Pierre Lafrenière : M. Ansermet a une pratique d’analyste et il travaille dans un service universitaire de pédopsychiatrie en Suisse, en tant que psychiatre et professeur. Il est membre de l’École de la Cause Freudienne, de l’Association Mondiale de Psychanalyse, auteur de plusieurs ouvrages dont le dernier paru, écrit en collaboration avec Pierre Magistretti, À chacun son cerveau, plasticité neuronale et inconscient . Neurosciences et psychanalyse. Tel est l’énoncé de la conférence de ce soir. Évidemment le « et » du titre est équivoque. S’agit-il de deux domaines complémentaires où neurosciences et psychanalyse allant main dans la main proposeraient leur savoir au sujet en quête de réponses, de solutions, face à ce qui lui arrive ? S’agit-il du « et » de l’intersection qui nous ferait apercevoir ce que neurosciences et psychanalyse ont en commun ? Devrait-on plutôt dire « neurosciences ou psychanalyse » appuyant surtout sur la disjonction ? Les neurosciences qui par leurs méthodes et leur logique construisent un savoir qui participe de l’exclusion du sujet et de la subjectivité, alors que la psychanalyse, tout en reposant sur le travail d’une collectivité, celle des analystes et des analysants élabore un savoir sur le sujet, la subjectivité, à partir du un par un, un savoir qui vaudrait pour tous. Voilà donc quelques réflexions pour introduire la soirée, je laisse la parole à Monsieur Ansermet. François Ansermet : Alors, merci de cette introduction qui pose un peu la question que je vais tenter d’aborder devant vous. En fait le livre À chacun son cerveau vient de paraître vendredi passé aux Éditions Odile Jacob – c’est pour ça que je n’en ai moi-même qu’une seule copie, donc je n’ai pas pu en amener – c’est un livre que nous avons écrit ensemble avec un neurobiologiste, Pierre Magistretti qui est professeur de neurosciences et de neurosciences psychiatriques à Lausanne. Il a été jusqu’à maintenant président des fédérations européennes de neurosciences. Dans ce livre, nous avons essayé de travailler ensemble sur cette question difficile, enfin, entre neurosciences et psychanalyse et j’ai pensé que peut-être ce sujet pourrait être l’occasion d’un débat dans le continent nord-américain qui, vu depuis l’Europe, a une certaine tendance à considérer que la psychanalyse est une histoire ancienne, datant des premiers temps du XXe siècle, et que tout ça est une histoire passée, que ça n’a plus forcément d’intérêt et qu’il faut prendre le problème des maladies mentales, la souffrance psychique du côté de la psychopharmacologie, de la ritaline, du médicament, de la causalité organique, voire de la causalité génétique. Alors, vous verrez que ce genre d’idées est aujourd’hui totalement caduque, c’est-à-dire l’opposition entre une
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Pierre Lafrenière : M. Ansermet a une pratique d’analyste et il travaille dans un
service universitaire de pédopsychiatrie en Suisse, en tant que psychiatre et
professeur. Il est membre de l’École de la Cause Freudienne, de l’Association
Mondiale de Psychanalyse, auteur de plusieurs ouvrages dont le dernier paru,
écrit en collaboration avec Pierre Magistretti, À chacun son cerveau, plasticité
neuronale et inconscient. Neurosciences et psychanalyse. Tel est l’énoncé de la
conférence de ce soir. Évidemment le « et » du titre est équivoque. S’agit-il de
deux domaines complémentaires où neurosciences et psychanalyse allant main
dans la main proposeraient leur savoir au sujet en quête de réponses, de
solutions, face à ce qui lui arrive ? S’agit-il du « et » de l’intersection qui nous
ferait apercevoir ce que neurosciences et psychanalyse ont en commun ? Devrait-
on plutôt dire « neurosciences ou psychanalyse » appuyant surtout sur la
disjonction ? Les neurosciences qui par leurs méthodes et leur logique
construisent un savoir qui participe de l’exclusion du sujet et de la subjectivité,
alors que la psychanalyse, tout en reposant sur le travail d’une collectivité, celle
des analystes et des analysants élabore un savoir sur le sujet, la subjectivité, à
partir du un par un, un savoir qui vaudrait pour tous.
Voilà donc quelques réflexions pour introduire la soirée, je laisse la parole à
Monsieur Ansermet.
François Ansermet : Alors, merci de cette introduction qui pose un peu la
question que je vais tenter d’aborder devant vous. En fait le livre À chacun son
cerveau vient de paraître vendredi passé aux Éditions Odile Jacob – c’est pour ça
que je n’en ai moi-même qu’une seule copie, donc je n’ai pas pu en amener –
c’est un livre que nous avons écrit ensemble avec un neurobiologiste, Pierre
Magistretti qui est professeur de neurosciences et de neurosciences
psychiatriques à Lausanne. Il a été jusqu’à maintenant président des fédérations
européennes de neurosciences. Dans ce livre, nous avons essayé de travailler
ensemble sur cette question difficile, enfin, entre neurosciences et psychanalyse
et j’ai pensé que peut-être ce sujet pourrait être l’occasion d’un débat dans le
continent nord-américain qui, vu depuis l’Europe, a une certaine tendance à
considérer que la psychanalyse est une histoire ancienne, datant des premiers
temps du XXe siècle, et que tout ça est une histoire passée, que ça n’a plus
forcément d’intérêt et qu’il faut prendre le problème des maladies mentales, la
souffrance psychique du côté de la psychopharmacologie, de la ritaline, du
médicament, de la causalité organique, voire de la causalité génétique. Alors,
vous verrez que ce genre d’idées est aujourd’hui totalement caduque, c’est-à-dire
l’opposition entre une causalité organique et une causalité psychique des troubles
mentaux est rendue caduque par les développements récents des neurosciences
à travers le concept, enfin le fait expérimental, démontré, de la plasticité
cérébrale, de la plasticité neuronale. La plasticité neuronale, je reviendrai là-
dessus dans l’exposé, c’est le fait que l’expérience laisse une trace dans le réseau
neuronal. C’est une hypothèse qu’avait déjà Freud dans « L’esquisse pour une
psychologie scientifique ».
