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Archives de sciences sociales des religions 151 | juillet-septembre 2010 Fondations des lieux de culte Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/assr/22305 DOI : 10.4000/assr.22305 ISSN : 1777-5825 Éditeur Éditions de l’EHESS Édition imprimée Date de publication : 1 septembre 2010 ISBN : 978-2-7132-2255-9 ISSN : 0335-5985 Référence électronique Archives de sciences sociales des religions, 151 | juillet-septembre 2010, « Fondations des lieux de culte » [En ligne], mis en ligne le 01 septembre 2010, consulté le 16 août 2020. URL : http:// journals.openedition.org/assr/22305 ; DOI : https://doi.org/10.4000/assr.22305 Ce document a été généré automatiquement le 16 août 2020. © Archives de sciences sociales des religions
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Fondations des lieux de culte - OpenEdition Journals

May 12, 2023

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Archives de sciences sociales des religions 

151 | juillet-septembre 2010Fondations des lieux de culte

Édition électroniqueURL : http://journals.openedition.org/assr/22305DOI : 10.4000/assr.22305ISSN : 1777-5825

ÉditeurÉditions de l’EHESS

Édition impriméeDate de publication : 1 septembre 2010ISBN : 978-2-7132-2255-9ISSN : 0335-5985

Référence électroniqueArchives de sciences sociales des religions, 151 | juillet-septembre 2010, « Fondations des lieux deculte » [En ligne], mis en ligne le 01 septembre 2010, consulté le 16 août 2020. URL : http://journals.openedition.org/assr/22305 ; DOI : https://doi.org/10.4000/assr.22305

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La Mecque, Lourdes, Jérusalem, la célébrité de ces noms de lieu est indissociable desfoules et des dieux qui les font vivre depuis l’origine. Innombrables sont ces places quiont fait leur nom au gré des cultes qu’elles fixent et rassemblent. Regarder de plus prèsl’émergence de chacune d’entre elles, célèbres ou moins connues, fait l’ambition de cedossier réunissant historiens, géographes, anthropologues et sociologues.Leurs contributions décrivent la fixation des grandes religions révélées dans leursterres originelles mais aussi dans les autres lieux du monde jusqu’alors dédiés àd’autres cultes. Retracer l’histoire de la moindre fondation revient ainsi à établir lespièces d’un procès entre protagonistes distincts que le lieu peut autant réunirqu’opposer.Créations de mosquées dans des contextes variés comme les Antilles ou les Balkans,engagement des puissances d’État dans la refondation de topographies religieusesnationales au Moyen-Orient ou au Pakistan, jeux du tourisme et de la spiritualité enEurope, la patrimonialisation religieuse des espaces suit des chemins pluriels et mêlés.

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SOMMAIRE

Translittération

Introduction: Procès de fondationSossie Andézian

Une mosquée en MartiniqueLiliane Kuczynski

Aux origines de l’Église arménienne catholique de JérusalemSossie Andézian

From vision to cult siteA comparative perspectiveWilly Jansen et Catrien Notermans

Construction de mosquées en Albanie, 1920-1939Nathalie Clayer

La sacralisation du territoire jordanienReconstruction des lieux saints nationaux, 1980-2006Norig Neveu

Renouveau monastique et historiographie chrétienne en SyrieAnna Poujeau

Fondation d’un centre de pèlerinage au LibanNotre-Dame de BéchouateEmma Aubin-Boltanski

Heritage, Nationalism and the Shifting Symbolism of the Wailing Wall*Simone Ricca

Benazir en odeur de saintetéNaissance d’un lieu de culte au PakistanMichel Boivin et Rémy Délage

Les deux faces de LourdesLourdes de Zola et Les foules de Lourdes de HuysmansFrédéric Gugelot

Du Tro-Breiz à la Vallée des Mille SaintsBrigitte Bleuzen

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Translittération

Pour les noms communs non encore attestés dans les dictionnaires français, latranslittération utilisée suivra le modèle ci-dessus.

La marque du pluriel se note en ajoutant -s à la forme du singulier : waqf, pl. : waqf-s.

Les noms de lieux et de personnes répertoriés dans les dictionnaires français gardent leur

graphie usuelle ; les noms de lieux et de personnes non répertoriés sont translittérés sans signe

diacritique.

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Introduction: Procès de fondationSossie Andézian

1 En nous inspirant des travaux de Marcel Detienne (1990, 2009) sur la fondation des

lieux, nous avons entrepris, à l’automne 2007, une réflexion sur les procès de fondationdes lieux de culte dans le cadre d’un atelier du Centre d’études interdisciplinaires desfaits religieux (CNRS/EHESS). Pas de contraintes de choix de religions ni d’airesgéographiques et culturelles au départ. Un groupe d’une quinzaine de chercheurs, depost-doctorants et de doctorants s’est peu à peu constitué et a poursuivi ses activitéspendant deux ans. Deux journées d’étude ont réuni l’ensemble des participants (les 11et 12 juin 2009) pour présenter une première version des contributions dont onze sontpubliées dans ce dossier. Une ligne directrice s’est dessinée dès les premièresinterventions et s’est confirmée par la suite: la fondation de lieux de culte commemoment d’émergence de nouveaux systèmes de sens et de création de nouveauxterritoires, réels ou symboliques. Historiens, géographes, sociologues etanthropologues ont confronté données et analyses dans le domaine du judaïsme, duchristianisme et de l’islam, dans des régions aussi variées que la France, les Antilles, lesBalkans, le Proche-Orient et l’Asie du Sud. Les périodes historiques étudiées s’étalaientde la seconde moitié du XIXe siècle au début du XIXe siècle, avec des incursions plus loin

dans le temps chaque fois que la mise en perspective des faits le nécessitait. Muroccidental du Temple de Jérusalem, églises, monastères, mosquées, mausolées, autantde formes différentes de monuments dans lesquels s’exerce le commerce avec le divin.

2 Précisons que les contributions se limitent aux religions du Livre, trois religions qui

partagent cette caractéristique d’avoir refusé à leurs débuts de territorialiser laprésence divine et posent donc le problème dans des termes communs et qui leur sontspécifiques. Chacune d’elle, en effet, voit ses édifices s’ériger et se multiplier à traversl’espace et le temps, paradoxe des trois religions, qui, tout en continuant de professer latranscendance, sont bien ancrées au sol 1. Progressivement ces constructions vontdélimiter des territoires politiques et servir de support aux identités collectives,comme elles vont donner corps aux doctrines religieuses et exprimer les luttes et lesconflits entre elles. Et leur transformation assez courante en lieux de mémoire leurconfère un pouvoir symbolique de l’ordre de l’immanence, qui tend à confondreterritoire sacré et entité politique.

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3 Cette tendance s’est renforcée avec l’adoption, au XXe siècle, de la forme État-Nation

suivant le modèle européen par la majorité des peuples, les lieux de culte devenantdans certains cas des enjeux dans les conflits de territoires entre nations antagonistes.Plus qu’une instrumentalisation du religieux par le politique, il s’agit de l’attestation dela force symbolique du religieux et de son usage comme facteur de transcendance etd’élévation au-dessus des contingences matérielles. Aussi, ce qui pouvait paraîtreincomparable au départ, en raison de spécificités nationales et religieuses, prend-ilplace dans un système d’équivalences, où des processus similaires d’articulation dedeux éléments dichotomiques: le terrestre et le céleste, le matériel et l’immatériel, laforme et le fond, l’humain et le divin... sont observés, mais dont l’agencement s’opèrechaque fois de façon singulière. Données géographiques, contextes historiques, facteurspolitiques, économiques et culturels, idées religieuses interagissent diversement pourdessiner les contours des lieux du sacré et définir leurs caractéristiques et fonctions.C’est dire si l’on écarte la thèse chère à Mircea Eliade de la concentration du sacré endes lieux prédéterminés et sa transmission de façon quasi héréditaire 2. Si des variablesphysiques entrent en jeu dans la détermination d’un site sacré (montagne, source,ravin, désert...), le caractère sacré n’est pas consubstantiel au site mais il résulte d’unensemble d’opérations visant à le distinguer de son environnement. L’entrée en jeu desreprésentations religieuses, des croyances et des doctrines en précise l’identité et lavocation. Et c’est souvent aux moments de rupture (politique, économique oureligieuse) que celles-ci s’affirment, se reconfigurent ou laissent la place à de nouveauxsystèmes de sens. La prise en compte de ces moments de rupture par l’ensemble desauteurs a rendu le travail de comparaison très pertinent. C’est également au cours deces périodes que s’opèrent des passages du religieux au politique ou au culturel,processus que plusieurs articles s’attachent à décrire et analyser. Ce qui permetd’étendre et d’élargir les fonctions des lieux de culte en révélant la diversité desregistres auxquels ils ressortissent et surtout leurs changements selon les contextes.

4 Malgré ces évolutions, un double processus était à l’œuvre dans chaque cas:

construction physique et matérielle de monuments localisés et datés, et élaboration detraditions, de récits canoniques. Les enjeux de la fondation étaient recherchés dans ledécalage entre faits historiques et récits mythiques ou légendaires, temps de l’histoireet temps des mythes ou des légendes.

5 Les axes de réflexion s’organisaient peu à peu autour des questions suivantes:

6 Comment se constitue un lieu de culte? Comment s’effectuent son individualisation et

sa sacralisation? Le lieu de culte territorialise-t-il plus que d’autres? La fondation d’unlieu de culte constitue-t-elle un moment initial unique? Quels types d’action desmembres d’un groupe religieux (institutions et fidèles) mettent-ils en œuvre pourmaintenir des liens avec ces lieux?

7 Des éléments de réponses commençaient à surgir et des tendances se dessinaient:

8 La fondation de lieux de culte suit différentes étapes d’ancrage au sol ou

d’enracinement de systèmes de sens, depuis l’appropriation et la délimitation d’unterritoire dans un espace géographique donné, jusqu’à sa constitution en lieu consacré,en passant par la construction d’un édifice, l’invention d’une tradition lui conférantune légitimité, le choix d’une figure tutélaire et/ou d’une figure éponyme, l’élaborationd’une doctrine ou d’un ensemble rituel (ou le rattachement à une doctrine et à unensemble rituel existants), la formation d’une communauté de fidèles, satransformation en lieu de mémoire. Cette territorialisation contribue à la

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recomposition des espaces géographiques, politiques et culturels, des croyances et desidentités des individus et des groupes sociaux qui les fréquentent. Aussi, la fondation delieux de culte s’avère-t-elle être un objet pertinent d’analyse des rapports entrereligion et territoire, religion et politique, religion et culture, appartenance religieuseet appartenance nationale et/ou ethnique.

9 Les travaux de Maurice Halbwachs et de Marcel Detienne nous ont guidés tout au long

du parcours. Les thèses de Halbwachs sur la nécessité de localiser les représentationsreligieuses en des endroits précis pour les fixer dans la mémoire d’un groupe,développées pour expliquer l’attachement aux lieux saints chrétiens de Jérusalem, ontfait la preuve de leur transposabilité à d’autres religions et à d’autres contextes. Ellessont particulièrement pertinentes ici, où, comme on le verra, pour diffuser ou imposerde nouvelles idées religieuses, politiques ou culturelles, les hommes ont besoin de lesmatérialiser en les raccrochant à des lieux: « Il y a je ne sais quoi de mécanique dans laforce qui retient les hommes autour d’un lieu consacré» (2008: 126).

10 Cependant, le lieu n’a pas la même configuration partout. Pour comparer les différentes

situations, nous avons eu recours à la méthode proposée par Detienne « ... comparerdes comparables qui ne sont jamais immédiatement donnés et qui ne visent nullementà établir des typologies non plus qu’à dresser des morphologies» (2009: 11). L’idée defondation n’est pas universelle, constatait Detienne; elle est étrangère au Japon, en Indeet auprès des Indiens forestiers d’Amérique du Sud. Que comparait-il alors? Ni destypes de fondateur, ni des formes de territoire ou de maison ou de temple, mais desmécanismes de pensée qu’il repérait sous des entrées non thématiques « ... que veutdire fonder, tracer un chemin, avoir des racines ou faire d’un lieu un non-lieu» (ibid.:14).

11 Nous ne comparons pas les manières de faire du territoire dans chaque religion comme

il compare les manières de faire du territoire dans chacune des cultures étudiées. Sanstomber dans le relativisme, nous partons de quelques propositions générales sur desarticulations possibles entre fondation de lieux de culte et systèmes de sens tellesqu’elles se sont dégagées de l’ensemble des contributions. Elles ont différemment trait àla diffusion de nouvelles religions ou confessions, aux formes de territorialisationafférentes et aux usages politiques et culturels qui s’y rattachent. Si les auteurspartagent tous la caractéristique de travailler sur un même objet avec les mêmesconcepts, les angles et les échelles d’observation privilégiés varient d’un article àl’autre. Mais presque tous sont soumis au jeu des échelles, avec déplacement de lafocale pour mieux cerner l’objet dans sa complexité. Coutumiers de la pratiquepluridisciplinaire, les auteurs se sont particulièrement attachés à se décentrer de leurdiscipline pour explorer d’autres facettes de leur objet. La contextualisation demeuraitun souci permanent pour l’ensemble des contributeurs. Le travail comparatif a surtoutconsisté à isoler des spécificités historiques en partant d’une même action, par exemple« fonder un symbole religieux national».

Fondation et diffusion

12 La fondation de lieux de culte est appréhendée comme l’expansion d’une nouvelle

forme religieuse liée ou non à des conquêtes territoriales, à différentes échelles. Dansce premier groupe d’articles, on suit l’aventure de la fondation de deux lieux de culte,une mosquée en Martinique (Liliane Kuczynski) et une église arménienne catholique à

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Jérusalem (Sossie Andézian). A priori rien ne semble rapprocher ces deux situations.Édification d’un lieu de culte musulman dans un pays à dominante chrétienne mais deconstitution laïque, commencée dans les années soixante-dix dans un cas; d’un lieu deculte chrétien dans la Jérusalem ottomane à dominante musulmane et en cours demodernisation de la seconde moitié du XIXe siècle dans l’autre. La construction de

l’édifice, non encore achevée pour la mosquée, durera près de cinquante ans pourl’église. Mais, fait intéressant, la délimitation et l’identification d’un territoiremusulman à Fort-de-France et celles d’un territoire arménien catholique à Jérusalem sefont très vite, dès le début de l’entreprise. Les auteurs se font particulièrement attentifsaux différentes étapes qui jalonnent le processus de construction, les obstacles qu’ilrencontre, les conflits qu’il suscite. Et même si l’érection d’un monument demeurel’objectif ultime, l’accent est mis sur la nécessité d’implantation d’une nouvelle religion(islam) ou d’un nouveau rite (arménien catholique). Dans l’un et l’autre cas le nombrede fidèles n’est pas important (environ cinq cents musulmans en Martinique et quatrefamilles arméniennes catholiques à Jérusalem). Le lieu précède la communauté etdevrait servir de pôle d’attraction pour ses membres et les futurs convertis. Pas dedéveloppement ni de diffusion sans un territoire spécifique.

13 L’histoire du travail de construction révèle la complexité du champ religieux et la

compétition entre forces concurrentes au sein d’une même religion. Si les deux projetsse heurtent aux résistances des autorités publiques à implanter des lieux de culte dereligions minoritaires dans un premier temps, les difficultés viendront surtout de l’«intérieur», du monde musulman et du monde chrétien (puis catholique). Et le projet deconstruire un lieu de culte à l’intention des fidèles cède le pas à la mainmise decourants religieux se réclamant de l’orthodoxie et de l’orthopraxie, ou à des tentativesde centralisation pour pallier la fragmentation. Il se transforme clairement en projetd’imposition d’une religion normative qui cherche à gommer les spécificités ethniqueset nationales, mais aussi les particularités rituelles au sein d’une même famillereligieuse. Du coup, il déborde du cadre local pour s’intégrer dans le cadre plus globalde la diffusion d’une religion donnée dans un nouveau contexte national de diversitéreligieuse. C’est le problème que connaît aujourd’hui l’implantation de l’islam enOccident, les autorités publiques ayant du mal à gérer la double contrainte du respectde la liberté religieuse de leurs ressortissants et de l’affiliation de ces derniers à unereligion à visée universaliste. La fondation d’églises catholiques de rite oriental avaitconnu le même dilemme, surtout au XIXe siècle: comment créer de nouvelles Églises

nationales au sein d’une Église universelle, sans perdre sa langue et ses traditions touten rompant avec les Églises-mères porteuses de cette mémoire des origines. Comme onle verra ici, les rapports de l’Église arménienne catholique avec l’Église arménienneapostolique d’un côté, avec l’Église catholique universelle, de l’autre, ne seront pas detout repos. Des conflits éclateront au sein même de l’Église arménienne catholiqueentre partisans et opposants de l’option centralisatrice, aussi bien au sein du clergé queparmi les laïcs.

14 Dans l’un comme dans l’autre cas, la construction d’un lieu de culte met en scène la

fragmentation des communautés religieuses respectives. Alors qu’habituellement unlieu de culte est perçu comme un centre fédérateur, symbole d’unité, ici il se révèlecomme analyseur des contradictions inhérentes à la constitution de lieuxreprésentatifs de groupes humains liés par l’appartenance. La question de l’autochtonieest au cœur de ce questionnement et suscite le débat dans les deux exemples. Il est

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significatif que le choix de la figure du fondateur se fixe sur des personnages locaux,qui, tout en œuvrant activement à la diffusion de religions universalistes, s’attachent àla défense des identités locales, et plutôt que l’absorption dans l’islam ou lecatholicisme universels, s’emploient à leur vernacularisation. Il ne s’agit pas d’uneposture autonomiste mais d’une stratégie d’intégration par le bas au sein de religionsuniverselles.

15 Ce débat sur l’autochtonie se reflète dans l’architecture, qui mélange caractéristiques

spécifiques aux mosquées (minaret) et aux églises catholiques (plan intérieur en croixlatine) et style architectural ethnique et/ou national (duplication de la mosquée de laville palestinienne d’al-Bireh et autel surmonté du clocher octogonal des églisesarméniennes).

16 Cette appropriation locale d’une religion universelle est très bien illustrée dans la

contribution de Willy Jansen et Catrien Notermans. Ici pas de lieu de culte du rite qu’onsouhaite développer (le rite latin de langue arabe), mais un projet éducatif, celui desfilles palestiniennes par des religieuses du pays. Or celles-ci n’existent pas. Il faut lescréer. La fondation d’une congrégation religieuse féminine palestinienne va se faireavec l’aide de la Vierge, qui apparaît à une religieuse palestinienne de la congrégationfrançaise de Saint-Joseph de l’Apparition, Sœur Marie-Alphonsine. L’événement a lieuen 1874-1875, à la suite des apparitions mariales attestataires en France (Lourdes, LaSalette, Pontmain). C’est aussi l’époque de l’arrivée massive des congrégationsreligieuses en Palestine, d’abord masculines puis féminines. On est, tout simplement, enpleine tentative d’expansion du catholicisme en Terre sainte pour contrebalancer laprésence orthodoxe et protestante. Le Consul de France, protecteur des catholiques del’Empire ottoman et le patriarche latin ont réussi à racheter ou à se faire offrir desterrains Via Dolorosa, sites de vestiges d’églises byzantines ou croisées, pourreconstituer le chemin de la Passion. Dans ce cadre, les Arméniens catholiques ont puacquérir les IIIe et IVe stations. La naissance de la congrégation des sœurs du Rosaire,

nom donné en référence à l’image de la Vierge apparue un chapelet à la main, prendplace dans le mouvement d’indigénisation du clergé impulsé par le Vatican. C’est queles conversions au rite latin de la population chrétienne autochtone, majoritairementorthodoxe ou de rite arménien, ne sont pas aussi nombreuses. Pour la hiérarchie del’Église catholique, il ne s’agit pas simplement de gagner de nouveaux fidèles mais de« ramener dans son giron les schismatiques» et de réunir les chrétiens.

