Université de Strasbourg UFR des Sciences Sociales Département de sociologie « La réciprocité, le don et la confiance. Le cas de l'auto-stop » Simon-Olivier Gagnon Mémoire préparé sous la direction de Patrick Watier en vue de l'obtention du grade de bachelier ès sciences 2012
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Gagnon, Simon-olivier (2012) La Reciprocite Le Don Et La Confiance. Le Cas de Lauto-stop
Le ministère des affaires étrangères français les surnomme les pirates de la route pour prévenir les touristes des risques potentiels. Les Français les nomment communément les stoppeurs ou les routards. Les Québécois les nomment les pouceux. Dans le monde germanique, ils sont appelés les Tramper. Et les anglophones les nomment les hitchhickers ou les backpackers. Certains les craignent, s'en méfient, alors que d'autres leur font confiance. À partir du don de l'auto-stop, nous avons tenté de comprendre ce qu'est la disposition à la coopération et d'expliquer l'attribution de la confiance entre des inconnus qui n'ont pas l'intention de réitérer leur collaboration. Pour ce faire nous avons réalisé des entretiens auprès de 8 auto-stoppeurs, dont certains ayant accès à une voiture. À la suite d'une brève investigation empirique, il nous est apparu que ceux qui récupèrent des auto-stoppeurs le font parce qu'ils ont déjà été dans cette situation et que pour cette même raison ils accordent leur confiance à des inconnus. Plusieurs modalités du don se sont également révélées au cours des entretiens. À posteriori, il faut considérer l'auto-stop comme une construction sociale qui peut être influencée par le traitement médiatique et des politiques répressives. Qu'est-ce que la réciprocité dans le don de l'auto-stop ?
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Université de Strasbourg
UFR des Sciences SocialesDépartement de sociologie
« La réciprocité, le don et la confiance. Le cas de l'auto-stop »
Simon-Olivier Gagnon
Mémoire préparé sous la direction de Patrick Watier en vue de l'obtention du grade de bachelier ès sciences
2012
Résumé
Le ministère des affaires étrangères français les surnomme les pirates de la route pour prévenir les
touristes des risques potentiels. Les Français les nomment communément les stoppeurs ou les
routards. Les Québécois les nomment les pouceux. Dans le monde germanique, ils sont appelés les
Tramper. Et les anglophones les nomment les hitchhickers ou les backpackers. Certains les
craignent, s'en méfient, alors que d'autres leur font confiance. À partir du don de l'auto-stop, nous
avons tenté de comprendre ce qu'est la disposition à la coopération et d'expliquer l'attribution de la
confiance entre des inconnus qui n'ont pas l'intention de réitérer leur collaboration. Pour ce faire
nous avons réalisé des entretiens auprès de 8 auto-stoppeurs, dont certains ayant accès à une
voiture. À la suite d'une brève investigation empirique, il nous est apparu que ceux qui récupèrent
des auto-stoppeurs le font parce qu'ils ont déjà été dans cette situation et que pour cette même raison
ils accordent leur confiance à des inconnus. Plusieurs modalités du don se sont également révélées
au cours des entretiens. À posteriori, il faut considérer l'auto-stop comme une construction sociale
qui peut être influencée par le traitement médiatique et des politiques répressives. Qu'est-ce que la
Je tiens à remercier Patrick Watier, professeur de sociologie à l'Université de Strasbourg, pour avoir contribué à l'orientation de ma réflexion ; qu'il trouve dans ce travail une bien modeste tentative pour (post)moderniser la pensée de Georg Simmel, un dessein auquel il a contribué tout au long de sa carrière académique.
Un grand merci à tous les automobilistes qui ont généreusement participés à mes pérégrinations allomobiles. Sans eux, l'idée de sociologiser l'auto-stop n'aurait jamais vue le jour. Dans cette même lancée, merci aux répondants qui ont bien voulu partager leur expérience d'auto-stop avec moi.
Merci au Bureau international de l'Université Laval pour m'avoir octroyé des bourses d'études, cela m'a permis, pour une première fois dans mon parcours scolaire, de lire et d'écrire sans les lourdes contraintes temporelles d'un emploi.
Je tiens aussi à remercier Maxime Clément, camarade au département de sociologie de l'Université Laval, qui m'a offert ses critiques à quelques reprises durant la rédaction de ce projet d'étude.
Enfin, merci à Kathrin qui contribue à mon équilibre intérieur et pour sa bienveillance à mon égard.
Leur dire merci est pour moi un façon de leur rendre la pareille, de réciproquer ce qu'ils ont fait pour moi.
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« L'auto-stop représente bien un danger collectif, puisqu'il produit du lien social, et mieux même : puisqu'il permet de faire tomber subitement les cloisonnements socio-professionnels, en offrant l'opportunité à ceux qui n'auraient jamais dû se rencontrer, de se rencontrer quand même : chefs d'entreprise et fonctionnaires, beaufs et bourgeois bohèmes, tout ce petit monde logé à la même enseigne, qui est celle de notre condition de mortels, et qui se charge de rééquilibrer la balance des inégalités sociales. »
Décaudin & Revard (2011:295) Tôt ou tard. Politique de l'auto-stop
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Introduction
La tradition sociologique a, depuis la modernité, considéré qu'il y a une abstraction croissante des
relations humaines. Cette abstraction se résumerait brièvement à un processus d'isolement et de
séparation des individus du corps social. Ce phénomène, selon Papilloud (2003), surpasserait en
radicalité la rationalisation du monde dont parle Max Weber (Weber, 1976) et l'anomie décrite par
Émile Durkheim (Durkheim, 1991). Tel que Simmel l'a décrit dans La philosophie de l'argent,
l'abstraction croissante des rapports sociaux est causée par la médiation de l'argent et également,
selon des penseurs actuels, dû au développement des moyens de communication et des nouvelles
formes de mobilités (Adorno, 1983; Urry, 2000). L'informatisation des multiples activités de notre
vie quotidienne et les formes contemporaines de mobilités créent, selon Urry, des sociétés toujours
plus fluides, dans lesquelles le face à face entre les humains tendrait à disparaître progressivement
(Urry, 2000). D'ailleurs, ce propos qui constitue une des thèses centrales de John Urry rejoint ce que
Adorno et Horkeimer affirment concernant le progrès : « Le progrès sépare littéralement les
hommes. […] La voiture privée réduit les possibilités de rencontres au cours d'un voyage à des
contacts avec des auto-stoppeurs parfois inquiétants. Les hommes voyagent sur leurs pneus,
complètement isolés les uns des autres.» (Adorno, 1983, 236)
À mon avis, l'expérience de l'auto-stop semble être une figure de résistance de cette abstraction
croissante des rapports humains. Elle peut donc être problématisée, car elle correspond à une
reconfiguration du lien social. Alors pourquoi une approche sociologique de l'auto-stop ? N'est-ce
pas une pratique triviale, folklorique, appartenant à la génération hippie qui est sans intérêt
scientifique pour la sociologie ?
La coopération d'une multitude d'inconnus, d'individus qui sont anonymes les uns aux autres, est
l'objet sur lequel nous avons porté notre regard dans cette enquête. Notre principale objectif était
d'expliquer ce qui motive les automobilistes à récupérer des auto-stoppeurs. La présente recherche
vise à mieux comprendre ce qu'est le don de l'auto-stop, ses caractéristiques, ses obligations, et
l'attribution de la confiance entre des inconnus qui n'ont pas proprement l'intention de réitérer la
coopération. Nous avons privilégié une méthode dite des regards croisé pour bien saisir le point de
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vue respectif des protagonistes impliqués dans le cas auto-stop.
Cette étude se divise en deux grandes parties. Premièrement, une problématique plausible et un
cadre théorique y sont présentés. Le premier chapitre s'attarde à définir les grandes notions qui ont
guidés notre réflexion : la réciprocité, le don et la confiance. Dans ce chapitre, je présente en détail
une typologie développée par Bruni (2008) pour comprendre les différentes formes de réciprocité.
Suite à cela, je présente que l'auto-stoppeur comme le voyageur, semble avoir des affinités avec la
figure de l'Étranger de Simmel. Cette dernière idée n'est pas reprise dans l'analyse et il y aurait lieu,
sans doute, d'y accorder davantage d'attention dans un chapitre ultérieur.
Dans la seconde partie, nous y présentons un bref aperçu des résultats de notre investigation
empirique. Il faut spécifier que beaucoup de témoignages ont été mises à l'écart dans le but de
privilégier des réponses concises à nos hypothèses de recherche. D'abord, au chapitre 4, nous
présentons un portrait des répondants de notre enquête ainsi que leur discours sur la pratique en tant
que telle. Ensuite, le chapitre 5 est consacré principalement à l'analyse du discours des répondants.
Dans cette section, les thématiques du don et de la confiance y sont traités à nouveau, en regard des
données empiriques. Enfin, dans le chapitre 6, nous présentons brièvement l'idée que la figure de
l'auto-stoppeur s'oppose à celle de l'individu façonné par les conditions sociales de la modernité. Ce
chapitre est également le moment opportun pour nous de suggérer des amendements notables pour
restructurer un modèle théorique qui puisse traiter conjointement les thèmes de la réciprocité, du
don et de la confiance.
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CHAPITRE 1 - Le phénomène de l'auto-stop et la disposition à la coopération
Loin d'être désuet, ce mode de déplacement a été et continue d'être pratiqué par une proportion
marginale de la société. Le besoin de mobilité, que ce soit par nécessité ou pour le simple loisir de
voyager, a motivé les êtres humains de toutes époques, depuis l'ère paléolithique.
Dû à l'absence d'étude historique à ce sujet, il est difficile de remonter à la source de l'auto-stop. Il
est probable que cette pratique soit apparue en même temps que celle de l'automobile. On peut sans
doute émettre l'hypothèse que ce phénomène est contemporain et qu'il a connu son essor à la fin des
Trentes glorieuses, c'est-à-dire au moment de l'émergence de la société de consommation et de la
démocratisation de l'automobile. Il ne faudrait pas non plus négliger, à ce propos, l'influence qu'a
pu avoir le mouvement hippie et plus généralement le mode de vie de la Beat generation dans
l'Ouest américain au début des années 1960. En France, le mot auto-stop fait son apparition en
1938 d'après le Petit Robert. Aujourd'hui, ce terme et cette pratique se sont répandus dans de
nombreux pays, comme le relate André Brugiroux dans son livre intitulé La route :
"« Faire du pouce » disent les Québécois, « hitch-hiking » disent les Anglo-saxons, « trampen » les Allemands et les Israéliens, « a puttanim » les Islandais, «de aventon» les Mexicains, « cola » les Vénézuéliens, « a dedo » les Chiliens, «bobeia» ou « carona » les Portugais et les Brésiliens, « auto-stop » partout ailleurs, que l’on prononcera selon les latitudes: oto-stop, mouto-stop, auoto-stop, auoto-sitop, etc. [...] Il est désormais possible de faire du stop un peu partout sur terre." (Brugiroux, 1986 : 25 )
L'auto-stop apparaît très brièvement dans la littérature scientifique contrairement à son cousin le
covoiturage. Pour ne nommer que les principaux écrits, ce phénomène a fait l'objet d'une
investigation philosophique (Décauvin et Revard, 2011), d'un mémoire avec une approche
géographique (Viard, 1999), d'un article qui considère l'auto-stop comme un moyen de négociation
de l'espace social pour les jeunes dans la Russie postsoviétique (Zuev, 2008) et de quelques articles
d'un sociologue français qui a prouvé que le fait de sourire ou, pour les femmes, de porter des
vêtements rouges et d'avoir une forte poitrine améliorent les chances de se faire recueillir en auto-
stop (Guéguen, 2007, 2010; Guéguen & Fischer-Lokou, 2004). En fait, la description de cette
pratique est davantage présente dans les récits de voyage, notamment dans le récit On the road de
Jack Kirouac. Afin de spécifier le diagnostique que je propose de ce phénomène, voici un court
extrait de ce récit :
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« J'étais justement sur le point d'y renoncer, me proposant d'aller m'asseoir devant un café, quand une assez chouette auto stoppa, avec un jeune type au volant. Je courus comme un fou.
- Où vous allez ?
- Denver.
- Bon, je peux vous faire une centaine de milles dans la direction.
- Épatant, épatant, vous me sauvez la vie.
- J'ai fait pas mal de stop moi-même, c'est pourquoi je ramasse toujours les gars.
- J'en ferais autant si j'avais une bagnole.
Et ainsi nous nous mimes à discuter et il me raconta sa vie, qui n'était pas très intéressante, et je me mis à faire un somme et m'éveillai juste à la sortie de la ville de Gothenburg, où il me laissa. » (Kerouac, 1960 : 43)
De ce passage, il est possible d'appréhender comment le phénomène de l'auto-stop pourrait être
abordé par la sociologie. D'abord, il y a une « ouverture à l'autre » de la part de l'automobiliste qui
accueille un auto-stoppeur dans sa voiture. N'est-ce pas, comme l'entend Paul Seabright, une «
disposition à la coopération », laquelle sous-entendrait une certaine réciprocité ?
En tant que forme relationnelle, l'auto-stop peut être étudié comme une action réciproque et donner
lieu à une étude empirique qui permet de répondre à un questionnement de nature sociologique. À
mon avis, il est par ailleurs fécond et légitime, dans le cadre d'une sociologie formelle comme
pourrait l'entendre Georg Simmel, d'interroger les conditions de possibilité d'un tel phénomène,
c'est-à-dire la coopération d'individus qui sont inconnus l'un vis-à-vis l'autre. Il y a un siècle de cela,
Simmel avait déploré à la sociologie de s'être attardé exclusivement à l'analyse des grands organes
de la société, en laissant de côté les interactions microsociales. Selon cet auteur, « il y a une quantité
infinie de formes relationnelles et d'actions réciproques humaines plus petites […] ce sont elles qui
produisent la société telle que nous la connaissons.» (Simmel, 1999 : 55 ). En ce sens, je tenterai de
poursuivre le sillon tracé par Simmel le siècle dernier, celui des études microsociologiques
constituées à partir d'actions réciproques.
À mon tour, je tenterai de répondre à la question « comment la société est-elle possible ? » en
m'attardant à un processus relationnel singulier, soit la rencontre de deux unités sociales dans le
phénomène de l'auto-stop. De là, proposons-nous les questions suivantes : qu'est-ce qui motive
l'automobiliste à agir dans l'intérêt d'un inconnu? Comment expliquer qu'il accorde de la confiance à
un inconnu ? Et inversement, quelle disposition particulière est nécessaire à l'auto-stoppeur pour
qu'il s'engage dans cette forme de relation avec autrui ?
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CHAPITRE 2 - La confiance dans l'action réciproque : Du don fait aux inconnus à l'échange marchand
Ce chapitre présente le cadre théorique structurant cette étude. Dans un premier temps, j'expose la
notion de la réciprocité qui figure dans l'oeuvre de Simmel et de Mauss ainsi que deux principaux
types d'actions réciproques. En présentant la typologie des formes de réciprocité chez Bruni,
j'identifie certaines modalités de la réciprocité, dont la confiance, les intentions, les dispositions, qui
permettent d'expliquer partiellement le don aux inconnus qui prend forme dans le cas de l'auto-stop.
Ceci fait, j'explicite grosso modo comment la notion de la confiance a été abordée dans la littérature
et je mentionne de quelle manière celle-ci varie en fonction du profil des individus et des époques.
En premier lieu, je vais esquisser une réponse pour mieux y revenir avec les données empiriques :
qu'est-ce qui motive l'automobiliste à agir dans l'intérêt d'un inconnu ? D'abord, est-ce une forme
d'aide, un comportement altruiste, bienveillant, généreux ? Au contraire, est-ce un acte intéressé de
la part de l'automobiliste ? Désir-t-il avoir de la compagnie uniquement pour ne pas s'endormir sur
la route, ou seulement pour discuter ? Ou bien a-t-il agi vertueusement par amitié ? Est-ce que le
simple fait de rendre service à l'auto-stoppeur le satisfait ?
Comme je l'ai mentionné ci-dessus, il est plausible que l'automobiliste ait une « disposition à la
coopération » s’il recueille un auto-stoppeur qui le sollicite. L'auteur Paul Seabright (2011), dans
son ouvrage La société des inconnus, met en évidence que depuis la préhistoire il y a eu une grande
diminution des actes de violence dans nos sociétés et que cela s'explique principalement par le fait
nous ayons réussie à coopérer. Selon lui, cette tendance à la coopération a évolué en deux voies
distinctes. D'une part, au fur et à mesure que l'intelligence s'est développée, comme l'explique
Seabright, les individus furent en mesure de calculer leur intérêt à long terme et ainsi de poursuivre
les relations qu'ils avaient nouées en espérant en profiter dans un quelconque futur. Et d'autre part,
cette disposition coopérative « fut la sélection d'un caractère dit de “réciprocité forte”, c'est-à-dire
une disposition instinctive à agir envers les autres comme ils agissent envers vous (cette réciprocité
est dite “forte” pour la distinguer d'un type de réciprocité due au seul calcul de son intérêt bien
compris).» (Seabright, 2011 : 112). Dans le cadre de cette étude, je me suis intéressé seulement à la
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seconde voie, dans la mesure où les individus impliqués dans le phénomène de l'auto-stop n'ont pas
intérêt à agir en vue d'une coopération future puisqu'il est peu probable que leurs chemins se
croisent à nouveau et qu'ils réitèrent la coopération.
Bref, les individus coopéreraient dû à une certaine disposition. De cette disposition, comme le
soulève Seabright, il y a une réciprocité qui pourrait correspondre à l'intérêt personnel et une autre
réciprocité dite « forte » qui pousse les individus à agir envers les autres comme ils l'ont fait avec
nous auparavant. Afin de rendre compréhensible ce qu'est la réciprocité, il est pertinent de consulter
Georg Simmel, avec son concept d'action réciproque, et Marcel Mauss qui lui aussi a relevé des
formes de réciprocité dans les sociétés dites archaïques.
2.1. Qu'est-ce que la réciprocité ?
De la philosophie, de la sociologie, passant par l'anthropologie et l'économie politique, la
thématique de la réciprocité, au fondement du lien social, a été abordée sous de nombreuses
perspectives. Chronologiquement, Simmel (1908) et Mauss (1924) semblent parmi les premiers
auteurs modernes à écrire sur ce sujet. Pour cette étude, nous ferons principalement référence à ces
deux auteurs en sollicitant ça et là des contributions plus contemporaines. Il faut le préciser, une
discussion parcimonieuse et synthétique au sujet de la réciprocité impliquerait les apports de
Polanyi (1944), de Lévi-Strauss (1949), de Sahlins (1971), de Girard (1972) et de Temple et Chabal
(1995), qu'on ne pourrait laisser dans l'ombre. Entamons ainsi cette réflexion avec successivement
les contributions de Simmel et de Mauss.
Dans son ouvrage Sociologie, étude des formes de la socialisation, Simmel (1908) entame sa
réflexion en justifiant la légitimité et la fécondité des études microsociologiques constituées à partir
d'actions réciproques. Selon lui, « ce sont les pas infiniment petits qui produisent la cohésion de
l'unité historique, les actions réciproques tout aussi peu voyantes de personne à personne qui
produisent la cohésion de l'unité sociale. » (Simmel : 56). L'idée d'action réciproque serait, selon
Papilloud, la traduction la plus fidèle du mot allemand Wechselwirkung. Cet interprète de l'oeuvre
de Simmel juge également que les termes réciprocité et interaction conviennent aussi pour traduire
cette idée. La notion de Wechselwirkung est centrale dans la sociologie de Simmel. Cet auteur
conçoit que toute formation sociale, même à l'état embryonnaire, est le résultat d'un effet réciproque
de personne à personne. Concrètement, la coopération, l'association, ou en terme plus sociologique
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la sociation sont des formes de réciprocité entre entités sociales. Il y aurait donc réciprocité dans
toutes sortes de dynamiques relationnelles, du clin d'oeil à une inconnue à l'échange marchand dit
contractuel.
