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Maison des Sciences de l’Homme54 Boulevard Raspail, 75270 Paris
Cedex 06
Équipe expérimentale F2DS
Formalismes, Formes et Données Sensibles :
recherches historiques, philosophiques et mathématiques
Textes du
Séminaire de l’année 2003
Histoires de Géométries
Organisation du séminaire
Dominique FLAMENT
C.N.R.S.
Fondation Maison des Sciences de l’Homme54, Boulevard Raspail
75270 Paris cedex 06 - B. 308. Tel/fax : 01 49 54 22 54
E-mail :
[email protected]://semioweb.msh-paris.fr/f2ds/
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II
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III
Membres de l’équipe
Responsable : Dominique FLAMENT
Bureau : Catherine HARCOUR, Charles MORAZÉ✝,Philippe NABONNAND,
Peter STOCKINGER,Hind BEN FARES
Membres associés : Marie-José DURAND-RICHARD, Gerhard
HEINZMANN,Christian HOUZEL, Michel PATY, Jean PETITOT,Roshdi
RASHED, Jean-Jacques SZCZECINIARZScott WALTER
Institutions associées aux projets de l’équipe
Académie des Sciences de Paris, Académie des Sciences de
Saxe,CNPq (Brésil),Centre National de la Recherche Scientifique
(CNRS, dont les unités UMR 9949,UMR 7596, UMR 7117, UMR
7062,...),CSIC (Espagne),Collège de France, Collège International
de Philosophie,Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales
(EHESS),Ecoles Normales Supérieures de Paris et de Lyon,Ecole
Polytechnique,Imperial College (Londres),Institut des Hautes Etudes
Scientifiques (IHES),Institut Fourier, Institut Henri Poincaré
(IHP),INPG de Grenoble, IUFM de Créteil,Maison des Sciences de
l’Homme de Paris (MSH),Trinity College (Dublin),Université de
Bordeaux 3,Université de Lyon 1, Université de Nancy 2,Université
Denis Diderot - Paris 7 (IREM etc...),Université Pierre et Marie
Curie - Paris 6,Université d’Orsay - Paris 11, Université de
Provence,Université de Villetaneuse – Paris 13,Universités
allemandes (Berlin, Bielefeld, Bochum, Leipzig, Hamburg...),
Universitésespagnoles (Madrid, Barcelona, San Sebastián, Del Pais
Vasco, Valencia...)...
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IV
Liste des intervenants au séminaire(par ordre
d'intervention)
Klaus VOLKERT (Institut für Didaktik der Mathematik, Johann
Wolfgang Goethe-Universität, Frankfurt am Main)
L'axiome de Zolt ou Le tout est-il toujours plus grand que sa
partie?
Anne ROBADEY (Rehseis, UMR CNRS & Université Denis Diderot
–-Paris7)
Plusieurs niveaux de généralité en jeu dans l'article de
Poincaré "Sur leslignes géodésiques des surfaces convexes"
(1905).
Philippe LOMBARD (IREM, Université Henri Poincaré –-Nancy 1)
Une approche épistémologique de la construction du concept
d'espacegéométrique et physique.
Alain ALBOUY (Université Denis Diderot –-Paris 7 et Observatoire
de Paris)
Le rôle de la structure projective sous-jacente de l'espace dans
lesparticularités de la gravitation Newtonienne
Ralf KRÖMER (Archives H.Poincaré, Université– Nancy 2)
Axiomes pour les espaces vectoriels 1918-1923
Aldo BRIGAGLIA (Università degli Studi di Palermo, Dipartimento
diMatematica)
Foundations of Geometry in Italy before Hilbert (Séance
annulée)
Jean-Pierre BELNA (Rehseis, UMR CNRS & Université Denis
Diderot–Paris7)
Frege et la géométrie projective
Rémi LANGEVIN (Département de Mathématiques, Université de
Bourgogne,Dijon)
Géométrie intégrale conforme des courbes et des feuilletages
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V
TABLE DES MATIÈRES
Philippe LOMBARDUne approche épistémologique de la construction
du concept d’espacegéométrique et physique.
pp. 9-43
Anne ROBADEYPlusieurs niveaux de généralité en jeu dans
l’article de Poincaré
«Sur les lignes géodésiques des surfaces convexes » (1905).
pp. 47-63
Klaus VOLKERTL’axiome de Zolt ou le tout est-il toujours plus
grand que sa partie ? pp. 67-83
Jean-Pierre BELNAFrege et la géométrie projective
pp. 87- 102
Alain ALBOUYLe rôle de la structure projective sous-jacente de
l’espace dans lesparticularités de la gravitation Newtonienne
pp. 105-112
Rémi LANGEVINGéométrie intégrale conforme des courbes et des
feuilletages pp. 115-118
Ralf KRÖMERAxiomes pour les espaces vectoriels 1918-1923
pp. 119-128
Annexe :• Programme du séminaire Histoires de géométries
(2004)
P 131
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VI
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UNE APPROCHE ÉPISTÉMOLOGIQUE DE LACONSTRUCTION, DU CONCEPT
D’ESPACEGÉOMÉTRIQUE ET PHYSIQUE
Philippe LOMBARDArchives Henri Poincaré - Nancy 2
Dominique Flament (dir)
Série Documents de travail (Équipe F2DS)
Histoires de géométries : textes du séminaire de l’année
2003,
Paris, Fondation Maison des Sciences de l’Homme, 2004
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Colloque INTER-IREM d'Histoire et d'Epistémologie - Cherbourg -
mai 1994
Sur la robe de la Mélancolie III
LA « GEOMETRIE DE L'ESPACE »COMME OBSTACLE EPISTEMOLOGIQUE
ou les anti-mémoires du nombre …
Philippe LOMBARDIrem de Lorraine
« Et que l'on ne croie pas que cette foule de théorèmes divers,
qu'on peut aujour-d'hui multiplier indéfiniment par ces méthodes,
doivent compliquer la géométrie, eten rendre l'étude plus longue et
plus pénible. Toutes ces propositions, nouvelles ouplus générales
que celles qu'on connaissait déjà, auront, au contraire, pour effet
cer-tain, de simplifier cette science et d'en étendre les
doctrines. En effet, d'une part, lespropositions d'un nouveau genre
donneront lieu à des théories et à des considéra-tions géométriques
nouvelles ; et d'autre part, les propositions qui rentreront
dansdes théories connues forceront, par leur généralité, d'élargir
les bases actuelles deces théories, et de les asseoir sur des
principes susceptibles de déductions plusdiverses et plus
générales.» Michel Chasles
Bien que le sujet puisse passer pourprovocateur dans un colloque
consacré à laMémoire des nombres, le but de cet exposéest l’étude
épistémologique d’un momenttrès important de l’histoire des
mathéma-tiques : la naissance de la géométrie dansl’espace. C’est
la suite de deux interven-tions dont on pourra trouver le détail
dansles actes des colloques précédents (cf. [1] et[2]) et qui se
proposaient de décrire unemodélisation de la notion d’obstacle
épisté-mologique, tout en expliquant son fonc-tionnement à propos
de la représentationen perspective. S’il suffisait de cultiver
leparadoxe le sous-titre conviendrait peut-être pour excuser
pareille intrusion, maisje voudrais m’arrêter un instant
poursignaler qu’un hors-sujet peut n’être qu’ap-parent… et qu’un
paradoxe peut parfois encacher un autre…
L’habitude qui nous fait considérerdeux univers bien distincts —
celui du cal-cul d’un côté et celui de la géométrie del’autre — est
certes largement ancrée dansles esprits, elle n’en est pas moins
excessi-
vement artificielle ou, pour le dire autre-ment, beaucoup plus
rituelle que véritable-ment justifiée : d’abord dans la
pratique,puisque, mathématiquement, il est devenupresque impossible
aujourd’hui d’envisagerl’espace de la géométrie élémentaire
sanspenser à R3 ; mais aussi au regard de l’his-toire, qui nous
oblige tout simplement àconstater une symbiose entre l’évolution
del’algèbre et celle de la géométrie. Chacunsait en fait que le
concept d’une “géométriepure” est relativement moderne, et
bienpostérieur, en tout cas, à la création de laplupart des outils
géométriques… Pour-tant cela n’empêche nullement de mainte-nir —
souvent même du point de vue del’épistémologie — le mythe d’une
dichoto-mie fondamentale ! Là est sans doute levrai paradoxe, et
c’est d’ailleurs à partird’une telle contradiction que nous
touchonsà une question épistémologique des plusintéressantes…
Je tenterai de la préciser plus loin,mais je m’attacherai tout
d’abord à monproblème initial : celui qui consiste à
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Colloque INTER-IREM. Cherbourg - 1994
LA « GEOMETRIE DE L'ESPACE »COMME OBSTACLE EPISTEMOLOGIQUE
essayer de comprendre les mécanismes del’invention et de la mise
au point de la géo-métrie dans l’espace. J’essaierai simple-ment de
le faire en évitant d’étudier lepassé au travers des savoirs
actuels. Monobjectif, en effet, n’est pas de discuter lavaleur des
choix effectués pour résoudre unproblème — celui de l’espace — pour
lequelnous disposons aujourd’hui de plusieurssolutions ; il n’est
pas de dire pourquoi —au regard des interprétations physiquesplus
récentes — le “modèle R3” s’est révélépertinent ou non ; il est au
contraire dechercher les ressorts d’une découverte.
Nouseffectuerons cette démarche en interro-
geant d’abord l’histoire, afin de revenir àune époque où il ne
s’agissait pas de choisirun modèle mais de le créer ; à une
époqueoù ni l’anticipation ni la confrontation despossibles
n’étaient encore de mise ; à uneépoque au travers de laquelle la
seuleambition qui peut nous guider est celle detrouver un fil
conducteur à l’enchaînementdes faits… Nous reviendrons ensuite sur
laquestion de structurer les différents obs-tacles à partir du
principe de modélisationque j’ai évoqué plus haut et nous
nousconsacrerons enfin aux perspectivesépistémologiques qui
découlent de cettefaçon d’aborder le problème…
que cette question n’a pris sa véritableampleur qu’à partir de
la Renaissance, etd'abord à propos de représentation picturale.