17 Contrairement à l’exemple de l’Église arménienne catholique, qui fonde sa présence en

Terre sainte autour d’un centre de pèlerinage sur les traces de la Vierge, l’Église latinede langue arabe, en pleine expansion, mise son existence sur la formation catholiquedes filles palestiniennes, futures mères et éducatrices. La congrégation du Rosaire, dontles écoles se sont répandues dans plusieurs pays du Moyen-Orient, est à ce jour une desmeilleures institutions éducatives destinées aux filles. Ces établissements sontfréquentés aussi bien par des chrétiennes de tous rites que par des musulmanes. Et si leprojet de conversion des élèves au catholicisme n’est plus d’actualité, reste le souci desauvegarder l’identité des chrétiens arabes devenus très minoritaires. La béatification,à Nazareth, le 22 novembre 2009, de la fondatrice de la congrégation, une enfant dupays, que la hiérarchie de l’Église catholique a interprétée comme un signe divin àl’intention des chrétiens de Terre sainte vivant dans des conditions difficiles etmenacés d’extinction, est supposée leur redonner de l’espoir et les encourager à rester

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dans ce berceau du christianisme, non plus pour diffuser le catholicisme orientalcomme au XIXe siècle, mais pour témoigner de leur foi malgré leur petit nombre.

18 Si les deux premiers articles se focalisent sur l’analyse de la fondation d’un lieu de culte

comme l’expression de l’inscription d’une religion nouvelle dans le paysage et commemedium pour sa diffusion, le troisième montre qu’une religion peut s’inscrire et sediffuser par d’autres canaux que des monuments, en l’occurrence un systèmed’enseignement.

Territoires et identités

19 Les quatre articles suivants appréhendent un autre aspect du processus de fondation de

lieux de culte: la participation à la fabrique des identités collectives politico-religieusesdans des sociétés du Moyen-Orient contemporain, en Jordanie, Syrie, Liban (NorigNeveu, Anna Poujeau, Emma Aubin-Boltanski), mais aussi dans les Balkans, dansl’Albanie de l’entre-deux-guerres (Nathalie Clayer). Les religions en jeu sont, là encore,l’islam et le christianisme oriental. Mais, comme on le verra, les modalitésd’articulation du religieux et du politique ne diffèrent pas trop d’une situation à l’autre.Le recours au passé, historique ou mythique, se fait selon le schéma classique desnations modernes, par l’invention d’une tradition à travers un tri sélectif d’élémentsconsidérés comme significatifs.

20 Le phénomène est envisagé à l’échelle de la nation (création d’une identité nationale

musulmane en Albanie; invention de la Terre sainte musulmane en Jordanie) ou àl’échelle d’un groupe de population appartenant à une religion minoritaire dans le pays(les chrétiens de Syrie) ou encore à l’échelle d’un village (les maronites de Béchouatedans une région à dominante musulmane chiite), ou plus exactement d’une famille duvillage. Les monuments, construits, reconstruits ou rénovés, sont la marque de cetteaffirmation identitaire confessionnelle dans l’espace public. Leur légitimation par leurinscription dans l’histoire religieuse longue du pays, de la région ou du village, lesenracine dans la terre des ancêtres, conçue comme intemporelle.

21 L’intérêt de ces contributions est de rendre compte des logiques de constitution

d’identités collectives à un moment précis de l’histoire de chacun des pays étudiés,caractérisé par la nécessité de construire la nation (Albanie) ou de la consolider lors decrises internes entraînant l’émergence d’identités singulières, politiques ou religieuses(Jordanie, Syrie, Liban). Les édifices apparaissent comme l’expression par excellence durapport au territoire et en assurent la cohésion. La comparaison entre les quatresituations éclaire d’un nouveau jour les usages politiques du religieux dont on pensaitavoir épuisé l’analyse. La focalisation sur les processus de création de symbolesnationaux de nature religieuse tels que les lieux de culte, tout en confirmant la force demobilisation du religieux, fournit la preuve du caractère non essentiel de la sacralité deces lieux. Elle met en évidence le rôle des représentations dans la démarche desacralisation des lieux de culte et des territoires dont ils assurent le maillage. La notionde frontière est fondamentale ici. Il s’agit en effet de tracer des limites: avec les paysvoisins, pour s’en distinguer nettement et surtout pour afficher une identité singulière(l’Albanie par rapport à la Grèce, la Jordanie par rapport à Israël); avec les co-nationauxdont on se différencie par l’appartenance religieuse (les chrétiens de Syrie par rapportaux musulmans du pays); avec les co-nationaux religieusement autres mais avec

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lesquels on partage une région spécifique (les maronites du village de Dayr al-Ahmar dela Bekaa au Liban par rapport à leurs voisins chiites).

22 Si les mêmes mécanismes président à la mise en relation de la fondation de lieux de

culte avec des représentations du passé et du patrimoine dans les quatre cas, laconfiguration qui en résulte est particulière chaque fois, des spécificités historiques etdes contextes politiques différentiels imprimant leur propre marque.

23 Nathalie Clayer analyse les enjeux de la construction de mosquées dans l’Albanie de

l’entre-deux-guerres, jeune État-nation déclaré laïque, où la religion est soumise à soncontrôle. L’association entre l’appartenance à l’islam de la majorité de la population(70%) ne semble pas aller de soi dans ce pays inscrit dans l’Europe et entouré de payschrétiens. C’est ce paradoxe que l’auteure tente d’éclairer. Elle fait apparaître lesmosquées comme des lieux de débat entre religieux et laïcs sur la place de la religion engénéral, et de l’islam en particulier, dans la définition de l’identité albanaise. On perçoitde la sorte les tensions entre autorités politiques et autorités religieuses pourdéterminer la nature de l’islam albanais, ainsi que les divergences entre représentantsreligieux conservateurs et réformistes. L’examen du processus d’édification demosquées dans trois régions, le Nord, le Centre et le Sud du pays, met en évidence desenjeux différents (intercommunautaires, nationaux ou internationaux), maisétroitement liés à des questions territoriales. Soutenues, sinon toujoursfinancièrement, mais du moins symboliquement par les pouvoirs politique et religieux,ces mosquées, matérialisation de l’image d’un islam réformé et moderne, sontsupposées assurer la légitimité de l’État albanais en Europe.

24 Dans l’exemple jordanien, le maillage du territoire, avec des mosquées, des tombes des

Compagnons du Prophète et des tombes de saints, intervient plus tard, dans le contexted’une recomposition politique régionale et de la compétition pour le contrôle de laTerre sainte entre Israël, l’Autorité palestinienne et la Jordanie 3. Sur le plan intérieur,cette initiative vient affirmer l’identité islamique du pays, non seulement parl’adoption de l’islam comme religion d’État, mais par le rattachement de la familleroyale à celle du Prophète. Les raisons économiques n’en sont pas négligeables puisqu’ils’agit de développer le tourisme religieux au niveau régional et international, aussibien vers des sites chrétiens que vers des sites musulmans. La Jordanie convoite ainsi lapremière place parmi les pays arabes de la région en tant que porte-parole de l’islam etplus récemment en tant que promoteur du dialogue islamo-chrétien, rôle plusnaturellement dévolu au Liban de par le caractère interconfessionnel de son systèmepolitique, que leur dispute également la Syrie jusqu’à un certain point. Les monumentssont ici polysémiques: ils disent la nation (islamique, de descendance prophétique), endéfinissent les limites (principalement le long de la frontière israélo-jordanienne); leurstyle architectural s’inspire de monuments de pays musulmans tout en se voulantmoderne.

25 On retrouve les mêmes logiques qu’en Albanie, mais ici le mouvement est d’une plus

grande ampleur et les référents islamiques sont plus nets. Centrée sur la politique de lafamille régnante et des institutions officielles, l’étude laisse toutefois entrevoir lesdébats qu’une telle action suscite, avec les islamistes d’une part, avec les habitués deslieux de culte transformés et dépossédés de leurs fonctions traditionnelles, d’autrepart.

26 Sur les chrétiens de Syrie, Anna Poujeau adopte une autre perspective en proposant

une analyse du point de vue des sujets, qu’elle situe par la suite dans le cadre de la

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politique de l’État envers les minorités religieuses du pays. Elle traite du rôle desmonastères dans l’inscription des chrétiens dans le paysage national. On voit commentle renouveau monastique, engagé dans le pays depuis plusieurs années, provoquel’émergence d’un discours nationaliste chrétien faisant des monastères les élémentsfondateurs du territoire syrien et de son identité. Défendant l’idée de l’antériorité deleur présence dans le pays par rapport aux musulmans, majoritaires depuis plusieurssiècles, les chrétiens se définissent comme les véritables autochtones.

27 La réflexion de l’auteure sur les représentations des monastères dans l’imaginaire

chrétien révèle leur force symbolique pour des populations numériquementminoritaires et exclues du jeu politique en tant que collectivité. Comme si la visibilitéaccrue de ces lieux de culte aujourd’hui avec leurs signes ostentatoires (croix géantesilluminées) 4 ne suffisait pas à asseoir leur légitimité dans le pays, les chrétiens seréinventent un passé d’autochtones fixés sur un territoire formé de monastères qui sefondent dans le paysage. Ensevelis ou à l’état de ruine, ces édifices constituent le mythed’origine de la Syrie telle qu’ils se la représentent. Ainsi, on peut dire que ce sont lesmonastères, constructions réelles ou imaginaires, qui ancrent les chrétiens dans leterritoire syrien actuel et futur. Cette thèse est confirmée par l’usage que ces derniersfont de ces établissements religieux aujourd’hui, lieux de pratique religieuse préférésaux paroisses, où les fidèles peuvent confier leurs problèmes à la Vierge et aux saints,lieux de promenade, de convivialité et d’expérience de l’appartenance communautaire.Leur valorisation par les prélats, notamment par le patriarche grec orthodoxe, chefd’une communauté qui fut le chantre du nationalisme arabe à ses débuts, confèredavantage de valeur à ces institutions religieuses devenues intemporelles.L’historiographie nationale, qui tend à gommer la période islamique afin de réduire lesdifférences religieuses et de promouvoir l’identité arabe du pays, les légitimeindirectement.

28 Emma Aubin-Boltanski présente un autre exemple d’usage de lieux de culte par des

chrétiens, maronites, pour s’inscrire dans une région, la Bekaa, dominée par unemajorité chiite. À partir de l’étude du centre de pèlerinage de Notre-Dame deBéchouate, elle s’attache à analyser les modalités d’usage du mythe fondateur du lieude culte et ses relations avec le mythe fondateur du village, étroitement lié à uneépopée familiale, celle des Kayrouz. La consignation du mythe fondateur dans plusieurstextes à des époques différentes lui confère plus de légitimité aux yeux des habitants,qui le mobilisent en cas de nécessité. Les variations des données d’une version à l’autrereflètent le caractère dynamique du processus de fondation de lieux de culte qui tientcompte de l’évolution des contextes sociaux et politiques.

29 Mais ici, l’affirmation de la présence chrétienne n’est pas à usage interne comme chez

les chrétiens de Syrie. Elle fait face à l’autre, le musulman, qui de plus est sollicitécomme garant de son existence. La participation, plus récemment, du lieu au débat surle dialogue interreligieux au Liban le transforme en symbole national, voireinternational, tant ce débat s’étend en Orient et en Occident depuis le 11 septembre2001. Cette dynamique de constitution de Notre-Dame de Béchouate en symbole de lacoexistence islamo-chrétienne en vue de favoriser l’union nationale en est encore à sesdébuts. Ce sanctuaire pourrait-il devenir un des hauts lieux du dialogue interreligieux?L’auteure souligne le rôle de la Vierge en tant que « médiatrice» et « régulatrice» dansles relations interreligieuses, et le maire du village attribue à la Vierge la fonction dechef religieux et de chef politique. Toute la problématique des habitants du village se

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résume dans ce sanctuaire, lequel, comme les monastères chrétiens de Syrie, estimaginé comme étant constitutif de la géographie à la fois physique, mentale etspirituelle. Il est ainsi au fondement de leur existence 5.

Idéologies « séculières » et lieux de culte

30 Dans l’histoire des lieux de culte, apparaissent des moments où des laïcs, intellectuels

ou hommes politiques, se les approprient, élaborent et diffusent leur propre idéologieet leur propre conception du religieux. C’est à une telle réflexion que nous convient lescontributions ci-après. Simone Ricca analyse les transformations du Mur desLamentations, ou Mur occidental, dans la vieille ville de Jérusalem du point de vuearchitectural et urbain visant à en faire l’élément clé de la « capitale éternelle» du pays;de leur côté, Michel Boivin et Rémy Delage proposent une lecture de la naissance d’unculte soufi « sécularisé» dans le mausolée de Benazir Bhutto, ancien premier ministredu Pakistan, morte assassinée et déclarée martyre par ses partisans; Frédéric Gugelots’attache à mettre en lumière les processus d’appropriation du phénomène de Lourdespar des écrivains au tournant du XXe siècle et rend compte du débat d’idées en coursdans la société; Brigitte Bleuzen, enfin, nous livre les résultats d’une enquête en courssur les mutations du pèlerinage médiéval breton aux sept saints (Tro-Breiz), ainsi que leprojet de construction de la Vallée des Mille Saints.

31 Tous ces lieux se trouvent investis de nouvelles significations et de nouvelles fonctions,

ce qui atteste du caractère dynamique de leur formation, et dont on ne peut saisir toutela complexité que dans la diachronie. Ces contributions présentent l’intérêt desouligner que la manipulation du sacré n’est pas le monopole des religieux: elle peutêtre tout autant le fait de laïcs, hommes de pouvoir, penseurs ou simples citoyens. Touten s’appuyant sur la mémoire établie des lieux, ces derniers entreprennent leurtransformation physique (Mur, Tro-Breiz) et symbolique (dans les quatre cas).Toutefois, il ne s’agit pas d’un simple phénomène de sécularisation. Le sacré estfortement mobilisé, mais il est réinterprété, déplacé, transféré. Les frontières entrereligion et politique, religion et culture sont brouillées.

32 Simone Ricca suit l’évolution du statut et des significations du Mur occidental, qui

connaît un changement radical en 1967 avec l’occupation de Jérusalem-Est et desterritoires palestiniens par Israël. On assiste à l’invention d’un lieu saint à des finspolitiques, l’État cherchant à l’ériger en symbole de l’union nationale. Le quartiermusulman ou quartier des Maghrébins est détruit pour étendre l’espace sacré. Ce site,que les musulmans revendiquent également comme un lieu saint, celui de l’Ascensiondu Prophète, devient un espace sacré juif exclusivement. Francis Schmidt (1994) avaitmontré le rôle joué par le Temple dans la cohésion sociale du peuple juif. Nonseulement comme édifice et comme lieu de pèlerinage avec ses infrastructures, maiscomme pensée avec ses catégories du pur et de l’impur, du sacré et du profane quitouchaient tout le pays et tous les espaces de vie. Après sa destruction, en 70, lorsquetraditions et rituels disparaissent, demeure le Temple comme lieu de rassemblement del’ensemble du peuple juif. Mais surtout la pensée du Temple. Comment cette pensée seconcrétise-t-elle après 1967?

33 Si de plus en plus de Juifs d’Israël et de la diaspora viennent prier dans cette synagogue

à ciel ouvert, l’objectif de l’État est politique: faire de ce lieu le symbole du sionisme.D’où la création, dans le périmètre, d’une place pour les manifestations civiques et

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militaires, qui, avec les rituels religieux, devraient contribuer à symboliser la nation enunissant toutes ses composantes et en faire une figure de rhétorique du territoirenational6. Or, progressivement, le lieu échappe aux politiques, il est délaissé par leslaïcs et approprié par des organisations religieuses plus ou moins radicales. Les femmessont exclues de certaines parties, les Israéliens non juifs n’y sont pas admis, sauf entouristes et sous certaines conditions. Aussi, au lieu de constituer un symbole d’unionnationale, le Mur devient le révélateur des failles au sein de la nation.

34 Cette même dynamique d’utilisation des lieux saints dans le jeu politique est mise en

évidence dans l’exemple présenté par Michel Boivin et Rémy Delage. Là encore, ce sontdes référents religieux – le système symbolique du soufisme et la notion chiite demartyre – qui sont mobilisés par la famille Bhutto pour asseoir son pouvoir politique àl’échelle de la nation. Le mausolée familial, où sont enterrés plusieurs membres de cettelignée d’hommes politiques morts assassinés (martyrs), associe les deux registresreligieux et politique: à l’intérieur s’exerce la piété soufie et à l’extérieur le pouvoirpolitique. L’architecture et l’iconographie appartiennent au registre du soufisme. Maisla tentative de transformation du mausolée en lieu de commémoration nationaleéchoue: celui-ci devient un lieu de pèlerinage régional seulement. Comme le Muroccidental, il symbolise moins l’union nationale que ses divisions. Par conséquent, il estloin de constituer une figure de rhétorique du territoire national.

35 Ces deux exemples confirment la force de mobilisation des lieux de culte par des

instances politiques en quête de légitimité. Ils révèlent en même temps la fragilité del’association des registres politique et religieux, qui, pour se stabiliser, a besoin d’êtrelégitimée par la base. Or, dans un cas comme dans l’autre, les significations du lieuimposées par les autorités politiques sont en décalage par rapport aux représentationsreligieuses des fidèles qui se fondent sur des traditions établies et sur leur mémoire.Son appropriation exclusive par une seule composante de la société ne peut qu’en faireun lieu fermé, inaccessible à ceux « qui n’en sont pas» et par conséquent lieud’affrontement entre diverses conceptions du religieux et du politique.

36 Cette absence de consensus sur la signification des lieux de culte constitue l’objet de

l’article de Frédéric Gugelot qui, en s’appuyant sur l’abondante production littérairesur Lourdes, démontre que ce lieu s’est construit autant en pierre qu’en papier. Ilsouligne le pouvoir de ces œuvres dans le maintien d’une atmosphère de mystère,garante de la pérennité du lieu. L’auteur analyse en particulier deux œuvres, Lourdes deZola et Les foules de Lourdes de Huysmans. Respectivement fondateur et adepte dunaturalisme, tous deux mènent une enquête sur le terrain afin de saisir le phénomènedans sa globalité de manière objective. Zola le sceptique et Huysmans le croyantéprouvent la même fascination pour la foi des foules et font le constat de la primauté del’affect sur la raison. Les deux auteurs associent le succès du lieu à la chargeémotionnelle qui s’en dégage.

37 À travers la confrontation des positions divergentes des deux écrivains, Gugelot fait

l’état des lieux des courants de pensée au tournant du XXe siècle ainsi que de la place de

la religion dans la société. Si l’un et l’autre admettent que Lourdes est une réponse aubesoin de croire des foules, Zola prône la transmutation du sentiment religieux enfaveur d’une religion vidée de tout dogme, tandis que Huysmans plaide pour unenouvelle conception de la religion, beaucoup plus intérieure. L’interprétation culturelledu phénomène Lourdes dans sa diversité vient s’ajouter à l’expérience des foules pourcomplexifier davantage le lieu et ses attributs et lui conférer un caractère dynamique

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ouvert au changement. Si elle ne réussit pas à en supplanter la dimension religieuse,elle a le mérite d’élargir les cadres de l’expérience, qui ne se limitent plus à un systèmede croyances, de dogmes et un nombre fini de pratiques. Tout en conservant sescaractéristiques physiques, le lieu de pèlerinage devient le réceptacle d’une multiplicitéde représentations et un terrain favorable à l’invention de nouveaux types de rapportsavec le surnaturel.

