Guilhem Monédiaire, juin 2013. 1 Le génie de clairvoyance intemporel d’Octave Mirbeau (18481917)
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Remerciements :
Monsieur François-‐Marie Mourad, mon professeur, pour avoir soutenu et enrichi la présente recherche ;
Monsieur Pierre Michel pour son appui, ses ouvrages et articles, ses lettres, et ses présents ;
Monsieur et Madame Max Coiffait pour leur hospitalité et leur générosité ;
Monsieur et Madame Paul-‐Henri Bourrelier pour leur sympathie ;
Monsieur Jean-‐Pierre Brehier pour son estime et ses encouragements ;
Monsieur Jacques Chaplain pour ses conseils et le riche partage culturel ;
Monsieur Christian Dufour pour ses commentaires à la pertinence jamais contestée ;
Monsieur et Madame Pierre Toaldo au nom de notre amitié et de leur soutien de tous les instants ;
Parents et amis.
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« L'avenir devra lui tenir compte de sa prescience, qui s'est si souvent exercée avec
une force magnifique » écrit Gustave Geffroy au sujet d’Octave Mirbeau. Si la prescience de Mirbeau reste à confirmer, force est de constater que la prémonition de Geffroy ne s’est pas encore totalement réalisée. Il est vrai que l’avenir, par définition, est… long. La méconnaissance de Mirbeau déplorée par Francis Jourdain1 a, certes, décliné grâce à M. Pierre Michel notamment dans les cercles littéraires, intellectuels et libertaires, mais demeure totale dans les enseignements secondaires voire supérieurs… On ne peut que regretter un tel oubli qui constitue une nouvelle injustice, comparable à celles combattues par Mirbeau.
Visionnaire ? Artiste ? Philosophe ? Tout à la fois ? Quel fut donc son génie et pourquoi est-‐il plus que jamais temps de le lire encore et encore ?
Tout siècle possède ses prophètes. Mirbeau agissait comme nous cherchons à vivre de nos jours. Contemporain, il l’était au sens de Giorgio Agamben. « Écrivain sincère2 », son génie fut de tout sentir, de tout voir et de tout prévoir, tant en politique, qu’en art, et en philosophie. Peut-‐être est-‐il vain de vouloir démontrer la « prescience » de Mirbeau. Peut-‐être ne faut-‐il pas placer son œuvre universelle en son temps voire en un autre, passé ou futur, elle qui les transcende tous. Reste que c’est restituer à l’homme sa vigueur complète. Mirbeau avait le don propre aux auteurs de chefs-‐d’œuvre : toucher l’âme, le cœur et les tripes de ses lecteurs. Qu’on l’admire ou qu’on le « haïsse3 », jamais il ne laisse indifférent ou insensible.
1 « Cher Mirbeau ! Cher grand énergumène, ardent, sensible, généreux et tendre. Méconnu. » (Francis Jourdain 1876-‐1956.) 2 Octave Mirbeau, Nouvelle revue, 1er octobre 1886. 3 « Alors, oui, je hais Octave Mirbeau. Je le hais d’avoir tout senti, tout prévu, tout compris et que cela n’ait servi à rien – que rien n’a changé. […] Et je le hais plus encore de ne jamais pouvoir lui pardonner d’avoir raison. » (Anne Deckers, « Je hais Mirbeau ! »)
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I-‐ Un visionnaire sur tous les fronts de son siècle :
A) Sa prépondérance reconnue ante mortem
1-‐ Un journaliste très recherché
Étudier Mirbeau vivant amène nécessairement à considérer son activité journalistique. Si sa carrière dans ce domaine a toujours été monumentale, elle connut des modifications. Pour le futur artiste, elle fut première : avant sa gloire littéraire1, il a été un journaliste professionnel très recherché.
Pendant une quarantaine d’années, l’ennemi de l’hypocrisie, l’anarchiste individualiste, a dû se « vend[re] à qui le pa[yait]2 », reniant toutes ses convictions politiques3. Mirbeau a ainsi collaboré à des quotidiens variés : d’abord, des journaux importants, tels L’Écho de Paris, Le Matin, et notamment Le Journal pour lequel il travaille de 1892 à 1902 ; d’autres à tirage plus modeste, comme Le Gaulois et Le Figaro, La France (1884-‐1885), L’Événement (1884-‐1885), et de plus engagés ou satiriques (L’Aurore de 1898-‐1899, L’Assiette au Beurre et L’Humanité en 1904) ; d’autres, enfin, à tirage
confidentiel, comme L’Ordre de Paris (1872-‐1877) et L’Ariégeois (1878). En 1883, il est rédacteur en chef du biquotidien d’informations Paris-‐Midi, Paris-‐Minuit, et du célèbre hebdomadaire, organe de combat contre les opportunistes au pouvoir : Les Grimaces. Pour se convaincre de l’implication activiste de ce dernier journal, citons son affiche de lancement : « À travers ces pages, tu verras grimacer tout ce faux monde de faiseurs effrontés, de politiciens traîtres, d’agioteurs, de cabotins et de filles, toutes ces cupidités féroces, qui te volent non seulement tes écus, mais jusqu’à ta virilité, jusqu’à ta nationalité, jusqu’à ton amour de la Patrie. L’heure est sombre. Il faut lutter – ou tomber. Les Grimaces paraissent pour donner le signal du branle-‐bas4 ! ». L’objectif, qui sera constant dans Le Journal d’une femme de chambre notamment mais aussi dans Les Vingt et un Jours d'un neurasthénique et dans toute son œuvre à la vérité, était de dévoiler les scandales, les hypocrisies ; bref, « les grimaces5 » impuissantes à
dissimuler la prétendue honorabilité des gouvernants. L’image de Mirbeau s’est grandement et longuement ternie par les articles antisémites qu’il avait laissé paraître. Il s’en est toujours voulu et a fait deux mea culpa : d’abord, un an après le 14 janvier 1885 dans « Les Monach et les Juifs », puis dans « Palinodies ! » le 15 novembre 1898.
1 Cf. I-‐ A) 2-‐ 2 Octave Mirbeau, Les Grimaces, 29 décembre 1883. 3 Néanmoins, il « fu[t] d’abord bonapartiste révolutionnaire… » (Octave Mirbeau, cité par Georges Docquois, Nos émotions pendant la guerre, p. 12). 4 Affiche de lancement des Grimaces, juillet 1883. 5 Le titre s’inspire du vocabulaire de Blaise Pascal : « Quand la force attaque la grimace, quand un simple soldat prend le bonnet carré d'un premier président et le fait voler par la fenêtre » (Blaise Pascal, Pensées diverses, 182, édit. FAUGÈRE). Mirbeau semble affectionner cet usage du terme qu’on retrouve dans le texte présentatif de L’Assiette au Beurre consacré aux « Têtes de Turcs » dont il a eu la responsabilité : « Aujourd’hui glorieux, inconnus demain, ils passent, un instant, sur notre terre, avec de petits cris, de petits gestes, de petites grimaces, et s’en vont très vite, on ne sait où. Ils sont arrivés du néant, sans raison, et, sans raison aussi, ils retournent au grand silence des choses mortes… “Trois petits tours, et puis s’en vont.” » (31 mai 1902.)
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Sa production journalistique, qui s’est certes extrêmement réduite à partir de 1902, reste très abondante. Pour rendre compte que la plume et l’épée de Mirbeau étaient réellement recherchées, ayons recours à une statistique : ce sont quelque 2000 articles (contes, chroniques, dialogues ou extraits de romans) que l’on peut lui attribuer avec certitude. Avec certitude, car une partie a paru anonymement lors de ses débuts à L’Ordre de Paris, certains ont paru sous le nom de ses employeurs (Dugué de la Fauconnerie qui le lança sur la scène parisienne, Émile Hervet dans L’Ordre, et parfois Arthur Meyer dans Le Gaulois), enfin sous divers pseudonymes (Gardéniac et Henry Lys dans Le Gaulois, Auguste dans Les Grimaces, Montrevêche et Le Diable dans L’Événement, Jean Maure, Jean Salt et Jacques Celte dans Le Journal).
La torrentielle activité d’Octave Mirbeau comme journaliste est évidente. On aurait pu étudier sa critique féroce de la presse, véritable négation de toute pensée individuelle (tant pour le journaliste que pour le lecteur !), qui au lieu d'instruire, désinforme et abêtit1, mais là n’est pas l’objet de ce développement.
2-‐ Un créateur alors lu et représenté
Une des originalités quelque peu paradoxale qu’il s’agit de comprendre au sujet d’Octave Mirbeau est qu’il a connu de son vivant une célébrité européenne voire mondiale, tout en étant apprécié, reconnu et estimé par les avant-‐gardes littéraires et artistiques qu’il a lui-‐même presque toujours soutenues dans ses articles.
Intéressons-‐nous ici au réel triomphe d’Octave Mirbeau, c’est-‐à-‐dire aux années qui suivent l’Affaire Dreyfus. C’est pendant une décennie que ses plus grandes œuvres se font connaître et que son audience de lecteurs atteint son sommet. Il remporte en effet de grands succès de vente avec Le Jardin des supplices en juin 1899, Le Journal d’une femme de chambre en juillet 1900, et Les Vingt et un Jours d’un neurasthénique en août 1901. Mais ce sont ses œuvres théâtrales qui le font parvenir à une consécration d’envergure internationale avec Les affaires sont les affaires en 1903 et Le Foyer en 1908. C’est au terme de deux batailles remportées par le dramaturge que les deux pièces sont représentées à la Comédie-‐Française et connaissent un énorme succès. De leur côté, Les affaires sont les affaires ont été données sur toutes les scènes du monde, notamment en Allemagne et en Russie. Traduite dans toutes les langues, cette pièce a très souvent été reprise sans que son succès soit jamais démenti 2 . Une œuvre théâtrale antérieure, Les Mauvais Bergers (représentée pour la première fois au Théâtre de la Renaissance le 15 décembre 1897) préfigure en quelque sorte la notoriété puis le triomphe du théâtre de Mirbeau, dans la
1 « Politique dédaignée et méprisée, littérature rapetissée aux mesures marchandes du comptoir, art rabaissé jusque dans le plus bas métier, aspirations généreuses étouffées, incroyances étalées, réclames triomphantes payées en argent ou en poignées de main, primant la vérité et faisant taire la franchise, lâchetés agenouillant les consciences devant les sacs d’écus. C’était donc cela, le journalisme, cela que, sans révolte, le public dévore tous les matins, cela avec quoi il pense et de quoi son intelligence vit, cela qui lui fait ses opinions, ses admirations, ses dégoûts » (Octave Mirbeau, « Le Journalisme », Le Gaulois, 8 septembre 1884.) 2 Par exemple, seize troupes francophones ont monté la pièce entre 1994 et 2011, et, notamment, la Comédie-‐Française, qui l'a reprise à l'automne 2009 et au printemps 2011.
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mesure où les deux rôles principaux furent accordés aux célèbres Lucien Guitry dans le rôle de Jean Roule, et Sarah Bernhardt dans celui de Madeleine. La 628-‐E8 connaît également un beau succès en novembre 1907 grâce au scandale des sous-‐chapitres consacrés à La Mort de Balzac, qui furent retirés au dernier moment à la demande de Mme Ewelina Hańska, la veuve de Balzac, car Mirbeau soulevait le voile sur la trahison qu’elle avait fait subir à l’auteur de La Comédie humaine.
C’est une légitime mais très courte ère de gloire qu’inaugure alors Mirbeau. Il était reconnu par ses compagnons de plume comme un maître au génie incontestable. Citons quelques jugements admiratifs de l’œuvre, des combats ou de la personne :
« Et jamais […] je n’ai senti davantage, sous l’emportement de l’ironie, le brave homme que vous êtes, le justicier qui a donné son cœur aux misérables et aux souffrants de ce monde », écrit Émile Zola dans sa lettre à Mirbeau du 3 août 1900 ;
« Octave Mirbeau est le plus grand écrivain français contemporain, et celui qui représente le mieux le génie séculaire de la France », affirme Tolstoï ici cité par Eugène Sémenoff, dans le Mercure de France de septembre 1903 ;
« M. Octave Mirbeau sauvegarde certainement l'honneur de la presse en faisant que toujours y ait été parlé, ne fût-‐ce qu'une fois, par lui, avec quel feu, de chaque œuvre d'exception », note Stéphane Mallarmé1 ;
« C'est, à l'heure qu'il est, le seul valeureux dans les Lettres. », lance Edmond de Goncourt2 ;
Georges Rodenbach voit en Mirbeau « Le Don Juan de l'Idéal. Son idéal est sans limites3 » ;
Et Guillaume Apollinaire considère Mirbeau comme « le seul prophète de ce temps ».
Mirbeau vivant était à l’évidence lu, représenté. Et c’est dans la reconnaissance de ses pairs, des « cœurs artistes4 » qu’a dû résider sa gratification suprême.
3-‐ Rôle politique éminent dans l’histoire politique et sociale de la Belle Époque
La question de l’anarchisme individualiste d’Octave Mirbeau a déjà été développée
dans le premier dossier. Elle demeure bien entendu inachevée, mais ses convictions politiques seront abordées ici sous l’angle de l’action effective. Nous verrons que, dans la lignée des cyniques à l’instar de Diogène de Sinope, pensée et action sont conçues par Mirbeau conjointement ; il devait partager l’opinion du cynique qui disait à propos de Platon « À quoi peut nous servir un homme qui a déjà mis tout son temps à philosopher sans jamais inquiéter personne ? »
Dans une lettre du 11 mai 1891, Mirbeau écrit à Gustave Geffroy : « Il faut gueuler ! Il faut agir ! Il faut dire la vérité aux coquins ! » Et il est vrai que l’anarchiste gueula, agit et hurla la vérité aux coquins et aux médiocres. Mirbeau a toujours exercé sa lucidité sur les problèmes sociaux et politiques que lui ou d’autres pouvaient rencontrer, afin d’ouvrir tout grand leurs yeux sur le réel. Comme il l’écrit : « C'est en face qu'il faut regarder Méduse. » C’est dans l’espoir que son lectorat se pose des questions, pense et entretienne ainsi un dialogue silencieux avec lui-‐même, que Mirbeau a recours dans ses pamphlets à une dévastatrice ironie démystificatrice, à des rapprochements surprenants ou absurdes, ou à des interviews imaginaires de ceux qui détiennent le pouvoir. C’est en ce sens que son activité journalistique et littéraire au sens large a eu un rôle politique évident pendant la
1 Stéphane Mallarmé, Correspondance, Gallimard, t. IV, p. 127. 2 Edmond de Goncourt, Journal, Bouquins, t. III, p. 562. 3 Georges Rodenbach, L’Élite, 1898. 4 Pierre Michel, Les Combats d’Octave Mirbeau, Annales littéraires de l’Université de Besançon, 1995.
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Belle Époque. Car force est de constater qu’il s’est constamment jeté avec passion dans l’action, à l’image de son implication dans la crise de l’Affaire Dreyfus ou sa participation à la rédaction de l’Endehors de Zo d’Axa.
Toujours, il s’est levé contre les injustices, l’hypocrisie des dirigeants et les mensonges. Toujours il a épinglé les « Têtes de Turcs » comme dans son article dans L’Assiette au Beurre. C’est pourquoi Mirbeau, bien avant Jean-‐Paul Sartre, est le type même de l’écrivain engagé qui, « embarqué » dans le monde, refuse de cautionner les agissements des dirigeants, des nantis, des Isidore Lechat, des conservateurs (aussi bien dans le domaine des Arts que dans le champ politique)... Mais il faut préciser une originalité : il ne s’engage pas dans l’espoir du prestige, d’une rétribution monétaire quelconque, ou par ambition de pouvoir. Non, il a pour seuls objectifs la Justice et la Vérité et ainsi s’avoue encore fidèle à la réponse que donnait
Diogène quand on l’interrogeait sur la plus belle chose du monde : « La liberté de langage ». Mirbeau écrivain ne conçoit pas son art reclus dans une tour d’ivoire. Contrairement
à l’avis commun, il pense que ses œuvres ont un rôle supérieur dans la vie sociale et politique de son époque. « Si l’état social doit s’améliorer, il le sera plus par les littérateurs que par les économistes1 », proclame-‐t-‐il en pensant peut-‐être à Karl Marx.
B) Mirbeau, un contemporain
1-‐ « Contemporain est celui qui reçoit en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps »
Quand le philosophe italien Georgio Agamben cherche à savoir ce que signifie « être
contemporain », il s’inspire d’abord de la note de Roland Barthes à ses cours au Collège de France qui résume la pensée nietzschéenne : « Le contemporain est l’inactuel. » De cette prémisse, Agamben conclut que « la contemporanéité est donc une singulière relation avec son propre temps, auquel on adhère tout en prenant ses distances2 ». Octave Mirbeau épouse en tout point ce rapport au présent. Si, comme nous l’avons vu3, il s’est engagé de toutes ses forces en son siècle, il a toujours su garder un écart avec son temps : activiste, il est convaincu que toute action est vaine ; journaliste, il a inlassablement critiqué le mercantilisme et la fonction d’abêtissement de ce prétendu moyen d’information ; révolté, il montre clairement dans Les Mauvais Bergers que la révolte ne peut aboutir qu’à un bain de sang, et s’avoue infiniment plus noir et pessimiste qu’Émile Zola car rien ne permet d’espérer des « germinations » futures. Si Mirbeau avait coïncidé en tous points avec son époque, jamais il n’aurait pu la voir aussi lucidement et porter un jugement si glacial sur elle.
Et Agamben continue : « Seul peut se dire contemporain celui qui ne se laisse pas aveugler par les lumières du siècle et parvient à saisir en elles la part d’ombre, leur sombre
1 Octave Mirbeau, réponse à une enquête sur Le Journal, 27 septembre 1896. 2 Giorgio Agamben, « Qu’est-‐ce que le contemporain ? », Nudités, Rivages Poche, 2012, p. 21. 3 Cf. I-‐ A) 1-‐ 2-‐ 3-‐.
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intimité1. » Il faut comprendre que « les lumières du siècle » restent toujours profondément liées à leur « part d’ombre ». Dans cette activité de dévoilement réside un autre aspect de la contemporanéité de Mirbeau, qui lui vaut le surnom de « grand démystificateur ». Il s’est donné comme objectif de rectifier les erreurs et les mensonges que les journalistes et les dirigeants ne cessent de répéter pour en imprégner le peuple et en faire des vérités absolues. Afin d’obliger chacun à « regarder Méduse » en face, Mirbeau a fait tomber les masques : il n’a pas laissé les lumières du présent aveugler sa capacité à percevoir et à sentir l’iniquité, les injustices et les mystifications. Dans les « lumières » mises en avant par les puissants dans leurs grimaces, il a vu la pénombre dissimulée. Et il l’a rendue sensible à ses lecteurs. C’est ce qu’il exprime à Albert-‐Émile Sorel : « On me reproche d’aller trop loin… je ne sais pas… il est des conteurs du dix-‐huitième siècle qui en ont dit tout autant… c’est l’horreur de la vie que j’ai décrite… et puis, c’est plus fort que moi ; je ne puis m’empêcher de voir le côté bizarre des choses… J’ai été malheureux et je ne puis me défendre de découvrir le ridicule2… » Ainsi du Maire dans L’Épidémie qui lance pour obtenir les faveurs de son auditoire : « Je vous assure que, l’épidémie passée, il ne sera plus question de rien. Et nous recommencerons, l’année prochaine... Nous recommencerons tous les ans3. »
Cet écart avec le présent est similaire à celui qu’il loue chez « un de nos plus grands philosophes » sûrement imaginé par Mirbeau à l’image de sa pensée : « On demandait à un de nos plus grands philosophes, qui a écrit sur la politique des pages admirables, pourquoi il s’était toujours et si soigneusement tenu à l’écart de toute politique active et militante. "C’est, répondit le philosophe, que la politique active exige des aptitudes spéciales au mensonge et à la sottise que je n’ai pas. Pour être nommé à quoi que ce soit, il est nécessaire d’être aussi bête que le suffrage universel, ou de le flatter en débitant et en faisant siennes les incommensurables inepties qu’il aime. Je ne m’en sens pas le courage. Je réfléchis, j’observe, je m’instruis, et ce que j’ai à dire, je le dis dans mes livres4." » Sur les liens indissolubles entre mensonge et politique, et sur la tragédie de la si difficile rencontre entre action et pensée, Hannah Arendt confirmera en philosophe le propos.