On peut même noter un phénomèneplus surprenant en apparence :
rien (dansl’évolution historique) ne tend à montrerqu’une mise en
place préalable d’outils degéométrie dans l’espace — en
considérantainsi ceux de la géométrie grecque — n’aitété une
condition nécessaire à une utilisa-tion de ce modèle géométrique
comme“modèle de l’espace”. Tout porte à croire, aucontraire, que la
Renaissance a constituéune sorte de “revisitation” complète dusujet
: d’abord parce que les problèmes demaîtrise de “l’espace” — au
travers de laquestion de sa représentation picturale —n’ont fait
que tardivement appel aux outilspropres à la géométrie dans
l’espace ; maissurtout (semble-t-il) parce que ce sont cesproblèmes
nouveaux qui amenèrent à com-pléter la panoplie des outils déjà
forgés par
10
Il convient de préciser d’entrée de jeuun point très important
vis-à-vis de la géo-métrie et c’est dans ce but que j’ai
utilisépour le titre de cet exposé l’expression “géo-métrie de
l’espace” plutôt que celle de “géo-métrie dans l’espace”… Cette
distinction nesignifie pas que je cherche à établir une op-position
entre deux domaines indépendantsl'un de l'autre — ni surtout que je
tienne àséparer deux problèmes auxquels il fau-drait accorder des
importances inégales —mais il faut tout d’abord attirer
l’attentionsur une certaine différence de nature entredes questions
comme celles qui touchentaux polyèdres réguliers ou aux sections
ducone étudiées par les Grecs (c’est indénia-blement de la
géométrie dans l’espace), etdes problèmes qui relèvent de ce que
nousappellerions aujourd’hui la “modélisationphysique de l
’espace”. Or, même sil’astronomie ou la géodésie des
Ancienssupposaient des choix en matière de géomé-trisation du
monde, il est à peu près clair
PREMIERE PARTIE : un peu d'histoire…
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Colloque INTER-IREM. Cherbourg - 1994
LA « GEOMETRIE DE L'ESPACE »COMME OBSTACLE EPISTEMOLOGIQUE
les géomètres grecs et leur donnèrent unepuissance nouvelle,
sans doute insoup-çonnée à l’origine.
La réalité est donc simplement quel’histoire de la géométrie
dans l’espace nepeut pas ne pas s’intéresser au problème dela
géométrie de l’espace et que le tournantconstitué par l’époque de
la Renaissance àcet égard est d’une telle importance
qu’iln’apparaît pas totalement illégitime d’yfaire démarrer une
analyse détaillée, indis-pensable à une approche
épistémologique…
1°) La Renaissance ( 1400 – 1600 )
Considérons par conséquent que l’his-toire commence en 1400…
L’Occident, quidispose déjà d’une culture mathématiquenon
négligeable (sans doute principalementhéritée des Grecs via
l’empire byzantin), vaprogressivement prendre connaissance dela
science arabe et — au travers de celle-ci— de la majeure partie des
savoirs de
l’Antiquité. Parallèlement à ce mouvementqui s’étale lentement
sur presque deuxsiècles, les savants vont tout particulière-ment
s’attacher à résoudre un problèmed’une importance philosophique et
scienti-fique capitale : celui de la représentation“exacte” de
l’espace. D’abord largementcantonnées (jusqu’en 1600) dans une
pro-blématique essentiellement picturale, lesrecherches vont donner
peu à peu naissan-ce à ce qui, pour nous, relève aujourd’hui dela
théorie de la perspective, c’est-à-dire dela géométrie
projective.
D’une façon schématique, le problèmepeut se résumer à la
question suivante :trouver l’image d’un objet donné de l’espacesur
un plan, de manière à traduire par pro-jection centrale la vision
que peut en avoirun observateur (voir le schéma de la figure1). Je
renvoie à [2] pour une description as-sez détaillée des réponses à
cette questionen ce qui concerne la période allant de 1400à 1600 ;
il convient cependant de rappeler ici
11
figure 1
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Colloque INTER-IREM. Cherbourg - 1994
LA « GEOMETRIE DE L'ESPACE »COMME OBSTACLE EPISTEMOLOGIQUE
plusieurs points essentiels si l’on veut évitercertains
contresens épistémologiques :
a) La première idée fausse à éviter est decroire que le problème
a été résolu commenous l’exposerions aujourd’hui à des élèves,en
termes de géométrie dans l’espace… Celatient peut-être simplement à
l’originalité dela question posée : les peintres du Quattro-cento
vivaient bien dans l’idée que lesAnciens connaissaient déjà des
solutions,mais ne disposaient — et ne pouvaient enfait disposer… —
d’aucune référence sur lesujet. Cela résulte plus certainement de
ladifficulté intrinsèque au problème. En effet,même si des outils
de géométrie dansl’espace étaient disponibles, la situationn’est
pas un simple exercice à trois dimen-sions et — en tout état de
cause — ellen’est pas un exercice simple de géométriedans l’espace
! Un peu de bonne foi amènevite la plupart des professeurs de
mathé-matiques à reconnaître leurs propres diffi-cultés pour
maîtriser ce genre de problème,et encore faut-il — pour en arriver
à cestade — admettre que le modèle spatialdont relève (par exemple)
la théorie despolyèdres, fournit à lui seul les propriétésde la
figure 1… parce qu’il s’applique à laquestion sans autre
extrapolation qu’uneespèce de “prolongement à l’univers
toutentier”… C’est le contraire qui s’est pro-duit. Et l’on peut
considérer sans simplifieroutre mesure que les premières règles de
laperspective ont été entièrement décou-vertes en se plaçant
uniquement du pointde vue du personnage représenté dans lafigure 1,
en ne faisant appel à aucune autrenotion “spatiale” que celles de
directionshorizontale ou verticale et en ne travaillanten fait que
dans le plan du tableau ou dansle plan horizontal (cf. [2]). La
géométrisa-tion à partir d’intersections de plans ou dedroites
obliques que nous connaissons
aujourd’hui n’a été en réalité appréhendéevéritablement qu’en
1600, époque à laquel-le Guidobaldo del Monte proposa pour
lapremière fois un exposé mettant en jeusous une forme “correcte”
les notions ensei-gnées actuellement au niveau du lycée…
b) De façon plus imagée, il faut garder àl’esprit qu’une
réalisation graphique telleque celle de la figure 1 n’est
vraimentenvisageable qu’à partir de 1600. C’est-à-dire que, bien
que le résumé de la situationglobale qu’elle contient soit sans
aucundoute dans les têtes dès le début desannées 1400, elle
constitue techniquementune “mise en abîme” qui suppose unemaîtrise
simultanée de deux points de vue.Mais leur mise en œuvre
“opérationnelle”au niveau géométrique nécessite l’applica-tion de
règles sur les points de fuite quin’ont pas été précisées avant
Guidobaldo.Jusqu’à la fin du XVIème siècle, la solutionreposait
essentiellement sur des méthodesqui permettaient de trouver la
représen-tation sur le plan du tableau d’un qua-drillage de
référence situé dans le planhorizontal et auquel il suffisait de
rappor-ter le sujet à représenter. Les seules règlesdémontrées ne
concernaient en réalité quele “point de fuite principal” et “les
tierspoints” (ou “points de distance”) en lesquelsconvergent les
diagonales du quadrillage.Le problème a donc finalement
nécessitédeux siècles pour trouver sa forme en tantque problème de
géométrie dans l’espace etc’est, paradoxalement, une démarche
degéométrisation de l’espace presque indé-pendante d’un appel aux
connaissances desmathématiciens grecs qui a donné un sensau “modèle
à trois dimensions”.
c) La mise en place des règles de la perspec-tive fait ainsi
apparaître, en filigrane, unphénomène d’autant plus important
qu’il
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Colloque INTER-IREM. Cherbourg - 1994
LA « GEOMETRIE DE L'ESPACE »COMME OBSTACLE EPISTEMOLOGIQUE
est relativement rare en mathématiques :l’anticipation de
propriétés suffisammentplausibles pour être admises et
utiliséessans véritable justification théoriqueconvaincante. C’est
là un des aspects surlesquels je me suis attardé dans [2] et
quitouche, en l’occurrence, la notion de pointsde fuite. Il faut
bien comprendre en effetque l’approche des XVème et XVIèmesiècles
ne permettait pas de démontrer —ni même d’expliquer — la
convergence desparallèles en dehors des cas très particu-liers du
point principal et des tiers points.Cela n’a nullement empêché
cependant desmises en œuvre de la perspective picturalequi ne se
privaient pas de faire appel à despoints de fuite plus généraux —
notam-ment à tous ceux qui sont sur la ligned’horizon — et ceci dès
le début des années1500. Il aura fallu pourtant attendre 1600pour
expliquer mathématiquement ce phé-nomène ! Nous sommes donc ici en
faced’une propriété suffisamment “prégnante”pour être extrapolée de
manière tout à faitnaturelle, sans avoir besoin d’être
comprisegéométriquement…
2°) Le cap 1600 …
Le “cap 1600” correspond ainsi à la find’une phase initiale qui
aura abouti à lapremière démonstration des règles concer-nant les
points de fuite. Sans trahir excessi-vement la vérité, on peut
comparer la situa-tion du début des années 1600 à ce qu’il
estfacile d’observer aujourd’hui chez des élèvesnantis d’un bagage
scientifique minimal enmatière de perspective : les savoirs
scolairesactuels permettent sans grande peine decomprendre pourquoi
les images des droitesqui sont parallèles dans l’espace
doiventconverger dans le plan du tableau, puisquec’est là une
application directe des proprié-tés d’intersection des plans et des
droites
dans l’espace… Il serait cependant erronéd'en conclure que le
problème était complè-tement résolu une fois franchie cette étape
!Certes, le “modèle spatial” était désormaismis en place — du moins
sous l’aspect quenous rapportons maintenant aux
propriétésd’incidence — encore faut-il noter que cettemaîtrise
“qualitative” du problème (qui per-met de structurer
géométriquement la figu-re 1) laisse notamment de côté tout
l’aspectmétrique de la solution découverte dès ledébut du
Quattrocento. La nuance n’est pasmince et, s’il en était besoin, il
suffirait pours’en convaincre d’observer les difficultés
quisurgissent immédiatement lorsque l’on veutfaire accepter à des
lycéens — ou à desprofesseurs ! — les propriétés des points
dedistance…
Mais revenons plus en profondeur surle problème global : on doit
remarquer quela figure 1 ne contient pas toute la solution.D’abord
parce qu’il n’est pas immédiat d’ytrouver une véritable maîtrise de
“ce quevoit exactement le personnage de gauche”.Ensuite parce
qu’elle n’apporte pas di-rectement les moyens d’une
approchenumérique, susceptible de guider des cal-culs que
j’appellerai provisoirement :“propres à la situation”… Même pour
unlecteur d’aujourd’hui, une chose est deconnaître les rudiments de
la perspective,alors que c’est une tout autre complicationque de
savoir en gérer les aspectsmétriques. Même si l’on sait par
ailleurs dela géométrie analytique — voire de la géo-métrie
projective — et bien que les pre-mières solutions apportées au
problèmeaient contenu d’emblée une grande part desréponses à ce
type de question !