Il l’a aussi tenue tout au long de sa vie, également dans Abrégé de psychanalyse,
texte non publié à la fin de sa vie. C’est aussi une idée qu’avait un neurobiologiste
canadien de grand renom des années 30-40 qui s’appelle Hebb. Ça a été plusieurs
fois évoqué c’est-à-dire que le cerveau ne serait pas un organisme figé, toujours
semblable, déterminé et déterminant, mais au contraire plastique, c’est-à-dire
capable de prendre la trace de l’expérience, se modifiant en permanence. Comme
le disait un grand neuroscientifique Alain Prochiantz, professeur de l’École
normale supérieure à Paris, on se plonge tous les matins dans un homme
différent, en fonction de ce qu’on a vécu, des expériences vécues, de ce qui s’est
produit. D’ailleurs, Robert Turner disait, cet été à Lisbonne, au congrès de la
Société Européenne des Neurosciences, « we never use the same brain twice »,
ça veut dire qu’on n’utilise jamais le même cerveau deux fois, c’est en perpétuel
remaniement. Chaque expérience vécue, également psychique, modifie la
structure du réseau neuronal. Et cette représentation n’est pas du tout celle qui
est en général présentée lorsqu’on oppose une causalité psychique à une
causalité organique des troubles mentaux ou des phénomènes psychiques, qui
est pourtant au cœur des débats et des représentations actuelles. Cela veut dire
qu’on est dans une phase où les neurosciences ont généré une nouvelle
représentation mais qui n’a pas encore pénétré dans nos représentations du
fonctionnement psychique. Et cette nouvelle représentation, à travers le
paradigme de la plasticité, est très proche de ce que la psychanalyse peut
avancer autour de la question de l’irréductible de la singularité. Je reviendrai là-
dessus tranquillement dans mon développement, mais je branche un peu votre
écoute pour que vous compreniez les termes du débat.
Je pense qu’au Canada aussi, à travers l’hyperactivité avec déficit d’attention sur
lequel Anne Béraud a écrit un excellent article, enfin autour de toute une série de
problèmes, de découvertes récentes autour des vulnérabilités génétiques, de la
schizophrénie, de la psychose maniaco-dépressive, enfin, des troubles bipolaires,
à travers, pourquoi pas, le débat sur le gène de l’homosexualité ou toutes sortes
de phénomènes de ce type, on a tendance à opposer une causalité psychique à
une causalité organique. C’est commun. Alors que le fait de la plasticité
bouleverse complètement cette opposition, au point qu’on pourrait dire
aujourd’hui qu’on a une causalité psychique qui vient déterminer l’organisme.
Donc, la question du débat est posée dans des termes complètement différents
et, au fond, qui fait que chaque individu, si l’expérience laisse une trace
neuronale, chaque individu par les expériences qu’il vit, est programmé pour être
différent, pour être unique, pour être singulier. Donc, on aurait vraiment là les
fondements d’une détermination de l’unique, de l’unicité, d’une détermination de
la différence, d’une détermination de la multiplicité. Le réseau neuronal c’est un
système fait pour aller vers la singularité. La neurobiologie étudie les mécanismes
universaux, tous ceux de la biologie moléculaire, de la biologie du neurone, de la
biologie de la synapse, etc., des mécanismes universaux, mais ces mécanismes
universaux, et ça c’est la contradiction actuelle sur laquelle butent les
neurosciences, ces mécanismes universaux aboutissent à produire de l’unique, ce
qui est donc une contradiction quand même difficile à penser. Comment le fait
que nous ayons tous les mêmes mécanismes, comme le disait Valéry, « tous
écoutent en même temps un opéra, mais chacun vit une expérience unique ».
Donc aujourd’hui, neurosciences et psychanalyse, c’est ce que je vais montrer
dans mon exposé après cette petite introduction, se rencontrent autour de
l’irréductible de la singularité. Du fait de la singularité, de l’unicité, de la
différence, de la multiplicité.
Alors Freud, à la fin de sa vie, énonce un constat assez pessimiste, tout à fait
freudien, je le cite, dans l’Abrégé de psychanalyse : « De ce que ce nous appelons
le psychisme, deux choses nous sont connues, d’abord son organe somatique, le
cerveau, ensuite nos actes conscients, notre vie psychique. Tout ce qui se trouve
entre ces deux points extrêmes nous demeure inconnu ». Voilà posés les deux
termes d’un débat qui voit d’un côté la réalité neurobiologique et de l’autre les
productions de la vie psychique. Ces deux champs, il faut bien le reconnaître,
n’ont aucune commune mesure. Il n’y a pas possibilité de dire qu’on va faire une
correspondance simple biunivoque entre un état du cerveau et un état psychique.