L'étymologie latine de réciprocité - reci-procus et recus-procus - fait référence à une relation qui se
caractérise par un aller et un retour, soit un flux et un reflux. Il y a dans l'oeuvre de Simmel et
Mauss une similitude : les deux conçoivent l'échange comme un va-et-vient des choses, en utilisant
le même vocable. Bien que Mauss n'utilise pas le terme de réciprocité, Papilloud (2003) relève tout
de même qu'il y a un aller et un retour dans la formule du don (donner, recevoir, rendre). À
plusieurs reprises, dans le célèbre Essai sur le don, nous pouvons constater la présence de cette idée
de réciprocité. Lorsque Mauss traite des échanges-donations, il mentionne que « tout va et vient
comme s'il y avait échange constant d'une matière spirituelle comprenant choses et hommes, entre
les clans et les individus, répartis entre les rangs, les sexes et les générations. » (Mauss, 2007 : 90).
Après avoir décrit deux types idéaux de réciprocité chez Simmel, je reviendrai avec l'oeuvre de
Mauss pour spécifier le rapport qu'entretient la réciprocité avec le don.
2.1.1. La réciprocité chez Simmel
Sans toutefois cloisonner la conception simmélienne de la réciprocité dans une logique binaire, je la
schématise sous deux types idéaux pour en faciliter la compréhension. Il y a un premier type de
réciprocité dans l'échange « marchand » et un seconde, d'un autre ordre, dans ce que Simmel
nomme un échange impliquant la gratitude. Avant de les préciser brièvement, il faut rappeler qu'ils
ne sont pas mutuellement exclusifs. C'est-à-dire qu'un échange pourrait se situer à mi-chemin entre
ces idéaux-types1. À l'aide de ceux-ci, l'objectif est de présenter à grand trait ce qu'est la réciprocité
dans l'oeuvre simmélienne.
Dans l'ouvrage Sociologie portant sur les formes de socialisation, Simmel affirme que l'échange
constitue, « la chosification de l'action réciproque entre hommes » (Simmel, 1999 : 577). L'auteur
met l'emphase sur le fait que dans cette relation entre humains, la nature purement psychique des
hommes s'est projetée sur les objets. Tel qu'il l'entend, dans l'échange les choses « vont et viennent
» comme dans l'économie développée et les « marchandises ont acquis une vie propre ». Cela
1 À ce sujet, voir plus en détail le chapitre 1 d'Alain Deneault dans l'ouvrage Georg Simmel et les sciences de la culture, 2011, P. U. L., Québec.
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correspond au premier idéal-type de réciprocité, celui de l'échange dit marchand.
Selon cet auteur, « tout commerce entre hommes repose sur le schéma du service et de la
contrepartie.» (Simmel, 1999 : 577) Il y a, selon lui, dans tous échanges économiques un principe
juridique relevant du droit qui impose le va-et-vient des choses et des contributions pour qu'il y ait
équilibre et cohésion dans la société. Simmel va par contre affirmer qu'il existe un nombre
important de relations qui ne correspondent pas à cette forme juridique et « où il ne saurait être
question d'imposer de rendre la contrepartie.» (Simmel, 1999 : 577) Ce type de relation, dans lequel
la contrepartie n'est pas obligatoire, implique la gratitude. Étant un complément de l'ordre juridique,
la gratitude est, selon Simmel, un lien entre les humains : celui du va-et-vient, celui de l'action
réciproque.
Le deuxième idéal-type de réciprocité est donc celui où la contrepartie n'est pas obligatoire, soit
l'échange impliquant la gratitude. Tel que Simmel l'explique, « [la gratitude] est le résidu subjectif
de l'acte de recevoir et de donner ». Dans ce type d'échange particulièrement, il y a une «
signification subjective », une « résonance psychique qui s'engloutit dans l'âme». Simmel ajoute
que la gratitude a un effet singulier dans l'action réciproque : « non seulement des actes particuliers
d'un individu à l'autre y naissent […] il en jaillit une modification ou une intensité spécifique des
actions, un lien avec l'auparavant, un don de la personnalité, une continuité de la vie en action
réciproque.» (Simmel, 1999 : 578) Ce type de réciprocité, de forme relationnelle, semble être très
loin de l'esprit contractuel et de la logique de l'intérêt de l'homo oeconomicus.
2.1.2. La réciprocité chez Mauss
Comme je l'ai mentionné précédemment, l'idée de la réciprocité chez Mauss n'est pas énoncée
explicitement, elle est plutôt inhérente au va-et-vient constant entre les hommes et les tribus. Dans
l'Essai sur le don, Mauss élabore une problématique à ce sujet principalement à partir des travaux
de Franz Boas (1897), portant sur le potlatch, et de ceux de Bronislaw Malinowski (Les argonautes
du Pacifique occidental, 1922), à propos de la kula des îles Trobriand. De ces textes, Mauss
développe la thèse selon laquelle la réciprocité, au fondement des échanges archaïques, se présente
sous une triple obligation : celle de donner, celle de recevoir et celle de rendre.
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Faute de présenter en détail ce qu'est le potlatch2 ou la kula3, il importe de présenter la notion de la
réciprocité présente dans ces échanges-donations. Pour ce faire, je fais appel aux auteurs Temple et
Chabal (1995) qui ont mis de l'avant la question du tiers dans le phénomène du don, celle de la «
structure ternaire » du don. Le point de départ de leur analyse, comme le présente Godbout (2010)
dans l'article Don, gratuité et justice, est la notion indigène de la hau du sage maori décrit par
Mauss. Tel que Mauss l'explique, la hau est l'esprit de la chose donnée4. En faisant un don, une tribu
partage une part de son identité au receveur. Ainsi, «présenter quelque chose à quelqu'un, écrit
Mauss, c'est présenter quelque chose de soi.» (Mauss, 2004 : 161). Il y aurait donc une obligation de
rendre, de donner à son tour, à cause du hau de la chose reçu. Ceci dit, Temple et Chabal présentent
dans leur analyse qu'il y a quatre degrés de liens sociaux.
Le premier degré est celui de la vengeance. Dans ce cas, la réciprocité serait considérée comme né-
gative. Les auteurs rappellent effectivement que la vengeance s'applique à un modèle différent du
don. Le second degré serait celui de la réciprocité positive agonistique, soit exactement celui qui
correspond au don cérémoniel du potlatch5. Dans ce type de don, aussi nommé « prestations totales
2 Le potlatch est une immense fête qui rassemble l'ensemble d'une tribu, et même plusieurs, pour échanger des cadeaux. Dans ces cérémonies, les indigènes peuvent même aller jusqu'à la destruction des richesses (cadeaux) dans le but d'établir une hiérarchie entre les différentes tribus. Pour les sociétés qui s'adonnent au Potlatch, il y a une rivalité entre les groupes, où les chefs sont les principaux médiateurs, lesquels sont en compétition dans une «lutte de générosité». Dans ce cas, la générosité est un moyen de domination : on donne pour imposer son autorité, pour prouver sa supériorité. cf. Mauss, 2007; Boas, 1897.
3 Tel que Mauss l'explique, la Kula est une sorte de grand Potlatch impliquant des échanges de cadeaux et aussi du commerce entre tribus. Ce phénomène a particulièrement été observé sur toutes les îles Trobriand par Malinowski. D'après ce que ce dernier à observé et décrit du phénomène de la kula, les Trobriandais effectuent un premier don qui porte le nom de vaygu'a, appelé opening gift, où celui-ci engage le receveur à un don de retour, le yotile, qui est traduit par clinching gift. Le second don est obligatoire, il est attendu, et doit être équivalent au premier. De manière globale, l'échange de vaygu'a, celle de mwali (bracelets) et de souleva (colliers) représente la forme essentielle de la kula. cf. Mauss, 2007 ; Malinowski, 1922.
4 D'ailleurs cette idée est la plus controversée de l'Essai sur le don. Pour plusieurs auteurs, ce que Mauss a développé au sujet de la hau est inacceptable. «Lévi-Strauss a conclu que Mauss s'était laissé emberlificoter par la théorie indigène, au lieu de prendre la distance scientifique qui s'impose. » (Godbout, 2010 : 183) Suite à ce passage, Godbout énonce qu'il ignore si Mauss a eu raison d'interpréter de cette façon la hau indigène. Mais il affirme que l'idée de don de soi se retrouve dans la pensée moderne sur le don et qu'elle rejoint également notre sens commun. Godbout cite l'exemple de Anne Gotman qui questionne une héritière, celle-ci dit : « Le vase c'est ma tante ». Il y aurait donc un don de personnalité, de l'identité sociale, dans la chose donnée et reçue. cf. Gotman, 1989.
5 Comme Godbout (2010) en fait mention, il y a d'autres exemples que celui du potlatch pour représenter ce type de lien social : « ce phénomène peut aussi être mis en évidence dans l’analyse de la philanthropie moderne où, souvent, seul le désir du donneur est pris en compte. ». Sans aucun doute, il y aurait place à une discussion plus approfondie à ce sujet. Plusieurs entreprises multinationales semblent impliquées dans une « lutte de prestige », une « lutte de générosité » qui n'a pour seul de donner des lettres de noblesse, de glorifier leur marque de commerce sur les marchés (boursiers). La quête de reconnaissance publique via les donations pourrait être une forme de potlatch moderne pratiqué par des organisations de tout horizon (politique, économique).
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de type agonistique», il y aurait une « lutte de générosité » pour prouver sa supériorité. Le troisième
degré de lien social, celui que Mauss recherchait, est celui où le tiers de la relation ne serait plus la
vengeance ou la domination, mais bien la justice. Nommé réciprocité symétrique fondée sur la jus-
tice, ce type de réciprocité cadre avec l'échange marchand où les règles sont l'égalité et la propor-
tionnalité dans la circulation des biens. Ce troisième degré de lien social s'accorde également avec
le premier type de réciprocité que j'ai identifié chez Simmel. Enfin, le dernier et non le moindre de-
gré de lien social coïncide à la philia6, là où Aristote va trouver le fondement du don comme
Temple et Chabal l'affirme.
L'idée de la hau se trouve incarnée dans la réciprocité philia. Ce type de réciprocité a aussi des
points en commun avec l'action réciproque impliquant la gratitude de Simmel. L'idée du don de soi,
d'une expression de l'identité sociale de la hau est en concordance avec le don de personnalité que
j'ai présenté concernant le deuxième idéal-type de réciprocité chez Simmel. À l'opposé de l'échange
marchand, ce type de réciprocité est de l'ordre de l'échange symbolique selon Caillé (2005). Au sein
de l'échange symbolique, du don, la réciprocité a pour fonction de nouer le lien social et de le repro-
duire, et cela, en endettant positivement celui qui a reçu. Dans ce sens, en étant contre le principe
d'équivalence, le don endette de manière positive celui qui reçoit, de sorte qu'il donne à nouveau7.
Voilà, à grand trait également, l'idée de réciprocité dans l'oeuvre de Mauss. Bref, le dernier degré de
lien social, correspondant à la réciprocité philia, attire mon attention, car il semble avoir des affini-
tés avec la « disposition à la coopération » que Seabright mentionne.
2.2. Les formes de réciprocité
L'analyse de la réciprocité proposée par Bruni (2010), dans l'une des dernières parutions de la revue
du MAUSS intitulé La gratuité. Éloge de l'inestimable, offre un second regard pour saisir l'idée de
réciprocité dans le contrat ainsi que dans le don. En fait, il n'est pas sans raison si j'ai fait appel à
Bruni, un auteur provenant du mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales (MAUSS).
6 Cependant, qu'est-ce que la philia signifie ? « Ceux dont l’amitié se fonde sur la vertu brûlent chacun du désir de faire du bien à l’autre » (Aristote, cité par Temple, Chabal, 1995 : 199) La philia est une forme d'amitié qui pourrait être fondé sur le plaisir, l'intérêt ou la vertu. Je reviendrais sur ce terme lors de l'analyse des formes de réciprocité chez Bruni (2010).
7 Au sujet de la dette mutuelle positive, Godbout mentionne que ce qui importe est que « la différence entre rendre et donner s'estompe et n'est plus significative. On pourrait poser que l'état de dette positif émerge lorsque le receveur, au lieu de rendre, commencer à donner à son tour. On passe de l'obligation de rendre au désir de donne. » (Godbout, 2000 : 46)
16
Pour tenter d'étudier cette « tendance à la coopération » et, comme je l'aborderai par la suite, la
confiance, il faut, à mon avis, basculer hors du paradigme dominant de l'économie, soit celui de la
théorie du choix rationnel. Ce modèle a le défaut de laisser croire que l'intérêt personnel est le seul
moteur de l'action humain. Évidemment, comme le regard de Bruni le suggère, il n'y a pas que
l'intérêt qui puisse motiver l'individu à créer des liens sociaux et coopérer. Bruni distingue trois
formes de réciprocité qui correspondent à la tripartition grecque et latine de l'amour : éros, philia,
agapè.
2.2.1. Réciprocité sans bienveillance (eros)
La première forme décrite est celle qu'il nomme la réciprocité sans bienveillance. Elle se fonde sur
une analogie entre éros et le contrat. Dans cette forme, la coopération émerge uniquement sur la
base de l'intérêt individuelle, il n'y a pas de sacrifice. Bruni cite Ken Binmore pour illustrer que
cette forme de réciprocité est purement conditionnelle : « Je te gratte le dos à condition que tu me
grattes le dos à ton tour » (Binmore, 1994 : 114-115 cité dans Bruni, 2010). Cette illustration, fort
simpliste, est une synthèse de la conditionnalité qui est propre au contrat. De plus, sous cette forme,
les prestations doivent être d'une même équivalence objective pour que le contrat soit considéré
comme juste. Cette réciprocité pourrait aussi porter le nom de réciprocité conditionnelle. On
retrouve cette forme de réciprocité dans l'économie néolibérale classique, celle de l'achat de biens et
des services dans le système marchand moderne. Le premier idéal-type de réciprocité de Simmel et
aussi le troisième degré de lien social identifié par Temple et Chabal concorderaient avec cette
première forme où le principe de justice est fondamental.
2.2.2. Réciprocité – amitié (philia)
La seconde forme de réciprocité correspond au paradigme de l'amitié, soit la philia. La réciprocité-
amitié, écrit Bruni, demande en quelque sorte un risque, une dose de sacrifice. Parmi l'ensemble des
caractéristiques qu'il présente, je retiendrai uniquement celles que je juge pertinentes, soit
l'équivalence, l'inconditionnalité conditionnelle, les dispositions et les intentions.
Tout d'abord, la réciprocité-amitié ne se mesure pas, comme dans le contrat, en terme d'équivalence
monétaire. En particulier sous cette forme, la réciprocité implique « une réponse adéquate et non
une équivalence mathématique. » (Polanyi, 1980 : 54 cité par Bruni, 2010). La seconde
caractéristique qu'il importe de mentionner est celle qui rend singulière la réciprocité-amitié, c'est-
17
à-dire l'inconditionnalité conditionnelle8. Ce terme d'Alain Caillé (2000), complexe et paradoxal,
exprime la logique inhérente de la réciprocité-amitié. Bruni l'explique comme tel : « le “premier
pas” de la philia qui m'ouvre vers l'autre est inconditionnel. Mais si l'autre ne répond pas, la
coopération est interrompue.» (Bruni, 2010 : 231). Autrement dit, dans cette forme de réciprocité,
un individu tente d'engager une relation avec un autre, sans aucune réserve (inconditionnalité), et
l'autre peut accepter cette relation (conditionnelle) pour qu'une coopération, ou une simplement
socialisation, ait lieu. Bruni insiste sur le fait que le « premier pas » consiste « à poser un acte de
confiance ex-ante9 » (Bruni, 2010 : 232). Cela dit, cette caractéristique de la réciprocité-amitié met
en relief la dimension non négligeable de la confiance dans une situation de coopération ou
d'association.
Une manière différente de prendre en compte la seconde caractéristique mentionnée ci-dessus, soit
l'inconditionnalité conditionnelle, est de « définir l'amitié comme une relation conditionnée par les
dispositions et non par des actes isolés » (Bruni, 2010 : 232). Dans la forme de réciprocité-amitié, il
n'y aurait pas de calcul coût/bénéfice, comme dans la théorie du choix rationnelle de Boudon, mais
plutôt des dispositions qui conditionnent la relation. Par exemple, un individu qui pardonne un ami
pour plusieurs fautes ne fait pas nécessairement un calcul rationnel à propos de sa relation avec lui,
mais il est plutôt dans une certaine disposition qui lui permet de poursuivre la relation d'amitié.
Dans le même sens, l'étude des actions réciproques, comme Watier (2008) l'indique, « implique
l'étude de dispositions qui autorisent et facilitent les contacts, sans que l'on puisse parler de règles,
ni de normes suivies. Ces dispositions relèvent de la bienveillance ou d'une atmosphère de
confiance, elles soutiennent les relations sociales, elles les rendent possibles. » (2008 : 15) Cette
approche adhère ainsi à un paradigme différent du modèle dominant, elle rejette l'idée que seule la
raison utilitaire peut expliquer l'agir humain.
La dernière caractéristique jugée pertinente de la réciprocité-amitié est celle qui est la plus nuancée,
8 Dans les mots de Caillé, celui exprime que « [l'inconditionnalité conditionnelle] consiste à un pari, un pari de confiance, car nul ne peut être sûr que le retour viendra ; mais c'est un pari raisonnable puisque l'ensemble des mécanismes sociaux traditionnels, façonnés par l'ethos du don, concourent à accorder prestige et honneur à ceux qui jouent le jeu, honte et infamie à ceux qui rebasculent dans l'utilitaire et l'intérêt instrumental immédiat. » (Caillé, 2005 : 159)
9 Le terme Ex-ante est une locution latine signifiant « au préalable ». Cet acte de confiance ex-ante coïncide avec la conception de Simmel qui considère que certains a priori, des présuppositions sont nécessaire pour que la société soit possible. La confiance étant un de ses a priori, comme Watier l'a souligné, « [...] appartiennent aussi des sentiments tels que la gratitude, la fidélité, l'honneur, le don et le contre-don, ou encore la reconnaissance, le tact et la discrétion. » (Watier, 2008 : 37)
18
ce sont les intentions sous-jacentes à la relation. Tel que Bruni le précise, Aristote distingue trois
types d'amitié : l'une fondée sur le plaisir, l'autre sur l'intérêt et la dernière sur la vertu. Selon Bruni,
les deux premiers types appartiennent à la réciprocité sans bienveillance (ou réciprocité
conditionnelle), puisqu'elles sont faites dans un esprit « tendanciellement instrumental » et «
égocentré ». À l'inverse, l'amitié fondée sur la vertu serait « une affaire de dispositions, d'intentions
qui sous-tendent l'action.» (Bruni, 2010 : 233). Dans ce cas, autrui n'est pas considéré comme un
moyen, mais plutôt comme une fin en-soi ayant sa propre valeur. La bienveillance ou la gratitude
sont des exemples de dispositions qui pourraient motiver un individu à agir envers autrui. En
empruntant cette approche, il est probable de retrouver des intentions relativement hétérogènes, en
lien avec les types d'amitié décrits précédemment, qui ont pu inciter un automobiliste à entrer en
relation avec un auto-stoppeur.
2.2.3. Réciprocité inconditionnelle (agapè)
La dernière forme de réciprocité que Bruni propose est celle qui s'oppose à la première, soit la
réciprocité inconditionnelle nommée agapè. « Les comportements inspirés par une logique
d'inconditionnalité, écrit-il, peuvent en effet engendrer des dynamiques de réciprocité. » (Bruni,
2010 : 235). Cette logique d'inconditionnalité semble être en cohérence avec « la disposition à la
coopération » de Seabrigth (2011) où les individus seraient poussés à agir envers les autres comme
ils l'ont fait avec nous auparavant. Bruni poursuit en affirmant que les comportements
correspondants à cette logique peuvent s'expliquer à travers la notion de « récompense intrinsèque
». Dans ce sens, l'individu qui s'engage dans une relation éprouve une satisfaction – récompense
intrinsèque – dans l'action même, indépendamment du résultat de celle-ci. Godbout, un auteur qui a
réfléchi au phénomène du don aux inconnus, donne un exemple concret de cette récompense
intrinsèque dans le domaine du bénévolat. « Je reçois plus que je donne » est une phrase souvent
énoncée lorsqu'on interroge des bénévoles, comme l'indique Godbout ( 1994 : 989). La réciprocité
inconditionnelle peut correspondre, à mon avis, à l'esprit du don, à celle de l'homo donator voire de
l'homo reciprocans10.