Epistémologiquement parlant nous dis-posons là d’un symptôme
frappant quimontre en quoi le sujet est difficile : nous
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Colloque INTER-IREM. Cherbourg - 1994
LA « GEOMETRIE DE L'ESPACE »COMME OBSTACLE EPISTEMOLOGIQUE
nous intéressons à la genèse d’une théoriequi — même
rétrospectivement — engageplusieurs facettes très délicates à
assembler.Il semble donc naturel que la découverte etla mise en
place complète de tous ces élé-ments aient dû nécessiter une lente
évolu-tion… Et les choses ont effectivement subiune très longue
maturation à partir dustade auquel nous en sommes arrivés…
ellesn’ont trouvé une sorte de conclusion — pro-visoire ? — que
deux siècles plus tard, c’est-à-dire vers le début du XIXème
siècle…
Je schématiserai ce processus de lafaçon suivante :
figure 2
C’est-à-dire qu’à partir des années 1630deux nouvelles approches
largement indé-pendantes l’une de l’autre vont permettred’enrichir
le “substrat de géométrie dansl’espace” auquel est parvenu le
XVIèmesiècle : l’une correspond à la géométrie ana-lytique (je la
rapporterai pour simplifier aupoint de vue de Descartes), l’autre
est celleinaugurée par Desargues, qui met en avantla notion
correspondant aujourd’hui à cellede projection centrale.
3°) Les deux voies ( 1600 – 1800 )
Bien qu’il soit possible (et intéres-sant…) de rapprocher
chacune des deuxdémarches de telle ou telle avancée parti-
culière à la géométrie grecque, la manièrela plus simple de
décrire la différence entreles deux “voies” schématisées sur la
figure2 est de rapporter chacune d’elles à unefaçon possible de
pénétrer à l’intérieur dela figure 1…
D’un certain point de vue, en effet, lagéométrie de Descartes
consiste à s’intéres-ser d’abord à la partie droite de cette
figure1, et revient à poursuivre l’idée du qua-drillage auquel est
rapporté le plan hori-zontal. Il est clair qu’on peut voir
aisémentdans cette technique systématisée par lespeintres de la
Renaissance pour repérer leséléments de l’espace, l’embryon de la
notionde “repère cartésien” : elle permettrad’apporter peu à peu
les moyens de synthé-tiser tous les aspects du problème à
partird’un seul repère à trois coordonnées, englo-bant à la fois
(lorsque le besoin s’en faitsentir) l’objet à étudier, le plan
image etl’observateur. Ce n’est rien d’autre que laméthode
analytique actuelle dans laquelletous les calculs deviennent
réalisables… Ilfaut toutefois préciser quelques
pointsindispensables pour comprendre la pro-gression historique.
D’abord l’idée en elle-même du “repérage” par projection sur
desaxes de référence ne constituerait pas unprogrès sur la démarche
des peintres s’il nes’y était ajouté la possibilité de pratiquer
lecalcul à partir des “coordonnées”. Ensuite,indépendamment de
cette puissancequelque peu miraculeuse offerte parl’invention du
calcul algébrique, la nou-veauté de la méthode cartésienne par
rap-port à celles (parfois très semblables) desAnciens réside
principalement dans l’idéede rapporter tout le plan (ou tout
l’espace) àun repère unique, choisi a priori et non plusassocié à
des propriétés particulières auxobjets étudiés. Enfin cette “montée
en puis-sance” de la technique algébrique est sans
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1400 1500 1600 1700
Descartes
Desargues
1800
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Colloque INTER-IREM. Cherbourg - 1994
LA « GEOMETRIE DE L'ESPACE »COMME OBSTACLE EPISTEMOLOGIQUE
doute l’élément essentiel à considérer pouranalyser les avancées
effectuées dans lavoie de la géométrie analytique, si bien quecela
rend l’épistémologie de la géométrielargement tributaire de
l’invention del’algèbre “abstraite”.
A l’inverse, la “voie Desargues” consisteà se focaliser plus
précisément sur la partiegauche de la figure 1… C’est-à-dire
qu’elles’attache à chercher une meilleure capacitépour gérer “ce
que voit l’observateur”, ausens où il s’agit de dégager des
invariantsqui permettent de transporter certainespropriétés
métriques de la figure initiale àla figure-image s’inscrivant sur
le tableaumédian. Ici encore je ne ferai que résumertrès
succinctement les points essentiels, etje me contenterai donc de
préciser deux élé-ments… Il convient d’une part, en effet,
deconserver en permanence à l’esprit l’impor-tance donnée par
Desargues à la notion deprojection centrale : d’abord dans sa
volontéde perfectionner les procédés de la perspec-tive picturale
ou ceux de la gnomonique, etensuite au travers de sa théorie
synthé-tique des coniques. Mais il faut aussi souli-gner, d’autre
part, que le simple concept“géométrique” de projection n’aurait
sansdoute jamais trouvé une réelle efficacitésans la mise en œuvre
d’outils nouveauxtels que les notions de points à l’infini
oud’involution, permettant l’utilisation systé-matique de l
’invariance des divisionsharmoniques… Nul ne connaît, évidem-ment,
l’origine exacte des découvertes deDesargues, il est cependant
assez séduisantde penser que toute sa démarche pourraitdécouler de
l’étude systématique des pro-priétés de la figure obtenue en
perspectivelorsque l’on cherche à représenter lesbissectrices d’un
angle ou même, tout sim-plement, des systèmes de droites
per-pendiculaires…
Il convient donc de noter les rupturesindéniables qui séparent
les hommes duXVIIème siècle de leurs prédécesseurs etd’insister sur
le fait qu’indépendamment dela montée en puissance progressive du
cal-cul algébrique, le ressort essentiel de cetterévolution semble
bien résulter d’une pro-blématique de géométrie de l’espace.
L’undes tous premiers traits caractéristiquespropres à un Descartes
ou à un Desarguestient en effet au fait que ceux-ci ne secontentent
plus d’étudier simplement desfigures, mais engagent des théories
quidonnent une existence (et des propriétésintrinsèques) à tout
l’espace. Désormais, lesobjets étudiés ne pourront plus guère
dispo-ser d’une individualité “existentielle” maisse trouveront
presque naturellement “plon-gés” dans une sorte d’espace ambiant…
quenous appelons aujourd’hui “l’espace de lagéométrie” ! Ce
mouvement n’est évidem-ment pas conscient, mais on ne peut
cepen-dant pas analyser l’histoire de cette périodesans prendre en
compte ce lent glissementsouterrain qui verra finalement le but de
lagéométrie passer peu à peu d’une étude desobjets particuliers à
une étude de “l’objetuniversel” qui les contient tous.
Cela étant, les deux approches vont seperfectionner durant deux
siècles et leurévolution doit constamment être comparéeà celle,
parallèle, de l’algèbre. Remarquonssimplement (pour ce qui nous
intéresse)que, durant ces deux siècles, les points devue se sont
souvent épaulés mutuellement :on voit par exemple un La Hire
utiliseraussi bien l’une ou l’autre des approchespour ériger sa
théorie des coniques, demême qu’un Newton établit une
classifi-cation des cubiques en jouant habilementsur l’étude des
équations et sur les simplifi-cations apportées par des
considérationsgéométriques “à la Desargues”… Il n’en
15
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Colloque INTER-IREM. Cherbourg - 1994
LA « GEOMETRIE DE L'ESPACE »COMME OBSTACLE EPISTEMOLOGIQUE
reste pas moins que les deux démarchesétaient “par essence”
étrangères l’une àl’autre, c’est-à-dire que les outils forgésdans
l’un ou l’autre des points de vue ap-portaient chacun leur part de
résultats,sans qu’au fond il soit possible de disposerd’une théorie
“d’unification” au sein delaquelle les deux “façons de penser”
trou-veraient un lien véritable. Cela s’expliqued’ailleurs aisément
si l’on considère la failleoriginelle entre un Descartes et
unDesargues : comme l’on sait aujourd’hui,l’un aboutit à l’espace
affine, l’autre doit enpermanence prendre en compte une struc-ture
d’espace projectif… Une illustrationpresque emblématique de cette
“double géo-métrie” peut être observée dans l’œuvred’un Lambert,
qui reprendra le problèmespécifique de la représentation en
perspec-tive au milieu du XVIIIème siècle : dans unpremier temps
son étude repose essentielle-ment sur l’utilisation de toutes les
res-sources de la géométrie cartésienne (onpeut d’ailleurs y
mesurer de façonspectaculaire l’évolution du calcul algé-brique
depuis le début des années 1600) ;dans un deuxième temps, il
reprendra leproblème sous un point de vue analogue àcelui choisi
par Desargues, avec le butavoué cette fois, de “s’affranchir”
del’importance donnée au “plan géométral”(c’est-à-dire horizontal)
et, à travers lui, dela “stabilisation” du problème contenuedans la
particularisation représentée sur lafigure 1…
4°) Les prolongements ( 1800 – … )
Le processus résumé dans la figure 2peut en définitive
s’analyser en deuxtemps : alors que l’étude de la
perspectiveconstitue un problème unique, traité etrésolu pour
lui-même dans une première
phase allant de 1400 à 1600, l’approfondis-sement et l
’extension de la questionentraînent ensuite une nette
bifurcationqui ouvre une deuxième phase, marquéeessentiellement par
la présence de plu-sieurs méthodes concurrentes. Il fautattendre la
fin du XVIIIème siècle pourobserver une nouvelle évolution
importan-te du point de vue épistémologique, maiscette “troisième
phase” qui s’ouvre indé-niablement avec le début des années
1800présente deux aspects distincts qui ris-quent malheureusement
d’en brouillerl’analyse : nous allons en effet assisterpresque
simultanément, d’une part à lamise en place d’une synthèse
particulière-ment satisfaisante des deux voies emprun-tées depuis
1600 — c’est donc l’occasion deparler d’un nouveau “cap 1800”… —,
etd’autre part à l’ouverture d’une probléma-tique inattendue dont
certains côtés vontdonner l’impression de perturber la solu-tion
enfin dégagée…
Si nous devions arrêter l’histoire audébut du XIXème siècle, je
pourrais large-ment la simplifier en annonçant la clôturedéfinitive
du problème dont j’ai fixé l’origi-ne en 1400. Et il suffit, à vrai
dire, de sepencher sur les travaux de mathématicienscomme Monge,
Chasles ou Poncelet pourêtre frappé de voir comment toutes
lespièces du puzzle vont se mettre en place etpour observer la
manière dont vont conver-ger désormais toutes les “pistes”
pratiquéesau cours des deux siècles précédents…
En effet, on ne peut d’abord manquerd’observer, au travers de
l’œuvre d’unMonge par exemple, l’aboutissement et lamise en
cohérence parfaits des démarchescorrespondant aux deux lignes
supé-rieures de la figure 2 : l’utilisation systé-matique de la
géométrie analytique et de
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Colloque INTER-IREM. Cherbourg - 1994
LA « GEOMETRIE DE L'ESPACE »COMME OBSTACLE EPISTEMOLOGIQUE
la géométrie descriptive pour résoudre “enparallèle” les
problèmes de géométriedans l’espace témoigne, à partir de
cetteépoque, de la pleine conscience d’uneunité profonde entre les
“calculs à la Des-cartes” et les “figures à la Guidobaldo”.La
synthèse complète avec le point de vuede Desargues attendra
simplementChasles et Poncelet : reprenantl’ensemble de la question,
ceux-ci éclaire-ront complètement les liens entre l’in-volution
utilisée par Desargues et l’inva-riance du birapport (c’est le côté
algé-brique de la question), mais aussi entrel’espace affine de la
géométrie cartésienneet le passage à l’espace projectif inventépar
Desargues (c’est le versant géomé-trique sous-jacent).
