi servi à remplir partiellement le contenudu troisième métier d’Eusice. En passant d’une activité d’artisan urbainà celle d’homme de métier au service d’un couvent, l’hagiographedisposait d’un cadre vide pour recycler des motifs trop magiques. Ici,sauvegardant le motif du vol de porcs camouflé en échange, il asimplement fait disparaître l’élément le plus litigieux, la création deschevaux magiques susceptibles de s’évanouir, en les remplaçant par dessangliers découverts par la volonté divine. Encore ne sommes-nous pastout à fait sûr qu’il n’ait pas recyclé plus loin le résidu quand il nousmontre aux § 31-32 un cheval démoniaque renvoyé par Eusice dans un AutreMonde ! Cependant, il est plus vraisemblable que cette fin représente lalibération de Rhiannon qui portait durant sa captivité les licous desânes parce que le cheval démoniaque avait auparavant été, comme elle,astreint à travailler.Il paraît désespéré de vouloir repérer les vestiges du motif du viol dela vierge en punition duquel Gwydion et Gilvaethwy sont contraints àengendrer trois fois sous forme animale, tant ce mythème paraît du typemême à attirer la plus sévère des censures. Pourtant, si affaiblis qu’enapparaissent les résidus, il n’est pas certain que ce soit le cas.Nous avons en effet déjà noté la tendance du récit à mettre sur le mêmeplan les animaux et les personnages humains. Cela apparaîtparticulièrement dans les passages qui concernent les loups :

· aux § 7-8, le possédé hurle comme un loup ou un chien et le faitqu’Eusice expulse son démon à aspect animal composite fait du saint unvéritable maître des animaux.

· aux § 18-19, les deux loups remplacent chaque nuit Eusice comme gardiendu troupeau. Certes, les loups ont ici fait l’objet d’un habillageévangélique. Eusice est le "berger fidèle" et non le "mercenaire" (§17). Les frères jaloux et les loups (§ 18) qui viennent s’emparer desbrebis ont aussi leur image dans Jean X, 1-18. Mais le fait que lesloups (et non le loup) se tiennent à l’entrée (§ 18 et § 19), enconformité avec le modèle de la parabole du Bon Pasteur ("je suis laporte") qui rhabille chrétiennement les § 17-19, ne fait que renforcerl’identification d’Eusice assimilé au Christ avec les loups. Dansl’Evangile, ces derniers sont en effet uniformément conçus comme desennemis et jamais substitués au Christ, comme le montre encore lareprise de l’image au § 37 dans un contexte purement chrétien (leloup, ici purement métaphorique, se cantonne au rôle d’ennemicherchant à disperser le troupeau monastique).

· les loups des § 9-11 sont les plus intéressants. Eusice quitte Gemiliacusavec son père, sa mère et ses deux frères. Ils traversent une forêtlorsqu’une louve s’en prend à Bénédicte, la jetant à terre et lafoulant de ses pieds, tandis que ses deux louveteaux s’emparent de sesdeux petits frères. L’adéquation en nombre, âge et sexe entre la mère

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et la louve, les deux petits frères et les louveteaux, semble bienmontrer que les deux aspects humain et animal entretiennent unecorrespondance. Or ici, dans un contexte qui n’a apparemment pas pusupporter un rhabillage chrétien direct, Eusice possède une mèreassimilée à une louve et deux frères assimilés à des louveteaux. Celaparaît strictement parallèle à Gwydion et Gilvaethwy donnant naissancesous forme animale à trois fils ultérieurement changés en petitshumains. Et ce sont probablement ces deux frères assimilés à deslouveteaux que l’on a observés transformés en gardiens de troupeauxaux § 18-19. La seule différence avec le mythe gallois résideseulement dans le fait que le texte celtique fait appel à troisnaissances sous des formes animales différentes (faon, marcassin,louveteau) alors que la Vie d’Eusice se limite au troisième aspect.Néanmoins, le démon expulsé au § 8 du possédé qui hurle comme un louptient de multiples animaux (singe, aigle, cheval) et même de l’homme(par ses mains), et il semble bien nous avertir qu’il est capable deprendre toutes les formes animales possibles.

Nous voyons donc que si le motif de la métamorphose animale desparents et de la naissance de trois fils sous cette forme n’est pasaffirmé ouvertement, il est fortement suggéré. Seul l’épisode explicatifde la transformation, celui de la vierge porte-pieds, est plus largementcensuré et l’on comprend qu’il soit délicat d’expliquer en théologiechrétienne pourquoi Math doit garder en temps de paix le pied dans legiron d’une vierge et comment celle-ci est violée quand, à la suite duvol des porcs de Pryderi, la guerre est déclarée. Pourtant :

· le fait que le giron de la vierge symbolise un réservoir de fécondité,comme G. Dumézil19 l’a dégagé, est démontré par la suite de l’histoirefaisant d’Eusice un maître de l’abondance qui, à la fin du récit,obtient la libération des prisonniers de guerre (la situation de paixest rétablie) et la restitution de la fécondité (confisquée aux § 8-9quand à la suite de l’envol de l’esprit démoniaque à aspect animal lafamine s’étend, le pays se dépeuple et les naissances de la terreavortent, et restituée aux § 32-36 quand le démoniaque cheval portantun guerrier est renvoyé dans l’Autre Monde et que les donationsaffluent sur le monastère).

· il faut observer que le rédacteur insiste par deux fois sur l’attitudede la louve foulant aux pieds la mère d’Eusice au § 10. Une premièrefois, il nous rapporte que la louve attaquant la mère endormie, "lajeta à terre, la foulant de ses pieds et de ses griffes plus que lalacérant de ses dents". Quelques lignes plus bas, alors qu’il nousmontre Eusice à la recherche de sa mère, il répète l’image. Le saintenfant regarde dans les fourrés et "voit la louve avec sa mère étenduesous ses pieds". Cette insistance invite à se demander s’il n’y a pasici le souvenir d’un motif comparable à la vierge porte-pieds violéepar un Gilvaethwy ultérieurement transformé en louve. Et cela estd’autant plus probable que l’attitude du père Marcel-Zepheguira estambiguë. A aucun moment, on ne le voit défendre sa femme. Cela est

19 L’oubli de l’homme et l’honneur des dieux, 1985, p. 96.

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très explicable s’il a gardé le rôle de Gwydion qui est le complice deGilvaethwy dans le viol de la vierge porte-pieds. De même, quandMarcel et sa femme sont peu après (§ 10) attachés et chargés debagages, donc réduits à l’état d’animaux de charge, cela reproduit lasituation de Gwydion et Gilvaethwy punis par une transformationbestiale. Et l’on notera que c’est à la fin du § 4, peu avant leurfuite (§ 5) et la naissance d’Eusice (§6) que Zepheguira et Lamamachchangent de nom, devenant respectivement Marcel et Félix. Or ces deuxnoms dépeignent justement la situation de leurs homologues gallois àce moment du scénario. Gwydion qui vient de provoquer la guerre pourpermettre à son frère de violer la vierge est l’équivalent deZepheguira devenu Marcel, un nom dérivé de celui du dieu romain de laguerre. Quant à Lamamach, le correspondant de Gilvaethwy qui aime lavierge porte-pieds depuis le début de l’histoire et vient enfin decoucher avec elle, il ne peut mieux être caractérisé que par le nom deFélix, "heureux".

On voit donc que même le motif scabreux du viol de la vierge porte-pieds puni par une régression à l’état animal et une copulation bestialea sans doute laissé quelques traces dans la biographie d’Eusice. Làencore, le passage délicat a été affaibli et transféré plus loin, à lafaveur d’un contexte parallèle ouvert par l’histoire de Manawydan quiforme maintenant l’armature de la Vie d’Eusice : Eusice et sa famille, àl’instar de Manawydan et de ses compagnons, errent dans un pays désert oùrôdent les loups.

Les processus conjoints du rejet vers d’autres contextes et de leurdissolution par un rhabillage chrétien ont également été appliqués àl’autre grand thème de l’enfance de Lleu, la malédiction maternelletrifonctionnelle. Nous n’avons jusqu’ici examiné que l’épisode del’interdit jeté sur le nom. Nous avons montré comment il avait ététransformé sous l’influence de la circoncision de Jean-Baptiste. Onpourrait croire que cette modification qui amène Eusice à se nommer lui-même a provoqué la suppression de l’épisode homologue où en lançant sonaiguille de cordonnier l’enfant obtenait son nom de Lleu à la main sûre.Or cela ne semble pas le cas car :

· d’une part au § 23, nous apprenons qu’Eusice possède une aiguille (bienque dans sa Vita, il n’exerce plus le métier de cordonnier).

· d’autre part au même § 23, nous découvrons plusieurs détails curieux quiconfirment que cette aiguille représente bien le résidu de la scène del’acquisition du nom. Le saint qui cultive "sans semence, niplantation" récolte pourtant en abondance et il emploie une curieuse

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manière de faire profiter son prochain de sa prospérité : il faisait" souvent des petites bottes de plantes" qu’il "laissait partir dansl’eau du fleuve". Voilà une bien incertaine façon de faire bénéficierles miséreux d’une agriculture qui sent la magie. Or dans l’épisodede Lleu cordonnier maniant l’aiguille pour acquérir son nom, il estprécisé que le cuir qu’il cousait était en fait des alguestransformées magiquement en cuir par Gwydion. Ces plantes magiquementrécoltées qui flottent sur le fleuve ne seraient donc en dernierressort que le laborieux aboutissement des algues qui forment lamatière première magique du cuir travaillé par Lleu et Gwydion. C’estd’autant plus probable que si les éléments résiduels de l’aiguille etdes plantes magiquement cultivées et jetées à l’eau ont été déplacés(on les attendrait logiquement aux § 6-7), ils l’ont été en troisphrases consécutives du même § 23.