C’est sans commune mesure : d’établir entre un état neurobiologique et un état
psychique une quelconque correspondance peut apparaître comme une tentative
impossible, en tout cas hasardeuse, source de confusion et d’égarement qui ne
conduirait qu’à perdre, de part et d’autres, les logiques requises pour la
spécificité de chacun de ces champs, neurosciences et psychanalyse. L’étude du
cerveau et celle des faits psychiques conduisent effectivement à des questions
radicalement différentes appliquant des champs d’exploration et des méthodes
sans aucune parenté. Je ne suis pas en train d’être l’apôtre, n’est-ce pas, ni du
« et » ni du « ou » dans une espèce de symbiose, de symphonie harmonieuse
entre les neurosciences et la psychanalyse. Si l’on considère d’une part les
neurosciences et de l’autre la psychanalyse, on mesure à quel point ces deux
domaines sont fondamentalement incommensurables et pourraient avoir tout à
perdre, des deux côtés, à se réunir dans une sorte de syncrétisme flou qui ferait
oublier leurs fondements différents. Une découverte faite d’un côté ne l’est pas
forcément pour l’autre. Et on est loin de connaître les enchaînements de
causalités des processus organiques et des processus de la vie psychique.
Jusqu’à récemment, entre neurosciences et psychanalyse, on pourrait dire que
c’est un couple – c’est Jacques Alain Miller qui en parlait comme ça – c’est un
couple impossible, un couple compliqué en tout cas, où le même scénario n’a pas
cessé de se répéter : l’un des deux partenaires de ce couple finissant toujours par
nier l’existence de l’autre en l’excluant pour quelques décennies, et ça, il faut
bien le dire, d’un côté comme de l’autre, tant du côté des neurobiologistes que du
côté des psychanalystes. Mis à part quelques débats spéculatifs et confus, avec le
temps, tout a fini par s’installer dans les certitudes et les à priori. Pour caricaturer,
d’un côté des neuroscientifiques sûrs d’eux mêmes, le plus souvent
réductionnistes, à la quête d’une étiologie biologique des maladies mentales
cherchant la voie d’une molécule salvatrice portée par une industrie
pharmaceutique puissante, en tout cas en Suisse, et partout ailleurs dans le
monde… De l’autre, des psychanalystes qui, il faut bien le dire, rejetaient le plus
souvent les neurosciences pour défendre leurs propres conceptions au point de se
prendre aussi au piège du réductionnisme, s’accommodant en tout cas d’un
clivage complet entre leur domaine et les neurosciences au risque, pour ces
psychanalystes, de devenir obscurantistes, refusant toutes les avancées
contemporaines de la biologie au nom d’une sacro-sainte psyché qui n’aurait
aucun fondement dans le corps. Rompant avec cette représentation, le
phénomène de la plasticité cérébrale donc, est un fait biologique qui émergerait
des données récentes de la biologie expérimentale.
Il ne faut pas oublier que Kandel de New York a eu le prix Nobel en 2000 sur des
travaux qui portent sur l’aplysie, un escargot marin dont le cerveau est
extrêmement simple, formé de quelques neurones, sur laquelle il a pu démontrer
que l’expérience laisse une trace. Ce n’est pas une construction. Avant, c’était
une hypothèse, là c’est une démonstration. L’expérience laisse une trace dans le
réseau neuronal. Au fond, c’est une nouvelle théorie de la mémoire. Toute
expérience se marque, modifie la structure du réseau neuronal. Si je donnais cet
exposé avec Pierre Magistretti, on pourrait faire un numéro à deux, qu’on a déjà
fait quelquefois, – puisqu’au fond, ce livre aux Éditions Odile Jacob est une sorte
de numéro à deux – où Pierre Magistretti maintenant couperait l’exposé en deux
et passerait un petit film où on voit une stimulation électrique par exemple sur un
réseau neuronal et vous verriez le réseau neuronal avoir des modifications
structurelles et fonctionnelles, c’est-à-dire des axones, des dendrites, vous verriez
tout ça se modifier, de façon visible. Et dans des congrès de neurosciences, vous
avez d’énormes symposiums sur la visualisation de la plasticité. Ça se voit, ça se
mesure, ça s’étudie.
Donc, le fait qu’il y ait cette plasticité cérébrale, qu’elle soit démontrée, que ce
fait biologique soit aujourd’hui objectivé, vient bouleverser complètement les
termes de cette opposition entre psychique et organique, remettant en jeu le
couple neurosciences - psychanalyse de façon nouvelle, et imprévue finalement.
Ce que démontre le phénomène de la plasticité, c’est qu’effectivement l’efficacité
du transfert d’informations au niveau des éléments les plus fins du système
neuronal peut être modifiée par l’expérience. Au-delà de l’inné, au-delà de toutes
données de départ, ce qui est acquis au gré de l’expérience modifie ce qui était.