Cette typologie des formes de réciprocité offre un point de départ à une réflexion portant sur les
diverses formes d'associations, de coopérations et de donations. Dans le cadre de cette étude, je
10 Voir l'article de Bowles et Gintis, 2008, « L'idéal d'égalité appartient-il au passé ? Homo reciprocans versus Homo oeconomicus », dans La Revue du MAUSS, no 32 traduit par Philippe Chanial et Alain Caillé. Il est intéressant de noter que Bowles et Gintis font usage du terme de réciprocité forte, lequel j'avais mobilisé d'entrée en référence à Seabright (2011). Cf. Bowles et Gintis, 1998, The Evolution of Strong Reciprocity, Santa Fe Institue working paper.
19
retiens de l'approche de Bruni que la confiance occupe une place importante dans toutes formes
d'actions réciproques. En outre, je considère qu'un individu peut agir conformément à l'homo
oeconomicus ou encore à l'homo donator dépendamment des ses intentions propres, de ses
dispositions et de la manière qu'il se représente l'association, à savoir s'il éprouve une satisfaction
dans l'action même ou non.
On a pu prendre acte dans l'extrait du roman de Kerouac (1960) que les individus agissent selon une
certaine norme de réciprocité. L'automobiliste qui s'arrête pour recueillir l'auto-stoppeur lui dit : «
J'ai fait pas mal de stop moi-même, c'est pourquoi je ramasse toujours les gars. » (Kerouac, 1960 :
43). Bien que l'automobiliste puisse agir seulement pour son propre intérêt, pour discuter avec
quelqu'un et ne pas s'endormir, il est probable que le geste de recueillir un auto-stoppeur
corresponde à une réciprocité-philia ou à une réciprocité inconditionnelle qui met le receveur dans
une situation de dette positive. Cependant, avant d'émettre davantage d'hypothèses au sujet de cette
forme spéciale d'action réciproque entre deux inconnus, il est nécessaire de rappeler une modalité
fondamentale de l'action réciproque, soit la confiance.
2.3. L'attribution de la confiance
L'approche de l'attribution de la confiance semble être pertinente pour aborder la coopération dans
toutes actions réciproques et également dans le cas de l'auto-stop. Cette approche est justifiable, car
en l'absence de confiance ce phénomène social, et bien d'autres, n'aurait simplement pas lieu. La
confiance est ainsi considérée comme une dimension essentielle du lien social. Sans une quelconque
forme de confiance entre les êtres sociaux dans leur vie quotidienne, les actions réciproques et donc
la société ne seraient guère possibles. D'où l'importance d'insister sur la place qu'occupe un tel
sentiment autant à l'échelle micro que macro sociale.
Dans la littérature au sujet de la confiance, Simmel semble être un auteur central de cette
thématique. Les apports simméliens seront repris par bons nombres de sociologues, dont la plupart
s'inscrivent dans le courant fonctionnaliste. Pour faire une liste non exhaustive, Luhmann, Parson,
Giddens, Möllering, se sont réappropriés cette question de la confiance pour comprendre en
majeure partie le rapport fonctionnel qu'elle entretient vis-à-vis des systèmes et des organisations.
Cette première catégorie, soit la plus largement documentée, se nomme la confiance
institutionnelle. D'autre part, cette thématique est également abordée par le courant interactionniste,
20
dont l'auteur Goffman par exemple, lequel s'attarde à la confiance accordée à autrui. Cette seconde
catégorie, aussi nommée confiance interpersonnelle, m'intéresse davantage, car elle cadre avec le
caractère microsociologique de notre objet d'étude.
2.3.1. De la confiance assurée à la confiance absolue
Au jour le jour, la confiance concerne aussi bien les individus entre eux que les systèmes sociaux.
Ce sentiment est dans une pluralité de situation de notre trivial quotidien. Par exemple : une mère
qui confie ses enfants à une gardienne en lui faisant confiance, l'agriculteur qui sème et a confiance
que le blé poussera ou simplement lorsque nous retirons de l'argent dans un guichet automatique. La
confiance institutionnelle et la confiance interpersonnelle sont des réalités difficiles à saisir, car la
confiance, en soi, peut être appréhendée comme une attitude, une disposition, ou un sentiment
psychosocial. Pour Simmel, le sentiment de confiance serait fondé sur ce que les individus savent
les uns sur les autres. Ce serait « une hypothèse sur une conduite future, assez sûre pour qu'on fonde
sur elle l'action pratique » (Simmel, 1991 : 22). Comme il l'énonce, « toutes les relations entre les
hommes reposent cela va de soi, sur le fait qu'ils savent des choses les uns sur les autres ». (Simmel,
1991 : 7) Dans ce sens, une mère qui confie ses enfants à une gardienne croit en savoir
suffisamment sur celle-ci pour lui faire confiance. Ce sentiment serait « un état intermédiaire entre
le savoir et le non-savoir » (Simmel, 1991: 22).
Dans son ouvrage Secret et sociétés secrètes, Simmel insiste sur le fait que dans les sociétés simples
la confiance n'occupait qu'une place limitée. Pour cet auteur, la société simple était réduite à une
communauté plus ou moins stable de personnes et progressivement, avec le mécanisme de la
différenciation sociale, la société est devenue complexe tout en mettant « en présence virtuellement
de plus en plus d'étrangers, c'est-à-dire des individus qui n'ont pas de savoir précis les uns sur les
autres » (Watier, 2008 : 37). Ansi, dans la société moderne, et particulièrement dans les milieux
urbains, les individus côtoient sans cesse une masse d'étrangers, d'inconnus sur lesquels ils ne
possèdent aucun savoir. En l'absence d'une moindre parcelle de connaissance sur autrui, les
individus doivent s'accorder avec des inconnus en leur témoignant un minimum de confiance pour
qu'ils puissent coopérer ou à tout de moins vivre ensemble. Bref, Simmel considère qu'avec
l'objectivation croissante de la culture, soit la modernisation, la confiance est devenue un attribut
majeur de nos sociétés modernes.
D'après Mauss, le lien social, tout comme la confiance, se présenterait sur le mode de la radicalité
21
autant dans les sociétés archaïques que dans nos sociétés modernes. Mauss affirme que :
«Dans toutes les sociétés qui nous ont précédés immédiatement et encore nous entourent, et même dans de nombreux usages de notre moralité populaire, il n'y a pas de milieu : se confier entièrement ou se défier entièrement déposer ses armes et renoncer à sa magie, ou donner tout depuis l'hospitalité fugace jusqu'aux filles et aux biens. C'est dans des états de ce genre que les hommes ont renoncé, à leur quant-à-soi et ont su s'engager à donner et à rendre » (Mauss, 2007 : 246).
Ainsi, selon Mauss, il y aurait deux attitudes littéralement opposées sur un même axe. À mon avis,
il importe de nuancer légèrement les propos de Mauss. Dans le même sens que Origgi (2008) le
conçoit, il serait plus juste de concevoir que la confiance, et le lien social en l'occurrence, est très
rarement inconditionnelle, qu'elle est habituellement partielle et qu'elle ne concerne pas la totalité
d'une personne. Cela signifie entre autres qu'une dame qui contacte un plombier pour réparer son
lavabo ne lui fera pas nécessairement confiance pour garder ses enfants si elle doit s'absenter. Dans
les interactions sociales du quotidien, les individus feraient généralement confiance à l'autre en
fonction du cadre de l'activité, des limites de l'action réciproque11.
Dans la littérature à propos de la confiance, on peut en dégager deux grands types idéaux. Tel que
mentionné précédemment, la confiance se situe entre « le savoir et le non-savoir » sur autrui. Les
deux types idéaux de confiance que je présente s'opposent ainsi sur l'axe de la connaissance d'autrui.
L'une serait plus près du savoir sur autrui, soit la confiance assurée12 (confidence), et l'autre
correspondrait davantage au domaine du non-savoir, soit la confiance absolue (blind trust). D'abord
le premièr type de confiance, celle dite assurée ou la confidence, serait de l'ordre du savoir, car elle
aurait un lien étroit avec la familiarité. La familiarité, selon Luhmann, est le fait de posséder des
attentes relativement sûres sur une situation ou un fait social. Avec une confiance assurée, la
complexité des possibilités du monde familier serait alors relativement réduite et « on suppose de
cette manière que ce qui est familier demeurera tel, que ce qui s'est avéré se conservera comme tel
et que le monde connu se perpétuera dans l'avenir. » (Luhmann, 2006 : 21). Le deuxième type de
11 Plus précisément, « on saisit que dans de nombreux domaines [la confiance] ne se distribue que sur la partie de la personne prenant part à l'interaction ; autrement dit, ce n'est pas la totalité de la personne et un savoir sur cette dernière qui sont requis, mais seulement le savoir suffisant pour accorder la confiance dans le cas considéré. » (Watier, 2008 : 35)
12 Dans son ouvrage La confiance. Un mécanisme de réduction de la complexité sociale, Luhmann développe sur la notion de confiance en distinguant la confiance assurée ou la familiarité et la confiance décidée qui suppose un sacrifice, un risque potentiel. Pour ma part, j'utiliserai le terme confiance absolue qui est à mon avis plus explicite pour traiter d'une confiance qui n'est pas du domaine de la familiarité.
22
confiance, celle nommée confiance absolue ou confiance aveugle (blind trust), correspondrait plutôt
à l'absence totale de connaissance d'autrui. Ce type correspondrait à ce que Möllering13 (2006)
nomme « the leap of faith » qu'on pourrait traduire littéralement par saut dans la croyance ou saut
dans la confiance. Selon cet auteur, ce saut dans la confiance implique un « processus de
suspension » qui permet aux acteurs de « vivre avec » (deal) l'irréductible incertitude et la
vulnérabilité qui sont propres au monde qui n'est pas familier. Dans le cadre de cette étude, en
s'intéressant à la confiance des individus envers autrui, il a été possible d'identifier un type de
confiance correspondant à un monde familier des automobilistes ou des auto-stoppeurs. À l'inverse,
certains individus rencontrés n'étaient pas du tout familiers avec un type d'interaction particulier,
soit le devient. Dans ces moments là, ils se sont adonnés à une telle pratique dans une confiance
absolue, voire une confiance aveugle.
2.3.2. Une disposition qui varie selon les individus et les époques
À travers toutes les sociétés humaines, la disposition de la confiance serait un invariant culturel.
C'est-à-dire, qu'elle est commune à toutes les cultures, elle serait donc universelle. Cependant, celle-
ci serait tout de même variable en fonction du contexte historique et des individus:
« Les quantités relatives de savoir et de non-savoir qui doivent se combiner pour que devienne possible la décision individuelle fondée sur la confiance – voilà ce qui distingue les époques, les domaines d'intérêts, les individus. » (Simmel, 1999 : 356 )
Ceci dit, on peut donc supposer que ce sentiment varie en fonction de certains éléments du profil
social des individus, comme par exemple le genre et l'âge. La première de nos suppositions semble
être infirmée par Bréchon (2003). Dans une enquête intitulée Confiance à autrui et sociabilité :
analyse européenne comparative, Bréchon indique qu’il n’y a aucune différence de la confiance à
autrui selon le genre (Bréchon, 2003). Tel qu'il l'énonce, « on aurait pu penser qu’il en allait
autrement du fait de la répartition traditionnelle des rôles sociaux. Les femmes […] devraient
davantage craindre la relation à autrui et manifester davantage de prudence que les hommes. »
(Bréchon : 405). Il semble complexe de mesurer quantitativement une notion aussi abstraite à saisir
que la confiance envers autrui. D'autant plus que les résultats de Bréchon sont douteux,
particulièrement dû à l'analyse qu'il en a faite14. À mon avis, il est ambivalent de traiter de données
13 Pour Möllering, le mécanisme de la confiance est basé sur le raisonnement logique, le niveau de familiarité avec un quelconque phénomène et la réflexivité des acteurs. Cf. Möllering, 2006.
14 Bréchon évoque qu'il est difficile d'établir une comparaison internationale puisque les indices que lui et son équipe ont utilisés ne sont pas basés sur la même échelle, dans un cas le choix de réponse est dichotomique alors que dans
23
quantitatives à propos de la confiance, c'est pourquoi je tenterai de saisir la confiance à autrui par le
biais d'entretien avec les automobilistes et les auto-stoppeurs rencontrés15.
De plus, l'expérience de Guégen (2004), tentant de vérifier si le sourire d'une femme ou un homme
qui fait de l'auto-stop influence les automobilistes à les recueillir, révèle que la vaste majorité des
automobilistes qui se sont arrêtés étaient des hommes. Encore une fois, la question de la
représentativité de l'expérience n'importe peu. Ce qui semble pertinent de souligner est une
considération plus globale, soit que les femmes semblent accorder moins de confiance à autrui sur
la route que les hommes puisqu'elles sont moins nombreuses à s'être arrêtées. La thèse de Bréchon
(2003), selon laquelle la confiance à autrui ne diffère pas en fonction du genre, d'abord difficile à
prouver empiriquement, ne s'applique pas, je suppose, à n'importe quels contextes. Ainsi, l'analyse
des entretiens avec les individus impliqués dans l'auto-stop révélera peut-être des contre-exemples
concernant la confiance à autrui des hommes et des femmes.
D'après l'extrait de texte cité précédemment, Simmel indique d'autre part que la confiance est sujette
à varier en fonction des époques. Dans son essai de socio-anthropologie sur les modes de
déplacements, Franck Michel relate à ce propos que le phénomène de l'auto-stop est sujet à des
variations selon le contexte historique. « La stop varie donc en fonction des époques : sur un même
lieu, on ne fait pas du stop de la même manière en 1965, en 1975, en 1985, en 1995 ou en 2005 !
Nul doute qu'il était plus facile d'en faire entre 1970 et 1980 qu'entre 1990 et 2000, durant les
années hippies ou même punk que pendant les années yuppies. » (Michel, 2004 : 85). En cohérence
avec le cadre théorique que j'ai présenté, j'émets l'hypothèse que la disposition à la confiance ainsi
que la disposition à la coopération seraient, en quelque sorte, liées à des contextes sociohistoriques
et à des caractéristiques du profil social.
un autre il a quatre choix pour cette question.
15 Il faut évidemment rappeler au lecteur l'ambition exploratoire de l'enquête que je compte mener. Celle-ci ne prétend donc nullement à l'exhaustivité, ni à la représentativité d'une quelconque population.
24
2.4. L'auto-stoppeur, le voyageur et l'étranger de Simmel
Dans son article16, Thierry Paquot fait un rapprochement entre le voyageur et la forme sociologique
de l'étranger développée par Simmel. Il énonce que le rapport que nous entretenons avec l'étranger
ainsi qu'avec le voyageur nous conforte, de par leur seule présence, à notre propre singularité. La
figure de l'étranger est, selon Simmel, une synthèse de proximité et de distance, du proche et du
lointain17. De manière plus précise, «on n'a en commun avec l'étranger, écrit Simmel, que certaines
qualités générales, alors que le rapport que l'on a avec les gens qui [nous] sont liés organiquement
repose sur la similitude de particularités communes par rapport au simple universel. » (Simmel,
1999 : 666) Le rapport à l'étranger, au voyageur, est une forme singulière d'action réciproque qui
semble partager des affinités avec la forme relationnelle qui émerge du cas de l'auto-stop. Il sera
donc intéressant de vérifier s'il n'y a pas « certaines qualités générales » qui sont partagées par
l'automobiliste et l'auto-stoppeur.
En lien avec ceci, Godbout se demande pourquoi vouloir aider un inconnu ? Il y donne deux
explications : « Par identification au receveur avec qui le donneur partage la même cause, les
mêmes valeurs […] Mais aussi : parce qu'on à reçu. » (Godbout, 2007 : 212). Tel qu'il l'explique, ce
serait un « don de réplique » de celui qui a reçu à d'autres que ceux qui lui ont déjà donné. Dans
cette perspective, il pourrait être question de sentiment commun d'appartenance et de bribes de
cultures partagées (Joseph, 1996) où le donneur s'identifie au receveur. Ces bribes de cultures
partagées sont possiblement une des raisons qui pourrait expliquer l'émergence d'une telle relation
entre inconnus, laquelle est fondée sur une relation de confiance. Dans ce sens, une analyse des
représentations sociales des individus impliqués dans l'auto-stop me permettra de porter un regard
plus éclairé sur les facteurs qui mènent les individus à s'adonner à une telle pratique et à faire
confiance à des inconnus.
Et il y aurait possiblement un lien a tisser avec l'idée de la réciprocité inconditionnelle et
l'endettement mutuelle positif qui pourrait être en jeux dans ce type de relation. C'est-à-dire que les
individus qui se sont engagés dans l'auto-stop, autant l'automobiliste que l'auto-stoppeur, ont dû
16 Thierry, Paquot. 2004, Tourisme contre voyage : La tyrannie douce de l'air conditionné, le monde diplomatique.
17 « L'étranger nous est proche dans la mesure où nous sentons entre lui et nous des similitudes nationales ou sociales, professionnelles ou simplement humaines ; il est lointain dans la mesure où ces similitudes dépassent sa personne et la nôtre et relient ces deux personnes uniquement parce qu'elles en relient de toute façon un très grand nombre. » (Simmel, 1999 : 666)
25
faire un saut dans la confiance pour que puisse être possible une telle relation. D'autre part, la
notion d'endettement mutuelle positif serait l'état dans lequel un individu se retrouverait après avoir
fait reçu un don. Il pourrait donc s'acquitter de sa dette positive seulement en faisant à son tour un «
don de réplique », en phase avec ce que j'ai présenté à propos de l'échange symbolique, du don et de
la réciprocité. (Godbout, 2000). Enfin, si on considère que le forme relationnelle qui émerge de
l'auto-stop est celle d'un « groupe migrant » pour une temporalité de court terme, Simmel se posait
de bonnes questions au sujet des effets de la mobilité sur les interactions : « Quelles formes de
socialisation s'établissent dans un groupe migrant par contraste avec un groupe fixé dans l'espace ?
Quand un groupe non pas entier, mais certain de ses éléments migrent, quelles formes en résultent
pour le groupe lui-même et pour les personnes migrantes » (Simmel, 1999 : 649)
26
CHAPITRE 3 - Question de recherche, objectifs et méthodologie
Poursuivant un objectif essentiellement exploratoire, cette étude vise à identifier certaines grandes
tendances de la disposition à la coopération et de l'attribution de la confiance chez les individus
impliqués dans le phénomène de l'auto-stop. Utilisant les concepts qui ont été développés dans la
problématique, impliquant la réciprocité, l'attribution de la confiance, le principe du don et les
représentations sociales, la recherche tente de comprendre la forme relationnelle propre à l'auto-
stop.
Question de recherche :
Comment varie la confiance entre un donneur et un receveur qui sont inconnus en fonction du contexte sociohistorique et du profil social des individus impliqués dans le cas de l'auto-stop ?
Pour répondre à notre question de recherche, nous poursuivions les objectifs suivants :
− Comprendre en quoi consiste l'attribution de la confiance chez les individus impliqués dans l'auto-stop.
− Identifier quels sont les facteurs (individuels, sociétaux) qui influencent le sentiment de confiance.
− Comprendre comment les auto-stoppeurs reçoivent le don des automobilistes et saisir le sens qu'il a pour eux.
− Comprendre comment des automobilistes en viennent à accueillir des inconnus dans leur voiture et pourquoi ils le font.
En ce qui concerne nos hypothèses de recherche, nous avions prévu au départ de l'enquête que :
− Ceux qui récupèrent des auto-stoppeurs le font sans obligation et parce qu'ils ont déjà été dans cette situation eux-aussi ;
− Le genre et l'âge sont des éléments susceptibles d'influencer la confiance d'un individu. À cet égard, nous croyions que le sentiment de confiance varie en fonction du profil social des individus ; − Certaines époques, telles que les années 1960-1970, privilégient un climat de confiance par rapport à d'autres. En ce sens, nous faisions l'hypothèse que la confiance est sensible aux variations historiques (Simmel, 1991).