38 Cette plasticité des lieux de culte trouve toute son expression dans l’article de Brigitte

Bleuzen. Nouvelle version du pèlerinage aux sept saints fondateurs de la Bretagne,démarrée en 1994 à l’initiative de laïcs et avec le soutien du Vatican, le Tro-Breiz (letour de la Bretagne) oscille entre univers religieux et univers culturel. La frontièrereste floue entre marche et pèlerinage, entre croyants et non-croyants. Il en est demême du projet d’érection de mille statues en hommage aux saints, personnages delégendes protecteurs du pays. Mais pas de doctrine, ni de dogme, ni de pratiquescodifiées. L’enquête illustre la mutation du rapport au religieux: glissement del’appartenance à la paroisse au lien social basé sur l’identité bretonne valorisantl’amour du « pays». Ce rapport au pays qui entretient une part de mystère et célèbre lamémoire des ancêtres est de nature religieuse, soutient l’auteure, non seulement parcequ’il s’agit de saints mais parce qu’il comporte une dimension d’expiation du mal fait àla terre par les hommes. C’est une religion redéfinie par l’homme, en fonction de sespropres attentes, et non imposée par une Église ou des instances organisées, qui seconfond avec la nature et la culture pour servir un seul objectif: la re-sacralisation de laTerre-Mère bretonne meurtrie.

39 Zola et Huysmans avaient appelé de leurs vœux, chacun à sa manière, cette reprise en

mains de leur destin par les hommes pour conférer de nouveaux sens aux mystères dela nature. Il est intéressant de noter qu’un siècle plus tard, les problématiques abordéespar ces deux écrivains sont toujours d’actualité et témoignent du besoin qu’ont leshommes de changer les cadres institués de l’expérience religieuse.

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40 L’histoire des lieux de culte est jalonnée de moments de fondation et de refondation.

Leur vocation change au gré des contextes historiques et politiques. Manifestationsconcrètes d’actions d’expansion religieuse, ils cristallisent tensions internes et externeset traduisent la dynamique d’émergence de nouvelles formes religieuses. Leurs usagespolitiques les situent au fondement de territoires nationaux ou locaux et lestransforment en mythes d’origine de groupements humains. Traversés par les débatsen cours sur la place de la religion dans la société, ils reflètent les mutations quiaffectent les représentations du sacré. On voit notamment que le rapport au surnatureln’est plus le monopole des religions instituées et de leurs spécialistes comme ce futmassivement le cas jusqu’à notre époque dans les religions du Livre. La religion n’estpas reléguée, loin s’en faut, mais elle s’insère dans un ensemble de systèmes de sensressortissant à divers domaines.

41 Les lieux de culte se révèlent comme des espaces de régulation des controverses,

polémiques et conflits que ces situations de changement suscitent. N’est-ce pas leurfonction de réceptacle des mémoires des générations successives qui leur confère ce

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rôle de médiateurs, entre différents systèmes de sens; entre religion et société; entrepassé, présent et futur et les inscrit dans la durée?

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. Je renvoie le lecteur à l’excellent dossier de la Revue de l’histoire des religions « Lieux de culte,

lieux saints dans le judaïsme, le christianisme et l’islam » (2005), coordonné par D. Iogna-Prat et

G. Veinstein, dont la lecture peut être complétée par celle d’un ouvrage consacré spécifiquement

à l’islam Lieux d’islam. Cultes et cultures de l’Afrique à Java (1996), dirigé par M. A. Amir-Moezzi. Sur

l’histoire de la monumentalisation de l’Église chrétienne, on ne peut que recommander l’ouvrage

de D. Iogna-Prat, La Maison Dieu (2006).

2. Pour un examen critique des théories de la sacralité des sites, voir l’article de J.-P. Albert

(2000).

3. La fondation de tombes des Compagnons du Prophète ayant combattu pour l’expansion de

l’islam constitue un processus de légitimation très courant dans l’emprise de cette religion sur un

territoire (Veinstein, 2005).

4. À noter le développement, dans le monde entier, aujourd’hui, de constructions de nouveaux

lieux de culte plus ou moins imposants dans les centres urbains, qui tendent à transformer la

dynamique des villes. Ces monuments deviennent les marqueurs de la présence de certains

groupes sociaux qui s’affirment ainsi par des signes religieux ostentatoires (cf.: Les Annales de la

recherche urbaine, «Urbanité et liens religieux», P. Lassave, A. Querrien, (dirs.), 96, 2004;

Topographie du sacré. L’emprise religieuse sur l’espace, A. Morelli, (dir.), 2008; Revue des mondes

musulmans et de la Méditerranée (REMMM), «Les mosquées. Espaces, institutions et pratiques», F.

Adelkhah, A. Moussaoui, (dirs.), 125, 2009).

5. Les rapports entre religion et territoire ont été abondamment étudiés par les anthropologues

et les historiens, qui se sont surtout interrogés sur le rôle des religions dans la formation des

sociétés humaines. On citera pour exemple l’ouvrage de Maurice Godelier, au titre éloquent «Au

fondement des sociétés humaines» (2007), qui démontre que ce sont les rapports politico-

religieux, et non les rapports de parenté, ni les rapports économiques, qui forment les sociétés.

6. Expression empruntée à B.Debarbieux (1995) qui fait référence à des lieux symboliques

permettant d’évoquer le territoire.

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Une mosquée en MartiniqueLiliane Kuczynski

1 Lorsqu’on quitte le centre de Fort-de-France en direction du nord verdoyant de la

Martinique, on peut apercevoir, en bord de route, un vaste bâtiment en construction,de style oriental, avec arches, coupole et minaret. Ignorée des uns, servant à d’autres desimple point de repère spatial, ou considérée comme une curiosité, cette futuremosquée a également focalisé bien des débats et des polémiques encore vivaces dansune île qui est toujours, selon les mots d’un musulman, « le pays des catholiques». Maisc’est au sein même du groupe musulman qu’elle a donné lieu à force discussions etdissensions. Ce groupe s’est forgé progressivement à partir des années soixante-dix,date avant laquelle, en Martinique, l’islam était invisible. Il n’était pratiqué que parquelques familles palestiniennes et se réduisait souvent à certains gestes dans un cadrefamilial. Puis sont arrivés dans l’île des Africains de l’Ouest, à l’imprégnationmusulmane beaucoup plus forte, mais qui ne se manifestait, elle aussi, que dans uncadre privé. Ces familles et ces hommes, en nombre infime, n’étaient pas identifiéscomme musulmans par la population martiniquaise, ne se revendiquaient pas commetels. Cette situation va se modifier, à la fin de la décennie soixante-dix, avec l’arrivéed’une personnalité charismatique qui a immédiatement eu pour objectif de développerl’islam et d’organiser dans l’île un espace musulman, projet repris par d’autres et dontl’un des aboutissements est aujourd’hui la mosquée encore inachevée. L’histoire decette fondation et l’analyse de ses étapes éclairent la complexité de l’islam dans une îlemulticulturelle régie par la loi de 1905 sur la laïcité.

Création d’un espace musulman

2 Dans les années soixante-dix, la crise de l’industrie sucrière fait affluer vers les

quartiers urbains déjà surchargés de Fort-de-France un prolétariat rural sans travail.Cette urbanisation s’accompagne de l’effritement des repères traditionnels (tels lesrelations d’entraide, le « coup de main»). C’est l’époque de la remise en cause de ladépartementalisation de l’île, acquise en 1946, et de la contestation du discoursassimilationniste visant à niveler la Martinique aux valeurs de la métropole. Perte deconfiance dans le catholicisme conçu comme une religion imposée par les colons,

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retour à l’Afrique pour les jeunes générations, développement du rastafarisme sontquelques-unes des manifestations de ce bouleversement et de cette effervescenceidentitaire. Cette période voit l’essor de courants ésotériques et de nouvelles pratiquesreligieuses telles le Mahikari venu du Japon; elle est marquée par le développement denombreuses Églises fondamentalistes, évangéliques, adventistes, témoins de Jéhovah...(Massé, Poulin, 2000). C’est dans ce cadre que se situe l’émergence de l’islam enMartinique.

3 L’autre fait notable de cette période est l’accroissement de mouvements migratoires qui

amènent dans l’île des populations de divers continents; ils sont caractérisés par desallées et venues incessantes entre la Martinique et les pays d’origine, la Francemétropolitaine et d’autres régions du monde – déplacements qui sont aussi le fait desMartiniquais eux-mêmes (Géode Caraïbe, 2007). Parmi ces migrants se trouvent desmusulmans: l’islam en Martinique a toujours été largement alimenté par desmusulmans venus de l’extérieur de l’île. Mais quelques Martiniquais, convertis enmétropole dans divers cadres ou en Afrique (Kuczynski, 2007), commencent à revenirprovisoirement ou définitivement dans leur île. Ces conversions sont elles-mêmes àsituer dans le mouvement d’expansion de l’islam qui débute dans le monde entier àpartir de la fin des années soixante-dix.

L’émergence de l’islam

4 C’est dans ce contexte d’effervescence qu’en 1974, arrive en Martinique un marabout

d’origine malienne, venu aux Antilles pour accroître sa clientèle. Fodé Marega aauparavant exercé à Paris le rôle de « guérisseur» et acquiert à Fort-de-France uneréputation dans ce domaine qui dépasse très rapidement les milieux ouest-africains.Ceux qui l’ont côtoyé le décrivent comme un homme très actif, affable, largementconnu dans la ville. Ils évoquent encore aujourd’hui sa prestance et le saisissementressenti à la vue de ce personnage arpentant les rues, souvent vêtu très naturellement àl’africaine, chose alors peu commune – vêtement que la mémoire encore éblouie deceux qui l’ont croisé transforme en un grand boubou blanc. C’est aussi le décormusulman de sa maison (les calligraphies en arabe, les chromos de la Kaaba, les tapis deprière...) qui frappe ceux qui la fréquentent. Car ce marabout est un musulmanconvaincu. Les premiers Martiniquais qu’il convertit sont parmi ceux qu’il a soignés.Mais l’homme lui-même, son mode de vie et toute cette esthétique musulmaneinconnue attirent des hommes et des femmes engagés dans « un long cheminement derecherche» (Kuczynski, 2008a). Cette découverte est, elle aussi, une voie vers laconversion de plusieurs Martiniquais et Martiniquaises venus de diverses religionschrétiennes. Très vite, cet homme se pénètre de la mission de répandre l’islam enMartinique. Rassemblant autour de lui Martiniquais convertis et Africains de l’Ouestisolés, il va trouver un par un dans leur boutique les commerçants palestiniens, lesexhortant à retrouver la pratique de l’islam. C’est en créant tous ces liens entre desgens atomisés qu’il fait naître autour de lui le premier regroupement musulman de l’île.Dans sa maison de Trénelle, quartier populaire de Fort-de-France, il avait installé unesalle de prière à son propre usage. Très vite, il ouvre cet espace privé à la prièrecollective, ce qui en fait la première mosquée de Martinique.

5 L’aura de Marega tenait certainement à sa personne, à l’énergie, à la tolérance qu’il

dégageait. Mais l’effervescence de la Martinique de la fin des années soixante-dix était

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très propice à l’émergence de telles personnalités. Pour les Martiniquais, l’engouementde cette période pour les cultures et les vêtements africains, les périples que certainsentreprennent vers ce continent, contribuent aussi à expliquer la fascination ressentiepar l’apparition dans la ville d’une figure africaine hors norme et son évolution rapideen un leader charismatique.

6 L’émergence de ce personnage annonce le début d’une nouvelle période où, dans un

territoire chrétien en plein bouleversement culturel et religieux, l’islam apparaît et secherche une place. Le marabout malien a créé dans Fort-de-France un espacemusulman fait de lieux en creux, encore peu stables et fragiles, tels sa propre maison,les habitations des musulmans, leurs boutiques, qui ont constitué pour ces derniersautant de repères permettant de les relier entre eux. Ce réseau, dont l’importance estmajeure pour les personnes concernées, reste invisible aux autres citadins et nemarque pas encore l’espace urbain.

Le fondateur, Fodé Marega, dans sa maison de Trénelle, 1981 (cliché anonyme)

Première mosquée et projets d’expansion

7 Fin 1977, la mosquée établie dans l’habitation privée du marabout devient le centre de

la vie musulmane de l’île. On y prie, on y célèbre les fêtes et tout événement signifiantde la vie du groupe, où hommes et femmes se côtoient. Les récits recueillis et les photosde cette époque donnent l’image d’une communauté multiculturelle conviviale. Unefois la prière finie, on converse, on discute des affaires de la cité, de commerce; lemarabout y dispense des cours de religion, des projets d’avenir s’y s’élaborent. Dans sadouble fonction, à la fois espace de vie et de délibération, et lieu de culte et desocialisation religieuse, on peut la rapprocher de la première mosquée établie par leProphète à Médine 1.

8 Très vite, cependant, les musulmans, de plus en plus nombreux, désirent officialiser

leur existence. En 1978, à la suite de contacts pris avec le rectorat de la Grande mosquée

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de Paris, ils se structurent en association, sur le modèle de tous les groupes musulmansde France métropolitaine placés sous l’égide de cette institution. Le recteur d’alors, SiHamza Boubakeur, nomme le marabout « imam délégué » pour la Martinique et eninforme officiellement le maire de Fort-de-France, Aimé Césaire qui, en retour,témoigne « encouragement et sympathie » au nouvel imam 2. L’islam n’en devient pasvisible pour autant et reste très largement ignoré de l’ensemble de la population.Cependant, l’un des premiers projets du groupe est de créer un foyer culturel, deconstruire une mosquée et de fonder une école. La recherche d’un local plus grand puisd’un terrain à construire est lancée. Dans une correspondance (19 avril 1979), Si HamzaBoubakeur déclare suivre attentivement les projets de « la petite et vaillantecommunauté musulmane de la Martinique » et promet l’aide financière de la grandemosquée de Paris. C’est aussi cette dernière qui fournit à l’imam les certificats deconversion. Ne se contentant pas de cet appui, le marabout imam s’adresse auxambassades de nombreux pays musulmans et à la Ligue islamique mondiale pourpromouvoir le développement de l’islam en Martinique et faire valoir ses besoins definancement. Mais, sans réels réseaux d’interconnaissance dans les pays sollicités, cetappel très ouvert à la solidarité de la umma restera sans réponse.

9 Fin 1979, le lien privilégié avec la Grande mosquée de Paris se défait brusquement et

définitivement: son recteur retire sa confiance et sa délégation d’imam au maraboutcharismatique, avec l’argument qu’il est guérisseur 3. Perdant sa fonction d’imam, lemarabout malien risque l’expulsion. Plusieurs lettres de protestation émanant de sonentourage sont adressées aux autorités administratives et au recteur de la mosquée deParis contre ces mesures jugées injustes. La plus significative, pour notre propos, a pourauteur l’ensemble du groupe musulman:

« (...) nous Musulmans de la Martinique, nous avions besoin de lui ici, car, nous luiaccordons beaucoup de crédit. (...) Vous lui aviez à ce moment donné autorisationde créer un centre culturel, et le 20/7/78, vous l’aviez nommé Imam délégué,pendant tout ce temps, il nous a donné le bon exemple, aucune méchanceté de sapart n’a été reconnue, ce qui prouve, qu’il est un homme loyal. Il ne nous a jamaiscaché sa profession de guérisseur et nous sommes parfaitement satisfaits de lui (...)Dieu en est témoin, Monsieur Marega n’a ni tué ni volé, nous le savons, car noussommes en contact avec lui puisque nous prenons nos cours comme nous voulonschez lui. Nous sommes vraiment désolés, nous musulmans arabes présents enMartinique, et nous déplorons vivement votre façon d’agir (...) vous nous mettez lesbâtons dans les roues. (...) Si jamais vous abandonnez M. Marega, vous nousabandonnez aussi et du même coup le Bon Dieu et son prophète Mohamed et sescompagnons (...) Nous ne nous sommes pas rendus chez lui en Afrique, mais on saitque c’est un notable de caractère musulman. (...)» 4

10 Ces extraits témoignent avec force de l’unité du groupe derrière son imam, intégrant

en particulier les musulmans « arabes », ceux-là mêmes que le marabout avait exhortésà pratiquer l’islam et qui semblent avoir tenu la plume. D’autres passages de cettelongue protestation font état de l’établissement progressif d’une vie musulmane sous laconduite de l’imam et accusent la grande mosquée de Paris de ne pas avoir versé l’aidefinancière promise.

11 La situation du marabout fondateur finit par s’éclaircir grâce à l’intervention d’une

association musulmane de métropole qui le légitime à nouveau comme imam deMartinique. Un Martiniquais musulman y est très actif. En 1980, le premierregroupement fondé à la demande de la Grande mosquée de Paris est remplacé par unedouble association musulmane, Le lien islamique universel, qui a une antenne en

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métropole et une autre en Martinique, dont le marabout redevenu imam est leprésident 5.

12 Le groupe martiniquais se développe : un abattage halal informel est créé par le

marabout dans sa propre maison ; le premier enterrement musulman a lieu, lespremiers mariages, impositions de nom, les premières demandes de changement denom dans l’état civil (en faveur de noms musulmans). L’initiation à l’islam progressesous l’égide de l’imam qui fournit notamment à ses fidèles des textes diffusés parl’association France-islam. Répondant aux demandes croissantes de ceux-ci en matièrede connaissance musulmane, et ayant à l’esprit de faire de ses disciples martiniquaisdes « cadres religieux », il projette de les orienter plutôt vers les medersas d’Afrique oud’Égypte que vers l’Arabie saoudite dont il craint le rigorisme. Il tente également dedonner une visibilité à l’islam en faisant insérer des communiqués dans les journaux età la radio pour annoncer et expliquer les fêtes musulmanes. Et le projet d’édificationd’une mosquée se poursuit dans les têtes et sur le papier. En 1980, une demande estfaite à un architecte martiniquais d’estimer le coût approximatif de la constructiond’une mosquée : la somme totale est très élevée. Or le groupe ne dispose d’aucun appuimatériel significatif. Faute d’argent également, c’est de façon très éphémère qu’un localest loué, en 1981, au centre-ville, pour abriter l’école et permettre de faire connaîtrel’islam à la population martiniquaise. L’un des buts de la double association devrait êtrede rechercher cette aide financière. La vie musulmane continue à Fort-de-France, dansl’enthousiasme des commencements mais dans un avenir matériel incertain. Lescomptes rendus de l’association montrent l’implication croissante du Martiniquaismusulman évoqué plus haut, et de quelques commerçants d’origine palestiniennevivant depuis longtemps en Martinique.

Contestation du marabout imam

13 En 1982, le groupe est à nouveau ébranlé, mais cette fois par une contestation née en

son sein même. L’acteur principal en est ce musulman martiniquais vivant à Paris, trèsbien inséré dans le réseau associatif musulman réunissant étudiants et immigrés. Cepersonnage au profil complexe (Kuczynski, 2008a) a été converti et formé à Paris aucontact de Mohammed Hamidullah, savant et chercheur musulman d’originepakistanaise, traducteur du Coran, fondateur, en 1963, de l’Association des étudiantsislamiques de France et très lié à une mosquée du XVIIIe arrondissement dans laquelle ildispense ses cours (Godard, Taussig, 2007). Par ailleurs, ce musulman martiniquais afait le voyage d’Afrique où il a rencontré Cheikh Touré, leader réformiste sénégalais,adversaire de l’islam confrérique et maraboutique.