Les connexions entre les neurones sont modifiées en permanence, tout en
laissant des effets à long terme impliquant entre autres la régulation de
l’expression des gènes à travers les mécanismes moléculaires spécifiques, qui
commencent d’ailleurs petit à petit à être éclaircis. Le cerveau doit donc
aujourd’hui être envisagé comme un organe extrêmement dynamique en relation
permanente avec l’environnement de même qu’avec les faits psychiques ou les
actes du sujet. C’est pour cela que Prochiantz disait – vous verrez que ça pose
certains problèmes, je fais déjà la présentation et après on va faire la discussion
que j’ai amorcée – c’est pour ça que Prochiantz disait : « on se plonge tous les
matins dans un homme différent ». Les traces sont là, mais les traces sont
modifiées, s’associent les unes les autres et au fond, on change en permanence.
La question n’est plus tellement comment peut-on changer quelqu’un mais c’est
plutôt comment celui-ci, tellement changé par ce qu’il vit, tant de manière interne
qu’externe, peut plus ou moins avoir l’impression d’être le même. Si on se plonge
chaque matin dans un homme différent, le problème se pose plutôt, quand vous
vous retrouvez le matin devant le miroir : comment se fait-il que vous vous dites
« tiens, ça ressemble plus ou moins à celui que j’ai vu hier soir ? ». Et ça, c’est la
révolution scientifique qui est aujourd’hui en jeu à travers les avancées des
neurosciences. La plasticité introduit donc une vision nouvelle du cerveau.
Celui-ci ne peut plus être vu comme un organe figé, une totalité déterminée et
déterminante, il ne peut plus être considéré comme une organisation fixée de
réseaux de neurones dont les connexions seraient établies de manière stable. La
plasticité démontre au contraire que le réseau neuronal est en permanence
ouvert au changement, ouvert à la contingence, à l’événement contingent,
modulable par cet événement, par les potentialités de l’expérience qui peuvent
toujours modifier ce qui était.
On pourrait se dire que les maladies psychiques seraient finalement des maladies
de la plasticité, un défaut de la plasticité. En excès ou en défaut. De la plasticité
découle l’évidence qu’à travers la somme des expériences vécues, qui est infinie,
depuis même la vie prénatale… Enfin dans ma pratique, je m’occupe beaucoup de
la clinique périnatale, le diagnostic prénatal, la médecine prédictive, des
compétences des fœtus, etc. Donc, à travers ça, les expériences s’accumulent
dès avant la naissance et chaque individu, pour le coup, se révèle unique et
imprédictible, au-delà de ses déterminations neurobiologiques ou génétiques,
d’où le titre qu’on a choisi avec Pierre Magistretti, enfin qu’on avait fait dès le
synopsis aux Éditions Odile Jacob quand on a proposé cet argument « A chacun
son cerveau ».
C’est-à-dire qu’effectivement les mécanismes universaux du fonctionnement
cérébral aboutissent à de l’unique et à de l’imprédictible. Les lois de la
neurobiologie aboutissent à produire du différent et de l’imprévisible. C’est quand
même une révolution dans la façon de penser les choses. Ça veut dire que la
question du sujet, du sujet comme exception à l’universel – vraiment je prends le
sujet dans sa définition la plus stricte, depuis Hegel, au fond – la question du sujet
comme exception à l’universel devient aussi centrale pour les neurosciences.
C’est de ça dont ils s’occupent aujourd’hui dans les neurosciences
contemporaines, de la question du sujet comme exception à l’universel qui le
porte si vous voulez. La question du sujet devient aussi centrale pour les
neurosciences qu’elle l’est pour la psychanalyse, aboutissant, il faut bien le
reconnaître, à un point de rencontre inédit, inattendu, entre ces deux
protagonistes si habitués à être antagonistes. Neurosciences et psychanalyse, je
le répète, se rencontrent aujourd’hui autour de la question du sujet. Alors que les
neurosciences ont souvent été vues, n’est-ce pas, comme un domaine qui
procède de la biologie et donc de l’exclusion du sujet, de la forclusion du sujet
propre au discours de la science, chose habituellement dite dans nos milieux
psychanalytiques. Et bien non, au contraire, la question la plus centrale
aujourd’hui pour les neurosciences, c’est le fait de l’irréductible de la singularité.
Et là, c’est un appel des neurosciences à la psychanalyse et un enseignement
aussi pour la psychanalyse à partir des neurosciences. Mais sur la base de deux
domaines sans commune mesure. C’est assez paradoxal comme type de
réflexion. C’est d’ailleurs comme ça qu’on a procédé avec Pierre Magistretti dans
l’écriture de ce livre. C’est-à-dire d’abord on a voulu dire des choses, et puis ça
faisait des chapitres, n’est-ce pas, comme nous a dit un collègue, c’est un peu la
rencontre improbable entre l’ours blanc et la baleine. Peut-être que ça se fait au
Canada dans le Grand Nord, mais le coït entre l’ours blanc et la baleine, ce n’est
pas simple à réaliser, et qu’au fond on avait deux domaines… On s’est bien
aperçu qu’on n’arrivait pas à articuler ces deux domaines, ces deux domaines
tellement différents.
