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François de SINGLY Mariage d amour ou mariage de raison, quel intérêt hommes et femmes trouvent-ils à leur vie commune ? Deux ordres d'explication sont souvent recherchés. Le premier est économique. La spécialisation des rôles dans le mariage permettrait une meilleure efficacité économique collective. Mais cette vision rencontre vite deux limites: que doit-on prendre en ligne de compte et à quel moment fait-on le bilan ? Selon les hypothèses retenues le solde peut apparaître très différent pour chacun des conjoints. Une deuxième thèse fait appel à l'hypothèse d'incomplétude: dans un éventail de possibilités socialement ouvertes, chacun ne peut en explorer qu'un nombre limité. Vivre en couple, puis avoir des enfants, permettrait, par personnes interposées, d'élargir son champ d'expériences et de savoirs, son capital social. Mais en fin de compte ces deux approches ne butent-elles pas sur le même écueil, celui de leur impossible explicitation ? L'union ne peut être durable en effet que si les comptes ne sont pas faits et si est entretenue l'illusion de la gratuité, autrement appelée amour . A moins que cette gratuité, connue et reconnue par tous, ne soit un moyen de faire voir qua côté de capitaux sociaux et économiques, l on dispose aussi de qualités humaines.L'amour serait ainsi, lui aussi , intéressé. La jolie formule d'A. Caillé -l a sociologie de l'intér êt. est-elle intéressa nte? - S'applique- t. - elle au domaine de la famille ? L'auteur de "La critique de la raison ulilitaire" es time que ce paradigme de l'intérêt fait découvrir peu de choses. Cela signifie-t-il que la vie domeslique n'est pa s ou peu régie par cc principe? Cet article voudrait. défendre cette manière de voir les échanges conjugaux et familiaux, sa ns masquer pour autant ni l es problèmes posés par son usage, ni les limites inhérentes à ce paradigme -comme à tout para- digme, celles qui dérivent de la complexité du réel el qui interdi sent Loule théorie générale ex pl icali ve. Un certain nombre de travaux su r la famille peuvent être rat.tachés à cette orientation, c'est ce que fait J. Kellerhals dans sa "Microso- ciologie de la famille" pour les recherches reposant sur la Lhéorie de s ressources. Je m'appuierai. cependant, principalement. sur "Portune et infortune de la femme mariée" dans la mesure où ce livre est. explicitement construit comme une fiction où les seuls mobiles des acteurs sociaux relêvent de la RECI IERCI !ES ET PREV I SIONS 11°18- 19 68
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François de SINGLY

Nov 15, 2021

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François de SINGLY

Mariage d amour ou mariage de raison, quel intérêt hommes et femmes trouvent-ils à leur vie commune ? Deux ordres d'explication sont souvent recherchés. Le premier est économique. La spécialisation des rôles dans le mariage permettrait une meilleure efficacité économique collective. Mais cette vision rencontre vite deux limites: que doit-on prendre en ligne de compte et à quel moment fait-on le bilan ? Selon les hypothèses retenues le solde peut apparaître très différent pour chacun des conjoints. Une deuxième thèse fait appel à l'hypothèse d'incomplétude: dans un éventail de possibilités socialement ouvertes, chacun ne peut en explorer qu'un nombre limité. Vivre en couple, puis avoir des enfants, permettrait, par personnes interposées, d'élargir son champ d'expériences et de savoirs, son capital social. Mais en fin de compte ces deux approches ne butent-elles pas sur le même écueil, celui de leur impossible explicitation ? L'union ne peut être durable en effet que si les comptes ne sont pas faits et si est entretenue l'illusion de la gratuité, autrement appelée amour. A moins que cette gratuité, connue et reconnue par tous, ne soit un moyen de faire voir qua côté de capitaux sociaux et économiques, l on dispose aussi de qualités humaines.L'amour serait ainsi, lui aussi, intéressé.