14 Alors même qu’il avait contribué à stabiliser le marabout imam en Martinique, lui

permettant de poursuivre son projet d’établir un centre musulman dans l’île, ils’attaque soudain à l’activité maraboutique de ce dernier qu’il condamne comme une« exploitation sacrilège de la religion» 6, conformément à sa formation réformiste. Lesarguments de Fodé Marega, qui ne nie pas son rôle de guérisseur mais le place sousl’égide de la médecine prophétique et affirme son désir sincère de développer l’islam enMartinique, ne sont d’aucun effet: un « comité de redressement» de l’association LeLien islamique universel est créé dans le but d’en évincer l’imam marabout. Il estimpossible, dans le cadre de cet article, de retracer toutes les guerres d’appareilsassociatifs, les dissolutions et reconstitutions de bureaux, les appels aux autorités

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administratives, les accusations et altercations parfois très rudes qui eurent lieu à cetteépoque. On retiendra simplement que le lien fort avec l’islam associatif de métropole,un temps salvateur pour le marabout imam, finit par jouer contre lui. Déclarant vouloir« assainir» la situation et « éviter finalement que les atteintes graves de l’intéressé [lemarabout imam] ne soient des entraves à la bonne marche du travail au service del’islam» (lettre aux frères musulmans de Martinique, 15 mai 1982), le musulmanmartiniquais réformiste tente de refonder sur de nouvelles bases la branche parisiennedu Lien islamique universel 7 puis crée une nouvelle association nommée L’Entraideislamique mondiale à Paris (déclaration au Journal Officiel le 18 mai 1982). EnMartinique, où il retourne alors, il installe, avec ceux qui le suivent, une nouvellemosquée dans l’appartement d’une des premières Martiniquaises converties par lemarabout imam mais qui se détourne de ce dernier 8. Ce lieu de prières, situé dans lequartier Dillon, reste sans imam.

15 À partir de 1982-1983, il y a donc en Martinique deux espaces musulmans concurrents,

appelés « mosquées», tous deux situés dans des appartements privés. L’ère du soupçonà l’égard du marabout fondateur, commencée à Paris, se poursuit en Martinique.Continuant son entreprise de « clarification» (ibid.) de l’islam, le Martiniquaisréformiste approche notamment les commerçants palestiniens; restés jusque-là auxcôtés du marabout imam, ceux-ci finissent par s’en éloigner, se ralliant à la réprobationde son activité de guérisseur. Le groupe primitif s’amenuise mais se défend. Une brèvevisite de quelques-uns de ses membres à Trinidad où se tient, en 1982, la XVIe

Conférence de la mission islamique de la Caraïbe et de l’Amérique du Sud, montre satentative de s’ouvrir à un autre espace musulman que celui de métropole et atténue lesentiment d’isolement. Elle leur laisse aussi « un vague espoir d’une aide financière ettechnique pour la construction d’une mosquée» (lettre du 25 novembre 1982 à uncorrespondant parisien).

16 Malgré une situation assombrie par la discorde, ce projet reste central: alors qu’une

boucherie halal est ouverte à Fort-de-France par le marabout imam, qui donne ainsi undébut de visibilité à la vie musulmane dans cette ville 9, les années 1983 et 1984 sontjalonnées par la recherche d’un terrain pour y édifier une mosquée, et par le projet delocation puis d’achat d’une vaste maison à cet usage.

17 En 1984, le marabout imam déménage à Balata, un quartier quelque peu éloigné du

centre ville; il consacre à la mosquée tout un étage de sa maison. Cette propriété étanten vente, décision est prise par le groupe de tenter de l’acquérir. Il semble que l’appel,resté vain, fait à la Ligue islamique mondiale dès 1979-1980, ait été réitéré pour uneaide financière et l’envoi d’une personne pouvant seconder l’imam dans sa tâched’enseignement.

18 Si, cette fois, la demande reçoit une réponse, c’est vraisemblablement parce que

d’autres aussi l’avaient faite, notamment des commerçants palestiniens établis enMartinique: l’un d’eux se rend, à cette période, en Arabie saoudite. En avril 1984, deuxémissaires mandatés par un organisme saoudien viennent enquêter sur la situation del’islam en Martinique. Quelque temps après cette visite, arrive un jeune musulmansénégalais ayant terminé ses études de théologie à Médine. Mandaté par l’organismesaoudien chargé des affaires islamiques à l’étranger pour enseigner la langue arabe etla théologie musulmane, il est bien reçu de tous. Mais une reprise en mains se prépare.

19 Un troisième personnage entre en scène. C’est un riche commerçant d’origine

palestinienne, issu d’une des premières familles musulmanes arrivées en Martinique

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dès les années vingt, dans ce courant migratoire né à la fin du XIXe siècle qui a conduit

de nombreux Proche-Orientaux à fuir l’empire ottoman pour gagner l’Amérique latineet la Caraïbe. Né en Martinique, il retourne, à l’âge de treize ans, pour quelques annéesen Palestine où il reçoit, par sa mère, les rudiments d’une éducation musulmane.Rentré en Martinique, à vingt ans, pour seconder son père dans son commerce enpleine expansion, il y mène la vie de la jeunesse dorée de l’île. Mais, en 1981, il se rend àla Mecque et ce voyage « change tout» 10. Selon ses dires, ce renouvellement de sonadhésion à l’islam doit peu à l’action en Martinique du marabout imam, qu’il combat,lui aussi, pour son activité de guérisseur.

20 L’intervention de ce commerçant auprès des deux émissaires, les liens de sa famille

avec l’Arabie saoudite (où vit une partie de ses membres) inversent définitivement lesrapports de force entre les différents groupes. Une nouvelle guerre d’associationsaboutit, le 3 novembre 1984, à la publication d’un « communiqué urgent» en premièrepage du quotidien France-Antilles: le marabout imam et ses proches y apprennent ladissolution de leur association 11 et son remplacement par le Centre culturel islamiquede Martinique dont le siège est situé dans un nouveau local, au centre de Fort-de-France. C’est là qu’est installée, à l’initiative notamment du commerçant d’originepalestinienne, une nouvelle mosquée qui prend pour imam l’enseignant d’arabe et dethéologie sénégalais récemment arrivé dans l’île. Quant au musulman réformistemartiniquais à l’origine de la contestation du marabout imam, il est lui-mêmedisqualifié. Avec la création de ce nouveau lieu de prière, auquel se rallient tous les« Arabes», nombre d’Africains et la plupart de ceux qui s’étaient déjà séparés pour prierdans la maison d’une Martiniquaise convertie, la rupture avec le marabout fondateurest consommée et ses fidèles, réduits désormais à quelques Africains et Martiniquais,sont marginalisés. Après l’échec de la tentative d’achat de la propriété de Balata, cegroupe, très affaibli, se déplace dans le nouvel appartement du marabout imam situéaux Terres Sainville, un quartier populaire de Fort-de-France, à quelques centaines demètres de la nouvelle mosquée. En 1985, le marabout imam quitte la Martinique, où ilne reviendra que pour un court séjour en 1994. L’un de ses plus proches disciplesmartiniquais reprend la charge d’imam dans sa mosquée précarisée. Ces deux lieux deprière existent encore et aucune tentative de réconciliation n’a abouti jusqu’à présent.À la suite de cette division et du départ du marabout imam, nombre de Martiniquaisconvertis se détournent de l’islam.

La fin du modèle charismatique et maraboutique

21 Cette histoire de fondation très troublée, considérée par bien des musulmans comme

une fitna (« scission») est un cas exemplaire d’échec de la « routinisation du charisme»(Weber, 1971). On assiste, en effet, à une remise en cause de la légitimité religieuse etdu capital charismatique de Fodé Marega; les successeurs qu’il s’était désignés – sesdisciples martiniquais – se voient eux aussi contestés. À la place de l’hérédité désormaisrésiduelle du fondateur s’est imposé un tout autre modèle, basé non sur le charismemais sur une autorité représentant une institution: la Ligue islamique mondiale et lesinstances saoudiennes, qui envoient en Martinique un imam diplômé. C’est notammentsur cette absence de « diplôme», au sens universitaire du terme, que le Martiniquaisréformiste avait fondé sa condamnation du marabout imam, tenant pour rien laformation de ce dernier reçue auprès d’un maître gambien, formation traditionnelledans l’Afrique musulmane.

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22 Cependant, le marabout imam s’était lui-même appuyé, pour conforter sa légitimité

charismatique, non sur un mouvement religieux mais sur le secteur associatif quistructure l’islam en France. Comme on l’a vu, il a été tantôt renforcé voire protégé,tantôt affaibli par le jeu des dissolutions et refondations d’associations. C’est aussi surcette légitimité administrative légale que le musulman martiniquais réformiste, hommed’appareil, tentera de se fonder pour retrouver sa place dans l’islam de Martinique 12. Ilfaut également noter que ce n’est pas le leadership religieux à proprement parler queles contestataires du marabout imam ont visé mais bien plutôt la gestion globale,politique de l’islam en Martinique.

23 Il n’empêche que ce changement de modèle se base sur des arguments religieux:

l’accusation de maraboutisme court, en effet, dans toute la fondation de l’islam enMartinique. Cette condamnation, très classique dans l’islam rigoriste puisqu’elle a étéformulée dès le XIVe siècle par le théologien hanbalite Ibn Taymiyya, a conduit à évincer

le marabout imam dont la pratique, jugée impure par ceux qui l’ont contestée, nepouvait à leurs yeux constituer un bon départ pour l’islam dans l’île. Notons, à cepropos, que plusieurs sensibilités religieuses traversent l’histoire musulmane de laMartinique, depuis celle de l’Afrique confrérique mais aussi réformiste, jusqu’auxdivers courants animant l’islam de France métropolitaine, et pour finir celle de l’Arabiesaoudite, représentée aujourd’hui dans une forme tolérante et modérée par l’imamsénégalais.

24 Mais ces choix religieux sont-ils les seuls à pouvoir expliquer la mise à l’écart du

marabout imam? Il reste dans l’ombre des différends commerciaux entre ce dernier etle musulman réformiste martiniquais, d’une part, des familles palestiniennes, d’autrepart 13, qui ont très probablement avivé les conflits. Ces relations ambiguës, où lacollaboration commerciale voisine avec la contestation religieuse, tempèrent le poidsde cette dernière dans la reprise en mains de l’islam qui se joue entre 1982 et 1984.

25 De cette figure du marabout imam, il reste aujourd’hui un portrait très contrasté. Ceux

qui l’ont combattu insistent, avec plus ou moins de virulence, sur l’ambivalence de sonaction entre religion et commerce, sur les limites de son savoir en matière d’islam, surses absences fréquentes hors de l’île, qui à leurs yeux nuisaient au dynamisme del’islam, sur sa mauvaise maîtrise de la langue française... Ceux qui l’ont suivi font de sesannées de présence à leurs côtés une période utopique et l’évoquent comme un père,un guide, un maître entièrement dévoué à l’enseignement des valeurs musulmanes.L’idéalisation de la mémoire transfigure ce personnage en une sorte de héros de conte(Propp, 1970), venu de loin pour remplir une mission, rencontrant des agresseurs et desrivaux, affrontant épreuves et trahisons, et repartant pour une nouvelle quête...

26 Quoi qu’il en soit de ces opinions contraires, le rôle de défricheur, de fondateur et

d’organisateur d’un espace musulman en Martinique n’a jamais été contesté à FodéMarega, même par ses détracteurs les plus virulents. Lors de sa mort, en 2000, laplupart des musulmans sont venus prier dans la dernière mosquée qu’il avait établie àFort-de-France.

Édification d’une mosquée

27 La création d’une nouvelle mosquée avec un imam mandaté par un organisme

saoudien, le départ du marabout imam inaugurent une nouvelle étape pour la vie

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musulmane en Martinique. Les deux lieux de culte issus de la scission ont aujourd’huiune importance très inégale: alors que la mosquée du marabout fondateur ne reçoitqu’une poignée de fidèles et ne se maintient que par la volonté de son disciple le plusproche, la plus récente est devenue largement majoritaire et, lors de la prière duvendredi, l’espace devient insuffisant.

28 Ces deux mosquées sont actuellement entièrement dévolues à la religion et à la

sociabilité musulmane et ne sont plus une extension de l’habitation de l’imam commec’était le cas au temps du marabout fondateur. Elles sont établies dans les étagesd’immeubles marchands ou d’habitation, et seraient presque banalisées s’il n’y avaitune discrète plaque, qui parfois s’efface, à leur porte. Leur localisation les rendquasiment invisibles aux habitants de l’île non concernés par l’islam. Cette discrétion,qui perdure aujourd’hui en Martinique, est aussi le fait de nombreux lieux de culteévangéliques ou jéhovistes, installés dans de semblables bâtiments; concernant l’islam,cette situation est identique à celle qui a prévalu en métropole jusqu’au milieu desannées quatre-vingt-dix (Galembert, 2004).

29 Pourtant, comme on l’a souligné, le projet de construire une mosquée et d’assurer une

visibilité à l’islam dans l’île avait été formulé, dès 1978, par le marabout imam et legroupe rassemblé autour de lui; mais, faute d’argent, d’entregent, il n’avait pu êtreréalisé. L’idée va être développée par les animateurs de la nouvelle mosquée.

Reprise conflictuelle d’un projet ancien

30 Publiquement réaffirmé, en 1985, dans un article du journal France-Antilles consacré à

« l’Islam en Martinique» (4 octobre 1985), le projet, d’abord collectif, a été très vitedominé par le commerçant d’origine palestinienne qu’on avait vu très actif dansl’éviction du marabout fondateur. Trésorier de la nouvelle association, il s’est imposécomme son porte-parole, son responsable et son négociateur. C’est à la Ligue islamiquemondiale et aux instances saoudiennes qu’avaient été faites les plus récentes demandesde financement. Aux yeux de ces organismes, la nouvelle association, avec son imamformé à Médine, la surface sociale et financière de certains de ses membres,particulièrement celle de son trésorier palestinien, constitue-t-elle sans doute unecommunauté plus crédible que celle du marabout fondateur: c’est à elle que sontattribués les financements.

31 Cette nouvelle, bien accueillie par tous ceux qui y voient l’ébauche d’un nouvel essor

que le marabout imam n’avait pu donner, ne fait qu’attiser le ressentiment de ceux, enparticulier des musulmans martiniquais, qui avaient participé aux tentatives vaines dece dernier. Accaparement de fonds, sabotage, récupération: c’est en ces termesvirulents qu’ils fustigent la reprise d’un projet dont la réalisation leur échappe – et àlaquelle ils ne seront pas associés.

32 Mais c’est moins l’ensemble du groupe de la nouvelle mosquée que « les Arabes», dont

font partie le commerçant trésorier et sa famille, qui sont accusés d’usurpationd’héritage. Dans la petite revue ronéotée qu’il tente de diffuser dans les années1998-1999 14, le musulman martiniquais réformiste, lui aussi évincé du projet,condamne un « lobby», une « puissance d’argent», une « logique de clan», qui auraient,à ses yeux, remplacé la « logique de gourou» du marabout imam: « c’est l’ethnicitéarabe qui prime sur la religion» 15, entrant en contradiction avec l’égalitarisme de laumma. Ce qu’il considère comme une volonté de contrôle des « Arabes» sur l’islam de

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Martinique lui paraît d’autant plus déplacé que ceux-ci, premiers musulmans à s’établirdans l’île, n’ont en rien contribué à l’expansion de l’islam avant l’arrivée du maraboutfondateur. À cela s’ajoute la sourde humiliation née de la condescendance, réelle ousupposée, du regard que ces musulmans de naissance porteraient sur les Martiniquaisconvertis.

33 Au-delà de simples luttes de pouvoir, cette acrimonie masque un sentiment de

domination symbolique plus profond: c’est la légitimité des musulmans martiniquais à« prendre en main [leur] propre destinée religieuse» 16 et à construire sur leur propreterre qui se trouve bafouée. Cette revendication très forte d’un droit dû à l’autochtonie,qu’il faut faire remonter à la libération de l’esclavage en Martinique et à laréappropriation du territoire par ses habitants, entraîne le musulman martiniquaisréformiste à condamner ce qu’il nomme l’« exploitation libano-syrienne» sur l’île, qu’ilcompare à celle des Békés 17. À cette véhémence il faut opposer la remarque d’unemusulmane martiniquaise qui considère avec philosophie que la mosquée étantconstruite sur le territoire des Martiniquais, elle leur appartiendra, quel que soit sonbâtisseur.

34 Pourtant cette question très vive de l’autochtonie permet précisément d’expliquer

pourquoi des musulmans d’origine palestinienne se sont investis dans ce projetd’édification d’une mosquée. Outre tous les arguments déjà développés (l’argent etl’entregent), ils sont, avec les Martiniquais, les plus anciens dans l’île (quatre ou cinqgénérations) et les plus stables, ce qui n’empêche ni des allées et venues entre laMartinique, la Palestine et les différents pays où s’est établie la diaspora palestinienneni des ancrages familiaux et commerciaux multiples (Dubost, 2000). Certains d’entreeux s’expriment en créole depuis l’enfance, se sentent chez eux dans l’île dont ilsmaîtrisent tous les codes sociaux et culturels. Ils peuvent ainsi rivaliser d’autochtonieavec les Martiniquais eux-mêmes et désirer, eux aussi, s’inscrire dans le territoiremartiniquais. Cette tension forte entre « Arabes» et Martiniquais n’existe pas avec lesAfricains et les musulmans d’autres contrées venant en Martinique, dont la présencedans l’île est moins permanente.

35 L’assurance, maintes fois répétée, que la nouvelle mosquée à construire serait celle de

l’ensemble des musulmans n’empêche pas quelques musulmans martiniquais, seréférant aux versets 107-110 de la sourate 9 du Coran 18, d’exprimer encore aujourd’huileur refus radical de cet édifice né, selon eux, de la scission et de l’usurpation; ce quel’un d’eux résume ainsi: cette mosquée « est jolie peut-être, mais ses fondations ne sontpas bonnes» 19. Il faut noter que ces querelles, nées autour de 1985, sont presqueinconnues des plus jeunes générations de musulmans et de ceux qui sont arrivéspostérieurement dans l’île.

Propositions divergentes

36 Avant même d’être construite, la forme que devrait prendre la nouvelle mosquée

provoque de multiples débats. Le premier est celui de la visibilité. Pour les uns, le tempsn’est pas encore venu de « s’exhiber», dans un milieu où l’islam est inconnu, voiresouffre auprès de la population martiniquaise d’une image troublée par les luttespolitiques et religieuses des pays où il est pratiqué (Kuczynski, 2008b); et certainsjugent prématuré de construire un édifice avant que les musulmans de Martiniquesoient réconciliés. À l’inverse, d’autres parient sur ce nouveau lieu pour les réunir. En

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outre, si, en France métropolitaine, les années quatre-vingt-dix voient se renforcer lavolonté des musulmans de s’affirmer dans l’espace public, ce désir s’exprime avec plusde réserve en Martinique où le particularisme minoritaire, religieux ou culturel, a tardéà se manifester ouvertement; ainsi, ce n’est qu’en 2003, lors de la célébration du 150e

anniversaire de l’arrivée des premiers engagés indiens en Martinique, que l’hindouismeet la culture tamoule, longtemps méprisés, se sont montrés au grand jour, ont reçu unereconnaissance officielle et que les temples ont été rénovés et repeints (Calmont et al.,2008).

37 Un second débat concerne la conception même du futur édifice: simple lieu de prières,

ou véritable centre culturel propice à la convivialité d’un groupe musulmanhétérogène, et proposant diverses activités? Actuellement, dans la plus importante desdeux mosquées, se tiennent des cours d’arabe et de religion et quelques causeries surl’islam ou des thèmes liés, activités souvent organisées, depuis 2006, par uneassociation de femmes musulmanes. Mais en dehors des heures de prières, lafréquentation de la mosquée reste peu soutenue. L’initiative de quelques-uns d’animerdes conférences ou des projections de films montrant l’islam non seulement commeune religion mais comme un ensemble de cultures très diverses a peu intéressé leshabitués du lieu.