· enfin au § 11, nous assistons au miracle d’Eusice renvoyant une flèchecontre le brigand qui l’a décochée. Il est tentant d’y voirl’équivalent du coup permettant à Lleu d’obtenir son nom. Le doute estd’autant moins permis qu’au moment de l’épisode du débat sur le nomaux § 5-6, le rédacteur y fait déjà allusion quand il met dans labouche du père d’Eusice, dissuadant sa femme d’obéir à la vision quilui demandait de nommer son fils cette citation du psaume 91 (90) :"Tu ne craindras ni les terreurs de la nuit, ni la flèche qui vole dejour, (ni la peste qui marche en la ténèbre,) ni le fléau qui dévasteà midi...". Il raccroche déjà sous une forme christianisée20 l’interditsur le nom à l’acte qui permettra de le contourner. Et accessoirementcela explique pourquoi ce n’est plus une aiguille mais une flèche quiest lancée. D’ailleurs même en théologie celtique, l’important estqu’il soit question d’une action à distance. Si Lleu "à la main sûre",le Lug gallois, lance une aiguille magique, le Lug irlandais est dit"à la longue main" (Lamfhada) et son attribut est la lance (voire lafronde dans le combat contre le fomoré Balor lors de la secondebataille de Mag Tured, où l’épisode a peut-être été influencé par lecombat de David et Goliath).

Le second interdit avait trait aux armes. Or lorsqu’il mentionnel’aiguille, l’hagiographe nous signale également que:

"Excepté un racloir et une serpette, et aussi une aiguille, il(Eusice) ne possédait aucun instrument en fer".

20 Nous ajouterons que la citation évangélique mise dans la bouche dubrigand après le lancement de la flèche au § 11: "Aie pitié de nous car nous avonspéché contre toi (Luc, 15, 21, le fils prodigue)" semble indiquer quel’hagiographe sait pertinemment le contexte dans lequel le modèle suivi faisaitlancer le trait. Le verset suivant (Luc, 15, 22) fait en effet dire au pèred’apporter une robe et des chaussures au fils prodigue. Or dans le texte gallois,le trait est lancé par Lleu en présence d’Aranrot venue se faire mesurer le piedpour se faire fabriquer une paire de souliers. La ressemblance est artificiellemais il se pourrait bien que ce soit elle qui ait suscité la citation.

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Globalement, l’épisode correspond à celui de Manawydan agriculteur,ce qui explique la présence du sarcloir et de la serpette21. Mais iln’était aucun besoin de signaler l’absence d’outil de fer. Il sembledonc probable que la mention corresponde à l’interdiction faite à Lleude ne pas posséder d’objet de la catégorie des armes, puisque Eusice nepossède que des outils de troisième fonction dumézilienne : ceux del’agriculteur et de l’artisan cordonnier. A nouveau, on est entraîné àexaminer une autre merveille rapportée par notre hagiographe.Il s’agit du miracle de l’eau épargnant miraculeusement la cellule dusaint au § 26. Il est indéniable que le détail de ce passage a été trèsfortement influencé par celui des Hébreux traversant la Mer Rouge. Maisil est aussi certain que l’assimilation est artificielle (Eusice est seulet non à la tête d’une armée, n’est pas poursuivi et ne cherche pas àtraverser les eaux qui ne s’ouvrent point mais au contraire sont en trainde déborder) et que l’auteur a peiné pour la produire. Il répètelourdement trois fois en quelques lignes l’image des "eaux servant de murà droite et à gauche" et cela ne doit pas réussir à le convaincrepuisqu’il ajoute l’exemple de l’inondation de l’Adige rapportée par lesDialogues de Grégoire le Grand. Mais en fait, ne détourne-t-il pas lepoint d’inflexion du miracle selon des perspectives chrétiennes ? Au §23, nous venons de voir Eusice, qui veut échapper à la renommée faisantaffluer les gens auprès de lui, se choisir un lieu solitaire près duCher. Or aux § 26 et 27, alors que la violente crue du fleuve devraitplutôt inciter les bateliers à rester en repos, on voit ceux quinaviguent sur le fleuve arriver pour assister au miracle d’Eusice"debout au milieu des eaux sans eau (§ 27)" et, avant la foule desmalades du §28, on voit tout le couvent affluer en masse qui en barque,qui à pied. Le miraculeux ne serait-ce pas plutôt cet afflux massif debarques et de gens ? Car c’est exactement ce qui se produit dansl’épisode de Lleu acquérant ses armes quand Gwydion utilise ses pouvoirsmagiques pour susciter un grand mouvement de navires sur l’eau et degrands cris dans la campagne, afin de contraindre Aranrot, épouvantée, àdonner des armes à Lleu ? Et cette formule "de l’homme de Dieu debout aumilieu des eaux sans eau" (§ 27) rappelle beaucoup ces navires qui n’ensont pas et ces cris qui ne sont qu’illusion.

Le dernier interdit portait sur la femme. Là encore on pouvait penserqu’il serait purement et simplement supprimé, la condition de saintmoine adoptée par Eusice rendant quasiment caduc le motif. Or, ànouveau, il semble bien que ce ne soit pas le cas si nous regardons les§ 25 et 29. Dans l’un, Eusice aperçoit des abeilles qui "cueillaient lesfleurs" et les suivant, il découvre leur logis et commande à la mère desabeilles (la reine) d’entrer avec ses ouvrières dans un petit vase qu’ilramène dans son jardinet. Dans l’autre, il surprend un voleur de miel etl’empêche de lui dérober le vase "chargé d’abeilles" qu’il porte surl’épaule.

21 La serpette est l’instrument manié par Esus (nom qui semble une épithète deLug pour beaucoup de chercheurs tels B. SERGENT, "L’arbre au pourri", Actes du IXeCongrès international d’Etudes celtiques, 1992, p. 396) sur l’autel des Nautesparisiens. La mention de cet objet ne serait donc pas plus arbitraire que celle del’aiguille du cordonnier puisque Lleu et Manawydan semblent être respectivement leLug gallois et le Lug mannois.

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On voit donc que les abeilles fabriquant le miel dans un vase àpartir des fleurs qu’elles "cueillent" effectuent ici la même opérationque Gwydion fabriquant une épouse à Lleu en faisant "sortir une femme desfleurs" en mélangeant diverses fleurs. L’expression de cueillette desfleurs est même révélatrice car en réalité ce ne sont pas des fleurs maisle pollen que recueillent les abeilles. Et lorsqu’Eusice empêche lesvoleurs de lui prendre le vase, il reproduit à la fois la manoeuvred’Aranrot cherchant à le priver d’une épouse et échouant.

De plus, si l’on récapitule l’ensemble des épisodes que nous venonsd’examiner, on s’aperçoit de leur quasi continuité :

· § 23 l’aiguille et les bottes de plantes (résolution du premierinterdit)

· § 23 l’absence d’instrument en fer de la catégorie des armes(signification du second interdit)

· § 25 la capture des abeilles (résolution du troisième interdit)· § 26-28 le surgissement des bateaux et de la foule (résolution du second

interdit)· § 29 le voleur de miel (signification du troisième interdit)

Il y a peu de chances que ce groupement représente le produit d’unhasard car il n’y a pas d’autre aiguille, bateau ou abeilles dansl’ensemble de la Vie d’Eusice. Nous n’avions donc, à l’inverse des loups,aucune liberté de manoeuvre. L’hagiographe n’a donc jamais disséminé auhasard des détails puisque :

a) la flèche lancée du § 11 correspondant à l’appropriation du nom estappelée par la citation du psaume 91, qui rappelle sa liaison avec lavision qui commandait à sa mère de le nommer et à laquelle elle n’apas obéi.

b) les motifs délicats des loups gardiens et du vol des porcs, ce dernierprobablement appelé par le motif de la découverte du sanglier qui,dans Manawydan, provoquait la disparition des compagnons du héros, ontservi à remplir le cadre vide du second métier d’Eusice (§ 17-19).

c) le résidu du thème des trois malédictions contournées a été transféréglobalement à la fin du récit (§23-29).

d) la triplicité du motif de la naissance animale a été sauvegardée nonseulement par les affinités qui lient Eusice et ses deux frères avec lesloups, mais aussi par la distribution de trois séries de miracles ayanttrait aux loups, respectivement situés aux § 7-8 lors de l’enfance àGemiliacus, 10-12 lors de l’exode au milieu d’une campagne déserte oùrôdent les bêtes sauvages, enfin 18-19 quand il est gardien de troupeauxà Patriciacus.

Le tableau C (page suivante) regroupe l’essentiel des correspondancesque nous venons de développer. Elles ne s’ordonnent pas en une séquenceaussi ordonnée et régulière que celles qui lient la Vie d’Eusice avec latroisième branche du Mabinogi. Mais, eu égard aux obstacles redoutables(métamorphoses magiques, conceptions scandaleuses), qui s’opposaient à lachristianisation des données, elles nous paraissent suffisantes pour leverle doute.

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.TABLEAU C :

MATH VIE D’EUSICE

1) Voyage de Gwydion et deGilvaethwy à la cour de Pryderi.

1) Voyage de Zepheguira et Lamlamach àla cour du roi des Francs (par. 1).

2) Vol de porcs auxquels sontsubstitués des chevaux magiques.

2) Vol de porcs auxquels dessangliers sont miraculeusementsubstitués (20).

3) Déclenchement d’une guerre. 3) Chez les Catuvellauni, Zepheguiraprend le nom de Marcellus (2-4).

4) Viol d’une vierge porte-pied parun homme ultérieurement transforméen louve.

4) La mère d’Eusice foulée aux piedspar une louve (10).

5) Fuite de Gwydion et de Gilvaethwy 5) Fuite de Zepheguira et Lamlamach(5).

6) Conception triple sous formeanimale.

6) Affinité (triple) d’Eusice et deses deux frères avec les loups (7-8,9-11 et 18-19).

7) Naissance de jumeaux. 7) Naissance d’Eusice à Gemiliacus(5-6).

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8) Croissance rapide: à quatre ansil en paraît huit.

8) Croissance rapide: à trois ans, ilen paraît sept (6).

9) Malédiction maternelle :

a) pas de nom

b) pas d’armes

c) pas de femme.

9)

a) sa mère refuse de nommer Eusice (5-6).

b) Eusice n’a pas d’outil en fer de lacatégorie des armes (23).

c) (Eusice ne se marie pas).

10) Contournement de l’interdit.

a) Aranrot donne un nom à Lleu quilance une aiguille.

b) L’apparition imprévue d’uneflotte et d’un tumulte magiquecontraint Aranrot à donner des armesà Lleu.

c) Gwydion fabrique une femme-fleurpour Lleu.