Octave Mirbeau a donc bien su percevoir les ténèbres, les mystifications, les grimaces, les mensonges, les hypocrisies, les infamies qui émanaient de son époque. Mais il ne se contenta pas de les « percevoir » : il les critiqua vigoureusement, car l’obscurité de son temps ne cessait de l’interpeller et de le scandaliser.
2-‐ Le préfigurateur qui a perçu « dans l’obscurité du présent cette
lumière qui cherche à nous rejoindre et ne le peut pas »
Une autre caractéristique de la contemporanéité d’Octave Mirbeau réside dans sa qualité de visionnaire. Nous l’avons évoqué supra, Guillaume Apollinaire, qui estimait Mirbeau, lui a envoyé un exemplaire de L’Hérésiarque, enrichi de ces mots : « À Octave Mirbeau / au maître admirable et puissant / au seul prophète de ce temps / son admirateur / Guillaume Apollinaire ». Prophète, Mirbeau l’est, hors de tout sens religieux, dans la mesure où il a prédit nombre d’événements, d’évolutions qu’a connus le XXe siècle. Il faut néanmoins comprendre que Mirbeau ne se prend pas pour un guide infaillible : il doute de tout à commencer de lui-‐même. Il ne détient ainsi aucune « vérité absolue » qui ne serait rien d’autre qu’une certitude aveugle, et il se refuse à troquer ses doutes contre les convictions erronées de la foule. Non. Il veut amener les autres à penser de manière autonome et non « hétéronome » comme écrit Kant : Mirbeau ne veut pas être la volonté du peuple, comme Hitler fut celle d’Eichmann5.
1 Giorgio Agamben, ibid, p. 24. 2 Albert-‐Émile Sorel, « Octave Mirbeau », Gil Blas, 10 avril 1903. 3 Octave Mirbeau, L’Épidémie. 4 Octave Mirbeau, « Rêverie », Le Figaro, 21 octobre 1889. 5 Cf. Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, 1961.
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La présente analyse n’a pas vocation à l’exhaustivité et se contentera de trois exemples : le rôle de la guerre, la dérive totalitaire du régime stalinien et, brièvement, sa capacité à percevoir les avant-‐gardes artistiques.
Mirbeau était dans l’inactuel, dans l’anachronisme ou mieux dans l’u-‐chronisme. Dans un de ses Dialogues tristes intitulé « Le mal moderne », il donne une idée très intéressante des rôles, des fonctions qu’a pu avoir la guerre a posteriori : « DEUXIÈME PASSANT.— […] Tâchez, si vous le pouvez, de demeurer un instant dans le domaine de la pure philosophie. Examinons la question au point de vue général, au point de vue social… Eh bien, je dis que la guerre est nécessaire… Je dis plus… Je dis qu’elle est… oui, qu’elle est nécessaire. (Le premier passant sourit.) Mais vous n’avez donc jamais regardé votre siècle, mon cher… Voyons, regardez-‐le une fois pour toutes, votre siècle… Et vous reconnaîtrez avec moi qu’il lui faut la guerre, qu’il lui faut un bain de sang. / PREMIER PASSANT.— Comme vous y allez !… / DEUXIÈME PASSANT.— Oui, mon cher, un bain de sang… Il est malade le siècle, il est très malade ; il n’y a que le sang, le bain de sang, qui puisse le régénérer… Si nous n’avons pas ce bain de sang… excusez la familiarité de cette expression… nous sommes foutus, foutus, foutus !… Cela saute aux yeux. […] Quand un enfant est malade, chétif, anémique, à moitié pourri, enfin, on le mène aux abattoirs, on lui donne des bains de sang… Eh bien, notre siècle est un enfant malade… ça, vous ne pouvez pas le nier… il est chétif, il est anémique, il est pourri… Il lui faut du sang, beaucoup de sang… du sang jusque-‐là1… » Quel est ce « mal moderne » ? C’est l’« ennui » d’après le deuxième passant. Comme l’affirme Pierre Guyotat dans ses Leçons sur la langue Française, la guerre fait partie des plus grands mystères de l’Humanité : pourquoi les hommes s’obstinent-‐ils à ajouter à leurs malheurs particuliers des fléaux collectifs ? Nul ne peut répondre, car la guerre est indissolublement inhumaine quant à ses conséquences et humaine car conduite par les hommes. Toutefois, pour les dirigeants, pour le siècle, « la guerre est nécessaire », elle ne peut pas ne pas être. Pourquoi alors ? C’est dans un autre des Dialogues tristes « La Guerre et l’Homme » que Mirbeau précise une conception très pessimiste de cette nécessité qu’est la guerre ; noire certes est sa vision, mais elle n’en est que plus vraie et mordante tout en s’inscrivant dans la continuité du fragment célèbre d’Héraclite d’Éphèse : « La violence est père et roi de tout ». Il fait en effet dialoguer « L’Humanité » et « La Guerre », chacune voulant se défendre et attaquer son opposé : ainsi de l’Humanité rétorquant à la Guerre « Tu ne passeras pas » ; et la Guerre répondant que rien ne l’arrêtera (« Je suis la nécessité nécessaire, implacable, éternelle. Je suis née avec la vie… Et la vie mourra avec moi2. »). Enfin, la Guerre, pour prouver à l’Humanité que les hommes ne se détournent pas d’elle et au contraire la demandent, interroge le paysan, le banquier, la famille, le commerçant, l’usinier, l’artiste, le poète, le bourgeois, le général, l’officier, le soldat, le débauché, le voleur, le désespéré. Leurs réponses sont sans appel. Ne citons que celle du banquier qui est la plus cruelle : « LE BANQUIER.— Je ferai des emprunts, de bons emprunts. Et je spéculerai sur les mauvaises nouvelles, même sur les bonnes. Guerre, bonne guerre, sainte guerre, je t’aime et tu es belle. » Pour ne donner qu’un exemple, Mirbeau préfigure admirablement « dans l’obscurité du présent » les pratiques de la banque suisse pendant la Seconde Guerre mondiale. Les maîtres du monde pouvaient-‐ils imaginer meilleures opportunités ? « Vive la guerre ! Vive la Mort ! Vive la souffrance ! » ont-‐ils dû songer… « Vive la mort », qui fut le cri de ralliement des phalangistes franquistes et qui désespéra le philosophe du tragique Miguel de Unamuno.
On ne peut qu’être sensible au mot d’Octave Mirbeau dans son article « Avant-‐dire » qui prévoit étonnamment les dérives totalitaires du régime léniniste puis stalinien : « Le jour où tous les hommes auront été abêtis définitivement, et définitivement servilisés par le socialisme collectiviste, ce jour-‐là seulement l'humanité sera grande et heureuse... En d'autres termes, pour que l'humanité soit heureuse en général, il faut que les individus
1 Octave Mirbeau, « Le Mal Moderne », L’Écho de Paris, 8 septembre 1891, réuni dans Dialogues tristes. 2 Octave Mirbeau, « La Guerre et l’Homme », L’Écho de Paris, 9 août 1892, réuni dans Dialogues tristes.
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soient malheureux en particulier1 . » Anarchiste individualiste, Mirbeau ne peut que critiquer le communisme, lui qui place l’individu au-‐dessus de l’unité étatique ou de la classe sociale forcément abstraite. Et il s’est avéré que le prétendu bonheur de la société communiste sans classes était essentiel, à la manière d’une carotte qui fait avancer un âne, pour permettre l’écrasement sans limites de l’individu, bref pour lui faire accepter les coups de bâton si l’on souhaite filer la métaphore animale. Il en fut ainsi de l’embrigadement, des camps de concentration, de travail… autant de moyens supposés nécessaires à la réalisation de l’idéal communiste. Mirbeau précise parfaitement les deux axes : l’abêtissement et l’esclavage physique et psychique. Or il compte parmi ceux pour qui la fin est dans les moyens, et aurait sans doute souscrit aux mots de Gandhi (« La fin est dans les moyens comme l’arbre est dans la semence ») ou d’Hans Jonas (« Agis de telle sorte que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre »).
On pourrait reprocher aux deux exemples précédents, qui restent très pessimistes, d’être loin de la « lumière », symbole positif s’il en est, dont parle Agamben. Cela est faux, car si le contenu est certes noir, c’est incontestable, la lumière prévoyante réside aussi dans le fait même de pointer du doigt le risque, la dérive possible, la grimace… On a soutenu plus haut que Mirbeau était une figure de prophète, et il l’était selon Anaïs Nin qui écrivait : « J’ai appris que pour être prophète il suffisait d’être pessimiste »…
Le dernier aspect de Mirbeau inspiré est sa capacité à sentir, à percevoir les avant-‐gardes artistiques et littéraires : ces futurs génies incontestés qui étaient très loin d’être reconnus en son temps. Cet aspect sera en partie développé infra2 mais on peut dès à présent citer leurs noms : ce sont Claude Monet, Auguste Rodin, Camille Pissarro, Vincent Van Gogh, Marguerite Audoux, Maurice Maeterlinck, Sacha Guitry…
Ainsi, Mirbeau est un contemporain universel et intemporel. Ante mortem, il ne pouvait qu’être dans « l’inactualité, l’anachronisme qui permet de saisir notre temps sous la forme d’un "trop tôt" qui est aussi un "trop tard", d’un "déjà" qui est aussi un "pas encore3". » C’est pourquoi il est plus que jamais temps de lire, d’étudier et de faire connaître son œuvre et aussi sa vie.
3-‐ Le courage : vers une parfaite adéquation entre la pensée et les actes Du courage Mirbeau en eut, et il le paya cher !... Georgio Agamben affirme la rareté
des contemporains. Pourquoi ? « Être contemporain est avant tout une affaire de courage : parce que cela signifie être capable non seulement de fixer le regard sur l’obscurité de l’époque, mais aussi de percevoir dans cette obscurité une lumière qui, dirigée vers nous, s’éloigne infiniment4. » Nous avons démontré supra en quoi le Mirbeau de la maturité obéit à ces deux perceptions constitutives de la contemporanéité.
L’anarchiste s’était donné comme ligne de conduite permanente de se mettre systématiquement du côté du plus faible contre le plus fort : « Et puisque le riche — c’est-‐à-‐dire le gouvernant — est toujours aveuglément contre le pauvre, je suis, moi, aveuglément aussi, et toujours, avec le pauvre contre le riche, avec l’assommé contre l’assommeur, avec le malade contre la maladie, avec la vie contre la mort5. » Force est de constater que Mirbeau avait besoin d’un grand courage pour suivre ce projet qui l’obligea à fustiger, montrer de l’index, dévoiler, ridiculiser. Tel Diogène de Sinope, ses convictions allaient forcément de pair avec l’action : il était un « songe-‐plein » ! Efficace manière de multiplier ses ennemis, qui attendent leur heure.
1 Octave Mirbeau, « Avant-‐dire », L’Écho de Paris, 28 décembre 1893. 2 Cf. II-‐ C) 2-‐. 3 Georgio Agamben, ibid., p. 26. 4 Georgio Agamben, ibid., p. 25. 5 Octave Mirbeau, La 628-‐E8, Éditions du Boucher, 2003.
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Aussi grand qu’ait été son courage, sa force ne survécut pas à sa mort : c’est en grande partie pourquoi il dû subir le long et injuste purgatoire1 que lui préparèrent patiemment les lâches. Mirbeau vivant ne connaissait pas la peur, ou plutôt il ne connaissait que celle qui tétanise le peuple aveugle et le rend passif, soumis et abêti : on pense au jardinier qui conclut son récit à Célestine en ces mots : « on n’a de courage que pour souffrir2 ! » Notre Don Quichotte avait, lui, le courage de chercher à soulager les souffrances des hommes en combattant les oppresseurs, sans avoir pour autant une idée précise de cette abstraction nommée « Justice ». Révolté oui, révolutionnaire peut-‐être pas3.
C) Lire Mirbeau aujourd’hui ? Pour une interprétation anachronique de son œuvre
1-‐ Une éthique « écologiste »
Dans la lignée de Montaigne ou Rousseau, Mirbeau voue un réel culte à la nature : il
est incontestablement un « écologiste » avant la lettre y compris quant à son amour des animaux (Dingo4). À l’aube du XXe siècle, Mirbeau concevait déjà les dangers du progrès débridé, connus aujourd’hui. Son rapport aux innovations techniques est cependant mitigé : il admire le génie des scientifiques capables de domestiquer la fée électricité, ainsi que l’invention de l’automobile.
Pierre Michel5 met très clairement en évidence les raisons qui font d’Octave Mirbeau un écologiste, peut-‐être plus engagé et sincère que certains de nos jours :
d’abord, philosophiques. Pour lui, la nature constitue systématiquement un critère d’appréciation, sans qu’il n’en donne une définition précise. Le mot « nature » est généralement entendu par les philosophes comme « ce qui est et qui n’a pas été transformé par l’homme. » En ce sens assez proche de la conception d’Octave Mirbeau, l’homme est ainsi blâmable de la corruption de la nature. Mais le véritable coupable, malgré l’ambivalence que nous venons d’aborder supra, c’est le progrès. Mirbeau y soupçonne une mystification qui n’a strictement rien d’une évolution positive, mais constitue plutôt une régression en considération des préjudices portés à l’environnement. Dans l’article « Les Petits », il étudie la notion de « progrès » : « Mais qu’y a-‐t-‐il de neuf dans la vie, sinon la bêtise humaine qui trouve, chaque jour, de l’inouï et de l’inédit ? Les siècles ont beau vieillir, nous n’avançons pas, nous tournons sans cesse dans le même cercle, de cirque ou d’enfer, au choix. » Et il ajoute ces mots très intéressants : « Plus l’humanité s’éloigne de l’état de nature, plus les progrès accomplis surajoutent des besoins artificiels aux besoins primordiaux ». Cette idée, particulièrement rousseauiste, est très riche d’enseignements pour l’homme dogmatisé et abruti du XXIe siècle qui n’hésite pas à considérer Internet, le téléphone mobile, la télévision, le nucléaire, les jeux vidéo, comme des « besoins » évidents ! Rappelons tout de même qu’un besoin, car tel est le mot
1 Expression de Pierre Michel. 2 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, Éditions du Boucher, 2003, p. 310. 3 « "_ Je me suis révolté, voilà, déclare-‐t-‐il." » (Albert-‐Émile Sorel, « Octave Mirbeau ».) 4 « Octave Mirbeau, qui préfère les chiens, non les petits chiens trop domestiqués, mais les chiens de caractère, donne, avec Dingo (1913), une œuvre originale, véritable aveu d’amour à une bête qui est le personnage du livre. Le narrateur y raconte la vie d’un dingo, chien de race australienne, entre le loup et le chien, en cherchant à comprendre ce que pense, sent, souhaite, dit cet animal étrange, certainement en partie fantaisiste, chasseur brutal mais d’une "sensibilité quasi humaine". Sa mort le laisse éploré : "Il m’aimait et je l’aimais… Sa tendresse valait mieux que celle d’un homme… Il m’aimait pour m’aimer." L’amour des bêtes est, constate Zola, "ainsi que tous les grands sentiments, ridicule et délicieux, plein de démence et de douceur, capable d’extravagances aussi bien que des plus sages, des plus solides volontés" (Le Figaro, 24 mars 1894). » (Colette Becker, « Animal », Dictionnaire des naturalistes.) 5 Pierre Michel, entrée « Écologie », Dictionnaire Octave Mirbeau, collectif, s/d de Pierre Michel.
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utilisé, désigne initialement ce qui est considéré comme nécessaire pour assurer la survie d’un individu, c’est-‐à-‐dire ce qui ne peut pas ne pas être. Panem et circenses. Du pain et des jeux ; un SMIC1, le tiercé, et un porno. Rien n’a changé ! En outre, Mirbeau voit dans la nature la source, la condition inépuisable et nécessaire de la réflexion. Albert Adès rapporte cette idée : « Vous voulez penser, eh bien, regardez la nature. Si vous voulez savoir, c’est là que vous puiserez des idées profondes, les seules qui ne soient pas des inventions stupides et dangereuses de la littérature. » C’est pourquoi, contrairement à la majorité des « intellectuels », Mirbeau a toujours éprouvé une grande sympathie pour les hommes restés proches de la nature : les paysans, les pêcheurs, les solitaires contemplatifs… et le braconnier qui défie le garde et le gendarme étant un être de la nature, et non de la société : « Il n’y a plus qu’un chasseur, un vrai chasseur, un chasseur que j’envie, un chasseur qui a gardé les vraies, les seules traditions de la vraie chasse, un chasseur que je salue : le braconnier. » Mirbeau aurait aimé Raboliot…
pour des raisons esthétiques ensuite. Mirbeau ne l’a jamais caché, il aime les fleurs « d’une passion presque monomaniaque2 ». Détail intéressant noté par Jacques Chaplain3, le libertaire jusque dans son potager, souhaitait que le jardin soit le lieu d’une anarchie secrètement et subtilement agencée pour donner la plus parfaite illusion de la nature sauvage. Il écrit à ce sujet, dans Le Jardin des supplices : « L’emplacement de chaque végétal avait été, au contraire, laborieusement étudié et choisi, soit pour que les couleurs et les formes se complétassent, se fissent mieux valoir l’une par l’autre, soit pour ménager des plans, des fuites aériennes, des perspectives florales et multiplier les sensations en combinant les décors. » C’est un peu l’idée d’Elisée Reclus qui voyait dans l’anarchie « la plus haute expression de l’ordre ». L’éthique écologiste d’Octave Mirbeau a peut-‐être été suscitée par ses amis impressionnistes devenus maîtres dans l’art du paysage. Comme le note Pierre Michel, Mirbeau prenait le risque de se brouiller avec Claude Monet lorsqu’il lui écrivait ces mots troublants : « Il n’y a que la terre. Moi, j’en arrive à trouver une motte de terre admirable et je reste des heures entières en contemplation devant elle. Et le terreau ! J’aime le terreau comme on aime une femme. Je m’en barbouille et je vois dans les tas fumants les belles formes et les belles couleurs qui naîtront de là ! Comme l’art est petit à côté de ça ! Et comme il est grimaçant et faux4 ! » Peut-‐on imaginer meilleur artiste que la nature ? Cette question reste en suspens depuis Aristote…
enfin, pour des raisons de liberté individuelle face à la « technocratie ». Nous avons précisé en quoi l’idée que Mirbeau se fait de la technique est mitigée. Reste qu’il est extrêmement critique vis-‐à-‐vis des ingénieurs en pensant peut-‐être aux grands corps d’ingénieurs publics de l’État (Mines, Ponts et Chaussées, Eaux et Forêts) : « Les ingénieurs sont une sorte d'État dans l'État, dont l'insolence et la suffisance croissent en raison de leur incapacité. Une caste privilégiée, souveraine, tyrannique, sur laquelle aucun contrôle n'est jamais exercé et qui se permet ce qu'elle veut ! Quand, du fait de leur incurie notoire, ou de leur entêtement systématique, une catastrophe se produit, ce n'est jamais sur eux que pèsent les responsabilités… Ils sont inviolables et sacro-‐saints5. » Par ces quelques phrases, Mirbeau a résumé toutes les controverses récentes concernant la non-‐responsabilité des ingénieurs et techniciens dans les
1 On pense à la phrase que Louis Thieux ne cesse de répéter comme un écho tragique et qui est placée en clausule des Mauvais Bergers : « C'est la paye !... » 2 Octave Mirbeau, « Le concombre fugitif », Le Journal, 16 septembre 1894. 3 Jacques Chaplain, entrée « Fleurs », Dictionnaire Octave Mirbeau, collectif, s/d de Pierre Michel. 4 Lettre d’Octave Mirbeau à Claude Monet, 27 septembre. 5 Octave Mirbeau, « Questions sociales », Le Journal, 26 novembre 1899.