En résumé, nous pouvons direaujourd’hui que les voies
schématiséessur la figure 2 se rejoignent à partir de ladécouverte
d’un nouveau cadre : celui quiest permis par la maîtrise des
coordon-nées homogènes (réelles et même com-plexes), et que c’est
seulement dans cenouveau contexte qu’il devient possible
derassembler — notamment à propos de lathéorie des coniques — tous
les résultatsacquis dans les différentes voies depuis ledébut du
XVIIème siècle. Le “grandœuvre” n’est certes pas encore
complète-ment achevé, mais l’Aperçu historique deChasles montre à
l’évidence comment lesdivers ingrédients de la solution se sontmis
en place et amènent à un point devue nouveau, centré désormais sur
la no-tion de transformation, préparant enquelque sorte une
synthèse définitivetelle qu’elle sera énoncée par Klein entermes de
recherche d’invariants, puis“close” un peu plus tard par la
détermina-tion complète de tous les invariants de lagéométrie
élémentaire… Pouvait-on —
d’un point de vue épistémologique —rêver mieux que de cette
clôture du pro-blème énoncé autour de la figure 1 ? Etu-dié et
résolu partiellement dans uncontexte donné, enrichi et compliqué
àl’extrême dans différentes directions, ilva se trouver “nettoyé”
au travers d’unesentence irrévocable comme celle-ci :« toute cette
quête revenait en fait àdégager un invariant “projectif” au seinde
la géométrie de Descartes, et le seulque l’on pouvait trouver en
l’occurrenceétait le birapport,… celui-là même quiavait été
pressenti par Desargues » !
L’histoire des mathématiques pour-rait au fond en rester là.
Mais il seraitcependant trop simpliste de s’arrêter à untel
sentiment d’achèvement car, avantmême la fin de cet “achèvement”,
onassiste à l’ouverture d’une nouvelle pério-de dont les
rebondissements vont dépas-ser largement les questions
originelles.C’est une phase que Dieudonné a pu, àbon droit,
désigner dans [6] sous le nomde “chaos”…, je ne m’y attarderai
paspour le moment dans la mesure où sesmultiples aspects nous
amèneraient obli-gatoirement à détailler ses développe-ments au
cours du XXème siècle. Il mesuffira de souligner ici la
contradictionapparente qui va voir à partir de cetteépoque la
naissance d’une nouvelle di-vergence, alors même que la
dichotomieentre les deux voies que j’ai appelées“Descartes” et
“Desargues” a trouvé lemoyen d’être enfin surmontée. C’est
leparadoxe que j’ai déjà évoqué au début decet exposé et qui touche
— seulement àpartir du XIXème siècle — l’émergence dedeux “écoles”
et d’une vraie concurrenceentre ce que l’on appellera le point de
vueanalytique et le point de vue de la géomé-trie pure… J’y
reviendrai plus loin.
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LA « GEOMETRIE DE L'ESPACE »COMME OBSTACLE EPISTEMOLOGIQUE
Comme je l’ai annoncé dans l’introduc-tion, mon but est
maintenant d’essayer dedonner une “modélisation” de ce qu’il
estintuitivement possible d’appeler “les obs-tacles
épistémologiques” liés au problème.Le principe de base de la
description àlaquelle je vais m’attacher repose sur unappel à la
notion de singularité telle qu’onl’envisage habituellement dans le
cadre dela “théorie des catastrophes”. Il ne m’estévidemment guère
possible de détaillertous les aspects de ce point de vue puisqueles
préliminaires font déjà l’objet de deuxexposés : je dois de ce fait
renvoyer à [1] et[2] pour de plus amples explications…Disons
simplement que l’exposé [1] étaitconsacré à l’étude de l’idée de
fronce rappe-lée succinctement ci-dessous et que l’exposé[2]
étudiait une situation plus complexe,correspondant (en simplifiant)
à la conjonc-tion de deux fronces… Nous sommes ici enface d’un
problème d’une plus grande diffi-
culté qui va nous obliger à faire appel à unesingularité de
dimension quatre connuesous le nom “d’aile de papillon”…
1°) La notion de “fronce”
Mettons-nous un instant à la place dupeintre représenté sur la
figure 1 et suppo-sons que nous nous posions un problèmeanalogue au
sien, c’est-à-dire de dessinersur le plan vertical médian l’image
d’unobjet situé dans l’espace. En simplifiant laquestion à
l’extrême, nous pouvons laramener à un exercice analogue à celui
quiest énoncé sur la figure 3…
Lorsque l’on sait que cet “archétype” deschéma a demandé des
siècles avant d’êtreréalisé de façon cohérente, on imagine
sanspeine que les essais de résolution amènentà de multiples
erreurs. On peut aisémentles classer : d’un côté les tentatives
qui
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DEUXIEME PARTIE : un peu d'épistémologie…
A
D
C
BA
D C
B
Exercice : La figure de droite est formée d'un carré et de ses
médianes. Compléter la figurede gauche pour qu'elle corresponde à
une vue en "perspective" de la figure de droite.
figure 3
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LA « GEOMETRIE DE L'ESPACE »COMME OBSTACLE EPISTEMOLOGIQUE
consistent à reporter telles quelles les éga-lités de segments
donnant les milieux, del’autre les approximations qui cherchent
àrendre crédible une déformation plus oumoins aléatoire… C’est
précisément pourtenter d’expliquer une dynamique suscep-tible
d’entraîner ces deux sortes d’erreursque j’ai introduit dans [1]
une “modélisa-tion” que l’on peut résumer par la figure
4ci-dessous.
Les deux formes initiales en présencedans l'énoncé, ainsi que la
solution idéale,ont été symbolisées en des points C, T et Sd’une
courbe représentant les “états” pos-sibles à partir de l’idée de
déformation.Mais ces “états” sont prisonniers desbranches marquées
en trait plein, alors quele point S se révèle inaccessible par
desimples variations le long de l’axe horizon-tal. Les seuls
changements observablesinduisent des cycles C – E1 – T – E2 ,
danslesquels les passages aux points E1 et E2correspondent à chacun
des deux types
d’erreurs citées plus haut. La seule issuepour atteindre la
solution consiste à “pas-ser outre”, c’est-à-dire à faire appel à
unautre paramètre et à trouver un cheminsusceptible de revenir au
point S … Celasuppose que le problème relève d’une surfa-ce
représentative des “états” telle que cellede la figure 5, sur
laquelle le détour par un“savoir” situé au point γ (cusp) permet
—après démontage et remontage du dessininitial — d’aboutir au
résultat cherché…
On se reportera à [1] pour des dévelop-pements supplémentaires.
Notons cepen-dant que l’exercice dont je viens de me ser-vir ne
correspond nullement à une situa-tion historique : il est en fait
“prédigéré”,alors que la solution originelle devait sur-monter une
problématique similaire danslaquelle le point de fuite était lui
aussi àinventer… En fait Alberti s’est heurté dèsle début du XVème
siècle à un obstaclemettant en jeu deux fronces à gérer
simul-tanément (cf. [2]) ! Mais revenons au pro-
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démont
age
déformation
C
ST
γ
C
T S
E1
E2
figure 4
figure 5
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LA « GEOMETRIE DE L'ESPACE »COMME OBSTACLE EPISTEMOLOGIQUE
blème qui nous concerne, c’est-à-dire enréalité à un exercice
qui pourrait s’énoncerainsi : réaliser soi-même la figure 1 …
Contrairement au cas précédent, laquestion posée ressemble cette
fois effecti-vement à une étape “historique” : d’abord— au cours du
XVIème siècle — dans lamesure où des figures strictement ana-logues
étaient nécessaires pour la confec-tion des traités de perspective,
et ensuite —au tournant des XVIème et XVIIème siècle— par le simple
fait que les problèmesd’ombres qui se sont posés aux
peintresappellent des constructions structurelle-ment équivalentes.
Cela étant, admettonsdonc que nous disposions des deux
partiesgauche et droite de la figure 1 et que nousdevions la
compléter en dessinant “ce quevoit le peintre” sur le plan vertical
médian.
Il est facile de comprendre que la diffi-culté est désormais
renforcée par la néces-sité de faire la part des choses entre
troispoints de vue : celui que l’on peut avoir“hors contexte” sur
la forme intrinsèque del’objet observé d’une part, mais
aussi,concurremment, sur les images appa-rentes de celui-ci pour le
personnage situédans la figure et pour le lecteur du schémafinal,
qui voit directement (mais de façonoblique) l’image du tableau
intermédiaire !Nous tombons naturellement sur une“modélisation du
problème” qui amène àfaire appel, non plus à la figure 4, mais àune
“courbe des états” du type de celle dela figure 6 dans laquelle les
trois branchesvont correspondre à chacun des troispoints de vue
susceptibles de servir“d’attracteurs”… (bien évidemment,
lespositions relatives des différentes disconti-nuités sont à
moduler en fonction desinterprétations nombreuses entraînées parles
variations de l’énoncé). L’important est
de noter qu’un problème relevant d’unaussi grand nombre de
combinaisons —donc d’erreurs potentielles — ne peut plusêtre résolu
par l’appel à une seule “fronce”,mais nécessite pour le moins la
construc-tion d’une “surface des états” qui fasseintervenir trois
“cusp” (cf. figures 7 et 8).
Nous sommes ainsi amenés à considérerune nouvelle combinaison de
singularités.Ce sont toutes celles par lesquelles doiventpasser les
étapes de la résolution du problè-me, car chacun des groupements
possiblesentre les attracteurs correspond en fait à unefronce, et
celle-ci permet de parcourir la sur-face selon un cheminement
pertinent, adap-té au problème conjoncturel traité.
