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T. W. Adorno : la politique de lmancipation sociale lpreuve de
la Dialectique ngative
Cyril Gispert ATER en Science politique, Universit Montpellier
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Rsum : La Dialectique ngative est luvre majeure de Theodor W.
Adorno. Dans cet article,
nous en travaillons les dimensions politiques et stratgiques
souterraines. Cet ouvrage peut-tre prsent comme laboutissement de
la thorie critique de lEcole de Francfort, et tudi comme tel, mais
son inscription dans une priode de mtamorphoses systmiques nous
semble en fonder loriginalit premire, propice une lecture
alternative le rinscrivant dans les dbats et fractures de la pense
marxiste. Ecrit alors que Theodor W. Adorno sest engag publier une
critique du Programme de Godesberg de la social-dmocratie
allemande, il est possible dextraire de la Dialectique ngative les
lments avancs dune analyse de la politique et de lmancipation
sociale lre du capitalisme tardif. Par ce travail, nous esprons
dgager les linaments dune sociologie critique adapte aux phnomnes
contemporains, de crise des partis, de la reprsentation et de
lutopie.
Mots-Clefs : Emancipation
sociale/Politique/Utopie/Social-dmocratie/Anti-systme/Marxisme
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En 1966, sept ans aprs la publication du programme de Godesberg
du Parti social-dmocrate Allemand (SPD), Theodor W. Adorno envisage
den crire une critique fondamentale sur le modle de la Critique du
programme de Gotha de Karl Marx de 18751. La Rpublique Fdrale
Allemande est alors dirige par une grande coalition runissant, dans
un mme gouvernement, le SPD et les conservateurs de la dmocratie
chrtienne (CDU-CSU). Une alliance conteste par la gauche
intellectuelle proche de lInstitut pour la Recherche Sociale de
Francfort, que lauteur des Minima moralia dirige depuis le dpart la
retraite de Max Horkheimer en 1958. Ladaptation du socialisme
dmocratique lconomie de march, la dfense de la proprit prive des
moyens de production, son alignement sur les positions du bloc
atlantiste sont considrs par Adorno comme autant dingrences
pathognes et rgressives, dangereuses pour le devenir de
lmancipation. Il regrette notamment lambivalence du programme
socialiste sur la question de la juste rpartition des biens
matriels formul comme si ctait possible sans socialisation des
moyens de production, comme une simple affaire de ngociation 2et
rprouve une critique politique qui ne se contente plus que de
pointer des contradictions, et non pas la contradiction 3 de la
domination sociale.
Toutefois, en dpit de lengagement de publication donn Hans
Magnus Enzensberg, directeur de la revue Kursbuch, Adorno se
rtracte et prfre, en suivant les conseils de Max Horkheimer,
ajourner tout travail sur les transformations de la
social-dmocratie qui puisse apporter de leau au moulin de tous ceux
qui secouent la dmocratie durement branle 4. Un recul dont il
sexcuse auprs dEnzensberg en prtextant le manque de temps, la
fatigue et surtout le travail que lui demande la rdaction de la
Dialectique ngative5. La critique du socialisme post-socialiste du
SPD, dont il ne cesse jusqu sa disparition de condamner les
renonciations, est ainsi reporte sine die pour des raisons
tactiques et lachvement de son uvre majeure. La Dialectique
ngative, que lauteur sest refus prsenter comme une mthodologie
applique de ses travaux et rflexions6, nen est pas moins loccasion
pour Adorno de mettre carte sur table et dcrire ce quil considre
tre, sans ambages, son anti-systme 7.
Ainsi, entre concours de circonstances, justification et
contradiction intellectuelles, il est difficile de ne voir dans la
juxtaposition de ces deux vnements, que sont linachvement de ce qui
aurait pu tre - en cho Marx - sa Critique du programme de Godesberg
et lachvement de son anti-systme , quun simple accident de
parcours, un acte manqu sans aucune consquence sur le contenu de ce
dernier. Sil na jamais t question pour Theodor W. Adorno de faire
la Dialectique ngative un manifeste politique, un manuel de
propdeutique rvolutionnaire adapt aux socits marchandes, dans une
dmarche qui soit contraire son projet de dlivrer la dialectique 8
de toute essence affirmative 9, les clats stratgiques, pars et
dissimuls, nen sont pas moins prsents. Dans un courrier adress en
1966 Horkheimer, Adorno dclare que seule lextrme acuit critique dun
retour raisonn sur soi pourrait aider le SPD ne pas sabmer
totalement 10 dans la grande coalition . Cet impratif
1 Stefan Mller-Doohm, Adorno. Une biographie, Paris, Gallimard,
2004, p. 426.
2 Cit in Ibid., p. 427.
3 Ibidem.
4 Ibidem.
5 Ibid., p. 428.
6 Theodor W. Adorno, Dialectique ngative, Paris, Petite
Bibliothque Payot, 2003, p. 7.
7 Ibid., p. 8.
8 Ibid., p. 7.
9 Ibidem.
10 Stefan Mller-Doohm, Op. cit., p. 427.
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du retour raisonn sur soi , loin dtre anecdotique, entre en
rsonance avec la dfinition de lautorflexion de la dialectique 11
qui conclut la Dialectique ngative comme mouvement de la
dialectique contre elle-mme12, soit linterruption de la
reproduction du mme par la permanence continue du ngatif13.
Du retour raisonn sur soi de la social-dmocratie allemande
lauto-rflexion de la dialectique, la recherche du matriau politique
dans les dserts glacs de labstraction 14 de la Dialectique ngative
participe dune entreprise de dtournement critique qui sapproprie
les indications pistmologiques formules par son auteur : Lobjet
souvre une insistance monadologique qui est conscience de la
constellation dans laquelle il se trouve 15. Dans une priode marque
par la dmission du socialisme organise, la chute des alternatives
mancipatrices et la dcadence du marxisme dogmatique, Adorno uvre,
aux frontires de la philosophie, de la psychologie et de la
sociologie la refondation ngative du matrialisme. Et cest en
exposant la Dialectique ngative aux radiations de la double crise
du social et du politique, manifestes dans le tournant de
Godesberg, que les lments propres constituer les bases - laisses en
suspends par la renonciation de son auteur au projet de
contre-programme - dune critique actuelle de la social-dmocratie et
dune pratique de lmancipation peuvent tres dgags. En dpit de la
complexit revendique de son contenu, la Dialectique ngative ne se
rsume pas comme il a trop souvent t dit, un exercice de style, une
esthtisation formelle du marxisme16. Au contraire, louvrage savre
tre porteur dune radicalit toujours inexploite dont les hiroglyphes
interpellent par une actualisation du dj su qui transforme le
savoir 17 les possibilits et les contraintes de la praxis.
Cest en soumettant largumentation de la Dialectique ngative
lpreuve de la constellation du socialisme dmocratique quapparat un
dialogue ininterrompu avec Karl Marx18 et ses interprtes les plus
commentes et-ou contestes (notamment Lukacs et Lnine). Un dialogue
dont linsistance subtile et linclusion historique donnent lensemble
du propos une profondeur insouponne pour comprendre les
transformations des socits marchandes lre de
11 Theodor Adorno, Op. cit., p. 488.
12 Ibid., p. 489.
13 Jean-Marie Vincent crit ce propos : Il faut arriver dcouvrir
ce que les totalisations dialectiques refoulent et
interdisent au penser, cest--dire faire redescendre la
dialectique dans limpur du mal mdiatis, du non-sens et du dsordre,
pour y procder de nouveaux passages et de nouvelles mdiations, de
nouvelles totalisations qui sont aussi des dconstructions. Ce nest
pas lesprit qui recherche sa satisfaction qui peut-tre vecteur dune
dialectique critique mais bien lesprit perptuellement inquiet qui
met en doute sa propre universalit et se pose la question de sa
propre activit in, Jean-Marie Vincent, Un autre Marx. Aprs les
marxismes, Lausanne, Editions Pages 2, Coll. Cahiers libres , 2001,
p. 55. 14
Theodor W. Adorno, Op. cit., p. 8. 15
Ibid., p. 193. 16
Cest ainsi quEnzo Traverso, qui lon doit une introduction la
publication de la correspondance entre Theodor W. Adorno et Walter
Benjamin, reprend son compte dans un article clbrant le centime
anniversaire de la naissance dAdorno les critiques traditionnelles
envers lauteur de la Dialectique ngative en dclarant quil cultivait
son isolement comme un titre de noblesse. Il tait fier d'crire dans
une langue intraduisible que certains critiques percevaient comme
un "pathos mtaphysique de l'obscurit". En accentuant les traits
aristocratiques et litistes de sa pense, l'ancien exil tait devenu
un mandarin marxiste in, Enzo Traverso, Lhritage dun marxisme
pessimiste , Rouge, 25/12/2003. 17
Theodor W. Adorno, Op. cit., p. 201. 18
Jean-Marie Vincent, Adorno et Marx in, Jacques Bidet, Eustache
Kouvlakis (dir.), Dictionnaire Marx contemporain, Paris, PUF, Coll.
Actuel Marx Confrontation , 2001, p. 362.