10)

a) Eusice se nomme lui-même (6). Ilpossède une aiguille (23). Il renvoieune flèche sur l’archer qui l’adécochée (11).

b) Apparition surprenante de barqueset d’une foule autour de la celluled’Eusice (26-28).

c) Eusice attire des abeillescueilleuses de fleurs et empêche unvoleur de les lui dérober (25 et 29).

LES TRADITIONS LOCALES

Les sources que nous venons d’étudier sont les principales. L’auteura travaillé à partir d’un schéma de structure d’origine lointainementceltique qu’il a modifié de manière à le faire coïncider avec un scénariovraisemblable de biographie chrétienne, ce qui a déterminé une surcharge depieux clichés et le redressement de nombre d’éléments en fonctiond’épisodes bibliques. Il est fort probable que la survie de la matièreceltique est liée au transfert effectué localement par la tradition oraled’un scénario qui s’appliquait originellement à un personnage mythique toutà fait distinct d’Eusice. D’autres données ont certainement été récoltéesdans un environnement proche.

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Nous commencerons par les deux personnages de Romain et Léonard, lesdeux premiers disciples à se fixer auprès d’Eusice. Le premier sembleidentifiable au saint Romain qui avait son tombeau à Saint-Romain-sur-Cher22 (dans l’ancien diocèse d’Orléans) à 12 km à l’ouest de Selles. CeRomain n’est pas le patron primitif de la paroisse qui est saint Etienne.Il y est prétendu être venu de Limoges en compagnie de saint Léonard pourse placer sous la direction de l’abbé Séverin à Patriciacus.

On remarquera également que Monthou-sur-Cher, à 8 km de Saint-Romain, est une paroisse dédiée à saint Lié qui y avait une fontaine. Selonune légende locale, c’était un Berrichon entré au monastère de l’abbéTriecius. Commis à la garde des troupeaux, il aurait découvert la fontainenon loin du couvent, creusé sa cellule dans le coteau proche et construitun oratoire de branchages à proximité. Plus tard, l’évêque de Bourgesl’aurait élevé au diaconat, mais il aurait eu à souffrir de la jalousie deses confrères du monastère qui le laissèrent pour mort devant sa grotte. Ilparvint cependant à se traîner jusqu'à la fontaine où il lava ses plaies etrecouvra ses forces23.

La légende, orale et tardive, a été imitée de celle de saint Lié dePithiviers (et aussi sans doute de celle de saint Lié de Savins, à moinsque ce ne soit l’inverse, pour d’autres détails), ce qui explique le nomde l’abbé Triecius, alors que l’on aurait attendu celui de Séverin, et aussil’origine berrichonne qui n’est qu’un emprunt à la Vie de saint Viâtre,laquelle a fourni la plus grande partie de la Vie de saint Lié dePithiviers24. Mais elle se rapproche de celle d’Eusice (gardien de troupeauxen butte à la jalousie des autres moines) et se complète par la tentatived’assassinat et la quasi-résurrection du saint qui rappelle les deux thèmesterminaux du Mabinogi de Math : la mort et la résurrection de Lleu qui sontabsents de BHL 2755. Surtout ce Lié pourrait bien être identifié avec leLéonard (on prononce Liénard, et ce saint est aussi populairement appelésaint Lie et saint Délie) qui succède à Eusice et qui s’attarde longuementprès de lui avec Romain à la suite de l’épisode de l’inondation. Il sembledonc que le groupement Eusice-Léonard-Romain (dérivé d’une ancienne triadegauloise ?) corresponde à un groupement géographique de trois sites prochesde la vallée du Cher (voir fig. 1).

Plus, ce groupement établi une liaison entre Selles et la zone dePouillé-Thésée, où se trouve un sanctuaire gallo-romain qui aurait pu êtrele foyer d’origine de la matière celtique conservée par notre Vita. Malgréson nom, le village actuel de Monthou-sur-Cher n’est pas sur le cours dufleuve proprement dit mais à un peu plus d’un kilomètre au nord. Enrevanche, il se trouve à environ deux kilomètres du site antique de Thésée-Pouillé25, où l’on a fouillé aux abords du fleuve, en zone inondable, unfanum remontant au début du Ier siècle ap. J.C.. Il y fut trouvé une22 PORCHER R., " Petites monographies des communes sous l’Ancien Régime, VIISaint-Romain-sur-Cher", Revue de Loir-et-Cher, 1900, col. 129-140, 145-154, 193-210 et 257-266 ; CARTRAUD J., Légendes de Loir-et-Cher, 1981, p. 226-227. Onnotera au sud de la commune, en bordure de la vallée du Cher, un hameau deMonteriou qui pourrait garder le souvenir d’une petite communauté religieuse.23 CARTRAUD J., Légendes de Loir-et-Cher, 1981, p. 138-139.24 PONCELET A., "Les saints de Micy", Analecta Bollandiana , 24, 1905, p. 66.25 Voir E. LATREMOLIERE dans Agglomérations secondaires antiques en région Centre,1999, p. 179-186.

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inscription26 de la fin du même siècle où quelqu’un dont la vie a été miseen danger par le Cher remercie le dieu du sanctuaire dont on s’accorde àpenser qu’il s’agissait d’une divinité guérisseuse en rapport avec les eauxdu Cher (découverte d’un dépôt votif avec plaquette en os en forme depoisson, hameçon de bronze, ex voto oculistiques).

Ainsi la scène de l’inondation du § 27, qui détermine justement ladécision de Romain et Léonard de rester près d’Eusice, pourrait bien avoirété suggérée par la situation du sanctuaire de Thésée. Et le NeptuneTrabaudus qui hante les bords du Cher pourrait bien n’être que le souvenir,démonisé par la christianisation, de la divinité païenne qu’on y honorait.De même, on notera le parti pris de prêter à Eusice une attitude desauroctone :

· aux § 8-9, le démon animal composite qui s’envole en répandant unnuage néfaste rappelle ce que le liturgiste médiéval JeanBeleth27 dit des dragons.

· au § 10, la scène de la louve domptée qu’Eusice saisit avec saceinture et à laquelle il lie le cou évoque également un clichéclassique de l’hagiographie des sauroctones, ainsi saint Loup deBayeux expulsant tantôt un loup, tantôt un serpent28.

· enfin au § 32, le cheval démoniaque qui tourne en rond puiss’envole rappelle certains miracles des saints sauroctonesSamson ou Véran29.

Or Thésée est une paroisse dédiée à saint Georges, un célèbre saintsauroctone dont la présence ici pourrait bien être assez ancienne sil’inscription du mur sud de l’église est bien carolingienne30. Lamétamorphose du dieu du Cher, avéré par un sanctuaire antique, en undragon vaincu par un évangélisateur aurait donc pu s’y effectueraisément. De plus, il semble bien qu’anciennement saint Eusice était fêtévers les mêmes dates que les sauroctones saint Georges (23 avril) etsaint Dié (24 avril) puisqu’il figure au 28 avril dans les principauxmanuscrits du Martyrologe Hiéronymien31.Néanmoins la scène où l’adversaire démonisé d’Eusice est contraint deramasser les pierres nécessaires à l’église que le saint projette deconstruire pourrait suggérer une autre interprétation, à savoir que cesblocs proviennent d’un sanctuaire gallo-romain en ruines situé àproximité immédiate de Selles. Le fait que nous nous trouvons à laconfluence de la Sauldre et du Cher renforce l’hypothèse si l’on se

26 G. PICARD et C. BOURGEOIS, "Le fanum de Pouillé et sa dédicace", Bull. de laSociété nat. des Antiquaires de France, 1977, p. 143-152.27 Summa de ecclesiasticis officiis, 127 (Ba et Bb), éd. Douteil, 1976 (Coll. Corpus Christianorum, XLI-XLI A) p. 267-268.28 B. ROBREAU, "Les métamorphoses des dragons...", Ollodagos, 13-1, 2000 , p. 5-36.29 Ibidem.30 LESUEUR, Les églises du Loir-et Cher, 1967, art. Thésée ; BOSSEBOEUF L.,"Excursion archéologique à Thésée...", Bull. de la Soc. Archéologique de Touraine,8, 1889-90, p. 145-173.31 M. DE LAUGARDIERE, L’Eglise de Bourges avant Charlemagne, 1951, p. 80, note 5.

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rappelle que le sanctuaire fédéral gaulois a été implanté au confluentlyonnais. Et l’interdiction de détruire les arbres situés autour de sacellule d’ermite, tout comme le lieu des différentes applications duthème du cercle magique, renforcent l’hypothèse. La première confirme lasacralité du lieu déjà démontrée par les eaux qui respectent le bosquetoù il s’est installé. Quant au lièvre, au cheval et au voleur quitournent en rond autour du même emplacement, ils évoquent unecircumambulation rituelle bien connue chez les peuples indo-européens età laquelle la forme des fana celtiques semble particulièrement adaptée.Dans ce cas, Thésée ne constituerait qu’un parallèle, mais fort parlantdans la mesure où le dieu du Cher devait sûrement être identique à 20 kmde distance.

La distance séparant Monthou-sur-Cher du sanctuaire de Pouillé-Théséeest bien proche du mille romain séparant Monasteriolum de Patriciacus au § 35de la Vie d’Eusice. Or Monthou-sur-Cher (de Montolio super Quarrum en 1369)semble bien un un Monasteriolum32, bien que l’abbé G. Villette l’ait d’abordexpliqué comme un dérivé de mons33. Faudrait-il voir dans le sanctuairede Thésée le couvent de Patriciacus dirigé par l’abbé Séverin et où Eusiceest d’abord reçu ?En effet, si l’on connaît bien la localisation de l’ermitage de saintEusice puisqu’il a donné naissance au monastère de Selles-sur-Cher, iln’en va pas de même de celui de l’abbé Séverin. Le Père Pierre de Sainte-Catherine34 pense qu’il est impossible de le situer parce qu’ayant étéréuni à celui de Selles, il aurait ultérieurement été abandonné, si bienqu’il serait tombé en ruines et qu’il n’en serait resté aucun vestige.Plus, s’il n’en persiste aucune mémoire, à part une vague traditionrejetée par le Père de Sainte-Catherine et le localisant à Guérigny prèsde Romorantin, on peut se demander s’il a jamais existé et si ce couventne serait pas un simple souvenir d’un lieu de culte païen ayant précédél’arrivée d’Eusice et hâtivement christianisé en monastère par latradition des bords du Cher.