Peut-être pourrions-nous en rester àune telle explication et
chercher à précisersur les figures 6, 7 et 8 la signification
dechaque discontinuité en fonction deserreurs rencontrées dans la
résolution detel ou tel exercice analogue à celui que jeviens
d’évoquer ?… Cependant, il ne mesemble pas que cette modélisation
soit suf-fisante pour comprendre véritablement letype d’obstacle
auquel nous avons affaire,et ceci pour plusieurs raisons :
— d’abord, parce que le phénomène de“compréhension” (cf. [2])
oblige à intégrerune évolution historique de la variété des“états”
au fur et à mesure de la création (etdu renforcement) des points de
passagedécouverts à l’occasion de certains pro-blèmes
répétitifs,
— ensuite, parce que nous aboutirions toutau plus, dans cette
seule direction, à l’éta-blissement d’une sorte de “bestiaire”
d’exer-cices indépendants les uns des autres alorsqu’il est
légitime de penser que ceux-ci doi-vent être comparés et rassemblés
au sein
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figure 6
figure 7
figure 8
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d’une famille de cas possibles apparentés àun même problème de
fond,
— enfin, parce que l’analyse épistémolo-gique ne saurait se
contenter de trouver la“surface” adaptée à chaque type
d’exercicealors que la dynamique d’une synthèseconstitue
précisément une étape importan-te au travers de ce que l’on peut
appeler lestade de la “conceptualisation” (cf. [2]).
2°) “L’aile de papillon”
Que doit-on entendre par “dynamiqued'une synthèse” ? Je veux
dire par là que,plutôt que de rester sur l'idée d'une
familled'obstacles “à trois fronces” du type de celuide la figure
8, il convient de regarder cettesurface comme une simple
manifestationparticulière d'une variété de dimensionsupérieure qui
serait, elle, chargée dereprésenter un obstacle d'une plus
grandecomplexité. Précisons encore, mais enregardant les choses par
l'autre versant : ilexiste une singularité de dimension quatre—
c'est-à-dire une sorte de “fronce” où lasurface de la figure 5 est
remplacée par une“hyper-surface” à quatre dimensions — etrien ne
nous empêche d'admettre que c'estelle qui doit permettre de
modéliser la situa-tion… à condition de considèrer désormaisque le
type de problème précis que nousvenons d'étudier constitue une
simple res-triction de la singularité globale à une sur-face de
dimension deux contenue dans lavariété de dimension quatre.
Cette singularité de dimension quatreest connue sous le nom
“d'aile de papillon”(cf. [3]). Il est évidemment difficile
d'endonner une représentation éclairante surune figure de l'espace
habituel, mais l'onpeut se l'imaginer grossièrement à partir
de ses “sections” par des plans mobiles quibalaieraient le
voisinage du point singulier.En première analyse, les singularités
obte-nues sont des surfaces que j'ai tenté deschématiser sur la
figure 9 : c'est-à-direqu'en fonction des “plans de coupe”, il
estpossible de rencontrer des configurationsqui ont exactement
l'allure de froncessimples (figure 9.a), ou au contraire de
faire“éclater” celle-ci selon des singularités pré-sentant trois
fronces disposées de manièreplus ou moins symétrique autour de la
posi-tion centrale (figure 9.b). Vue sous cetangle, on peut donc
considérer que l'aile depapillon correspond à un problème
relevantd'une seule fronce, mais qui serait enquelque sorte
instable, dans la mesure oùune petite variation des données ferait
pas-ser à un problème à plusieurs fronces, c'est-à-dire beaucoup
plus complexe.
Mais c'est en fait cette espèce de varia-bilité structurelle
(vis-à-vis des sections !)qui est importante : elle va nous
permettrede porter un regard différent sur les troispoints signalés
à la fin du paragraphe pré-cédent…
D'abord au niveau de la conceptualisa-tion, puisqu'il s'agit
précisément d'envisa-ger une mise en rapport de toute la familledes
problèmes qui peuvent apparaîtrecomme liés épistémologiquement
entreeux : il devront correspondre ici auxdiverses sections qu'il
est possible d'étudieraux alentours de la singularité.
Ensuite au niveau de la compréhension,car il devient plausible
que la familiarisa-tion avec un type de problème ne suffisepas à
maîtriser l'obstacle, et qu'au contrai-re, la solution véritable ne
puisse êtreacquise qu'au travers de la résolution destrès nombreux
cas attachés aux diverses
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figure 9
figure 9.afigure 9.b
figure 9.c
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sections… et même à une résolution inter-dépendante de
suffisamment de cas “géné-riques” pour atteindre à un lissage
effectifde toute la singularité de dimension quatre.
Le “repassage” d'une fronce telle quel'aile de papillon apparaît
en définitivecomme un problème “monstrueux” nécessi-tant la mise au
point d'un savoir (au sensde [1]) qui doit englober de façon
cohérentetous les sous-problèmes attachés auxdiverses sections,
ainsi que tous les “pas-sages” possibles entre ces sous-problèmes
!Pour prendre un exemple lié à la questionde la géométrie dans
l'espace, nous pouvonsainsi commencer par relire de cette maniè-re
la progression qui va de 1400 à 1600 enla ramenant à un simple
chemin parmi lessections à deux dimensions :
a) le problème initial de la perspective pic-turale
correspondait à une surface à troisfronces du type de celle qui est
représentéeau milieu de la colonne de droite dans lafigure 9
(figure 9.b),
b) la première étape (Alberti) a consisté àinventer deux des
“cusp”,
c) le stade suivant (Viator) a fait apparaîtreune condensation
de ces deux “cusp”, detelle sorte que le problème évolua vers
unesurface telle que celle du haut de la mêmecolonne dans la figure
9 (figure 9.c).
[c'est le point où j'en suis resté dans [2] eton pourra s'y
reporter pour les détails],
d) la dernière période (Guidobaldo) consistaenfin à dégager le
dernier “cusp” qu'il res-tait à inventer sur cette surface (à
uneseule fronce), afin de résoudre l'ensembledes problèmes
particuliers liés uniquementaux relations d'incidence…
Comme on le voit, la solution trouvée nepeut être que partielle
: d'une part parceque l'on n'a parcouru qu'un seul “chemin”
àl'intérieur de la singularité, et d'autre partparce qu'il apparaît
même (voir l'analyse de[2]) que ce chemin à modifié la direction
ori-ginale de la section primitive, faisant perdreainsi de vue
certains paramètres du problè-me initial (ceux qui touchaient aux
aspectsmétriques de la question). Le savoir au “cap1600” est le
résultat de ce parcours particu-lier et demande non seulement à
être com-plété dans les directions perdues, mais sur-tout à être
“synthétisé” sous forme d'uneclarification qui permette d'en
unifier lesdiverses composantes… On peut de plusinterpréter le
schéma de la figure 2 commeune manifestation des parcours
résumantl'évolution historique : une fois la résolutionpartielle
1400 – 1600 effectuée, le problèmerenaît dans toute sa complexité
et va êtreabordé simultanément dans deux directionsdifférentes, qui
suivront ce que j'ai désignésous les noms de “voie Descartes” et
“voieDesargues”. Chacune de ces voies sera enfait accomplie
pratiquement pour elle-mêmedurant deux siècles et il semble bien
que le“cap 1800” corresponde à l'aboutissement,non pas de chacune
(car chacune a atteinttrès vite un haut niveau de performancedans
la découverte de ses propres fronces),mais à la mise en place des
savoirs associésà la singularité principale (l'aile de papillonde
dimension quatre), qui apporteront lesmoyens de passer sans
difficulté d'un pointde vue à l'autre…
3°) la clôture
J'ai donné plus haut les caractéris-tiques essentielles des
approches de Des-cartes et Desargues vis-à-vis du problèmegénéral
de l'espace et de la perspective. On
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pourra remarquer aussi la façon dont cesapproches ont été
transférées dans une“strate géométrie algébrique” de l'aile
depapillon autour du thème de l’étude desconiques, en notant la
particularité de cha-cune à cet égard et en les comparant à
untroisième type d'approche possible, tel quecelui d'un
Dandelin…
De Newton à Lambert en passant parEuler ou Leibniz, on peut
d'autre partobserver les tentatives de bascule d'unesection à
l'autre et mesurer la difficulté deces liaisons. Le “cusp total”
(c'est-à-dire lasingularité elle-même) devra mettre en jeuune
technique susceptible de gérer simulta-nément les calculs de la
géométrie analy-tique et les considérations sur
l'involutionutilisée par Desargues. On sait depuisChasles et
Poncelet que cela nécessite l'in-vention du concept de birapport et
que samise en œuvre au sein des systèmes decoordonnées cartésiennes
passe en fait parune étude systématique des transforma-tions
homographiques, qui appellent elles-mêmes de manière assez
naturelle uneextension des repères capable de donneralgébriquement
accès aux points à l'infini.
En résumé : la maîtrise géométrique dela situation représentée
sur la figure 1, quinous a servi en quelque sorte de
frontispice,amène à se placer dans l'espace projectif —comme
Desargues l'avait pressenti à l'origi-ne —, et suppose — si l'on
veut accéder à lapuissance du calcul qui est à la base de lapensée
de Descartes — le recours aux coor-données homogènes. C'est ce
“couronne-ment” qui marque les mathématiques dansla première moitié
du XIXème siècle, sesprémices constituent notamment la
trameessentielle de l'Aperçu historique… deChasles (cf. [5]). A
partir de cette période ils'agit de reconstruire l'édifice en se
fondant
sur cette découverte : il convient — pourreprendre l'image
développée dans [1] — de“repasser” entièrement la singularité ou,
sil'on préfère, de constituer une nouvellecarte de la “variété des
états” au voisinagedu cusp qui vient d'être découvert…
Ce phénomène correspond assez exac-tement à celui que j'ai
désigné sous le nomde “compréhension” ; il consiste à
rapportersystématiquement les résultats connusauparavant à des
théorèmes ”plus puis-sants” apparus à l'occasion du changementde
point de vue. La manière dont Chasless'efforce de reprendre la
théorie desconiques est édifiante à cet égard, et il suf-fit de se
rappeler du mouvement analogueprovoqué par la “théorie des
ensembles” ousimplement de la toute récente “période desmaths
modernes” pour imaginer l'ampleurque peut prendre un tel
bouleversement…La tentation de “l'universalité” devientalors le
moteur essentiel, tant est grand leplaisir de donner une unité à
tout un cor-pus de résultats dont on sentait certaine-ment la
parenté profonde dans la périodeprécédente, mais pour lesquels le
“liant”restait hors de portée. Cela ne va d'ailleurspas non plus
sans risquer quelques effetspervers si l'élan amène à ne plus
toujoursfaire la part des choses entre les différentsaspects
primitifs, ou si l'unité de façade semet à cacher les oppositions
et les syner-gies qui ont servi de moteur dans la miseen place de
la fronce…
Cela étant, on peut assister en parallè-le au second phénomène
épistémologiquecité dans [2], celui de la “conceptualisa-tion”, qui
va consister à étendre l'emprisede la surface des états non plus en
étendue,mais, d'une certaine façon, en “épaisseur”,c'est-à-dire
dans le but de rassemblerautour de la singularité (qui est en cours
de
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lissage au travers du phénomène de com-préhension), des
situations analogues appa-raissant désormais comme susceptibles
derelever de généralisations ou d'extensionsde la théorie
naissante. C'est en ce sens, mesemble-t-il, qu'il convient alors de
lire lavolonté d'un Chasles (puis d'un Klein) detout rapporter à la
notion de transforma-tion et d'invariants. C'est sans doute aussile
même phénomène qui préside aux élar-gissement de la géométrie vers
l'utilisationdes nombres complexes, puis aux cas desdimensions
supérieures, tant il est clair, eneffet, que ces champs nouveaux de
re-cherche ne relèvent pas d'idées originalespar rapport à
l'obstacle “aile de papillon”,mais simplement d'un nouvel
investisse-ment des intuitions qui s'y rattachaient.