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la d-social-dmocratisation de la modernit politique19. Parmi,
les dveloppements aportiques de la politique dmancipation nous
traiterons, dans un premier temps, des rapports contradictoires
entre thorie et praxis (A). Les relations entre la pense critique
et lactivit transformatrice sont au cur de la rflexion de Theodor
Adorno, inquiet et marqu par les checs rpts des mouvements
ouvriers. Une chute des mouvements d mancipation dans la
reproduction du maintien de lordre qui nous conduit interroger,
dans un deuxime temps, partir de la Dialectique ngative, les formes
politiques de la dissidence (B). Contre la cristallisation de
lindividuation dshumanisante dans un irrel rellement existant , le
problme de la dtermination et de lclairage des stratgies
alternatives reste entier. Dans un troisime temps, nous observerons
les points de rupture proposs par lauteur, notamment son entreprise
de sauvetage de lutopie (C). Lenjeu de la thorie critique, dans la
Dialectique ngative, reste toujours linterruption de la
catastrophe. Ces trois moments que lon peut rsumer dans laxe
trinitaire pratique , sujet , mancipation sont autant de
combinaisons dont la disposition en constellation laissent
envisager quils souvrent en sautant peu prs comme les serrures des
coffres-forts bien gard : non pas seulement au moyen dune seule
clef ou dun seul numro mais dune combinaison de numros 20. Le
socialisme se dcouvre alors lpreuve de l anti-systme de la
Dialectique ngative.
A. Interprter et transformer le monde Parmi les trames de la
Dialectique ngative, les Thses sur Feuerbach de Karl Marx sont
au
centre des investigations pistmologiques de lauteur. Des Thses
qui, rparties en dix points, situent la praxis dans le processus
historique, dfinissent le passage de la thorie la pratique
politique21et matrialisent le caractre stratgique de la lutte des
classes. Dans la premire Thse, Marx reproche Feuerbach dadopter une
attitude contemplative , dtre lextrieur des mouvements du monde au
point de ne pouvoir saisir le sens de la dynamique transformatrice
et de lactivit pratiquement critique 22. Ds lintroduction de son
anti-systme , Theodor W.Adorno retourne contre Marx sa critique de
la contemplation feuerbachienne pour dterminer ce quelle recle,
comme mdiation, de vrit, de non-identique. Une mdiation immanente,
ncessaire un exercice libre de la pratique oppos ce que celle-ci
peut avoir de non-vrai, daffirmatif dans son dploiement23. La
critique de la contemplation , telle que formule par Karl Marx,
nest pour Adorno que la rmanence du primat de la raison pratique 24
propre lidalisme allemand et hrit de Kant. Un primat de la
rationalit qui justifie et lgitime la domination absolue de lhomme
sur la nature, de linstrument sur les hommes. Si la contemplation
est non-vrai lorsquelle est acquiescement et indiffrence, support
et lgitimation de la domination, elle peut-tre vrit en contribuant
au dsensorcellement de lactivit, notamment quant elle vite que
celle-ci ne se prenne elle-
19 Gerassimos Moschonas, In the Name of Social Democracy. The
Great Transformation : 1945 to the Present,
London, Verso, 2002, p. 224. 20
Theodor W. Adorno, Op. cit., p. 201. 21
Paul-Laurent Assoun, Thse in, Georges Labica, Grard Bensussan,
Dictionnaire critique du marxisme, Paris, PUF, 1985, 2e dition,
1150-1151. 22
Karl Marx, Thses sur Feuerbach in, Karl Marx, Philosophies,
Paris, Folio, Coll. Essais , 1997, p. 232. 23
Theodor W. Adorno, Op. cit., p. 11. 24
Ibid., p. 294.
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mme pour labsolu 25. La continuit thorique dynamise la
contemplation en librant son noyau critique, son substrat
ngatif.
En se faisant thorie, la pause contemplative est la fois chez
Adorno maintenu est subsum dans la permanence et ncessit de
linterprtation, rebours de la deuxime Thse qui prtend que la vrit
objective nest pas une question de thorie mais une question de
pratique 26. Le penser est dfini comme la rsistance lordre tabli,
aux commandements du rel et de ses thurifraires27. Ds lors, la
pratique transformatrice est conditionne lactualisation de la
critique dans un double mouvement rcursif allant de lune lautre,
sans quil ny ai darrt, de rconciliation, ni dinterruption possible
dans leur mdiation rciproque, sous peine de dissolution et
dannulation mutuelle. Ainsi, Adorno, loin dtre un penseur du
retrait, pense la mdiation et considre, au contraire, que la
passivit, lajournement perptuit de la praxis est trop souvent le
prtexte pour touffer comme vaine la pense critique sous lexcutif,
pense dont une praxis transformatrice aurait besoin 28. Pour
lauteur de la Dialectique ngative, la connaissance du monde profane
ne doit et ne peut steindre dans la matrialisation du projet
mancipateur, sans elle la praxis qui veut toujours transformer ne
pourrait tre transform 29. Cependant, la reproduction de la dfaite,
les checs rpts des mouvements dmancipation sociales et politiques,
luniformisation unilatrale de la socit, rendent Adorno
particulirement attentif tout ce qui pourrait dans la thorie comme
dans la pratique, bien que se revendiquant socialiste, aider
lcrasement de lhomme, lauto-conservation de la souffrance . Cest
seulement dans la (re)connaissance de la souffrance que le
matrialisme se dprend de son moment idaliste (positif) et converge
avec ce qui est critique, avec une praxis socialement
transformatrice 30.
Contre le gel de la rflexion dans le mouvement rel et le
bannissement de lactivit, la rforme des Thses sur Feuerbach
entrepris par Adorno souhaite arracher au matrialisme marxiste ses
fragments les plus subversifs, encore assez affts pour saper un
monde domin par la marchandise et la condamnation de la praxis. La
souffrance voque, qui renvoie aux multiples mutilations et
anantissements que le rgne de lquivalence gnralise et de lidentit
(du mme) fait subir aux hommes, est au cur de cette politique de la
subversion. Cette dnonciation du malheur nest jamais chez Adorno le
prtexte dun recours la rgle morale, selon lui coupable depuis Kant
de facticit et de duplicit31, mais une ouverture llment gnrique du
ngatif. La douleur mdiatise la praxis, elle est sa part de
non-identique, le substrat de vrit qui conditionne le possible de
lmancipation. Toutefois, lactivit transformatrice peut-tre aussi
souffrance lorsquelle est interdiction de penser et se transforme
en censure32. Lauto-rflexion de la praxis le retour de la pratique
sur elle-mme est le contrepoison dune politique de la douleur qui
soit organisation de lmancipation33 et non reproduction du tout (de
lordre dominant). A partir de cette subversion de toutes les
stratgies de lidentit ayant comme point de dpart le cri du mutil
Adorno dfinit le telos dun socialisme anti-systmique dans la
ngation de la souffrance physique du moindre de ses
25 Ibid., p. 23.
26 Karl Marx, Op. cit., p. 233.
27 Theodor W. Adorno, Op. cit., p. 30.
28 Ibid., p. 11.
29 Ibid., p. 177.
30 Ibid., p. 247.
31 Ibid., pp. 344-345.
32 Ibid., p. 177.
33 Ibid., p. 248.
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membres et dans les formes de la rflexion, intrieures cette
souffrance 34. Ce faisant il (r)actualise la dixime Thse sur
Feuerbach qui situe le nouveau matrialisme du point de vue de
lhumanit sociale 35 et non du point de vue de la socit bourgeoise
(de la socit civile et des individus isols). En accomplissant ce
mouvement, en rintgrant le social dans la socit constitue, Marx
accorde la souffrance un caractre politique36 et dispose les
fondements venir dune stratgie de la subversion. Stratgie quAdorno
semploie dans la Dialectique ngative alimenter en charges thoriques
explosives la mesure de la priode.