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domaines du nucléaire, du médicament, de l’amiante… Il discerne alors ici l’amoralisme de la technique, de l’esprit technicien que Jacques Ellul systématisera cinquante ans plus tard. Dès Les Vingt et un Jours d’un neurasthénique, Mirbeau met en cause les ingénieurs quand il évoque une route qu’aime son personnage : « C’est à cause de sa solitude que je l’avais choisie, et aussi parce qu’elle était bordée de vieux ormes qui ont cette chance unique, invraisemblable, de n’être jamais mutilés par l’administration des Ponts et Chaussées1 ».
2-‐ La théâtrocratie politique exécrée
Octave Mirbeau n’a eu de cesse de démasquer l’hypocrisie des puissants animés par la libido dominandi. Déjà, en 1882, alors qu’il continuait de prostituer sa plume, il rédigea un article à scandale particulièrement intéressant : « Le Comédien ». Il fut ainsi l’un des premiers à pourfendre « la société du spectacle2 », dont le monde politique fournit encore aujourd’hui d’excellents histrions. Il conclut par ces mots : « Aujourd'hui, le comédien est tout. C'est lui qui porte l'œuvre chétive. Aux époques de décadence, il ne se contente pas d'être le roi sur la scène, il veut aussi être roi dans la vie. Et comme nous avons tout détruit, comme nous avons renversé toutes nos croyances et brisé tous nos drapeaux, nous le hissons, le comédien, au sommet de la hiérarchie, comme le drapeau de nos décompositions3. » Mirbeau a conscience d’un phénomène sociologique : le peuple place au zénith de son estime le comédien, lui qui a abdiqué sa qualité d’homme4. Charles Péguy propose une idée similaire quelques années plus tard : « Déjà des présages laissent voir que les travailleurs sont las du gouvernement des théâtreux. Et il se peut que cet affranchissement le plus vaste fasse toute l’histoire de la période où nous entrons5. »
Chez Mirbeau, la politique apparaît comme un theatrum mundi. Les hommes politiques sont des pantins, des acteurs hypocrites, arrivés au pouvoir par une mystification supplémentaire : le droit de vote. Dans la partie « En mission » du Jardin des supplices, le ministre, ami du narrateur, lui explique pour justifier son abandon électoral : « Tu sais combien est restreint le personnel ministrable... Bien que ce soient toujours les mêmes qui reviennent, nous avons besoin, de temps en temps, de montrer une figure nouvelle à la Chambre et au pays... Or, il n’y en a pas... En connais-‐tu, toi ?... Eh bien, nous avons pensé que ton concurrent pouvait être une de ces figures-‐là... Il a toutes les qualités qui conviennent à un ministre provisoire, à un ministre de crise... Enfin, comme il était achetable et livrable, séance tenante, comprends-‐tu6 ?... » Dans ce « bien que ce soient toujours les mêmes qui reviennent » réside une des critiques émise par Mirbeau contre le suffrage universel, « ce mensonge, […] cette servitude, […] cette corruption7 ». Sans tomber dans une caricature qui reviendrait à trahir Octave Mirbeau, une lecture anachronique peut avoir un intérêt ici, a fortiori comme nous avons vu, qu’en contemporain, il est lui-‐même 1 Octave Mirbeau, Les Vingt et un Jours d’un neurasthénique, Éditions nationales, 1935. 2 Tel est le titre du maître-‐ouvrage de Guy Debord. Nous n’allons ici nous intéresser qu’au champ politique, mais Mirbeau préfigure en grande partie ses analyses, notamment dans ce court passage : « financiers sans capitaux, littérateurs sans orthographe, médecins sans diplôme, vaudevillistes sans rimes, politiciens sans raison, inventeurs sans brevet, artistes sans âmes, prêcheurs sans foi, gommeux sans chemise, marchands de tout ce qui trompe et de tout ce qui empoisonne. » (Octave Mirbeau, « Explications », Les Grimaces, 11 août 1883.) 3 Octave Mirbeau, « Le Comédien », Le Figaro, 26 octobre 1882. 4 « Qu'est-‐ce que le comédien ? Le comédien, par la nature même de son métier, est un être inférieur et un réprouvé. Du moment où il monte sur les planches, il a fait l'abdication de sa qualité d'homme. Il n'a plus ni sa personnalité, ce que le plus inintelligent possède toujours, ni sa forme physique. Il n'a même plus ce que les plus pauvres ont : la propriété de son visage. Tout cela n'est plus à lui, tout cela appartient aux personnages qu'il est chargé de représenter. » Bien plus que la mise en cause d’un art, celui du comédien, Mirbeau exprime ici la perte de soi dans l’aliénation, dans l’hétéronomie. 5 Charles Péguy, De Jean Coste, 1902. 6 Octave Mirbeau, Le Jardin des supplices, Éditions du Boucher, 2003, p. 61. 7 Octave Mirbeau, « L’Émeute », L’Écho de Paris, 31 octobre 1893.
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« anachronique ». En ce début de XXIe siècle, rien n’a changé, on est bien loin du projet de certains révolutionnaires de 1789 qui souhaitaient que les hommes politiques soient payés au même tarif que l’individu le plus pauvre du pays, afin de les inciter à privilégier les classes sociales les plus défavorisées, option après tout peu éloignée du « voile d’ignorance » de John Rawls. Oui, les espoirs révolutionnaires de 1789 sont bien loin… Qu’en reste-‐t-‐il ? Une devise, un drapeau, un régime trahi et bouleversé, un passé, un vague souvenir pour beaucoup.
De nos jours, la critique mirbellienne de la société du spectacle est plus que jamais d’actualité. La politique est en effet devenue un simple métier. Tout comme les acteurs de théâtre, les hommes politiques sont « comme un piston ou une flûte, il faut souffler dedans pour en tirer un son1 ». En effet, à la sortie de l’ENA ou de Sciences Po se pose la fatidique question du choix d’un « bord » politique. Et là, comme « le comédien [qui] est violon, hautbois, clarinette ou trombone, et […] n'est que cela », ce sont pas loin de 90% des politiciens futurs qui vont abdiquer leurs convictions (s’ils en avaient !), leur personnalité : les uns à gauche, les mêmes à droite… Et en cette société capitaliste, la question qui revient n’est pas : « Qu’est-‐ce qui pourrait permettre d’améliorer les conditions du plus grand nombre ? », mais : « Comment puis-‐je obtenir le plus grand profit ? ».
Mais comment agir ? Comment ne pas cautionner cette terrible dérive « adémocratique » ? Lorsque le droit de vote est devenu un non-‐choix qui ne sert qu’à confirmer les décisions des puissants, des financiers, qui présentent un candidat « achetable et livrable2 », l’action la plus sensée, raisonnable est l’abstention consciente. De nos jours, alors que l’abstention atteint des sommets, les journalistes de la désinformation et de l’abêtissement y voient une passivité et un désintéressement illégitimes. Mais non, c’est l’inverse exact ! L’abstention lucide et raisonnée est une forme d’action, d’affirmation, d’indignation, de refus ; c’est le seul cri que peuvent lancer, contre la machine étatique, de nombreuses « créatures tourmentées3 » et désespérées. Et cet appel du désespoir n’est pas écouté.
Dans le dialogue « Sur le banc », Mirbeau voit dans la « souveraineté » le dernier rempart qui empêche la réalisation du rêve anarchiste : « MOI.— Toutes les lois sont faites pour enrichir le riche, et pour appauvrir le pauvre. N’as-‐tu donc jamais rêvé d’une société où il n’y aurait ni lois, ni députés, ni rien, rien que des hommes qui travailleraient et qui jouiraient de leur travail ! / LE PAYSAN.— Tout ça, c’est du rêve, comme disent les gens qui font des discours. / MOI.— C’est ton entêtement criminel, c’est ta soumission de bête de somme qui rendent impossible la réalisation de ce rêve. Et je te le dis, le jour où tu voudras que s’accomplisse ce rêve, il s’accomplira ; car la terre est à toi ; car toute la terre que tu peux féconder est à toi… Tu n’as qu’à la prendre et à la garder. / LE PAYSAN.— Jamais les députés que j’ai nommés ne m’ont dit ça. / MOI.— Ils ne te disent que des mensonges ; ils t’engraissent de promesses, comme on engraisse de son les volailles que l’on veut manger. / LE PAYSAN.— À force d’en nommer, j’en trouverai bien un bon, qui me défendra. / MOI.— Tu cours après ton vote, comme un amoureux après sa souffrance, comme un porteur après son argent. Tu es fou. / LE PAYSAN.— Il y a peut-‐être encore de bonnes gens… Justement, celui qui se présente cette année, oui, celui-‐là. J’en réponds… Il parle si bien !... Il n’a dans la bouche que ce mot : amour ! / MOI.— Ils l’ont tous… Mais pénètre-‐toi bien de cette idée que celui qui vient te demander ta voix, ne peut être qu’une canaille ou qu’un imbécile : une canaille s’il a la conscience de l’impossibilité où il est, dans une société comme la nôtre, de te rendre service ; un imbécile s’il ne l’a pas. Et défie-‐toi des imbéciles. Ils sont encore plus dangereux que les canailles. / LE PAYSAN.— (sceptique) Mais que faire ? / MOI.— Ne pas voter4. » Tout est là, dans ce dialogue : l’abêtissement du paysan, qui voit dans sa prétendue souveraineté un idéal de bonheur ; l’absence totale de démocratie sociale ; le cercle
1 Octave Mirbeau, « Le Comédien », Le Figaro, 26 octobre 1882. 2 Octave Mirbeau, Le Jardin des supplices, Éditions du Boucher, 2003, p. 61. 3 Karl Marx. 4 Octave Mirbeau, « Sur le banc », L’Écho de Paris, 4 juillet 1893.
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perpétuel mis en place par la démocratie dévoyée, qui est basé sur un espoir renouvelé (« C’était mieux avant. », « Ce sera mieux avec ce nouveau candidat ») ; l’incapacité du paysan à prendre conscience de la situation de manière autonome… C’est donc un véritable programme abstentionniste que Mirbeau adresse aux électeurs : « Toutes les époques se valent, et aussi tous les régimes, c’est-‐à-‐dire qu’ils ne valent rien. Donc, rentre chez toi, bonhomme, et fais la grève du suffrage universel. » Mot d’ordre qui n’a rien perdu de sa fraîcheur au temps de la post-‐démocratie contemporaine.
Pour comprendre une nouvelle fois dans quelle mesure Mirbeau a préfiguré, par sa réprobation de la théâtrocratie, les évolutions du XXe siècle et le maître-‐ouvrage de Guy Debord La Société du spectacle, citons la réaction de Georgio Agamben à ce célèbre livre : « L’aspect sans doute le plus inquiétant des livres de Debord tient à l’acharnement avec lequel l’histoire semble s’être appliquée à confirmer ses analyses. Non seulement, vingt ans après La Société du spectacle, les Commentaires sur la société du spectacle (1988) ont pu enregistrer dans tous les domaines l’exactitude des diagnostics et des prévisions, mais entre-‐temps, le cours des événements s’est accéléré partout si uniformément dans la même direction, qu’à deux ans à peine de la sortie du livre, il semble que la politique mondiale ne soit plus aujourd’hui qu’une mise en scène parodique du scénario que celui-‐ci contenait. L’unification substantielle du spectacle concentré (les démocraties populaires de l’Est) et du spectacle diffus (les démocraties occidentales) dans le spectacle intégré, qui constitue une des thèses centrales des Commentaires, que bon nombre ont trouvé à l’époque paradoxale, s’avère à présent d’une évidence triviale. Les murs inébranlables et les fers qui divisent les deux mondes furent brisés en quelques jours. Afin que le spectacle intégré puisse se réaliser pleinement également dans leur pays, les gouvernements de l’Est ont abandonné le parti léniniste, tout comme ceux de l’Ouest avaient renoncé depuis longtemps à l’équilibre des pouvoirs et à la liberté réelle de pensée et de communication, au nom de la machine électorale majoritaire et du contrôle médiatique de l’opinion (qui s’étaient tous deux développés dans les États totalitaires modernes1). » Si l’histoire s’est « appliquée à confirmer » les analyses de Guy Debord, il en est de même avec celles d’Octave Mirbeau. La surprise, le désarroi, l’inquiétude dont parle Agamben n’en sont que plus grands. Oui, comme l’écrit Anne Deckers, il a « tout senti, tout prévu, tout compris et […] cela n’a[…] servi à rien[,] rien n’a changé2 ». Mais cette absence d’amélioration ne pourrait être un argument critique contre Mirbeau. Il n’est pas Dieu. Seuls les hommes sont blâmables. Et ce n’est certainement pas une raison pour se retirer sur l’Aventin : Mirbeau « jeté dans le monde » illustre à sa manière le mot fameux du communard Benoît Malon, un temps anarchiste, qui notait : « La suprême sagesse de ce temps consiste peut-‐être à penser en pessimiste, car la nature des choses est cruelle et triste, et à agir en optimiste, car l’intervention humaine est efficace pour le mieux-‐être moral et social et que nul effort de justice et de bonté, quoi qu’il puisse nous apparaître, n’est jamais perdu3 ». L’opposition entre le pessimisme de la pensée et l’optimisme de la volonté a souvent été mise au crédit d’Antonio Gramsci, philosophe marxiste de la première moitié du XXe siècle. En réalité, il fut à cet égard un épigone.
1 Giorgio Agamben, postface à l'édition italienne en un volume de La Société du spectacle et des Commentaires sur la société du spectacle, 1990. 2 Anne Deckers, « Je hais Mirbeau ! ». 3 Benoît Malon, La Morale sociale, 1885.
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3-‐ La justice dans le monde
Les combats d’Octave Mirbeau consistent presque systématiquement à lutter contre l’injustice. Cette constante lui valut le compliment d’Émile Zola qui vit en lui « le justicier qui a donné son cœur aux misérables et aux souffrants de ce monde1. » Cette conduite typiquement arendtienne devrait assurément servir d’exemple en tout temps. Chez Mirbeau, les intérêts et les répulsions individuelles ne devaient pas constituer un obstacle à son aspiration à la Justice et à la Vérité.
Ainsi, contrairement à un Zo d’Axa qui écrivait au sujet de Dreyfus : « Si ce Monsieur ne fut pas traître, il fut capitaine. Passons2. », Mirbeau, même s’il fustigea toujours l’armée, n’a cure de la profession de l’accusé. Et il lance au « prolétaire » : « Eh bien, tu commets un véritable crime, toi aussi, non seulement envers un malheureux qui souffre, mais envers toi-‐même, car vous êtes solidaires l’un de l’autre. / L’injustice qui frappe un être vivant – fût-‐il ton ennemi – te frappe du même coup. Par elle, l’Humanité est lésée en vous deux. »
Il en est de même avec son combat en faveur d’Oscar Wilde. Si, depuis son viol chez les Jésuites narré dans Sébastien Roch, Mirbeau éprouve un certain dégoût en pensant aux caresses masculines, il ne fut pas moins le premier en France à se lever en faveur de l’écrivain et à le défendre dans deux articles du Journal : « À propos du hard labour » et « Sur un livre ». Tout pousse à confirmer que Mirbeau fut, en son cœur et en son âme, un « parrésiaste3 » qui recherchait la Justice et la Vérité. Et pour lui cette quête ne peut être qu’individuelle, loin des partis politiques dont Simone Weil dira cinquante ans plus tard : « Les partis sont des organismes publiquement, officiellement constitués de manière à tuer dans les âmes le sens de la vérité et de la justice ». Les mauvais bergers, toujours…
II-‐ Mirbeau inspiré et inspirant de la littérature aux arts
en général
A) Rabelais, Cervantès, Tolstoï, Dostoïevski, et Mirbeau : pour une écriture plus libre ?
1-‐ Un retour aux origines du roman ?
En la fin du XIXe siècle qui a donné au roman des règles strictes (l’organisation en
vue d’une fin, l’existence d’une réalité extérieure, la vraisemblance, la crédibilité, la bienséance…), Octave Mirbeau apparaît comme une transgression vivante à cette prétention normative. Il renoue en effet avec une certaine tradition romanesque qui réserve au romancier une liberté absolue de création et d’imagination. À l’évidence, c’est une facilité de ranger ou d’étiqueter Mirbeau parmi les « naturalistes » comme l’ont écrit de nombreux critiques littéraires.
Mirbeau écrivain n’hésite pas à affirmer son rôle créateur : il est un démiurge. Ainsi, dans Le Jardin des supplices par exemple, il ne cherche pas à cacher sa personnalité derrière les masques de ses personnages. Témoin de chaque scène, il les restitue en fonction de son tempérament. Comme le démontre Sartre, la conscience a la capacité de néantisation d’une 1 Lettre d’Émile Zola à Octave Mirbeau, 3 août 1900. 2 Zo d’Axa, La Feuille, 1898, cité dans Zo d’Axa l’Endehors, dossier rassemblé par Jan dau Melhau, Plein Chant, 2006. Mirbeau, dans le même esprit, rapporte ce qui est dit « À un prolétaire » : « S’il n’a pas commis le crime dont on l’accusa et pour lequel il fut condamné à la plus atroce des tortures, tant pis... Il en a commis d’autres envers toi, et de plus impardonnables... ceux d’être un riche, un officier, un éternel ennemi, par conséquent. Il expie tout cela, aujourd’hui. Cette injustice, par rapport à lui, devient une justice par rapport à toi... Tout est bien... Passe ton chemin, prolétaire, et si le cœur t’en dit, passe en chantant. » 3 Cynthia Fleury, La Fin du courage, Le Livre de Poche, 2011. Le « parrésiaste » est celui qui dit vrai, qui se sent moralement comptable de la vérité à son interlocuteur, quitte à voir celui-‐ci se détourner de lui.
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partie du réel en fonction de ses intérêts individuels et particuliers, de sa culture, de son caractère… En outre, la preuve que Mirbeau avait préfiguré cette pensée de Sartre réside dans son article sur Eugène Carrière : « Lorsqu'un objet vous a frappé, vous ne voyez réellement que l'objet lui-‐même. Tout, autour de lui, se brouille, se confond dans une sorte d'ombre, dans une enveloppe de limbes1. » Il est alors facile de reconnaître le style d’Octave Mirbeau qu’il définit lui-‐même comme « l’affirmation de la personnalité2 ». On pense à Apulée, à l’auteur anonyme du Roman de Renart, ou à Rabelais, qui eux aussi ne se dissimulaient pas, mais affirmaient leurs opinions et leurs critiques, et n’hésitaient pas à se moquer de leurs personnages. Ainsi de Dingo, qu’André Dinar caractérise de « farce rabelaisienne3 ». N’hésitant à utiliser la prosopopée4, Mirbeau se place dans une longue tradition romanesque qui va de Rabelais et ses géants à Voltaire et les contes philosophiques, auxquels certains contes mirbelliens s’apparentent.