On notera aussi que le résultat decette systématisation dans le
passage parla “carte nouvelle” créée autour de lafronce, amène
paradoxalement à une cer-taine perte d'intérêt : Chasles
lui-mêmeconclut à une forme de “mécanicisme” dela géométrie, induit
par le fait qu'en défi-nitive tout raisonnement se résumedésormais
à trouver la bonne transforma-
tion… On peut enfin se demander si lephénomène de séparation
ultérieureentre “tendance analytique” et “tendancegéométrique” ne
résulte pas d'une certai-ne imperfection dans ce lissage
systéma-tique à partir de la fronce. On pourrait lepenser en
considérant par exemple undomaine comme l'étude des coniques, oùon
verra jusqu'au début du vingtièmesiècle telle ou telle “école”
préférer l'un oul'autre des points de vue, tout en cher-chant par
d'ailleurs à se rattacher à l'uneou l'autre des traditions
historiques inau-gurées par Descartes ou Desargues. C'estévidemment
là une explication possible,surtout si l'on prend en compte un
éven-tuel désir de se cantonner à des niveauxélémentaires : le
refus de passer par lecusp général obligerait en quelque sorte
àconserver une forme d'incompatibilitéentre les “directions”
originelles, tellesqu'elles furent explorées par chacune desvoies
rappelées plus haut… Il me sembletoutefois que nous touchons ici à
un “épi-sode épistémologique” d'une nature diffé-rente auquel je
m'attacherai plus longue-ment après être revenu quelque peu surle
fond du problème.
me semblent s’imposer dans trois directionsparticulières : 1°)
est-il possible de com-prendre l’obstacle global à partir d’une
dif-ficulté unique ? 2°) existe-t-il une réponseen termes de
“modélisation” à la questionde l’évolution de la géométrie au delà
de larésolution du problème originel ? 3°) quelsenseignements
peut-on enfin tirer, à partirde l’analyse historique qui précède,
enmatière d’apprentissage de la géométrie ?
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En admettant donc que l’on dispose —à travers l'idée de
singularité — d’unefaçon relativement pertinente de “modéli-ser”
certains types d’obstacles épistémolo-giques (et notamment celui de
la géométriede l’espace), il devient nécessaire de tirerquelques
conclusions sur différents éclai-rages que ce type de
“modélisation” permetde mettre en avant. Je vais tâcher de déga-ger
certaines remarques ou questions qui
TROISIEME PARTIE : hypothèses et questions…
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1°) Le fond du problème
Comme je l’ai dis précédemment, sil’obstacle constitué par le
problème globalde la géométrie de l’espace me sembledevoir être
décrit à partir de l’idée d’unesingularité très complexe du type
“aile depapillon”, c’est d'abord parce que l’évolutiondes esprits
entre 1400 et 1800 témoigne dela nécessité des diverses “prises de
recul”successives, qui furent nécessaires pourassembler et rendre
compatibles desentrées dans le problème n'ayant pas forcé-ment de
liens évidents entre elles. Il paraîtdès lors légitime que la
progression soitmarquée par des phases de créativité (voirl'analyse
de la “queue d’aronde” décritedans [2]) et par des phases plus
lentes ouplus stationnaires, correspondant sansdoute à l'invention
et à la mise au point descusp intermédiaires.
Toutes ces étapes sont des préalables àla mise en place d’un
véritable cusp pour la“fronce multidimensionnelle” qui est aunœud
de la question. Les mathématiquesne manquent pas vraiment
d’occasions plusou moins “locales” où l’analyse épistémolo-gique
conduit à observer de tels phéno-mènes… Un critère efficace pour
diagnosti-quer un obstacle de cette nature pourraitêtre le suivant
: la maîtrise de la solutionamène non seulement à savoir utiliser
(aumoins) deux sortes de règles, mais aussi àsavoir choisir en
permanence (et à bonescient) laquelle de ces règles doit
s’appli-quer de façon optimale à chaque moment dela résolution.
C’est là, en effet, une caractéristique detout problème
difficile et il n’est pas néces-saire d’observer longuement le
moindreapprentissage pour se rendre compte à quelpoint tout
franchissement d’obstacle butte
invariablement sur des phénomènes de cetordre.
Cela dit, il est clair que l’exemple duproblème étudié jusqu'ici
comporte de façonconjointe des aspects qui le font sortir
—provisoirement ou non — du cadre géomé-trique strict dans lequel
il est inscrit audépart : c’est bien évidemment le cas detout ce
que l’on pourrait être tenté de rame-ner à un aspect “purement
algébrique”… Ilse peut donc que cela soit dû passagère-ment à des
variations de la “nappe” surlaquelle sont concentrés les efforts à
unmoment donné de l’histoire. Il se peutaussi, au contraire, que
les termes du pro-blème initial ne servent en fait qu’à mas-quer
une réalité plus fondamentale. C'est-à-dire que le fond du problème
— sa structu-re même en quelque sorte — demande àêtre clarifié par
la découverte d'un “noyaudur” sur lequel il serait possible de
modeler(ou plutôt de projeter) l'ensemble des diffi-cultés
constituant l'obstacle.
Nous touchons évidemment là unequestion à laquelle il pourrait
bien se révé-ler en fin de compte totalement impossiblede répondre,
ne serait-ce que parce qu’ellemet très vite en jeu une espèce de
hiérar-chie entre divers domaines… Or notre butest précisément de
ne pas engendrer unjugement de valeur qui n’aurait pas de sens(par
exemple entre algèbre et géométrie…),mais au contraire de voir dans
quelle mesu-re certains phénomènes sont plus ou
moinsindissolublement liés.
Ce qui est indéniable dans le problèmequi nous occupe est
justement le fait quegéométrie et calcul sont inévitablementengagés
de manière à la fois concurrente etcomplémentaire : on l’a vu au
niveau histo-rique à propos de Desargues et Descartes ;
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Colloque INTER-IREM. Cherbourg - 1994
LA « GEOMETRIE DE L'ESPACE »COMME OBSTACLE EPISTEMOLOGIQUE
on pourrait le constater aisément enfeuilletant un cours
théorique concernantl'homographie tel que celui de Chasles ; onle
sait de façon particulièrement irréfutabledepuis les travaux de
Hilbert montrantl’équivalence — sur le plan logique — entreles
constructions axiomatiques de la géomé-trie et celles du calcul sur
un corps,d'ailleurs commutatif ou non commutatif.
Ce qui est très frappant, en revanche,touche à la naissance des
deux voies inau-gurées par Descartes et Desargues et à lafiliation
que l'on a envie de leur conférervis-à-vis de la tradition
grecque.
On connaît en effet une partie des re-lations ayant existé entre
ces deux mathé-maticiens et notamment une des premièresréactions de
Descartes au travail deDesargues sur les coniques. Celui-ci écrit
àl’auteur du Broüillon projet… :
«… il me semble que, pour rendre vosdémonstrations plus
triviales, il ne seraitpas hors de propos d’user des termes etdu
calcul de l’Arithmétique, ainsi quej’ai fait en ma Géométrie ; car
il y a bienplus de gens qui sçavent ce qu’est multi-plication,
qu’il n’y en a qui sçavent ce quec’est que composition de raisons,
etc.».
… encore eut-il fallu qu'il ait été facile pourDesargues de
présenter ses calculs à lamanière suggérée par Descartes !
Par de très nombreux détails l’un etl’autre se rattachent, en
réalité, à l’une et àl’autre des deux traditions qui
sous-ten-daient toutes les mathématiques grecqueset que j'ai déjà
signalées dans [1] : d’un côtéla tradition “pythagoricienne”, axée
surl’utilisation des opérations à partir de leursignification
géométrique, d’un autre côtéla tradition “thalèsienne” fondée sur
la
considération des “raisons”, c’est-à-dire dece que nous appelons
aujourd'hui des “pro-portions”.
J’ai insisté dans [1] sur la façon dont onpeut considérer ces
deux démarches commeresponsables d'une structuration des Elé-ments
d’Euclide sous la forme d'un immen-se “pli” (au sens des
singularités)… Et iln’est pas difficile de sentir dans les
travauxdes successeurs d'Euclide — d’Archimède àAppolonius — la
continuité de ces deuxvoies, leur complémentarité mais aussi
leurindépendance, voire leur “incommunicabili-té” relative. On
retrouvera le même phéno-mène au début des années 1600 à
traverscette sorte d’incompatibilité qui sépare lesidées d'un
Desargues de celles d'un Des-cartes et même, plus largement, du
contex-te constitué par la géométrie analytique.
La distinction soulignée par Descartesdans sa lettre à Desargues
est en effet trèsloin d’être de pure forme. Elle marque aucontraire
toute la différence entre deuxopérations qu’il serait — d’un point
de vueépistémologique — complètement erronéd’apparenter trop
rapidement : la multipli-cation et la division !…
Ce sont certes aujourd’hui des avatarsd’une même “loi de
composition”, mais ilconvient justement de garder à l’esprit
quec’est là le résultat de toute une évolution, etprécisément le
résultat de l’évolution duproblème que nous sommes en train
d’étu-dier… L’idée d’un Descartes repose presqueentièrement sur
deux choses :
— d’abord, comme je l’ai déjà signalé, l'idéede remplacer
l’étude des points du plan (oude l’espace) par celle des couples
(voire destriplets) qui se déduisent des projectionssur les
axes,
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Colloque INTER-IREM. Cherbourg - 1994
LA « GEOMETRIE DE L'ESPACE »COMME OBSTACLE EPISTEMOLOGIQUE
— l'idée de remplacer ensuite les considéra-tions sur les
relations géométriques entreles points par des calculs sur ces
nouveauxobjets.