La jolie formule d'A . Caillé -l a sociologie de l'inté rêt. est-elle intéressante?- S'applique-t.-elle au domaine de la famille ? L'auteur de "La critique de la raison ulilitaire" estime que ce paradigme de l'intérêt fait découvrir peu de choses. Cela signifie-t-il que la vie domeslique n'est pas ou peu régie par cc principe? Cet article voudrait. défendre cette manière de voir les échanges conjugaux et familiaux, sans masquer pour autant ni les problèmes posés par son usage, ni les limites inhérentes à ce paradigme -comme à tout para-

digme, celles qui dérivent de la complexité du réel el qui interdisent Loule théorie générale ex pl icali ve. Un certain nombre de travaux sur la famille peuvent être rat.tachés à cette orientation, c'est ce que fait J . Kellerhals dans sa "Microso­c iologie de la famille" pour le s recherches reposant sur la Lhéorie des ressources. Je m'appuierai. cependant, principalement. sur "Portune et infortune de la femme mariée" dans la mesure où ce livre est. explicitement construit comme une fiction où les seuls mobiles des acteurs sociaux relêvent de la

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logique de l'intérêt, défini stricle­men t et sur "Le marché du mariage el de la famille" où le mariage esL présenté comme étanL "pour une femme avant tout comme un travail et. un emploi -le mari pouvant être un "bon emploi" si celui-ci est "un bon mari riche et affectueux".

L'intérêt de la problématique de l'intérêt Une des critiques portées au paradigme de l'intérêt est d'être tautologique : les résultats seraienl connus à l'avance, les acteurs défendant toujours leurs intérêts. A quoi bon alors entre­prendre un truvail empirique? A moins de supposer que le réel, sans contraintes ni contradictions, est gouverné selon le pdncipe exclusif des stratégies de défense, et que les individus parviennent. toujours à se défendre au mieux, le postulat. de la problématique de l'inlérêL ne rend pas inutile l'enquête. C'esL en quelque sorte une pirouett.e pour les anLi -uLilitaristcs stricts que d'avouer "passons à aut.re chose, nous savons bien que dans ce monde, les intérêts existent, inutile de s'étendre plus long­temps", ils escamotent ainsi la question de la place des intérêts et. de leur défense dans le social. Calculer l'amplitude de la déva­lorisation professionnelle pour les femmes cl de la valorisation pour les hommes associéf!s à la vie conjugale et à la vie familiale relève d'une sociologie des inégalités sociales, dont la particularité esL ici que leur existence dépende d'une régula­tion des rapports sociaux de sexe. L'utilisation du schème de l'intérêt rclève-L elle exclusive­menl de la science économique? D'après certains textes d'A . Caillé, il semble que oui . La comparaison du livre de l'économislc B. Lemcnnicier "Le marché du

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mariage et de la famille" et de "Fortune et. infort.une de la femme mariée" offre une opportun it.é pour reprendre cette question. Pour l'économisle, la rationalité est unique, contrairement à la sociologie. Cette différence a des effets dans la manière d'établir la facture du mariage . Pour B. Lemennicier, un franc est un franc. "Le mariage, affirme-t.-il, pour une femme est avant tout. un travail et. un emploi. Si c'est un bon emploi -c'est-à-dire si le mari est. un bon mari riche el affectueux- alors il y a plein de candidates prêtes à offrir leur service à celle perle rare. De la même manière, l'homme est bien content d'avoir une épouse pour s'occuper de lui et avoir des enfants. 11 entre en compétition avec d'autres hommes pour gagner le coeur de la femme qu'il convoite et pour acquérir sufflsamment de ressources de telle sorte qu'elle puisse rester au foyer" . li n'y aurait pas de différence entre un mari et un emploi salarié pour la femme! Dans "Fort.une et infortune de la femme mariée", le suffrage est recueilli grâce aux représen­tations que les femmes ont de leurs intérêts. Les croyances interfèrent. avec le mode de gestion du capital pendant. la vie conjugale. rt existe, me semble+ il, deux types-idéaux de défense pour les femmes vivant. en couple: soit de manière directe, soit de manière médiate, par délégation . Les femmes "communistes" et les femmes "autogestionnaires" ne s'opposent pas selon l'intensité de leur al.Lent.ion à se défendre -l'égalité est postulée-, elles se différencient par leurs jugements. Les premières sont assez indif­férentes à la réalisation person­nel le de soi, les secondes au contraire privilégient celle moda­lité. Le groupe conjugal change de

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sens, l'association n'ayant pas les mêmes objectifs. La ccntration sur le couple est plus forte lorsque la défense de ses intérêts est confiée au partenaire qui devient ainsi le dépositaire de "soi"; la perma­nence du lien est davantage valorisée. In versement, la défec­tion est plus a isément envisagée dans le cadre d'une relation où la valorisation esl moins médiale. La spécialisation sexuelle -avec le masculin pour la valorisation du capital el avec le féminin pour la valorisation du lien- esL critiquée au nom du second système de valeurs.