Pourtant les indications données par le texte devraient permettre delocaliser assez précisément Patriciacus :

· d’après les § 12-13, la famille d’Eusice est en Berry quand elle entendparler d’un monastère proche où ont lieu de charitables distributionsde nourriture. On ne dit pas exactement que le couvent se trouvait enBerry, ce que la Vie BHL 2754 affirme elle clairement, mais peut-êtreseulement parce que Selles est en Berry et que Patriciacus en étaitproche, même s’il est difficile de déterminer ce degré exact deproximité. En tout cas, la localisation en Berry est vraisemblable et,assurément, si Patriciacus n’y était pas, il n’en était pas loin.

· le § 27 fait venir les moines de Patriciacus à Selles, "les uns en barque,d’autres à pied", ce qui suppose que leur abbaye ne se trouvait pastrès loin du Cher ou d’un de ses affluents navigables comme laSauldre. Il est vrai aussi que le passage n’étant très certainement

32  Les Monthou de Loir-et-Cher (notice 198)   : une inadvertance d’A. Longnon...  , 1987, p. 2-4.33 Les noms de lieux du Loir-et-Cher (notice 106-107) , 1976, p. 18-19.34 Op. cit., Revue de Loir-et-Cher, 1889, p. 23.

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qu’une transposition d’un épisode mythologique, il ne faut sans doutelui accorder qu’une médiocre valeur.

· la fin du § 35, que nous avons déjà évoquée, est encore plus précise :Patriciacus fut rattaché au monastère fondé par Eusice et tout ce quiavait auparavant appartenu "aux deux églises principales, dont l’uneest appelée Patriciacus, l’autre distante de celle-ci d’à peu près unmille, qui a reçu le nom du monastère et est appelée Monasteriolum" futdésormais soumis au "membre fait tête", c’est-à-dire au nouveaumonastère de Selles-sur-Cher.

Les deux premières indications nous invitent à chercher en Berry,vraisemblablement aux abords de la vallée du Cher. Mais c’est latroisième qui est la plus précieuse. Patriciacus se serait trouvé à un milled’un lieu appelé Monasteriolum. Malheureusement, ce toponyme appartient àune série assez bien représentée dans notre région où, outre Monthou-sur-Cher, en se limitant au sud de la Loire et aux chef-lieux communaux, l’oncitera :

· Ménétréol-sur-Sauldre (Monasteriolum en 1020) dans le département du Cher.· Ménétréol-sous-Sancerre (malgré une mention approximative Monasterellum en

1139) dans le département du Cher.· Ménétréols-sous-Vatan (de Monasteriolo en 1154) dans le département de

l’Indre.· Menestreau-en-Villette (Monestorolium in Sigalonia au XIIIe siècle) dans le

département du Loiret.· Montrieux-en-Sologne (de Musteriolo au Xe siècle) dans le département du

Loir-et-Cher.· Monthou-sur-Bièvre (Monasteriolum avant 908) dans le département du Loir-

et-Cher.· encore laissons-nous de côté Menetou-Salon, Menetou-Ratel et Menetou-

Couture dans le département du Cher, Menetou-sous Nahon dans ledépartement de l’Indre, et Mennetou-sur-Cher dans le département duLoir-et-Cher qui sont étymologiquement des Monasterium et non desMonasteriolum. Cela n’empêche pas A. Longnon35 d’identifier Patriciacus avecMenetou-sous-Nahon, probablement à partir de ce passage tandis que MgrJ. Villepelet36 semble préférer faire coïncider Monasteriolum avecMennetou-sur-Cher.

L’éloignement trop grand par rapport à Selles-sur-Cher conduit cependantà éliminer la plus grande partie de cette liste et à ne considérer quequelques sites: Ménétréols-sous-Vatan, Monthou-sur-Cher et Menetou-sous-Nahon. Le premier, à 30 km au sud-est de Selles, est indiscutablement enBerry. Il se trouve vers les sources du Fouzon, rivière qui vient sejeter dans le Cher quelques kilomètres en aval de Selles, après avoirtraversé Graçay d’où sortaient les brigands qui dérobent les porcsd’Eusice au §20. Le second, un peu plus proche de Selles, se situe à unevingtaine de kilomètres au nord-ouest, dans la vallée du Cher, et le

35 Atlas historique de la France, p. 194, cité par M. DE LAUGARDIERE, op. cit., p. 80, note 5.36 Les saints berrichons, 1963, p. 197, note 4.

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trajet des moines remontant cette rivière en barque y paraît plus évidentque par la descente du Fouzon dont le cours supérieur ne correspond qu’àdes ruisseaux, celui de Meunet ou celui du Pot.

Le deuxième site a néanmoins contre lui de n’être pas au bas MoyenAge du diocèse de Bourges mais de celui d’Orléans (Monthou et Thésée)pour la rive nord, ou de Tours (Pouillé) pour l’autre. Certes, il setrouve dans une zone frontalière aux confins de la Touraine, du Berry etde l’Orléanais, dont on ne peut assurer qu’elle n’ait pas été âprementdisputée antérieurement, et quelques kilomètres plus en aval, face àBourré entre le Cher et la route Pouillé-Saint-Aignan, J. Dubois37 arepéré un autre fanum indiscutablement tourangeau. Le sanctuaire setrouve sur la rive sud alors que le diocèse d’Orléans se cantonnetoujours sur la rive nord et il ne serait donc pas absolument impossibleque le sanctuaire de Pouillé-Thésée ait été biturige dans l’Antiquité etmême le Haut Moyen Age si l’on se rappelle que Monthou avait comme patronprimitif saint Etienne, patron de la cathédrale de Bourges dont le culteest le marqueur par excellence de l’influence du clergé berrichon38.Menetou-sous-Nahon, à moins de 10 km de Selles, est plus proche et setrouve aussi à une distance assez voisine d’un mille de Parpeçay. Bienque ce dernier lieu soit plus probablement un dérivé en -iacus de Perpetusque de Patricius, il peut avoir été assimilé à Patriciacus par le rédacteurde BHL 2755. Car on ne peut attendre d’un scribe du bas Moyen Age qu’ileffectue des étymologies scientifiques obéissant à la théorie phonétiqueactuelle.Une autre hypothèse vient encore à l’esprit. Patriciacus ne serait-il pastout simplement le lieudit de Parigny, entre Selles et Varennes,mentionné par une donation39 de 1229 ? Une paroisse homonyme del’Avranchin est appelée Patricliacus dans la Translation de saint Laumer40.En fait, la véritable étymologie serait plutôt Patriniacus, mais cesmentions représentent en fait des pseudo-reconstitutions de formeslatines effectuées par les clercs médiévaux qui consignaient les récits.Le nom de Monasteriolum serait alors le simple synonyme de Selles (celladésigne effectivement en latin un monastère), ce qui pourrait à nouveausignaler une méprise du scribe qui fait de Monasteriolum un établissementdifférent de celui fondé par Eusice. Il pourrait s’agir d’unereconstitution fondée sur la double titulature41 historique des abbés deSelles qui se sont indifféremment parés des titres d’abbé de Notre-Dame-des-Celles ou de l’église Saint-Eusice-de-Celles, voire de celui d’abbédu monastère de Notre-Dame-des-Celles-de-Saint-Eusice). Une autresolution possible localiserait donc Patriciacus à faible distance de Selleset ce serait une nouvelle bonne raison de penser que l’hagiographeécrivait très tardivement et qu’il a purement et simplement inventé une

37 "Archéologie aérienne : Prospections 1976 en Touraine", Bulletin de la SociétéArchéologique de Touraine, 38, 1976, p. 111.38 M. DE LAUGARDIERE, op. cit., p. 50-59.39 P. DE SAINTE CATHERINE, op. cit., Revue de Loir-et-Cher, 1893, col. 318-319 : Regnaud Gilles donne quatre arpents "à prendre dans les bois de Parigny, au-dessous du chemin qui va de la maison de Payen Seignau, de la Quarte à Varennes".40 Ed. Mabillon, Acta Sanctorum O.S.B., saec.4-2, p. 259.41 Ibidem, 1891, p. 84-85 : "priori ecclesia Beatae Mariae et sancti Eusicii de Cella (en 1128)".

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abbaye pour donner un contenu historique à un récit d’originelointainement mythologique.Mais est-il vraiment utile de vouloir trancher sur l’emplacement d’uncouvent qui n’a sans doute jamais existé ? En tout cas, Grégoire de Toursne fait aucune allusion à un monastère d’où serait venu l’ermite Eusiceet ce que nous venons de voir concernant les sources de la Vie d’Eusicen’incite guère à donner beaucoup de crédit à notre hagiographe. Cetauteur bas médiéval connaissait peut-être un lieu appelé Patriciacus, maissur le fait qu’il y avait là autrefois une communauté dirigé par un abbédu nom de Séverin où Eusice aurait été accueilli, il ne disposaitcertainement, au mieux, que de vagues traditions orales pour l’affirmer.Néanmoins si Patriciacus était bien pour lui Parigny, cela signifierait queles miracles qu’il associe à ce lieu, et le scénario dont ils fontpartie, étaient bien à son époque rattachés aux environs de Selles. Etmême si Patriciacus était pour lui Parpeçay, cela ne fait pas une grandedifférence.Pourquoi alors fait-il venir en barque les moines de Patriciacus à Selles,solution vraisemblable s’il s’agit de Thésée, mais beaucoup moins s’ilimagine le susdit couvent à Parpeçay ou Parigny ? Sans doute parce que lemodèle qu’il suivait mentionnait, comme dans le récit gallois, desembarcations sur l’eau en grand nombre et que celles des bateliersdécouvrant Eusice par hasard ne lui suffisaient pas.Enfin, d’où sort ce nom de Séverin qu’il utilise pour désigner l’abbé quireçoit Eusice à Patriciacus ? Peut-être d’une circonstance calendaire.Séverin (ou Seurin) est le nom de deux évêques homonymes de Bordeaux etde Cologne qui sont tous deux fêtés le 23 octobre. Cette date est aussicelle où sont honorés les saints picards Lugle et Luglien, deux joursavant le couple des saints cordonniers soissonnais Crépin et Crépinien.On a soupçonné ces deux couples42 de constituer la christianisation desLugoves gaulois, c’est-à-dire du couple formé par le dieu Lug et son, ouses, frère(s). Or nous avons vu que les deux branches du Mabinogi qui nousont servi de parallèles pour dégager les sources celtiques de la Vied’Eusice, ont pour héros Lleu, le Lug gallois, qui possède dans cestextes au moins un jumeau et y exerce la profession de cordonnier, etManawydan, le Lug mannois. Et la fin octobre est bien proche de la datemoyenne d’une des grandes fêtes celtiques qu’on appelait en IrlandeSamain et que l’on a christianisée en Gaule par la Toussaint et la fêtedes morts des 1er et 2 novembre. L’abbé Séverin pourrait donc n’être endéfinitive qu’un camouflage hagiographique de l’équivalent gaulois deLleu et Manawydan, Lug.Cette hypothèse a cependant contre elle la date de fête du Séverinberrichon qu’on semble avoir célébré le 10 juin à Selles43. Mais si Eusicea vu sa fête déplacée du 28 avril au 27 novembre, est-il impossible queSéverin, qui est un personnage de second plan au culte peu consistant,ait vu sa fête migrer d’octobre à juin ? Il suffirait pour cela qu’en

42 Voir D. GRICOURT et D. HOLLARD, "L’ornithomorphose de Lugus..." , Ollodagos, 11-1, 1998, p. 6-9 ; et pour l’absence de contenu historique de leurs Acta : J. VENDRYES, "Saints Lugle et Luglien, patrons de Montdidier", Revue celtique, 1927, p. 101-108. 43 P. DE SAINTE CATHERINE, op. cit., 1889, p. 82.