Ces calculs porteront alors sur des lon-gueurs ou, plus
abstraitement, sur desmesures de longueurs. Les opérations
quiamenaient initialement à se rattacher à despropriétés
géométriques (longueurs, aires,volumes, puissances d’un point par
rapportà un cercle, etc.) évolueront peu à peu,
elless’affranchiront progressivement du sensgéométrique pour ne
plus faire appel qu’àl’aspect symbolique ou numérique
desmanipulations effectuées. D’une certainefaçon, c’est tout
simplement ici de l’inven-tion de l’algèbre qu'il est question,
mais ilne faut pas perdre de vue que cettedémarche est en fait
essentiellement denature additive et multiplicative. Elleaboutit à
la notion de polynôme. Même sousson aspect lié à l’analyse (étude
des indivi-sibles ou des tangentes) elle donnel’impression de
traiter très peu de ques-tions relatives aux proportions ou aux
rap-ports (au sens géométrique du terme).
La démarche d’un Desargues est quasi-ment opposée : utilisation
du théorème deMenelaüs, conservation des “composées deraisons”,
passage au cas infini par exten-sion des égalités de rapports,
disparitionpreque obligatoire des notions purementmétriques, etc.,
etc. Sa démarche est entiè-rement fondées sur ce que nous
appelle-rions aujourd’hui la division… Seulementla nuance n’est pas
mince, car la “composéede raisons” correspond effectivement à
unemultiplication… mais à condition de ne pas— ou de ne plus… — se
poser de questionssur la nature des objets qui sont en jeu !C’est
là tout le problème : Descartes mani-pule des nombres en tant que
longueurs (ou
mesures de longueurs), Desargues manipu-le des nombres en tant
que rapports de lon-gueurs ! Même si cela nous paraît aujour-d'hui
“être la même chose”, toute l’histoirede la géométrie de l’espace
ne tient peut-êtreque dans la difficulté de faire “marcherensemble”
ces deux points de vue, au traversdes considérations différentes
qu’ils sup-posent dans l’approche des figures…
On s’en convaincrait vite en suivantdurant ces quelques siècles
les difficultésressenties pour unifier la notion de nombre,ou même
simplement la notion de propor-tion : ce n’est qu’au XIXème siècle
que tom-beront les dernières barrières opposées parles puristes
pour assimiler entre elles lesdiverses notions de rapports de
grandeurs(commensurables ou non). Et il est mêmetout à fait
édifiant de voir — dans la pre-mière moitié du XXème siècle ! — le
soinmis par un Lebesgue, dans son livre Lamesure des grandeurs,
pour fustiger lesconsidérations “métaphysiques” qui en-combrent
encore certains discours sur l'in-troduction des nombres. On
pourrait croire,au travers de notre apprentissage person-nel (qui a
eu lieu à une époque nettementpostérieure à tous les faits que j’ai
rappor-tés jusqu’ici…), que nombre des obstacles— ou plus
exactement : nombre des facettesde ces obstacles — ont été
largement sur-montés. Et il est indéniable, par exemple,que la
présentation actuelle du modèle spa-tial (en géométrie) et du
modèle numériqueréel (en matière de calcul) peuvent laisserpenser
qu'il est devenu chose courante,aujourd'hui, de faire éviter la
majorité detous ces écueils à la majorité des élèves.Rien n’est
moins sûr…
Je voudrais simplement signaler sur cesujet une observation
pédagogique qui mesemble particulièrement intéressante, à
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Colloque INTER-IREM. Cherbourg - 1994
LA « GEOMETRIE DE L'ESPACE »COMME OBSTACLE EPISTEMOLOGIQUE
propos de l’apprentissage (au niveau du col-lège) des équations
du type “ a.x = b ” (cf.[4] pour une présentation détaillée)…
Lors d’une séquence didactique consa-crée à la résolution
progressive d’équationsallant du cas très simple comme “ 3 x = 4 ”à
des exemples plus complexes du type :
5 x = – ,puis du type :
– x = 7 ou – x = – ,
on peut s’apercevoir en effet de la présenced’un obstacle très
important pour la plu-part des élèves : alors qu’il s'avère
rela-tivement facile d’apprendre les mécanismesinitiaux qui amènent
— au niveau des deuxpremiers exemples — à diviser les deuxmembres
par le nombre adéquat, le passageaux deux derniers exemples
contient, enrevanche, une difficulté d’une tout
autreimportance.
Cela provient du fait que ce typed’équation amène
obligatoirement à envisa-ger deux voies possibles :
— traiter le coefficient de x comme l’actionde deux opérations
(multiplié par 3 ; divisépar 5) ce qui induit d’inverser ces deux
opé-rations en les appliquant au secondmembre… :
« je dois diviser par 3 et multiplier par 5 lesdeux membres,
donc : x = – x – » ,
— traiter le coefficient de x comme la mul-tiplication par un
seul nombre (à savoir lerésultat de la division de 3 par 5) et
abou-tir, de ce fait, à :
53
23
23
35
34
23
« je dois diviser les deux membres par lenombre (3/5) ,
d'où : x = – : – = » .
Inutile de dire que les élèves sont sanscesse confrontés à ce
type de question, etsurtout que chaque nouveau problème dû àla
malignité du maître, suppose, de leurpart, de savoir choisir à bon
escient laquelledes deux façons de regarder la solutionobtenue est
la bonne…
Il y a là beaucoup plus que ce que l’onpourrait considérer trop
vite comme unedifficulté mineure. On peut faire semblantde croire
aujourd’hui que des règles aussi“combinatoires” que celles qui
doivent êtreacceptées pour ne pas faire de différencepsychologique
entre les deux formes précé-dentes du même résultat sont
largementdépassées par la présentation du conceptde nombre et de
loi de composition. Ormême affranchi (en apparence ?) des
diffi-cultés conceptuelles qui ont marqué l’his-toire, il n’est pas
si facile d’admettre que le“résultat d’une opération” est un objet
qui aexactement le même statut que les deuxobjets que l’on vient de
composer…
En fait, on rencontre ici — au traversde l'agencement des
différentes règles decalcul sur les quotients et sur les
“quotientsde quotients” — tous les ingrédients d’unobstacle “en
aile de papillon”. Encore “tech-niquement” présent dans
l'apprentissage etrésumant presqu'à lui seul l’aspect algé-brique
de la plupart des difficultés rencon-trées historiquement sur le
concept denombre, il pourrait bien, en fin de compte,constituer le
paradigme fondateur de l’obs-tacle étudié jusqu’ici… et auquel se
sontd'abord heurtés les géomètres.
(2/3)——(3/5)
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Colloque INTER-IREM. Cherbourg - 1994
LA « GEOMETRIE DE L'ESPACE »COMME OBSTACLE EPISTEMOLOGIQUE
2°) Les prolongements
Bien qu'elle soit quelque peu allusive,nul doute que l'analyse
précédente soit sus-ceptible d'avoir réconcilié le sujet de
cetexposé avec le thème du présent colloque…Il me reste cependant à
revenir sur un pointque j'ai déjà évoqué à plusieurs reprises etqui
touche à la séparation traditionnelleentre géométrie et algèbre. A
partir duXIXème siècle, les mathématiques sont lar-gement marquées,
en effet, par la coexisten-ce de deux grands courants en
géométrie,dont l'un se réclamera de la géométrie pureet l'autre se
rattachera avant tout à la géo-métrie analytique.
Plus encore que sur les questions pré-cédentes, il est clair
qu'il ne peut s'agir icique d'hypothèses épistémologiques
desti-nées à comprendre les mécanismes de cetteévolution. Nous
sommes en fait confrontésà un problème qui est
malheureusementcompliqué par une certaine part de “mau-vaise foi”
séparant les tenants de l'une etde l'autre école. Les arguments
apparais-sent souvent comme plus subjectifs qu'ob-jectifs, un peu
comme si le fond du problè-me ne relevait en définitive que
d'esthé-tique, de préférences personnelles dans uneinclination vers
les figures ou vers les équa-tions, ou simplement d'un
attachementquasiment sentimental à la tradition deDescartes ou à
celle de Desargues…
La vérité est d'abord que ces invoca-tions de la “géométrie des
Anciens” ou detel ou tel “grand géomètre” sont générale-ment sans
grand rapport avec les diver-gences effectives qui séparent les
écoles.Car même si Descartes ou Desargues sui-vaient des voies
différentes, il serait biendifficile de prouver que l'un faisait
plusréférence que l'autre aux outils mathéma-
tiques grecs et, plus encore, que l'un aitsuivi une voie plus
“géométrique” quel'autre ! Il n'en reste pas moins qu'aumoment où
prend naissance la possibilitéd'une harmonisation entre les deux
éclai-rages qui ont véritablement séparé la géo-métrie avant 1800,
on voit s'instaurer unenouvelle bifurcation, et que celle-ci va
sansdoute se prolonger jusqu'au milieu duXXème siècle.
Nous avons vu plus haut les consé-quences que l’on peut
attribuer à l’inven-tion du cusp correspondant à “l’aile
depapillon” du problème de l’espace : on peutrésumer ces
conséquences en disant que ladécouverte des savoirs précis liés à
la struc-ture projective sous ses différents aspects(géométrique et
algébrique) induit une nou-velle présentation des choses à partir
ducusp, et tend à étendre cette présentationau maximum de sujets
environnants. Sinous devons interpréter les événements quisuivirent
en termes de “fronces”, noussommes donc amenés à constater la
nais-sance d'un nouveau “pli” dont les nappesdevront être affectées
à l'une et à l'autredes tendances marquant désormais la géo-métrie.