De toute vidence, la dtermination de la politique par les
rapports de classe, la centralit du proltariat dans le processus
historique, est absente du socialisme anti-systme dAdorno. Sans
revenir sur les causes relles de ce rejet37 que sont lchec du
mouvement ouvrier allemand en 1933, la dfaite de la rvolution
antifasciste de 1944 sa dfinition de la dialectique comme mdiation
de la mdiation (une ngation de la ngation sans rconciliation38) lui
interdit daccorder une catgorie de la population le primat de la
souffrance et la proprit de lesprance. Sil reconnat que
lantagonisme de classes contribue au maintien de la socit
marchande, que la loi du profit est le moteur du processus de
production, Adorno se refuse arrter la praxis dans lun des deux
antagonistes. Le point de vue de lhumanit sociale lui semble plus
appropri au dvoilement dune socit devenue l interconnexion intgrale
des fonctions 39 que ne lui parat tre celui de la classe ouvrire
40, gnrateur de positif et dabsolu41. Lespoir de la transformation,
limpratif de lmancipation sont logs - dans la Dialectique ngative
lpicentre de la ngation du ngatif, soit dans le mouvement dtermin
de lhumanit sociale sur elle-mme. Il sagit dbranler la fausset, le
ddoublement irrel de la ralit, en crant du trouble et de la
dissidence, en extriorisant la mutilation, en organisant le cri du
social42, malgr lemprise de la positivit marchande (la loi de la
valeur). Lespoir de subversion - comme libration dans et partir de
la souffrance - et la rsistance sans compromis sont immanents aux
dissociations organiques des socits totales43(quel que soit leur
rgime politique, communiste ou libral ), la socialisation
totalitaire couve objectivement son terme antagoniste sans quon
puisse dire aujourdhui sil sagit de la catastrophe ou de la
libration 44. Cette indtermination historique, qui nest pas sans
rappeler
34 Ibid., p. 248.
35 Karl Marx, Op. cit., p. 234.
36 Theodor W. Adorno, Op. cit., p. 295.
37 Jean-Marie Vincent en donne les dtails in, Jean-Marie
Vincent, La thorie critique de lcole de Francfort, Paris,
ditions Galile, 1976, pp. 44-45. 38
Theodor W. Adorno, Op. cit., p. 14. 39
Ibid., p. 84. 40
Contrairement au jeune Marx qui en 1844 crit : Ce nest que dans
le socialisme quun peuple philosophique peut trouver la praxis qui
lui convient, et cest donc dans le proltariat seulement quil peut
trouver llment actif de sa libration in, Karl Marx, Contre Arnold
Ruge , Op. cit., p. 128. 41
Dans une rponse un courrier enthousiaste dAlfred Sohn-Rethel,
qui pense que la dialectique ngative se manifeste dans la rvolution
culturelle chinoise, Theodor Adorno dfend lirrductibilit du ngatif
contre la violation de la conscience manant du marxisme officiel,
qui consiste en une espce dtermine de positivit . Dans la mme
lettre, il dnonce tout rapprochement avec le mouvement des gardes
rouges : Quon puisse esprer quoi que ce soit de ce qui se passe en
Chine, je ne puis y croire il me faudrait renier tout ce que jai
pens ma vie durant, si je voulais feindre de ressentir autre chose
que de lhorreur cit in, Stefan Mller-Doohm, Op. cit., p. 449. .
42
Theodor W. Adorno, Op. cit., p. 29. 43Ibid., p. 419 44
Ibid., p. 420.
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le propos de Rosa Luxemburg sur lalternative entre socialisme et
barbarie , ne trouve pas chez Adorno son salut dans lesprance
objective.
La rebellion contre ce qui est impos45, le rejet de tout
compromis46et la politisation de la souffrance dans la subversion
subversive du matrialisme ne doivent pas tres assimils un retour de
la thorie critique aux seuls crits de jeunesse de Karl Marx.
Theodor Adorno refuse et dnonce systmatiquement les travers
rgressifs de la seule critique de lalination dont la systmatisation
conceptuelle prsuppose une stratgie positive de rconciliation47.
Lobjectif de lmancipation ne doit pas, selon lui, tre retrouv dans
lorigine, dans le fantasme dune nature bonne 48 car celle-ci ne se
constitue qu partir du but. La description de la socit capitaliste,
notamment de la subsomption gnralise, sapparente beaucoup plus aux
analyses du Marx de la maturit49 quaux spculations sur ltre gnrique
encore prsentes dans La Question juive50. Nanmoins, lnergie et
lacuit critique des textes qui prcdent La misre de la philosophie
et le Manifeste Communiste sont un rservoir de radicalit qui sert
le projet dun socialisme du ngatif dissimul dans la Dialectique
ngative. Cette politique du mutil et de la ngation est dj prsente
dans linjonction de Marx exercer une critique impitoyable de tout
lordre tabli, impitoyable en ce sens que la critique ne craint ni
ses propres consquences ni le conflit avec les puissances
existantes 51. Lopposition irrconcilie et irrconciliable dAdorno
tout ce qui peut procder et participer la reproduction de
lidentique (les puissances existantes) perptue cette tradition
dinsoumission, dintolrance impitoyable contre toutes les formes de
domination52. laune de cette radicalit anti-systmique , la onzime
et dernire des Thses sur Feuerbach la fois la plus courte et la
plus commente semble trangre aux fragments les plus irrductibles de
son auteur et rsonne comme un lment anachronique ou apocryphe, en
cho aux Lumires triomphantes. Dans une pense de la mdiation, la
dialectique de la praxis et de la thorie sactualise dans la
mutualisation dynamique et rciproque de leurs proprits,
transformation et interprtation ne sont plus figes dans leur
sparation.
La politique et le social ne sont donc pas absents de la
Dialectique ngative, mais lexigence de radicalit, limpratif de
subversion conduisent Adorno aux frontires du matrialisme et de la
mtaphysique dans un effort thorique o activit transformatrice et
pense de la transformation ne connaissent jamais de repos. Le
social nest pas rductible lconomie53 comme la politique ne se rsume
pas la dtention du pouvoir54, la libration de lhumanit sociale est
aussi son mancipation des contraintes ptrifies de la socit
marchande, de lemprise des dterminations factices. Rien nchappe la
reproduction du capital, la rgression
45 Ibid., p. 30.
46 Ibid., p. 45.
47 Ibid., p. 232.
48 Ibid., p. 192.
49 Sur la proximit du Marx de la maturit et la thmatique de
dsubjectivation prsente chez Adorno, voir le travail
exgtique de Stravros Tombazos sur Le Capital : Le capital se
prsente donc comme une totalit acheve et ouverte, anime de
lintrieur par une me . Il est une organisation autonome de
temporalits et de rythmes, fonde sur lalination gnralise. Le temps
social na plus aucun rapport immdiat avec lindividu et ses besoins
rels. Il est un rapport social vivant dou dune volont propre qui
organise la vie humaine, selon ses propres critres immanents. in,
Stavros Tombazos, Le temps dans lanalyse conomique. Les catgories
du temps dans Le Capital, Paris, Editions Socit des Saisons, Coll.
Cahier des saisons , 1994, p. 275. 50
Karl Marx, La Question juive in, Karl Marx, Op. cit., p. 79.
51
Karl Marx, Lettre Ruge, septembre 1843 in, Ibid., p. 43. 52
Theodor W. Adorno, Op. cit., p. 473. 53
Ibid., pp. 389-390. 54
Ibid., pp. 250-251.
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prhistorique de lhumanit dans la barbarie de la subsomption
totale, les spontanits humaines individuelles (et dans une large
mesure mme celle quon croirait dopposition) sont condamne la
pseudo-activit, et potentiellement la dbilit 55. La transformation
de la politique par le social, ou la rvolution du social par la
politique nexorcisent la catastrophe qui les menacent que par la
rcursivit rflexive de leur mouvement : le social doit smanciper du
social et rvolutionner, en se rvolutionnant, une politique libre
delle-mme. En dehors de cette mdiation subversive et permanente
lemprise de lenvotement 56 condamne les activits spontanes ou
organises accrotre la domination des puissances quelles pensent et
souhaitent combattre57. Parmi les obstacles une praxis de la
mdiation, outre laffirmation dun absolu, le principe de ralit et le
dsespoir sont lun et lautre la double dimension dun mme dfaitisme
qui guette lactivit quant elle ne se fait pas auto-rflexion
critique. Par principe de ralit Theodor Adorno entend la
scularisation de lemprise mythique 58 - lquivalent pour les socits
humaines du caractre ftiche de la marchandise59 - devenue
interpntration du rel , que les individus tiennent pour la vie60.
Une naturalisation de lirrel quAdorno rsume ainsi : plus la
socialisation sempare inexorablement de tous les moments dimmdiatet
humaine et interhumaine, plus il devient impossible de se souvenir
que cet entrelacs est quelque chose dadvenu ; plus lillusion de
nature est irrsistible 61. Le dsespoir nest autre dans ce contexte
que la dernire idologie historiquement et socialement conditionne
62.
Si la Dialectique ngative nest pas, tout point de vue, un
manifeste pour le socialisme, elle contient assez de charges contre
lordre tabli pour lever toute ambigut sur son rel contenu politique
et stratgique. Il est assez ais de saisir, au travers des lments de
son anti-systme (politique de la souffrance et matrialisme
subversif), les linaments dune critique radicale de la
social-dmocratie rellement existante , telle quelle se manifeste au
monde depuis ladoption du Programme de Godesberg en 1959. Un
Programme dont la structure et les articulations internes
conduisent la dmission devant le principe de ralit ,
lidentification du Parti la socit telle quelle se donne voir sous
la domination du capital et de ses ftiches. Cette objectivation de
la politique socialiste dans ladministration institutionnalise (le
welfare state) des hommes est loppos de lexigence de ngatif dfendu
par Theodor Adorno. Et, dans son engagement contre la grande
coalition de 1966, sclaire sa critique dune politique au repos ,
arrte et ouverte aux interpntrations du non vrai . Cet arrt dans
limmobile, dans la dformalisation de la pratique et la
dsubjectivation des consciences, nest pas tranger aux dclarations
les plus reprises du Programme de Godesberg : La vie de lindividu,
sa dignit et sa confiance sont confies lEtat. LEtat doit crer les
conditions permettant chacun de
55 Ibid., p. 421.
56 Ibidem.
57 Une emprise qui renvoie au ftichisme de la valeur , cf. ce
propos les remarques dAntoine Artous : le
ftichisme de la forme valeur nest donc pas un simple phnomne
idologique prsentant des rapports sociaux comme des rapports entre
les choses, occultant les rapports dexploitation. Il donne une
forme sociale particulire aux produits du travail qui ne se
contentent pas de cacher les rapports sociaux entre les hommes,
mais les organisent, servant ainsi de lien mdiateur entre les
hommes . Antoine Artous, Travail et mancipation sociale. Marx et le
travail, Paris, Syllepses, 2003, pp. 73-74. 58
Theodor W. Adorno, op. cit., p. 421. 59
Ibid., p. 419. 60
Ibidem. 61
Ibid., p. 434. 62
Ibid., p. 451.