38 À la fin des années quatre-vingt-dix, le musulman martiniquais réformiste évoqué plus

haut avait conçu un projet différent. Replié à Rivière-Pilote, dans le sud de laMartinique, depuis son échec de refondation de l’islam, il avait établi dans sa maisonune salle de prière, un emplacement pour l’école et les réunions, une librairie-bibliothèque proposant des textes religieux et des ouvrages sur l’islam. Il avait aussiconstruit quelques bungalows pour recevoir les « frères» venant de l’extérieur de l’îleet projetait de créer un petit restaurant. Pour diverses raisons, ce centre musulman n’ajamais fonctionné et a aujourd’hui disparu.

39 Face à des musulmans tournés avant tout vers l’orthopraxie religieuse, généralement

peu friands d’autres activités que la prière ou la lecture du Coran, concevoir la nouvellemosquée comme un centre culturel semble donc une gageure. Deux optiquess’affrontent: celle de l’entre soi religieux et celle tendant à l’ouverture notamment versla population martiniquaise non musulmane, dans le but de mieux faire connaîtrel’islam dans une île où son image est troublée.

40 La question de l’architecture de cette nouvelle mosquée découle de ces débats. Tandis

que les uns se contenteraient d’un simple local plus grand, d’autres se rallient à uneconstruction modeste, voire se fondant dans le paysage martiniquais. Chacun projettesur l’édifice futur son propre imaginaire, qui évoquant les mosquées blanches baignéesde soleil du désert algérien, qui l’architecture de terre sahélienne... Cette sobriété estjustifiée autant en référence à la simplicité de la mosquée du Prophète que par le soucide ne pas se singulariser en édifiant « un monument pour montrer à je ne sais qui».D’autres encore préconisent une construction dans le style des maisons créoles. Notonsqu’en Martinique, hormis les temples hindouistes, très discrets et situés pour la plupartdans le nord de l’île, aucun édifice religieux contemporain ne se signale par unerecherche architecturale particulière, pas plus les nombreux temples adventistes ouévangéliques (dont certains sont plutôt remarquables par leur taille imposante) que lasynagogue inaugurée en 1996. Ce projet d’inscription d’un édifice musulman dans lestyle local évoque bien d’autres contextes d’islam minoritaire. Mais à l’évidence, cette« naturalisation» créole correspond aussi, de la part des musulmans martiniquais, à une

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revendication identitaire forte, qui complète celle relative à l’autochtonie évoquée plushaut.

41 C’est précisément une autre affirmation identitaire qui se fait également jour: pour le

petit nombre de musulmans décidés à rompre avec l’invisibilité de l’islam sur leterritoire martiniquais, l’architecture musulmane s’impose, avec ses arches, sescoupoles, ses jardins, son minaret, afin de rendre le nouvel édifice clairementidentifiable. Cette référence orientale audacieuse et cette ambition esthétique sont àleur tour âprement discutées: ce qui est pour les uns célébration d’Allah par la beautémonumentale n’est pour les autres qu’apparat, ostentation, plus appropriés à un muséequ’à un lieu de culte, et détournement de la prière.

42 Enfin, le débat sans doute le plus fondamental concerne l’opportunité même d’ancrer la

présence musulmane dans l’île alors que, comme on l’a souligné, la majorité desmusulmans n’est que de passage et se renouvelle constamment. Dans ce contexte,l’initiative de la construction d’un édifice appartient à la minorité la plus sédentairesans que les autres, se satisfaisant des salles de prières existantes, s’y investissent ou s’yimpliquent financièrement. Ce déséquilibre est amplifié par la faiblesse numérique dugroupe des musulmans en Martinique et par sa composition socio-économique 20.

43 Dans un milieu insulaire paradoxal, essentiellement mêlé mais très prompt au

nivellement culturel, ces réflexions et polémiques autour du projet d’une mosquéedessinent en filigrane l’état des groupes musulmans de l’île dans les années quatre-vingt-dix, partagés entre affirmation de soi et intégration à la société martiniquaise,entre pusillanimité et fierté de minoritaires, entre revendication d’autochtonie etappartenance à la umma.

Mur de soutènement de la mosquée, 2002 (cliché L.Kuczynski)

Une construction semée d’embûches

44 Au début des années quatre-vingt-dix, le groupe conduit par le riche commerçant

d’origine palestinienne tente d’acheter l’ensemble de l’immeuble où est installée la plus

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grande salle de prières, puis cherche un emplacement dans le centre de Fort-de-France.Faute de mieux, il se rabat enfin sur l’acquisition d’un terrain à bâtir qui, ironie du sort,se situe dans ce même quartier excentré de Balata où l’imam fondateur avait établi sasalle de prières, en 1984 21. Dans son édition du 31 janvier 1994, le journal France-Antilles

présente les premiers travaux de terrassement sur ce terrain escarpé et le plan de lafaçade principale du futur centre culturel islamique. Après une première esquisse d’unorientalisme standardisé élaborée par un cabinet d’architectes martiniquais, c’estfinalement un projet concurrent qui a été proposé par le commerçant palestiniendevenu maître d’ouvrage: la reproduction d’une mosquée de la ville d’al-Bireh(Palestine), berceau de sa famille. Les adaptations nécessaires de ce modèle aux normesurbanistiques en vigueur, confiées d’abord à un second cabinet d’architectesmartiniquais, sont finalement dessinées par un ingénieur d’origine algériennefréquentant la mosquée et féru de cultures musulmanes.

45 Balayant ces réticences et oppositions, c’est la construction d’une mosquée

monumentale qu’ont choisie le commerçant et ses assistants, l’un de ces édificesimposants ayant vocation de rassemblement, qu’on qualifie souvent du nom de« mosquée cathédrale» (Adelkah, Moussaoui, 2009: 16). Au-delà d’une simple référenceorientale, l’option architecturale, au départ très ouverte, traduit le poids d’unemémoire particulière, celle des origines palestiniennes du maître d’ouvrage. Certes,tous les musulmans de l’île n’y ont pas vu le signe d’une véritable emprise, certainssoulevant peu d’objections, d’autres ignorant tout du modèle privilégié; mais celui-ci afourni un argument de plus aux adversaires de l’« hégémonie arabe». Si l’entrepriseambitieuse et presque solitaire de cet homme suscite admiration ou agacement,principalement en raison de la place que son pouvoir financier lui a permis d’acquérirau sein de la mosquée, c’est surtout la taille de cet édifice prestigieux qui fait l’objet denombreuses critiques, un édifice considéré comme hors de proportion avec les besoinset les moyens financiers des musulmans de l’île. De fait, le financement venu dans unefaible mesure de dons locaux et surtout d’Arabie saoudite – ce que bien des musulmansdéplorent, craignant une inféodation à ce pays et à ses valeurs religieuses – n’empêchepas qu’à maintes reprises, la construction, débutée à la fin des années quatre-vingt-dix,soit suspendue faute d’argent. La complexité de l’architecture, très inhabituelle pourles entreprises de bâtiment martiniquaises, explique aussi cette lenteur: la réalisationdu dôme central et du minaret a représenté un véritable défi, comme le note fièrementun journaliste (France-Antilles, 5 septembre 2006); sans compter des dépassements dedevis et des dépôts de bilan, source supplémentaire de conflits et de ralentissement. En2010, seul le gros œuvre est presque terminé; l’aménagement intérieur et la décorationseront réalisés ultérieurement, non par des Martiniquais mais par des ouvriers venantspécialement du Maroc. Très rapidement envahi par la végétation lorsque les travauxs’interrompent, le terrain de la nouvelle mosquée est de temps à autres pieusementdébroussaillé par quelques fidèles. Cet édifice inachevé n’a encore ni fonction ni nom.En 2006, le riche commerçant bâtisseur déclarait: « Nous avons tout notre temps, et cen’est pas une mosquée à proprement parler, mais un lieu de rencontre culturelle etd’échanges ouvert à tous les Martiniquais» (id.) Les adversaires de ce projet ambitieuxremarquent, avec amertume, qu’une construction plus modeste aurait été depuislongtemps terminée et ceux qui y adhèrent renoncent peu à peu à se projeter dans unachèvement sans cesse reculé.

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46 Mais il ne faut pas oublier que la Martinique est un département français où toute

construction doit être soumise à l’approbation des municipalités. Dans le contextemétropolitain de la fin des années quatre-vingt, seule la mosquée de Mantes-la-Jolie aété édifiée, dans des circonstances qui montrent que « la reconnaissance du culteislamique ne va pas de soi» (Galembert, 2004: 384). À partir du milieu des annéesquatre-vingt-dix, une évolution se produit à la faveur de nombreux rappels des libertéspubliques en matière religieuse et du projet politique de constitution d’une instancereprésentative des musulmans. Les constructions de mosquées se multiplient, mais onconnaît bien les tensions qu’elles engendrent, tant au niveau politique que dans lasociété civile.

47 En Martinique, la présence de musulmans est loin d’avoir été érigée en problème

politique national, en raison de la multiplicité des groupes religieux dans l’île maisaussi du faible nombre des musulmans, de leur discrétion et de leur modérationreligieuse: ils n’ont jamais défrayé la chronique locale. Cependant, lorsqu’il s’est agi deconstruire la mosquée, ils ont rencontré, de la part de certains élus municipaux, lesmêmes objections que celles largement utilisées en métropole. Sans aucun conflit sur lefond, ce qui aurait été en contradiction avec la loi sur la laïcité et avec l’apparence quedonne la mentalité martiniquaise 22, ce sont les arguments techniques classiques quiont longtemps bloqué l’octroi du permis de construire: la question des places destationnement, indispensables en zone urbaine pour tout édifice recevant du public,celle de l’accueil pour les handicapés, et surtout la non conformité au Plan locald’urbanisme en raison de la hauteur prévue du minaret, qui a dû être nivelée à celle desbâtiments privés (8m50) 23. C’est finalement grâce à l’intervention du maire d’alors,Aimé Césaire, auprès duquel une délégation de musulmans était venue plaider la causede la mosquée, que ces obstacles ont pu être levés (Kuczynski, 2008b). En outre, seconformant à la laïcité la plus stricte, contrairement à quelques villes de métropole, lamunicipalité de Fort-de-France n’a attribué ni bail emphytéotique ni financementd’aucune sorte 24; la construction de la mosquée reste ainsi entièrement privée.

48 Cependant, si de telles exigences techniques, toutes recevables, certes, mais très

pointilleuses, ont pu être avancées, c’est parce que les riverains s’étaient constitués enassociation pour exprimer avec force leur hostilité à ce voisinage, vu comme une sourceprobable de nuisances pour leur quartier. En effet, le terrain acquis par les musulmans,pour éloigné qu’il soit du centre ville, n’en est pas moins situé dans un lotissement trèsrésidentiel que ses habitants cherchent à protéger d’une intrusion étrangère. C’est unesérie d’arguments bien connus qu’ils ont mis en avant: la crainte de l’envahissement duquartier par la foule des musulmans, la peur de l’appel du muezzin, le refus d’unearchitecture si différente, la contrariété d’avoir vue sur ce bâtiment plutôt que sur desvergers... À la question de la modification de leur cadre de vie s’ajoute très clairementune vision négative de l’islam, sans rapport avec la connaissance réelle des musulmansde l’île et de leurs pratiques 25. C’est pourquoi ces derniers ont tenté auprès desriverains une entreprise de pédagogie... à l’occasion de laquelle ceux-ci ont découvertavec surprise un musulman derrière le commerçant « syrien» qui leur était si familier!

49 D’autres raisons privilégiant une certaine symbolique urbaine ont été avancées contre

la construction de la mosquée, à commencer par la question de l’architecture: lesdômes, le minaret, le style oriental seraient aussi incongrus qu’un chalet suisse aucentre de Fort-de-France 26. Si cette comparaison est inadéquate puisque le premier casest l’expression d’un groupe religieux vivant sur le territoire martiniquais tandis que le

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second répond à un climat bien précis qui n’est en rien celui de l’île, elle laisse poindrel’idée qu’il faudrait défendre une unicité architecturale créole dans un milieu pourtantconstitué d’apports divers et dont l’un des fleurons, la bibliothèque Schoelcher, est d’unstyle très éclectique. Cette revendication traduit un certain conservatisme qui trouveen Martinique ses partisans à côté de l’idéologie plus facilement mise en avant de lacréolisation.

50 C’est une autre symbolique urbaine qui est invoquée par ceux que gêne la proximité de

la mosquée en construction avec la basilique du Sacré-Cœur de Balata, haut lieu du« catholicisme créole» fait de dévotions aux saints, de pèlerinages, de proximité avecles morts (L’Église martiniquaise, 2001). Cet imposant édifice, réplique du Sacré-Cœur deParis, qui domine la baie de Fort-de-France, est pourtant invisible du lotissement où estsituée la mosquée. Dans le même registre, c’est, autant qu’une exigence purementurbanistique, le souci de conserver à la cathédrale de Fort-de-France et au Sacré-Cœurune hauteur supérieure à celle de la mosquée qui a contraint les musulmans à baisser lahauteur du minaret. Clocher contre minaret: cette concurrence symbolique entre lesreligions est loin d’être propre à la Martinique, elle est un classique dans tous les pays,qu’ils soient laïques ou multiconfessionnels comme le Liban (Mermier, 2009). S’agissantde la Martinique, il resterait cependant à vérifier si ce conflit symbolique se manifesteavec d’autres religions ou s’il ne concerne que l’islam.

51 Certes, ces réticences et ces oppositions ne sont pas unanimes et de nombreux sites

Internet font état d’opinions beaucoup plus favorables aux musulmans et à cettenouvelle mosquée (Kuczynski, 2008b). La nouvelle municipalité, élue en 2002, favorableà son achèvement, est cependant très vigilante à tous les éléments pouvant troubler ladynamique harmonieuse des quartiers, dans un milieu urbain saturé de lieux de cultesde toutes sortes 27.

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52 Situation excentrée – reléguée selon certains musulmans – mais dans un lotissement

résidentiel, concurrence symbolique avec les lieux de culte chrétiens, ampleur duprojet qui

La mosquée en construction, 2008 (cliché L.Kuczynski)

53 en rend difficile le financement, dissensions parmi les musulmans: la mosquée en

construction semble cumuler les paradoxes et les obstacles. Sans doute est-ce pourcette raison que le discours de ses promoteurs semble s’infléchir: elle deviendra unancrage pour les générations musulmanes futures, un symbole de la présence de l’islamsur le territoire martiniquais, un « phare de l’islam dans la Caraïbe francophone», un« monument» pour la Martinique. Cependant le processus de patrimonialisation reposesur ce que L.Morisset (2009) appelle un « régime d’authenticité» fondé sur un équilibreentre trois rapports: celui que la société entretient avec le temps mais aussi avecl’espace et avec l’Autre. Les tensions qui viennent d’être décrites montrent que,concernant la mosquée, ce processus est loin d’être achevé.

Conclusion

54 Ce parcours de fondation montre combien était pionnier le projet d’édifier une

mosquée à l’époque où le marabout imam l’a formulé. Dans le cadre de la Martinique,terre alors quasiment vierge d’islam, il est intéressant de constater que ce simplemarabout guérisseur a retrouvé des fonctions du personnage bien connues dansl’histoire du Maghreb comme en Afrique de l’ouest: celles de défricheur et d’aménageurd’espaces religieux. Le premier temps de cette fondation se fait autour de ce leadercharismatique, en des lieux peu marqués. Son désaveu, effet de la rivalité entre desgroupes s’appuyant sur des ressources symboliques et matérielles différentes, conduit àune nouvelle structuration de l’islam en Martinique: désormais le pouvoir se dédoubleet à l’autorité religieuse (l’imam) s’adjoint une autorité gestionnaire et financière qui

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devient décisive. La seconde étape, prévue dès l’origine mais alors peu réalisable, est lacréation d’un lieu matérialisant nettement la présence de l’islam sur le territoiremartiniquais. Plus que cette dernière, c’est l’édification bien visible de la mosquée quicristallise les sentiments d’altérité dans la population. Ainsi cette construction révèle lacomplexité et les paradoxes du tissu social et culturel martiniquais, de même qu’ellemet en lumière les clivages et la fragilité de groupes musulmans très minoritaires.

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NOTES

1. Masjid, Encyclopédie de l’islam, t. 6, 1991: 630-632.

2. Lettre du maire de Fort-de-France adressée, le 9 août 1978, à Son excellence Sim Hamiza (sic)

Boubakeur. Une partie des archives laissées en Martinique par ce marabout fondateur a pu être

consultée en 2008. Je remercie sincèrement son proche disciple, qui les a conservées, pour sa

confiance et sa disponibilité à mon égard.

3. La façon dont cette information est parvenue aux oreilles du recteur reste encore mystérieuse.

4. Lettre non datée, écrite très probablement fin 1979 ou début 1980.

5. Déclaration au Journal officiel, du 13 janvier 1981 pour la branche parisienne, du 8 février 1981

pour la branche martiniquaise.

6. Entretien décembre 1999.

7. En la plaçant sous le patronage de Mohammed Hamidullah et du Cheikh Mujahid, président de

la Fédération nationale des musulmans de France.

8. Déçue par l’inefficacité du traitement prescrit à un membre de sa famille par le marabout,

néanmoins convertie par celui-ci à l’islam, elle est restée jusqu’à aujourd’hui une musulmane

convaincue et est devenue une figure notable de l’islam martiniquais.

9. Agréé par la Mosquée de Paris, ce commerce a été très éphémère en raison du manque

d’argent du groupe, de la mauvaise qualité du matériel acquis, et de l’absence de coopération des

musulmans, peu intéressés à cette époque par l’achat de viande halal.

10. Entretien janvier 2000.

11. Ce n’est qu’en 1986 que l’association Le lien universel, fondée par le marabout imam, sera

rétablie légalement.

12. Dans les années quatre-vingt-dix, il se dit délégué pour les Antilles-Guyane de la Fédération

nationale des musulmans de France.

13. Tout en s’efforçant de construire l’islam dans l’île, le marabout avait tenté de faire du

commerce en même temps que son activité de guérisseur. Son différend avec une famille

d’origine palestinienne se termina au tribunal. Il est encore très difficile d’éclairer ces affaires

commerciales sur lesquelles chacun garde le silence.

14. Al Motamar («Le congrès»). Cette revue à diffusion locale extrêmement restreinte n’a sorti que

quelques numéros.

15. Entretien janvier 2000.

16. Al Motamar, novembre-janvier 1997-1998, p.10.

17. Blancs créoles de la Martinique, accusés de détenir encore aujourd’hui une position

économique dominante sans rapport avec leur nombre. Ce rapprochement entre Békés et

«Arabes» masque la conscience d’une autre lourde similitude: dans la hiérarchie «socio-raciale»

martiniquaise, les uns et les autres sont considérés comme «Blancs» et réputés inaccessibles aux

autres Martiniquais; ce qu’un musulman martiniquais ajoute en ces termes à son acrimonie

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envers la reprise par les «Arabes» du projet de mosquée: «leurs femmes [des “Arabes”] sont

inabordables et les Martiniquaises sont jetables comme des kleenex» (entretien janvier 2000).

18. Ces versets évoquent la construction à Médine d’une mosquée rivale de celle du Prophète.

19. Entretien mars 2008.

20. Le nombre des musulmans de Martinique, difficilement quantifiable, est d’environ cinq cents

personnes, soit 1,5% de la population totale. Hormis quelques riches commerçants et quelques

cadres, le niveau économique de la plupart des musulmans est assez bas.

21. Le toponyme Balata tire son origine du nom d’un des arbres qui constituaient le couvert

forestier de la Martinique à l’époque amérindienne. À ma connaissance, aucun rapprochement

n’a été fait avec le camp de réfugiés palestiniens de Naplouse qui porte ce même nom. Le choix de

ce lieu pour y édifier une mosquée est purement conjoncturel et ne revêt aucune signification

particulière.

22. «La situation ici n’est pas du tout celle de la métropole, ici on ne s’occupe pas de ce que fait

l’autre» (entretien avec la responsable de la planification et de l’urbanisme à la mairie de Fort-

de-France, février 2004).