En termes de singularités, il semblelégitime d'envisager au moins
trois possibi-lités qui sont de portées sensiblement diffé-rentes
:
a) On peut regarder ce nouveau pli commeune conséquence
naturelle du lissage auvoisinage d'une singularité. C'est-à-direque
nous serions en présence d'un simpledéplacement de la fronce (et de
ses nappesinitiales) dû à la stabilité générique decelle-ci : le
“repassage” ne reviendrait, enfin de compte, qu'à pousser plus loin
la dif-ficulté…
b) On peut interpréter le phénomènecomme le résultat d'une
découverte impré-
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Colloque INTER-IREM. Cherbourg - 1994
LA « GEOMETRIE DE L'ESPACE »COMME OBSTACLE EPISTEMOLOGIQUE
visible, provenant de la création d'un plinouveau par
combinaison de la situationlocale (en cours de lissage) avec une
froncevoisine “couplée” à celle que nous avonsétudiée
jusqu'ici…
c) On peut être confronté enfin à l'obliga-tion de revenir
partiellement sur l'analyseprécédente qui postulait la complète
résolu-tion du problème de l'espace au “cap 1800”,afin de
réintégrer le nouveau pli commeune simple étape supplémentaire
dansl'évolution de la singularité à quatredimensions…
A vrai dire, la situation nouvelle faitd'abord penser à une
dynamique de type“queue d'aronde”, telle qu'elle a été décritedans
l'exposé [2] et telle que l'on peut laschématiser à la manière de
la figure 10 dela page suivante. Il me semble en effetqu'une grande
part de l'analyse épistémolo-gique conduit à dégager nombre de
symp-tomes évoquant la genèse (ou le renforce-ment) d'un pli à
partir de la conjonction dedeux fronces. Précisons-en
quelques-uns…
i) la nature des nappes :
Il n'est pas si facile de spécifier la diffé-rence entre
“géométrie pure” et “géométrieanalytique”. On peut toutefois
considérersans trop caricaturer qu'à partir du XIXè-me siècle la
géométrie s'est scindée en deuxgrandes directions : l'une s'est
située expli-citement dans le champ de l'analyse algé-brique
étendue à la géométrie projectivecomplexe pour culminer autour de
la théo-rie des fonctions algébriques (on y rattache-ra avant tout
un Cauchy ou un Riemann),l 'autre (pratiquement inaugurée
parChasles), s'est presque tout aussi explicite-ment fixé pour but
l'élimination des calculsdes problèmes relevant de la
géométrie…
De l'utilisation systématique des “inva-riances par
transformations”, aux détoursles plus sophistiqués de la “géométrie
énu-mérative”, de la réduction des raisonne-ments aux “cas
génériques” à l'apogée de la“géométrie italienne”, il est aisé de
suivrela trace d'un indéniable “parti-pris de pure-té” qui se mit à
côtoyer, de manière plus oumoins rigoureuse, une ligne générale
desmathématiques qui donnait, de son côté,l'impression de conquérir
de jour en jourune plus grande assurance dans ses fonde-ments. Sans
aller très loin, vous pourrezvous en persuader de façon
particulière-ment frappante si vous feuilletez, parexemple, un
ouvrage quelconque de “géo-métrie supérieure” publié dans les
débutsdu siècle : il risque de vous paraître totale-ment
incompréhensible à force de mise enavant de “principes
algébrico-différentiels”destinés à résoudre les équations avantmême
de les avoir posées !
Mais c'est au fond de cela qu'il s'agit.Indépendamment de
l'intérêt “qualitatif”que l'on peut attribuer à l'étude des
“for-mes” dont relève la géométrie, les questionsmathématiques
sous-jacentes sont pres-qu'essentiellement des problèmes de
réso-lution d'équations. Ainsi en va-t-il, bienentendu, des études
sur les coniques ou desthéories les plus difficiles sur les courbes
ousurfaces algébriques, mais il en est demême pour des
considérations aussisimples que celles qui concernent les
pro-priétés d'incidence “immédiates” entredoites et plans, qui ne
sont, au fond, que latraduction de systèmes algébriques… [pen-sez
par exemple à la très belle démonstra-tion du théorème de Pappus à
l'aide de lapropriété du neuvième point.]
Cela étant on comprend mieux la diffé-rence entre les deux
approches, du moins
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V
C
D
figure 10
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en ce qui touche à ce que nous appelonsaujourd'hui le domaine de
la géométriealgébrique : d'un côté, “l'analyse algé-brique” serait
l'étude des équations à partirde l'arsenal des outils
“fonctionnels” ; del'autre, l'étude des solutions de ces équa-tions
requerrait des outils moins visible-ment “calculatoires”,
illustrant une fois deplus l'adage selon lequel « la résolution
deséquations algébriques ne relève pas de l'al-gèbre »… On connaît
d'ailleurs les “obstruc-tions” qui, par essence, interdisent
d'expri-mer par des formules les solutions deséquations trop
complexes, on sait aussil'énormité des ressources d'analyse
réelleou complexe nécessaires pour effectuer desavancées
significatives dans la maîtrise dessolutions à partir du degré
trois…
ii) le phénomène de condensation :
S'il convenait de chercher un événe-ment fondateur dans le
développement“moderne” de chacune des deux “nappes”évoquées ici, il
ne me semblerait pas dépla-cé de s'arrêter un instant sur un point
trèsprécis lié à la théorie de l'involution intro-duite par
Desargues à propos de l'étude desconiques.
Indépendamment de l'approche propre-ment “spatiale” qui
caractérise la démarchede Desargues développée jusqu'ici, il
n'estpas inutile, en effet, de se rappeler que l'undes ressorts
principaux du Broüillon pro-jet… réside dans ce qu'il est
convenuaujourd'hui d'appeler le théorème deDesargues-Sturm,
consistant à remarquerque les intersections d'une droite avec
lesconiques d'une même “famille” sont eninvolution. C'est-à-dire
que les couples depoints déterminés sur une droite par uneconique
variable définissent une applica-tion de cette droite sur elle-même
et, qu'en
prenant certaines précautions vis-à-vis dupoint à l'infini,
cette application n'est riend'autre qu'une fonction
homographiqueinvolutive.
On voit percer ici une idée tout particu-lièrement précisée par
Chasles et quiconsiste à relier l'étude d'une correspon-dance
d'origine algébrico-géométrique entrepoints d'une droite, avec
l'étude d'une ap-plication (ou transformation) sur la droite,ainsi
qu'avec l'invariance du birapportassocié à celle-ci.
Il semble clair que c'est dans des consi-dérations de ce genre
qu'il convient de cher-cher la source de la notion de
correspon-dance, étendue par la suite avec plus oumoins de bonheur
à une foule de situationsdu même type. Cela étant, on notera
aussique l'involution utilisée par Desargues estl'un des rares cas
de ce genre où la théoriefonctionne à merveille et où il est
effective-ment possible de jongler avec l'un ou l'autredes points
de vue tout en étant capable dejustifier, à chaque instant, le
passage del'un à l'autre… Elle correspond de ce fait àune occasion
presque unique de “condensa-tion” de deux fronces à l'occasion de
laquel-le un résultat important et nouveau varésulter de la
rencontre de considérationsfonctionnelles et géométriques.
iii) la phase d'extrapolation :
Nous en arrivons ainsi à un aspect quej'ai déjà rappelé au début
de la partie histo-rique de cet exposé et sur lequel j'ai
insistédans [2]. Il touche à un phénomène majeurque l'on doit
pouvoir associer à une situa-tion du type de celle qui est résumée
sur lafigure 10 : une fois “consommée” la conden-sation des deux
fronces (point V) tout sepasse comme si on assistait à la
création
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LA « GEOMETRIE DE L'ESPACE »COMME OBSTACLE EPISTEMOLOGIQUE
d'un “champ de savoirs” (bord apparent dela nappe) et que ce
champ, bien que consti-tué d'images non justifiables au
sensmathématique du terme, serve d'attracteurpour de futurs
développements.
On peut comparer cette situation àcelle de la notion de points
de fuite en pers-pective : les propriétés “miraculeuses”
(etdémontrées…) de l'involution joueraient lemême rôle que le point
de fuite principallorsqu'il engendra par extension simpletous les
autres cas. Leur “prégnance” auto-riserait nombre de
généralisations dont laseule démonstration possible relèveraitd'un
pur appel à l'intuition.
Il semble en être allé exactement defaçon analogue si l'on se
réfère aux diversprincipes invoqués par Chasles ou Ponceletpour se
convaincre de la validité de nom-breux raisonnements fondés sur les
“corres-pondances (m,n)”, sur les “extrapolationsau cas complexe”,
sur les “restrictions auxpositions générales”, etc. Chasles, le
pre-mier, avait évidemment conscience de lafaiblesse des
justifications théoriques, maisil ne doutait pas — et c'est
justement làtout le phénomène épistémologique que jevoudrais
souligner —, il ne doutait pas dela validité des résultats obtenus,
bien quela théorie reste comme en suspens, fauted'une fronce venant
compléter la figure 10de manière à permettre le passage d'unenappe
à l'autre du nouveau pli…
On mesurera simplement la difficultédu problème en essayant
d'imaginer desjustifications du type de celles qui avaientcours
pour l'involution de Desargues en lesappliquant, cette fois, à un
exemple commecelui d'une “involution ternaire” détermi-née sur une
droite par les intersectionsd'une cubique variable… Je me
contenterai
de signaler, pour ma part, que la justifica-tion de nombre de
raisonnements de la géo-métrie algébrique italienne soulève
encoredes difficultés aujourd'hui, et je renverrai à[6] sur la
question…
iv) mise en abîme et fronce terminale :
Curieusement, le parallèle avec lasituation étudiée dans [2] à
propos duXVIème siècle peut sans doute être pousséplus loin encore.
C'est-à-dire qu'une fois lepli de la figure 10 établi et exploré
selon lespossibilités associées à chacune des nappes,il devient
très difficile de découvrir (ou decréer, si l'on préfère…) les
ingrédients nou-veaux, susceptibles de constituer un cusppour la
fronce manquante. Mais en toutétat de cause, il semble bien que la
solutionpasse par une énorme “prise de recul” vis-à-vis du problème
initial, à un niveau certai-nement aussi élevé que celui de la
“mise enabîme” qui fut nécessaire au XVIème sièclepour passer d'un
stade “à la Viator” austade maîtrisé par Guidobaldo. Sans vou-loir
filer exagérément la métaphore, chacunpeut effectivement mesurer le
chemin par-couru en matière de “mise en abîme” : lagéométrie de
l'espace va devenir un simple“cas particulier” parmi une infinité
de“variétés” imaginables, le calcul algébriquedevra s'étendre et se
perfectionner pourenglober “l'algèbre non commutative”, les“formes”
elles-mêmes rentreront dans lesnouvelles combinatoires du “calcul
homolo-gique”, etc., etc.
Il est par ailleurs légitime de penserque la “fronce” manquante
attendra lesannées 1950… : après que Severi et Lef-schetz soient
parvenus à réinterpréter entermes d'homologie un grand nombre
desméthodes de géométrie énumérative misesen œuvre depuis Chasles ;
après qu'un
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LA « GEOMETRIE DE L'ESPACE »COMME OBSTACLE EPISTEMOLOGIQUE
point de vue comme celui qui conduit à la“formule des Tor” de
Serre ait permis decomprendre la nature profonde des résul-tats les
plus puissants de la géométrie algé-brique. D'une certaine façon,
on peut esti-mer que la présentation de l'algèbre homo-logique
menée à bien par Cartan et Eilen-berg constitue l'un des premiers
cadresdans lequel aura pris forme le “lissage” decette fronce
“terminale”…
Comment raccrocher une telle analyseaux trois hypothèses a), b)
ou c) formuléesplus haut ?
Chacun aura sans doute son idée sur laquestion… Je dirai pour ma
part qu'il mesemble plausible d'hésiter entre les inter-prétations
b) et c), et donc de se demanders'il convient de regarder ou non
l'ensemblede cette phase comme un simple élément“contenu” dans
l'aile de papillon constituti-ve du problème de la géom