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spanouir dans un sentiment de responsabilit individuelle et de
solidarit sociale 63. En dclarant Max Horkheimer que seul le un
retour raisonn sur soi du SPD peut lui viter de sabmer totalement ,
il dnonce par la mme occasion lenvotement du compromis dans une
praxis rformatrice qui, en croyant lutter contre la souffrance ,
contribue la reproduction largie du malheur social. La rsignation
dAdorno au silence, par peur de favoriser la renaissance du
fascisme64, ne fait pas moins de la Dialectique ngative une
critique dtermine et rsolue du caractre ractionnaire de la
social-dmocratie post-socialiste. Lampleur de la refondation
entreprise du matrialisme - la rsurgence souterraine dune politique
de la douleur et la reprise dune subversion subversive stend au
problme de lorganisation (du sujet politique) et du Parti de
lalternative.
B. Parti et alternative La critique de la politique objective,
le rejet du positivisme stratgique conduisent
Theodor Adorno mesurer son socialisme ngatif laune des thories
de lorganisation rvolutionnaire et de la rification65. Si plusieurs
passages de la Dialectique ngative sont directement consacrs la
discussion des thses dfendues par Vladimir Lnine66 et le jeune
Georges Lukacs67, leur contestation imprgne lhabitude de lauteur un
nombre important de paragraphes anonymes et dissmins. Parmi les
ouvrages quAdorno soumet aux exigences de la ngation La pense de
Lnine, Histoire et conscience de classe (Lukacs) et Que faire ?
(Lnine) occupent une place particulire. Tous deux en dpit des
entrelacs de leurs rflexions - ont port la question du parti aux
extrmits de son contenu politique et de ses possibilits
historiques. Depuis Marx et lexprience de la Ligue des
Communistes68, lorganisation et laction partisane sont en rapport
organique avec la praxis transformatrice. Organe de la politisation
du social et de la socialisation du politique, le parti est la fois
conu comme mobilisation du rel69 et mouvement de lhistoire70. Cest
par la rconciliation de la pratique et de la thorie dans lactivit
organisationnelle que le proltariat passe de ltat de puissance
celui de pouvoir en devenant classe dominante71. Dans le Programme
socialiste Kautsky systmatise cette double dialectique du
social-politique et donne au mouvement ouvrier un modle absolu
dauto-dtermination72. La constitution de la classe ouvrire en parti
socialiste indpendant devient une
63 Programme de Godesberg cit dans, Willy Brandt, Lettre du 17
fvrier 1972 in, Willy Brandt, Bruno Kreisky,
Olof Palme, La social-dmocratie et lavenir, Paris, Gallimard,
Coll. Ide , 1976, p. 25. 64
Stefan Mller-Doohm, Op. cit., p. 427. 65
Pour linfluence de Lukacs dans la formation de la pense du jeune
Adorno voir Stefan Mller-Doohm, op. cit., p. 42. 66
Voir entre autres, Theodor W. Adorno, Op. cit., pp. 250-251.
67
Ibid., pp. 231-234. 68
Michael Lwy, La thorie de la rvolution chez le jeune Marx,
Paris, Editions Sociales, 1997, pp. 204-213. 69
Cf. Karl Marx, Friedrich Engels : Le mouvement proltarien est le
mouvement autonome de limmense majorit dans lintrt de limmense
majorit in, Karl Marx, Friedrich Engels, Manifeste du Parti
communiste, Paris, Librio, 1998, p. 40. 70
Les communistes nont point dintrts qui divergent des intrts de
lensemble du proltariat et reprsentent toujours les intrts du
mouvement dans sa totalit in, Ibid., p. 42. 71
Nous avons dj vu plus haut que le premier pas dans la rvolution
ouvrire est la constitution du proltariat en classe dominante, la
conqute de la dmocratie in, Ibid., p. 51. 72
Karl Kautsky : Aussi partout o la classe ouvrire se met en
mouvement, partout o elle sessaie relever sa situation conomique,
voyons-nous qu ct des revendications conomiques elle pose galement
des revendications politiques, elle rclame la libert de runion,
dassociation, de la presse. (). Les classes dominantes ont
frquemment fait appel au proltariat. Elles lont entran dans larne
des luttes politiques. Tant quil ntait pas en possession dune
politique indpendante, on le tenait pour un simple btail qui, comme
les paysans et les petits-bourgeois, consentait devenir la suite de
ses matres. En fait, il na que trop souvent rempli cet office.
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ncessit historique , la condition sine qua non dun exercice
alternatif du pouvoir par linstitutionnalisation de la question
sociale. Cette systmatique franchit avec Lnine une tape indite, la
politisation du social change de nature et la politique de
lorganisation connat une transformation qualitative sans prcdent
sur le continent europen73. la diffrence de la priode antrieure,
lactualit de la rvolution est pose, ce nest que lorsque la
rvolution est devenue la question du jour, que la question de
lorganisation rvolutionnaire fait irruption avec une ncessit
imprieuse 74. La critique du paradigme lninien et de sa
conceptualisation lukacsienne est loccasion pour Theodor W. Adorno
de penser le modle partisan dans son pure la plus aboutie et de
juger lobjectivation gnralise des attributs partidaires dans les
socits.
Georges Lukacs, marqu par le cycle rvolutionnaire de
laprs-premire guerre mondiale et la rvolution russe, crit dans
Histoire et conscience de classe que le Parti est la forme aboutie
de la conscience de classe proltarienne 75. Sans tre la condition
du mouvement rvolutionnaire, il revient lorganisation communiste
dincarner la conscience de classe du proltariat, la conscience de
sa mission historique 76. La bourgeoisie ptrifie par les formes
factices de sa rification ntant plus, selon le philosophe hongrois,
en capacit dagir sur les conditions et les consquences de sa propre
crise, seul le proltariat par laffirmation de sa praxis est en
mesure dy parvenir77. Cette rification quil dfinit par la
dralisation du rel dans une objectivit illusoire - est soumission
de la conscience des hommes aux formes de son expression immdiates.
Une soumission que la constitution en Parti dchire par lactuation
dune conscience collective, libre du caractre ftiche des rapports
sociaux, la fois connaissance de la totalit de la socit 78 et
direction de la rvolution socialiste. Sur le modle donn par Lnine,
cest lorganisation rvolutionnaire qui doit manciper la socit des
contraintes du ddoublement chosifi de la ralit sociale, par la
rigueur de sa discipline et la dtermination de son action79. Le
parti nest plus seulement lorganisation politique du social soit la
politisation lmentaire de la question sociale mais lacteur dune
transformation historico-anthropologique des conditions dexistence,
de reprsentation et de vie de lhumanit80. Car dans le parti
communiste, en tant que forme dorganisation suprieure aux autres
organisations, et en lui pour la premire fois dans lhistoire, le
caractre actif et pratique de la conscience de classe saffirme dune
part comme principe influenant immdiatement les actions
particulires de chaque individu, dautre part et en mme temps, comme
facteur participant consciemment dterminer lvolution historique 81.
La socialisation politique des individus dans lorganisation du
proltariat conscient est la fois une mtamorphose qualitative de
leur pratique commune au-del des fantasmagories du capital et une
mutation des formes de leur pense
Cependant les intrts du proltariat et ceux de la bourgeoise sont
trop opposs pour que les tendances politiques de ceux de ces deux
classes puissent saccorder longtemps. Dans tous les pays o rgne le
mode de production capitaliste, la participation de la classe
ouvrire la politique doit, un certain moment, conduire une rupture
avec les partis bourgeois et la constitution dun parti indpendant,
du parti ouvrier in, Karl Kautsky, Le Programme socialiste, Pantin,
Les bons caractres, 2004, pp. 215-222. 73
Marcel Liebman, Le lninisme sous Lnine, Paris, Editions du
Seuil, 1973, pp. 15-16 74
Georges Lukacs, Histoire et conscience de classe, Paris, Les
ditions de minuit, Coll. Arguments , 1960, p. 336. 75
Ibid., p. 63. 76
Ibidem. 77
Ibid., p. 253. 78
Georges Lukacs, La pense de Lnine. Lactualit de la rvolution,
Pari, Denol, Coll. Mdiations , 1972, p. 46. 79
Ibid., p. 48. 80
Andr Tosel, Le dernier Lukcs et lcole de Budapest in, Jacques
Bidet, Eustache Kouvlakis (dir.), Op. cit., p. 160. 81
Georges Lukacs, Histoire et conscience de classe, op. cit., p.
358
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(thorie) indpendante des entraves de lidologie bourgeoise . Chez
Lukacs, le Parti est lorgane dun social transfigur, la matrice dune
volution civilisationnelle dont le rle est en tout point comparable
celui jou par la pierre polie dans le passage du msolithique au
nolithique, ou par lEtat dans la philosophie de lhistoire de
Hegel82.