Notre manière de procéder dans ce livre – dont je suis presque obligé de parler
puisque c’est le thème de ma conférence et que je viens de le terminer, qu’il vient
de sortir – la façon dont on a procédé, c’est justement de dire que véritablement il
n’y a pas de commune mesure entre la psychanalyse et les neurosciences, mais il
y a un point d’articulation autour de la question de la plasticité, c’est-à-dire de la
trace. De la trace laissée par l’expérience. C’est la question commune entre les
neurosciences et la psychanalyse, c’est la question de la trace, qui est la question
très noble dans la psychanalyse. Qu’est-ce qu’une expérience ? Quelle trace
laisse-t-elle ? En quoi cette trace vient-elle déterminer quelque chose pour le
devenir du sujet.
Moi je travaille surtout avec des enfants, comme vous l’avez dit, je suis professeur
de pédopsychiatrie, je travaille avec des enfants tout à l’aube de la vie, des
prématurés, des enfants qui ont vécu des traumatismes majeurs liés à la
prématurité, aux soins, à l’immaturité, à la lumière, aux bruits, enfin tout ça, tout
cela laisse des traces. Laisse des traces, quelles traces ? En quoi sont-elles
déterminantes ? Comment se modifient-elles au cours du temps ? C’est la
question de la trace psychique qui est aussi la question de la trace synaptique et,
en termes lacaniens, du signifiant, puisque Lacan a toujours dit que le signe de la
perception… bon, peut-être est-ce un développement qu’on pourra reprendre
pour ceux qui vont participer au séminaire. Mais au fond, dans l’expérience de
satisfaction du tout jeune enfant, liée à la décharge de l’excitation, par exemple la
tension liée à la faim… cette tension liée à la faim, l’enfant ne peut pas la
décharger tout seul. Il faut l’action spécifique de l’autre. C’est ce que disait Freud,
qui est aussi confirmé par les neurosciences contemporaines. C’est qu’un
organisme seul ne peut pas se décharger de son excitation, de sa tension, de la
destructivité qui habite le vivant. Pour qu’elle se décharge, il faut l’action
spécifique de l’autre. Cette action spécifique de l’autre est faite dans la
simultanéité, Freud parlait de Gleichzeitigkeit. Aujourd’hui où il y a des grands
congrès de neurosciences sur la détection de coïncidence, on dit coincidence
detection. Quand ça se fait dans la simultanéité, ça donne une trace, une
inscription, une modification du réseau neuronal. Cette première trace, liée à la
décharge de l’excitation, Freud l’appelait « le signe de la perception », pour ceux
qui connaissent, dans la lettre du 6 décembre 1896. Du signe de la
perception Wahrnehmungszeichen, Lacan disait « aux signes de la perception, je
donne leur véritable nom, le signifiant ».
Je ferme la parenthèse juste pour vous dire qu’il y avait là un point de
convergence, même si ces deux domaines sont sans commune mesure, il y a là
un point de convergence entre trace synaptique, trace mnésique et signifiant.
Donc voilà notre couple pour le moins obligé de repenser ses relations. Le sujet de
la psychanalyse et le sujet des neurosciences ne serait-ils plus qu’un ? En tout cas
le phénomène de la plasticité nécessite de penser la question du sujet dans le
champ des neurosciences. Si le réseau neuronal contient dans sa constitution la
possibilité de sa modification – je reviendrai là-dessus, c’est-à-dire qu’il est
organisé pour se modifier, il est programmé pour se déprogrammer, si on veut , et
se programmer différemment – si le réseau neuronal contient dans sa constitution
cette possibilité, si le sujet, tout en recevant une forme, participe à sa formation,
à sa réalisation, bref, si on admet le concept de plasticité on est aussi amené à
introduire dans le champ des neurosciences la question du sujet, donc de
l’unique, donc de la diversité, donc de l’imprédictibilité, tout le contraire de la
façon dont on voit la détermination génétique ou la détermination biologique. Ça
nous pose même la question du fait que l’organisme – pour aller un peu plus loin
dans ce parallèle sur lequel vous trouverez, pour ceux que ça intéresse, des
développements dans le livre, parallèle qu’on a réfuté, reconstruit, déconstruit,
reconstruit, entre trace synaptique, trace mnésique et signifiant, – on peut dire
qu’effectivement l’organisme est affecté par le langage. Une fois que le sujet
entre, s’arrime au monde du langage, qui est vraiment le grand mystère du fait
de l’humain, il est lui-même affecté par le langage, c’est-à-dire qu’il est parasité
par ce parasite. Lacan parlait d’un parasite à propos du langage, je n’ai jamais
vraiment compris ce que ça voulait dire, jusqu’au moment où je me suis plongé
dans ce monde de la plasticité, ça veut dire qu’il est parasité par cet autre organe
que son organisme, qu’est le langage qui lui préexiste et qui participe à
l’organiser, et en particulier à organiser le réseau neuronal.