27
3.1. La méthodologie
3.1.1. L'auto-stoppeur
Pour être clair à propos de notre objet de recherche, il importe de définir concrètement ce à quoi il
consiste. L'auto-stop est une mode de déplacement qui implique généralement un individu (ou
plusieurs) qui sollicite, avec son pouce élevé dans l'air et le bras tendu vers la route, les
automobilistes pour leur demander gratuitement un transport, un déplacement (un lift ou a ride en
anglais). Cela suppose donc un moment partagé, une socialisation, avec un automobiliste, un
inconnu et possiblement d'autres passagers. Il serait en outre intéressant d'ajouter la définition de
Décaudin et Revard (2011) à propos de l'auto-stoppeur :
« Le terme technique désignant l'auto-stoppeur est « allo-mobiliste » : celui qui se meut grâce à un autre (allos) ; par opposition à « auto-mobiliste » : celui qui se meut par lui-même (autos). On trouve pour la première fois l'adjectif « allomobile » dans la Physique d'Aristote, lorsqu'il s'agit de faire la distinction entre les moteurs immobiles(« hétérostatiques »), les moteurs mobiles (« automobiles »), les non-moteurs immobiles (« homéostatiques ») et les non-moteurs mobiles (« allomobiles »), qu'on dira aussi les mûs. Car c'est soit du fait de leur propre moteur que les choses sont mues, soit du fait de celui d'un autre. » (Décaudin & Revard, 2011 : 25-26).
3.1.2. L'espace, l'autoroute
« Dans son article «L’éthologie des espaces publics», Jacques Cosnier décrit une approche
éthologique des problèmes humains et notamment des espaces publics en quatre étapes : une
période d’imprégnation, une étude éco-descriptive du territoire, une étude macroscopique des flux,
déplacements, stationnement et une observation participante et des entretiens. À d'information, j'ai
moi-même expérimenté l'auto-stop. Cela explique d'ailleurs une de mes motivations, de décrire
davantage cette réalité et de « sociologiser » le phénomène. Je peux ainsi affirmer que la période
d'imprégnation a été faite. Cosnier suggère ensuite une étude éco-descriptive du territoire. Pour
cela, nous pourrions nous référer aux écrits de Marc Augé sur les non-lieux18 et présenter un contre-
exemple à sa thèse, celui de l'auto-stop. Ensuite, la troisième étape suggérée par Cosnier est une
18 Voir Auger, Marc. (1992) Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité. Auger y présente que « si un lieu peut se définir comme identitaire, relationnel et historique, un espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique définira un non-lieu. » Il présente tout un éventail de non-lieux : « les voies aériennes, ferroviaires, autoroutières et les habitacles mobiles dits « moyens de transport » (avions, trains, cars), les aéroports, les gares et les stations aérospatiales, les grandes chaînes hôtelières, les parcs de loisir, et les grandes surfaces de la distribution ». Pour notre part, nous pourrions suggérer des contre-exemples à la thèse de Auger qui permettent de croire que les automobiles et les autoroutes sont des lieux pour les auto-stoppeurs. En ce sens que ces espaces peuvent se définir comme « identitaires, relationnels et historiques ».
28
étude macroscopique des flux. À mon avis, cela serait davantage lié à une étude ethnologique pour
analyser les techniques du corps et cela aurait davantage été possible durant les années 1960-1970
où cette pratique était plus courante et donc facilement observable. Nous avons réalisé la dernière
étape, soit celle de la réalisation d'entretiens avec des auto-stoppeurs et des automobilistes ayant
déjà fait du stop.
3.1.3. L'entretien semi-dirigé
Nous avons mené des entretiens semi-dirigés. Cette méthode offre au cherche une souplesse dans la
conduite des discussions qui est caractérisé par le fait
« qu’il n’est ni entièrement ouvert, ni canalisé par un grand nombre de questions précises. Généralement, le chercheur dispose d’une série de questions guides, relativement ouvertes, à propos desquelles il est impératif qu’il reçoive de l’information de la part de l’interviewé. Mais il ne posera pas forcément toutes les questions dans l’ordre où il les a notées et sous la formulation prévue (Quivy et Van Campenhoudt, 1995, p.174).
Le recours à cette méthode pour la réalisation d'entretien se justifie par le type de données que nous
cherchions à collecter. Puisque nous voulions recueillir des informations relatives aux pratiques et
aux représentations des individus impliqués dans l'auto-stop, nous avons demandé aux participants
qu'ils nous relatent leurs expériences antérieures à ce sujet. Nous avons donc recueilli des récits de
voyage des participants rencontrés. À partir de cela, nous avons tenté d'adapter notre grille
d'entretien pour susciter des réflexions plus approfondies et des informations plus raffinées à propos
de leur expérience.
Nous avons également fait appelle à une méthode dite de « regard-croisé » en sollicitant autant des
individus ayant fait de l'auto-stop que d'autres ayant récupéré des auto-stoppeurs. Notre regard était
ainsi porté sur celui qui donne, celui qui reçoit et le service donné. Automobiliste qui ont tous fait
du stop19.
Durant les entretiens, nous avons préféré ne pas aborder explicitement certaines thématiques de
sorte à ne pas imposer d'idées, de concepts, aux répondants. En laissant discourir le répondant le
19 Il importe de mentionner que nous n'avons pas réussi à rencontrer d'automobiliste qui n'a jamais fait d'auto-stop. Cela aurait été important pour diversifier notre échantillon. Et de là, nous aurions pu concrètement appliquer la méthode des « regards croisés ». D'après notre échantillon, les seuls regards que nous croisons sont ceux d'auto-stoppeur et d'ancien auto-stoppeur avec une voiture.
29
plus librement possible au sujet de son expérience vécue, nous évitions d’insérer la subjectivité du
répondant dans la « boite théorique » que nous avons déjà présenté. Les ethnologues disent aussi de
ne pas plaquer une cadre d'analyse sur un terrain. Nous avons donc fait attention au vocable utilisé
durant les entretiens par souci de ne pas trahir le discours des répondants. Par exemple, nous
n'avons pas énoncé les mots confiance ou don durant nos entretiens.
3.1.4. Les caractéristiques générales de l'échantillon
Nous avons mené 8 entretiens avec des individus20 ayant déjà fait de l'auto-stop. Certains d'entre
eux ont aussi accès à une voiture. Outre un répondant, l'ensemble de ceux-ci est originaire de la
France. Environ la moitié de ceux-ci ont initialement pratiqué l'auto-stop en milieu rural alors que
l'autre a commencé en milieu urbain. Les répondants rencontrés ont des trajectoires fortement
différentes dans la pratique de l'auto-stop. La moitié de nos réponds à plus de cinquante ans et ne
pratique plus l'auto-stop depuis plusieurs dizaines d'années. Parmi l'ensemble des répondants, ceux
qui s'adonnent le plus intensément à cette pratique – les jeunes auto-stoppeurs ayant accès à une
voiture- se sont révélés les plus loquaces quant à leurs expériences vécues. Cela a pour conséquence
que leurs témoignages sont surreprésentés dans notre analyse de contenu.
20 Pour des raisons d'anonymat, nous avons changé les prénoms des personnes avec qui nous avons eu des entretiens.
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CHAPITRE 4 - La pratique des répondants impliqués dans l'auto-stop
Pour permettre une meilleure vue d'ensemble de notre échantillon, nous avons constitué quatre
types de répondants qui se divisent en deux catégories : les auto-stoppeurs qui n'ont pas de voiture
et ceux qui ont accès à une voiture. Parmi les répondants qui sont inclus dans la catégorie des auto-
stoppeurs, deux se déplacent à l'occasion de cette façon et une autre indique l'avoir pratiqué dans le
passé. La catégorie des auto-stoppeurs ayant accès à une voiture est la plus nombreuse. Tout comme
la catégorie précédente, nous avons subdivisé les stoppeurs qui sont toujours actifs, les jeunes, et
ceux qui ne font plus d'auto-stop, les anciens. Ces catégories sont constituées, jusqu'à présent21, dans
le seul but de schématiser notre échantillon et non pas par souci analytique.
4.1. Les types de répondants
4.1.1. Les jeunes auto-stoppeurs
Hugo est un jeune étudiant de 20 ans qui est a vécu la majeure partie de sa vie à Grenoble. Pour lui,
l'auto-stop est un moyen de transport qui remplace l'autobus lorsqu'il n'y en a plus, ou simplement
pour revenir d'une balade en montagne. Depuis qu'un de ses amis a le permis, il n'a plus été
confronté à une situation où il avait besoin de faire de l'auto-stop. Hugo a eu recours seulement
quelques fois à ce mode de transport et la plupart du temps il le pratiquait avec des amis. Lorsqu'il
aura une voiture, il compte récupérer des auto-stoppeurs.
Catherine a grandi en périphérie de Paris. Elle n'a fait de l'auto-stop qu'à deux occasions. Son père
lui a raconté de ses expériences d'auto-stop qu'il avait fait durant sa jeunesse. Elle explique que c'est
particulièrement ce qui l'a motivé à s'adonner à cette pratique. Catherine considère qu'elle a des
« tendances aventureuses », c'est ce qui justifie selon elle qu'elle n'est pas de crainte à se déplacer de
cette manière.
21 Il faut évidemment rappeler au lecteur l'ambition exploratoire de l'enquête qui a été menée.
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4.1.2. Les anciens auto-stoppeurs
Laura est une employée de bureau dans la soixantaine qui est originaire de Grenoble. Elle indique
s'être déplacée en auto-stop à plusieurs reprises pour voyager durant sa jeunesse. Au moment où
elle a commencé, c'était deux ans après 1968. Elle affirme ouvertement appartenir à la mouvance
qui revendiquait la liberté de cette époque. Laura souligne qu'elle ne planifiait pas ces voyages,
qu'elle quittait parfois à la dernière minute avec seulement un petit bagage pour les effets
personnels. Pour elle, l'objectif c'était de faire du stop, d'expérimenter quelque chose et peut-être
faire des rencontres intéressantes. « On n’avait pas besoin d'aller à Paris à ce moment-là », dit-elle.
La Côté d'Azur, Paris, Chartres et Liverpool ont été les principales destinations qu'elle a atteintes
avec ce mode de déplacement. Si Laura avait le permis et une voiture, elle aurait offert
volontairement des lifts aux stoppeurs.
4.1.3. Les jeunes auto-stoppeurs ayant accès à une voiture
Jonathan est un étudiant dans la vingtaine qui provient de la Bretagne. Il a fait plusieurs fois du
stop, seul et en groupe, dans des régions aussi variées que la Croatie, le sud de la France et l'île de la
Réunion. Il a depuis quelques années accès à une voiture et n'hésite pas à recueillir des auto-
stoppeurs pour partager quelque chose avec eux.
Marc est un jeune homme de vingt ans qui fait du stop depuis déjà quelques années. Il a fait autant
de longues distances, d’Amsterdam ou Barcelone à Strasbourg, que des plus courtes, entre Nancy et
Baden-Baden. La plupart des fois où Marc a fait de l'auto-stop, il énonce ouvertement qu'il aurait pu
payer pour un transport, mais qu'il préférait de loin l'aventure du stop et la rencontre d'autrui. Il
possède depuis peu une caravane qui lui permet de prendre des stoppeurs qu'il soit en vacance en
direction de Belgrade ou près de chez lui à Dijon.
4.1.4. Les anciens auto-stoppeurs ayant accès à une voiture
Bruno, un homme d'une cinquantaine d'années est né à Lyon et a été élevé dans le Beaujolais durant
son adolescence. Lorsqu'il était jeune, il faisait beaucoup de stop. Pour revenir de l'école, il devait
passer par trois gares et passer plusieurs heures d'attentes. Le retour de l'école en stop était assez
régulier pour lui, puisque cela ne lui prenait qu'une heure, s'il « chopait » la bonne bagnole. Il a
également fait du stop au Canada, au Madagascar, dans quelques pays de l'Est et également à Tahiti.
Ayant depuis longtemps une voiture, un fourgon, Bruno récupère régulièrement des auto-stoppeurs
« pour les sortir de la merde », même s'ils se font de plus en plus rares.
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Wilhelm est un résident d'une cinquantaine d'années de la région de Baden-Wutermberg. Il a très
peu pratiqué le stop dans sa jeunesse, car très tôt il a fait l'acquisition d'une voiture. Wilhelm était
alors plutôt dans la position d'offrir des transports aux autres. Dans la petite ville où il a fait ses
études, à Tübingen, il indique que les étudiants faisaient souvent de l'auto-stop pour remonter à leur
domicile qui était au haut de la colline. Cela lui arrivait souvent d'aider les autres à faire un bout de
chemin.
Monique, une femme dans la cinquantaine, habite l'Alsace depuis une quinzaine d'années. Elle
aussi, dans sa jeunesse, a fait du stop avec ses amis pour aller à des fêtes à Munich, près de la Forêt
noire et dans le sud de la France. Monique faisait du stop particulièrement en vacance, elle était
facilement prise par des camionneurs, des commerciaux qui avaient envie de faire la conversation.
À présent, Monique et son mari, quand ils sont en vacances, récupèrent des collégiens et des
stoppeurs. Que ce soit dans les Antilles ou près de la frontière franco-allemande, Monique aide les
auto-stoppeurs à se déplacer même si elle considère qu'elle n'en voit plus autant qu'avant.
4.2. La pratique de l'auto-stop
Notre analyse du discours nous a révélé beaucoup d'information au sujet de la pratique des
répondants. Pour certains l'auto-stop a uniquement une utilité fonctionnelle, se déplacer du point A
au point B. Que ce soit pour revenir du travail, pour aller en boîte de nuit, au retour d'une randonnée
en montagne ou durant les voyages, les répondants font tous usage de ce mode de déplacement pour
la simplicité et l'absence de coût. Selon les répondants interrogés, cette pratique comporte un
rapport particulier au monde, elle appartient à une culture propre et, pour certains, il y aurait
également une recherche de soi dans cette pratique.
Marc indique que cette pratique est liée à une culture particulière, par exemple : « en Bretagne, sur
les îles, à la campagne, c'est dans la culture quoi. » Il indique également qu’« après un festival, tu
ramènes toujours quelqu'un en stop. En gros, il y a une dizaine de candidats qui étaient partants
pour qu'on les sorte d’ici et qu'on les ramène sur la grande route » (Marc).
Certains répondants énoncent le fait que l'auto-stop est une forme d'aventure. À ce sujet, une
répondante affirme qu'« avec du recul je dirais que c'est un parcours initiatique (…) On se cherchait
33
plutôt quelque part » (Laura). Dans son essai Voyage au bout de la route, Franck Michel a
clairement présenté l'auto-stop comme une pratique juvénile, ou du moins comme un simple « rite
de passage » entre l'enfance et l'âge adule.
« La première grande expérience auto-stoppeuse entremêle donc rite d'initiation et quête de soi. Elle règle définitivement toutes les crises d'adolescence, des jeunes désaffiliés ou désorientés, des jeunes « sans problèmes » mais qui s'ennuient à vivre. Elle annonce l'envol vers la vie adulte et pose les jalons d'autres routes à découvrir. » (2004 : 81 )
Dans cette même lignée, un répondant présente ce qu'il retire de cette pratique.
« certains préfèrent le faire seuls, ça permet d'avoir une réflexion sur toi et d'être plus flexible (...)Des fois, tu attends une heure, des fois 3, tu es obligé de te poser des questions sur toi, de te poser des questions, un temps de réflexion que tu ne te serais pas nécessairement permis si tu étais resté chez toi avec tes parents ou avec tes copains...le fait de te retrouver seul, sur le bord de la route et de n'avoir rien d'autre à faire que sourire et tendre le pouce.. .t'es forcé de réfléchir un peu, mais je ne dis pas que s'est la seule manière de se retrouver seul et de réfléchir, c'est une des façons, c'est un avantage du stop. » (Jonathan)
Il semble que ce parcours initiatique, cette aventure, soit une forme de rencontre avec soi. Les deux
répondants que nous avons cités précédemment semblent s'entendre sur cette manière de vivre, sur
cette pratique. Pour un répondant, faire de l'auto-stop est une « manière de vivre, vivre au jour le
jour, faut pas être pressé au stop, ça sert à rien. J'arriverai quand j'arriverai. ». (Jonathan) Ce même
répondant affirme aussi le caractère évidemment social de cette pratique : « contrairement au train
ou au bus, tu te retrouves souvent cloisonné à ta place. Ça te permet de discuter, d'échanger avec les
gens, c'est un point vraiment sympa avec le stop. » (Jonathan) La sociabilité, inhérente à cette
pratique, semble importer pour ce répondant.
Jonathan souligne des aspects non négligeables à propos de la figure de l'auto-stoppeur. En plus de
mentionner que durant le moment d'attente l'auto-stoppeur devient réflexif (rapport à soi), il évoque
d'autre part que ce mode de déplacement conduit à un rapport singulier avec autrui, avec le temps,
avec l'espace :
« c'est une manière différente de... d'être plus cool, arrêter de courir partout, ça permet de prendre son temps, de calmer, s'arrêter un peu, réfléchir un peu, et puis même tu te retrouves dans des endroits que tu n'aurais même pas regardé si tu étais en voiture en train de conduire, « putain je suis dans un endroit superbe » » (Jonathan )
Dans la portion analytique, nous mènerons une brève discussion, en sollicitant quelques auteurs, au
34
sujet de la figure de l'auto-stoppeur et des nouvelles conditions sociales propres à la modernité.
Laura présente ici dans une description de l'identité des auto-stoppeurs,
« Ce sont des gens... On est des gens, on ne tient pas à nos habitudes, à nos petites habitudes, monter dans sa voiture et puis se regarder dans la glace, c'est un type de liberté, même si je suis tout le contraire d'une femme libre. En fait, matériellement, je veux dire au niveau du paraître je crois être libre. Dans ce sens-là, ne pas tenir à des petites habitudes. Parce qu’en montant dans la voiture d'un inconnu, tu ne sais pas trop à quoi t'attendre »
En somme, cette répondante présente la facette non conformiste de l'individu qui s'adonne à cette
pratique. L'aspect du risque et le saut dans la confiance semblent bien s'incarner lorsqu'elle dit : « tu
ne sais pas trop à quoi t'attendre ».
4.2.1. Risques
Cette pratique n'est, évidemment, pas le mode de déplacement le plus sécuritaire. Pour des besoins
de mobilité, les transports dits conventionnels comme le train, l'autobus ou l'avion présentent
beaucoup plus de garantie, de sécurité que l'auto-stop. Pour un répondant, le stop comporterait un
risque comme toutes les formes de mobilité dans la vie :
« il y a toujours un risque, tu prends la voiture, tu prends le vélo, il y a toujours un risque il faut savoir vivre avec, je pense qu'il y a du risque partout , il n'y a pas beaucoup pas plus de risque qu'un autre moyen de transport, mais qui apporte tellement plus.. » (Jonathan)
Comme un répondant le dit à propos des automobilistes, « tu laisses ta vie entre leur main ». Un
jeune auto-stoppeur énonce avec jovialité que faire du stop, « c'est un bon rapport découverte du
monde/ risque mise en jeu ». Ce mode de déplacement a donc un caractère ambiguë : une facette
positive où la découverte de soi, de l'autre et du monde est considérable et une facette négative où
l'individu s'engage à ses risques et périls.
En somme, l'auto-stop est une pratique appartenant à une culture propre, celle prônée par de
« grands voyageurs hippies » ou des « électrons libres » comme le dit une répondante22. Les
répondants de notre étude ont été de passage dans des villes aussi diverses que Liverpool,
Antananarivo, Tadoussac et la Jonquera. Le risque est un thème énoncé par la plupart des
répondants alors que quelques-uns soulignent la rencontre de soi et un rapport distinct au temps et à
l'espace.
22 Dans Du nomadisme, Maffesoli souligne que « les années d'errance juvénile sont de tradition dans toutes les cultures et toutes les sociétés. Pour ne prendre qu'un exemple, il suffit de rappeler le rôle joué par le mouvement des Wandervogel dans la jeunesse allemande des premières décennies de ce siècle. Quelle qu'en soit la coloration politique, ce nomadisme des jeunes exprime une révolte contre l'institué, une réaction contre l'ennui d'une ville uniformisée .» (1997 : 126)
35
CHAPITRE 5 – Le discours des répondants sur leur expérience de l'auto-stop
Dans ce chapitre, nous exposerons d'abord les discours des répondants au sujet des motivations qui
poussent les automobilistes à agir dans l'intérêt d'autrui et nous esquisserons une tentative de
réponse à notre première hypothèse. Dans les pages qui suivent, nous présenterons le discours des
répondants sur le don, sur la confiance et concernant les médias. Suite à cela, nous mettrons de
l'avant des réponses à notre deuxième et troisième hypothèse. Il importe de souligner que le
discours des répondants ne change pas en fonction des catégories de nous avons présenté, excepté
sur quelques points qui seront soulignés en temps et lieu.