Au sujet des Vingt et un Jours d’un neurasthénique, Pierre Michel5 place Mirbeau dans la lignée des grands nouvellistes que sont Boccace dans le Décaméron et Marguerite de Navarre avec L’Heptaméron, du fait de la pratique du collage d’une cinquantaine de contes parus dans la presse, qui sont juxtaposés par un narrateur unique tenant le rôle de témoin accidentel. On peut également voir une réminiscence de la pratique de la mise en abyme dans Les Métamorphoses d’Apulée où l’âne, dit « d’or », se trouve témoin d’événements, de récits (le mythe de Psyché et de Cupidon, « la marâtre empoisonneuse », « la bru sanglante »…) que le narrateur restitue dans leur plénitude. Le « roman » s’avère alors être un « fourre-‐tout », passant d’un récit à un autre sans autre lien que le narrateur qui n’est autre que l’écrivain « neurasthénique », dressant une galerie désolante de médiocrités et de méchancetés.
Le dernier aspect, qui renforce la personnalité omniprésente et presque étouffante de l’écrivain, est l’absence de frontière précise entre rêve et réalité. Cette caractéristique des romans des origines avait été laissée quelque peu de côté par les romanciers à prétention « réaliste ». Au début de La 628-‐E8, c’est un narrateur incertain de la vérité de son récit qui écrit : « Voici donc le Journal de ce voyage en automobile à travers un peu de la France, de la Belgique, de la Hollande, de l’Allemagne, et, surtout, à travers un peu de moi-‐même. / Est-‐ce bien un journal ? Est-‐ce même un voyage ? / N’est-‐ce pas plutôt des rêves, des rêveries, des souvenirs, des impressions, des récits, qui, le plus souvent, n’ont aucun rapport, aucun lien visible avec les pays visités, et que font naître ou renaître
1 Octave Mirbeau, « Eugène Carrière », L'Écho de Paris, 28 avril 1891. 2 Octave Mirbeau, « Vincent Van Gogh », L’Écho de Paris, 31 mars 1891. 3 André Dinar, Les Auteurs cruels, Mercure de France, 1942. 4 Pierre Michel analyse la « prosopopée » dans le Dictionnaire Octave Mirbeau. Il s’avère que Mirbeau en fait un usage très large, donnant la parole aux animaux (dans Dingo, il reproduit les conversations entre le chien éponyme et la chatte Miche), à des objets inanimés, à des personnages fictifs extraits d’œuvres littéraires ou artistiques (« Le Christ proteste », Le Journal, 28 avril 1901), à des entités comme la Guerre (cf. « La Guerre et l’Homme », Le Gaulois, 1er mai 1885). 5 Pierre Michel, « Octave Mirbeau et le roman », Société Octave Mirbeau.
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en moi, tout simplement, une figure rencontrée, un paysage entrevu, une voix que j’ai cru entendre chanter ou pleurer dans le vent ? […] Il y a des moments où, le plus sérieusement du monde, je me demande quelle est, en tout ceci, la part du rêve, et quelle est la part de la réalité. Je n’en sais rien. »
Pour créer une forme dite « romanesque » mais qui est bien loin du genre du roman, Mirbeau a dû opérer un retour à ses origines antiques, médiévales, et renaissantes. Original, il l’est donc aux deux sens : tant par son mouvement rétrospectif, que par ses innovations qui bouleversèrent le monde littéraire et inspirèrent de nombreux romanciers du XXe siècle1.
2-‐ Ses « génies-‐pères » : « cet art nouveau qui nous vient de Russie »
Octave Mirbeau se place clairement dans la lignée de Tolstoï et de Dostoïevski lorsqu’il écrit : « Plus je vais dans la vie et la réflexion, plus je vois combien est pitoyable et superficielle notre littérature ! Il n’y a rien, rien que des redites, cent fois dites. Goncourt, Zola, Maupassant, tout cela est misérable, au fond, tout cela est bête ; il n’y a pas un atome de vie cachée – qui est la seule vraie. Et je ne m’explique pas comment on peut encore les lire, après les extraordinaires révélations de cet art nouveau qui nous vient de Russie 2 . » C’est une profonde admiration qu’il éprouve pour ces deux Russes. Et contrairement à Victor Hugo qui nie toute hiérarchie dans l’Art3, Mirbeau n’hésite pas à les placer au sommet : « Dostoïevski et Tolstoï, voilà les grands révolutionnaires de la sensibilité moderne. La Guerre et la Paix et L'Idiot, ce seront les principaux facteurs de notre transformation morale, les plus violents réformateurs de notre sensibilité. Chez eux, pas de prétentions verbales. Rien que le souci d'exprimer, d'exprimer la passion avec une concision si nerveuse, si aiguë, que tout notre être et nos fibres sont travaillés, en gémissent et en souffrent. Tolstoï, Dostoïevski, je leur dois beaucoup, je les place plus haut que Balzac. »
Pourquoi cet enthousiasme qui semble si puissant ? Est-‐ce par exotisme ? Est-‐ce une fantaisie ? Est-‐ce pour tenter de porter un coup quelque peu déloyal aux écrivains français ? Non, c’est bien plus complexe et riche. Si Mirbeau ne consacre aucun article à Dostoïevski, il l’associe presque systématiquement à Tolstoï, l’anarchiste chrétien. Néanmoins, son
1 Cf. II-‐ B). 2 Lettre d’Octave Mirbeau à Paul Hervieu du 20 juillet 1887. 3 « Shakespeare n’est pas au-‐dessus de Dante, Molière n’est pas au-‐dessus d’Aristophane, Calderon n’est pas au-‐dessus d’Euripide, La Divine Comédie n’est pas au-‐dessus de la Genèse, le Romancero n’est pas au-‐dessus de l’Odyssée, Sirius n’est pas au-‐dessus d’Arcturus. Sublimité, c’est égalité. » (Victor Hugo, « L’Art et la Science », William Shakespeare).
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admiration pour ce dernier a la particularité d’être double : morale1 et littéraire. C’est le versant littéraire, qu’engendrent aussi bien Dostoïevski et Tolstoï, qui va être développé ici.
En 1885, Mirbeau découvre Dostoïevski et lit La Guerre et la Paix, c’est une révélation : « J’en suis tout émerveillé », confesse-‐t-‐il à Paul Hervieu. Chez les deux écrivains, il admire leur capacité à embrasser toute la vie – à « loger dans une coquille de noix tout un monde de faits2 » écrit Stefan Zweig – et à plonger dans les profondeurs psychologiques des personnages qui sont tout sauf des fantoches. Dès 1888, Mirbeau a souhaité s’inspirer de cette mise à nu « asmodéenne », l’expérimenter et aller « au fond des ténèbres de la subconscience3 » : L’Abbé Jules en naquit, suscitant l'admiration de Mallarmé et de Rodenbach. C’est son roman le plus abouti en ce qui concerne l’innutrition de Dostoïevski.
René Girard analyse l’œuvre de Dostoïevski dans Critiques dans un souterrain en des termes qui sont très pertinents pour clarifier l’analogie avec Octave Mirbeau. Explicitons certains d’entre eux :
« Le thème du double est présent, sous les formes les plus diverses, et parfois les plus cachées, dans toutes les œuvres de Dostoïevski 4 . » À l’issue de l’extrospection menée par Mirbeau dans le personnage de l’abbé Jules, il découvre « [un] tumulte aheurté, [une] bousculade folle d’incohérences, de contradictions, de vertus funestes, de mensonges sincères, de vices ingénus, de sentimentalités féroces et de cruautés naïves ». Mais surtout, il découvre un mystère. L’Abbé Jules, en effet, est déchiré entre ses puissants désirs refoulés par la morale catholique et la société oppressive, et ses aspirations vers le Ciel, vers Dieu. C’est rencontrer le thème du double, caractéristique de Dostoïevski, que Mirbeau découvre grâce à sa psychologie des profondeurs sans précédent en France : « Dans l’éclair d’une seconde, il passait d’une mauvaise parole à un acte de contrition exaltée, de la haine à la tendresse5 ». Dans une lettre à Théodore de Banville, Mirbeau donne quelques éclaircissements au sujet de ses intentions dans L’Abbé Jules. Il souhaitait, en effet, « expliquer un de ces tempéraments mystérieux et exceptionnels – bien que fréquents – dont la rencontre nous étonne, et dont on dit légèrement : "C'est un fou", sans chercher à découvrir le mécanisme de ces êtres déréglés6. » Le projet de Mirbeau était donc bien de pénétrer les profondeurs de l’abbé Jules afin de donner sens à ses contradictions, à « la lutte de la bête contre l’intelligence7 » ;
« la présence du rival, la peur de l’échec, l’obstacle, exercent sur Dostoïevski, comme sur ses héros, une influence à la fois paralysante et excitante8. » On peut
1 Au risque de passer pour un fou, le libertaire chrétien Tolstoï a remis en cause les institutions et les valeurs sociales : « N’a-‐t-‐on pas dit qu’il était fou ? Il n’y avait qu’un fou, en effet, pour oser faire comprendre que la guerre était une barbarie, la justice humaine une monstruosité ; pour oser prêcher, en face des lois oppressives et des cruelles institutions sociales, la doctrine reniée du Christ, la doctrine déformée par les exégètes et les docteurs, adaptée par les Pères de l’Église au mécanisme de la tyrannie impériale, cette doctrine que Jésus avait faite de pardon, que les hommes firent de gouvernement, partant d’inexorabilité. » (Octave Mirbeau, « Un Fou », Le Gaulois, 2 juillet 1886.) 2 Stefan Zweig, « Dostoïevski », Trois maîtres, Le Livre de Poche, 2011, p. 175. Si Mirbeau partage l’anarchisme, certes chrétien, de Tolstoï, il n’en est bien sûr pas de même pour Dostoïevski dont il ne partage ni la foi chrétienne ni le panslavisme. 3 Lettre à Léon Tolstoï, Éditions À l’écart, Reims, 1991, p. 15. 4 René Girard, « Dostoïevski – du double à l’unité », Critiques dans un souterrain, Le Livre de Poche, 1976. 5 « Et s’adressant à la pauvresse : / — Viens, pauvre petite... viens jusque chez moi... Je te donnerai de l’argent... Serais-‐tu contente d’avoir dix francs ? / Étonnée, heureuse, la mendiante se mit à nous suivre discrètement. / Auprès des Capucins, mon oncle se retourna, et voyant la petite guenilleuse qu’il avait oubliée. / — Qu’est-‐ce que tu veux ? s’écria-‐t-‐il… Pourquoi nous suis-‐tu, voleuse ? / Interdite, ouvrant de grands yeux, elle ne répondit pas. / — Mais c’est vous, mon oncle, hasardai-‐je, c’est vous qui lui avez dit de venir… / — Comment, c’est moi ?... Tu plaisantes... Est-‐ce que je la connais ?... Une coureuse de cabaret… de la chair à roulier !... allons, va-‐t’en ! » (Octave Mirbeau, L’Abbé Jules.) 6 Lettre d’Octave Mirbeau à Théodore de Banville, fin mars 1888. 7 Lettre d’Octave Mirbeau à Théodore de Banville, fin mars 1888. 8 René Girard, op. cit.
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voir, par exemple, une réminiscence de la prépondérance du rival dans la campagne législative du narrateur du Jardin des supplices contre son adversaire, qui se prévaut d’avoir toujours volé et s’en vante ouvertement au point d’en faire un argument de vote. Il provoque, en effet, un réel émerveillement chez le peuple voyeur, qui attend continuellement de nouveaux aveux. Mirbeau joue sur l’absurde en montrant le narrateur démuni devant ce rival et désespéré d’avoir mené, une fois adulte, une vie ordinaire : « Comment pouvais-‐je lutter contre un tel rival, possédant de tels états de service, moi qui n’avais encore sur la conscience, et les dissimulais pudiquement, que de menues peccadilles de jeunesse, telles que vols domestiques, rançons de maîtresses, tricheries au jeu, chantages, lettres anonymes, délations et faux ?... Ô candeur des ignorantes juvénilités ! » D’abord, cet échec incongru va être « paralysant », avant de devenir « excitant » lorsqu’il décide de faire pression sur le ministre : « Tu t’es payé ma tête… Eh bien, non, non ! Ça ne se passera pas comme tu le crois… À mon tour, maintenant1. » Après l’obstacle vient l’espoir ;
« l’univers dostoïevskien est tout aussi dépourvu de valeurs objectives que l’univers sartrien2. » Nous avons vu préalablement en quoi le libertaire Mirbeau se refuse à définir précisément un programme ou des valeurs, qu’il se donne pourtant pour horizons. De plus, après le chamboule-‐tout spirituel et moral opéré par l’abbé Jules, qui serait donc en mesure de discerner ce qui relève de la justice, de l’injustice, de la vérité, du mensonge ? Personne car Mirbeau s’est appliqué à brouiller les pistes, comme dans la profession de foi de l’abbé Jules à son neveu Albert Dervelle : « Tu réduiras tes connaissances du fonctionnement de l’humanité au strict nécessaire : 1° L’homme est une bête méchante et stupide ; 2° La justice est une infamie ; 3° L’amour est une cochonnerie ; 4° Dieu est une chimère3… » ;
« l’orgueil est à l’origine de la grandeur imaginaire et de la bassesse effective4. » René Girard insiste fortement sur l’importance de l’orgueil chez Dostoïevski dont la mention est autant présente dans les œuvres romanesques d’Octave Mirbeau5. Il s’y réfère en général dans ses combats démystificateurs par le truchement des personnages. Ainsi du testament de l’abbé Jules 6 qui est l’occasion de lancer une ultime pique contre les prêtres profiteurs, qui ont effectivement oublié le message fraternel de Jésus : « Le métier de prêtre attire surtout les paresseux qui rêvent une vie de jouissances grossières, sans labeurs, sans sacrifices, les vaniteux et les mauvais fils que la blouse dégoûte et qui renient leurs pères aux dos courbés, aux doigts calleux ; pour eux, le sacerdoce c’est le confortable bourgeois du presbytère, la table servie, l’orgueil d’être
1 Octave Mirbeau, Le Jardin des supplices, Éditions du Boucher, 2003. 2 René Girard, ibid. 3 Octave Mirbeau, L’Abbé Jules, Éditions nationales, 1935. 4 René Girard, ibid. 5 On dénombre quelque 115 utilisations de ce terme dans son Œuvre romanesque (Éditions du Boucher). 6 L'abbé Jules de Mirbeau a-‐t-‐il été influencé par la lecture du Testament du curé Meslier ? On est tenté de le croire à la lecture du mot fameux (« Il souhaitait que tous les grands de la Terre et que tous les nobles fussent pendus et étranglés avec les boyaux des prêtres. » Jean Meslier, Testament, ch. 2) qui sera détourné par les situationnistes en mai 1968. La lecture d'extraits des Mémoires des pensées et sentiments de Jean Meslier montre que Meslier constitue un maillon de la chaîne qui va de Diogène (qu'il cite expressément) à La Boétie (qu'il ne cite pas mais dont il s’inspire clairement), et se poursuit donc jusqu'à Mirbeau. Mais c'est un commentaire très défavorable écrit en 1768 dans ses Mémoires, qui évoque un autre clerc extravagant dont le testament rappelle furieusement celui de l'abbé Jules (il lègue ses biens meubles et immeubles au premier prêtre qui se déculottera). Est en cause un évêque du Mans, nommé Lavardin qui, mourant, déclara qu'il détestait la religion. Il refusa l'extrême onction et « jura qu'il n'avait jamais consacré le pain et le vin en disant la messe, ni aucune intention de baptiser les enfants et de donner les ordres, quand il avait baptisé les chrétiens et ordonné des diacres et des prêtres » (Jean Meslier, Le curé Meslier, Mémoire-‐extraits, textes choisis et présentés par Armand Farrachi, Exils éditeur, 2000.) Un grand désordre naquit de cette « confession », et on se demanda sérieusement si on devait à nouveau baptiser et ordonner prêtres, tous ceux qui étaient passés entre les mains de l'évêque.
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salués très bas par les passants. » On discerne très clairement l’ambivalence exprimée par René Girard entre la « grandeur imaginaire » que s’imaginent avoir les prêtres en servant Dieu, et leur « bassesse effective » qui consiste, par vanité, à maintenir les hommes simples dans la misère au lieu de les élever, « dans le ciel ».
3-‐ La fantaisie mirbellienne
Le mot « fantaisie » est à l’évidence polysémique. Il est pertinent de commencer par un bref rappel étymologique, qui confirmera la grande richesse significative de ce terme. Il provient du verbe φαντάζω (« se montrer, apparaître1 ») qui a donné φαντασία laquelle signifie en grec ancien « apparition de choses extraordinaires ou qui font illusion2 », sortes de hiérophanies, « spectacle de choses extraordinaires propres à frapper l’imagination3 », « action de se figurer par l’imagination4 ». Le terme grec a enfin donné naissance au phantasia5 latin qui désigne « vision, imagination, rêve, songe6 », fantôme. La fantaisie semble, par son étymologie même, être placée sous l’égide de l’illusion, de l’imagination créatrice, de la liberté, du rêve… Nous allons brièvement étudier la fantaisie chez Mirbeau en conservant trois sens, un premier banal puis deux spécifiquement littéraires :
l’usage courant l’associe au caprice, c’est-‐à-‐dire à une intention irréfléchie, inopinée et souvent irrationnelle ou déraisonnable7 ;
liberté d’esprit, de création, d’originalité imprévisible grâce à l’imagination créatrice qui suit le cours naturel des associations d’idées, de mots, de rimes, dont l’auteur n’a, bien entendu, pas planifié le déroulement ;
œuvre dont la composition, les thèmes, les associations, l’ironie, l’humour, surprennent, étonnent et déstabilisent le lecteur par des confrontations inattendues et par l’absence de souci des règles formelles.
Le monde fictif créé par Mirbeau est empli d’êtres capricieux, qui changent d’avis, ne tiennent pas leur parole, ou n’ont cure de modifier leurs choix au dernier moment. C’est retrouver le thème du double d’inspiration dostoïevskienne. Il en est ainsi de l’abbé Jules, chez qui presque chaque acte est fantaisiste et mystérieux : déjà, sa vocation ecclésiastique à la proclamation sidérante de « Je veux me faire prêtre, nom de Dieu !... Prêtre, sacré nom de Dieu8 ! » ; sa rencontre avec sa famille provinciale qui le vexe pour une bagatelle, raison pour laquelle il refuse catégoriquement de lui adresser la parole ; son projet de bibliothèque ; la culture des tulipes, l’apprentissage de l’anglais, l’élevage des faisans, l’entreprise de collection de minéraux, la rédaction d’un ouvrage de « philosophie religieuse9 »… Bref, tout son être « se consumait dans la fièvre stérile du caprice, dans le délire de ses fantaisies de déclassé. Être à rebours de lui-‐même, parodiste de sa propre personnalité, il vivait en un perpétuel déséquilibrement de l’esprit et du cœur10. » Un autre 1 Anatole Bailly, Abrégé du dictionnaire grec-‐français, 1901, Hachette, p. 923. 2 Anatole Bailly, ibid. 3 Anatole Bailly, ibid. 4 Anatole Bailly, ibid. 5 L’ancien français, tout comme l’allemand avait conservé l’initiale en ph-‐ (« phantaisie ») mais cette orthographe est considérée comme une faute aujourd’hui en français. 6 Félix Gaffiot, Dictionnaire latin-‐français, Hachette, 1934, p. 1171. 7 C’est en ce sens que « fantaisie » est entendue dans des expressions comme : « il lui prend la fantaisie de… », « faire quelque chose à sa fantaisie », « se passer la fantaisie ». 8 Octave Mirbeau, L’Abbé Jules, Éditions nationales, 1935. 9 « Tout en continuant d’exaspérer ses paroissiens par d’incessantes vexations, il eut alors des fantaisies, des caprices, auxquels il se livrait avec emportement et qui ne duraient pas et que remplaçaient d’autres caprices et d’autres fantaisies, vite abandonnés. Tour à tour, il cultiva les tulipes, apprit l’anglais, éleva des faisans, collectionna des minéraux, commença un ouvrage de philosophie religieuse, qui devait régénérer le monde : Les Semences de vie, œuvre très vague et très symbolique, où il faisait parler des Christs athées et babyloniens, dans des paysages de rêve. » (Octave Mirbeau, L’Abbé Jules.) 10 Octave Mirbeau, L’Abbé Jules, Éditions nationales, 1935.