C’est ce que dit aussi Jacques-Alain Miller dans un excellent article qui s’appelle,
pour ceux qui le connaissent « Biologie lacanienne »1, où il parle de l’affection
traçante de la langue, du système de la langue, pour reprendre la catégorie
saussurienne, l’affection traçante du système de la langue sur le corps, qui laisse
une inscription. Donc le langage n’est pas qu’un organe de communication, le
langage est aussi quelque chose qui participe à produire le sujet, le sujet surgit du
vivant par l’opération du langage. Donc toute l’énigme, dans notre champ, de
l’émergence du sujet, de la naissance du sujet, qui nous intéresse comme
psychanalystes – en particulier comme psychanalystes travaillant avec des
enfants, avec des autistes, de très jeunes enfants – c’est le fait qu’il y a quelque
chose d’étrange qui se met en jeu, qui émerge, avec une inscription dans
l’organisme, du vivant qui est là, du donné de départ, et une autre inscription
dans le monde du langage. Et tout ça, cela donne du sujet, du différent, de
l’unique. On peut dire que le sujet est autant déterminé par sa prise dans le
langage qu’il est déterminé par les données de son organisme. Alors on pourrait
faire la même constatation à propos de l’actualité, du problème de l’épigénèse.
Au moment où la plupart des états et les services de la recherche scientifique ont
beaucoup investi sur le projet du génome humain, lequel projet – qui était
presque l’idée de la mythologie monogénique : un gène, une protéine, un
caractère, qui permettrait de traiter des tas de maladies – et bien le projet du
génome humain aboutit à environ 30 000 gènes, qui ont été identifiés et qui
aboutissent à une complexité insondable sauf, peut-être, grâce aux
développements récents de l’informatique… Mais enfin, de la façon dont les
choses peuvent se complexifier, la question du génome humain aboutit sur la
question des lois de l’épigenèse. Vous me suivez ? C’est-à-dire que, plus on étudie
la détermination génétique, plus la complexité que détermine cette organisation
génétique est évidente et surtout la façon dont l’expressivité des gènes semble
dépendre de façon majeure des particularités de l’expérience, démontrant
l’importance des facteurs épigénétiques dans l’accomplissement du programme
génétique.
Certains travaux, dont justement ceux de Prochiantz qui sont faits sur les gènes
de développement, les gènes d’évolution ; certains développements tendraient à
montrer qu’il y aurait des mécanismes génétiques destinés à déconnecter
l’individu de sa détermination génétique. Donc, on serait génétiquement
déterminés pour être indépendants de sa détermination génétique. En d’autres
termes, on serait génétiquement déterminés pour être libres. Donc il y aurait la
place du sujet à travers l’épigenèse et à travers la question de la plasticité, c’est
comme si la place du sujet était laissée ouverte et libre à l’imprévisible à
l’intérieur même des lois de l’organisme. Ce qui est effectivement un
retournement complet par rapport à la façon dont on se représente en général
l’opposition entre la détermination biologique et la détermination psychique.
Plasticité et épigenèse ont d’ailleurs partie liée. La question de l’expression du
génotype peut être abordée directement à partir du modèle de la plasticité. Vous
savez qu’habituellement, pour ceux qui ont des souvenirs de leur cours de
biologie, on considère qu’entre le génotype et son expression (le phénotype)
opère l’incidence des facteurs épigénétiques, c’est-à-dire de l’expérience, l’impact
de l’environnement, qui viendrait moduler le génotype. Donc, tout serait au fond
génétique, et puis il y aurait une variation dans la génétique. Or, on peut voir
aujourd’hui les choses différemment à travers le phénomène de la plasticité.
C’est-à-dire qu’il y a deux lignes de déterminisme sans commune mesure : la
détermination génétique et la détermination psychique qui se nouent dans le
phénomène de la plasticité, aboutissant à un phénotype. Ce n’est plus la
modulation de facteurs génétiques par des facteurs de l’environnement ; ce sont
deux lignes de déterminations qui se nouent dans un mécanisme assez complexe
qui met en jeu, effectivement, l’affection traçante de la langue sur le corps,
l’expérience interne, l’expérience externe, etc. Donc passons là-dessus pour dire
que là, au fond, il y a un énorme paradoxe pour penser ces choses. L’expérience
laisse une trace. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela peut paraître énormément
déterministe. Ajouter un déterminisme à un autre déterminisme !
On est déjà déterminé par ses gènes, on est déterminé par l’organisation du
réseau neuronal, on est déterminé par les dysfonctions du réseau neuronal, peut-
être congénitalement acquises, et là-dessus la plasticité rajoute encore une
détermination psychique, une détermination environnementale, une
détermination même biologique externe, n’est-ce pas, qui rajoute des
déterminants à des déterminants et que finalement on serait tellement
déterminés que ça produit de l’unique et du différent mais du complètement
déterminé et donc il n’y a pas de liberté ! Il n’y a pas de liberté pour le choix du
sujet, pour l’acte du sujet, etc. Or ce n’est justement pas le cas et c’est ce que
montrent de façon très étonnante les neurosciences contemporaines avec un
paradoxe au cœur de la plasticité : c’est que l’expérience s’inscrit, mais que
l’inscription de l’expérience sépare de l’expérience. Et à ce moment là on ne
retrouve plus l’expérience, on en retrouve la trace. Trace de l’expérience qui peut
s’associer avec d’autres traces au gré de nouvelles expériences. Jusqu’à faire une
chaîne de traces, une chaîne de signifiants qui aboutit à un autre signifié qui n’a
plus rien à voir avec le signifié de départ qui était à la base de la perception. Et ça
c’est une révolution totale de la façon de penser les choses par rapport, par
exemple, à l’idée du traumatisme. Un traumatisme, une expérience vécue, une
effraction dans la petite enfance, dans le monde prénatal, on pourrait dire eh bien
voilà ! Vous avez dit « génétique », vous avez dit « réseau neuronal », maintenant
vous dites « plasticité »… Cela veut dire : tout ça laisse des traces et que quand,
enceinte, vous passez l’aspirateur qui fait un bruit infernal et que votre fœtus se
tord dans le ventre maternel, que sa carrière de soliste est à tout jamais ruinée
par cette expérience là et que vous auriez mieux fait de demander à quelqu’un
d’autre, à votre voisin, de passer l’aspirateur pendant que vous auriez été dan un
parc agréable sous les arbres de Montréal. Eh bien non ! Pas du tout! C’est-à-dire
que l’expérience s’inscrit mais puisqu’elle est inscrite elle sépare de l’expérience.