23. Par souci de conciliation, certains musulmans étaient même partisans de sa suppression

totale.

24. Aucune demande dans ce sens n’a d’ailleurs été formulée par les musulmans porteurs du

projet.

25. En Martinique, l’appel à la prière se fait à l’intérieur de la mosquée, à voix nue; il est à peine

audible de l’extérieur.

26. Entretien avec l’un des architectes pressentis pour la mosquée auquel ce reproche a été

adressé (novembre 2009).

27. Dans certains quartiers, le volume sonore des chants évangéliques a suscité de nombreuses

plaintes de riverains.

RÉSUMÉS

L’islam apparaît en Martinique à la fin des années soixante-dix. Les musulmans sont pour une

bonne part d’origine étrangère, certains étant cependant installés dans l’île depuis plusieurs

générations. Il faut y ajouter un nombre non négligeable de Martiniquais convertis. Le premier

regroupement de ces musulmans a eu lieu sous l’impulsion d’un marabout charismatique. Dès les

débuts, l’érection d’une mosquée a constitué un projet prioritaire. En 2010, ce bâtiment est en

voie d’achèvement sans être encore fonctionnel.

L’histoire de ce lieu est un bon analyseur du fonctionnement du groupe, des tensions et clivages

qui sont nés en son sein, des questions d’héritage et de leadership qui s’y sont posées. Par

ailleurs, les multiples tractations avec les autorités administratives pour l’érection de cette

mosquée, les opinions exprimées à son propos dans la population martiniquaise montrent le

statut complexe d’une religion minoritaire encore peu connue dans une île multiculturelle régie

par la laïcité.

The late 1970s saw the rise of a visible Muslim presence in Martinique. A large part of the Muslim

population comes from foreign countries, some of them having settled in the island over several

generations. But a few Martinicans also converted to Islam. All these Muslims first gathered

together thanks to the dynamic leadership of a charismatic marabout. One of the major aims of

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the group has been, from the beginning, to build a mosque. In 2010, it is going to be completed,

even though it is not yet used as a place of worship.

Tracing the history of this foundation is a useful way into understanding how the Muslim group

functions ; it highlights the tensions, divisions, legacy and leadership rivalry that the group has

experienced. The manifold negotiations with the city and state administration as well as the

opinions expressed in the Martinican population concerning the mosque demonstrate the

complex position of a yet unknown minority in an island combining cultural diversity and

religious neutrality.

El Islam aparece en Martinica a fines de los años setenta. La mayoría de los musulmanes son de

origen extranjero, algunos de ellos sin embargo estaban instalados en la isla desde hace varias

generaciones. Es necesario agregar un número no despreciable de Martiniqueses convertidos. El

primer agrupamiento de estos musulmanes tuvo lugar a partir de la iniciativa de un marabout

carismático. Desde el principio, la erección de una mezquita constituyó un proyecto prioritario.

En 2010, este edificio está siendo terminado sin funcionar aún.

La historia de este lugar es un buen analizador del funcionamiento de grupo, de las tensiones y

clivajes que nacieron en su interior, de las preguntas de herencia y de liderazgo que se

plantearon. Por otro lado, las múltiples negociaciones con las autoridades administrativas por la

erección de esta mezquita, las opiniones expresadas sobre ella entre la población martiniquesa

muestran el estatuto complejo de una religión minoritaria aún poco conocida en una isla

multicultural regida por la laicidad.

INDEX

Palabras claves : Fort-de-France, islam, Martinic, mezquita, minoría religiosa

Keywords : Fort-de-France, islam, Martinique, mosque, religious minority

Mots-clés : Fort-de-France, islam, Martinique, minorité religieuse, mosquée

AUTEUR

LILIANE KUCZYNSKI

IIAC – LAU, [email protected]

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Aux origines de l’Église arméniennecatholique de JérusalemSossie Andézian

1 Le 17 septembre 2005, le catholicos-patriarche arménien catholique, Bedros-Nersès XIX

Tarmouni 1 se rend de son siège de Beyrouth à Jérusalem pour y commémorer lecentenaire de l’église Notre-Dame des Douleurs. Il inaugure également la crypterestaurée à l’occasion du millenium. Bâtie sur le site de la IVe station du Chemin decroix, l’église s’élève au centre d’un couvent composé d’une petite chapelle, site de laIIIe station, d’un presbytère, d’un hôtel pour pèlerins et de deux immeublesd’habitation. Propriété du patriarcat arménien catholique, d’une superficie de 1770m2,le complexe est situé dans le quartier musulman de la vieille ville, à l’angle de la ViaDolorosa et de la rueal-Wad. Face à l’hospice autrichien au nord, il est séparé par unétablissement juif au sud et par deux zāwiya-s des ordres Qadiriyya et Naqshabandiyya àl’est. Portant le titre d’«exarchat 2 du patriarcat arménien catholique», l’ensemblefonctionne à la fois comme lieu de pèlerinage pour les catholiques et comme paroissepour ceux de rite arménien, dont une dizaine de familles occupent les logements contredes loyers modiques.

2 Construire un lieu de pèlerinage et d’accueil pour les nationaux de Constantinople et

d’ailleurs, et pour les catholiques du monde entier, sont les deux objectifs de cetteÉglise qui entreprend son installation à Jérusalem en 1854. Progressivement se fait jourla volonté de développer le rite dans la ville, par la conversion des Arméniensapostoliques d’une part, «frères schismatiques restés dans l’erreur», celle desArméniens passés au rite latin ou aux rites protestants d’autre part. L’action s’inscritdans le mouvement d’expansion du catholicisme en Terre sainte et sa réappropriationdes lieux saints et des sanctuaires «ensevelis» sous des bâtiments musulmans.

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Plan de la vieille ville de Jérusalem (Source: Brochure produite à l’occasion de l’inauguration de lacrypte en 2005. Center for advanced technology and design)

3 Les moyens mis en œuvre seront différents selon les périodes et selon les vicaires. Une

constante demeure: le caractère de lutte permanente de l’opération, contre lespouvoirs politiques locaux et étrangers, contre l’Église arménienne apostolique, contreles autres Églises chrétiennes, contre les autres Églises catholiques orientales et contrecertains éléments de l’Église latine, voire contre des éléments internes. Les deuxprojets, établissement d’un lieu de pèlerinage international et d’une paroissearménienne catholique, se réaliseront malgré tout. Cependant, il s’agira d’une petitecommunauté, atteignant le nombre d’un millier d’individus environ à son apogée 3, quisera constituée non pas tant par des convertis que par des réfugiés rescapés dugénocide arrivés en Palestine dans les années vingt. L’Église arménienne catholiquesera officiellement reconnue à Jérusalem avec le titre de «vicariat patriarcal» et lacommunauté arménienne catholique une des communautés confessionnelles avec sonstatut personnel spécifique. Le lieu de pèlerinage international se développerafortement au fil du temps. À partir de 1948, la population se réduira sensiblement. Laparoisse réussira toutefois à maintenir ses activités. Mais, progressivement, lecaractère international s’accentuera, pour aboutir à la fondation, dans la crypte, d’unlieu d’adoration perpétuelle du saint sacrement et sa dédicace comme «Centre de laPaix à Jérusalem» par le nonce apostolique, le 25 mars 2009, jour de l’Annonciation 4.

4 C’est le processus de fondation de ce lieu dans le contexte particulier de la Terre sainte

de la seconde moitié du XIXe siècle, son inscription dans l’espace de Jérusalem et son

intégration dans l’histoire du catholicisme oriental d’une part, dans l’histoire du peuplearménien et de son Église d’autre part, qui est présenté ici. On en suivra les différentesphases de fondation et re-fondation, à la fois matérielle et symbolique, ainsi quel’évolution des représentations religieuses qui lui donneront corps. On verranotamment quels usages sont faits des vestiges chrétiens de la ville, des traditions

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écrites et orales, pour inventer ou réinventer un lieu saint dans un espace saturé desacré. On assistera à l’émergence d’une nouvelle communauté confessionnelle quiprendra place dans la nouvelle configuration de la population chrétienne de Jérusalem.

Naissance d’une communauté confessionnelle

5 L’Église arménienne est dite apostolique en référence aux apôtres Thaddée et

Barthélémy, «les évangélisateurs de l’Arménie», ou grégorienne en référence à sonfondateur l’évêque saint Grégoire l’Illuminateur. C’est une Église nationale, l’Arménieayant adopté le christianisme comme religion d’État en 301 5. Son chef, qui porte le titrede «Catholicos de tous les Arméniens», est considéré comme le successeur de saintGrégoire. Le siège (catholicossat) est fixé à Etchmiadzine, à une vingtaine de kilomètresde la capitale Erevan. Sa position s’est renforcée depuis l’accession de l’Arménie àl’indépendance. Un second catholicossat, créé dans le royaume de Cilicie à Sis, au XIIIe,

se trouve aujourd’hui au Liban où il avait été transféré après le génocide. Lespatriarcats de Jérusalem et de Constantinople, fondés respectivement en 1311 et 1461 6,sont toujours en activité.

6 La christianisation du pays est favorisée par l’invention, au début du Ve siècle, de

l’alphabet arménien par le moine Mesrop Machtots dans le but de traduire les livressaints et d’évangéliser la population dans sa propre langue, alors que le pays estdéchiré entre les empires perse et byzantin qui se partagent le territoire. La liturgie delangue arménienne remplace les textes byzantins et syriaques.

7 C’est une Église autocéphale suite à son rejet des décisions de Chalcédoine. Elle s’en

tient aux trois premiers conciles, proclame l’union dans la personne du Christ des deuxnatures, divine et humaine, et reconnaît Marie Théotokos (Mère de Dieu). Et elleconteste l’appellation monophysite puisqu’elle avait anathémisé la doctrine d’Eutychès.Elle ne rejette pas le dogme de l’Incarnation mais plutôt la soumission à l’Empereurbyzantin que l’adhésion à Chalcédoine entraînait (Ormanian, 2000).

8 L’Église arménienne catholique prend officiellement naissance en 1742 7, avec la

reconnaissance par le pape Benoît XIV de son chef, l’évêque Abraham Ardzivian quiavait demandé son rattachement à Rome. Exclu de l’Église arménienne apostolique etexilé, Ardzivian finira par trouver refuge dans la montagne libanaise, au Kesrouan, oùle patriarche maronite lui réserve un très bon accueil. Il s’installe au couvent desmoines antonins arméniens et prend le titre de «Catholicos de Cilicie pour lesArméniens catholiques». Son successeur fonde, à proximité, le monastère de Bzommar,devenu aujourd’hui séminaire et résidence d’été (Djourian, 1990).

9 En 1830, la communauté arménienne catholique de Constantinople, jusque-là incluse

dans le millet8 arménien sous la juridiction du patriarche arménien apostolique, obtientun statut de millet autonome. Si la création de ce millet met fin aux persécutions subiespar les Arméniens de ce rite et leur accorde la liberté de culte, elle entraîne denouveaux problèmes, avec la hiérarchie de l’Église catholique d’une part, entre clercs etlaïcs d’autre part. La communauté n’est pas soumise à l’autorité spirituelle ducatholicos-patriarche du Liban mais à celle d’un archevêque-primat de Constantinoplenommé par le pape (alors que le premier est élu, selon la tradition de l’Églisearménienne qui accorde une grande place aux laïcs 9, par un synode de clercs et de laïcspuis confirmé par Rome). Un chef civil, patrik, représente le millet auprès de la Sublime

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Porte et en administre les biens. Pour mettre fin aux tensions résultant dudédoublement de l’autorité spirituelle, à la mort du titulaire du siège du Liban, en 1866,le nouveau candidat, Antoine Hassoun, qui était archevêque-primat de Constantinopleet soutenu par Rome, réunit les deux fonctions. Avec l’aide de la France, il obtientégalement le titre de chef civil, et le siège patriarcal est transféré de Bzommar àConstantinople où il restera jusqu’au génocide, avant de revenir au Liban en 1928.

10 Deux autres initiatives de Rome, soutenues par Hassoun, suscitent la colère non

seulement des laïcs, mais également d’une partie du clergé, provoquant un nouveauschisme et installant l’Église dans une crise longue de plusieurs années: la bulleReversurus, promulguée par Pie IX en 1867, qui exclut l’Assemblée des laïcs desinstances de nomination des prélats, et la déclaration du Concile de 1869-1870 de laprimauté et de l’infaillibilité du pape. L’élection de Léon XIII, en 1878, rétablit l’ordre,Rome s’abstenant désormais de s’immiscer dans les affaires internes de l’Église(Whooley, 2004).

11 La fondation de l’Église arménienne catholique de Jérusalem se fait dans ce contexte de

crise, qui aura des répercussions certaines sur la réalisation du projet.

La montée à Jérusalem

12 La présence arménienne à Jérusalem, qui remonte aux premiers siècles chrétiens, est

généralement associée au patriarcat arménien apostolique administré par la confrérieSaint-Jacques, ainsi qu’aux lieux saints dont il se partage la propriété et/ou le contrôleavec les Églises grecque orthodoxe et latine. Situé sur le Mont Sion, le siège dupatriarcat, construit autour de la cathédrale des Saints-Jacques (le Majeur et le Mineur),est un vaste complexe entouré de murailles et composé de plusieurs chapelles, d’unmonastère, d’un parc résidentiel, d’une école proposant un cycle completd’enseignement, d’une bibliothèque de manuscrits et d’une bibliothèque générale, d’unmusée et d’une librairie. Un séminaire, une imprimerie ainsi qu’un cimetièreconstituent deux autres îlots de l’autre côté de la rue. Avec les maisons, les immeubleset les magasins alentour, l’ensemble forme le quartier arménien de Jérusalem, un desquatre quartiers de la vieille ville qui occupe le sixième de sa superficie globale.

13 Le projet de fondation d’une Église arménienne catholique à Jérusalem au cours de la

seconde moitié du XIXe siècle peut être lu comme une tentative de positionnement sur

la scène internationale qu’est devenue la ville sainte. La chute d’Acre, devant l’ÉgyptienIbrahim Pacha, ainsi que les ingérences occidentales avaient transformé Jérusalem envéritable capitale provinciale sous l’autorité directe du sultan. L’affaiblissement del’Empire ottoman va conduire les puissances occidentales à se poser en protectrices deschrétiens, qui feront l’objet de luttes d’influence entre elles. Leurs intérêts ne sont pasque religieux mais surtout stratégiques, politiques et économiques. Les consulats semultiplient, chaque pays essayant d’attirer ses missionnaires et ses ressortissants et dedévelopper établissements religieux, culturels, caritatifs et économiques. Leprotectorat des Arméniens catholiques sera assuré, comme celui de tous lescatholiques, par la France, au moins jusqu’à la défaite de 1870 devant la Prusse, où ellesera de plus en plus concurrencée par l’Italie avec les franciscains mais également parle Vatican qui tient à consolider sa souveraineté étatique 10. Aussi les difficultésauxquelles se heurte le projet relèvent-elles autant de la sphère religieuse que dessphères administrative, politique et diplomatique. Elles se présentent à chaque étape

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d’un processus long d’un demi-siècle: achat du terrain – attestation, réinvention etappropriation d’un lieu saint – établissement d’un centre de pèlerinage – édification del’église – formation d’une communauté confessionnelle.

Appropriation d’un site Via Dolorosa

14 Selon les archives du vicariat 11, le prêtre Sérovpé Tavitian y est envoyé, en 1854, par le

catholicos Asdvadzadourian, avec la mission de trouver un terrain. Il séjourne aupatriarcat latin, qui vient d’être restauré en 1847, et y travaille comme procureur etcomme enseignant au séminaire (Duvignau, 1972). Il y reste jusqu’en 1865. Son choix seporte sur un site connu sous le nom de Hammam al-Sultan. Il achète les ruines duhammam, et achète ou loue pour cent ans plusieurs maisons délabrées ainsi que lesterrains vagues environnants. L’opération est financée par un notable arménien deConstantinople, Andon Bey Missirlian. Le patriarcat acquiert le terrain en 1856 et lapropriété est inscrite au registre foncier de Jérusalem. Mais de nombreusesinterventions auprès de la Sublime Porte seront nécessaires pour contourner lesobstacles administratifs.

15 Des archives du ministère français des Affaires étrangères révèlent le rôle de la France

dans l’acquisition de ces terrains (Sroor, 2005). Celle-ci se fait à la faveur des réformesou tanzimāt touchant au statut des biens waqf-s, qui deviennent propriétés de l’État. Ilssont mis à la vente ou donnés, comme dans le cas de l’église Sainte-Anne, attribuée parle Sultan Abd al-Majid à la France pour son aide dans la guerre de Crimée contre laRussie (Trimbur, 2000). L’article 27 du Hatti-Hamayoun 12, du 18 février 1856, autoriseles étrangers à acquérir des biens immobiliers, à condition que ceux-ci se conformentaux lois du pays et aux règlements de la police locale (Sroor, op. cit.) C’est surtout à lasuite de la promulgation du code de propriété des étrangers, en 1867, que lescongrégations religieuses vont pouvoir le faire. Le patriarche latin, aidé par le consul deFrance, cherche à acheter des terrains dans ce quartier musulman autour du Haram al-Sharif, établi par la tradition chrétienne comme le chemin de la Passion: la tourd’Antonia, Ecce Homo, l’Arche de Pilate, les sites de la Flagellation, de la Condamnationet de la Chute du Christ sous la croix, celui de la Rencontre avec sa Mère... Pour lescatholiques, il s’agit de reprendre possession des vestiges des lieux saints chrétiens(Trimbur, op. cit.) Mais c’est aussi le quartier des institutions publiques et desrésidences des autorités politiques. C’est là que s’installent les consuls occidentaux.

16 Duvignau (op. cit.) souligne que le patriarche arménien catholique entreprend

d’acquérir un lieu en Terre sainte à l’instigation du patriarche latin Joseph Valerga, quiavait constaté un mouvement de conversion d’Arméniens apostoliques au rite latin.C’est l’époque où le Vatican change de stratégie dans son action missionnaire et prônela conversion au catholicisme des Orientaux par des prêtres indigènes 13. Dans unpremier temps, le gouvernement ottoman refuse de signer l’acte de vente en invoquantla proximité de l’Esplanade des mosquées et le voisinage des zāwiya-s. Les consulsautrichien et britannique s’y opposent également (Sroor, op. cit.) Le premier, pourtantprotecteur des catholiques, ne voit pas d’un bon œil l’installation d’un établissementchrétien concurrent en face de l’hospice autrichien en cours de construction.L’opposition du consul britannique, James Finn, relève de la guerre entre missionscatholiques et missions protestantes qui se disputent les fidèles grecs orthodoxes etarméniens, et aussi entre puissances européennes pour leur rôle dans le contrôle des

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lieux saints (Mouradian, op. cit.) Dans une lettre adressée à son ministère des Affairesétrangères, suite à une enquête sur le site du hammam 14, Finn juge inutile l’édificationd’une église arménienne catholique alors que Jérusalem ne compte que quatre famillesde ce rite. Il confirme qu’il s’agit d’un bien du waqf Hassaki Sultane, fondé au XVIe siècle

au nom de Roxelane, l’épouse russe du sultan Suleiman; le hammam ainsi qu’unbâtiment adjacent ont été acquis par le consulat de France. Il souligne le caractèreprivilégié du site, à proximité du palais du gouvernement, où la France aurait acheté àune famille musulmane plusieurs biens immobiliers avec un seul contrat, afin deréduire les difficultés liées à la transformation des biens waqf-s. L’acte d’achat est passéau tribunal de Jérusalem le 25 novembre 1857. Finn reproche à la France d’avoir uséd’un stratagème pour acquérir ces terrains, destinés en réalité à la construction d’uneéglise et d’un couvent par une communauté «qui n’était pas connue à Jérusalem et puisqui s’est appelée les Arméniens catholiques» (ibid.: 326).