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être capricieux que nous pouvons évoquer à titre d’exemple est Clara, dans Le Jardin des supplices, qui est animée par « des caprices incompréhensibles, des volontés terribles1… ». Et dans la 628-‐E8, c’est l’automobile même qui est fantaisiste et imprévisible : « L’automobile a cela d’affolant qu’on n’en sait rien, qu’on n’en peut rien savoir. L’automobile, c’est le caprice, la fantaisie, l’incohérence, l’oubli de tout... On part pour Bordeaux et — comment ?... pourquoi ? — le soir, on est à Lille. D’ailleurs, Lille ou Bordeaux, Florence ou Berlin, Buda-‐Pesth ou Madrid, Montpellier ou Pontarlier… qu’est-‐ce que cela fait 2 ?... » C’est donc un monde composé de Bouvard et Pécuchet que Mirbeau dépeint. Personne ne semble parvenir à déterminer son existence avec responsabilité, et pour cause : quand des institutions oppressives comme l’État, la justice ou la religion imposent leur prétendue morale hypocrite et répriment les aspirations naturelles, seules deux voies restent ouvertes : la folie ou le génie. Mirbeau choisit la seconde.
Ensuite, si nous considérons les acceptions littéraires de la fantaisie, l’œuvre de Mirbeau ne répond pas aux deux sens. Si l’on examine la fantaisie dans la production même, il semble que seul Dans le ciel y obéisse. Mirbeau, en effet, établissait en général un plan, plus ou moins précis, de rédaction, ne serait-‐ce que, lors de sa période de déconstruction des normes romanesques, pour l’agencement des contes parus dans la presse qu’il réutilisait dans ses écrits. Mais quand il entame la rédaction de Dans le ciel, poussé par son épouse Alice Regnault qui l’accuse de paresse, Mirbeau traverse une crise existentielle : sa vie est devenue « triste à mourir 3 ». C’est pourquoi Dans le ciel est empreint d’un pessimisme extrêmement noir. Pour cette œuvre publiée en feuilleton, l’auteur a refusé une édition en volume. Pierre Michel dans la préface au volume des Éditions du Boucher propose plusieurs hypothèses à ce refus que l’auteur n’évoque jamais dans sa correspondance. Celle qui semble la plus pertinente tant du point de vue de la vraisemblance que de celui de notre étude, consiste à postuler que Mirbeau, qui était exigeant avec lui-‐même « vingt fois sur le métier remett[ant] [son] ouvrage4 », n’aurait pas jugé bon de publier une œuvre « écrite visiblement au fil de la plume, avec un visible dégoût, et sans plan préalable, au rythme des feuilletons hebdomadaires auxquels notre forçat de la plume était condamné à son corps défendant, pour assurer sa pitance quotidienne, sans rien devoir aux phynances mal acquises de sa compagne5. » On ne peut donc pas considérer Mirbeau comme un fantaisiste dans sa production, dans la mesure où il n’était pas particulièrement fier de sa seule œuvre qui obéissait à ce procédé. 1 Octave Mirbeau, Le Jardin des supplices, Éditions du Boucher, 2003. 2 Octave Mirbeau, La 628-‐E8, Éditions du Boucher, 2003. 3 Lettre d’Octave Mirbeau à Pissarro, fin janvier 1892. 4 Boileau, Art poétique, chant 1. 5 Pierre Michel, préface à Dans le ciel, Éditions du Boucher, 2003.
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Enfin, concernant la fantaisie dans l’œuvre, Mirbeau est incontestablement un fantaisiste par son recours presque systématique à l’humour noir, à l’ironie, aux oxymores, aux rapprochements inattendus, aux métaphores : autant de procédés destinés à surprendre le lecteur, à le faire sortir de sa léthargie sensible et intellectuelle pour l’amener à réfléchir, et éventuellement à remettre en question les valeurs et les institutions sociales asservissantes… La fantaisie a alors une fonction démystificatrice et contribue au projet de Mirbeau d’obliger ses lecteurs à regarder Méduse en face.
B) Préfigurateur des artistes du XXe siècle
1-‐ Vers la déconstruction des règles romanesques
Les pas entrepris par Mirbeau vers la déconstruction des normes du roman, ce genre si florissant au XIXe siècle, préfigurent clairement les artistes du XXe siècle qui poursuivirent son projet. Comme les différents aspects de sa démarche ont déjà été évoqués dans le premier dossier, ils ne seront que mentionnés ici :
la remise en cause du présupposé de tradition réaliste, de la réalité extérieure ; la remise en cause de la composition en vue d’une fin, héritée de Balzac ; l’irrespect des codes du roman de tradition réaliste : la vraisemblance, la
crédibilité, la bienséance ; la juxtaposition de contes et d’articles ; la pratique du roman en abyme pour Dans le ciel ; l’absence d’unité de discours et de ton ; la frustration délibérée de la curiosité du lecteur, en arrêtant brutalement le
récit ou en laissant sous silence des éléments majeurs. Par ses innovations majeures, Mirbeau est clairement un précurseur des romanciers
du XXe siècle. Il a ouvert un chemin que nombre d’artistes ont emprunté, sans le plus souvent reconnaître sa paternité. Pierre Michel1 établit une liste de ces auteurs inspirés : Henri Barbusse et Roland Dorgelès, Léon Werth et Marinetti, Céline et Kafka, Marcel Proust et Albert Camus, André Gide et Jean-‐Paul Sartre, Alain Robbe-‐Grillet et Georges Bataille, Marcel Aymé et Michel Ragon, Paul Morand et Romain Gary, Yves Gibeau et Marius Noguès… On doit toutefois souligner que Roland Dorgelès préfacera l’édition des œuvres complètes d’Octave Mirbeau aux Éditions nationales en 1934 (10 volumes et une suite des hors-‐textes).
2-‐ Le Futurisme
Nous citions précédemment Marinetti parmi les hommes du XXe siècle que Mirbeau préfigura, il peut être intéressant de développer leurs relations.
Après avoir publié le 20 février 1909 le Manifeste du Futurisme dans Le Figaro, Marinetti diffuse en français Le Futurisme (1911) dans lequel il précise les préceptes du mouvement. C’est dans ce texte, en Dédicace2, qu’il loue Les affaires sont les affaires et voit en La 628-‐E8 une œuvre pré-‐futuriste. La filiation peut être contestée d’abord en raison du bellicisme de Marinetti, futur partisan de Mussolini, en opposition totale avec le pacifisme de Mirbeau qui n’aurait été qu’en partie d’accord avec le neuvième point du Manifeste du Futurisme : « Nous voulons glorifier la guerre —seule hygiène du monde—, le militarisme, le patriotisme, le geste destructeur des anarchistes, les belles Idées qui tuent, et le mépris de la femme ». En outre, Mirbeau ne voue pas complètement aux gémonies les musées et ne fait pas un trait sur les œuvres du passé comme le chantre du futurisme. Comme nous
1 Pierre Michel, « Octave Mirbeau et le roman », Société Octave Mirbeau. 2 Filippo Tommaso Marinetti, Dédicace, XII.
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l’avons démontré1, le libertaire ne communie pas dans un culte aveugle au progrès technologique dont il suspecte les dangers. Il aurait été bien davantage en accord avec Hannah Arendt qui affirmait : « Le progrès et la catastrophe sont l’avers et le revers d’une même médaille. » Enfin, quand Mirbeau parle du progrès, il a à l’esprit une amélioration humaine et sociale, et non une mécanisation de la vie comme dans les œuvres de science-‐fiction.
Ainsi, dans quelle mesure peut-‐on cependant voir une préfiguration du mouvement futuriste chez Mirbeau ? Pierre Michel dans l’article « Futurisme » du Dictionnaire Octave Mirbeau et Anne-‐Cécile Pottier-‐Thoby dans « La 628-‐E8, opus futuriste ? » ont proposé des caractéristiques analogiques :
le neuvième point du Manifeste du Futurisme proclame : « Nous voulons démolir les musées, les bibliothèques ». Or il est vrai que Mirbeau était critique envers le système des salons2 et des musées. Il écrit précisément dans La 628-‐E8 : « Des salles, des salles, des salles, dans lesquelles il me semble que je suis immobile, et où ce sont les tableaux qui passent avec une telle rapidité que c’est à peine si je puis entrevoir leurs images brouillées et mêlées… » Au sujet du rejet des bibliothèques, il écrit « à Monsieur Fernand Charron » en tête de La 628-‐E8 : « Elle [l’automobile] m’est plus chère, plus utile, plus remplie d’enseignements que ma bibliothèque, où les livres fermés dorment sur leurs rayons » ;
Mirbeau aussi a pu trouver un certain plaisir jubilatoire à rejeter le passé, le vieux, ce qui est mort. Dans La 628-‐E8, le narrateur exprime à plusieurs reprises le dégoût qu’il éprouve pour l’ancien : « Je n’aime plus les vieilles villes, ni les vieux quartiers puants des vieilles villes, ni les vieilles ruelles obscures qui dégringolent les unes dans les autres, ni les vieux pignons gothiques » ; « Je n’aime plus les vieux porches s’ouvrant sur des cours en ruine » ; « Et je n’aime plus les vieux ponts sous lesquels dorment des eaux noires et putrides ». Et il conclut avec dépit : « Est-‐ce curieux, est-‐ce décourageant, cette persistance de la poésie à n’aimer que ce qui est morbide, ce qui est vieux, ce qui est mort […] ? » Mirbeau n’a bien sûr pas l’absurdité de critiquer ce qui l’a précédé au seul motif qu’il s’agirait de vieilleries. Il récuse plutôt l’attitude qui consiste à dénier les nouveautés, les avant-‐gardes, pour la seule raison que le temps ne s’est pas écoulé3, c’est la pruderie conservatrice qui l’exaspère ;
Marinetti voue un réel culte à la vitesse : « Nous déclarons que la splendeur du monde s'est enrichie d'une beauté nouvelle la beauté de la vitesse. » Mirbeau lui, affirme avec ironie que la maladie de l’automobilisme s’appelle « la vitesse » mais il précise qu’il ne s’agit « non pas [de] la vitesse mécanique qui emporte la machine sur les routes, à travers pays et pays, mais [de] la vitesse, en quelque sorte névropathique, qui emporte l’homme à travers toutes ses actions et ses distractions4… » Ainsi Mirbeau loue la vitesse dans la mesure où elle bouleverse les sensations et permet d’observer un nouvel univers composé de « météores » comme il l’écrit ;
Anne-‐Cécile Pottier-‐Thoby voit la parenté avec le futurisme en différentes caractéristiques du style de Mirbeau et de ses combats : « Le verbe est haut et flamboyant, la subjectivité assumée, il pourfend le convenu et le conventionnel, s’attaque à l’arbitraire, aux bien-‐pensants de tous poils [l’actuel "politiquement correct"], au conservatisme et au dogmatisme, à la vénalité d’une certaine presse5… » ;
1 Cf. I-‐ C) 1-‐. 2 Cf. II-‐ C) 1-‐. 3 On trouve une critique similaire concernant les langues anciennes : « tout le monde est d'accord aussi qu'il faut conserver le latin parce qu'il est inutile, décoratif et plus ancien que le français, par conséquent plus respectable. » (Octave Mirbeau, « Rêveries pédagogiques », Le Gaulois, 18 août 1886.) 4 Octave Mirbeau, La 628-‐E8, Éditions du Boucher, 2003. 5 Anne-‐Cécile Pottier-‐Thoby, « La 628-‐E8, opus futuriste ? ».
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enfin, l’élément le plus probant d’une possible filiation réside dans l’admiration qu’éprouve Mirbeau pour l’automobile1 au point de dédier son œuvre au constructeur Fernand Charron en un long hommage introductif. Après qu’une automobile eut écrasé une paysanne de 12 ans, un des personnages affirme avec beaucoup d’inhumanité que le progrès de la voiture pour exister et permettre à « deux cent mille ouvriers » de « vivre » doit consentir à des morts. Et il conclut en ces mots : « Il est bien évident, n’est-‐ce pas ?... que l’automobilisme est un progrès, peut-‐ être le plus grand progrès de ces temps admirables… » L’avers et le revers de la médaille, toujours… Marinetti, pour sa part, affirme sans ambages dans son Manifeste qu’« une automobile rugissante, qui a l'air de courir sur de la mitraille, est plus belle que la Victoire de Samothrace. »
Si l’on peut confirmer la paternité qu’établissait Marinetti, force est de constater que les deux écrivains étaient sur bien des plans fort différents voire opposés. Il est en outre possible de supposer que Marinetti ne fit cette analogie que pour promouvoir son mouvement en France… Qui sait ?
3-‐ Un théâtre entre absurde et engagement
Nous nous sommes jusque là intéressé au rôle préfigurateur des romans d’Octave Mirbeau, mais qu’en est-‐il du genre théâtral ?
Le théâtre de l’absurde, d’abord, traite de l’absurdité de l’Homme, de ses rapports au monde et de la vie en général. Comme l’a noté Pierre Michel2, le mot « absurde » doit, chez Mirbeau, être entendu au sens défini par Camus dans Le Mythe de Sisyphe : il désigne la confrontation entre un monde irrationnel et un individu avide de le déchiffrer, mais se heurtant à un mur d’incompréhensibilité. Essayons d’étudier certaines caractéristiques du théâtre de l’absurde qui trouvent un penchant chez Mirbeau et notamment dans ses Farces et moralités (L’Épidémie, Vieux ménages, Les Amants, Le Portefeuille, Scrupules, Interview) :
les procédés farcesques, strictement opposés au théâtre prétendu « réaliste » dont Mirbeau se moque. Il a ainsi recours au renversement du tout au tout, notamment dans L’Épidémie où les conseillers municipaux refusent catégoriquement tout investissement dans l’hygiène malgré l’épidémie de fièvre typhoïde dans une caserne et le risque de propagation (« Nous n’avons pas à prévoir des choses qui ne sont pas encore arrivées 3… »), puis changent totalement d’avis lorsque la nouvelle de la mort d’un bourgeois leur parvient. Ils ne savent alors plus où donner de la tête pour contenir l’épidémie et entreprennent nombre de projets pour la plupart ridicules. De plus, alors qu’ils avançaient d’abord que les ventes de viandes périmées, qui causèrent l’arrestation de leur collègue M. Isidore-‐Théophraste Barbaroux, n’étaient pas dangereuses, le maire, à la nouvelle de la mort du bourgeois, change totalement d’opinion : « Mais auparavant je propose au Conseil de flétrir par un ordre du jour Isidore-‐Théophraste Barbaroux dont les agissements criminels et les viandes contaminées ont peut-‐être aidé au développement de cette épidémie… à la virulence de cette contagion… » Le crescendo délirant de la fin de cette farce est un autre procédé caractéristique du théâtre de l’absurde ;
la satire sociale, et notamment de la bourgeoisie, se retrouve bien entendu dans les pièces d’Octave Mirbeau. Si nous ne considérons que ses Farces et Moralités, telles sont les démonstrations de l’absurdité de l’Homme et de la vie
1 Il écrit d’ailleurs avec un humour sarcastique : « Le vrai, le seul danger de l'automobile n'est pas dans l'automobile. Il est dans le gendarme. » (Octave Mirbeau, « Réflexions d’un chauffeur », L'Auto, 6 septembre 1903.) 2 Pierre Michel, entrée « Absurde », Dictionnaire Octave Mirbeau, collectif, s/d de Pierre Michel. 3 Octave Mirbeau, L’Épidémie.
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qu’il propose : l’amour n’est qu’une duperie (Les Amants), la respectabilité n’est qu’un masque destiné à camoufler les pires turpitudes (Vieux ménages, L’Épidémie, Scrupules), la vieillesse est un naufrage et la vie conjugale un abîme de haine et d’incompréhension entre les sexes (Vieux ménages), la loi et la « justice » sont des monstruosités destinées à écraser les pauvres et les innocents (Le Portefeuille), la politique n’est qu’un homicide attrape-‐gogos (L’Épidémie), la presse une entreprise de décervelage (Interview), et le vol le principe et la fin de toute activité lucrative au sein de la société capitaliste (Scrupules)1 ;
l'absurde n’est pas démontré, mais seulement mis en scène pour que le spectateur ou le lecteur le ressente dans sa plénitude. Comme dans cette formule du Docteur Triceps : « Toutes les pourritures doivent être égales devant la loi2 ! » ;
les personnages sont désignés par des dénominations allégoriques, qui précisent clairement le rôle qui leur est dévolu dans la pièce. Le plus souvent, ils n’ont aucun nom, désignant ainsi des genres : l’Amant, l’Amante, le Récitant, le Mari, la Femme, le Voleur, le Volé, le Maire, le Conseiller d’opposition, le Commissaire, l’Interviewer… Et, à la manière des paraboles ou des contes philosophiques du XVIIIe siècle, les noms donnés ont un lien direct à la fonction des personnages, ce sont des allégories : le mendiant est nommé Jean Guenille, le médecin scientiste Triceps, la prostituée Flora Tambour et le quart d’œil Jérôme Maltenu. Pierre Michel démontre dans « Mirbeau, Ionesco, et le théâtre de l’absurde » que ce jeu sur les noms des personnages se retrouve chez Ionesco ;
la remise en cause radicale des fonctions du langage. Mirbeau rend évident le caractère factice des dialogues de théâtre par les insuffisances du langage qui n’est plus un moyen de communication, mais exprime le vide existentiel de la vie. Par son usage des points de suspension, il respecte les silences, les incorrections, les radotages, les solécismes, les phrases inachevées… Le rôle démystificateur du langage consiste donc à rendre compte de l’incommunicabilité entre les classes (Le Portefeuille, Interview) ou entre les sexes (Les Amants, Vieux ménages).
Il semble clair que le théâtre de l’absurde proprement dit soit dans la continuité d’Octave Mirbeau, notamment dans ses Farces et moralités. Là où l’absurde montre les vacuités tragiques du monde et préconise le cynisme d’un Diogène de Sinope, l’engagement voudrait agir dans la Vie pour la rénover.