La critique dAdorno se situe deux niveaux, le premier concerne
les limites de la thorie de la rification, le deuxime sattache aux
non-dits de la conception lniniste de la forme parti. Soucieux des
consquences du caractre ftiche de la marchandise sur les relations
que les hommes nouent entre eux, lauteur de la Dialectique ngative
considre, lgal du philosophe hongrois, que lchange en tant
quantcdent a une objectivit relle et est en mme temps non vrai
objectivement 83. Daccord avec lui, il voit dans la production et
la circulation des marchandises le fondement dune fausse conscience
gnralise, soumise lidole du march . Nanmoins, la diffrence de
Lukacs, le faux , lapparence ne rsident pas dans la seule
objectivation des rapports marchands dans un rel fantasm (en crise)
mais dans lhybridation84 relle des corps et des cerveaux. Cest
ainsi quil critique le principe dindividuation qui, au nom de la
libert, dsensibilise les individus et encourage la valorisation
autarcique du sujet85. La rification affecte non seulement les
rapports sociaux, les changes entre les hommes, mais pntre galement
le corps des tres humains, en devenant incorporation physique du
non-vrai. Dans la personne, le sujet est mensonge parce quil nie
ses dterminations objectives, pour sauvegarder linconditionnalit de
sa propre domination 86. Si lhomme nest effectivement plus la
mesure de toutes choses 87, les individus sont dsormais devenus les
agents hybrides (internalisation charnelle de lobjectivit
marchande) de leur propre rpression tant le principe du moi leur
est inculqu par la socit 88. Le narcissisme et les nvroses ne sont
alors que lexacerbation de ce non-tre, une tentative rate dchapper
la conscience de sa propre insignifiance qui contrecarrent des
possibilits humaines meilleures et ainsi un mieux objectif que les
hommes pourraient raliser 89. Adorno dplore que ce mieux objectif
dans la pense de Lukacs ne soit autre que lclatement de la
structure rifie de lexistence 90 par la conscience active du
proltariat. Il regrette que lauteur dHistoire et conscience de
classe se fasse lapologte de la totalit (praxis du parti), et
dnonce une position quil juge idaliste et menaante, cachant la
rmergence clandestine dun narcissisme socialis.
Dans la Dialectique ngative, la rupture entre lhglianisme
traditionnel et le matrialisme du non-identique est consomme, aucun
esprit du monde ni Parti du proltariat conscient
82 LEtat est donc la forme historique spcifique dans laquelle la
libert acquiert une existence objective et jouit de
son objectivit in, Hegel, La raison dans lHistoire, Paris,
10/18, 1998, p. 140. 83
Theodor W. Adorno, Op. cit., p. 231. 84
La thmatique de lhybridation a connu des dveloppements rcents
avec Michael Hardt et Antonio Negri dans Empire. Hardt et Negri
parlent dexode anthropologique pour dsigner la mutation ontologique
lorigine dun corps nouveau, une transformation qui sert autant la
domination impriale quelle peut-tre porteuse dune chappe au-del des
pouvoirs globalisants . Il faut un corps qui soit totalement
incapable de sadapter la vie de famille, la discipline de lusine,
aux rgles dune vie sexuelle traditionnelle, et ainsi de suite. ().
Outre son imprparation radicale la normalisation, cependant, le
nouveau corps doit aussi tre capable de crer une nouvelle vie in,
Michael Hardt, Antonio Negri, Empire, Paris, 10/18, 2004, p. 270.
85
Theodor W. Adorno, Op. cit., p. 265. 86
Ibid., p. 335. 87
Georges Lukacs, Histoire et conscience de classe, Op. cit., p.
235. 88
Theodor W. Adorno., Op. cit p. 358. 89
Ibid., p. 360. 90
Georges Lukacs, Op. cit., p. 243.
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ne donnent au processus historique une direction, un sens. Fidle
la pense benjamienne91, Adorno refuse de sacrifier sa critique de
la domination lvolution suppose de lHistoire, en lassociant
quelconque sujet cens incarner une tape suprieure de la conscience
de lhumanit. A loppos de Lukacs, il naccorde aucune organisation
collective, le rle dmiurgique de percer parfaitement jour les
formes de la rification 92 et dmontre au contraire le caractre
rgressif des thories qui ambitionnent, contre limpratif de
subversion, de laffirmer. Lanti-systme est la fois ngation de la
rification dominante et ngation de toute prtention sy substituer,
raison pour laquelle lincarnation de la conscience de classe du
proltariat dans le Parti ne peut-tre que lexpression dune
conscience dfigure de la suprmatie du tout 93. Il dcle dans les
conclusions thoriques dHistoire et conscience de classe une
anthropomorphisation dangereuse de la politique, une reproduction
lchelle de lagrgat partidaire94 des balafres de lindividu mutil et
hybrid. A rebours du subjectivisme lninien, il considre quaucune
organisation nest en droit de prtendre dtenir la vrit de la priode
historique car jusqu aujourdhui, lhistoire na pas un sujet global
quon puisse construire, de quelque manire que ce soit 95. Un
quelque manire que ce soit directement adress ceux, praticiens et
thoriciens, qui croient voir dans la cohsion discipline du social
un moyen radical et dfinitif pour se librer de lemprise de la
rification. Comme pour la catgorie de ltre dans la philosophie
heidggerienne, la thorie de la rification en voulant nommer la vrit
contre lidologie 96 peut incarner le comble du non vrai 97o le
dmenti de lidalit devient la proclamation dune sphre idale 98
projete dans le subjectivisme formel du Parti tout . Pour Adorno,
la dialectique ne doit pas sarrter la critique dune seule dimension
de la contrainte systmique et relativiser ltendue de la catastrophe
qui menace la civilisation : Par rapport la possibilit dune
catastrophe totale, la rification est un piphnomne ; lalination qui
laccompagne, le niveau de la conscience subjective qui lui
correspond, le sont tout fait 99. Partielle, la critique de la
rification devient critique rifiante de la domination, hypostase du
sujet matrialis dans un substitut collectif (le Parti) au moi
mutil. Aux illusions aveuglantes du monde, le marxisme lukacsien
rpond par lapparence dune conscience vraie , ne de la peur de
penser la ralit de la mort, du malheur et de la souffrance100. Une
angoisse qui, prenant le constitu pour le constituant, se rfugie
dans laction absolue dune dynamique politique rconcilie et
satisfaite delle-mme101. Le sujet quil soit organique ou
individualis est la figure la plus tardive du mythe, et pourtant
semblable la plus ancienne 102.
91 Walter Benjamin, Sur le concept dhistoire in, Walter
Benjamin, uvres III, Paris, Folio, Coll. Essais ,
2000, pp. 427-443. 92
Georges Lukacs, Op. cit., p. 229. 93
Theodor W. Adorno, Op. cit., p. 368. 94
Dans Que faire ? Lnine fait du journal la premire matrialisation
du parti rvolutionnaire dans la forme primitive de son
dveloppement, cest ce propos quil rend compte des dynamiques
dunification et de centralisation ncessaires sappuyant sur lorgane
de presse du parti conu de manire anthropomorphique comme un
embryon dorganisateur collectif . Lnine, Que faire ?, Pkin,
Editions de Pkin, 1996, pp. 207-208. 95
Theodor W. Adorno, Op. cit., p. 368. 96
Ibid., p. 244. 97
Ibidem. 98
Ibidem. 99
Ibid., p. 232. 100
Ibidem. 101
Ibid., p. 233. 102
Ibid., p. 227.
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Contre ce quil juge tre limprialisme philosophique 103 de Lukacs