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quelques siècles deux opérations successives se soient développées : lapremière consistant à adopter le nom de Séverin par référence au jour defête primitif, la seconde déplaçant la date postérieurement lorsqueSeverinus a été conçu comme un personnage local différent du saint Seurinhistorique. Et une trace de l’ancienne identité de Séverin pourrait bien résiderdans le nom du Romain, qu’hébergeait aussi le couvent de Patriciacus et quiapparaît dans la Vie d’Eusice au moment du miracle de l’inondation. SaintRomain de Blaye et saint Seurin sont deux des saints les plus importantsdu Bordelais et l’introduction commune de leur culte à époque anciennepourrait bien expliquer l’apparition de ces deux noms dans la légended’Eusice. De plus, Romain était invoqué par les naufragés dès l’époque deGrégoire de Tours. Ce dernier, venu à son tombeau, vit la Girondedébordante après de grosses pluies et parcourue de vagues effrayantes44 secalmer après qu’on l’eut prié. Le culte de Romain aurait donc puconstituer un moyen de christianisation des croyances liées à l’anciendieu du Cher. Il est même possible que la date de culte de Romain deBlaye, le 24 novembre, soit responsable du déplacement de celle d’Eusicedu 28 avril au 27 novembre. Pierre de Sainte Catherine45 dit que l’onfaisait mémoire du miracle d’Eusice pénétrant dans le four brûlant chaqueannée à l’office du 20 janvier. Rien n’empêchait que l’on fasse mémoiredu prétendu miracle de l’inondation du Cher près de la cellule d’Eusiceaux alentours du 24 novembre si l’on se rappelle que:

· saint Phalier, qui se construisit aussi une cellule à 10 km deSelles (très exactement à Chabris) près du Cher, fleuve dont oninvoquait la divinité contre le péril des eaux dès l’Antiquitéau sanctuaire de Thésée-Pouillé, est fêté le 23 novembre.

· saint Clément, honoré le même 23 novembre, était en Berry le patrondes bateliers46.

· saint Romain est accompagné d’un saint Léonard lorsqu’il découvreEusice au milieu des eaux. Or il existe une fête de saintLéonard de Vendeuvre le 26 novembre, et ce Léonard est unprotecteur des prisonniers dont le culte pourrait expliquerl’introduction de l’épisode d’Eusice réclamant à Childebert lalibération des prisonniers espagnols, lequel est absent du récitde Grégoire de Tours.

L’association Eusice/Séverin (28 avril/23 octobre) serait alors le faitprimitif et reproduirait à peu de choses près celle de Dié et Bomert (24avril/3 novembre) dont nous avons montré47 qu’elle correspondait à la

44 GREGOIRE DE TOURS, De Gloria Conf.,45 (46). On notera au passage que Manannan MacLir, le correspondant du Manawydan gallois qui est le héros de la troisièmebranche du Mabinogi, est capable de se transformer en vague venant se briser sur lerivage (Légende de Tuag Inbin, rapportée par S. CZARNOWSKI, Le culte des héros etses conditions sociales, 1919, p. 175, rapporté d’après The Rennes Dindsenchas, éd. ettrad. W. Stokes, Revue celtique, 15, 1894).45 Op. cit., 1889, p. 24.46 Mgr J. VILLEPELET, Sur les traces des saints en Berry, 1968, p. 124.47 Bull. du Groupe de recherches archéologiques et historiques de la Sologne, t. 20-3, 1998, p. 3-4.

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césure centrale du calendrier celtique (Beltaine/Samain). Cette manièrede voir semble appuyée par l’examen des deux autres miracles datés de laVita Eusicii :

· celui du § 22 survenu à la Saints-Fabien-et-Sébastien du 20janvier. Ce jour-là, le pain manque dans le monastère àl’exception de celui qui devait être cuit le jour-même et Eusicedoit entrer dans le four pour le nettoyer de sa cendre alorsqu’il est allumé. Cela reproduit exactement les préoccupationsde la Chandeleur derrière lesquels "il y a l’angoisse de ne pasavoir assez de réserves (alimentaires) pour terminer la saisonfroide48" et les rituels de la Sainte-Brigitte irlandaise du 1erfévrier où la sainte protectrice du feu domestique "est invoquéeau moment où l’on rassemble les braises avant d’aller secoucher, de façon à pouvoir retrouver des brandons lelendemain49"

· celui du cheval tournant en rond au mois d’août et qui devaitprimitivement se relier à la Saint-Pierre-aux-Liens du 1er aoûtsi l’on en juge par son apparition dans les Miracles de saintJulien de Brioude50 rapportés par Grégoire de Tours.

Il ne serait donc pas impossible que les coordonnées primitives du culted’Eusice et de ses miracles correspondent simplement à une tentativeancienne (remontant aux VIIe-VIIIe siècles puisque la fête du 28 avrilfigure dans la recension gauloise du Martyrologe Hiéronymien) dechristianisation sommaire du calendrier luni-solaire celtique dont lesquatre fêtes cardinales oscillaient d’une quinzaine de jours environautour d’une date moyenne située le premier jour des mois de février,mai, août et novembre.On a donc l’impression qu’il existe une logique calendaire sous-jacente àla légende d’Eusice, mais il est difficile de la prouver parce que laplupart des dates semblent avoir été modifiées (intentionnellement ? oubien du fait du développement de la légende qui considérait dorénavantces saints comme des personnages locaux distincts des homonymes qui leuravaient donné naissance ?) : la fête d’Eusice est passée du 28 avril au27 novembre, Séverin est fêté le 10 juin et Romain le 13 mars à Saint-Romain-sur-Cher. Et nous n’avons la preuve du déplacement que pour lepremier, ce qui n’a rien d’étonnant, les deux autres étant des

48 P.-Y. LAMBERT, "A propos de l’origine celtique du culte de Notre-Dame deChartres", Monde médiéval et société chartraine, 1997, p.247-248.49 Ibidem, p. 250.50 §18, 20 et 21, MGH, SRM, 1-2, éd. de 1965, p. 572-573. Ces trois miraclesrapportent le vol d’un cheval dont le voleur tourne en rond toute la nuit comme levoleur du miel d’Eusice ou le cheval volant emprisonné dans le cercle. Mais si lesdeux derniers vols ont été déplacés à la fin août, lors de la fête de saint Juliende Brioude, le premier est localisé à la veille de la Saint-Pierre-aux-Liens doncau 31 juillet, ce qui est confirmé par l’insertion d’un même miracle dans la Viede saint Germain d’Auxerre fêté le 31 juillet et la pratique de courses de chevauxautour des tombeaux en Irlande au jour de la fête de Lugnasad ("les liens deLug"), le 1er août.

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personnages locaux au culte peu consistant pour lequel nous ne disposonsguère d’attestations très anciennes.

Un dernier point des aspects locaux de la Vita Eusicii doit être examiné,celui de la valeur de la liste du § 36. Elle est ambiguë dans sonexpression, l’auteur parlant d’abord de manière générale de villulae("petits villages, hameaux") avant de citer une série de biens qui sonttantôt des églises, tantôt des localités signalées comme des villae ou desvillulae. De plus, elle ne semble guère correspondre avec la situation bas-médiévale telle que nous la connaissons par d’autres sources.Ainsi, la Vita cite dans le diocèse de Bourges " le monastère dubienheureux Phallier (à Chabris), l’église de Jaugy (ancien prieuré del’abbaye de Déols près de Gièvres), Gièvres, Paumery et l’église deSemblançay, Varennes, et au-dessus du lit du fluminis Mosidovislii, l’église deViovinus, construite en l’honneur de saint Pierre, l’église aussi deCôme ". Les paroisses de Varennes et de Paumery (dont l’église futdétruite et la paroisse transférée à la Vernelle51) ont relevé de notreabbaye. En revanche, on ne voit guère d’indices de possessions de Sellesà Gièvres, Jaugy, Semblançay et Chabris. Quant au fluminis Mosidovislii, ilsemble bien identifiable avec le Modon qui se jette dans le Cher près deSelles. Mais les diverses localités de ses rives : Luçay-le-Mâle(paroisse Saint-Maurice), Villentrois (paroisse dédiée à saint Georges etprieuré Saint-Mandé ), Couffi (église Saint-Martin qui paraît avoirrelevé de Selles) ou Lye (où l’abbaye possédait quelques censives, maisnon l’église, dédiée à Notre Dame) ne paraissent pas convenir pourl’église de Viovinus. En tout cas, aucune église de cet extrême nord-ouestde l’Indre ne figure dans la liste de la vingtaine de paroisses de cedépartement dédiées à saint Pierre52, ni dans celle plus courte des lieuxoù subsistent des indices d’un culte à Côme et Damien53. Il restecependant la solution d’identifier le lieu avec Meusnes (Loir-et-Cher),paroisse dédiée à saint Pierre et dont les limites s’approchent du coursinférieur du Modon sans jamais l’atteindre mais de laquelle la paroissede Lye a dû être démembrée tardivement, au bas Moyen Age. Mais l’églisede Meusne relevait de l’abbaye de Beaulieu-lès-Loches et non de Selles.Elle ne semble pas non plus avoir relevé anciennement de St Cosme deTours qui avait plusieurs possessions dans la région, notamment l’égliseSt Pierre de la Marolle en Sologne, laquelle ne se trouve malheureusementni sur les bords du Modon, ni dans le diocèse de Bourges. On peut aussipenser qu’il s’agit d’une (ou deux ?) église(s) disparue(s), ou encored’une erreur ou d’une invention de l’hagiographe.De même, dans le diocèse d’Orléans, Chémery et Billy relevaient bien dumonastère fondé par saint Eusice. Mais apparemment ni Couddes, ni Noyers,ni Soings, ni Monthault (ancienne paroisse supprimée de Lanthenay prèsde Romorantin). Quant à Sassay (Sassiacus), si c’est bien lui (on pourraitaussi songer à Tasciacus, Thésée) qui se cache derrière la mention fautive

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? Pierre de Sainte-Catherine, op. cit ., 1889, p. 99 et 119.52 Mgr J. VILLEPELET, Sur les traces des saints en Berry, 1968, p. 60-61 (Chairede saint Pierre, Saint- Pierre-et-Paul) et 77 (Saint-Pierre-aux-Liens). Veuil n’est pas sur le Modon.53 Ibidem, p. 100.