5.1. Qu'est-ce qui motive l'automobiliste à agir dans l'intérêt d'autrui ?
En schématisant, l'analyse de contenu a révélé que les individus qui récupèrent des auto-stoppeurs
le font selon un intérêt pour soi (égoïste) ou selon un intérêt pour autrui (altruiste). De manière
générale, les répondants énoncent une pluralité de motivations qui puisse mener les automobilistes à
prendre en charge un auto-stoppeur. Le type d'automobiliste qui est le plus souvent mentionné dans
les entretiens est celui qui agit dans l'intérêt d'autrui. Certains répondants énoncent le « souci d'aide
aux autres », que c’est « une question de solidarité », ou « d'altruiste ». D'autres insistent sur le fait
de « partager quelque chose », « d'avoir un lien » et de « discuter ».
D'après ces propos, les motifs qui poussent ce type automobiliste à agir semblent tous appartenir à
un même socle de valeurs. Mais il n'y a pas que l'intérêt pour autrui qui est en jeu dans l'acte du don
de l'automobiliste. Les automobilistes récupèrent des auto-stoppeurs puisqu'ils ont, eux aussi, déjà
été dans cette situation. Une répondante le dit comme suit : « on ne les amène pas très loin, c'est
sympathique. Aussi parce qu'on a fait du stop nous-mêmes, c'est dans cet état d'esprit » (Monique)
Bruno l'explique comme cela : « C'est pour avoir un Lien, discuter, avoir été un petit peu auto-
stoppeur soi-même.». Cela dit, les « bribes de cultures partagées » (Joseph, 1996) dont nous étions à
la recherche préalablement semblent, jusqu'à présent, relever du simple fait d'avoir été dans cette
situation.
36
« À mon avis [les automobilistes] pensent à eux lorsqu'ils n'avaient pas le permis. Par rapport aux jeunes, les gens s'arrêtent plus facilement. Ils ont été dans cette situation aussi. Et c'est vrai que moi aussi je vais prendre des gens en stop quand je le pourrais. C'est le plaisir de donner un coup de main, en se disant que ça coûte rien, sur la route. Ouais, je sais pas, c'est de la bonne... de l'altruiste. C'est la petite bonne action qui ne coûte pas chère. » (Hugo)
Il est fort probable alors que ce soit, comme l'explique Godbout, un « don de réplique » qui est fait
« par identification au receveur avec qui le donneur partage [ou a partagé] la même cause, les
mêmes valeurs […] Mais aussi parce qu'on à reçu. » (2007 : 212). Un répondant illustre bien cette
idée d'identification au receveur :
« Des anciens, des anciens auto-stoppeurs, lorsque tu t'es retrouvé une fois à le faire alors dès que quelqu'un le fait, il y a une sensation de.. « ah ouais, pareil que moi, du coup je le prends ». » (Jonathan)
De manière générale, il est fort probable que l'ensemble des répondants serait d'accord avec Hugo
qui énonce que « l'auto-stop, c'est un coup de main [de l’automobiliste], c'est désintéressé ».
Cependant, il importe de nuancer ce témoignage, car il serait dupe de croire que ceux qui récupère
des auto-stoppeurs le font tous de manière désintéressée. Dit autrement, l'acte du don peut être
mutuellement bénéfique pour l'automobiliste et l'auto-stoppeur, cependant il y a des cas où le don se
fait aux dépens de l'autre.
5.1.1. Les formes de réciprocité : de l'intérêt pour autrui à l'intérêt pour soi
Pour vous présenter que le don peut être fait dans l'intérêt pour soi, dans celle du donateur, je vais
vous faire part d'une anecdote qui m'est arrivée en parallèle au terrain. Une femme dans la
cinquantaine, avec laquelle je n'ai pas eu d'entretien formel, m'a fait part d'une de ses expériences en
auto-stop. « Arrivé à l'endroit où je voulais aller, dit-elle, le conducteur m'a dit ''je t'ai fait un lift
alors maintenant, il faut que tu paies'', en pointant au bas de la ceinture de son pantalon. »
L'automobiliste lui demandait une faveur sexuelle en contrepartie du service qu'elle avait bénéficié.
Cette situation, correspondant à la forme de réciprocité sans bienveillance où la contre-partie est
censée être obligatoire, ne s'est pas révélée dans l'ensemble des entretiens que nous avons menés.
Tout de même, le témoignage de cette femme nous permet d'illustrer concrètement l'intention d'un
acteur à obtenir un « équivalent objectif » dans le cas de l'auto-stop.
Les résultats de l'enquête de terrain tendent à illustrer davantage un échange impliquant la gratitude
pour reprendre les termes de Simmel. D'après les témoignages que nous avons récoltés, l'individu
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qui récupère un auto-stoppeur correspond rarement à la figure du maximisateur impénitent23. C'est
plutôt l'individu agissant dans l'intérêt d'autrui qui est récurrent. Dans ce sens, il y aurait lieu de
faire référence, comme mentionnée précédemment, à un échange symbolique (Caillé, 2005) où les
uns veulent créent du lien avec les autres.
« Souvent les gens qui prennent ce sont des gens open, qui ont envie de partager quelque chose, ou tout simplement quelqu'un qui voyage seul et qui ne sait pas trop.. qui n'a pas envie de voyager seul.» (Jonathan)
Pour présenter les discours des répondants à propos des intentions des automobilistes, nous allons
solliciter les formes de réciprocité développées par Bruni. Avant cela, présentons le témoignage
d'une ancienne auto-stoppeuse pour guider notre réflexion. Laura identifie spontanément deux types
d'automobilistes qui récupèrent des auto-stoppeurs.
« Il y avait souvent des hommes seuls, des gens charmants, pour discuter qui s'emmerdait des gens qui aimait avoir un peu... gens de cravates, costumes qui le le faisait aussi dans l'esprit de changer leur habitude, de prendre des sauvageonnes, » (Laura)
De suite à cet énoncé, cette même répondante reformule son idée en y ajoutant un type.
« Le genre sérieux, ça leur mettait un peu de piquant dans la vie, les gens sympa : pour rendre service puis alors les autres, quelques-uns, pour la sexualité, pour essayé d'avoir une aventure et tout ça. » (Laura)
Afin d'aborder les formes de réciprocité basées sur la tripartition de l'amour, tentons de nous
réapproprier les types d'automobilistes suggérés par cette répondante. En attribuant,
hypothétiquement, un motif à leur action, nous serons davantage en mesure de saisir
schématiquement les motivations des individus qui font un don. Les types suggérés par Laura
semblent, à notre avis, tous cadrer avec la réciprocité – amitié (philia). C'est-à-dire que le type
sérieux, qui veut « met[tre] du piquant dans [sa] vie », semble agir selon une réciprocité - amitié,
laquelle est fondée sur l'intérêt. Le type voulant tout bonnement « rendre service aux autres » aurait
des intentions inspirées par la réciprocité - amitié fondée sur la vertu24. Et enfin, le dernier type,
23 Ce type d'individu, qu'on pourrait associé à la figure exacerbée de l'homo oeconomicus, est décrit par Chanial (2008 : 161) comme « le maximisateur impénitent (straight forward maximizer) mis en scène dans le théâtre du choix rationnel, celui qui ne trouve aucun bénéfice à la coopération mutuelle, celui qui a rompu les liens invisibles de la confiance ». ( Ph. Chanial, (2008), « Le freerider et le confidence man. Intérêt, confiance et sympathie. » dans La Revue du MAUSS, no31)
24 D'ailleurs à propos de la réciprocité fondée sur la vertu, il faut admettre qu'elle ne diffère pas grandement de la réciprocité-agapè dite inconditionnelle. Nous reconnaîtrons une moindre différence entre ces deux formes de réciprocité qu'en regard de l'intention du donneur dans l'acte de donner. Dans notre enquête exploratoire, cette moindre différence, nous n’avons pas été en mesure de l'identifier.
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celui qui veut avoir une aventure charnelle, de la sexualité, semble agir selon une réciprocité -
amitié fondée sur le plaisir. Concernant ce dernier type, une nuance s'impose : si le donateur exige
une contrepartie (telle de la sexualité) en retour du don offert, on se retrouve alors à basculer dans la
forme de réciprocité sans bienveillance (eros) dite conditionnelle. D'ailleurs, nous n'avons pas
recueilli de témoignage cadrant avec cette dernière forme de réciprocité outre l'anecdote de la
femme d'une cinquantaine d'années mentionnée au début de cette section.
Le type qui rend service, de manière vertueuse, semble être l'automobiliste commun, habituel, qui
récupère des auto-stoppeurs. Les répondants mentionnent ce type comme s'il s'agissait d'un ancien
auto-stoppeur et qu'il allait de soi qu'il rend service. Les motifs qui poussent le type altruiste à agir
sont susceptibles de correspondre à une morale religieuse ou une éthique de réciprocité. Durant les
entretiens, outre le type qui agit dans l'intérêt d'autrui, l'automobiliste qui agit selon un intérêt pour
soi est également relevé. Le témoignage qui suit illustre une expérience avec ce type :
« Et puis t'as l'automobiliste aussi qui cible un peu ses proies. En tant que mec, moi je me suis souvent fait prendre par des homosexuels... qui ont tendance à te mettre la main sur le genoux pendant qu'ils conduisent quoi. Tu les remets à leur place. J'en ai pas peur. Ça ne me fais plus peur maintenant. Tu as des mœurs qui ne sont pas les miennes, laisse tomber, on ne va pas faire des petits ensembles. On est des proies faciles. Tu es sur la route avec ton sac, on est pas à la dérive, mais t'es en besoin, t'as besoin d'aller à un point. T'es un peu vulnérable. » (Bruno)
Ce type d'individu peut, comme ce répondant le suggère, considérer l'auto-stoppeur comme une
« proie », celui avec qui il pourra faire du commerce charnel. Bruno énonce également qu'il n'a plus
peur de ce type et qu'il y a un aspect de vulnérabilité dans la situation de l'auto-stoppeur.
En somme, nous avons identifié grosso modo deux types d'automobilistes qui récupèrent des auto-
stoppeurs : ceux le faisant dans un intérêt pour soi et ceux le faisant dans l'intérêt pour autrui.
Selon nous, le premier type regrouperait les individus qui agissent soit selon une réciprocité-
conditionnelle (eros) ou soit selon une réciprocité–amitié (philia) fondée soit sur l'intérêt ou le
plaisir. C'est-à-dire que leur disposition à la coopération serait « tendanciellement instrumentale »
et « égocentrée ». Ce serait, et je ne crois pas que le vocable soit exagéré, une forme de parasitisme
où l'automobiliste prend pour soi plutôt que de donner à autrui, sous prétexte de coopération. D'un
autre côté, celui qui agit dans l'intérêt d'autrui le ferait conformément à la réciprocité - amitié
(philia) fondée sur la vertu, accompagnés des sentiments de bienfaisance ou de gratitude. En bref, le
type égocentré pourrait correspondre à la figure de l'Homo oeconomicus voire celle du
39
maximisateur impénitent, alors que le type altruiste pourrait être associé à la figure de l'Homo
donator ou de l'Homo reciprocans25.
5.2. Retour sur la première hypothèse
La première de nos hypothèses prévoyait que ceux qui récupèrent des auto-stoppeurs le font sans
obligation et parce qu'ils ont déjà été dans cette situation eux aussi. D'après les propos recueillis,
nous sommes en mesure de confirmer cette hypothèse. Celle-ci était inspirée de l'extrait de Jack
Kirouac et relevait de nos présuppositions de sens commun. Les répondants qui ont accès à une
voiture ont tous manifesté qu'ils récupèrent des auto-stoppeurs parce qu'ils en ont déjà fait et
également parce qu'ils veulent « discuter », « créer du lien ». En cohérence avec les écrits de
Godbout (2007), l'acte de l'automobiliste semble être un « don de réplique » qui émerge, en quelque
sorte, « par identification au receveur ».
5.3. Le don
Dans cette étude de cas, la nature de l'acte de l'automobiliste, de prendre en charge un auto-
stoppeur, nous indique que le thème du don va de soi. Permettons-nous alors de nommer cela le don
de l'auto-stop. D'après les propos recueillis, nous avons observé trois aspects attribués à cette
thématique : le don est fait d'une manière spontanée, il implique une convivialité généreuse et, pour
certain, il suppose une part d'obligation.
5.3.1. La spontanéité du don
Le caractère spontané du don est évoqué par un répondant. Wilhelm dit « Tu vois une personne sur
le côté de la route et en peu de temps, comme un réflexe, tu décides si tu t'arrêtes pour lui offrir un
lift, c'est comme un sentiment de sympathie. ». Cela n'est pas sans rappeler les propos de Simmel
qui vont dans ce sens. Au sujet de la relation placée sous le signe de la gratitude, Simmel énonce
que le premier don « implique une spontanéité qu'on ne retrouve pas dans la rétribution ». Et il
poursuit en disant que « le premier geste, jailli de la spontanéité pure de l'âme, a une liberté qui
manque au devoir, même au devoir de gratitude. » (1999 :581-582) Cette apport de Simmel trouve
25 Pour saisir davantage ces deux modèles antinomiques, voir l'article de Bowles et Gintis, 2008, « L'idéal d'égalité appartient-il au passé ? Homo reciprocans versus Homo oeconomicus », dans La Revue du MAUSS, no 32 traduit par Philippe Chanial et Alain Caillé. Il est intéressant de noter que Bowles et Gintis font usage du terme de réciprocité forte, lequel j'avais mobilisé d'entrée en référence à Seabright (2011). Cf. Bowles et Gintis, 1998, The Evolution of Strong Reciprocity, Santa Fe Institue working paper.
40
justement son écho dans la théorie anti-utilitariste de l'action de Caillé26. Dans son article Au delà
de l'intérêt, Caillé (2008) démontre que le don se met en œuvre selon quatres dimensions premières,
deux paires d'opposés comme il le précise : l'intérêt (égoiste) et le désintéressement (altruiste),
l'obligation et la liberté. Dans un même temps, la liberté et la spontanéité du don pourrait se révélé,
c'est ce qui semble s'être produit dans le cas de Wilhelm.
5.3.2. Les marques d'hospitalité inconditionnelles
En plus de se faire offrir un lift dans la voiture des automobilistes, plusieurs auto-stoppeurs ont
mentionné qu'ils ont reçu des marques d'hospitalité qu'on pourrait nommées comme Lévi-Strauss
(1949) des commodités. Comme les répondants l'expliquent, certains automobilistes t'offrent « un
café, à boire, ça pouvait être très sympathique, c'était convivial. » (Monique). Pour sa part, Bruno
affirme que « les mecs ils t'invitent carrément à coucher chez eux. Ils t'invitent à camper chez eux.
À une époque je pense que...c'était autre chose quoi ». Ces démonstrations de dépenses généreuses,
d'hospitalité, peuvent, à mon avis, cadrer avec ce que Mauss nomme les dépenses ostentatoires .
Ces dernières prenaient place dans le don cérémoniel de type potlatch où les tribus tentaient
successivement de montrer leur domination. Dans le cas à l'étude, il est probable que ce soit plutôt
un simple partage s'inscrivant dans la logique de l'échange symbolique et non pas de lutte de
prestige, de générosité.
5.3.3. Les obligations implicites au don
Une des premières obligations du don qui nous est apparue est liée aux liens sociaux tissés entre
deux individus, à cette idée de l'obligation de recevoir.
« ce qui est bien [sur l'île de la Réunion] c'est qu'avec une seule route, si tu vas au sud, tu sais très bien que le mec va au sud, alors du coup déjà le mec se sent un peu plus obligé il te prend (…) Il ne peut pas trop dire non » / [L'automobiliste va te dire : ]« finalement étant donné que tu as communiqué un peu avec moi, rien que pou cela, vas-y rentre, alors que si j'étais là.. peut-être qu'il ne m'aurait pas pris...le fait d'entrer en contact avec lui, ça l'influence » (Jonathan)
Selon ce répondant, le seul fait d'échanger verbalement avec un automobiliste, d'entrer dans une
forme d'action réciproque, semble obliger les protagonistes à coopérer. L'obligation peut aussi
prendre une autre forme. Un répondant nous indique qu'il se retrouve dans une situation où il ne
26 Simmel émet également l'hypothèse que « la gratitude est peut-être le seul sentiment qui peut être moralement exigé et réalisé en toutes circonstances » (1999 : 582). Il y aurait place à une discussion liant les apports de Simmel et ceux de l'article de Caillé. Cf. Caillé, Alain (2008), « Au delà de l'intérêt », dans La Revue du MAUSS, no 32.
41
peut pas critiquer celui qui conduit et il n'ose pas lui demander de s'arrêter.
«(...)le gars était sympa, mais il roulait un peu comme un âne. Ça fait un peu peur. -êtes vous sortie plus tôt ? Non, t’oses pas dire. Le gars il est dans sa voiture, tu ne veux pas déranger. Le type a fait l'effort de te prendre en auto-stop, donc t'as peur de passer pour un ingrat. Alors tu restes dans le silence. Même avec les gens qu'on connaît, c'est comme ça. » (Hugo)
Dans ce passage, le receveur est en quelque sorte dans l'obligation d'accepter le transport offert, le
don, tel qu'il se présente. Dans son article The norm of reciprocity27, Gouldner (2008) explique que,
« une manifestation de gratitude est due au donateur, ou, du moins, que pèse sur le donataire une obligation de magnanimité: si celui-ci n'est pas obligé de rendre le bienfait qu'il a reçu il peut être tenu de s'abstenir de porter atteinte à celui qui l'a aidé. Comme le dit le proverbe : « On ne mord pas la main qui vous nourrit ». (2008 : 84)
De plus, il est intéressant de souligner, comme le fait ce répondant, que cette règle s'applique dans
d'autres contextes et « même avec les gens qu'on connaît, c'est comme ça ». D'autre part, la règle de
l'obligation de recevoir semble se reproduire lorsqu'un automobiliste s'arrête pour offrir un transport
à un auto-stoppeur. « Tu ne peux pas choisir, le mec s'arrête, t'es obligé , tu montes quand même...je
ne sais pas si les gens osent refuser. » (Hugo) Il y a une forme d'obligation d'accepter le don. Ce
constat va dans le même sens que le passage où Mauss écrit : « refuser de donner, négliger d’inviter,
comme refuser de prendre, équivaut à déclarer la guerre ; c’est refuser l’alliance et la communion ».
Cependant, l'auto-stoppeur à toujours une certaine marge de manœuvre, dans la mesure où il
pourrait prétexter se rendre à une autre destination pour éviter d'embarquer dans une automobile,
comme nous allons le voir ultérieurement.
L'obligation de rendre, tel que présupposée d'après l'idée de la hau de Mauss, ne s'est pas révélée
« concrètement » dans les entretiens réalisés28. Un jeune auto-stoppeur n'ayant pas encore accès à
une voiture a mentionné qu'il allait lui aussi prendre des gens en stop quand il le pourrait. Il ne s'est
cependant pas senti obliger de le faire. À propos de cette même question, une répondante l'exprime
comme ceci :
« Je ne sens pas l'obligation de rendre la pareille, à rendre quelque chose, c'est un état d'esprit. Les personnes des années 1960-1970, je crois que nous avons eu d'autre éducation qui est moins individualiste. » (Monique)
27 Traduit par Philippe Chanial, voir GOULDNER, Alwin G., 2008, « Pourquoi donner quelque chose contre rien », dans La Revue du MAUSS, nº32 p. 65-86.
28 Il faut admettre que d'observer, de questionner ou d'interroger « l'esprit de la chose donnée » n'est pas un exercice de simplicité pour le néophyte. Le chercheur doit nécessairement maîtriser les modalités qui sont propres au paradigme du don et avoir une expérience significative de ce terrain.
42
Cette répondante refuse donc l'obligation de rendre et fait également un lien avec un état d'esprit
moins individualiste qui correspondrait à son époque. Dû fait qu'elle ne se sente pas dans
l'obligation de rendre, nous sommes tentés d’adhérer à ce que Gouldner (2008) suggère en
alternative à la norme de réciprocité, soit la norme de bienfaisance. Plutôt que de se sentir dans un
état de devoir un don, les receveurs sont simplement poussés par l'envie de faire à leur tour un acte
de bienfaisance (agapè) ou un acte inspiré par la réciprocité – amitié (philia) fondée sur la vertu.
Cette question demanderait à être discutée davantage29.