soit lannexion sauvage de la politique par la philosophie - Adorno
refuse que la fusion de la thorie et de la pratique dans le parti
soit le prtexte, au nom du non-identique, dune violence contre le
non-identique, hostilit lautre, haine de la diffrence, volont de
puissance et usage de la contrainte. Derrire les mots dordre
valables pour toute lhumanit, il dcle le caractre martial et
disciplinaire dune pratique qui tend assimiler une nouvelle fois au
sujet ce qui nest pas son semblable 104. Le lninisme de Lukacs est,
pour lauteur de la Dialectique ngative, lexpression dun matrialisme
dfigur, dun socialisme rpressif, une pense coupable convaincu que
chaque tape de lvolution est toujours, et de faon dcisive, aussi un
problme interne du parti 105. Ainsi, en faisant du combat
politique, une opposition entre consciences adverses, le marxisme
lninis sabme dans le culte de sa propre image et se condamne rester
prisonnier du mythe 106 de lHistoire. Adorno rcuse dautant plus
lambition lukacsienne de parvenir atteindre, par le parti, la
connaissance gnrales exacte du processus historique tout entier 107
que selon lui seule une conscience rifie avec constance prtend ou
fait accroire aux autres quelle possde des photographies de
lobjectivit 108. Une mystification qui se transforme en immdiatet
dogmatique 109 en oppression du non-vrai sur le non-identique. La
politique de la Dialectique ngative est, au contraire, extrieure au
constitu, ses simulacres, mancipe de lapparence de la
non-apparence, lutte constituante contre le constituant. La prise
du pouvoir politique peut donner lieu une extension de la
souffrance, la destruction du projet mancipateur quant elle nest
pas prise du pouvoir contre le pouvoir, marginalisation de la
violence et dmembrement dtermin de la totalit sociale110. Le
pouvoir, sil nest soumis une entreprise ncessaire et continu de
dsarticulation nest pas drang, reste comme il est et peut mme
ressurgir volont absolument intact dans des constellations de
pouvoir modifies 111. La marchandisation des corps, lexpansion
charnelle du capital, la dissmination des fonctions de contrle112
et de contrainte anantissent toute aspiration politique qui ne soit
que rvolution ou rforme du constitu. Dans le premier cas la
tendance labsolutisation de lactivit organise conduit la violence
systmatique au retour de lapparence sous le masque du vrai -,
dans
103 Ibidem.
104 Ibid., p. 232-233.
105 Georges Lukacs, La pense de Lnine, Op. cit., p. 124.
106 Theodor W. Adorno, Op. cit., p. 250.
107 Georges Lukacs, Op. cit., p. 120.
108 Ibidem.
109 Ibidem.
110 Les dernires rflexions donnes ce propos par Jean-Marie
Vincent poursuivent les pistes de travail prsentes
dans la Dialectique ngative sur les rapports entre mancipation
et violence politique : La crise rvolutionnaire ne doit plus
simplement tre interprt comme une crise des mthodes de
gouvernement, mais comme une crise beaucoup plus globale o la socit
capitaliste est mise nu dans ses diffrents mcanismes. De ce point
de vue, la conception militariste de la prise du pouvoir doit tre
carte comme conduisant des impasses. La violence rvolutionnaire
nest pas nimporte quelle violence, elle est une contre-violence qui
se fixe pour but de combattre la violence des rapports . Jean-Marie
Vincent, Le trotskysme dans lhistoire , Carr Rouge, Octobre 2005,
n34, p. 68. 111
Theodor W. Adorno, Op. cit., pp. 250-251. 112
Michel Foucault a rflchi sur la pluralit des pouvoirs dans les
socits quil qualifie de socit de contrle . Il suggre que le pouvoir
est coextensif au corps social ; il ny a pas, entre les mailles de
son rseau, des plages de liberts lmentaires ; que les relations de
pouvoir sont intriques dans dautres types de relations (de
production, dalliance, de famille, de sexualit) o elles jouent un
rle la fois conditionnant et conditionn ; (...) que leur
entrecroisement dessine des faits gnraux de domination . Michel
Foucault, Pouvoirs et stratgies in, Michel Foucault, Dits et crits,
II, 1976-1988, Paris, Gallimard, coll. Quarto , 2001, p. 425.
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- 14 -
le second lassignation de la politique la ralit fonctionnelle
est la transformation de la critique en machine enregistrer
113conclue par la banqueroute de la conscience 114.
Le refus de toute substitution dun moi collectif au moi
individuel , sous le prtexte de lmancipation, nest jamais chez
Adorno un plaidoyer mme indirect - pour la social-dmocratie
rellement existante 115. Sa dconstruction du paradigme lninien
saccompagne dune offensive contre lensemble des prsupposs
empiristes qui fondent la pratique rformiste et contribuent la
banalisation dun tat dexception la libert est oublie. La non-libert
saccomplit dans une invisible totalit qui ne tolre plus de lieu
extrieur do on pourrait la saisir et la briser. Le monde tel quil
est devient lunique idologie et les hommes en sont un lment. Mme l
rgne encore le caractre dialectique de la justice : elle se
prononce sur lindividu, prototype et agent dune socit
particulariste et non-libre 116. Le SPD en se dfinissant depuis le
Congrs de Godesberg comme le parti de la libert et de lesprit 117
accrot la confusion -dnonce par Adorno- entre politique
constituante, ngative et mancipatrice, et techniques du constitu,
affirmative et conformiste. Le projet social-dmocrate
post-socialiste , qui naspire plus la radicale transformation du
constituant par la socialisation sociale, dfend au contraire la
ncessaire rconciliation de celui-ci et du constitu dans les formes
de leur ddoublement fonctionnel dans une identit qui justifie le
monde 118. Le constitu, compos de lensemble des machineries
sociales, doit ainsi correspondre au constituant objectiv (
non-vrai ), ces--dire la dmocratie dans un rgime de totale
non-libert 119. Le parti de la libert et de lesprit devient alors
lorgane de la reproduction de la libert de lidentique et de lesprit
administr . Il ne sagit plus dune violence exerce sur le
non-identique par lactivit pure de lorganisation du proltariat
conscient , mais dune entreprise de dsubjectivation o le parti est
acteur (sujet) de sa propre subsomption120 : lidentit devient
linstance dune doctrine de ladaptation dans laquelle lobjet auquel
le sujet doit sorienter rend ce dernier ce que le sujet lui a
inflig. Il doit accepter la raison contre sa raison 121. Pour
Adorno, vouloir conserver et tendre la libert de rapports humains
dans une socit non-libre revient accepter -en le lgitimant- le
ddoublement fantasmagorique de la ralit, cuirasser de vrits
artificielles le non-vrai de ltat dexception, soumettre la
politique aux violences et oppressions de lobjectivit marchande. La
social-dmocratie de laprs Godesberg prtend organiser la
rconciliation du non-identique et de lidentique par la mobilisation
de celui-ci sous la tutelle de lEtat-parti. Lopposition dAdorno ce
ralignement
113 Theodor W. Adorno, Op. cit., p. 251.
114 Ibidem.
115 Il ne vote pour le SPD aux lections doctobre 1965 qu
contre-cur par peur dun retour du fascisme, cest
ainsi quil crit Marcuse : Cest politiquement affligeant, certes,
je vais voter faute de mieux social-dmocrate, mais jai refus de
signer le moindre appel dintellectuels en faveur du parti de M.
Wehner . Cit in, Stefan Mller-Doohm, Op. cit., p. 460. 116
Theodor W. Adorno, Op. cit., p. 332. 117
Willy Brandt, Op. cit., p. 22. 118
Theodor W. Adorno, Op. cit., p. 56. 119
La triple notion Libert, Justice (Egalit), Solidarit (Fraternit)
nous dsigne clairement comme les hritiers des Lumires et il ny a
pas en rougir cit in, Willy Brandt, Op. cit., p. 22. 120
La crise qui affecte la social-dmocratie la fin des annes
soixante, plus connue sou le nom de crise du catch-allism renvoie
au procs de dformalisation et de dsubjectivation gnralise entran
par lidentit entre Etat et Parti, soit le double mouvement
dobjectivation des attributs partidaires dans lappareil
institutionnel et de dpolitisation du social. Cf. Christine
Buci-Glucksmann, De la crise de lEtat keynsien au nouveau
socialisme ? La politique au-del de lEtat in, Christine
Buci-Glucksmann, La gauche, le pouvoir et le socialisme, Paris,
PUF, coll. Politiques , 1983, pp. 289-309. 121
Theodor W. Adorno, Op. cit., p. 183.
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comme son rejet de la grande coalition entre CDU et SPD
renvoient sa conviction stratgique dun socialisme qui se doit dtre
dabord un anti-systme , une politique de la souffrance et de la
dissidence. Limagination exacte dun dissident peut voir plus que
mille yeux auxquels on a mis les lunettes roses de lunit et qui
ensuite confondent ce quils peroivent avec luniversalit du vrai, et
rgressent 122.
C. Politique de lutopie, fragments dmancipation Comme il a t dit
plus haut, la Dialectique ngative ne sapparente en rien un
manifeste
politique, une uvre programme o la mthode et les rponses
politiques sont exposes en fonction des besoins et des attentes des
mouvements sociaux existants. L anti-systme repose sur une
dialectique de la mdiation et de la ngation, porteuse dun mouvement
irrductible contre ce qui se laisse fixer ou se pense comme premier
(idologie et dogme, la Raison ou lObjet)123. Lattitude contraste et
souvent conteste de Theodor W. Adorno lgard du mouvement tudiant
est rvlatrice des tensions et dissonances stratgiques dune thorie
critique en quilibre entre praxis et thorie124. En dpit de son
caractre fragmentaire et parfois nigmatique, la Dialectique ngative
dcouvre les linaments complexes dun socialisme anti-systmique , la
fois souffrance de lutopie et libration par lutopie, conu pour
chapper laffirmation autoritaire et positive de la pratique.
Lorsquil fait vacuer lInstitut -occup par des tudiants en grve- par
les forces de lordre, Adorno est accus de donner des gages aux
puissances existantes dont il sest pourtant fait le critique
radical et implacable depuis son retour dexil125. Pour aussi
incomprhensible quil puisse paratre son comportement nen reste pas
moins en cohrence avec les fondements de sa pense, et continue de
renvoyer aux exigences de non-compromission quil simpose et donne
lactivit critique126. Ainsi, lors des premires manifestations
contre la guerre au Vit-Nam, ses collaborateurs Oskar Negt, Jrgen
Habermas et Herbert Marcuse prennent la parole en solidarit avec le
mouvement sans quils ne soient dsavous ni contredits par la
direction de lInstitut127. En 1967, aprs la mort dun tudiant tu par
un policier au cours dune manifestation contre le Chah dIran, il
exprime sa sympathie pour la mobilisation et son coeurement devant
la rpression organise par lEtat, il demande ses lves de se lever en
la mmoire de la victime128. Cest dailleurs dans la continuit des
grandes manifestations contre les lois dexception dcides par le
gouvernement de grande coalition , quAdorno organise un dbat public
en mai 1968 intitul La dmocratie
122 Ibid., p. 63.
123 Ibid., p. 45.
124 Jean-Marie Vincent, Adorno , Op. cit., p. 364.
125 Ibidem.
126 Theodor W. Adorno, Op. cit., p. 45.
127 Au cours de cette priode, les dsaccords avec Herbert Marcuse
ne cesseront pourtant pas de samplifier, celui-ci
pense contrairement Adorno que la thorie critique doit dsormais
fconder et tre fcond par le mouvement social. Dans un de ces essais
publi en 1969, Marcuse reproche la thorie critique sa distance avec
lopposition radicale et de rester encore trs en retard sur cette
pratique. Marx et Engels se sont abstenus de dvelopper en concepts
concrets les formes possibles de la libert dans une socit
socialiste ; cette rserve ne semble plus se justifier aujourdhui .