Elle devient, au fond, un matériau qui peut s’associer à d’autres traces pour créer
une réalité interne inconsciente, complètement détachée de la réalité, telle
qu’elle a été vécue, perçue.
Qu’elle soit endopsychique – comme disait Lacan, il parlait de « perceptions
endopsychiques » – ou qu’elle soit des perceptions externes. C’est-à-dire que tout
est programmé pour que les choses puissent se rendre indépendantes de
l’expérience. Donc la question de la plasticité neuronale est très paradoxale.
L’expérience laisse une trace et l’inscription de l’expérience sous forme de trace
sépare, coupe, rend même inaccessible l’expérience. C’est d’ailleurs ce dont
Freud avait l’intuition. Une vérification tout à fait stupéfiante de certaines
hypothèses de Freud n’a pas cessé de nous étonner, avec Pierre Magistretti, dans
la préparation de ce livre, en lisant toute la littérature contemporaine sur ces
questions là. Alors, on se dit : mais comment ce type dans son cabinet à Vienne,
fumant des cigares, avec son chien qui circulait dans son cabinet, tout en voyant
des hystériques qui disaient être enceintes de lui, et en recherchant l’hypothèse
traumatique à la base des névroses, tout en mangeant de knödels préparées le
soir par Martha Freud, qui se retirait dans son bureau vers 22h00 et arrivait à
créer une théorie globale du cerveau qui aujourd’hui trouve sa validation dans
une actualité stupéfiante ?! Qu’est-ce que disait Freud dans L’interprétation des
rêves, chapitre VII ? Il y dit: « L’expérience de satisfaction laisse une trace qui fait
qu’on ne peut plus remonter de la trace à l’expérience. On retrouve une trace
mais on ne retrouve plus l’expérience ». Mais cette trace, elle est mobilisable pour
s’associer avec d’autres traces et toute une série de phénomènes. Parce que ce
n’est pas seulement un système « computerisé » d’associations de traces en
traces, il y a aussi des états somatiques. Un neurobiologiste, d’origine portugaise,
travaillant aux Etats-Unis, et qui s’appelle Damasio a écrit un livre qui s’appelle
« L’erreur de Descartes » – que certains d’entre vous ont peut-être lu – Damasio
montre qu’il a délocalisé l’esprit de la tête, puisqu’il a montré qu’il y avait une
association avec des états somatiques. Il en a fait une théorie des émotions,
presque d’une cognition à travers les émotions. Mais on peut dire que ces états
somatiques, on peut les penser comme l’équivalent de la pulsion.
C’est-à-dire qu’il y a d’un côté un quantum d’affect, d’un autre côté une
représentation, qui ont chacun un destin différent. Une expérience laisse une
trace, cette trace peut s’associer à d’autres traces, qui sont elles-même des
stimuli nouveaux, qui vont créer de nouvelles traces encore, mais chaque trace
peut être associée avec un état somatique particulier. Un état somatique qui est
une sorte de mémoire du corps, une mémoire inconsciente ; et c’est de la tension
entre la trace et l’état somatique que résulte une décharge psychique qui dirige
l’action c’est-à-dire en fait, un remake de la théorie freudienne de la pulsion, de
son destin, du destin de la pulsion, y compris dans son refoulement. Donc vous
voyez que le système est programmé, déterminé pour introduire une dimension
d’imprévisibilité et pour détacher le sujet de l’expérience. C’est le message de la
plasticité. L’expérience laisse une trace et la trace libère de l’expérience et rend
cette trace à un statut de nouveau stimulus pour être associé à d’autres traces ou
des états somatiques particuliers, c’est-à-dire au fond à un destin aussi déterminé
par la dimension pulsionnelle, c’est-à-dire la jouissance, c’est-à-dire le corps dans
toutes ses dimensions. Donc, la plasticité permettrait d’exploiter à l’extrême le
spectre des possibles, des différences, de l’inédit au delà de la règle. La plasticité
c’est une règle, mais c’est une règle qui produit de l’inédit, laissant toute sa place
à l’imprévisible dans la construction de l’individualité. L’individu peut être
considéré comme biologiquement déterminé pour être singulier, unique,
imprévisible. Alors poser les choses dans ces termes-là pose au fond un grand
problème, parce que ça veut dire qu’il y a une détermination de l’indéterminé ou
une détermination de l’aléatoire. La plasticité introduit à une question qui est
vraiment complexe, un retour sur le problème du déterminisme. Comment est-ce
qu’on peut avoir une série de déterminants qui aboutissent à de l’aléatoire ?