Deux modes de valorisation de ses richesses C'est sur l'équivalence ou l'absence d'équivalence entre les revenus monétaires et symboli­ques tirés de son travail et ceux tirés de son partenaire que se séparent les deux ouvrages cités. Dans son essai "L'utilitarisme", J. S. Stuart Mill avait déjà aperçu les difficultés d'établir des comptes. Pour lui, rappelons le, l'objectif est la recherche du bon heur el l'évitement du malheur: "Quels moyens a-L-on de déterminer quel le esL, de deux douleurs, la plus aiguë, ou de deux sensationl:l de plaisir, la plus intense, sinon le suffrage général de ceux à qui les deux sensations sont les plus familières? Ni les douleurs, ni les plaisirs ne sont homogènes entre eux, el la douleur et le plaisir sont toujours hétérogènes . Qu'est-ce qui peul décider si un plaisir particulier vaut d'être r echerché au prix d'une douleur particulière, sinon la sensibilité cL le jugement de ceux qui en ont fail l'expérience?".

L'origine des richesses et la dépendance Les modes de valorisation pro­duisent un degré différent de

dépendance sociale des parte­naires, perceptible lorsque n'est pas considérée uniquement la résu hante des processus -avec les intérêts sociaux et économiques ti rés de l'union- el lorsque sont aussi incluses les formes de la production de ces intérêts. Dans "Le marché du mariage el de la fammtle", les comptes sont faits l:lans tenir compte de l'origine des ressources. L'analyse des gains du mariage "blanchit", en quelque sor te, les revenus monétaires cl symboliques apportés par le mari à son épouse. Ainsi sont occultés les rapports de dépendance déve­loppés dans le cadre de la vie conjugale, comme en témoigne l'exemple d'un couple dans lequel l'épouse a sacrifié ses études, pour permeLLre à son jeune mari de poursuivre plus longtemps les siennes et de gagner ainsi plus d'argent. Ensuite, celle femme "se spécialise au foyer". Que se passc­l -i 1 s i les deux envisagent de rompre? Les calculs sont faits différemment pour l'homme cl pour la femme, sans que les raisons de celte variation soient exp licitées : pour la femme le divorce précède un remariage el un remariage avantageux, alors que pour l'homme le divorce est suivi d'un retour au célibat. Sur les quatre cas étudiés, la femme gagne trois fois et perd une seule fois lorsqu'elle veut prolonger son mariage et que son partenaire veut rompre. B. Lemennicie r change son mode de calcul: "Elle perd la somme d'argent qui a servi à financer le diplôme de son con.ioint el l'ensemble des reve­nus supplémentaires qu'elle aurait pu obtenir si elle avait poursuivi sa maîtrise ... Pour sim­plifier, nous admettrons qu'elle ne se remarie pas". Le choix initial de cetLe femme - l'arrêt de ses études­n'est jamais justifié, alors que dans la perspective d'une

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éventuelle séparaLion, la femme peul avoir pour inLérêt de préserver les possibilités de valori­sation directe . Elle esL sinon condamnée au remariage L'au ­teur le reconnail implicitement : "l'épouse, elle-même, peul prendre l'iniliaLive d'un divorce si elle trouve un partenaire mieux rémunéré que son époux ou qui est prêt à lui redistribuer une somme plus imporlanle afin d'obtenir l'exclusivilé de ses services". L'indifférence, à l'origine des ressources monétaires et sociales, conduit à une sous-estimation des int.êréts du travail professionnel des femmes qui vivent en couple : la division dite traditionnelle du travail cnlrc les sexes est ainsi légitimée. Mais au nom de quel principe justifier l'exclusion de la comptabilité domesLique du degré de dépendance entre les parte­naires, y compris pour les femmes pour qui cela importe? "l<'orlune cl infortune de la femme mariée" tcnlc, au contraire, d'articuler une approche "extérieure" des enjeux à savoir les revenus matériels cl symboliques du capilal après le mariage cl une approche "inté­rieure" -à savoir le rapporl que les femmes ont à l'origine de ces reven us . La rationaliLé ne peul pas être définie sans Lcnir compte du système de valeurs des acleurs sociaux

L'hypothèse d'incomplétude "Pourquoi vivre en couple?" . Lu mise en évidence de la variation de la valeur matrimoniale cl de la valeur professionnel le des femmes mariées est insuffisante pour répondre entièrement à celle interrogalion. C'est pourquoi, il faut, LouL en restant entièrement dans la logique de la défense de la valeur, introduire une hypothèse complémentaire que je nomme l'hypothèse d'incomplétude Selon l'hypothèse d'incomplétude,