La question de l’engagement d’un artiste est complexe. Comment différencier un tract politique d’une « œuvre d’art » engagée ? À la pérennité de cette dernière ? Soit. Quelqu’un qui, en 2013, clamerait « Non au CPE ! » passerait pour un fou ; quelqu’un qui lirait en public La P… respectueuse de Sartre passerait pour un esthète. Reste que la limite est parfois floue et qu’il serait réducteur et injuste de voir en Mirbeau, Sartre ou Camus leur seul engagement et non l’Art. Pour comprendre l’engagement du théâtre de l’anarchiste, référons-‐nous à sa pièce Les Mauvais Bergers ou plutôt à l’article « Un mot personnel » où il s’en prend aux interprétations fautives et aux critiques d’Henri Rochefort. Suite au reproche de ne pas avoir « conclu » sa pièce, il décide d’en donner la philosophie néanmoins claire à la lecture du cinquième acte : « L’autorité est impuissante, / La révolte est impuissante, / Il n’y a plus que la douleur qui pleure, dans un coin, sur la terre, d’où l’espoir est parti. […] Le jour où les misérables auront constaté qu’ils ne peuvent s’évader de leur misère, briser le carcan qui les attache, pour toujours, au poteau de la souffrance, le jour où ils n’auront plus l’Espérance, l’opium de l’espérance… ce jour-‐là, c’est la destruction, c’est la mort !... » Surtout, Mirbeau veut défendre le droit de l’écrivain à ne pas donner une « solution » aux
1 Pierre Michel, « Mirbeau, Ionesco, et le théâtre de l’absurde ». 2 Octave Mirbeau, L’Épidémie.
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problèmes sociaux abordés, car s’il en possédait une, « ce n’est point au théâtre qu[’il l’eût] portée, mais dans la vie1 ! ». Sartre, qui lui aussi souffrait d’interprétations délirantes de sa pièce Les Mains sales, eut un mot similaire à celui de Mirbeau affirmant l’absence de thèse préétablie : « On a prétendu trouver dans Les Mains sales ce qui n'y a jamais été. En écrivant cette pièce, je n'ai nullement songé à soutenir ou à illustrer une thèse politique : le théâtre n'est pas fait pour cela. Il est vivant. Il présente aux spectateurs leurs plus urgents problèmes, il meurt s'il prétend y apporter des solutions. Le problème de notre époque est, je crois celui de l'action. Faut-‐il se salir les mains pour être efficace ; faut-‐il refuser d'agir pour rester pur ? Telle est la question que se posent mes personnages et à laquelle chacun répond à sa manière. Ils sont tous honnêtes, courageux et dévoués aux intérêts de leur Parti ; mais chacun entend ces intérêts à sa manière. Ainsi chacun est justifié, d'un certain point de vue ; et d'un autre point de vue chacun est coupable. Entre Hugo, Hoederer et Olga je n'entends pas choisir : c'est au public de décider. » Sartre pouvait-‐il conclure en une œuvre fictive polyphonique, une question qui préoccupait déjà un Aristote ou un Diogène de Sinope ? Pas plus que Mirbeau, non.
Les grandes œuvres théâtrales de Mirbeau constituent le prolongement de son engagement libertaire contre la sainte trinité oppressive animée par la libido dominandi : l’État, l’Armée et l’Église. C’est en ce sens qu’on peut y voir une préfiguration du théâtre engagé du XXe siècle. Sartre ou Camus ? Peut-‐être bien que Mirbeau aurait eu davantage d’affinités avec Camus qui considérait la Justice et la Vérité inconditionnelles, raison pour laquelle, par exemple, il n’a pas soutenu le stalinisme refusant « de rejoindre les armées régulières2 », et a préféré dénoncer les goulags soviétiques, quand Sartre préférait les taire ou s’y résignait, au nom de l’idéologie marxiste… Au regard du rôle subversif accordé par Mirbeau à ses écrits, on peut supposer qu’il aurait certainement été en accord avec Mallarmé qui assurait au moment de l’arrestation de Félix Fénéon : « On parle, dites-‐vous, de détonateurs. Certes il n’y avait pas, pour Fénéon, de meilleurs détonateurs que ses articles. Et je ne pense pas qu’on puisse se servir d’arme plus efficace que la littérature3 ».
C) Ses assauts artistiques : pour une esthétique impressionniste ?
1-‐ Critique du symbolisme et du système des Salons
Mirbeau a semblé être le « compagnon de route », pour un temps, des symbolistes. Il
partage avec eux, en effet, de nombreux combats contre le positivisme, le rationalisme, le réalisme, le naturalisme, ou le scientisme ; il admire, en outre, Baudelaire, « le plus profond des poètes », dont il possède deux volumes dans sa bibliothèque4. Mais il émet quand même de vigoureuses critiques contre le symbolisme5 :
Mirbeau dénonce le désengagement de ces artistes qui préfèrent rester dans leur « tour d’ivoire » tout en prétendant critiquer la société bourgeoise. Ainsi, il partage le dégoût existentiel de Lucien dans Dans le ciel : « Oui, je souffre cruellement, à l’idée de plus en plus ancrée en moi que l’art n’est peut-‐être qu’une duperie, une imbécile mystification, et quelque chose de pire encore : une lâche et hypocrite désertion du devoir social6 ! » Là réside la rupture
1 Octave Mirbeau, « Un mot personnel », Le Journal, 19 décembre 1897. 2 Albert Camus, Discours de Suède, Gallimard, 1958, p. 60. 3 Mallarmé, Interview publiée dans Le Soir, 27 avril 1894, cité in préface de Patrick et de Roman Wald Lasowski aux Nouvelles en trois lignes de Félix Fénéon, Coll. Macula littérature, 2002. 4 Jean-‐Claude Delauney, « Tableau synoptique des livres constituant la bibliothèque d’Octave Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau n°16, 2009. 5 Pierre Michel, entrée « Symbolisme », Dictionnaire Octave Mirbeau, collectif, s/d de Pierre Michel. 6 Octave Mirbeau, Dans le ciel, Éditions du Boucher, 2003.
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fondamentale : les symbolistes sont des idéalistes, des mystiques parfois ; Mirbeau est un réaliste au sens philosophique à l’athéisme convaincu ;
Mirbeau considère que l’Art doit rester au plus proche de la nature, là où un symboliste comme Charles Morice prétend « qu'un artiste n'est réellement un artiste qu'à la condition qu'il haïsse la nature, qu'il tourne à la nature un dos méprisant et symbolique1 ». C’est pourquoi, il a toujours ressenti plus d’affinités avec les impressionnistes ;
En outre, il les accuse de dogmatisme, car ils croient être seuls détenteurs d’une prétendue vérité. Mirbeau refusait de participer aux querelles insignifiantes dues à l’intolérance ;
Enfin, les symbolistes accordaient leur prédilection à la poésie. Or, Mirbeau voit en ce langage une mystification orgueilleuse, destinée à réduire à une élite le champ des lecteurs capables d’en comprendre le sens. Dans « Le chef d’œuvre », après avoir lu de longs extraits de Vielé-‐Griffin, il déclare : « Qu’est-‐ce que tout cela veut dire ?… Quelle est cette langue ?… Est-‐ce du patois américain ? Est-‐ce du nègre ?… Qu’est-‐ce que c’est ? Ah ! je voudrais le savoir ! » Avec ironie, il impute également la faute au poète qui, la plupart du temps, « n'écrit en vers que parce qu'[il] ne sait pas écrire en prose, ou bien parce qu'[il] n'a rien à dire – rien surtout à démontrer, à prouver2 ». Sur le fond, cette aversion de Mirbeau à l’égard de la poésie, en réalité faiblement argumentée est surprenante et mériterait un approfondissement.
Le véritable symbolisme ne réside donc pas, pour Mirbeau, chez ceux qui s’en réclament et brandissent avec orgueil et présomption leur étendard doctrinaire, mais chez les véritables artistes qui n’ont que faire des étiquettes et des disputes sans fondements.
Une autre critique de Mirbeau s’adresse au système des Salons, dernier rempart à la modernité artistique. Partisan de la vision moderne de l’artiste indépendant, tant financièrement qu’en matière de pensée, il a toujours vilipendé le système des Salons désignés comme de « grandes halles ouvertes à toutes les médiocrités et à toutes les impuissances3 ». En libertaire, il préconise la « désorganisation4 » de l’Art, et refuse catégoriquement son instrumentalisation par la politique5. Il ne peut supporter la croyance inculquée par l’éducation familiale puis scolaire en un Beau unique et idéalisé, celui dont parle un Aristote ou un Platon. Il trouve donc inadmissible qu’un groupe d’individus, le jury, décide du sort destiné à certaines œuvres ou à certains artistes. Il « fait fonction de cerbère à la porte de la célébrité6 ». Alexandre Cabanel, par exemple, incarne pour lui parfaitement les dérives dictatoriales du système des salons, dans la mesure où il peut parrainer ses élèves, et décider en son bon vouloir des règles et des normes. Il suffit de se référer à ce passage pour se convaincre que le jugement de Mirbeau est sans appel : « Le Salon n’est pas autre chose qu’une énorme fumisterie, une vilaine blague d’atelier. Plus on les voit, plus on se promène entre ces murailles de toiles peintes et de cadres neufs, plus le Salon a l’air d’un défi jeté à l’art et à la nature. On sort de là avec d’épouvantables migraines, ahuri, stupéfié, pour une semaine au moins. Et l’on se dit que la peinture française est peut-‐être tombée dans de plus basses rengaines, en de plus vils tripotages que le théâtre. Je ne connais pas de plus affligeant et de plus déconcertant spectacle7 ». La comparaison avec une « grande halle » n’est pas innocente, car c’est bien une grande foire qui s’organise dans les Salons, où l’on prime et récompense d’une médaille les peintres.
1 Octave Mirbeau, « Claude Monet », L’Humanité, 8 mai 1904. 2 Octave Mirbeau, « Le dixième de l’Académie Goncourt », Gil Blas, 24 mai 1907. 3 Octave Mirbeau, « Le pillage », La France, 31 octobre 1884. 4 Octave Mirbeau, post-‐scriptum d’« Eugène Carrière », L'Écho de Paris, 28 avril 1891. 5 « Si les beaux-‐arts vivent encore en France, c’est bien malgré la politique » (« Le Salon I », L’Ordre de Paris, 3 mai 1886). 6 Octave Mirbeau, « Le Salon I », L'Ordre, 3 mai 1886. 7 Octave Mirbeau, « Le Salon III », La France, 16 mai 1886.
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Ce que Mirbeau reproche par dessus tout aux Salons est d’empêcher les peintres marginaux et avant-‐gardistes pour lesquels il a davantage d’affection, de percer et d’être admirés par le peuple encore aveuglé par le respect qu’il porte à l’École des Beaux-‐Arts et aux Salons.
2-‐ Ses combats en faveur de l’impressionnisme
« Tous les peintres qui, actuellement, ont une signification réelle, et résument l'art de notre temps, comme Claude Monet, Renoir, Degas, Pissarro, Odilon Redon, Gauguin, et tant d'autres, épargnent à leurs œuvres la banalité écœurante des Salons officiels et leurs intolérables promiscuités1. » Par ces mots, Mirbeau résume le double mouvement qu’il souhaite opérer : d’abord, la critique du système ancien et délabré des Salons2 ; puis, ses combats pour les avant-‐gardes de l’impressionnisme, qui restent encore raillées et ignorées3. Ainsi il fit tout pour ses frères de cœur et de plume : Claude Monet, Auguste Rodin, Camille Pissarro, Eugène Carrière, Paul Gauguin, Paul Cézanne, Alfred Sisley, Vincent Van Gogh…
En sculpture, il place Rodin au somment, et en peinture Monet. Il loue ce dernier, dans un article qui inaugura une longue et sincère amitié entre les deux artistes4, en ces mots : « Je ne connais pas, parmi les paysagistes modernes, un peintre plus complet, plus vibrant, plus divers d’impression que Claude Monet 5 ». Et il continue : « Tous les peintres d’aujourd’hui doivent leur palette à Claude Monet. Nul peintre désormais ne pourra s’affranchir des problèmes que Claude Monet a résolus ou posés. […] Un Rembrandt qui naîtrait demain devrait de la gratitude à Claude Monet6. » Mais ce qu’il admire au plus haut point est sa capacité à rendre compte de la réfraction du réel, cette « atmosphère » dont il parle : « Entre notre œil et l’apparence des figures, des mers, des fleurs, des champs, s’interpose réellement l’atmosphère. Chaque objet, l’air visiblement le baigne, l’enduit de mystère, l’enveloppe de toutes les colorations, assourdies ou éclatantes, qu’il a charrié avant d’arriver à lui7. » Chantre attitré des impressionnistes, Mirbeau les propulse sur la
1 Octave Mirbeau, « Eugène Carrière », L'Écho de Paris, 28 avril 1891. 2 Cf. II-‐ C) 2-‐. 3 Selon Mirbeau, la faute en est à la société : « Tout l’effort des collectivités tend à faire disparaître de l’humanité l'homme de génie, parce qu’elles ne permettent pas qu’un homme puisse dépasser de la tête un autre homme, et qu’elles ont décidé que toute supériorité, dans n’importe quel ordre, est, sinon un crime, du moins une monstruosité, quelque chose d’absolument anti-‐social, un ferment d’anarchie. Honte et mort à celui dont la taille est trop haute ! » (Octave Mirbeau, « Au conseil municipal », Le Journal, 12 juillet 1899.) 4 Alexandre Duval-‐Stalla, Claude Monet -‐ Georges Clemenceau : une histoire, deux caractères, Éditions Gallimard, 2010. 5 Octave Mirbeau, La France, 21 novembre 1884. 6 Octave Mirbeau, « Claude Monet – Venise », L'Art moderne, 2 juin 1912. 7 Octave Mirbeau, préface à l’exposition Monet à la Galerie, Galerie Georges Petit, Paris, 1889, cité in Journal de l'impressionnisme, Maria, Godfrey Blunden et Jean-‐Luc Daval, Skira, 1973.
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scène artistique par ses articles élogieux, qui permettent par exemple à Gauguin de payer son voyage à Tahiti.
Les combats artistiques d’Octave Mirbeau sont un vaste sujet, mais comprenons seulement que, visionnaire, il sut discerner les avant-‐gardes artistiques qu’il défendit de sa plume pour promouvoir à son échelle la grande « révolution dans l’art de voir la nature1 ».
3-‐ Une écriture impressionniste
Pouvons-‐nous parler d’écriture impressionniste ? Si le concept reste controversé par le rapprochement établi entre l’art de la peinture et celui de l’écriture, il ne reste pas moins pertinent pour l’œuvre d’Octave Mirbeau, qui partageait en tous points l’esthétique de ses amis peintres. Il pense, en effet, qu’une œuvre d’art ne peut qu’être subjective : tout ce qui est décrit par le narrateur est forcément réfracté par sa conscience. L’artiste doit, en outre, porter un regard innocent sur le réel qui seul peut lui permettre de « voir, sentir et comprendre » ce qui laisse impassibles les autres hommes. « Voir, sentir et comprendre », ces trois mots que Lucien, le peintre maudit inspiré des impressionnistes, ne cesse de répéter. D’inspiration impressionniste, la défiance de Mirbeau envers la raison contribue à son refus de la composition telle que Zola ou Balzac l’entendaient. C’est pourquoi il préfère garder le silence sur certains faits en relation pourtant directe avec le récit, plutôt que de faire croire à une finalité mensongère.
Enfin, dans la moindre description d’Octave Mirbeau, les taches se juxtaposent, les contours sont flous, les couleurs se mélangent, et surtout les nuances de lumières sont restituées avec génie. Considérons cette courte description pour nous en convaincre : « Je regardais, ébloui ; ébloui de la lumière plus douce, du ciel plus clément, ébloui même des grandes ombres bleues que les arbres, mollement, allongeaient sur l’herbe, ainsi que de paresseux tapis ; ébloui de la féerie mouvante des fleurs, des planches de pivoines que de légers abris de roseaux préservaient de l’ardeur mortelle du soleil… » Et toujours, le paysage est réfracté par un « je », le narrateur ou un personnage. C’est là encore une des facettes du génie d’Octave Mirbeau : réussir à restituer une expérience artistique visuelle dans un texte littéraire.
1 Octave Mirbeau, L’Art dans les Deux Mondes, 10 janvier 1891.
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III-‐ Un honnête homme philosophe ?
Déjà dans les développements qui précèdent plusieurs liens ont été suggérés entre Mirbeau et des pensées de philosophes. Et en effet les allusions philosophiques sont omniprésents dans l’œuvre mirbellienne : pensons par exemple à l’abbé Jules qui lance au sujet du fameux « Deus sive natura » de Spinoza : « Il trouve que nous n’avons pas assez d’un
Dieu !... Il faut qu’il en fourre partout… T’z’imbéé… cile ! » Mirbeau connaissait de très nombreux philosophes qu’il avait lus, travaillés et questionnés : en guise d’indice, il possédait dix livres de Nietzsche dans sa bibliothèque1.
Les frontières entre philosophie et littérature sont floues, cela est incontestable. Peut-‐être même est-‐il vain de chercher à cloisonner deux formes de pensée dont les moyens d’expressions (théorique, fictif) sont si proches. Qu’est Nietzsche ? et Tolstoï ? et Montaigne ? et Dostoïevski ? et Socrate ?... Baudelaire écrit à ce sujet : « Je ne crois pas qu’il soit possible de trouver un romancier fort qui n’ait pas opéré la création de sa méthode, ou plutôt dont la sensibilité primitive ne se soit pas réfléchie et transformée en un art certain. Aussi les romanciers forts sont-‐ils tous plus ou moins philosophes : Diderot, Laclos, Hoffmann, Goethe, Jean Paul, Maturin, Honoré de Balzac, Edgar Poe2. » Et Mirbeau ? Pour restituer la plénitude de son génie, il peut être pertinent de chercher en
quoi son œuvre a pu s’inspirer de « philosophes » antérieurs reconnus ou préfigurer des pensées du XXe siècle ?
A) Possibles inspirations
1-‐ Le vitalisme individuel
Mirbeau accorde une très grande importance à la Vie et à la Nature, « mots fourre-‐tout » s’il en est, mais qui lui servent de criterium dans de nombreux domaines. Ces deux concepts sont d’ailleurs étroitement liés, dès lors que « c’est la nature qui poursuit l’œuvre de vie, jamais interrompue3. » Et il voit en Nietzsche le chantre de la vie, comme en ces mots admiratifs : « Une génération arrive aux affaires, sur qui Nietzsche aura eu autrement d’influence que Wagner, une génération d’hommes plus subtils, amis de la paix, renonçant aux conquêtes impossibles, raffinés, et qui pourront changer une mentalité, héritée des fiers-‐à-‐bras de 714… » Par ce passage, on repère que Mirbeau n’a pas commis l’erreur de voir dans la Volonté de Puissance le désir nationaliste et guerrier de conquêtes, ou encore de croire à un antisémitisme dont se réclameront les Nazis grâce au truchement félon de la sœur de Nietzsche. Perspicace, Mirbeau l’était incontestablement et il comprit que Nietzsche nous appelle, en vérité, à épouser la vie par le dépassement de soi-‐même. Il incite
1 Jean-‐Claude Delauney, « Tableau synoptique des livres constituant la bibliothèque d’Octave Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau n°16, 2009. 2 Baudelaire, Présentation de Révélation magnétique d’Edgar Poe, 1848. 3 Octave Mirbeau, « L’ouverture de la chasse », Le Gaulois, 31 août 1884. 4 Octave Mirbeau, La 628-‐E8, Éditions du Boucher, 2003.