Procès de fondation

17 Ce sera principalement l’œuvre du vicaire Hovaguim Toumayan qui remplace Tavitian

en 1872. Outre la construction matérielle du lieu, il va en confirmer le statut de lieusaint suite à la découverte de vestiges attestant de la Rencontre du Christ avec sa Mèreet l’établir comme lieu de pèlerinage.

Attestation de la sainteté du lieu

18 Toumayan commence par délimiter le territoire de l’Église arménienne catholique en

traçant une frontière avec les zāwiya-s voisines par l’érection d’un mur, à la demandedes autorités publiques. La mise en place des fondations constitue un moment fortpuisqu’elle va permettre de mettre au jour des vestiges du passé. Situé sur l’itinérairedu Chemin de croix, effectué tous les vendredis par les franciscains, le lieu est connu(selon la tradition) pour abriter le souvenir de la première chute du Christ sous la croixet le souvenir de la Rencontre avec sa Mère qui s’évanouit de douleur. Un archéologuefrançais, Charles Clermont-Ganneau, en mission pour le compte du Committee of thePalestine Exploration Fund, est mis à contribution pour explorer le site du hammam.Les fouilles sont financées par le père Augustin Albouy, directeur de la revue La Terre

sainte, qui soutient fortement toutes les initiatives de développement du catholicismeoriental 15. Les résultats sont peu probants: un pavement de mosaïque byzantine àmotifs géométriques, une citerne et divers objets (Clermont-Ganneau, 1899). En 1881,Toumayan poursuit lui-même l’excavation, cette fois dans la crypte, qui s’avère plusconcluante. Il découvre, à sept mètres de profondeur, un panneau de mosaïquebyzantine orné d’une paire de sandales; il y décèle les empreintes des pas de Marie,preuve irréfutable à ses yeux de la localisation de la IVe station. Des inscriptionsgrecques et latines viennent renforcer cette thèse bien que seules trois lettres latinesaient été déchiffrées: «s-m-o». Il n’en faut pas plus pour décréter qu’il s’agit du mot«spasimo» et de l’église Notre-Dame du Spasme signalée par plusieurs pèlerins avant sadestruction à l’époque ottomane (Sarkissian, op. cit.) Avec cette découverte, Toumayaninscrit son œuvre dans la continuité de celle des premiers moines, parmi lesquelsplusieurs Arméniens, ayant localisé les lieux saints.

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La mosaïque des deux sandales. Crypte de la IVe station (Photo S.Andézian)

19 Albouy publie des notes du père Aigients, missionnaire en Syrie, retraçant l’histoire de

l’église 16. L’auteur confirme la «tradition constante à Jérusalem» selon laquelle laVierge tombe évanouie de douleur à la vue de son Fils sortant du prétoire, pliant sous lepoids de la croix, la tête couronnée d’épines et le visage recouvert de crachats. Lesrécits des pèlerins localisent ces faits de manière plus ou moins approximative autourdu prétoire, mais tous évoquent l’existence d’un oratoire, d’une chapelle ou d’uneéglise, debout ou en ruine. Aigients recense une dizaine d’ouvrages publiés entre 1306et 1698 qui permettent de suivre l’évolution de l’édifice. Appelée Sainte-Marie duSpasme, église du Spasme, église de la Pamoyson de la Vierge Marie, sa construction estattribuée, comme tous les monuments chrétiens de Jérusalem, à sainte Hélène, mère del’empereur Constantin et datée du IVe siècle. Après la conquête ottomane, les voyageurs

signalent la destruction de l’église ou de son ensevelissement sous de nouveauxbâtiments. Mais, soulignent-ils, tout ce qui s’élève à la place de l’église s’effondre:maisons, bains, écuries, signe du refus de la Vierge de laisser profaner le lieu.

20 Des légendes se développent autour du hammam, justifiant la nécessité d’y édifier une

église. Selon des témoignages recueillis par Toumayan, des fantômes blancs, àl’apparence de personnes âgées enveloppées dans des draps, effrayaient les clients quis’échappaient tout nus en courant. La fréquentation se réduit et les bains sontabandonnés et tombent en ruine, si bien que le propriétaire vend le terrain. «J’aientendu ces histoires de mon père mais aussi de beaucoup de personnes âgées,musulmanes et chrétiennes... Au début, je n’y croyais pas; j’ai commencé à y croirelorsque, au cours du travail de construction, j’ai vu les mille et un obstaclesinsurmontables se dissiper peu à peu de manière inespérée. Ma foi s’est affermielorsque j’ai appris que par un miracle de la Mère douloureuse, deux malades incurablesavaient été guéris en France. Et j’ai reçu un don de 5500 francs.» (Sarkissian, op. cit.:

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514). La légitimité du site choisi par l’Église arménienne catholique à Jérusalem pourétablir sa présence en Terre sainte ne fait plus de doute.

(Re)création d’un lieu de pèlerinage

21 Aux éléments constitutifs d’un lieu de pèlerinage (tradition, relique, miracles),

Toumayan ajoute une statue représentant la scène de la rencontre, commandée enFrance par l’intermédiaire du père Albouy. Celui-ci annonce à ses lecteurs l’exécutiond’un «beau groupe de grandeur héroïque» par la maison Raffl à Paris, spécialiste desculptures religieuses. Il met en vente un modèle réduit pour quarante francs ou contreun don de cent francs à l’Œuvre 17. La revue se fait également l’écho de «miracles»produits en France grâce à Notre-Dame du Spasme, des guérisons d’enfantsnotamment. Une requête d’indulgence est soumise au pape afin de légitimer le site depèlerinage. Les pèlerins qui effectuent le Chemin de croix se recueillent désormais dansla crypte, où la IVe station est devenue un lieu d’expérience directe de cette scène de laPassion, tangible et palpable.

Statue de la Rencontre de la Mère et du Fils. Crypte de la IVe station (Photo S.Andézian)

22 Une autre statue viendra s’y ajouter plus tard, celle de la Vierge de Pontmain, apportée,

en 1901, par le père Daireaux, du diocèse de Bayeux et Lisieux, pour la faire bénir et laramener en France. Celle-ci a un vif succès auprès des fidèles arméniens, qui veulent lagarder. Le prêtre leur en fait cadeau, à condition de «bien étudier, pour unepropagande mondiale, la raison du culte spécial [qu’on] doit avoir pour l’apparition dePontmain» 18.

23 Cependant, la compétition est grande entre Églises catholiques orientales qui cherchent

à attirer les pèlerins étrangers. Daireaux mentionne que le père Mallouk, vicaire greccatholique, s’empare de la statue au cours de la procession à travers les rues de la

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vieille ville et la dépose dans la VIe station, propriété de son Église. Dix ans auparavant,il avait demandé l’aide du père Albouy pour y construire une église à l’instar desArméniens catholiques 19.

24 Dès le début, Toumayan avait sollicité la générosité des catholiques pour financer les

travaux : rénovation de la chapelle de la IIIe station, déblaiement de la crypte etconstruction de la chapelle de la IVe station. Le catholicos-patriarche Stepan Azarianl’avait autorisé à ouvrir une souscription générale 20. L’appel s’adressait en particulieraux catholiques de France, « Fille aînée de l’Église ». La revue La Terre Sainte rendaitrégulièrement compte de l’état d’avancement des travaux en publiant la liste des nomsdes bienfaiteurs avec les montants des dons.

25 La création d’un lieu de pèlerinage sur le site devient d’autant plus urgente que les

pèlerinages catholiques connaissent un net développement dans un espace dominé parles pèlerinages orthodoxes (Nicault, 2008). Les pèlerins catholiques, en quête de contactdirect avec les lieux sanctifiés par le Christ, mais aussi fascinés par l’Orient, affluent enTerre sainte au cours de cette période. Le pape Léon XIII confie aux assomptionnistes,organisateurs des pèlerinages mariaux à Lourdes et à La Salette dans les années 1870,l’encadrement des pèlerins à partir de 1882 et accorde grâces et indulgences. Deux foispar an (Noël et Pâques), ceux-ci conduisent des pèlerinages de pénitence avec laparticipation de religieux et de laïcs, en provenance de France principalement. Lacrypte du Spasme est un des lieux privilégiés de l’exaltation religieuse 21. Le presbytère,achevé en 1885, accueille les pèlerins en attendant la construction d’un hospice.Comme les pèlerinages des établissements assomptionnistes et de celui des PèresBlancs, celui de la IVe station s’inscrit dans le prolongement du culte marial en France.Mais le nombre de pèlerins catholiques restera en deçà de celui des orthodoxes(principalement russes) 22. Comment le lieu s’installe-t-il dans la durée? Par lalégalisation de son existence par les autorités publiques et par son inscription dans latradition catholique de la ville.

Ancrage en Terre sainte

26 Le firman autorisant la construction arrivera en 1887 seulement alors que les travaux

sont très avancés. Il est obtenu grâce à l’intervention du patriarche Azarian, connupour être un fin diplomate et pour avoir servi d’émissaire du sultan auprès du pape(Hajjar, 1979). Il figure dans le registre ottoman des Églises Kilise Defterleri (Abu Husayn,Saadawi, 1998: 41-42) qui réunit les décisions des sultans relatives à l’édificationd’institutions chrétiennes ottomanes et non ottomanes de l’Empire, entre 1869 et 1922.Selon les sentences (madbata-s) du tribunal, le terrain est composé de deux lots, l’unprivé, l’autre waqf. Même s’il touche aux deux zāwiya-s et qu’il est éloigné de soixantecoudées seulement du Haram al-Sharif, l’interdiction de construire peut être levée siune rue les sépare. Destinée aux pèlerins provenant d’Istanbul et d’ailleurs, l’église sera«à égalité» (de statut) avec les établissements chrétiens voisins. La première madbata

prescrit les dimensions de l’édifice ainsi que le nombre de pièces, la seconde détermineles taxes à payer pour la partie du terrain waqf. Sur la base de ces deux sentences issuesdu ministère de l’Intérieur et du Conseil d’État, le sultan ordonne au gouverneur deJérusalem de ne pas interdire la construction de l’église à condition que les dimensionssoient respectées et que le patriarcat arménien catholique subvienne aux frais, de nepas soutirer d’argent à cette communauté et de ne pas lui causer d’ennuis. Grâce au

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firman, l’Église arménienne catholique acquiert une existence légale à Jérusalem etdevient propriétaire et gardienne d’un lieu saint dans un quartier prestigieux.

27 L’attribution d’un permis de construire une église arménienne catholique à Jérusalem

illustre la politique de dérogation aux conditions définies pour l’obtention d’une tellefaveur: hors des quartiers musulmans, distant des lieux de culte musulmans, loin descitadelles du sultan. Des aménagements sont possibles en cette fin de XIXe siècle où le

pouvoir ottoman cherche à satisfaire les puissances occidentales (Trimbur, op. cit.)

28 Le vicaire entreprend l’édification d’une église au-dessus de la crypte conformément au

firman 23. Il continue d’exhorter les catholiques d’Occident et «surtout ceux de laFrance très chrétienne, à qui revient le glorieux droit de protéger les Lieux Saints», àfaire des dons: «Faudra-t-il que ce firman, accordé par le Sultan, reste sans effet? Quelleresponsabilité pour les chrétiens! Le chef de l’Islam aplanit toutes les difficultés etdélivre aux mains du patriarche un acte solennel, en vertu duquel un sanctuairecatholique pourra être élevé sur le lieu même de la rencontre douloureuse de la divineMère avec son Fils, et les catholiques se refuseraient à faire quelques sacrifices pourcontribuer à la construction de ce même sanctuaire?» 24. Il s’adresse en particulier auxmères et met en exergue la date du firman, un 18 septembre, fête de Notre-Dame desDouleurs 25 (nom choisi pour l’église), «signe du ciel». Il leur promet la protection de laVierge et, à partir de mille francs, de graver leur nom sur une plaque de marbre. Desbienfaiteurs s’engagent à faire une offrande annuelle en échange d’une chambre à vieau vicariat ou de messes perpétuelles.

29 La construction est retardée faute de moyens suffisants. Elle sera achevée en 1905

seulement.

Le lieu dans la tradition catholique de Jérusalem

30 Une étude minutieuse de l’archéologue et dominicain Louis-Hugues Vincent (1922) du

point de vue architectural, archéologique et historique du site contribue à l’inscriredans la tradition catholique de la ville, tout en écartant les éléments mythiques.

31 Vincent fait remonter au XIIIe siècle la localisation d’une petite église «Sainte-Marie de

Pamoyson dédiée au spasme (tramorticio) de la Vierge» (p.616), en s’appuyant surl’origine franque de l’appellation «Pamoyson» et sur l’architecture de la chapelle,carrée, de plan cruciforme et à coupole centrale, qu’il apparente au style des édificeschrétiens de Jérusalem de l’époque. Les éléments archéologiques s’avèrent plutôtminces. Le pavement de mosaïque, découvert par Clermont-Ganneau, ne fournit aucuneindication de date ni de destination. Pas plus de données pour déterminer la nature nila date de réalisation de la mosaïque des deux sandales «silhouettées en noir sur le fondblanc» (ibid.: 600). Leur forme, identique à celles observées sur des mosaïquesthermales, ne fournit aucun indice. En revanche, le contexte archéologique évoque lamosaïque funéraire de Saint-Pierre en Gallicante, les deux panneaux ayant pu êtreréalisés aux Ve-VIe siècles, éléments de décoration des deux églises, identifiées l’une et

l’autre sur la mosaïque de Madaba 26. La construction d’une chapelle au XIIIe siècle avait

sans doute pour objectif, conclut-il, de préserver et de consacrer les vestiges de lamosaïque des deux sandales, «peut-être accidentellement retrouvée».

32 Devant l’indigence des preuves, l’auteur scrute les détails de la mosaïque pour en saisir

la signification. Il voit dans l’orientement est-ouest des sandales une attestation de son

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symbolisme religieux, point où les pèlerins se plaçaient pour accomplir les rites. Lafiguration des pieds, des empreintes de pieds ou de sandales représente dans toutes lesreligions le souvenir de passage sur les lieux.

33 Vincent inscrit la construction d’une église sur le site dans le processus plus général de

localisation des souvenirs de la Passion et de l’invention de la tradition du Chemin decroix. Non évoqué dans les évangiles, ce rituel se met progressivement en place à partirdu XIIIe siècle. Il suscite de l’intérêt lorsque les franciscains reproduisent lessouffrances du Christ dans le cadre d’un exercice spirituel. L’auteur identifie quatrephases dans le processus de constitution du Chemin de croix à Jérusalem: avant le XIIIe

siècle, de 1200 à 1350, de 1350 à 1550, du XIVe siècle au début du XXe siècle. Au cours de

la deuxième phase, les éléments du Chemin de croix actuel existent déjà mais oncherche à déterminer le parcours du Christ entre le prétoire et le calvaire. Se fondantlargement sur les travaux de l’auteur, Halbwachs (2008) avait identifié deux traditionscontradictoires 27. La première, dominante, situait le prétoire dans un palais construitpar Hérode sur le mont Sion, au sud de la colline occidentale de la ville, la seconde lesituait au nord-ouest du Haram al-Sharif, dans la forteresse d’Antonia. Mais comme deschrétiens locaux continuent de visiter le prétoire à l’emplacement de l’Antonia, cettetradition finit par s’imposer aux Occidentaux 28. Les tentatives se multiplient pourretrouver l’itinéraire «exact». Celui-ci se constitue en dehors de Jérusalem. Certains deses inventeurs n’ont jamais visité la ville sainte, tel Jean Pascha, originaire de Louvain,qui met au point un itinéraire mystique en synthétisant les données existantes. LeChemin de croix est fixé vers le milieu du XVe siècle. Les localisations prennent le nom

de stations, au sens liturgique de l’Église romaine, marquées par des arrêts de prièresau cours des processions pour gagner des indulgences 29. C’est ainsi que l’église dePamoyson, dont le souvenir se maintient depuis le XIIIe siècle même après sa

destruction, deviendra la IVe station. Au XIXe siècle, l’initiative de la France et du

patriarche latin de réinvestir la Via Dolorosa en y construisant des églises fixeradéfinitivement ces stations.

34 Après la découverte de la mosaïque des sandales, Toumayan avait fait relayer par la

revue La Terre Sainte des messages à tonalité affective, cherchant à susciter l’émotiondes lecteurs et exaltant l’amour maternel, le devoir filial et la solidarité entrecatholiques. Les miracles évoqués relevaient plutôt de signes annonciateurs de bonsprésages. Le travail de Vincent permettra de «réajuster» la tradition rattachée au site.Cependant, son installation dans la durée semble avoir nécessité l’élaboration d’un sensmystique mais aussi l’attribution d’une mission autre que l’accueil des pèlerins: celle deréaliser le «retour des Églises dissidentes», en particulier celui de l’Église arménienne.L’action la plus significative sera lancée au début des années trente par le vicaire HagopGuiragossian (1930-1949), connu comme le rénovateur du lieu et de sa vocation.

Site de pèlerinage, centre communautaire, lieu deréunion des Églises

35 Engagé dans le mouvement de diffusion du catholicisme oriental 30, Guiragossian met

en place le Comité Pro-Sanctuario à l’occasion des célébrations des mille cinq cents ansdu concile d’Ephèse, en 1931, et des mille neuf cents ans de la Rédemption, en1933-1934. Il ne s’agit pas d’un simple appel de fonds pour décorer et meubler l’église,

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mais de l’adoption d’une doctrine rattachée au lieu. L’entreprise est soutenue parRome, le délégué apostolique, le patriarche latin et le patriarche arménien catholique.

36 Inspirée de l’Encyclique Lux Veritatis 31, cette doctrine est présentée dans un texte en

italien de dix-huit pages, non daté et non signé mais indiquant son émanation duvicariat 32. Placé dans l’histoire longue du christianisme, «le modeste sanctuaire», dontla description est empruntée à l’ouvrage de Vincent (op. cit.), est présenté comme unlieu synthétisant les deux célébrations solennelles et réunissant la dévotion à Marie etla Rédemption 33. Mais ce lieu a un mérite supplémentaire, souligne l’auteur, celuid’être en pratique un centre d’activité pour le retour au bercail de tous les dissidents,spécialement des Arméniens avec lesquels il est plus directement en relation. Lesanctuaire représente non seulement deux idéaux de la piété chrétienne, maiségalement «l’idéal qui fut le grand amour du Christ et de Marie, la réunion de toutes lesâmes dans une seule bergerie dirigée par un seul pasteur» (p.7). Et la douleur de laVierge à la vue de son Fils portant la Croix devient celle de la Vierge à la vue de sesenfants séparés: «Elle qui est tant aimée et tellement honorée par les Orientauxdissidents ne permet pas que ceux-ci soient malheureusement détournés et qu’ilss’éloignent toujours plus de l’Unité de l’Église et de son Fils. Que le Ciel fasse qu’arrivece jour heureux où la Vierge Marie pourra voir le retour des enfants de nos séparés,pour la vénérer ensemble avec nous, avec une seule âme et une seule foi» (p.12).

37 Puis l’article insiste sur le caractère providentiel de l’attribution à l’Église arménienne

catholique de la propriété «d’où a surgi le sanctuaire», «lui confiant également lamission de contribuer de toutes ses forces à la conservation de la foi chez les Arménienscatholiques résidant en Palestine et à l’apostolat pour le retour à l’unité de l’Église de laplupart des dissidents et particulièrement des Arméniens schismatiques qui se trouventen Terre sainte» (pp.12-13). Le choix divin n’est pas anodin, poursuit l’auteur, puisquel’Église arménienne catholique est l’Église martyre par excellence en raison de safidélité inébranlable à Rome. En outre, elle a une longue expérience des dissidents enson sein et est à même de comprendre l’âme des Orientaux.