Herbert Marcuse, Vers la libration. Au-del de lhomme
unidimensionnel, Paris, Denol/Gonthier, coll. Mdiations , 1969, p.
17. 128
Les tudiants ont ainsi un peu repris le rle des juifs (). Non
seulement le besoin de voir rendre justice aux victimes, mais aussi
le souci que lesprit dmocratique en Allemagne, qui nest
vritablement quen cours de constitution, ne soit pas touff par des
pratiques dEtat autoritaire, rendent ncessaire dexiger que les
enqutes Berlin soient menes par des instances qui naient pas de
liens organisationnels avec ceux qui ont tir et brandi la matraque
(). En mmoire de notre camarde berlinois disparu Benno Ohnesorg, je
vous demande de vous lever . Cit in, Stefan Mller-Doohm, Op. cit.,
p. 463.
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menace dexception 129o il ritre ses craintes dune extinction
totalitaire de la politique dmocratique. Avec Max Horkheimer, il
rencontre les dirigeants de la gauche du SDS (les jeunesses du SPD)
au dbut de lanne 68, la discussion porte sur le changement dordre
social. Bien que rprouvant et condamnant la criminalisation
institutionnalise du mouvement tudiant, il rcuse toute traduction
immdiate dans la pratique de la thorie critique, se refuse
considrer la situation comme rvolutionnaire, et compare les actions
tudiantes des mouvements danimaux enferms qui cherchent des issues
130. Sa position est claire, la critique de la socit administre ne
doit pas se dpartir dune auto-rflexion critique des mouvements
dmancipation, la tendance vouloir rconcilier praxis et thorie (dans
ce quil appelle le dcisionnisme ) constitue un obstacle larrt de la
catastrophe qui menace, ici et maintenant, lhumanit sociale 131.
Lmancipation tel quil lentend, pour tre mancipatrice, doit tre sans
image, sans lieu, sans doctrine, sans modle, elle doit tre ngation
dtermine de tout ce qui est132 pour que lespoir n avec le mouvement
ouvrier et la thorie socialiste -ne puisse sabmer dans lapparence
de son ddoublement rifi133.
Toujours soucieux de ne pas tablir des codes qui puissent faire
systme, Theodor Adorno ne donne pas de dfinition de lutopie qui
corresponde aux critres en usage134. Elle est ce quon ne peut pas
subsumer sous lidentit 135 et senracine dans ce qui sest conjur
afin quelle ne se ralise pas 136, lutopie est la fois lontologie
des conditions fausses 137 de la socit marchande et conscience du
possible138. Jamais confondu avec limmdiatement rel qui fait
obstruction lutopie 139, le possible apparat au milieu de ce qui
est tabli 140et des ftiches comme une pure abstraction spculative.
Derrire cette abstraction apparente se cache la part dexistence
ngative, la souffrance attache au concret comme ce qui nest pas
dfigur 141. trangre toute rsignation, la pense obstine nambitionne
pas de consoler ou damoindrir la douleur142, cest au contraire dans
le drangement des hirarchies, la dmatrialisation du monde objectiv,
la dislocation des figures apprtes que la conscience du possible
devient pratique de la transformation. Cependant, Adorno constate
que la
129 Stefan Mller-Doohm, Op. cit., p. 461.
130 Cit in Ibid., p. 465.
131 son enterrement, le 12 aot 1966, Max Horkheimer dclare ce
propos: Si intensment quil ait toujours lutt
pour des rformes, il a refus de rejoindre sans conditions les
groupes qui se rclamaient de sa thorie au lieu de les appliquer de
faon rflchie leurs propres actions. Son attitude tait tout la fois
productive et anticonformiste . Cit in, Ibid., p. 490. 132
Theodor W. Adorno, Op. cit., pp. 177-178. 133
Ibid., p. 121. 134
Solange Mercier-Josa et Georges Labica donnent une double
dfinition de lutopie dans le Dictionnaire critique du marxisme
comme : La premire chronologiquement, et la plus classique, () :
voit dans lutopie la prfiguration ou lanticipation dun tat social
non encore advenu. Elle lui confre la fonction dune critique de la
socit existante et celle dun appel sa transformation progressiste.
(). Une seconde attitude, plus proche de nous, se refuse rduire
lutopie un rle inchoatif. Elle entend, au contraire, montrer que,
en tant que critique du rel, elle conserve une porte rvolutionnaire
permanente . Solange Mercier-Josa, Georges Labica, Utopie in,
Georges Labica, Grard Bensussan (dir.), Op. cit., p. 1190. 135
Theodor W. Adorno, Op. cit., p. 21. 136
Ibidem. 137
Ibidem. 138
Ibid., p. 76. 139
Ibidem. 140
Ibidem. 141
Ibidem. 142
Ibid., p. 122.
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conjuration des ftiches, de la valeur et des politiques
constitue un puissant obstacle au rveil utopique : La prpondrance
de lobjectivit dans les sujets, qui les empche de devenir sujets,
empche tout autant la connaissance de lobjectif 143. Les
mutilations engendres par les contraintes systmiques ont atteint
dans leurs chairs et leurs fonctions crbrales les individus
sociaux, au point dentraner une rgression progressive des
consciences sous la tutelle du semblable et de lidentique. Ce
r-ensauvegement de lespce144, que manifeste la glaciation du moment
subjectif dans lobjectif, tend emprisonner lHomme dans lappareil de
sa survie et dtriorer les possibilits subjectives dune chappe
critique : schizophrnique, la libert subjective est un lment
destructeur qui intgre bien davantage encore les hommes lemprise
magique de la nature 145. Lutopie ngative ne peut alors avoir
recours aux traditionnels subterfuges que sont la projection dans
un au-del ou en de historique (ce quAdorno reproche, entre autres,
lontologie heideggrienne) et lmergence dun Sujet dmiurgique. Dans
les deux cas, la thorie et la pratique de la libration conduit au
renforcement de lemprise, lexpansion de lhybridation. La subversion
- cette connaissance qui veut lutopie 146 - est plutt chercher dans
les formes imbriques du sujet et de lobjet, dans leurs mdiations
rciproques147, que dans leur opposition strile et strilisante. Si
le primat de lobjet, tel quil organise les socits modernes, a rduit
la pense limpuissance vgtative, cest nanmoins dans lchec de
lidentification que le ngatif peut devenir le moteur de son
dsensorcellement 148. Ce ngatif est la fois vrai et apparence :
vrai parce que rien nchappe la domination quil a amene sa forme
pure ; non vrai parce que dans sa collusion avec la domination, il
nest pas du tout lesprit pour lequel il se prend et se donne 149.
Et cest aux marges de cette contradiction ontologique de lapparence
et de la non-apparence que la pratique transformatrice devient
ncessairement utopie post-humaine, mdiation de la mdiation,
dmythologisation de lAuflklrung. La libert ne doit plus tre conu de
manire abstraite et subjective mais reconsidr dans son extranit la
socit rellement existante , dans son corps corps avec le non-vrai
de lquivalence gnralise150. Cependant, lexigence dAdorno lgard de
la pense utopique nen reste pas moins grande, la critique pour tre
critique et conscience du possible doit en permanence se protger
delle-mme. Une protection qui relve autant de l acrobatie crbrale
151quelle peut se rapprocher par certains traits de la clownerie
152, car il continue de penser que : quelle que soit laction que
lindividu ou le groupe entreprennent
143 Ibid., p. 210.
144 Une thmatique que lon retrouve dveloppe chez Alain Brossat
propos du contrle bio-politique : Tend
donc prvaloir une indistinction croissante entre zoe et bios
entre vie naturelle et vie qualifie, individualise. (). Le
devenir-viande de la personne humaine se produit sans
franchissement de limite visible ni transgression puisquil ne relve
que de lutilit pratique, de la volont, ncessairement louable de
gagner en efficacit, en sret . Alain Brossat, Corps, Documents et
biopolitique. Le passeport est la partie la plus noble de lhomme
in, Alain Brossat, La paix barbare. Essais sur la politique
contemporaine, Paris, LHarmattan, 2001, p. 281. 145
Theodor W. Adorno, Op. cit., p. 292. 146
Ibid. p. 76. 147
Un mouvement dcrypt par Jean-Marie Vincent comme suit : La
rflexion seconde doit, en quelque sorte, reprendre tous les moments
de sursomption (Aufhebungen) pour y dcouvrir leur fausse positivit,
pour faire apparatre le non-identique sous lidentit force. Elle est
dtotalisation pour librer lobjectivit en tant quelle est non
identique aux projections du sujet et pour briser lisolement de ce
dernier dans le monde des fausses identifications . Jean-Marie
Vincent, Un autre Marx, Op. cit., p. 53. 148
Ibid., p. 227. 149
Ibidem. 150
Ibid., p. 186. 151
Ibid., p. 49. 152
Ibid., p. 25.