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l’homme à se vaincre lui-‐même afin de l’emporter sur le nihilisme. Ainsi, en pacifistes, Mirbeau et Nietzsche partagent l’idée que la seule guerre désirable doit combattre les formes culturelles figées, mortes et mortifères. Donc, la seule victoire qu’il nous invite à remporter est la victoire sur la médiocrité, la faiblesse, la stérilité de l’esprit. Quand Nietzsche affirme que « Le pire ennemi que tu puisses connaitre ce sera toujours toi-‐même », Mirbeau écrit à son ami de jeunesse Alfred Bansard des Bois : « J'aurais bien des luttes à soutenir contre un ennemi qui m'a toujours enversé : moi-‐même. » La proximité est incontestable. En outre, si on songe au Jardin des supplices en ce qu’il expose la démesure, on en vient à penser aux rites dionysiaques de l’excès, et donc à Dionysos lui-‐même, dieu de la folie nécessaire qui fascina tant Nietzsche.
Mais qu’est la Vie pour Mirbeau ? Elle est inséparable de la souffrance, de la cruauté et de la mort. Il ne croit pas à ces absolus imaginés par les hommes que sont le Bien et le Mal : Nietzche comme Mirbeau écrivent « par-‐delà le bien et le mal ». Quand le narrateur du Jardin éprouve de la répulsion à l’extase sexuelle vécue par Clara à la vue prolongé des « supplices », elle lui répond que ce n’est pas un crime monstrueux « puisque l’Amour et la Mort, c’est la même chose !... et puisque la pourriture, c’est l’éternelle résurrection de la Vie… Voyons1… ». Mirbeau partageait cette opinion singulière, mais fondée sur l’idée typiquement nietzschéenne de l’éternel retour, qui, selon Gilles Deleuze, n’est nullement la platitude du retour du pareil au même, mais la « Répétition qui sélectionne, la Répétition qui sauve. Prodigieux secret d’une répétition libératrice et sélectionnante2 ». On comprend alors l’accueil favorable que l’anarchiste fit à Nietzsche !
En s’inspirant de Rousseau, Mirbeau éprouve un malin plaisir à opposer d’un côté, la nature belle, saine et harmonieuse, et de l’autre, l’état social, la culture et l’éducation : la nature corrompue. Il suffit de penser à la leçon de l’abbé Jules à son neveu qui résume clairement le vitalisme mirbellien et semble reprendre le concept rousseauiste de l’« éducation négative » : « — Qu’est-‐ce que tu dois chercher dans la vie ?... Le bonheur… Et tu ne peux l’obtenir qu’en exerçant ton corps, ce qui donne la santé, et en te fourrant dans la cervelle le moins d’idées possible, car les idées troublent le repos et vous incitent à des actions inutiles toujours, toujours douloureuses, et souvent criminelles… […] Tu réduiras tes connaissances du fonctionnement de l’humanité au strict nécessaire : 1° L’homme est une bête méchante et stupide ; 2° La justice est une infamie ; 3° L’amour est une cochonnerie ; 4° Dieu est une chimère… Tu aimeras la nature ; tu l’adoreras même, si cela te plaît, non point à la façon des artistes ou des savants qui ont l’audace imbécile de chercher à l’exprimer avec des rythmes, ou de l’expliquer avec des formules ; tu l’adoreras d’une adoration de brute, comme les dévotes le Dieu qu’elles ne discutent point. S’il te prend la fantaisie orgueilleuse d’en vouloir pénétrer l’indévoilable secret, d’en sonder l’insondable mystère… adieu le bonheur ! Tu seras la proie sans cesse torturée du doute et de l’inassouvi… Malheureusement, tu vis dans une société, sous la menace de lois oppressives, parmi des institutions abominables, qui sont le renversement de la nature et de la raison
1 Octave Mirbeau, Le Jardin des supplices. On trouve la même idée dans son article sur « Eugène Carrière » : « Chez l'être qui aime vraiment, l'idée de l'amour s'accompagne toujours de l'idée de la mort. » 2 Gilles Deleuze, Nietzsche, PUF philosophie 2011.
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primitive. […] Le mieux est donc de diminuer le mal, en diminuant le nombre des obligations sociales et particulières, en t’éloignant le plus possible des hommes, en te rapprochant des bêtes, des plantes, des fleurs; en vivant, comme elles, de la vie splendide, qu’elles puisent aux sources mêmes de la nature, c’est-‐à-‐dire de la Beauté1... » Tout est dit en ces phrases superbes. Pour Mirbeau, la vie ne saurait obéir aux lois physico-‐chimiques que les scientifiques lui attribuent d’autorité. Lui préfère conserver le mystère2 de la vie et de la nature, et n’a pas besoin d’un Dieu unique, anti-‐homme parfait, pour répondre à ses questionnements. « Dieu est mort ! », proclamait Nietzsche soutenu spirituellement par Mirbeau.
D’inspiration nietzschéenne, la « guerre » qu’entend mener Mirbeau contre la bêtise humaine est loin d’être aisée. Elle est plutôt totale et perpétuelle. Là réside le profond pessimisme d’Octave Mirbeau qui confine parfois au nihilisme : « Rien n’est triste, rien n’est douloureux comme de se sentir impuissant contre l’intraversable bêtise humaine3. »
2-‐ La menace existentielle permanente de la mort : le pessimisme individuel
Mirbeau admirait Schopenhauer chez qui il avait trouvé une affinité spirituelle : le
pessimisme. Il s’agit d’une doctrine selon laquelle une volonté aveugle et sans but est au principe de toutes choses engendrant désir et souffrance. La philosophie pessimiste de Schopenhauer repose sur deux affirmations : le monde est absurde d’une part, la vie est une souffrance d’autre part. Mirbeau est en parfait accord avec chaque allégation. Il a toujours critiqué le mundus inversus et la persévérance dans cette dérive sociale.
Or, absurde et souffrance ne se réunissent parfaitement qu’une fois : dans la mort. Celle-‐ci semble obséder Mirbeau, surtout dans les dernières années de sa vie, lorsqu’il souffre d’une véritable crise existentielle et que son couple avec Alice Regnault continue de battre de l’aile. C’est un Mirbeau angoissé qui s’élance dans le XXe siècle. C’est à ce moment qu’il rédige son œuvre au pessimisme le plus noir : Dans le ciel. Il écrit au sujet de la mort : « Mais le mot de mort n’amenait plus de visages vivants, de figures inquiètes aux fenêtres des maisons, et sur le pas des portes. Des morts, il y en avait dans toutes les maisons. Et les gens épargnés se sauvaient des morts, se sauvaient de ceux qui avaient vu des morts, qui avaient respiré des morts. Ce mot de "mort" volait dans le silence et ne le réveillait plus ; il se cognait aux fenêtres closes, aux seuils fermés, comme sur les planches d’une bière, la désolation d’un orphelin. Et les cercueils passaient, sans cesse, dans les rues, sans prières, devant, sans cortèges, derrière. De grands feux brûlaient sur les places et dans les cours4. »
Pour être compris, le pessimisme mirbellien (qu’on se souvienne de l’aphorisme d’Anaïs Nin mentionné supra) doit être analysé en considération de son amour pour la Vérité et la Justice. C’est en ce nom qu’il critiqua les optimistes qui mentent à eux-‐mêmes ainsi qu’aux autres : « Les philosophes de l’optimisme meurtrier ne voient pas la misère. Non seulement ils ne la voient pas, ils la nient 5 . » Mais le problème est que ces « philosophes de l’optimisme » sont au pouvoir et l’exercent en déni de toute vérité et de toute justice. Pourquoi ? Parce que « les optimistes qui conduisent les peuples, qui fabriquent les lois, ne veulent jamais avoir devant les yeux que des spectacles souriants, que la vue des bonheurs égoïstes6. » Bref, ils refusent de regarder Méduse en face, posture dont la misérable traduction contemporaine est : « Il faut positiver ! »
1 Octave Mirbeau, L’Abbé Jules, Éditions nationales, 1935. 2 « La mort est un mystère auguste que je veux qu’on respecte, par-‐dessus tous les autres... » (Octave Mirbeau, L’Abbé Jules.) 3 Octave Mirbeau, « L’Émeute », L’Écho de Paris, 31 octobre 1893. 4 Octave Mirbeau, Dans le ciel, Editions du Boucher, 2003. 5 Octave Mirbeau, « De l’air », L’Écho de Paris, 21 novembre 1893. 6 Octave Mirbeau, « De l’air », L’Écho de Paris, 21 novembre 1893.
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On peut déceler certaines contradictions chez Mirbeau, notamment entre son rousseauisme et son obsession de la « loi du meurtre ». C’est dans le « frontispice » au Jardin des supplices qu’il aborde cette question : « S’il n’y avait plus de meurtre, il n’y aurait plus de gouvernements d’aucune sorte, par ce fait admirable que le crime en général, le meurtre en particulier sont, non seulement leur excuse, mais leur unique raison d’être… Nous vivrions alors en pleine anarchie, ce qui ne peut se concevoir… Aussi, loin de chercher à détruire le meurtre, est-‐il indispensable de le cultiver avec intelligence et persévérance… Et je ne connais pas de meilleur moyen de culture que les lois1. » Institution naturelle, le meurtre est nécessaire à la stabilité sociale. Mais pour le réfréner, il faut trouver des exutoires : « l’industrie, le commerce colonial, la guerre, la chasse, l’antisémitisme2 », « l’escrime, le duel, les sports violents, l’abominable tir aux pigeons, les courses de taureaux, les exercices variés du patriotisme3 ». C’est retrouver les analyses d’un des fondateurs de la sociologie moderne, Émile Durkheim qui écrivait : « Classer le crime parmi les phénomènes de sociologie normale, ce n'est pas seulement dire qu'il est un phénomène inévitable quoique regrettable, dû à l'incorrigible méchanceté des hommes ; c'est affirmer qu'il est un facteur de la santé publique, une partie intégrante de toute société saine4. » On perçoit aisément la grande proximité avec la thèse de Mirbeau. Le crime a une fonction dans la société, raison pour laquelle il est utile et normal. Plus profondément peut-‐être faudrait-‐il rapprocher cette idée de la thèse de René Girard qui pose que toute société s’est fondée sur un meurtre effectif, dont les générations qui se succèdent gardent un souvenir inavouable qui les conduit à inventer des sacrifices, tels justement la corrida, le tir aux pigeons, et le sport spectacle avec ses Ultras.
3-‐ Contre les dominations
Ce n’est plus à démontrer : Mirbeau est indéniablement un anarchiste individualiste. Il a pourfendu, rappelons le, l’État, la famille nucléaire, l’école, l’Église de Rome, l’armée, la prétendue « Justice », la démocratie, le capitalisme… Bref, toutes les formes qu’a pu prendre l’oppression de l’homme par l’homme. Sans programme, son anarchie pourrait être résumée par la dédicace à l’un de ses livres, parodiant la célèbre formule de Michel Strogoff : « Contre Dieu, le tsar et la patrie ».
Révolté, il écrit au sujet de la manipulation journalistique de l’attentat d’Auguste Vaillant du 9 décembre 1893 : « Ce journal, d’ailleurs, ne s’en tenait pas là. Recherchant quelles avaient pu être, dans le passé, les causes et le véhicule de cette maladie sociale qu’on appelle l’anarchie, il accusait Platon, Aristote, La Boétie, Rabelais, Diderot... que sais-‐je ?... tous les grands génies de l’humanité, d’avoir apporté chacun un clou dans la bombe de Vaillant 5 ! » C’est la preuve que Mirbeau connaissait le grand penseur de la servitude volontaire. Ce ne sont pas les proximités qui manquent
1 Octave Mirbeau, Le Jardin des supplices, Éditions du Boucher, 2003. 2 Octave Mirbeau, ibid. 3 Octave Mirbeau, ibid. 4 Émile Durkheim, « Le crime phénomène normal », 1894. 5 Octave Mirbeau, « À travers la peur », L’Écho de Paris, 26 décembre 1893.
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entre les deux hommes. D’abord, comme Mirbeau, La Boétie voulait ouvrir les yeux des sujets qui consentent à leur propre assujettissement1. En outre, pour ne donner qu’un exemple, il écrit ces mots qui rappellent forcément l’aphorisme de Célestine « D’être domestique, on a ça dans le sang… » : « Ils disent qu’ils ont toujours été sujets, que leurs pères ont vécu ainsi. Ils pensent qu’ils sont tenus d’endurer le mal, s’en persuadent par des exemples et consolident eux-‐mêmes, par la durée, la possession de ceux qui les tyrannisent. » Comme La Boétie, Mirbeau n’attribue pas toute la faute aux dirigeants : les sujets sont également coupables. Ce sont même plutôt eux qui consentent à se faire gouverner par d’autres… Car là est la nature même de la politique qui est « vieille comme le monde2 ». Quand Mirbeau appelle à la grève du suffrage universel, c’est clairement une façon de lutter contre le phénomène qu’analysa La Boétie. C’est encore dans « le Comédien » qu’est renforcée la proximité avec La Boétie. Mirbeau, en effet, cherche à canaliser la responsabilité vers le public, métaphore du peuple, de la faveur complaisamment donnée aux comédiens-‐dirigeants. On croirait lire l’humaniste renaissant : « Et de fait il est roi, le comédien. Avec le bois pourri de ses tréteaux il s'est bâti un trône, ou plutôt le public – ce public de décadents que nous sommes – lui a bâti un trône3. »
B) L’anticipateur
1-‐ Vers l’existentialisme sartrien et la nausée
« Embarqué » dans l’existence, l’homme ne peut qu’être engagé selon Sartre, dans la mesure où il doit faire des choix : « Chaque homme est un choix absolu de soi4. » Il détermine, produit et définit son essence dans son existence. En athéiste convaincu, Sartre, comme Mirbeau, pense que Dieu n’existe pas. Il n’est qu’une excuse inventée par les hommes pour échapper à leur responsabilité.
Quand Sartre affirme décrire « des êtres veules, faibles, lâches et quelquefois même franchement mauvais5 », on découvre une nouvelle similitude avec Mirbeau, qui s’est acharné à illustrer que la société bourgeoise tue l’homme pour en faire « une croupissante larve6 » corvéable et soumise. Puis, la Famille, l’École, l’Église, l’Armée, le Pouvoir politique s’acharnent à le maintenir dans sa condition misérable. L’enjeu est grand : entre posséder des esclaves obéissants à merci, et des hommes responsables, les puissants ont vite choisi. En effet, ces larves, comme les esclaves, ont leur essence prédéfinie : nulle place n’est laissée à l’espoir d’un changement.
Bien avant Sartre, Mirbeau a persévéré à montrer la condition humaine dans tout son tragique au point de provoquer une réelle nausée existentielle chez son lecteur. Ainsi de Célestine, la soubrette du Journal, qui telle Asmodée, met à nu les cercles qu’elle rencontre. Et elle porte ce constat révélateur d’une des lois de cette jungle sociale costumée : « Si infâmes que soient les canailles, ils ne le sont jamais autant que les honnêtes gens7. » Reste que le libertaire n’est pas un moraliste : chacun est responsable du sens qu’il va attribuer à son œuvre ! Et c’est avec une ironie mordante que Mirbeau met cul par-‐dessus tête les bienséances sociales quand il campe un cambrioleur qui a opté pour cette 1 « je voudrais seulement comprendre comment il se peut que tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations supportent quelquefois un tyran seul qui n’a de puissance que celle qu’ils lui donnent » (Étienne de la Boétie, Discours de la servitude volontaire.) 2 « Il est vieux comme la politique ; et la politique est vieille comme le monde. Elle date du jour où, deux hommes s’étant rencontrés, le plus fort s’est mis à dépouiller le plus faible, à lui prendre ses armes, ses vêtements, sa liberté, son intelligence, c’est-‐à-‐dire à le rendre heureux en l’allégeant de tout cela. » (Octave Mirbeau, « Rêveries », Le Figaro, 21 octobre 1889.) 3 Octave Mirbeau, « Le Comédien », Le Figaro, 26 octobre 1882. 4 Jean-‐Paul Sartre, L’Être et le Néant. 5 Jean-‐Paul Sartre, L’Existentialisme est un humanisme. 6 Octave Mirbeau, Dans le ciel, Éditions du Boucher, 2003. 7 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, Éditions du Boucher, 2003.
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activité afin d’être le plus honnête possible… Peut-‐être pensait-‐il à la « reprise individuelle » de ses amis anarchistes, et à la figure étonnante de Marius Jacob dont on dit qu’il a donné l’idée d’Arsène Lupin à Maurice Leblanc1. Toute honte anachronique bue, comment ne pas penser à une opération de presse tout à fait contemporaine qui se déroule à Marseille, lorsque le cambrioleur qui fait la liste des métiers auxquels sa nature l’a obligé à renoncer en vient aux journalistes : « Et puis vraiment, j’étais exposé quotidiennement à des contacts trop salissants. Quand je pense que les journaux, aujourd’hui, ne sont fondés que par des commerçants faillis ou des financiers tarés, qui croient – et qui d’ailleurs y réussissent – éviter ainsi de finir leurs jours dans les maisons centrales et dans les bagnes2… »
2-‐ De l’homme au monde absurde
Nous avons déjà étudié dans quelle mesure Mirbeau avait perçu l’absurde du monde. Il préfigure en ce sens les écrits et la pensée d’Albert Camus. En vérité, c’est surtout la confrontation entre le caractère irrationnel et le désir de clarté de l’homme qui est absurde. Ainsi, il n’est ni dans l’homme, ni dans le monde, mais il naît de leur antinomie, de leur présence commune3. Parmi les hommes, présentés par Mirbeau, ce sont avant tout les artistes qui, selon le mot de Lucien, vont chercher à « voir, sentir et comprendre4 » l’absurde : ils vont s’y confronter. Chez Camus, comme chez Mirbeau, la prise de conscience de l’absurde ne doit pas conduire au renoncement d’un Schopenhauer, mais plutôt à l’action ou à la révolte.
La question de l’absurde a également été posée au sujet du Procès de Kafka5. Or, on trouve un avant-‐goût de cette critique virulente dans un des contes de Mirbeau : « La Vache tachetée ». Le personnage principal, Jacques Errant, se trouve au cachot depuis un an sans que lui soient données les raisons de cette peine. Décontenancé et las, il se persuade de son incapacité à distinguer le « Bien » du « Mal » : « Ce que je prends pour des actes de vertu, ou simplement pour des actes permis, ce sont
1 Octave Mirbeau, Les Vingt et un Jours d’un neurasthénique, chapitre 18, Éditions nationales, 1935. 2 Octave Mirbeau, ibid. 3 « L'irrationnel, la nostalgie humaine et l'absurde qui surgit de leur tête-‐à-‐tête, voilà les trois personnages du drame qui doit nécessairement finir avec toute la logique dont une existence est capable. » (Albert Camus, Le mythe de Sisyphe.) 4 Octave Mirbeau, Dans le ciel, Éditions du Boucher, 2003. 5 On sait peu que Franz Kafka fréquenta les milieux libertaires à Prague, sans jamais s’exprimer dans les réunions ni s’engager dans l’action. Il eut cette formule qui n’aurait pas déplu au Mirbeau des Mauvais Bergers, à propos d’une manifestation de rue ouvrière : « s’avancent déjà les secrétaires, les bureaucrates, les politiciens professionnels, tous les sultans modernes dont ils préparent l’accès au pouvoir… La révolution s’évapore, seule reste alors la vase d’une nouvelle bureaucratie. Les chaînes de l’Humanité torturée sont en papier de ministère. » (Michael Löwy, Franz Kafka rêveur insoumis, Stock, 2004.)