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de Bisciacus, il dépendait au XIIe siècle du prieuré de Cornilly et nonde l’abbaye de Selles. Par contre Oisly et Châtillon-sur-Cher, qui nefigurent pas sur la liste du § 36, appartenaient bien à l’abbaye deSelles au bas Moyen Age.Au diocèse de Tours, la Vita ne mentionne que deux petits domaines :Mareuil, une très vieille paroisse rurale déjà citée par Grégoire deTours (Hist. Franc., VII, 12) où Selles avait quelques biens au bas MoyenAge, et Angé, où elle n’en possédait pas.Faut-il alors croire que la liste est très ancienne, antérieure à laRéforme grégorienne et que le rédacteur réclame au nom de sa communautédes terres usurpées au Xe siècle, voire plus avant ? Le Père Pierre deSainte-Catherine54 qui croit que la Vita est un document historique écritpar un quasi-contemporain du saint la prend très au sérieux, considérantqu’il s’agit d’un état des possessions de l’abbaye antérieur auxusurpations qui auraient suivi la destruction du monastère lors desinvasions normandes. Certes la donation des églises de Billy et Chémeryoffre l’aspect d’une restitution, mais effectuée au milieu du XIIe

siècle ; il serait très dangereux d’étendre le cas à toutes les autrespossessions mentionnées qui ne correspondent pas à la situation bas-médiévale. Mais il faut également tenir compte, à notre avis, de l’importancesymbolique du chiffre sept à la fois dans Manawydan et dans BHL 2755. Ilsemble alors que cette liste de biens représente le maladroit résidud’une liste de sept possessions dans le diocèse de Bourges et septpossessions dans le diocèse d’Orléans. La redondance de l’expression" Viovini de septem monachis ecclesia " peu claire (Viovinus était l’abbé d’ungroupe de sept moines ? ou Viovinus le lieu d’une église de septmoines ?) et le fait qu’au paragraphe suivant on accorde une durée de viede 14 ans (deux fois sept) à Eusice semble témoigner d’un rafistolage oud’une réinterprétation d’une donnée où le chiffre sept possédait avanttout une valeur symbolique. Il semble alors que l’auteur qui voulait sefaire passer pour un contemporain d’Eusice ait imaginé à partir d’uneindication mal comprise deux listes de sept termes. Ainsi, il rajouteSoings à une liste comptée terme à terme jusqu’au sixième élément pour lediocèse d’Orléans. Pour celui de Bourges, il s’arrête de compter à quatreavant d’ajouter Semblançay, Varennes et la fameuse basilique de Viovinus,dont il faut peut-être comprendre qu’elle aurait été dédiée primitivementà saint Pierre et qu’elle fut aussi consacrée (plus tard ?) au culte desaint Cosme, à moins qu’il ne faille interpréter l’église de Cosme commeune église ayant appartenu à une abbaye Saint-Cosme car rechercher deuxéglises disparues sur les bords du modeste Modon, cela paraît beaucoup.

LA DATATION DE LA VIE D’EUSICE BHL 2755 :

54 Pierre de Sainte-Catherine, op. cit., 1890, p. 150-151 et 1891, p. 138-139.

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Nous venons de passer en revue les divers éléments qui ont concouru à larédaction de la Vie d’Eusice. Pour simplifier nous pourrons dire qu’ilentre dans sa composition cinq éléments principaux :

· deux proviennent d’un fonds mythologique celtique très ancien, d’origineprotohistorique mais affecté par une très longue transmission par voieuniquement orale : il s’agit d’une part d’un récit traitant del’enfance de Lug, le Mercure celtique, dieu suprême du panthéongaulois, qui a été utilisé pour donner une enfance à Eusice ; d’autrepart, du schème mythico-rituel de la Terre Gaste. Les éléments dusecond sont en rapport avec le déroulement de la saison guerrière.Elle débute aux alentours du 1er mai dans le calendrier celtique. Acette époque, un démon volant expulsé d’un homme qui crie comme unloup répand un fléau qui menace de tout faire disparaître, hommes,bétail et récoltes : la guerre. L’Eglise a christianisé le scénariomythico-rituel de ce début de saison guerrière sous la forme descérémonies des Rogations de l’Ascension55 et son apparition dans la Vied’Eusice est certainement en lien avec sa date de fête du 28 avril, laplus ancienne connue. Symétriquement l’expulsion d’un démoniaquecheval volant monté par un homme armé, conjuguée avec une libérationde prisonniers de guerre et un retour de la prospérité, signifiecertainement la fin de la saison guerrière et le retour à l’état depaix.

· deux autres peuvent être qualifiés de purement chrétiens : le récit deGrégoire de Tours qui remonte au VIe siècle et un scénario debiographie d’un saint moine ermite qui ne doit dater que du bas MoyenAge. Le premier, relativement court et repris de manière très librepar notre hagiographe, est la seule source véritablement historique etelle nous présente brièvement Eusice de manière assez vraisemblablecomme un ermite guérisseur et charitable sur la tombe duquel le roiChildebert avait construit une église. Le scénario est un portraittotalement imaginaire, élaboré à partir de lieux communs et donc sansaucune valeur historique, d’un moine édifiant. Mais il a permis à unbiographe en mal de matière sur son héros d’amalgamer les sourcesorales d’origine protohistorique et les maigres données tirées del’historien tourangeau, même s’il lui a fallu déformer ces dernièrespour mieux les faire correspondre avec un modèle fourni par lesdonnées mythologiques. Inversement, il n’a pas hésité à censurer oudéformer certains éléments préchrétiens pour les mettre en conformitéavec des schémas bibliques, même si l’habillage chrétien est souventsuperficiel.

· une dernière source est représentée par les données complémentaires que,faute de mieux, nous avons regroupées sous le nom de traditions locales.Il s’agit de données représentant le produit de l’acculturation entre lechrétien et le préchrétien qui se sont transmises de manière non écritepar le biais de la mémorisation géographique et calendaire. Le premiercas est sans doute représenté par les ruines ou le souvenir desanctuaires païens comme celui de Thésée et peut-être aussi d’un autre

55 Voir notre article : "" Les origines mythiques de la Cathédrale Sainte-Croix d’Orléans" dans Ollodagos, 10-2, p. 165-177.

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situé au confluent Sauldre-Cher où Eusice envoie chercher des pierrespour construire son église (indice d’une ruine ?) et où le NeptuneTrabaudus intervient (indice que l’ancien dieu du Cher démonisé considèreles lieux comme lui appartenant ?). Le second cas est illustré par deséléments cultels et gestes mémorisateurs replacés sous l’invocation desaints chrétiens : Romain, le protecteur chrétien du passage du fleuvequi s’oppose au démoniaque Neptune qui s’oppose à son passage, Lié et/ouLéonard, qui ont repris la fonction de l’Hercule celtique, le dieu lieurprotecteur des guerriers, Sébastien et Fabien dont la fête a hébergé lebalayage des cendres, résidu christianisé de la fête celtique de milieud’hiver, Julien de Brioude qui dès le temps de Grégoire de Tours patronnele miracle du voleur de cheval tournant en rond et dont le culte est bienétabli dans la vallée du Cher (Saint-Julien de Chédon, vers Thésée,Saint-Julien-sur-Cher à l’est de Chabris, Drevant). Ces données n’ontjoué qu’un rôle très secondaire dans la composition de notre Vita, maiselles certifient que l’amalgame qui est à la base de BHL 2755 intervienttardivement au terme d’un long processus de christianisation qui a faitperdre conscience de la réelle nature des documents mythologiquesréutilisés.

La zone où ces traditions locales ont été prélevées et quigrossièrement suit la vallée du Cher entre Thésée et Chabris, représentecertainement celle où a été tardivement conservée la mythologie celtiqueréincorporée dans la Vie d’Eusice. La comparaison avec les Mabinogion ne doitpas égarer malgré sa proximité. Si nous n’avons pas pu y échapper, c’estseulement parce que la mythologie gauloise ne possède pas de descendancedirecte non ou peu christianisée. Les textes gallois ont été mis par écrità l’extrême fin du Moyen Age et il est hors de question qu’ils aient eu uneinfluence sur la rédaction de notre Vita. Leur seul intérêt est comparatifcar ils nous permettent de comprendre quel pouvait être l’aspect d’unéquivalent gaulois de ce texte insulaire. Le détour par la Vie de saintHervé le confirmera totalement.

La Vie d’Eusice n’est en effet pas la seule à avoir utilisé à desfins hagiographiques la mythologie de Lug. La Vie de saint Hervé est untexte qui a été composé avec des matériaux fort similaires à celle d’Eusicecar on y retrouve également la plus grande partie des scénarios destroisième et quatrième branches du Mabinogi. Nous en donnerons pour preuveles tableaux D et E .