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l'un des intérêts de la vie conjugale et de la vie familiale réside dans le fait que l'appar­tenance à un groupe domestique autorise, par délégation, l'accès à des capitaux qui ne font pas partie de sa propre panoplie. Par conslruclion, pour un volume de capital considéré, il esl impossib le de posséder une structure la plus diversifiée possible de richesses Chaque capital requiert une compétence et du Lemps pour son acquisition, pour son placement Les analyses factorielles comme celles que présente "La disli net.ion" consti­Luen L une procédure qui peut donner l'illusion du cumul, el qui en Lous cas évite de trait.cr cet.Le question . Près du pôle de tel le fraction de classe, gravitent la lecture du "Monde", la fréquen­LaLion du musée, de l'Opéra, la pratique de te l ou Lei ou sport. Celle proximité relati ve sign ifie que ces é léments forment. bien le style de vie du groupe social considéré, sans que pour aulanl soiL connue la combinaiso n concrète de ces pratiques. Ccrt.ains choisissent une "cuit.ure" générale -un peu de tout- d'aut.res une "culture" spécialisée. Pour l'adeplc de la musique -pratique el consommation élevées- quelles sont les consommations caracté­ristiques de son milieu social qu'il n'effectue pas?

Incomplétude et choix du conjoint La mise en évidence de l'homogamie a eu des effets pervers sur la théorie du choix du conjoin t.. Les partenaires tendent à se choisir mut.uellemenl à l'intérieur d'un sous-marché matrimonial correspondant à leurs valeurs sociales el culturelles. Les indicateurs de la position socio-profcssionn<.llle el du diplôme le démonlrcnL. De ce constat, a été trop souvent déduite

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une proximité des goûls el des dégoûts, proximité qui servi rail de médiation pour produire celle reproduction à l'ordre social Rien ne prouve que la hiérarchie des préférences, en matière d'usage du temps libre par exemple, soil la même pour les deux conjoints. Les capitaux masculins el féminins peuvent avoir un volume compa­rable cl êLre différenciés scion leur slr ucLure. Oans celle optique, le couple esL une association grâce à laquell e chacun de ses membres se complète et lire profil, directe menL ou indirccLcmenl, des capitaux voisins. Par analogie avec un travail de L Boltanski sur les professeurs de l'lnstiluL d'Eludcs Politiques, le couple peul être considéré comme un moyen de parvenir à occuper dans l'espace social y compris celui de la consommation de multiples positions Resle à étudier l'usage que les conjoints font de celle possibilité. D'après notre analyse des bibl io­Lhèqucs familiales, pur exemple, le capital culturel objectivé dans la lecture pa r un conjoint csl rarenwnl approprié dircclcmcnl par l'autre. Le poids du capital cu lturel comm un ainsi approché esl faible, sauf pour certains couples. Mais le rapport que les conjoints onL à leurs pratiques respectives n 'était pas pris en compte dans l'élude. On peul avancer que dans certains cas au moins, les bénéfices tirés de Lei le ou telle pratique personnelle sont partagés entre le pratiquant el le spectateur. Toul comme les sup­porters se réjouissent du succès de leur équipe sportive, le conjoint peul, lui aussi, par identification, être irradié par la possession de Lei ou Lei capital chez son par tenaire.

Incomplétude et effet Pygmalion La pu issa n ce du mythe de Pygmalion peul s'expliquer 11ussi