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contre la totalit dont ils font partie, cette action est
contamine parce que la totalit a de mauvais, et celui qui ne fait
rien ne lest pas moins 153. La politique de lutopie est donc une
politique des interstices, une thorie des trous, des frontires et
des interfaces. Rares sont les passages de la Dialectique ngative
qui en disent plus, maigres sont les ressources disposes au regard
du lecteur, la peur de la corruption par la totalit et lactivisme
de la pratique dominent lauteur. Une prudence quil justifie par les
conditions de la priode, ce quil y a de dsesprant dans le blocage
de la pratique quon attendrait, procure paradoxalement un temps
pour la pense ; ne pas utiliser ce temps serait, sur le plan de la
pratique, un crime 154. Lmancipation de lhumanit sociale reste
toutefois une composante de ce matrialisme subverti car il prcise
plus loin qu il reste, en tant que comportement, une part de
pratique, si cache que cette pratique puisse tre encore elle-mme
155. Par ailleurs, la fin de louvrage Adorno repousse ceux qui,
parmi ses contempteurs pourraient laccuser de nihilisme : Le cours
du monde nest pas absolument ferm, ni le dsespoir absolu ; cest
plutt ce dsespoir qui constitue sa fermeture. Si fragile que soit
en lui toute trace de lautre, si dfigur que soit tout bonheur parce
que rvocable, ltant est nanmoins, dans les fragments qui
sinscrivent en faux cotre lidentit, travers par les promesses de
cet Autre constamment trahies 156.
La socit mancipe que laisse imaginer, par clats, la Dialectique
ngative, est une socit ne du Grand Refus , o les forces productives
doivent tres au service de lextinction de la souffrance
physique157. Une radication de la douleur qui saccompagne dune
rflexion collective et solidaire sur les formes intrieures de cette
souffrance. Et, ce nest que par lexercice dune solidarit
transparente elle-mme et tout vivant 158 quune telle libration peut
advenir. En quelques phrases isoles, quil est utile de retranscrire
in extenso, Theodor Adorno dcrit pour la premire et dernire fois de
louvrage ce que pourrait tre des rapports pleinement dmocratiques :
Avec la rpression externe disparat la rpression interne,
vraisemblablement aprs un long dlai et sous la menace permanente
dune rechute. Alors que, dans lesprit de loppression, la tradition
philosophique confond libert et responsabilit, la libert se
transformerait en la participation sans crainte, active, de chaque
individu : dans un tout qui ne figerait plus institutionnellement
la participation, mais o celle-ci aurait de relles consquences 159.
Et plus loin, pour conclure : On ne dispose daucun modle de libert
en dehors de celui dune conscience qui interviendrait aussi bien
dans la constitution totale de la socit que, par lintermdiaire de
celle-ci, dans la complexion de lindividu. Cela nest pas entirement
chimrique, car, nergie pulsionnelle drive, elle-mme pulsion, la
conscience est aussi un moment de ce en quoi elle intervient
160.
Conclusion Sans tre un travail danalyse politique ou de critique
institutionnelle, la Dialectique
ngative comprend la trame de ce quaurait pu tre le libelle
critique de son auteur sur les volutions de la social-dmocratie
allemande. Sans se proccuper des frontires acadmiques, ni de la
division sociale du travail intellectuel Theodor Adorno conduit la
thorie critique sur les sommets vertigineux dun matrialisme rebelle
tourn contre les conformismes de la pense
153 Ibid., p. 293.
154 Ibid., p. 296.
155 Ibidem.
156 Ibid., p. 487.
157 Ibid., p. 248.
158 Ibidem.
159 Ibid., p. 319.
160 Ibid., p. 320.
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traditionnelle, quelle se revendique progressiste ou
conservatrice , et sattaque aux constituants de la socit marchande
sans se soucier des consquences sur la pratique et la pense. Au-del
de laridit du texte, il sagit dun vritable effort dinterprtation du
capitalisme tardif 161, des mtamorphoses entranes par la
subsomption gnralise sur les consciences et pratiques humaines. A
partir de la ngation dtermine des concepts et catgories donnes par
les philosophies de Kant, Heidegger et Hegel, la Dialectique
ngative se rvle tre une reprise du marxisme contre le marxisme, une
ractivation de la thorie radicale contre les dfigurations de la
praxis transformatrice. Cette radicalit dAdorno, entre conscience
du possible et mutilations de limmdiatet, continue dinterroger les
rapports politiques et les ressources de lmancipation. Les
transformations du mouvement socialiste, la chute du communisme
rellement existant , les mutations de la composition des classes
sociales sont autant de phnomnes qui valident la ncessaire
permanence dune pense irrductible au rel ddoubl et ses ftiches. En
dpits des interdits et des censures, la saisie du social dans la
complexit de ses changements requiert toujours un travail sur les
concepts, lhistoire et lidologie. Au risque de ne pas sortir du
cercle de fer de lobjectivit objectivante ou de se mentir elle-mme
et de contribuer la reproduction du semblable (loppression), la
recherche ne peut se contenter dtre une simple machine enregistrer
. Une connaissance qui, par paresse ou complicit, saffirme comme
science du constituant sans jamais slever au-dessus du constitu
participe, de manire coupable, la rgression de la pense sous les
formes plus ou moins raffines dun empirisme polic et policier. Dans
le cadre dune socit qui, plus que jamais, est du capitalisme dans
ses rapports de production 162, la subversion permanente des
catgories du savoir est la condition dune intelligence libre des
normes administres. Cest par ltude des modes contemporains de
dsubjectivation, dobjectivation et dhybridation que la sociologie
(la thorie critique) des mobilisations sociales et politiques
chappe lemprise de lidentique. Dans son extranit lensorcellement163
des faits et de leurs sciences , la radicalit dfendue par Adorno
dans la Dialectique ngative nest pas une posture intellectuelle, un
jeu esthtique et cod, mais rpond une relle exigence de libert et de
libration dans un monde unidimensionnel qui ne la tolre plus. Au
milieu de socits sans issues qui nacceptent plus dextrieurs ni de
frontires ou de marges, lacrobatie crbrale (penser contre soi-mme)
dun savoir du non-identique est un appel linsoumission, la
rsistance et la dissidence. Lintrt suscit par la triple crise de la
reprsentation, des partis politiques et de la social-dmocratie dans
les milieux acadmiques nest pas sans rappeler limpuissance des
mesures classificatoires et des typologies autorises pour
interprter des dynamiques sociales en troite interconnexion
entre-elles. Ce que le travail de Theodor W. Adorno sur la
social-dmocratie allemande aurait srement rvl nest autre que
lintrication des changements de la forme parti, du contenu
politique, et de la structure du capitalisme tardif dans un tout
rpressif et non-libre. Dailleurs sa critique de lartificialit de la
sparation entre infrastructure et superstructure dans les socits
totales est aujourdhui dcisive pour une analyse avise de
labstentionnisme, du vote protestataires, des sentiments antipartis
et de la dpolitisation: Dans la socit totalitaire tout est galement
proche du centre ; cette socit est aussi transparente, son apologie
est aussi
161 Voir les cours donns par Theodor Adorno en avril 1968
intituls : Capitalisme tardif ou socit industrielle ? ,
cf. Stefan Mller-Doohm, Op. cit., pp. 455-459. 162Theodor W.
Adorno, Capitalisme tardif ou socit industrielle ? cit in, Ibid, p.
456. 163
Cf. Sur les phnomnes de sorcellerie et densorcellement dans les
socits capitalistes avances : Philippe Pignarre, Isabelle Stengers,
La sorcellerie capitaliste. Pratiques de dsenvotement, Paris, La
dcouverte, 2005. Cependant, prendre au srieux le capitalisme comme
systme sorcier, cest savoir aussi que le moindre point daccord avec
lui, la moindre conomie de pense offerte et accepte sont ltaux , p.
77.
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cousue de fil blanc quil est vident que ceux qui la percent jour
disparaissent. Pour chaque administration industrielle, pour chaque
aroport, la critique pourrait montrer dans quelle mesure
linfrastructure est devenue sa propre superstructure 164. Lorsquil
fait remarquer que tout est galement proche du centre il rend
compte de linterpntration globale de la politique, de lidologie et
de lconomie et de limpossibilit de distinguer des frontires entre
des dimensions qui jusqualors se laissaient apprhender dans leur
originalit. Aujourdhui la possibilit mme dune pense qui soit pense
de cette totalit semble relever de lutopie tant la force coercitive
des rgles et normes sur les cerveaux ne parat plus connatre de
limites. Le savoir est devenu connaissance fonctionnelle (fonction
du tout et du systme) et, depuis la Dialectique ngative, la thorie
critique est en sursis.
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