TABLEAU D :

MATH VIE D’HERVE VIE D’EUSICE

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1) Voyage du barde Gwydion etde Gilvaethwy à la cour dePryderi.

1) Voyage du barde Hoarvian àla cour de Childebert (par.1).

1) Voyage de Zepheguira etLamla-mach à la cour du roides Francs (par. 1).

2) Obtention de porcs magiquescontre des chevaux.

2) Hoarvian comblé de présents(2). Hervé démasque un démonau nom porcin (33).

2) Leurs chevaux sontaffaiblis et le roi leur faitdonner tout ce dont ils ontbesoin (1).Eusice se procure des porcsmiracu-leusement (20).

3) Déclenchement d’une guerre. 3) Chez les Catuvellauni,Zephe-guira prend le nom deMarcellus (2-4).

4) Viol d’une vierge porte-pied par un hommeultérieurement transformé enlouve.

4) Rivanon qui a fait voeu devirginité doit épouserHoarvian (4).

4) La mère d’Eusice fouléeaux pieds par une louve (10).

5) Conception triple sousforme animale.

5) Triple rêve de fornicationabominable (3).

5) Affinité (triple) d’Eusiceavec les loups (7-8, 9-11 et18-19).

6) Naissance de jumeaux. 6) Naissance d’Hervé seul (6). 6) Naissance d’Eusice àGemiliacus (5-6).

7) Croissance rapide : àquatre ans il en paraît huit.

7) Précocité d’Hervé : à septans, il sait le psautier parcoeur (6).

7) Croissance rapide : àtrois ans, il en paraît sept(6).

8) Malédiction maternelle :

a) pas de nom

b) pas d’armes

c) pas de femme.

8) Malédiction maternelle:Hervé privé de la vue (5).a) un méchant privé de la vue(27)

b) le fer ne coupera plus (9)

c) les petites filles negrandiront plus (8).

8)

a) sa mère refuse de nommerEusice (5-6).b) Eusice n’a pas d’outils enfer de la catégorie des armes(23).c) (Eusice ne se marie pas).

9) Contournement del’interdit.

a) Aranrot donne un nom à Lleuqui manie une aiguille.b) Malgré elle, Aranrot estcontrainte par une rusemagique de donner des armes àLleu.c) Gwydion fabrique une femme-fleur.

9) Contournement: Hervé seraun voyant à la dent lumineuse(5 et 7).a) le railleur aveuglé parHervé est guéri (28-29).

9)

a) Eusice se nomme lui-même(6). Il possède une aiguille(23).b) Eusice renvoie une flèchesur l’archer qui l’a décochée(11).

c) Eusice empêche les voleursde lui voler ses abeilles (25et 29).

Par rapport à BHL 2755, l’histoire de Math est mieux conservée,notamment la structure des trois interdits. Hervé est engendré d’une femmequi avait fait voeu de virginité par un père qui revient d’un voyage à lacour du roi franc Childebert. Victime de la malédiction maternelle, lesaint lancera lui-même trois malédictions sur ceux qui se moqueront de lui.Mais là aussi on observera, sinon une censure, un rejet du motif du porcpuisque le héros attendra la fin du récit pour démasquer un démon au nomporcin qui sait pratiquer tous les métiers, ce qui a permis del’identifier avec le dieu Lug. Là aussi les motifs du viol et de lanaissance sous forme animale ont été censurés ou au moins atténués (lamère d’Hervé est mariée contre son gré). Mais le loup apparaît également etil est puni pour avoir avalé l’âne du saint.

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TABLEAU E :

MANAWYDAN VIE D’HERVE VIE D’EUSICE

1) Un fléau s’abat sur lepays. La nourriture manque.

1) Le démon suscite un fléau.Le pays devient stérile et lafamine s’étend (par.8-9).

2) Manawydan et ses compagnonsse rendent en Angleterre (àl’est).

2) Hervé part vers l’est avecses compagnons (par.17).

2) Eusice et sa famillequittent le Périgord pour leLimousin (9).

3) Manawydan se fait sellieret réussit mirifiquement. Lesautres selliers sont jaloux etveulent le tuer.

3) Un valet sert tout seul unmillier de personnes. Ilprojette de faire s’entretuerles convives (25).

3) Eusice, cuisinier, sertseul une grande foule. Lesautres moines jaloux cassentsa vaisselle (15-16).

4) Manawydan fabrique desboucliers et réussitmirifiquement. Les autresartisans sont jaloux etveulent le tuer.

4) et 5) Hervé le démasquetrois fois de suite (25)...

4)Les troupeaux se multiplientsous la conduite d’Eusice.Jaloux, les autres moinestuent les chiens qui l’aidentà gar-der le troupeau (17).

5) Manawydan se faitcordonnier et réus-sitmirifiquement. Les autrescordonniers sont jaloux etveulent le tuer.

5) Boulanger, Eusice fait deuxfois plus de pain avec la mêmequantité de farine. Lesouvriers boulangers ledétestent (21).

6) Ses compagnonsdisparaissent en touchant unecoupe.

6) ... en faisant tomber sacoupe (25).

6) Eusice part seul vivre enermite (23).

7) Une troupe de sourisdétruit les trois clos de blécultivés par Manawydan.

7) Hervé fait couper un champde blé avant la moisson (19).Le seigneur Tyrmalon poursuitdeux voleurs (20).

7) Un lièvre ravage le jardind’Eusice qui abonde de légumes(24).

8) Manawydan capture unesouris voleuse et menace de lapendre.

8) Tyrmalon capture les deuxvoleurs et les menace de lapotence (21).

8) Le lièvre est capturé,attaché au soll par les pattes(24). Eusice guérit un maladeà la tête enflée et à la gorgeresserrée (28).

9) Manawydan obtient larestitution de la fertilité dupays et la liberté de sescompagnons.

9) Le blé coupé produit triple(19). Donation de biens (23).Hervé obtient la grâce desvoleurs (21).

9) Donation de biens (34-36).Eusice obtient du roiChildebert la grâce deprisonniers (34).

En revanche, l’histoire de Manawydan est un peu moins bien conservéedans la Vie d’Hervé. La notion de démon animal répandant la famine a

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disparu et le thème des trois métiers exercés successivement est remplacépar un démoniaque valet magicien capable comme Eusice de servir seul unegrande foule et qu’Hervé démasque en faisant par trois fois tomber sacoupe, à la suite de quoi le valet magicien disparaît dans les airs dans ungrand vacarme. Le motif inverse manifestement celui des compagnons deManawydan dont les mains s’attachent à une coupe descendant du ciel tandisque les pieds s’attachent au sol et qui disparaissent aussitôt au milieu dubruit du tonnerre. Il y a sans doute ici la possibilité de comprendre undétail mineur de l’histoire d’Eusice, le motif de la vaisselle cassée parles moines jaloux et magiquement reconstituée. Il représenterait sansdifficulté l’équivalent de la coupe du valet qu’Hervé fait tomber mais nereconstitue pas, puisque cette fois-ci elle est l’attribut d’un dieudémonisé et non d’un serviteur du vrai Dieu.

Mais la Vie d’Hervé est beaucoup plus proche que celle d’Eusice desMabinogion56. La filiation y est évidente avec la tradition d’outre-Manchedans la mesure où Hoarvian, le père d’Hervé, est dit originaire de laBretagne d’outre-mer et où sa mère s’appelle Rivanone, ce qui a étérapproché de la Rigantona qui apparaît dans le récit gallois. L’Armoriqueayant été peuplée de Bretons insulaires (ceux de Grande-Bretagne) à la finde l’Antiquité, elle a pu sans difficulté connaître un prototype desMabinogion., En revanche, cela paraît plus difficile pour les confinscarnuto-bituriges où se développe la Vie d’Eusice. La narration faitcirculer ses personnages entre l’Espagne et la région de Châlon-sur-Marne,puis entre l’Espagne et le Berry via le Périgord et ne fournit aucun lienpermettant un rattachement avec les régions restées celtiques au Moyen Age.Elle présente néanmoins un souvenir très net de la sacralité du Cher,attestée par une inscription antique, avec le personnage d’un dieu antiquediabolisé, Neptune Trabaudus. Elle a même une vague conscience de l’originepréchrétienne du récit au § 6 quand elle prétend que Bénédicte était encorepaïenne lorsqu’elle conçut Eusice.

La comparaison permet donc de penser que la matière celtique quiconstitue le soubassement du scénario de la Vie d’Eusice est biengauloise57. C’est probablement à travers des traditions orales locales quecette matière a survécu. Nous en voulons pour preuve ce que nous avons ditplus haut sur le fonctionnement mythique du récit (utilisation de noms etd’animaux à valeur symbolique, composition en paquets de relations quis’appellent et s’entrelacent, tantôt en se complétant, tantôt ens’opposant).

Il reste à fixer plus ou moins grossièrement la chronologie duprocessus. Le texte que nous avons traduit peut difficilement être plus

56 ROBREAU B., "Hagiographie et Mabinogi", Ollodagos, XV, 2001, p. 149-200.57 Il faudrait peut-être examiner la variante Morajina (au lieu de Moroguiza) quiapparaissait dans une version connue du Père de Sainte-Catherine pour désigner leroi persécuteur qui était à l’origine de l’exil des parents d’Eusice. Faut-ilpenser à un composé Mo-rigani déformé à partir de jeux de mots réinterprétateurs?

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ancien que les XIIe-XIIIe siècles. Nous avons déjà évoqué la forme Marna dontla première attestation est de 1141. De même, si la dispute avec Saint-Martin de Tours à propos de Châtillon expliquait pourquoi le rédacteur neretient pas cette église dans sa liste des biens du monastère d’Eusice, ilfaudrait dater BHL 2755 entre 1154 et 1232. Cela peut aussi s’harmoniseravec l’époque où le culte de saint Côme et Damien est régionalement attestépuisqu’en 1160 le pape Alexandre III consacre un autel en leur faveur enl’abbaye Notre-Dame-de-Déols. Or cette abbaye possédait aussi Jaugy dontl’auteur proclame la donation au monastère d’Eusice. Et cette dateconviendrait bien aussi pour le démembrement de Lye par rapport à Meusnes,ce qui pourrait justifier cette allusion à l’église de saint Pierre situéesur les bords du Modon qui est aussi l’église de Côme si le culte du sainty a été quelque temps en honneur avant d’être complètement oublié. Nousavons également dit au passage que le scénario chrétien de la Vie d’Eusicecoïncidait assez largement avec celui de la Vie de Bernard de Tiron qui aété rédigée au XIIe siècle.