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par celle hypothèse d ' incom plétude. Le couple devient une relation pédagogique dans laquelle l'un des conjoinls esl Lransformé par son partenaire. La réussite de Galatée témoigne de la valeur de Pygmalion. C'est une variante masculine de la valori ­salion indirecte de son capital, avec les mêmes risques: la fragilité d'un lei investissement. Le héros du roman de S. f•'iligerald "1'cndrc esL la nu iL" soigne son épouse qui devient le représentant de sa compélcnce professionnelle, un livre "vivant", mais progressivement Nicole se libère. Dick se retrouve sans rien, sinon le souvenir d'une réussile dans sa mémoire (souvenir aliaibli dans la mémoire de son ancienne femme) . Mais l'impuissance de Dick à écrire est antérieure à sa rencontre avec N icolc. Celle-ci l'a sauvé, au moins pendant une longue période. L'hypothèse d 'i nco m pl étude complète l'analyse de la valori sation indirecte des richesses au sein d'une équipe conjugale (ou non). Celte valorisation, malgré son prix, esL retenue du point de vue de celui ou de celle qui investit ainsi, lorsque la valorisat ion directe esL difficile pour des raisons idéologiques l 'appro balion du modèle de la femme au foyer- ou en raison de sa propre histoire qui engendre une compétence relevant plutôt du charisme et qui a donc besoin d'un "public" sur lequel elle doit s 'exercer. Du point de vue de l' individu sur qui portent de tels investissements, la valorisation indirecte est souhaitable surtout lorsque celle personne a des difficultés pour obtenir un bon rendement de son capital scolaire. Celle ana lyse sociologique du mythe de Pygmalion permet aussi de prec 1se r le schème d'A. Hirschman lorsqu'il est

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appliqué à la vie conjugale. Le mécontentement d'un des parte­naires peul être indépendant de la qualité de la production de son partenaire, cl paradoxalement. être engendré par la grande qualiLé des services rendus. Dans "Tendre est la nuit.", lorsque Nicole est guérie par les soins de Dick, ce dernier devient inutile, et même encombranl par le rappel d'une situation antérieure désagréable. Le changement de partenaire Nicole se lourne alors vers un homme correspondant mieux à la définition tradi­tionnelle de l'homme viril dérive, selon l'hypothèse d'incomplétude, d'une redéfinition des complé­ments de capital apportés par le conjoint.

Incomplétude et production enfantine Contrairement à la problématique de la mobilité sociale ou des stratégies de reproduction centrée exclusivement sur l'augmen tation, évcnluellè, <lu capital entre les générations (quille à opérnr certaines stratégies de reconver­sion), l'hypothèse d'incomplétude rend compte de certains phéno­mènes, par exemple ceux que les psychologues attribuent. à la recherche d'une réalisation, déléguée, de rêves parentaux Faire des enfants autorise, en quelque sorte, à l'image du jeu de ~'rance Soir intitulé "L'autre chance", un second tirage. Dans la logique du capital ainsi complétée, la consommation du groupe familial en tant que groupe, par exemple dans les réunions de fa mi lie, prend un nouveau sens. C'est un rile d'inté­gration autorisant l'éventuelle mobilisation des capitaux possé dés par le:-i autres membres de la famille, mais c'est aussi, surtout du point de vue des parents ont ils d'ailleurs besoin de cc capital social de relalions? la démonstra

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t..ion publique de leur capacité à engendrer des produits "diversifiés" (tant en termes de volume de capital qu'en termes de structure), et par là de leur complétude. Les parents tiennent à ces réunions, souvent plus que les enfants, car ils sont. davantage sensibles à la coexistence paci­fique de capitaux -qui, ailleurs, dans le monde social ne se rencontrent.. pas, ou sont perçus comme contradictoires- preuve de leurs intérêts diversifiés el de leur compétence pédagogique.

Les comptes implicites "l<"'ortune cl infortune de la femme mariée" et "Le marché du mariage de la famille" sous-estiment. les effets associés au faible degré d'explicitation des échanges conjugaux el de la comptabilité domestique, cl ainsi n'approchent pas suffisamment.. la spécificiLé de la vie conjugale . La lecture de la nouvelle de G. de Maupassant.. "Au bord du lit", dans laquelle une femme mariée propose à son mari, infidèle, de devenir sa maîtresse conlre une rémunération moné­taire, suffit à faire comprendre comment les exigences d'une relation amoureuse soot incompatibles avec l'explicitation du système d'échanges entre les conjoints cl avec l' introduction de l'argent comme équivalent. Les relations affectives n'interdisent pas, chacun le sait.., les échanges, les dctl.es provisoires, une circula lion complexe de biens el de services, mais sans que tout cela soit précisé. Le clair-obscur est apprécié au sein du cercle domes­tique, moins pour rendre invisible l'avidité masculine que pour rendre possible la croyance en l'amour Compter pour quelqu'un eL sur quelqu'un exigent que les comptes ne soient pas effectués. La gratuité, ou touL au moins le