En somme, les répondants ont mentionné quelques caractéristiques centrales du don, soit la
spontanéité, l'hospitalité inconditionnelle ou encore certaines obligations. Quelques répondants
tendent à concevoir que le donneur a obligation de donner à partir du moment où un échange verbal
à eut lieu, alors que d'autres mentionnent qu'il y a une forme d'obligation à recevoir le don dès qu'il
est offert par quelqu'un. En ce qui à trait à l'obligation de rendre, celle-ci ne s'est pas révélée dans
les entretiens. Une répondante a plutôt manifesté un désir de donner, lequel serait inspiré par un état
d'esprit comme elle le dit. Enfin, l'analyse des entretiens a permis de relever un nombre
considérable de données au sujet du don que nous n'avons pu traiter dans l'intégralité30.
5.4. La confiance
D'une certaine manière, l'auto-stoppeur commande une responsabilité inconditionnelle à
l'automobiliste. La confiance est attribuée autant de la part de l'automobiliste que de l'auto-stoppeur
dans cette forme sociale.
29 À voir à ce sujet Gouldner (2008) Pourquoi donner quelque chose contre rien » Cet article suggère un débat intéressant entre la norme de réciprocité et la norme de bienfaisance, dépendamment de l'intention propre du donateur.
30 Pour vous donner un aperçu de ce que nous aurions pu traiter encore : une répondante nous explique l'importance de la communication dans la voiture pour dénouer les silences. Dans un autre ordre d'idée, un répondant nous explique qu'il s'est fait récolter par une mère de famille qui disait « moi aussi j'ai des enfants et je ne les laisserais pas sur le bord de la route comme cela. » Ce témoignage pourrait être lié à la conception de Godbout (1992). Ce auteur conçoit trois systèmes sociaux relatifs à l'échange : le marché, l'État et le domestique (liens de parenté ou d'amitié). Plus tard, il y ajoutera un quatrième système d'action sociale, soit le don aux étrangers. Tel qu'il l'indique, chaque système fonction selon sa propre logique, avec ses propres règles. Ce qui apparaît intéressant a lier en regard du dernier témoignage est que le motif qui a poussé la femme à agir est de l'ordre des liens de parenté (« moi aussi j'ai des enfants ») alors que l'auto-stoppeur en question est un étranger. Il y a donc une porosité des sphères du don. Ce qui ne semble pas du tout impertinent. Par ailleurs, comme Chanial (2008) en fait part, la question du « genre » mérite d'être interrogée « en raison de la prégnance de cette représentation d'une « nature féminine » identifiée à la figure maternelle de la donatrice ». Il fait appel à Elena Pulcini et Philippe Rospabé sans donner plus de références.
43
5.4.1. De l'inconnu au familier : d'une confiance absolue à une confiance assurée
Tel que nous en avons fait mention dans la portion théorique, la confiance des individus varie en
fonction du degré de familiarité avec autrui ou une situation typique. Relevant du sens commun,
cette conception du sentiment de confiance est explicitée par Jérome à propos de l'expérience de
l'auto-stop :
« Je pense que c'est… quelque chose que, une fois que tu l'as fait une fois après tu sais que ça n'a aucun danger.. si quelqu'un ne le fait pas au début, c'est parce qu'il a peur de la première fois. » (Jonathan)
Ce commentaire peut, à notre avis, s'appliquer autant à l'auto-stoppeur qu'à l'automobiliste. Ainsi,
pour l'automobiliste qui a déjà été un auto-stoppeur quand il était plus jeune, il va de soi également
qu'il est en connaissance de ce que sont les cadres de l'expérience de l'auto-stop. La confiance des
automobilistes est influencée par leur expérience passée en la matière. Bruno l'explique comme
ceci : « ce sont des gens qui avaient eux aussi déjà fait du stop. C'est des gens qui avaient déjà vécu
ce genre de galère. Donc ils savaient ce que c'était. Ils avaient vécu des choses un peu épiques. »
(Bruno) Ici, la même raison permet d'expliquer deux phénomènes. C'est-à-dire que le fait d'avoir
déjà été dans cette situation, d'avoir fait de l'auto-stop justifie, en partie, le don de l'automobiliste et
également l'attribution de la confiance à un inconnu.
Pour Monique, l'auto-stop est un mode de déplacement qui est de l'ordre de l'habitude dans les
Antilles où elle a pris de jeunes collégiens à quelques reprises avec son mari.
« Chez eux, c'est encore habituel, comme nous dans les années 1970, on se posait pas trop de questions, on n'avait pas autant de crainte. On était nombreux sur le bord de la route à faire du stop. Tout les journaux ne regorgeaient pas d'information que des auto-stoppeurs s'avaient fait égorger, trucider. Eux, dans ces petites îles, sont dans cet état d'esprit, plus conviviale, plus proche. » (Monique)
L'habitude, la familiarité avec une situation, et peut-être même avec l'étranger, s'inscrirait dans des
lieux précis selon cette répondante et aussi dans un contexte historique particulier, en l'occurrence
les années 1970 où le flux médiatique n'était pas le même que de nos jours.
Au sujet des automobilistes que nous pourrions catégoriser de sexuellement déviant, deux auto-
stoppeurs ont indiqué s'être familiarisé avec ce type d'individu. Par exemple, Marc dit que
« le mec des menottes et le déviant sexuel, maintenant, ça ne me marque plus, ça me fait rire. » Et,
dans le même sens, à propos des homosexuels qui le considèrent comme une proie, Bruno dit « j'en
44
ai pas peur. Ça ne me fait plus peur maintenant. ». Nous pouvons comprendre, selon ces répondants,
que le fait de se familiariser avec des types déviants comme tels ne les effraie plus autant
qu'auparavant, ils semblent être accoutumés à cette réalité. Cette constatation semble appuyer notre
réflexion initiale au sujet de la confiance. De la méconnaissance d'un type particulier d'individu, ces
deux répondants étaient dans une disposition confiante relevant du non-savoir, de la confiance
absolue (blind trust). À la suite de leur interaction avec ce dernier, leur confiance s'est appuyé sur
un savoir, c'est-à-dire une confiance assurée. Dans un chapitre qui pourrait être ultérieur, il y aurait
lieu de discuter avec minutie le processus d'attribution de la confiance, du non-savoir au savoir, du
domaine de l'inconnu au familier31.
5.4.2. Contexte relationnel
Le contexte relationnel joue un rôle clé dans l'attribution de la confiance des individus. Les
caractéristiques de l'interaction, le lieu où elle se déroule, le nombre d'acteurs impliqués dans celle-
ci sont tous des éléments qui semblent influencer significativement les protagonistes de l'auto-stop.
« je ne voulais pas me retrouver avec 4 personnes, c'est un rapport d'infériorité/supériorité, ça ne passe pas. Ils se sont arrêté [et] j'ai prétexté ne pas aller à la Jonquera, là où ils me suggérait d'aller.». (Marc)
Le fait que Marc prétexte se rendre à une autre destination, qu'il invente un autre scénario, semble
signifier que la situation qui se présentait à lui n'était pas sécuritaire. Il y a donc un scénario que
l'auto-stoppeur s'imagine sécuritaire et d'autre qu'il juge trop risqué. Nous avions relaté, dans le
chapitre portant sur la pratique, un propos de ce même répondant qui affirme que l'auto-stop, « c'est
un bon rapport découverte du monde/risque mise en jeu ». Il faut croire, selon la conception de ce
répondant, que le risque était plus élevé que la découverte du monde dans cette forme d'interaction
(rapport d'infériorité) qui lui était suggérée.
5.4.3. Le préjugé ou l'apparence
L'apparence des individus qui font de l'auto-stop est, de manière évidente, un critère important pour
bénéficier de l'aide. Comme Hugo le mentionne, si l'auto-stoppeur est « quelqu'un d’avenant », il a
beaucoup plus de chance de se faire récupérer. Ce même répondant fait également une analogie
pertinente à ce propos : « l'apparence, moi je trouve que ça joue, c'est un préjugé c'est ça. Un peu
31 Il y a, certes, lieu d'aborder cela en terme de processus. À tout moment, l'individu peut se faire duper par autrui. Le processus d'attribution de la confiance doit alors recommencer. À ce moment, l'attribution ne se fonde ex nihilo mais bien sur un savoir relatif déjà acquis et à partir d'a priori de l'individu.
45
comme un entretien d'embauche. Si t'es mal tapé, tu perds des points. C'est sûr que les gens, avec un
mauvais accoutrement, on plus de mal.». Dans le même sens, Wilhelm indique que si l'auto-
stoppeur est souriant, il sera davantage motivé à lui donner un « coup de main ». Ces commentaires
au sujet de l'apparence semblent conforter les thèses de Guégen (2004) concernant le sourire des
automobilistes et leurs propensions à se faire prendre en charge.
Un autre répondant explique que ce sont les apparences qui peuvent prévenir du danger dans cette
situation. Selon lui, « par rapport au premier préjugé si tu sens pas la voiture moi ça m'est jamais
arrivé, mais ça peut arriver, il faut être conscient du potentiel de danger. » (Jonathan) D'autre part,
Laura explique ici une situation qui aurait pu mal tourner.
« je suis passé à deux doigts, près de mon village. Ce qui me sauve, c'est, comment dirais-je, ma naïveté profonde, j'ai une manière de désamorcer et le mec qui m'a pris, il était très typé, il faisait partie de ce qu'on appelle le milieu corse à l'époque, les gens qui le jeu et la prostitution dans les cafés , travaillait dans les cafés à Grenoble ,est-ce que c'est moi qui a flippé parce qu'il représentait ça ?» (Laura)
Le type de personne, le milieu auquel il appartient, semble influencer la confiance des répondants.
Comme Laura l'énonce, elle eut des craintes peut-être parce que l'individu représente un milieu lié à
la criminalité, au jeu et à la prostitution. Elle ajoute également qu'à son époque, « la criminalité était
limitée à un milieu gangster ». En bref, l'apparence d'un individu semble être un aspect non
négligeable de la confiance. Comme Marc l'énonce, et cela semble bien résumer l'ensemble des
propos à ce sujet, « l'habit fait le moine », c'est-à-dire qu'autant les automobilistes que les auto-
stoppeurs semblent se fier à l'apparence pour savoir s'il est sécuritaire de coopérer avec autrui.
5.4.4. Profil social
Malgré une certaine hétérogénéité du profil social des répondants, l'ensemble de ceux-ci affirme
avoir pratiqué le stop principalement durant leur jeunesse. Un répondant évoque que du fait qu'il
soit jeune, cela influence la perception de l'automobiliste. « Je ne sais pas s'il m'aurait pris si j'avais
eu 45 ans. Quand t'es jeune, il te juge plus inoffensif. »(Hugo). Il est possible que ceux qui
récupèrent de jeunes auto-stoppeurs aient entièrement confiance envers ces derniers, car comme le
dit l'adage les voyages forment la jeunesse et qu'il est typique qu'un jeune s'adonne à ce mode de
voyager.
Pour ce qui est du genre, la confiance des hommes et des femmes peut certainement variée.
Cependant, la réponse que nous offrons sur ce point demeure tout de même incomplète, car nous ne
46
pouvons constater de variation selon le genre de cette disposition. Il y aurait, selon quelques
répondants, des femmes qui sont davantage « intrépides » que d'autres, c'est-à-dire qu'elles
aimeraient prendre des risques. Un ancien auto-stoppeur énonce que les femmes qui faisaient du
stop à son époque correspondaient à un type particulier :
« J'ai connu des filles (…) c'était des gonzesses, elles n'avaient pas froid aux yeux, ils ne leur arrivaient que des soucis, il ne leur arrivait que des galères pas possibles. Elle avait une tête à cela, elle aimait ce mettre dans des galères pas possibles. Il y a des femmes qui sont plus réticentes à faire du stop...ouais à cette époque la, mais là je te parle de des têtes brûlées. »
(Bruno)
Un jeune auto-stoppeur, lequel semble ambivalent avec les distinctions de genre, affirme qu'une
femme qui fait du stop seul est sujette à plus de risque :
« C'est dommage à dire, mais s'est mieux si les filles peuvent le faire avec un copain ou au moins deux fille, une fille seule...j'aime pas du tout dire cela, mettre les filles d'un côté et les gars de l’autre, on est pas pareil. Mais je comprends, si j'avais une fille j'aurais du mal à la laisser partir en stop, tu vois. (…) Peut être qu'il y a un risque un peu plus élevé même si il reste moins faible...est-ce que ça vaut le coup... je ne sais pas » (Jonathan)
En outre, Marc énonce que les femmes « ne doivent pas avoir la même appréhension de la réalité.
Je ne comprends pas trop si elles prennent en compte les risques ». Donc, soit les femmes ont des
« tendances aventureuses » comme Catherine l'affirme, ou soit elles ignorent les risques potentiels.
D'après le peu d'information que nous avons, la disposition des femmes semble davantage relevé de
la confiance assurée (confidence) où celles-ci sont tout de même familière avec cette pratique. Cela
nous porte à croire que, comme l'enquête de Bréchon (2003) le suppose, la confiance à autrui ne
diffère pas en fonction du genre. Il y aurait lieu d’interroger davantage de femmes impliquées dans
l'auto-stop pour vérifier si les femmes ne manifestent pas davantage de prudence que les hommes
dans cette situation particulière.
5.4.5. Époque
Pour expliquer que les protagonistes de l'auto-stop ne se craignent pas mutuellement, les
répondants, et particulièrement ceux dans la cinquantaine, mettent en relief des caractéristiques de
leur époque en comparaison avec celle actuelle.
« C'est une époque où on craignait moins, j'ai l'impression du moins, aujourd'hui on est plus individualiste, on a ce côté qu'on à peur de l'autre ou alors on était peut-être plus insouciante. » (Monique)
47
Un autre répondant explique que si les gens ne récupèrent plus les auto-stoppeurs c'est causé par :
« Un peu d'égoïsme, de peur, les gens ne font pas confiance. Le problème, c'est que nous vivons dans une société de 1000 dangers, la patrouille de flic du voisinage, surveillance partout, des assurances à tout va ». Au final, on persuade tellement les gens là dedans, ils sont bloqués, ils ont accepté en fait de perdre beaucoup de liberté, de rencontre dans l'inconnu pour simplement être sûr qu'il va rien leur arriver. » (Marc)
« on était dans une société où le crime, où la criminologie était limitée à un milieu gangster on n’allait pas sur yahoo , on a le portable en réseau et tout le monde le sait. C'est une société beaucoup plus insouciante. On n’avait pas peur de ça. » (Laura)
Les répondants tendent à avoir une vision négative de l'époque actuelle pour ce qui est de la
pratique du stop. Ils relatent principalement que la société semblait moins dangereuse et qu'ils
étaient moins soucieux des risques et dangers32.
5.4.6. Médias
La thématique des médias s'est relevée spontanément comme cela dans les entretiens. Je n'avais
initialement pas l'intention d'aborder ce thème, mais plusieurs répondants en on fait part. Plusieurs
répondants, dont la plupart ayant fait du stop dans les années 1970, évoquent l'influence croissante
des médias dans la vie quotidienne. Les individus seraient de plus en plus méfiants vis-à-vis des
inconnus dû au flux médiatique et à l'information qui circule.
«Les gens sont devenus de plus en plus méfiants..avant il devait y avoir des viols, mais c'était pas autant médiatisé, maintenant l'information balance trop de trucs, en France il y a cette peur ambiante. » (Bruno)
« [À notre époque], tout les journaux ne regorgeaient pas d'information que des auto-stoppeurs s'étaient fait égorger, trucider. » (Monique)
En somme, le traitement médiatique et le flux d'information suggèrent que les individus sont de plus
en plus méfiants les uns envers les autres. Monique l'exprime bien lorsqu'elle dit que « c'est peut-
être les médias qui font qu'on est tous craintifs, qu'on se referme dans notre coquille ».
32 De nombreux témoignages de ce même groupe de répondants, soit ceux ayant fait du stop dans les années 1960-1970, font référence au assurance également. Ils disent qu'à leur époque, ils pouvaient être récupéré par des routiers, des camionneurs, mais que cela n'est dorénavant plus possible dû aux contraintes des assurances. Avec plus de temps, nous aurions pu traiter de ce thème durant une section complète.
48
5.5. Retour sur la deuxième et la troisième hypothèse
La seconde hypothèse de recherche soutenait que le sentiment de confiance pouvait varier en
fonction du profil social des individus. Les deux principaux éléments qui, selon nous, pouvaient
influencer la confiance de ceux-ci étaient l'âge et le genre. En ce qui à trait à l'âge, un auto-stoppeur
à énoncé que le fait d'être jeune fait en sorte qu'autrui nous considère comme « plus inoffensifs ».
Nous n'avons pas récolté davantage de propos en lien avec cet élément. Ce qui fait que notre
réponse à cette hypothèse est plutôt insuffisante, voire incomplète. Pour ce qui est de la question du
genre, les répondants de sexe masculin sont ainsi réticents à l'idée que les femmes fassent de l'auto-
stop seul. De l'autre côté, parmi les trois femmes que nous avons rencontrées, ces dernières n'ont
pas manifesté d'insécurité ou de crainte à faire de l'auto-stop. Plus précisément, Catherine s'est dit
avoir des « tendances aventureuses » et les deux femmes ayant plus de cinquante ans ont fait
référence à une époque « où on craignait moins ».
La troisième hypothèse de recherche que nous avions était que la confiance pouvait varier en
fonction des époques. A posteriori, il n'y a pas de doute au sujet de ce qu'on pourrait nommé un
« climat de confiance ». Les quatre répondants ayant fait du stop dans les années 60-70 indiquent
des commentaires en lien avec une époque « qui n'est plus la même ». Ils disent de notre époque
qu'elle est plus « individualiste » et qu'il y a une « peur ambiante » causée par les médias. Ainsi,
l'hypothèse de Simmel selon laquelle la confiance varie en fonction des contextes historiques est
confirmée par le cas de l'auto-stop. Les principaux arguments exprimés par les répondants semblent
appuyer ce constat. Il est fort probable également que les médias aient une influence non
négligeable sur disposition à la coopération et l'attribution de la confiance envers des inconnus33.
33 Une discussion parcimonieuse aurait pu aussi inclure Mannheim (2006) pour démontrer que des styles de pensée, des visions du monde, appartiennent à une époque donnée, en l'occurrence ce style de pensée fait référence à une disposition à la coopération et une confiance envers les inconnus.
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CHAPITRE 6 – Le don de l'auto-stop
Dans ce chapitre, nous expliquerons plus en profondeur le lien qui existe entre la réciprocité et ce
que nous avons décidé d’appeler le don de l'auto-stop. Avant cela, nous présentons un bref excursus
concernant la figure de l'auto-stoppeur et des conditions sociales de la modernité. Dans le chapitre
précédent, nous avons présenté des réponses plausibles à nos hypothèses. Cependant, nous ne
sommes pas comblés des explications qu'elles apportent aux thématiques de la confiance et aux
motifs de l'acte du don. Nous prenons alors cette liberté d'inviter de nouveaux auteurs pour discuter
de ces thèmes d'une manière qu'on juge plus judicieuse. En regard des réflexions de Hénaff (2012)
et de Berger et Luckmann (1996), nous offrons des pistes de réflexion pour un nouveau modèle
théorique qui peut potentiellement expliquer le don et la confiance dans une même analyse.
6.1. La figure de l'auto-stoppeur et les conditions sociales modernes
Les propos de Jonathan au sujet de la pratique de l'auto-stop semblent illustrer les nouvelles
conditions sociales de la modernité. D'après le portrait qu'il dresse, l'auto-stoppeur semble
foncièrement différer de l'individu modelé par les matrices de la modernité34, soit la rationalisation
et la condition de l'homme moderne.
« c'est une manière différente de... d'être plus cool, arrêter de courir partout, ça permet de prendre son temps, de se calmer, s'arrêter un peu, réfléchir un peu, et puis même tu te retrouve dans des endroits que tu n'aurais même pas regardé si tu étais en voiture en train de conduire, ''putain je suis dans un endroit superbe'' »
« profiter un peu plus des moments présents avec d'autres personnes, plutôt que de penser à ce que je vais faire en arrivant, du coup, tu peux penser toute ta vie à penser à ce que tu vas faire après, alors que finalement, ce n'est pas ça, s'arrêter de temps en temps pour pouvoir profiter du moment présent, et cesser de prévoir. »
« les gens veulent de plus en plus prévoir leur truc, c'est un peu la tendance . Les Allemands vivent très comme ça, savoir ce qu'ils vont faire 3 semaines à l'avance. Tu vis quand même plus heureux si tu prévois moins. Tu vis au jour le jour, tu verras demain. » (Jonathan )
34 Voir MARTUCCELLI, Danilo., 1999, Sociologies de la modernité, Gallimard, 710p, les trois matrices de la modernité (la différenciation sociale, la rationalisation et la condition moderne) y sont explicitement exposés avec des références à plusieurs auteurs.