Cependant, la prise en compte de BHL 2754 semble compliquer leproblème. Cette Vita peut être considérée comme un abrégé de BHL 2755, dansla mesure où elle raconte globalement la même histoire. Mais cettebiographie beaucoup plus littéraire attribuée récemment à Létald de Micydaterait du début du XIe siècle58. Faut-il croire qu’il a existé une versionplus ancienne et perdue de BHL 2755 ? Pour résoudre cette question, il fautexaminer le contenu de la Vie BHL 2754.

Selon ce dernier texte, Eusice est originaire de Gemiliacus en Périgordet une famine contraint sa famille à venir en Berry, où il est donné aumonastère de Patriciacus en échange de la nourriture de ses parents. Il yexerce successivement les offices de cuisinier, de boulanger, ce qui nousvaut la description du miracle du saint pénétrant dans le four allumé, puisde gardien de troupeaux. Il est éprouvé par la jalousie des moines mais entriomphe et est ordonné prêtre. Un peu plus tard, il gagne Prisciniacus aubord du Cher où il vit en solitaire et élève des abeilles, ce qui estl’occasion de narrer le miracle du voleur de miel qui ne parvient pas àtrouver l’issue du jardinet d’Eusice. Là, il guérit un jeune homme à lagorge enflée, ce qui détermine un afflux de malades et de visiteurs. Le roiChildebert lui-même, de retour d’une expédition en Espagne, vient cherchersa bénédiction et lui fait don de 300 pièces d’or et accepte de libérer lesprisonniers de guerre espagnols. Peu après, la date de sa mort est révéléeà Eusice et elle advient un 27 novembre. Un certain Vulfin construisit unefastueuse basilique sur son tombeau et y établit des moines. Léonard, unardent disciple, y succéda à Eusice.

BHL 2754 prend soin d’éviter les anachronismes et ,bien que plusprolixe dans les généralités édifiantes ou dans les éléments tirés deGrégoire de Tours59, résume avec force coupures tous les épisodes les plusembarrassants du schème de la Terre Gaste, supprimant systématiquement tous58 T. HEAD, " Letaldus of Micy and the Hagiographic Traditions of Selles-sur-Cher", Analecta Bollandiana, 107, 1989, p. 393-414, a démontré de manière convaincanteque BHL 2754 avait été rédigée par le moine Letald vers 1002-1004. T. DEMOREMBERT, Art. " Eusice", Dictionnaire d’Histoire et de Géographieecclésiastique, 16, 1961, col. 1, et J.C. POULIN, L’idéal de sainteté dansl’Aquitaine carolingienne d’après les sources hagiographiques, 1975, p. 17 et 169,dataient auparavant cette Vie de la première moitié du Xe siècle.

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les détails scabreux ou magiques. Par exemple, c’est le silence sur lescirconstances peu ordinaires de l’exercice de ses trois tâches successivesà Patriciacus. Létald se contente de nous dire que "les biens du monastèreétaient multipliés". Le merveilleux est ici réduit à la portion congruepuisqu’en dehors de l’affirmation des talents de thaumaturge de son héros,l’hagiographe s’est limité à retenir le miracle du four, en l’appuyant parla référence biblique aux trois Hébreux dans la fournaise et ceux rapportéspar Grégoire de Tours. Pourtant, il en sait plus et l’épisode de la gardedes troupeaux le démontre. Le rédacteur de la Vie BHL 2754 nous gave degénéralités édifiantes (Eusice est humble et obéissant, il transforme sesmalheurs en exercices de vertu) et de références bibliques (comparaisonavec Joseph, citation de Salomon), puis termine en une phrase : "Or sapatience ayant été éprouvée de diverses manières, il est rappelé surl’ordre de l’abbé". Ce que sont ces diverses manières, Létald refuse denous en parler.

BHL2754 est donc une version beaucoup plus vraisemblable ethistoricisante où les éléments mythiques ont été introduits de manièremesurée. La censure y est évidente et porte particulièrement sur lesanimaux magiques : ni loup, ni lièvre, ni cheval, ni sanglier. Mais cettebiographie n’est pas seulement un abrégé plus littéraire et plus méfiantvis-à-vis de la tradition orale qui lui a fourni une matière mythique. Ense reportant au tableau de concordance des deux Vies (tableau F) et auschéma de structure de la Vie d’Eusice (tableau G), on s’aperçoit que BHL2754 est une version qui intègre deux sources principales : le récit deGrégoire de Tours, déjà très déformé, et le schème celtique de la TerreGaste, qui était aussi à la base du Mabinogi de Manawydan, mais dans uneversion beaucoup plus résumée que dans BHL 2755. Par contre, il n’y a pasapparence qu’aucun des éléments tiré d’un récit des Enfances de Lug (= leMabinogi de Math ) y figure. La conversion de son père lors d’un voyage enGaule, la fuite en Périgord, les loups, le débat sur le nom, la flèchelancée, la mention d’une aiguille, l’inondation du Cher..., tous cesépisodes ou données fondamentales du thème des Enfances de Lugn’apparaissent jamais. Les seuls éléments qui pourraient en provenir,l’élevage et le vol des abeilles, s’expliquent en effet par le seul textede Grégoire de Tours. Le détail essentiel des abeilles qui butinent lesfleurs ne figure pas dans BHL 2754 qui n’évoque pas la capture de l’essaim,se limitant à dire rapidement qu’Eusice "travaillait à élever et nourrirles abeilles de la profession monastique" avant d’enchaîner sur le miracledu voleur de miel dans une version revue et déjà nettement corrigée durécit de l’évêque de Tours.

TABLEAU F : CONCORDANCE ENTRE BHL 2754 ET 2755 :

59 L’auteur de BHL 2754 prend déjà une grande liberté avec le récit de Grégoire deTours. Tous les épisodes exploités sont déjà déformés dans le même sens que dansBHL 2755. Le voleur de miel tourne déjà en rond et ce qui est notamment dit de lavisite royale serait bien plus compréhensible si celle-ci se situait à l’allercomme dans le récit mérovingien et non au retour.

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BHL2754

BHL 2755 Sujet Source

§1 Prologue littéraire Aucune§2 5, 6, 9, 12,

13, 14Eusice enfant chassé de Gemiliacuspar la famine

Terre gaste

§3 15, 16, 21,22

Eusice cuisinier et boulanger àPatriciacus

Terre gaste

§4 17, 21 Eusice gardien de troupeaux Terre gaste§5 23, 25 Eusice ermite au bord du Cher Grégoire de

Tours §6 29 Miracle du voleur de miel Grégoire de

Tours§7 28 Miracle de l’enfant à la gorge

enfléeGrégoire deTours

§8 33, 34 Visite de Childebert Grégoire deTours

§9 35, 38, 39 Mort d’Eusice et don de Vulfin. Traditionlocale

BHL 2754 n’est donc pas réellement un abrégé de BHL 2755, mais plutôtune version primitive plus timide vis-à-vis de la tradition orale et qui,notamment, n’a encore intégré qu’un seul des deux thèmes préchrétiens. Iln’y a donc aucun obstacle à ce qu’elle soit du début du XIe siècle. Ellereprésente en fait un maillon intermédiaire entre les courts Miraculamérovingiens de l’évêque de Tours et la très longue et fabuleuse Vita du basMoyen Age dont la datation dans la seconde moitié du XIIe siècle reste toutà fait vraisemblable. Il n’est pas impossible que Létald ait disposé d’uneVita déjà rédigée dont il aurait trié la matière pour qu’elle répondedavantage à ses critères de vérité hagiographique60, mais il paraît alorsquasi certain que cette version ne comportait pas l’application du thème del’enfance de Lug à notre saint.

B. Robreau et M. Dureuil-Robreau

60 Sur les conceptions de Létald en matière de vérité historique et sur sonemploi et traitement des sources orales et écrites, voir Th. HEAD,Hagiography and the Cult of Saints. The Diocese d’Orléans 800-1200, 1990,p. 81-89 ; Frère Marc SIMON, « Létald de Micy : histoire ou fantaisie »,Mélanges Kerlouégan, 1994, p. 569-577 et J. ZIOLKOWSKI, « Folklore andLearned Lore in Letald’s Whale Poem », Viator, 15, 1984, p. 107-118.

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Page 46: Hagiographie et Mabinogi (1) La Vie de saint Eusice

TABLEAU G : SCHEMA DE STRUCTURE DE LA VIE D’EUSICE

en gras : schème principalen italique : mythème d’importance secondaire

Scénario chrétien Enfance de Lug Terre Gaste

1. Voyage du père dans unpays étranger

2-4 Conversion du père 4. Retour au pays5. Fuite des parents

6. Baptême 5-6. Refus de la mère de donner un nom au fils

7-8 Guérison d’un démoniaque

7-8 Apparition d’un démon susceptible de prendre des formesanimales variées

9. Fléau faisant disparaître ressources et habitants

10. Le saint, maître des loups 10. Loups dans la forêt 10. Les animaux sauvagesrôdent

11. Guérison d’un brigand

11. Le trait lancé

12. Arrivée dans un paysétranger

13-14 Entrée au couvent de Patriciacus

15-16 Exercice d’un premier métier

18. Le bon pasteur 20. La substitution des porcs 17-20 Exercice d’un second métier21-22 Exercice d’un troisième métier

23. Vie érémitique 23 L’absence d’outils de fer 23. Le magicien agriculteur24. La capture du lièvrepillard

25. Les abeilles cueilleuses de fleurs

26-27 Le saint gouverne les eaux

26-28 Afflux de barques et d’hommes

28-29 Les miracles rapportés par Grégoire de Tours

28. Le jeune homme à la gorge resserrée29. Capture de voleurs (bis)

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Page 47: Hagiographie et Mabinogi (1) La Vie de saint Eusice

30. Promotion à l’abbatiat31-32 Construction d’une église 31-32 Apparition d’un démon

susceptible de prendre des formesanimales variées (bis)

31-32 Capture d’un démon perturbateur (ter)

33. Visite royale rapportée par Grégoire de Tours

34. Libération de prisonniers

35-36 Donations au monastère

35-36 Prospérité

37-38 Vieillesse et mort.

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