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désint.érêL manifesle est. néces­saire pour que les deux parlenaires cont.inuenL à être crédibles l'un vii:;-à -vis de l'autre. Dans "Mariages au quot.idien", la répartit.ion des dépenses au sein d'un couple marié, dont. les deux conjoint.sont. une aclivilé salariée, doit. i:;'effect.uer, selon les person­nes int.errogées, en référence à la norme communaulaire, c'esl-à ­dire en met.Lanl leurs ressources dans un "pot. commun" et en se répartissant. le reste en deux parts égales. L'idéal de la communauté recule lorsque les scénarios pré­sentent des hisloires de couple dont la fin est programmée cxplicilemcnL (cohabitation à durée déterminée, divorce). Même si les partisans de l'aut.onomie sont. moins sensibles à une tel le norme que les part.isans de la fusion, le reg1me de la communauté reste majorilai rc pour les hisloircs de couples mariés. Cet.Le exigence ne traduit. pas l'absence <le Loul calcul personnel ou de l'espoir d'un échange équilibré, mais marque publiquemcnl la nature spécifique du lien unissant Ici:; deux parlcnaircs, cl au-delà, le::; qualités de ces derniers. Ce qui manque dans "Le marché du mariage et de la famille" cl dans "Fort.une et inforlune de la femme mariée", c'est. l'absence de la prise en considéralion du degré d'explicilalion des calculs cffcc Lués par les conjoints. Les formes sous lesquelles s'opère "l'effort systématique pour évaluer à l'avance les coûts, bénéfices, salisfaclions", le calcul rationnel, ne sont pas reconstruites.Peu importe que les hommes el les femmes comptent, les gains cl le::; coûts sonl mesurés après coup par le chercheur . Cc parti -pris pré senlc une limite importante. Pour reprendre les termes même de la problématique, les bénéfices assu -

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rés pur la visibilité des effets de la vie conjugale sur la valeur sociale des conjoints ont un certain coûL, celui de l'ignorance de la manière dont les individus font ou non leurs comptes. L'amour, les bienfaits affectifs ont été évacués a priori des échanges, afin d,e rendre plus perceptibles les autres échanges. En les conservant , on risquait. d'aboutir à des comptes équil ibrés par la magie amoureuse qui autorise tout dépôt affectif -des baisers, des cadeaux - en contrepart.ie d'une dépense de capital. Le bonheur el l'amour n'ayant pas de prix, comme un dict.on le prédit, ils peuvent très bien compenser dans l'imaginaire n'import.e quelle dévaluation de capilal. l~n séparant théoriquement. ce qui, dans la réalité, est intimement lié, à savoir les flux de capilaux cl les flux d'affect.ion (cc qui ne signifie pas qu'il y ait règle d'équivalence enlre ces deux niveaux), le sociologue peul enfin repérer la circulation des premiers. Mais en levant momentanément le masque de l'amour, il supprime aussi les raisons de la croyance des conjoints dans leur couple. Celle force de l'implicite peul être interprétée comme une des conditions de produclion de l'illusion amoureuse. Pour reprendre le langage de "La Heproduction", l'amour serait une dissimulai.ion "<les rapports de force qui sont au fondement. de sa force". Mais, n'est-ce pas oublier certains enjeux, invisibles dans la pers­pective de la défense exclusive des intérêts de classe, ou des intérêts patrimoniaux? Si l'amour est aulre chose qu'un masque, il faut compléter l'analyse des relations conjugales cl familiales construite en référence à la défense des richesses sociales cl culturelles des membres du groupe, conjugul

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ou familial, par la prise en compte d ' une autre dimension de l'iden ti té des acteurs sociaux -celle que je propose de nommer "La raison humanitaire" . Les hom­mes el les femmes veulent aussi faire bonne ligure humaine, c'csl­à-dire démontrer qu'ils sonl doués d'humanité Le mariage, ou le concubinage -dans les sociétés contemporaines formenl un espace idéal de celle révélation dans la mesure où l 'essence culturelle de l'amour esl contraire à l'essence sociale de l'argent comme le souligne C Simmcl L'appartenance à un groupe

conjugal témoigne donc publique­ment que les partenaires dispo­sent. de "qualité humaines" el qu'ils ne sunL pas définis uniquement par la quête des richesses sociales el économiques. La coexistence pacifique de la dualité, chez la femme et. chez. l'homme, avec la dimension du cap i ta 1 et 1 a d i mens ion de l'humanité, se résout, en partie, dans les sociétés individualistes par l'invention de la vie privée amoureuse. Le paradigme utili ­larisLe peul rester heuristique, s'i 1

intègre une définition plus complexe des intérêts à défendre.

l•'rançois de Singly Université de Rennes

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