50
Les thématiques relevées par Jonathan semblent toutes être liées aux conditions sociales modernes
et à la rationalisation. Celles-ci étaient déjà finement décrites par Simmel au début du 20ième dans
son ouvrage La philsophie de l'argent. Restituons les passages que Jonas et Weidmann (2006)
mettent en exergue au sujet du Lebenstempo du citadin :
« L'objectivation du temps empirique du citadin pressé s'exprime bien dans l'esprit calculateur qu'il doit avoir pour être à l'heure et ponctuel au rendez-vous privé ou d'affaires, dans une grande ville complexe, siège de l'économie monétaire, où les relations doivent avoir une exactitude temporelle serrée. »(1999, 238)
Il poursuit par la suite en disant que :
« L'esprit moderne est devenu de plus en plus calculateur. À l'idéal des sciences de la nature, qui est de faire entrer le monde dans un modèle numérique, de réduire chacune de ses parties en formules mathématiques, correspond l'exactitude calculatrice de la vie pratique, que lui a donnée l'économie monétaire ; c'est elle qui a rempli la journée de tant d'hommes occupés à évaluer, calculer, déterminer en chiffre, réduire les valeurs qualitatives en valeurs quantitatives » (1999 : 237)
En regard de ce que Simmel écrit, la figure de l'auto-stoppeur semble être aux antipodes de celle de
l'homme moderne. Celui qui s'adonne à cette pratique ne semble pas dépendant du temps comme
peut l'être le touriste conventionnelle qui se déplace du point A au point B, avec des heures de
départ et d'arrivée précisées à la minute près. Alors que le touriste prévoit, planifie pour assurer sa
sécurité ontologique35 et réduire les risques et dangers, l'auto-stoppeur « prévoi[t] moins », « cess[e]
de prévoir » et « arrêt[e] de courir partout ». Ces éléments nous portent à croire que le rapport au
temps et à l'espace36 de l'auto-stoppeur est tout à fait singulier et s'oppose à celui de l'individu
moderne. Jonathan insiste aussi sur le rapport à autrui qui n'est pas le même que dans les transports
traditionnels. En bref, la figure décrite de l'auto-stoppeur semble être celle de l'homme moderne qui
s'est évadé de la cage d'acier dont parle Weber.
6.2. La réciprocité et le tiers du don
En sollicitant les contributions de Simmel, de Mauss et l'approche de Bruni s'appuyant sur la
tripartition grecque et latine de l'amour, nous avons aussi tenté d'esquisser des formes de réciprocité.
35 Tel que Martuccelli (1999 : 523) le rapporte, la confiance est « au cœur de la problématique de la distanciation spatio-temporelle. Cf. Anthony Giddens, La constitution de la société,1984, p.100-109 ; Les conséquences de la modernité, 1990, p.100-106 »
36 Selon A.Cavalli, « Simmel considérait en effet que pour la détermination du style de vie urbain nouveau il était possible de ne pas seulement partir de l'espace, mais aussi de partir d'une analogie temporelle. » en faisant référence à un passage de La philosophie de l'argent (p.624).
51
Avec quelques exemples mentionnés par les répondants, nous avons constaté que les formes de
réciprocité pouvaient autant inclure des gestes intéressés, relevant d'un esprit utilitariste, voire
égoïste, que des actes de bienfaisance, inspirés par l'amour désintéressé d'autrui.
6.2.1. Les trois moments de la réciprocité
Suite à l'étude empirique, la réciprocité que nous avions pour but de recenser, de décrire et de
catégoriser, s'est présentée à trois moments distincts dans le cas de l'auto-stop : avant, pendant et
après. Le premier moment de réciprocité est celui où l'auto-stoppeur, ayant levé son pouce sur le
bord de l'autoroute, se fait considérer par un automobiliste qui prend la décision de s'arrêter pour le
recueillir. Le second moment de réciprocité se déroule durant l'interaction en soi, c'est-à-dire le
moment partagé entre l'automobiliste et l'auto-stop dans l'habitacle mobile. Pour reprendre le
vocable de Simmel, qui ne pourrait être plus explicite, c'est l'action réciproque. Le troisième
moment de la réciprocité est celui où l'auto-stoppeur, après un quelconque laps de temps, offre un
transport à un autre auto-stoppeur.
Dans les trois moments de la réciprocité que nous venons de présenter, il importe de reconnaître le
va-et-vient entre les protagonistes impliqués. A posteriori de cette étude de cas, nous constatons que
nous avons privilégié le troisième moment de la réciprocité. La réciprocité prend à ce moment un
sens particulier : elle implique une tierce personne. C'est-à-dire que B, ayant reçu de A, donne à C.
Il faut aussi reconnaître la place qu'occupe la dimension temporelle dans le troisième moment de la
réciprocité. Le va-et-vient peut être fait dans un temps court comme sur la longue durée, comme
l'illustre Chabal (2005) avec la réciprocité directe parent-enfant37. Ce qui a motivé notre réflexion
pendant un bon moment a été de savoir qu'est-ce qui motive B de donner à C alors qu'il est inconnu,
qu'il ne lui doit rien. Selon les explications de Mauss, le receveur voudrait donner à son tour, et
serait aussi dans l'obligation de rendre, à cause de la hau, de l'esprit de la chose donnée. Dans le
cadre théorique présenté précédemment, Temple et Chabal (1995) ne sont pas satisfaites de cette
réponse, laquelle est aussi critiquée par Lévi-Straus38.
37 Pour saisir le troisième niveau de réciprocité, nous devons y introduire la dimension du temps (laquelle n'est pas négligeable dans le terme de wechselwirkung). Comme Chabal (2005) le fait pour expliquer la réciprocité directe parent-enfant, elle mentionne que « [la réciprocité] ne reste pas unilatéral, les rôles changent». Elle poursuit en expliquant que la dimension temporelle de la réciprocité permet ainsi d'inclure (potentiellement) une tierce personne : « je nourris mes enfants, comme mes parents m'ont nourri (…) On voit une nouvelle structure de réciprocité : ternaire (parce que pour la voir il faut au moins trois termes, trois générations ici). Dans la réciprocité ternaire, je nourris à mon tour comme j'ai été nourri.» (2005)
38 Cf. LÉVI-STRAUSS, Claude. 1989, Introduction à l'œuvre de Marcel Mauss, dans Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, PUF.
52
6.2.2. Quel est le tiers du don ?
Dans leur analyse des liens sociaux, Temple et Chabal (1995) expliquent que le tiers du don, ce que
Mauss recherchait implicitement, n'est pas la vengeance ou la domination (comme dans le don
cérémoniel de type Potlatch), mais bien la justice. Comme nous l'avons déjà exposé, une réciprocité
symétrique fondée sur la justice implique l'égalité et la proportionnalité dans la circulation de la
marchandise. En ce sens, l'esprit de justice comporte l'obligation de rendre, laquelle est inhérente à
la théorie du Don de Mauss. Dans notre étude de cas, celui de l'auto-stop, le don de l'automobiliste
peut être associé à de la réciprocité inspirée par l'amitié, la philia. Le tiers du don ne peut donc pas
être la justice, car, comme nous l'avons illustré, aucune « contre-partie » n'est obligatoirement
rendue par les protagonistes impliquée dans l'auto-stop. De plus, le fait qu'aucun répondant ne s'est
senti dans l'obligation de rendre nous fait croire que la justice n'est pas le tiers du don. D'ailleurs,
notre première hypothèse allait en ce sens, c'est-à-dire que ceux qui ont déjà fait de l'auto-stop
récupèrent des auto-stoppeurs sans obligation et parce qu'ils ont déjà été dans cette situation. Ceux
qui font le don de l'auto-stop serait motivés par une réciprocité-amitié (philia) ou une réciprocité-
inconditionnelle (agapè). Jusqu'à présent, nous sommes portés à croire que la raison qui explique le
don, le tiers du don, serait un dépassement de la justice, soit la philia ou agapè. Les formes de
réciprocité développées par Bruni (2008), lesquelles nous avons appliquées à notre étude, rendent
justement compte de la pertinence de cette idée.
Les répondants ayant accès à une voiture, qui avaient également déjà fait de l'auto-stop, expliquent
qu'ils ont récupéré des auto-stoppeurs puisqu'ils ont déjà été dans cette situation et également pour
partager « quelque chose », pour « avoir un lien ». Nous semblons être en présence d'un échange
symbolique comme Caillé (2005) le conçoit. L'auto-stoppeur, après avoir reçu de l'aide, se trouverait
dès lors dans ce que Godbout nomme l'état de dette mutuelle positive. Le receveur ne se sent donc
pas dans l'obligation de rendre, mais aurait simplement le goût, l'envie de donner à son tour. Cet
état serait la conséquence de la réciprocité-inconditionnelle (agapè), laquelle a pour effet
d'engendrer des dynamiques de réciprocité39. Au dire de Godbout, « la circulation des choses (en
l'occurrence le service rendu) est l'affirmation et l'expression de l'appartenance à un même ensemble
symbolique. » (2007 : 228). Dans ce cas, la relation ferait office, entre le donneur et le receveur de
39 Et ici, nous sommes à l'intersection d'un vif débat dans le paradigme du don. Les tenants du modèle économiste se sont toujours obstinés à reconnaître l'existence du don, prétextant que le moment du « rendre » est un remboursement, un acquittement. Selon Godbout (2007), c'est ce paradoxe qui faisait dire à Derrida que le don est impossible. Cf. Derrida (1991) Donner le temps.
53
l'ensemble symbolique. Dans le paradigme du don, la question du tiers est largement discutée et
suscite de nombreux débats40. Dans le même sens que Godbout, nous serions tentés de statuer que le
tiers du don est un entrelacement de la philia ou d'agapè, de la relation et de la structure
d’appartenance.
Dans son ouvrage Ce qui circule entre nous, Godbout (2007) présente une réflexion liant le don et
le thème de l'institution.
« Le don n'est donc pas le lien en tant que ce dernier est institution, ou est en voie d'institutionnalisation. C'est pourquoi ce qui se déroule sous nos yeux en observant le don, plutôt que l'institution elle-même, ce sont les institutions en émergence permanente, l'institution à vif, le bouillonnement institutionnel, l'incessant mouvement de création de règles et de transgression des règles, justement pour qu'elles ne deviennent pas des institutions au sens courant du terme, c'est-à-dire relativement extérieures au sujet, figées, et parfois transcendantales. (Godbout, 2007 : 231)
Le statut « en émergence », le « bouillonnement », «l'incessant mouvement » de l'institution
semblent bien s'accorder à l'auto-stop. De plus, cette lecture de notre étude de cas ne contredit pas la
perspective simmélienne que nous avons empruntée. C'est-à-dire de porter notre regard sur des
formes sociales
« qui ne sont pas encore figées en structures sociales, supra-individuelles, mais [qui] montrent la société pour ainsi dire dans son status nascens -naturellement pas à son tout premier commencement, impossible à étudier historiquement, mais dans celui qui se passe chaque jour et à tout moment ; la socialisation ne cesse de nouer, de dénouer et de renouer ses liens entre les hommes, c'est un flux et une pulsation éternels qui relient entre eux les individus, même lorsqu'elle ne va pas jusqu'à produire de véritables organisations.
(Simmel, 1999 : 55)
La forme sociale propre à l'auto-stop ne semble être sédimentée profondément dans le corps
social41. Elle semble plutôt être marginale, appartenant à une culture ou une structure d'appartenance
particulière. Et si le tiers du don, cette structure d'appartenance particulière, était une institution en
émergence ?
40 Cf. GODELIER, Maurice. 1996, L'énigme du don, Paris, Fayard ; HÉNAFF, Marcel, 2012. Le don des philosophes. Repenser la réciprocité
41 Le covoiturage serait, à notre avis, une forme d'auto-stop institutionnalisé. Nous aurions pu opposer le covoiturage à l'auto-stop pour mieux cerner la spécificité du second. C'est l'illustration concrète de deux types d'échanges distincts où dans le premier cas l'institution est figée, cristallisée et dans le second elle est en émergence, en bouillonnement. Bref, dans le cas du covoiturage le tiers de la relation serait l'institution, la plate-forme sur Internet qui permet de demander ou d'offrir un transport.
54
Cependant, selon Hénaff (2012), il ne convient pas de penser, avec la perspective simmélienne, que
le tiers du don puisse être une structure d'appartenance telle une « institution en émergence ».
Comme cet auteur le souligne, dans tous les exemples que Simmel présente du dépassement de la
relation duelle (la dyade), la figure du tiers est toujours un agent, un acteur. Au dire de Hénaff,
« [cela] confirme l'absence de toute unité supra-individuelle. » (2012 : 268) Ainsi, pour Simmel, il
serait difficile de supposer que le tiers ne serait pas un acteur dans la relation.
« Pour lui, le tiers est un personnage dans un jeu triangulaire de rôles, et ce présupposé l'éloigne d'une réflexion concernant ce qui, sous forme de chose-symbole ou de pacte et plus généralement de loi, peut lier positivement ou de manière conflictuelle deux agents ou deux groupes. Il s'agit là d'une limite de l'approche pragmatique elle-même (au sens d'une théorie de l'action), dont on connaît la difficulté à prendre en charge la dimension institutionnelle des interactions. »42 (Hénaff, 2012: 271)
Le tiers du don, selon Godbout, est à la fois à l'extérieur et à l'intérieur du don, « il est endogène [et] (...) fait une boucle étrange ». Cet auteur insiste sur le fait que l'institution ne soit pas complètement incompatible avec ce que Simmel nomme la pensée circulaire :
« Un élément en implique un deuxième, lequel implique le premier. Alors que, dans des domaines plus restreints, il s'agit d'une faute logique qui rend caduc tout l'ensemble, dans des domaines plus généraux et plus fondamentaux, c'est l'expression inéluctable de la vérité, vers laquelle convergent ces deux éléments, et que l'on ne peut pas exprimer dans des formes de pensée autrement qu'en fondant en même temps le premier élément sur le deuxième et le deuxième sur le premier. C'est ainsi que nos relations se développent sur la base d'un savoir réciproque, et ce savoir sur la base d'une relation réelle, l'un et l'autre étant indissolublement liés, et révélant, par leur alternance à l'intérieur de l'interaction sociologique, que celle-ci est l'un des points où l'être et la représentation rendent empiriquement sensible leur mystérieuse unité » (Simmel, 1991 : 10-11 cité par Godbout, 2007 : 232-233)
Plusieurs indicateurs nous confortent dans l'idée qu'il y a une tiercéité institutionnelle, comme le dit
Hénaff, dans le don de l'auto-stop. Du fait que les protagonistes impliqués dans cette action
réciproque conviennent qu'il y a des règles (la triple obligation de donner, recevoir, rendre sous sa
forme actualisé) et des symboles (des signes de reconnaissance aussi banale que le pouce, ou
42 Et Hénaff ajoutera : « Il est surprenant en effet de constater à quel point Simmel reste réfractaire aux dimensions proprement institutionnelles des problèmes sociaux. Il partage en cela les préoccupations intellectuelles de son temps marqué par les découvertes de la psychologie expérimentale et de la psychiatrie et, plus généralement, par l'importance nouvelle accordée à l'expérience individuelle »
« On a ici affaire à ce qui constitue l'essence d'une relation intentionnelle et à la genèse d'un ordre institutionnel. » Comme le modèle de relation du don cérémoniel, dit Hénaff, « notre rapport à autrui passe toujours par ce qui n'est pas nous, à savoir par notre rapport au monde ; et, de la même façon, notre rapport au monde engage toujours notre rapport à autrui. » (2012 : 266)
55
comme d'autres répondants l'affirment que le stop appartienne à une culture propre), cela nous force
à considérer que cette structure d'appartenance de l'ordre du symbolique peut être un fondement
institutionnel.
6.3. Le don : une institution in nucleo
Dans le but d'offrir un second regard possible de l'analyse de l'auto-stop, ajoutons quelques
réflexions de Berger et Luckmann de leur ouvrage La construction sociale de la réalité. En guise
d'exercice théorique, et suivant les suggestions de Godbout (2007), permettons-nous de faire
l'hypothèse selon laquelle le don de l'auto-stop est une institution « en émergence ». Ce n'est,
évidemment, pas une institution conventionnelle de mobilité, comme l'autobus, le train ou le
covoiturage. Selon Berger et Luckmann, il y a un processus d'institutionnalisation dès qu'il y a des
typifications réciproques dans une situation. Pour prouver la légitimité de faire appel à une telle
contribution, il faudrait clairement démontrer qu'il y a une réciprocité des typifications des
protagonistes impliqués dans l'auto-stop. Sans en rendre compte formellement, nous tendrons, à tout
de moins, de démontrer quelques pistes nous laissant croire que nos répondants ont des typifications
réciproques. Comme les auteurs l'expliquent, ce processus institutionnalisant apparaît dès que des
individus agissent de novo, c'est-à-dire de manière spontanée.
« Il est important, au niveau théorique, de souligner cependant que le processus institutionnalisant de typification réciproque se produirait même si deux individus commençaient à agir de novo. L'institutionnalisation naît dans toute situation sociale se prolongeant dans le temps. » (1996 : 80)
Comme nous l'avons démontré avec les différentes générations de répondants, l'auto-stop est un
produit social qui possède une histoire. Se prolongeant dans le temps, l'auto-stop a eu lieu et, sans
doute, aura lieu. Les individus impliqués dans ce phénomène sont rarement les mêmes. Comme
nous tâcherons de le démontrer, il faut admettre que des typifications émergent de cette expérience.
« Même si cette typification réciproque n'est pas encore une institutionnalisation (dans la mesure où deux personnes, seulement, ne peuvent permettre une typologie des acteurs), il est clair, cependant, que l'institutionnalisation est déjà présente in nucleo. » (1996 : 82)
Alors, si l'auto-stoppeur et l'automobiliste partagent des typifications réciproques, il est possible de
considérer que l'auto-stop est une forme d'institutionnalisation in nucleo. D'abord, prenons le temps
d'expliquer ce que Berger et Luckmann entendent par typification réciproque.
56
6.3.1. Qu'est-ce qu'une typification réciproque ?
Le terme de typification réciproque appartient à la phénoménologie. Comme le présent Le Breton,
les auteurs que sont Garfinkel et Schutz font usage du terme typicalité pour exprimer « la manière
dont les événements et les faits se rangent dans des formes régulières, prévisibles, typiques. »
(p.149, l'interactionnisme symbolique) La typicalité d'une expérience rendrait possible la
normalisation des situations, dû au fait que cela appartient au stock de connaissance de la vie
quotidienne. Dans ce sens, avoir des typifications réciproques signifie qu'Alter reconnaît la
typicalité d'une situation ou d'un fait autant qu'Ego. Par exemple, si l'automobiliste et l'auto-
stoppeur ne se craignent pas mutuellement, c'est bien parce qu'ils partagent des typifications
réciproques quant à cette forme relationnelle. « Les typifications réciproques des actions, indique
Berger et Luckmann, sont édifiées tout au long d'une histoire partagée »(1996 : 79) À notre avis,
l'histoire partagée de l'auto-stop, impliquant constamment de nouveaux inconnus à coopérer, génère
des typifications réciproques. Ces auteurs expliquent la production de typifications comme ceci :
« Comme A et B interagissent, et ce, de quelque façon que ce soit, des typifications seront produites très rapidement. À observe B en train d'agir. Il attribue des motivations aux actions de B et, voyant que les actions se répètent, typifie les motivations comme récurrentes. »
(1996 : 81)
Alors, dès le début, l'automobiliste et l'auto-stoppeur prennent en charge la réciprocité de la
typification43. Pour affiner notre analyse, nous aurions également pu solliciter l'importante
contribution de Goffman pour traiter du cas de l'auto-stop. Dans le même sens que Goffman, le
vocable de rôle va de soi dans la perspective de construction sociale de la réalité pour Berger et
Luckmann. Ils indiquent, en quelque sorte, un miroitement des relations sociales :
« La possibilité de jouer le rôle de l'autre apparaîtra relativement aux mêmes actions exécutées par chacun d'entre eux. Ainsi, A accaparera intérieurement les rôles réitérés de B et fera d'eux les modèles de son propre jeu de rôle.» (1996 : 81)
Celui qui a reçu de l'aide à un moment deviendra celui qui offrira son aide à un autre. De telle sorte
que les rôles s'inversent après un certain laps de temps. Tel que nous l'avons souligné
précédemment avec l'exemple de Chabal (2005), la dimension temporelle est pertinente dans le cas
des structures de la réciprocité. Elle est également dans l'alternance des rôles et dans l'acquisition de
43 Dans une optique plus élaborée des apports de la phénoménologie, il y aurait lieu d'aborder l'idée de réciprocité des perspectives que Schutz emprunte à H.G. Mead. Cette idée va dans le même que la précédente : en plus de typifier les motivations de B, A se trouve également à émettre une série d'hypothèses à propos des actions et des pensées de B.