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peut-‐être de très grands crimes1… » Et, en toute logique dans l’absurde, il en vient à regretter d’avoir sauvé un enfant de la noyade et d’avoir donné du pain à un misérable. Un jour, il décide de questionner le geôlier sur les raisons de son arrestation, lequel lui répond que la plupart des prisonniers sont coupables d’un des deux crimes suprêmes : proclamer une vérité, posséder une vache tachetée. Puis vient le procès, et, impitoyablement, le juge et l’appareil judiciaire vont faire croire au malheureux qu’il possède une vache tachetée (peut-‐on imaginer délit plus absurde ?). Résultat : il est condamné à cinquante ans de bagne. Et le conte s’achève sur ce court dialogue affligeant : « — Ma tête est toute meurtrie ! dit Jacques Errant accablé… Comment se fait-‐il que moi, qui ne possède quoi que ce soit dans le monde, je possède une vache tachetée, sans le savoir… / — On ne sait jamais rien ! déclara le gardien, en bourrant sa dernière pipe de la nuit… Vous ne savez pas pourquoi vous avez une vache tachetée… Moi, je ne sais pas pourquoi je suis geôlier, la foule ne sait pas pourquoi elle crie : À mort ! et la terre pourquoi elle tourne !… » Quand plus personne ne comprend les raisons de son existence, pas même la terre, que reste-‐t-‐il à faire ? Renoncer ? S’indigner ? Se révolter ? Mirbeau élut le dernier choix.
3-‐ Le pessimisme social, destin de la reproduction
Pour finir, nous allons voir que Mirbeau préfigura, dans une certaine mesure, l’analyse sociologique d’un Pierre Bourdieu concernant l’influence de la famille. C’est dans le « frontispice » du Jardin des supplices qu’un jeune homme affirme : « Mais, auparavant, voulez-‐vous me permettre d’ajouter que ces états d’esprit anormaux, je les dois peut-‐être au milieu dans lequel j’ai été élevé, et aux influences quotidiennes qui me pénétrèrent à mon insu ». L’ascendant, peut-‐être involontaire, de la famille sur l’individu est par la suite impitoyablement poursuivi par l’État et l’Église.
En outre, quand Mirbeau établit le rapprochement entre le prolétariat littéraire qu’il connut de près et la prostitution sexuelle, il suggère une idée très originale que Bourdieu retrouva dans Les Règles de l’art : « L’homologie de position contribue sans doute à expliquer la propension de l’artiste moderne à identifier son destin social à celui de la prostituée, "travailleur libre" du marché des échanges sexuels2 ».
Le pessimisme de Mirbeau avait donc bien une facette sociale. Peu d’espoir semble laissé à une évolution notoire de la société dans l’ordre. Il ne reste alors que l’anarchie !
C) Tentative de définition d’une philosophie mirbellienne : du déni au tangible
1-‐ « Je ne suis pas un philosophe3 ! »
À présent que nous avons étudié, certes brièvement en cette ébauche d’analyse, les
inspirations et les préfigurations d’Octave Mirbeau en philosophie, il peut être pertinent de réfléchir à la sienne, non dans sa plénitude mais dans ses altérités, ses innovations.
Mirbeau semble pourtant être très critique vis-‐à-‐vis de la « philosophie ». Ainsi, dans Les Vingt et un Jours d’un neurasthénique, il écrit, au chapitre XXIII : « L’art est une corruption, la littérature un mensonge, la philosophie une mystification4 ». L’abbé Jules lance avec l’esprit de mesure dont il est coutumier : « Tu vois !... Ce sont des livres !... Et ces livres contiennent tout le génie humain… Les philosophies, les systèmes, les religions, les 1 Une citation similaire : « Je suis trop pauvre, trop dénué de tout pour savoir où est le bien, où est le mal… D’ailleurs, un homme aussi pauvre que je suis ne peut faire que le mal !… » (Octave Mirbeau, « La Vache tachetée ».) 2 Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, Le Seuil, 1992, p. 86. 3 Albert Adès, La Pyramide : trois hommes et une vérité, étude manuscrite. 4 Octave Mirbeau, Les Vingt et un Jours d’un neurasthénique, Éditions nationales, 1935.
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sciences, les arts sont là… Eh bien ! mon garçon, tout ça ce sont des mensonges, des sottises, ou des crimes… […] Les savants… les philosophes… les poètes !... Peuh1 !... » Ou encore Lucien dans les Mémoires pour un avocat : « — Il est nécessaire de vivre… voilà tout !... La vie n’a pas de but, ou plutôt, elle n’a pas d’autre but que de vivre… Elle est sans plus… C’est pourquoi elle est belle… Quant aux poètes, aux philosophes, aux savants qui se torturent l’esprit pour chercher la raison, le pourquoi de la vie, qui l’enferment en formules contradictoires, qui la débitent en préceptes opposés… ce sont des farceurs ou bien des fous… Il n’y a pas de pourquoi2 !... » Et Mirbeau en personne proteste : « Je ne suis pas un philosophe ! » Serait-‐ce alors le trahir que de proposer une philosophie mirbellienne ? Il semble que non. En effet, la philosophie qu’il critique est celle des doctrines, des principes et des systèmes3. En libertaire, il refuse tout ce qui ressemble à une tentative d’élucidation du mystère de la Nature ou de la Vie, tout ce qui cherche à donner un ordre humain à une harmonie naturelle secrète, tout ce qui tend à mettre un point final.
Il est donc bien légitime de voir en Mirbeau un philosophe au sens qu’instaura Friedrich Nietzsche. Celui-‐ci opère, en effet, une rupture brutale et radicale en attaquant les racines fondamentales mêmes de la pensée occidentale, c’est-‐à-‐dire les philosophes sinon vénérables, du moins vénérés : Socrate, Platon, Kant… Il reproche à Socrate d’avoir dénaturé le message des premiers sages de la Grèce antique dénommés « présocratiques ». À la morale et aux mythes religieux, ils opposaient l’idée de nature qu’ils comprenaient comme un flux, une énergie, un dynamisme surhumain capable de produire et de détruire les êtres. Et Nietzsche de critiquer directement Socrate et Platon qui furent les premiers à fabriquer des entités métaphysiques étrangères et hostiles à la vie. Mirbeau ne pouvait qu’être en accord avec la conception moderne de la philosophie, inaugurée par Nietzsche.
2-‐ Le refus systématique de toutes supériorités asservissantes et injustifiées : une philosophie pratique et une éthique de l’anarchie
Une des particularités centrales de la pensée de Mirbeau est le rejet catégorique et
inconditionné de toutes formes d’autorité, qui peuvent seulement nuire à l’individu. En anarchiste individualiste, il prétend « substituer à l’initiative de l’État l’initiative de l’individu4 ». Est-‐il besoin de préciser que l’« autorité » honnie n’a rien à voir avec l’auctoritas des romains, mais renvoie à l’idée de domination hétéronome sur la personne individuelle ? Il incite chaque homme à prendre son existence en main et à ne laisser personne choisir à sa place. Dans cette fin, loin des spéculations théoriques, c’est une véritable philosophie pratique qu’il propose dans ses écrits : il a fait de sa vie une œuvre d’art. Avant les situationnistes du XXe siècle, Mirbeau envisage art et action conjointement. C’est en ce sens qu’il faut comprendre sa conception aristocratique de l’art5, au nom de laquelle il désigne les « juges » de ses romans6. Comme l’écrit Gérard de Lacaze-‐Duthiers : « L’autorité expire où l’art commence, elle expire au seuil de l’esthétique, qui est le
1 Octave Mirbeau, L’Abbé Jules, Éditions nationales, 1935. 2 Octave Mirbeau, Mémoires pour un avocat. 3 Peut-‐être Mirbeau avait-‐il en tête l'image de Victor Cousin, sorte de « philosophe officiel » de la troisième République, de confession chrétienne et partisan de l'éclectisme philosophique. Son influence se faisait encore très fortement sentir à la fin du XIXe siècle. Il concevait ainsi sa mission : « Un professeur de philosophie est un fonctionnaire de l'ordre moral, préposé par l'Etat à la culture des esprits et des âmes au moyen des parties les plus certaines de la philosophie ». Un prêchi-‐prêcha propre à mettre Mirbeau en rage… Victor Cousin s'était déplacé afin de rencontrer Hegel, suite à quoi ce dernier a conclu : « Il est venu en Allemagne pour faire des courses philosophiques ». Pierre Macheray, un philosophe contemporain spécialiste d'Hegel et de Spinoza, écrit : « Son nom est devenu le symbole d'une manière de penser creuse ». 4 Lettre d’Octave Mirbeau à Paul Hervieu, octobre 1893. 5 Pour Gérard de Lacaze-‐Duthiers, l’aristocratie est « l’anarchie réalisée par l’art et l’art réalisé par l’anarchie ». 6 Il écrit ainsi dans sa lettre à Théodore de Banville de la fin mars 1888 : « J’ai choisi mes juges et vous êtes parmi eux. »
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triomphe de la pensée et de l’action libres1. » Mais Mirbeau consacre sa liberté dans l’art à la critique des autorités injustifiées. C’est certainement sur ce point que l’anarchiste et l’aristocrate Oscar Wilde se distinguent. Pour Mirbeau, que l’autorité provienne des pères, des professeurs, des prêtres, des juges, des militaires, des critiques, des financiers, elle est presque toujours aliénante et cause des malheurs des hommes.
Sans que Mirbeau puisse être considéré comme un moraliste, il reste possible de résumer sa pensée en ces mots : non aux bergers, non aux troupeaux, oui à l’individu.
3-‐ Des questionnements sans réponses : la leçon de vie de Mirbeau
Le rapport de Mirbeau à la Vérité est ambigu. S’il lui confère une dignité supérieure par l’usage de la majuscule, il ne pense pas pour autant qu’elle existe en soi mais pour chacun : elle est donc plurielle. Il n’accorde aucune crédibilité à ceux qui ont la prétention d’expliquer définitivement des mystères comme la Vie ou la Beauté. Ils ne peuvent, en effet, que les trahir en les réduisant à des systèmes abstraits et absurdes. Seule la nature peut englober sa réalité propre, pas les hommes. Il s’agit donc d’accepter la frustration de ne pas tout savoir et de ne surtout pas se réfugier dans une quelconque croyance (Dieu, la science, l’Histoire…) qui ne serait que l’aliénation et la négation de l’individu, de chaque Moi propre.
Mirbeau, en outre, démystifie l’Histoire dans un brillant article intitulé « Une Page d’Histoire2 ». Il revient sur les erreurs qu’il a pu commettre lors de ses débuts dans le journalisme et surtout lorsqu’il confondit M. Caro et M. Carau et fit du premier un campagnard qui consacrait de nombreuses heures au travail intellectuel. Une fois l’article intitulé « La Maison du philosophe3 » paru, M. Jules Simon écrivit : « Monsieur Caro passait l’été aux Damps, au milieu des villageois, dont il était aimé et respecté, dans une maison à peine plus ornée que les leurs, mais où il trouvait le calme le plus absolu… » Et Mirbeau conclut : « Désormais il y a contre nous une force plus forte que la vérité, et qu’on appelle l’Histoire. Et vous savez, toute l’Histoire est comme ça4. »
Quand ceux qui prétendent à la « Vérité » ne colportent que mensonges et erreurs, il ne reste qu’à accepter qu’une part de mystère demeure. Telle est la leçon de vie de Mirbeau.
1 Gérard de Lacaze-‐Duthiers, cité in André Reszler, L’esthétique anarchiste, PUF-‐Sup, 1973, p. 85. 2 Octave Mirbeau, « Une Page d’Histoire », Le Figaro, 14 décembre 1890. 3 Octave Mirbeau, « La Maison du philosophe », Les Écrivains, E. Flammarion, 1925. 4 Voici qui rappelle le mot de Michel Bakounine : « Dans toute l’histoire il y a un quart de réalité et trois quarts au moins d’imagination, et ce n’est point sa partie imaginaire qui a agi le moins puissamment sur les hommes. »
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S’il ne fallait garder qu’une idée de cette esquisse d’étude, ce serait la grande pluralité et diversité des facettes du génie d’Octave Mirbeau : politique, artiste, philosophe. Il fut un visionnaire. Mais il ne faudrait pas pour autant conclure au manque d’unité, à un éclectisme superficiel. Si l’on peut discerner certaines contradictions dans ses affirmations, l’homme Mirbeau est un et constant une fois sa période de prostitution journalistique passée. En contemporain, il s’impliqua en son temps dont il vit les ténèbres qu’il combattit. Et simultanément, il parvint à prévoir de nombreuses évolutions sociales, à préfigurer quantité d’écrivains et d’artistes, et à découvrir les avant-‐gardes non-‐reconnues. C’est par ce double mouvement qu’on peut réellement comprendre son génie.
L’existence de Mirbeau a toujours été empreinte d’un profond pessimisme. Car s’il a toujours combattu les puissants aux côtés des impuissants, il reste convaincu que toute action est vaine. C’est ainsi qu’il voit son frère spirituel en Don Quichotte : « Qu’avions-‐nous besoin, je te le demande, de nous précipiter à ces vaines bagarres ? Empêche-‐t-‐on le vent de hurler, la mer de miner les rocs des falaises, le tigre d’aller aux nocturnes carnages ? Empêche-‐t-‐on la vie d’être le triomphe éternel du mal ? Nous n’avons pourfendu personne, aucun géant n’est tombé, et les moulins tournent, tournent et tourneront. » Certes les moulins tournent encore et certainement pour toujours, mais ce sont en grande partie les combats du libertaire dans ses œuvres qui l’ont fait parvenir à l’universalité. Intemporel, Mirbeau l’est tant par ses chefs-‐d’œuvre que par les thèmes abordés qui demeurent d’une actualité troublante.
Enfin, Mirbeau est la preuve que les anarchistes sont des êtres fondamentalement moraux : il fut solitaire et solidaire1.
1 Catherine Camus et Marcelle Mahasela, Albert Camus, Solitaire et Solidaire, Michel Lafon, 2009.
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Bibliographie :
Octave Mirbeau auteur : Le Journal d’une Femme de chambre, Éditions nationales, 1935. Le Jardin des supplices, Editions du Boucher, 2003. L’Abbé Jules, Éditions nationales, 1935. Dans le ciel, Editions du Boucher, 2003. La Maréchale, Editions du Boucher, 2003. Dingo, Éditions nationales, 1935. La 628-‐E8, Editions du Boucher, 2003. Un Gentilhomme, Éditions nationales, 1935. La Grève des électeurs, Editions du Boucher, 2003. Les affaires sont les affaires, Éditions nationales, 1935. Les Mauvais Bergers, Éditions nationales, 1935. Farces et Moralités, Wikisource. Contes cruels, Librairie Séguier, 1990. Chez l’illustre écrivain, Flammarion, 1919. La Folle et autres nouvelles, Mille et une nuits, 2001. Contes de la chaumière, Le Serpent à plumes, 1999. Les mémoires de mon ami, L’Arbre vengeur, 2007. Préface à La société mourante et l’Anarchie de Jean Grave, 1893.
Études sur Octave Mirbeau : Pierre Michel et Jean-‐François Nivet, Octave Mirbeau, l’imprécateur au cœur fidèle, Librairie
Séguier, 1990. Pierre Michel, Correspondance générale d’Octave Mirbeau, L’âge d’homme, 2003, 2005, 2009. Pierre Michel et Jean-‐François Nivet, Combats littéraires, L'Âge d'homme, 2006. Pierre Michel, Les Combats d’Octave Mirbeau, Annales littéraires de l’Université de Besançon,
1995. Pierre Michel, « Octave Mirbeau et la négritude ». Pierre Michel, « Mirbeau s'explique sur L'Abbé Jules ». Pierre Michel, « Mirbeau, Ionesco et le théâtre de l'absurde ». Pierre Michel, « Octave Mirbeau et l’hystérie ». Pierre Michel, « Albert Camus et Octave Mirbeau ». Dictionnaire Octave Mirbeau, collectif, s/d de Pierre Michel. Albert-‐Émile Sorel, « Octave Mirbeau », Gil Blas, 10 avril 1903. Anne Deckers, « Je hais Mirbeau ! » Paul-‐Henri Bourrelier, « Octave Mirbeau et l’art au début du XXe siècle ». Cécile Barraud, « Octave Mirbeau, un "batteur d’âmes" à l’horizon de la Revue blanche ». Céline Beaudet, « Zola et Mirbeau face à l'anarchie, utopie et propagande par le fait ». Daniel Attala, « Octave Mirbeau et Pierre Ménard quasi fantasia après la lecture d'un roman
de Michel Lafon ». Max Coiffait, « Octave Mirbeau et Léo Trézenik, Un léger soupçon d'échange de mauvaises
manières ». Max Coiffait, « L’oncle Louis-‐Amable dans la malle de l’abbé Jules », Cahiers Octave Mirbeau,
n° 10, mars 2003, pp. 200-‐214. Lucien Guirlinger, « Mirbeau et Nietzsche ». Philippe Oriol, « Littérature et anarchie : le cas Octave Mirbeau ». Yannick Lemarié, « L’Abbé Jules : la colère et le verbe ». Anne-‐Cécile Pottier-‐Thoby, « La 628-‐E8, opus futuriste ? ».
Ouvrages complémentaires : Jean-‐Denis Bredin, L’Affaire, Julliard, 1983. Zo d’Axa, La Feuille, 1898, cité dans Zo d’Axa L’Endehors, dossier rassemblé par Jan dau
Melhau, Plein Chant, 2006. Georges Palante, La Sensibilité individualiste, Éditions Folle Avoine, 1990.
Guilhem Monédiaire, juin 2013. 42
Thierry Maricourt, Histoire de la littérature libertaire en France, Albin Michel, 1990. André Reszler, L’Esthétique anarchiste, PUF-‐Sup., 1973. S/d. de Bruno Fuligni, Dans les archives secrètes de la police, Folio, 2011. René Girard, « Dostoïevski – du double à l’unité », Critiques dans un souterrain, Le Livre de
Poche, 1976. Textes réunis par Jean-‐Louis Cabanes et Jean-‐Pierre Saïdah, La Fantaisie post-‐romantique,
Presses Universitaires du Mirail, 2003. Giorgio Agamben, Nudités, Rivages Poche, 2012. Giorgio Agamben, postface à l'édition italienne en un volume de La Société du spectacle et
des Commentaires sur la société du spectacle, 1990. Filippo Tommaso Marinetti, Manifeste du Futurisme, 1909. Georges Bataille, La Littérature et le Mal, Folio Essais, 1990.
Illustrations :
P. 4 : Octave Mirbeau, Affiche de lancement des Grimaces, juillet 1883. P. 5 : Illustration d'un article de Jules Huret sur Les Mauvais bergers d'Octave Mirbeau
(Acte IV au Théâtre de la Renaissance). P. 7 : Couverture de L’Assiette au beurre du 31 mai 1902. P. 17 : La 628-‐E8 d’Octave Mirbeau. P. 18 : Dostoïevski, Tolstoï et Mirbeau en 1916. P. 22 : Amende d’Octave Mirbeau qui occupait la 628-‐E8 quand son mécanicien roulait à
gauche sur les Champs Elysées. P. 29 : Claude Monet, Impression soleil levant, 1872. P. 31 : Auguste Rodin, Le Penseur, 1902. P. 32 : Photographie de František Drtikol (1883-‐1961). P. 34 : Cynimus, Le Char de l’État. Sont présents sur le char « Privilège » des allégories de la
« Présidence », du « Clergé », de l’« Armée », des « Députés », de la « Charité » ; autant d’institutions démystifiées par Mirbeau. Ceux qui sont à l’avant tiennent des cannes au bout desquelles sont placées des carottes destinées à appâter le peuple. On peut lire sur les roues du char « Impôts » et « Rentes ».
P. 36 : Sculpture de Marc Petit. P. 40 : Photographie du jardin d’Octave Mirbeau à Rémalard.