Évidemment dire que quelque chose est déterminé ne veut pas dire qu’il est
prévisible, tout le monde le sait. On a la représentation, quand on parle de
biologie, on dit le gène de l’homosexualité est génétiquement déterminé, donc il
devient homosexuel.
Vous voyez que les données actuelles vont à contre courant de ces
représentations qui orientent parfois les travaux des chercheurs, en particulier de
la psychopharmacologie. Il y a là un problème difficile à penser. C’est-à-dire ce
qu’on a appelé la « détermination de l’aléatoire ». En tout cas on peut dire que la
plasticité fait passer à un nouveau paradigme quant au rapport du sujet à
l’organisme. On peut dire que c’est une révolution scientifique au sens de Kuhn.
Pour Kuhn, lorsqu’un paradigme est efficace et produit beaucoup de résultats,
lorsqu’il est poussé à son point le plus extrême, par exemple pour ce que j’ai dit
ce soir de la détermination organique du psychique, voire de la détermination
génétique du comportement humain, ce paradigme s’épuise. Il s’épuise jusqu’à
déboucher sur un échec. Ouvrant la voie vers une conception nouvelle. Je crois
qu’il parle de science extraordinaire, c’est-à-dire qu’il y a un moment où on est
dans un glissement des représentations et des paradigmes et un changement de
paradigme. Et je crois que le paradigme de la plasticité ce n’est pas tellement un
paradigme nouveau dont on a tiré toutes les conséquences, c’est le signe qu’on
est dans un changement de paradigme complet, en tous cas du côté de la
biologie, et qui rejoint certaines questions de la psychanalyse. Plasticité
neuronale, à chacun son cerveau, plasticité du devenir, plasticité du sujet. Alors, à
partir de là on tombe dans une sorte de contradiction. Que je laisse sous forme de
contradiction mais peut-être est-ce l’intérêt d’une conférence. Dans la discussion
ça va susciter quelques questions. Quand on tombe sur une contradiction ou sur
quelque chose qu’on n’arrive pas à penser, peut-être est-ce parce qu’on est pris
soi-même dans un épuisement de ses propres paradigmes. Donc la contradiction :
Du fait de la plasticité, l’expérience s’inscrit, laisse une trace durable, mais celle-
ci peut être transformée. Ce qui était, peut se désorganiser et se réorganiser
différemment, introduisant une dialectique entre permanence et modification, une
dialectique à explorer, qui est quand même très présente dans la psychanalyse,
qui est quand même une pensée qui donne aussi beaucoup de place aux traces,
aux traces mnésiques, etc.
Or Freud a toujours dit à la fois : rien ne se perd pour l’appareil psychique, a-t-il
écrit, rien ne se perd, pas de souci ! En psychanalyse, ce n’est pas comme en
archéologie, c’est dans L’avenir d’une illusion, je crois… Les archéologues, quand
ils doivent explorer une ville, il y a des parties détruites, il leur manque des tas de
choses. En psychanalyse tout est présent. En même temps, de temps en temps,
dit-il, les traces sont modulables, sont modifiables, en tous cas se combinent, se
recombinent à l’infini si bien qu’on perd la trace de l’expérience, comme je disais
tout à l’heure. Vous voyez qu’il y a là une sorte de contradiction : rien ne se perd
et tout se modifie. Alors je vais essayer de déplier cette contradiction. La
plasticité est un mécanisme qui fait que l’expérience laisse une trace dans le
réseau neuronal. En même temps, elle implique que rien n’est figé, que tout est
toujours susceptible de changement. Il s’agit donc d’une contradiction entre
durée et changement. Mais s’agit-il vraiment d’une contradiction ? On peut en
effet imaginer qu’irréversibilité et réversibilité – si on le prend dans ces termes-là,
une trace irréversible et une trace réversible – sont possibles en même temps, ne
sont pas contradictoires dès lors que l’on considère que les choses peuvent
exister en potentialité, en devenir. Une trace ultérieure peut toujours modifier une
autre trace. De même, pour penser la plasticité, il s’agirait d’être prudent dans la
façon de mettre en rapport un état avec des propriétés. C’est justement ce
qu’amène le concept de plasticité. La plasticité implique en effet que des
propriétés, propriétés de plasticité, existent, mais en potentialité. Ce qui est aussi
valable pour la plasticité de l’organisme que de celle du sujet. Il ne faut donc pas
confondre les potentialités avec des propriétés. On pourrait prendre aussi à ce
propos pour ceux qui travaillent avec les concepts de la psychanalyse, en
particulier de Lacan, reprendre les conceptions aristotéliciennes d’automaton et
de tuché, tels qu’elles ont été introduites par Lacan dans le Séminaire XI pour
faire la distinction entre deux versants de l’inconscient : d’une part il y a
l’inconscient automaton et d’autre part l’inconscient tuché.
L’automaton c’est ce qui se répète et ce qui ne cesse de se répéter, et la tuché et
bien c’est l’événement imprévu, la contingence. L’automaton c’est du côté de la
nécessité et la tuché du côté de la contingence. Contingence qui fait que le matin
vous sortez, tranquillement vous vous dirigez vers votre voiture, mais votre
voisine qui arrose ses plantes laisse tomber un pot qui vous tombe sur la tête et
vous êtes mort. C’est la tuché, c’est la tuile qui tombe du toit. Il y a parfois