57
typification à propos d'un fait ou d'une situation. Dès lors que chacun aura joué le rôle de l'autre,
aidé et aidant, « une série d'actions typifiées réciproquement émergera donc, actions qui seront
rendues habituelles sous la forme de rôles. ». (1996 : 81)
Les exemples de Marc et Bruno, mentionnés précédemment, semblent cadrer avec cela. Ces deux
individus, lesquels ont fait la rencontre du type déviant sexuellement, ont mentionné ne plus avoir
peur de ce type suite à leur premier face-à-face. Leur confiance qui ne se fondait sur aucun savoir,
confiance absolue, s'est actualisée à la suite de la rencontre de ce type, pour devenir une confiance
assurée fondée sur un savoir. Dès lors, le stock de connaissance de la vie quotidienne de ces deux
répondants est actualisé par leur expérience vécue. Selon Berger et Luckmann,
« Les domaines de significations qui, autrement, demeureraient des enclaves inintelligibles à l'intérieur de la réalité de la vie quotidienne sont donc rangés selon une hiérarchie des réalités, et ipso facto deviennent intelligibles et moins terrifiantes. Cette intégration des réalités des situations marginales à l'intérieur de la réalité souveraine de la vie quotidienne est d'une grande importance, car ces situations constituent la menace la plus aiguë pour l'existence pré-donné et routinisée en société. » (1996 : 135)
Dans notre cas, l'intégration des « situations marginales », où l'auto-stoppeur rencontre un type
déviant, influence « les quantités relatives de savoir et de non-savoir qui doivent se combiner pour
que devienne possible la décision individuelle fondée sur la confiance » (Simmel, 1999: 356). Une
fois l'individu accoutumé, habitué à cette structure d'appartenance, à cette institution in nucleo, il
possède un savoir fondé et, conséquemment, une disposition confiante par rapport à ce qu'on peut
nommer univers symbolique44. Berger et Luckmann ajoutent que « au niveau de la signification,
l'ordre institutionnel (in nucleo ajouterions nous) représente une protection contre la terreur. » (1996
: 140). En bref, la présence de la réciprocité des typifications serait à démontrer plus clairement en
regard des données empiriques que nous avons récoltées. Nous l'avons brièvement démontré, la
confiance des répondants change au fur et à mesure qu'ils s’accoutument à un type d'individu, à une
forme sociale et donc à une nouvelle facette d'un univers symbolique. Cette esquisse de
démonstration, qui demanderait évidemment à être discutée, nous laisse croire qu'il est plausible
d'emprunter cette voie théorique.
44 Cette discussion devrait également inclure les contributions de Giddens (1984 ; 1990). Tel que Martuccelli en fait part, « la routine est un concept à la fois intrinsèque au maintient de la personnalité de l'agent qui obtient par là une source de sécurité non négligeable, et aux institutions sociales, dont le caractère institutionnel dépend justement de leur reproduction continue. » C'est sur les dernières éléments que nous pourrions insister. Cf. Giddens, 1984 : 109 cité par Martuccelli, 1999 : 515)
58
6.4. Machinerie s conceptuelles, médias et politiques répressives
À chaque monde social appartiendrait un univers symbolique selon l'approche de la construction
sociale de la réalité. Pour assurer leur pérennité, chaque monde social doit être légitimé parmi
l'ensemble des significations socialement objectivées. Comme disent Berger et Luckmann, toutes
les formes de légitimations sont des machineries servant à la maintenance de l'Univers. » (1996 :
144) On suppose donc que le simple fait de prendre en charge un auto-stoppeur serait une forme de
légitimation. Nous pourrions donc considérer que l'aide accordée à l'auto-stoppeur fait partie des
machineries qui servent à la maintenant de l'Univers des modes de voyager alternatifs, de l'auto-
stop.
Comme l'indique Berger et Luckmann, tout univers symbolique est par définition problématique.
Certes, les mondes sociaux, et leurs univers symboliques respectifs s'articulent les uns aux autres.
Toutefois, leur articulation ne se fait pas sans friction. Un monde social peut avoir plus de légitimité
à une certaine époque. Par exemple, dans le cadre de notre étude, il est probable que le monde
social de l'auto-stop ait, jadis, bénéficier de plus de légitimité, soit dans les années 1960-1970, qu'il
n'en a à présent. Une époque « plus individualiste » et une « peur ambiante » de l'étranger, comme
le disent les répondants, sont des facteurs qui peuvent mettre à l'écart un monde social. Nous
aimerions insister sur la thématique relevée par les auto-stoppeurs des années 60-70, soit les médias.
Plusieurs répondants, dont tous les répondants ayant plus d'une cinquantaine d'années, ont fait
mention de l'influence prépondérante qu'ont les médias de nos jours. Selon eux, les médias
contribuent à maintenir un état de peur face au danger, ce qui a pour conséquence de produire, si
l'on puis dire, des discours sécuritaire et sur la protection du risque ambiant.
À notre avis, les corporations médiatiques, lesquels façonnent un regard sur le monde, sont
d'excellentes illustrations des machineries conceptuelles. Berger et Luckmann énonce que « la mise
en mouvement de différentes machineries conceptuelles [est] destinées à maintenir l'univers «
officiel » malgré le défi des hérétiques. (1996: 147) Dans ce cas, il faut considérer que les auto-
stoppeurs sont des « hérétiques », qu'ils sont à contre-courant des manières conventionnelles de se
déplacer. Les quelques cas d'auto-stoppeurs violents ou violés servent d'appui à la rhétorique
sécuritaire déployée par les machineries conceptuelles pour protéger l'univers dit officiel. Cela
aurait évidemment pour conséquence de dissuader les individus à s'adonner à une telle pratique.
59
Ainsi, le titre de l'ouvrage de Berger et Luckmann (1966) nous rappelle que la réalité est
socialement définie. Certains répondants ont aussi mentionné qu'on ne pouvait pas pratique l'auto-
stop dans tous les pays. Dans des pays comme la Chine, le Japon et dans plusieurs régions aux
États-Unies, il est interdit par la loi de pratiquer l'auto-stop sous peine de contravention. Les raisons
pour lesquels un pays interdit une telle pratique sur les voies de circulation sont, nous l'imaginons,
d'ordre sécuritaire. Il va sans dire, ces politiques répressives peuvent être associées à ces
machineries conceptuelles qui tendent à maintenir un univers (toujours) plus sécuritaire et sans
risque. En somme, l'auto-stop est donc une construction sociale influencée par les diverses
machineries conceptuelles, des politiques répressives aux campagnes sécuritaires du gouvernement
et des médias.
60
CONCLUSION
Cette étude exploratoire visait à identifier les motifs d'agir du donneur, en l'occurrence de
l'automobiliste, et de l'attribution de la confiance de ce dernier envers des inconnus. En procédant à
des entretiens auprès de 8 auto-stoppeurs, dont certains ayant accès à une voiture, nous avons
d'abord pu découvrir que ceux qui récupèrent des auto-stoppeurs le font sans obligation et parce
qu'ils ont déjà été dans cette situation. Pour cette même raison, les répondants affirment avoir
confiance à s'adonner à cette pratique et donc de s'engager dans cette forme sociale avec des
inconnus.
D'autre part, le processus de l'attribution de la confiance semble relativement varier selon le profil
social des individus de même qu'en fonction de l'époque. À partir des propos recueillis, nous
sommes portés à croire que les femmes n'auraient pas la même appréhension de la réalité que les
hommes et que certaines d'entre elles sont, de par leur attitude, moins soucieuses des risques et
dangers auxquels elles s'exposent. Toutefois, nous n'avons pas été en mesure de constater une
disposition confiante différenciée selon le genre. D'autre part, bien que nous ayons seulement
effleuré le sujet, les médias semblent jouer un rôle important dans la définition de la réalité et donc
de l'auto-stop. Aux dires des répondants, le flux médiatique constant alimente une peur ambiante de
l'étranger puisqu'on y prône des discours sécuritaires.
L'analyse de discours effectuée dans cette étude suggère que la relation qui prend place dans l'auto-
stop est une forme sociale d'action réciproque de l'ordre de l'échange symbolique. Notre point de
départ, pour développer notre modèle théorique, était la réciprocité et le va-et-vient dans les
relations sociales, en avançant principalement les contributions de Simmel et de Mauss. Nous
voulions tenter de vérifier l'existence de la triple obligation de donner, recevoir, rendre, laquelle est
inhérente à l'Essai sur le don. D'après les propos des répondants, en plus de recueillir des
caractéristiques significatives du don, telles que la spontanéité, nous avons été en mesure de relever
des formes distinctes d'obligation du don. En termes concrets, les répondants affirment qu'une fois
que les individus sont entrés en relation, qu'ils ont eu un échange verbal, certains se sentent dans
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l'obligation de donner. Par respect pour celui qui offre, quelques répondants se sont sentis dans
l'obligation de recevoir l'acte du don. Pour ce qui est de l'obligation de rendre, les répondants ne se
sentent pas dans l'obligation de rendre, mais ils ont plutôt une envie de donner, ce serait un « état
d'esprit » comme une répondante le mentionne.
Dans notre étude, il n'y a pas eu de discussion formelle concernant la réciprocité agonistique (de
type potlatch) ou la réciprocité négative. L'absence d'exemple empirique de ces formes négatives de
liens sociaux a fait en sorte que nous avons laissé dans l'ombre ce pôle de la réciprocité. Certes, la
réciprocité peut être négative et il ne faudrait pas perdre de vue cette réalité. Elle s'illustre dans un
éventail de formes telle la vengeance, la vendetta ou dans la simple loi du talion : « œil pour œil,
dent pour dent ». Une morale qui dit de « traiter les autres comme tu as été traité » relève, en effet,
de la réciprocité négative. Ainsi, nous avions dit, d’emblée, que la réciprocité - inconditionnelle
nommée agapè peut engendrer des dynamiques de réciprocité. Dans le même sens, il n'y a pas de
doute qu'une réciprocité négative peut, elle aussi, produire un envie de rendre avec violence ou
malveillance45.
Une seconde obscurité de notre réflexion concerne le terme de disposition. À quelques reprises, j'ai
fait référence à des auteurs qui abordaient ce terme. Que ce soit Seabright (2011) qui énonce l'idée
de disposition à la coopération, Bruni (2010) qui mentionne que la disposition des individus est une
caractéristique principale de la réciprocité – amitié, ou encore Watier (2008) qui affirme que l'étude
des actions réciproques implique d'observer les dispositions qui autorisent ou facilitent les contacts.
En étant franc, il m'a fallu de nombreux mois pour m'expliquer et saisir ce qu'est une disposition.
Pour être mieux à même de comprendre ce terme, il convient, à mon avis, de le nommer
« disposition morale ». La morale est donc ce qui définit cette disposition. Certains jugeront cette
approche trop restrictive et diront que cela réduit la portée de cette idée. Peut-être rétorqueront-ils
qu'il y a une dimension psychologique dans cette disposition ? Et qu'en est-il de la disposition
confiante ? Il y aurait évidemment place à discussion. En tenant cette position, je m'appuie
principalement sur Gauthier (1986), repris par Chanial (2008), qui énonce que la coopération
« suppose la justice, c'est-à-dire la disposition morale à ne pas tirer avantage d'autrui » (2008 : 166).
Ceci dit, pour étudier la réciprocité46, il faut chercher à comprendre la disposition morale et les
45 Voir, Girard, René., 1972. La violence et le sacré, Paris.46 Tel que mentionné d’emblée, une discussion parcimonieuse et synthétique au sujet de la réciprocité impliquerait les
apports de Polanyi (1944), de Lévi-Strauss (1949), de Sahlins (1971), de Girard (1972) et de Temple et Chabal (1995).
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intérêts des protagonistes impliqués dans une action réciproque. Pour ce faire, les normes et les
valeurs des individus doivent être distinguées, ce qui permettra possiblement de rendre visible une
infime partie des principes et des règles de conduite de ces derniers, dans une situation ou un
contexte particulier. Indubitablement, et bien que nous ne l'ayons abordée, la structure du dilemme
du prisonnier demeure toujours pertinente pour mettre en lumière la complexité des normes de
coopération et de l'attribution de la confiance entre inconnus.
Un troisième point sur lequel j'aimerais insister est que la réciprocité ne s'explique pas uniquement
par le marché ou l'État. Il serait réducteur de se limiter à ces sphères. Comme Godbout (1992) en
fait la démonstration, la sphère domestique, incluant les liens de parenté et d'amitié, est aussi
fondamentale que celle du « don aux étrangers » pour la réciprocité. Tel que Mirelle Chabal (2005)
l'indique, la réciprocité est omniprésente dans toutes les actions humaines, elle est anthropogène47.
Je m'étais suggéré de répondre à la question d'envergure de Simmel comment la société est-elle
possible ? Je ne crois pas être en mesure de formuler une réponse sérieuse. Pour être honnête, je ne
pourrais qu'ajouter un amendement à sa question : comment la société serait-elle possible sans la
réciprocité ? Les illustrations ne manqueraient pas pour démontrer qu'à l'échelle micro, la
réciprocité est le ciment des relations sociales, qu'elles soient d'ordre primaire (liens de parenté) ou
secondaire (amitié, don aux étranger). Il en va de même pour l'échelle macro, où la réciprocité,
fondée sur la justice, est le principe fondamental qui permet de faire des échanges d'équivalents
objectifs – sans duperie réciproque - dans le cas du marché ou, dans le cas de l'État, de permettre –
ce qu'on ose croire être – une distribution équitable des richesses collectives. Dans toutes ces
sphères, nous faisons le pari de confiance, nous donnons en espérant qu'il y ait un retour, un va et un
vient. À chaque fois, on espère que what goes around comes around, et ce d'une manière positive en
s'appuyant sur un socle de valeurs humaines éthiques.
Finalement, nous pensons que le cadre théorique utilisé ici pour cerner les motifs de l'acte du don et
de l'attribution de la confiance n'est pas suffisant. C'est d'ailleurs pourquoi, suite à la présentation
des discours des répondants, nous avons pris cette liberté d'ajouter des contributions théoriques. A
posteriori, un modèle théorique qui peut traiter conjointement la réciprocité, le don et la confiance
doit, selon nous, avoir comme prémisse la construction sociale de la réalité. Pour être efficace, ce
47 Pour une approche centrée sur la biologie, l'ouvrage de DAWKINS (1976) reprend la théorie de l'évolution de Darwin pour y lire des phénomènes d’égoïsme et d'altruisme. Une réflexion sur la controverse autour de la sociobiologie, du gène altruiste et du gène égoïste, semble s'imposer de soi.
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modèle devrait croiser des approches phénoménologiques, de l'interactionnisme symbolique, de
l'anti-utilitarisme et quitter, le plus précipitamment possible, le gouffre de la pensée dichotomique.
Une théorie de l'action mature doit penser ensemble le fait qu'un individu puisse être bon et mauvais
à la fois, qu'il puisse agir de façon intéresse et désintéressé du même coup, que l'altruisme et
l’égoïsme puissent s'entrelacer. De plus, si l’on suit les conseils de Caillé48 et Godbout, il ne faut
pas avoir recours aux théories sociologiques de type holiste, ni celle de l'individualisme-
méthodologique pour réfléchir au don. Cependant, dans une lettre adressée à Alain Caillé49, Michel
Freitag critique le M.A.U.S.S. en déplorant sa négligence de l'approche holistique et aussi l'absence
de dialectique dans leur théorie. Somme toute, il faudrait peser le poids de chacune de ces
approches, de ces critiques et voir comment celles-ci pourraient s'intégrer à une nouveau modèle, à
actualiser le paradigme du don.
L'intérêt du cas de l'auto-stop était de réfléchir, à partir d'inconnus qui n'ont pas l'intention de
réitérer l'interaction, la disposition à la coopération et à l'attribution de la confiance. Notre étude n'a
pas fait de miraculeuses découvertes empiriques jusqu'à présent, c'est ce qui nous porte à croire que
l'avantage principal de celle-ci réside dans l'élaboration théorique. En outre, il faut rappeler
l'ambition exploratoire de notre étude. Celle-ci ne prétend nullement à l'exhaustivité ni à la
représentation d'une population.
Bref, les actions réciproques qui ne sont pas encore figées en structures solides, qui montrent la
société dans son statut nascens, sous une quelconque forme d'institution in nuclo sont
innombrables. Que ce soit dans l'échange de fichiers sur Internet, dans les systèmes d'échanges
locaux ou les communautés web qui offrent de l'hébergement gratuit50, le chercheur s'intéressant à la
48 Voir Alain Caillé, Ni Holisme ni individualisme méthodologique. Marcel Mauss et le paradigme du don, La Revue du MAUSS, n8, 1996.
49 FREITAG, Michel Freitag. 1996, Critique du MAUSS par Michel Freitag. lettre adressée à Alain Caillé, Revue du MAUSS permanente, 26 février 2010 [en ligne]. http://www.journaldumauss.net/spip.php?article650
50 Par exemple Couchsurfing est « un réseau de personne qui accueillent à travers le monde. Vous pouvez partager votre hospitalité (…) Vous pouvez contourner l'habituel passage par les hôtels en restant chez une personne du cru et par l'approche de sa culture. » L'organisation prône un discours qui critique le conformisme du tourisme, une idée qui était également discuté par Paquot (2004) dans l'article Tourisme contre voyage : la tyrannie douce de l'air conditionné. Ce serait une thématique à poursuivre, l'opposition entre le voyageur et le touriste, leur rapport à l'espace de l'un et le Lebenstempo de l'autre. On pourrait à nouveau rendre concrète les matrices de la modernité. D'autre part, cette organisation, ce réseau de personnes, se dit être une « Société B », c'est-à-dire une benifit corporation. Dans leur Déclaration d'indépendance, on peut lire une description succincte : « the B corporation which is purpose-driven and creates benefit for all stakeholders, not just shareholders ». Nous avons ici un mots-clé : stakeholders. C'est une personne, une organisation ou un système qui a un effet ou peut être affecté par les actions de l'organisation. Nous pourrions même recycler notre lunette théorique pour faire une lecture analytique de ce qui semble être une forme originale d'action réciproque, où le tiers est l'organisation de Couchsufing. Bref, une autre (innombrable) institution in nucleo qui motive une étude des dispositions morales qui permettent la coopération et
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réciprocité, au don et à la confiance ne peut s'ennuyer, les terrains à arpenter se comptent par millier
et les données empiriques à recenser sont d'une étonnante diversité. En admettant que nous arrivions
un jour à dresser une taxinomie convenable des normes et valeurs humaines, serions nous en
mesure de distinguer les dispositions morales propres aux tenants d'idéologies – qui sont
judicieuses, fastes et nécessaires à notre époque - telles que le multiculturalisme, l'égalitarisme ou
même le cosmopolitisme ? Une autre question persiste aussi : qu'en est-il du va-et-vient, du
principe, et des structures, de réciprocité en regard des rapports sociaux, de genre, de génération,
d'ethnie, de classe ? En bref, qui donne quoi à qui comment et pourquoi51?
l'attribution de la confiance chez des inconnus qui n'ont pas proprement l'intention de réitérer leur collaboration.
51 Cette dernière question est inspirée du titre d'un article de Gilles Gagné (2011) : « La question des générations : qui a pris, laissé ou transmis quoi à qui, comment et pourquoi? »
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