38 À cette fin est envisagée la fondation d’une confrérie: Notre-Dame des Douleurs pour

l’Union des dissidents. L’admission dans la confrérie se fait par simple inscription. Il estrecommandé de réciter quotidiennement trois Ave Maria et des prières prescrites, defaire de bonnes actions, des sacrifices et des dons (argent, objets liturgiques, mobilier...)Les noms des bienfaiteurs qui offrent au moins une livre sterling seront gravés sur uneplaque de marbre apposée sur une paroi de la crypte. Les plus généreux d’entre euxjouiront de la mémoire perpétuelle, avec leur nom et prénom gravés sur une table demarbre. Le pape accorde des indulgences en attendant l’autel principal auquel ilconfèrera l’indulgence plénière.

39 Dans les faits, le travail du vicaire se limitera à tenter de développer le catholicisme

parmi les Arméniens. L’arrivée de rescapés du génocide, dans les années vingt, dontplusieurs de rite arménien catholique, avait nécessité la création, parallèlement aucentre de pèlerinage, d’un centre communautaire pour répondre aux besoins matériels,culturels et spirituels de ceux des réfugiés que le patriarcat apostolique ne pouvaitaccueillir. Son prédécesseur, Moumdjian, avait cherché à identifier ceux des réfugiés dumonastère apostolique de rite catholique ou souhaitant l’adopter. Par ailleurs, avecl’accord du patriarche latin, il invitait les Arméniens de rite latin à célébrer baptêmes,mariages et funérailles selon le rite arménien catholique; leurs noms figurent ainsidans les registres de la paroisse. Son projet de construire une école n’aboutira pas

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durant son mandat. En revanche, une association culturelle verra le jour grâce à laparticipation active de plusieurs intellectuels arméniens catholiques qui diffuseront lalangue et la culture arméniennes parmi les réfugiés, majoritairement turcophones(arch. vic.)

40 La communauté arménienne catholique prend véritablement forme avec le père

Guiragossian. Elle bénéficie à la fois de la politique communautariste du gouvernementbritannique et de l’impulsion des associations politiques et culturelles arméniennes àreconstruire les infrastructures nationales dans les pays d’adoption. Le rôle des Églisessera particulièrement important dans la mise en place du nouveau cadre de vie desréfugiés. En Palestine, comme ailleurs dans les pays arabes héritiers du systèmeottoman, les chefs religieux ont le statut de chefs communautaires. Et c’est à ce titreque le vicaire de Jérusalem devient le porte-parole des Arméniens catholiques auprèsde l’administration britannique et intervient dans la gestion de tous les aspects de leurvie: état civil, législation, emploi, aide sociale, éducation, vie associative... Sacorrespondance très fournie avec ces différentes instances témoigne de son action. Ilorganise la paroisse qui, jusque-là, avait fonctionné de manière informelle. Au sein duvicariat même, il entreprend la modernisation des bâtiments et l’installation del’électricité et de l’eau courante. Il déploie beaucoup d’énergie pour l’ouverture d’uneécole, qui sera encadrée d’abord par des moines mékhitaristes de Venise, puis par lessœurs de la congrégation arménienne de l’Immaculée conception. Une imprimeriepermet de publier le journal Yerusaghem (Jérusalem) qui sera également diffusé parmila diaspora. Comme le font toutes les autres Églises de Terre sainte, il crée desassociations sportives et culturelles, un groupe scout, une fanfare, initiatives favoriséespar le gouvernement britannique: leur participation à toutes les manifestationsofficielles tend à donner une plus grande visibilité à la communauté. Une compétitionse crée ainsi entre les deux Églises arméniennes pour gagner des fidèles et assurer leuréducation générale et religieuse mais aussi pour préserver leur identité nationale (arch.vic.)

41 Toutefois les conversions au rite arménien catholique seront peu nombreuses. Le

patriarcat arménien apostolique ainsi que les associations politiques et culturelless’opposent à ce qu’ils désignent comme mouvement de «latinisation», terme fortementconnoté dans l’histoire de l’Église arménienne, à un moment de grande mobilisationpour reconstruire la nation. Des familles qui étaient passées au rite catholiqueretournent au rite apostolique. De son côté, un franciscain arménien interdit auxparents de retirer les enfants de l’école franciscaine pour les envoyer à l’écolearménienne catholique, sous peine de leur enlever l’aide matérielle et/ou le logementoctroyés par la Custodie 34.

42 L’analyse du positionnement de l’Église arménienne catholique dans le champ du

christianisme à Jérusalem est révélatrice de sa stratégie de construction d’une identitésingulière. Si elle adopte la doctrine romaine, elle conserve la liturgie et la languearméniennes et recouvre l’église de symboles nationaux. Et tout en cherchant à attirerles pèlerins occidentaux, les vicaires veilleront à préserver l’identité arménienne dulieu35 : Toumayan sera même soupçonné d’avoir voulu se l’approprier. Cette figure estemblématique de la complexité des rapports que les catholiques autochtonesentretiennent avec la Terre sainte, d’une part, avec la hiérarchie romaine et celle deleur Église nationale, d’autre part.

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Le père Hovaguim Toumayan, figure emblématique

43 Dans les années trente, le lieu était connu dans le quartier comme la maison du Père

Hovaguim (Toumayan), en arabe dār abūna Wakim (Stephan, op. cit.) La mémoire del’Église a également associé le nom de ce vicaire à la fondation du lieu, occultant celuide Tavitian qui avait acheté le terrain et construit la chapelle de la troisième station. Detous les vicaires, Toumayan est le seul enfant du pays, né à Jérusalem (1848), dans unefamille arménienne qui se réclame de la lignée du roi Héthoum 36. Il fait partie desArméniens de la ville qui revendiquent leur autochtonie par rapport à ceux arrivésaprès le génocide, désignés par le terme arabe zuwwār, visiteurs ou pèlerins. Il enconnaît les langues et les mœurs, de même qu’il dispose d’un réseau de relations étendudans cette ville cosmopolite de la seconde moitié du XIXe siècle. Il compte parmi ses

relations des membres des grandes familles musulmanes exerçant de hautes fonctionsau sein du gouvernement, la famille Khalidi par exemple. De par son histoirepersonnelle, il est ancré à la fois dans la société orientale et les milieux desmissionnaires occidentaux. Il peut ainsi mobiliser réseaux locaux et réseauxinternationaux en cas de nécessité.

44 Cette posture est en même temps source de tensions et a pu entraver la réalisation de

ses projets. De rite arménien apostolique, sa famille adopte le rite latin à la suite d’unconflit avec un prêtre du patriarcat arménien apostolique. Expulsée du logementqu’elle occupait dans le quartier arménien, elle trouve refuge chez les franciscains. Lejeune Kévork (son nom de baptême), qui est scolarisé chez ces derniers, exprime dèsl’âge de dix ans le désir d’entrer dans l’ordre. Sa demande est rejetée au motif que lacongrégation n’admet pas de novices originaires de Jérusalem. En réalité elle n’acceptepas les novices indigènes, qui sont invités à rejoindre la branche catholique de leurÉglise nationale. C’est ainsi que le patriarche latin l’adresse au prêtre arméniencatholique qui vient de s’installer dans la ville. Ce dernier le conduit au séminaire deBzommar où il est ordonné prêtre en pleine crise de l’Église. Il en est tellement affectéqu’il demande son retour à Jérusalem, en 1868. Mais, se sentant rejeté, il repart auLiban au bout de quatre mois. Il s’installera définitivement à Jérusalem en 1872. Enattendant la construction du presbytère, il loge, comme son prédécesseur, au patriarcatlatin. Même s’il porte le titre de vicaire patriarcal, il se retrouve seul face aux difficultésliées à l’établissement du centre de pèlerinage et de l’église, ses supérieurshiérarchiques étant trop accaparés par leurs problèmes internes 37. Il consacre sa vie àla construction de l’église, entreprise qui dure plus de vingt ans, avant d’être rappelé auLiban où il est nommé supérieur du séminaire.

45 Ses adversaires lui avaient reproché de s’être approprié le lieu et d’avoir accumulé les

dettes, alors que lui-même soutient avoir utilisé ses deniers personnels pour financerles travaux. En 1927, fatigué et malade, il demande à vivre ses dernières années dans saville natale. Lorsqu’il meurt, le 26 janvier 1929, plusieurs notices nécrologiques,émanant de différentes instances de l’Église catholique ainsi que des établissementsreligieux locaux, lui rendent hommage pour son œuvre 38. Sa volonté d’être inhumédans la crypte en échange de sa renonciation à tout droit au profit de ses héritiers estrespectée. Et son nom sera inscrit sur une plaque recouvrant sa tombe, creusée à unmètre de la mosaïque des sandales et à l’ombre de la statue représentant la Rencontrede Jésus avec sa Mère. Au-dessus, une niche vitrée abrite «ses propres reliques»: anneaud’abbé mitré, croix pectorales, médailles honorifiques, évangile, missel.

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46 La présence de ses reliques au voisinage immédiat de celles de la Vierge contribue au

marquage de cette portion de territoire sacré par les Arméniens de Jérusalem.Propriétaire légale du lieu saint, l’Église arménienne catholique en devient égalementla propriétaire légitime. Mais le site constitue un lieu de mémoire pour les Arméniensde tous rites. Ainsi, lors de l’inauguration de la crypte, en 2005, les Arméniens deJérusalem, en particulier les «autochtones», découvriront avec fierté ce compatriote,voire parent, plusieurs d’entre eux portant le même patronyme. Et c’est moins en tantque fondateur de l’Église arménienne catholique de Jérusalem qu’ils le revendiquentcomme un ancêtre, puisque la plupart d’entre eux appartiennent à l’Église apostolique,que comme une figure éponyme ayant par son œuvre «sanctifié» leur lignée.

Conclusion

47 La fondation d’un centre de pèlerinage sur les sites des IIIe et IVe stations de la croix

suit un modèle classique de fondation de lieux de culte: invention d’une tradition par lerecours à des données archéologiques, textuelles et orales; découverte de reliques;construction matérielle; élaboration d’un sens mystique. Son installation dans la duréea nécessité la mise en place d’un rituel et d’une vocation spécifiques. Mais les contextespolitique et religieux ont grandement favorisé la réussite de l’entreprise malgré lesdifficultés qu’ils pouvaient paradoxalement faire naître. Ainsi, l’arrivée des rescapés dugénocide a contraint l’Église à créer les infrastructures nécessaires à l’encadrementd’une communauté, ce qui a donné plus d’assise au vicariat en tant que gardien d’unlieu saint. La possession d’un lieu saint à Jérusalem est fortement subordonnée à laprésence d’une communauté de fidèles visibles dans l’espace public lors desmanifestations solennelles.

48 Cet exemple illustre le rapport aux lieux saints des habitants de Jérusalem qui se

sentent investis de la fonction de gardiens de ces lieux et des traditions qui leur sontrattachées, ainsi que du rôle de représentants locaux des Églises universelles.L’appartenance à une Église locale, voire nationale, n’est pas exclusive del’appartenance à une Église universelle. Toutefois, la notion de propriété d’un territoiresacré et d’autochtonie demeure très forte, même si on y accueille les pèlerins étrangers.C’est l’un des problèmes récurrents qui se posera avec plus ou moins d’acuité dans lesdeux stations, à la fois patrimoine de l’Église catholique universelle et domaine privé del’Église arménienne catholique, mais aussi patrimoine arménien local et patrimoinenational.

49 L’étude du processus de fondation de ce lieu est en même temps pertinente en ce

qu’elle révèle les tensions internes à l’Église catholique. En ce qui concerne l’Églisearménienne, les tiraillements étaient permanents suite à la politique centralisatrice duVatican qui a conduit à une série de divisions internes: –fragmentation de lacommunauté arménienne de Constantinople, par la création d’un millet arméniencatholique qui a éloigné des compatriotes, voire des familles, les uns des autres; –scission au sein de l’Église elle-même par l’établissement d’un second patriarcat, celuide Constantinople, indépendant de celui de Cilicie, puis par le transfert du siègepatriarcal dans cette ville, initiatives auxquelles s’étaient opposés une partie du clergéet les laïcs, provoquant un «néo-schisme» avec la création d’une nouvelle Église etl’adhésion de certains à l’Église apostolique; –éviction des laïcs des instances de l’Églisedont la participation était devenue importante à la faveur des tanzimāt. Aussi l’objectif

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de faire du lieu un centre de retour des schismatiques au catholicisme n’a-t-il pu êtreatteint. En revanche, le génocide a réuni Arméniens apostoliques et Arménienscatholiques autour du projet de reconstituer la nation.

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NOTES

1. Catholicos: titre des chefs de l’Église arménienne ( cf. infra). Le prénom Bedros, Pierre en

français, fait référence à l’apôtre dont les catholicos arméniens catholiques se disent les

successeurs.

2. Dénomination du nouveau code oriental des vicariats; ici j’emploierai le terme vicariat, en

usage à l’époque.

3. Chiffre incluant les membres de la paroisse de Jordanie qui fait partie du diocèse de Jérusalem.

Selon le recensement britannique de 1931, le nombre des Arméniens catholiques était de trois

cent trente (E. Mills, 1931). Les chiffres varient selon qu’on inclut les Arméniens catholiques de

Jordanie ou pas, ce qui n’est pas toujours précisé dans les statistiques. Par ailleurs, la

naturalisation des réfugiés arméniens se fait au cours des années trente; la plupart d’entre eux,

encore en situation irrégulière à l’époque, ne sont pas recensés. On évaluait à quelque sept mille

le nombre de réfugiés arméniens arrivés en Palestine au début du XXe siècle.

4. Zenit, l’organe du Vatican en ligne, http://www.zenit.org/article

5. Date officielle choisie par l’historiographie de l’Église mais contestée par les historiens qui

situent l’événement une douzaine d’années plus tard.

6. Là encore, il s’agit de dates officielles.

7. La fondation de cette Église était préparée depuis longtemps, des Arméniens ayant été

convertis au catholicisme par les missionnaires latins à partir du XVIe siècle. Ardzivian lui-même

s’était converti dans sa jeunesse. Certains représentants de l’Église soutiennent qu’un courant

chalcédonien est resté en union avec Rome. Des catholicos arméniens entretiennent des liens

plus ou moins forts avec Rome selon les époques, les croisades ayant constitué un moment

privilégié. L’abbé Mekhitar de Sébaste crée la congrégation des Mékhitaristes, en 1701, dont le

rôle dans le développement et la diffusion de la langue et de la culture arméniennes est bien

connu (Whooley, 2004).

8. Millet: système communautaire établi dans l’Empire ottoman, et réformé au XIXe siècle,

regroupant les non musulmans au sein de structures fondées sur l’appartenance confessionnelle

qui bénéficiaient de l’autonomie administrative dans la gestion de la vie religieuse et culturelle

ainsi que celle du statut personnel de leurs membres.

9. La Constitution de la communauté arménienne apostolique, ratifiée en 1863, conférait aux laïcs

de plus grandes prérogatives au sein de l’Église. La Constitution de 1888 rétablira ces

prérogatives chez les catholiques.

10. Pour plus de développements, voir l’article très synthétique de C.Mouradian, 1999.

11. Non encore établies selon des normes internationales, ces archives, que je classe moi-même

depuis plusieurs années, regroupent des documents administratifs concernant le domaine, des

correspondances avec diverses instances (autorités publiques, institutions ecclésiastiques, corps

diplomatique), des correspondances privées, des registres paroissiaux, des rapports d’activités,

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des diaires, des autobiographies. N’ont été utilisés que les documents datés et signés. Plusieurs

histoires de l’Église ont été ébauchées par différents vicaires mais sont restées inédites. Deux

articles en arménien, parus dans la revue Pazmaveb (Sarkissian, 1906) des mékhitaristes de Venise

et dans la revue Avédik (anonyme, 1945) du Patriarcat arménien catholique, ainsi qu’un article en

anglais (Stephan, 1933), se fondent sur ces textes mais aussi sur des observations directes et des

entretiens. Par ailleurs, la revue La Terre Sainte constitue une source inestimable pour l’histoire

de la fondation du lieu.

12. Rescrit impérial du 18 février 1856, qui déclare l’égalité de tous les sujets de l’empire et qui

garantit, en principe, aux communautés religieuses la liberté de culte et le droit d’administrer

leurs biens.

13. «En partant de Rome, Mgr Valerga s’était vu remettre et instamment recommander

l’Instruction publiée par la SC de la Propagande le 13 novembre 1845 sur l’obligation de

promouvoir la création d’un clergé indigène dans les Missions» (Duvignau, 1972: 102). Mais c’est

le pape Léon XIII (1878-1903), qui manifestera un intérêt certain pour le christianisme oriental et

prônera la «régénération de l’Orient par l’Orient». Il favorisera la formation de clergés indigènes

en mettant en place des séminaires orientaux pilotes, celui de Sainte-Anne à Jérusalem, en 1882,

par exemple, séminaire grec-catholique confié aux Pères Blancs de Lavigerie (Trimbur, op.cit.) et

le séminaire syrien-catholique, en 1903, dirigé par les pères bénédictins (Trimbur, 2002).

Lavigerie était allé plus loin en appelant à la conversion des missionnaires occidentaux aux rites

orientaux (Bouwen, 1992). L’année du jubilé épiscopal (1893-1894) constituera un tournant décisif

avec l’organisation du Congrès eucharistique international à Jérusalem afin de témoigner de

l’universalisme du catholicisme.

14. Archives of the Public Record Office, Londres (APROL, Fo 78/1217, 1856).

15. Les éléments biographiques concernant ce personnage, qui semble avoir joué un rôle majeur

dans la construction du lieu, sont minces. L’ayant connu lors de ses visites à Jérusalem,

Toumayan avait sollicité son aide dans une lettre datée du 18 décembre 1880 (La T.S., 15 janvier

1881: 592). Albouy avait répondu favorablement à son appel en créant l’Œuvre de Notre-Dame du

Spasme pour recueillir les dons des lecteurs. Par ailleurs, ayant été chanoine de Smyrne, il a sans

doute eu l’occasion de connaître la population arménienne de la ville.

16. La T.S., ibid.: 652.

17. A. Albouy, «Nouvelles du Spasme», La T.S., 15 octobre 1881: 795.

18. Lettre du 29 mars 1933 du père Daireaux à l’évêque Hovsep Moumdjian, vicaire de 1921 à

1929, rencontré à Rome (arch. vic.)

19. La T.S., 1er novembre 1891: 322.

20. Bulle du 25 mars 1882 portant le sceau du patriarcat arménien catholique de Constantinople

et approuvée, le 16 avril 1882, par le patriarche latin de Jérusalem Vincent Bracco (arch. vic.)

21. Le lieu est mentionné assez rapidement dans les guides de pèlerinage.

22. Comme me l’a fait remarquer D.Trimbur, l’objectif de réunir un millier de pèlerins sera

réalisé, pour la première fois, seulement en 1882. La baisse conduira à une sorte de déperdition

de sens pour la présence assomptionniste à Jérusalem. Le chiffre de dix mille pèlerins sera atteint

à l’occasion du Congrès eucharistique de Jérusalem, en 1893.

23. C’est l’assomptionniste Étienne Boubet, architecte, qui fera les plans de l’église, en 1891. Venu

en pèlerinage à Jérusalem, en 1890, il y était resté et avait conçu les plans de plusieurs autres

églises catholiques, telles que l’église Notre-Dame de France et l’église Saint-Pierre en Gallicante

des assomptionnistes.

24. La T.S., 10 octobre 1887: 1007.

25. Cette fête est fixée au 15 septembre, mais l’Église arménienne la célèbre le dimanche

précédant ou suivant cette date (au plus près) comme toutes les principales fêtes.

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26. Carte en mosaïque du VIe siècle découverte dans la ville jordanienne de Madaba, en 1896, sur

laquelle figurent les principaux monuments de Jérusalem de l’époque et qui constitue une source

de géographie historique très précieuse.

27. Halbwachs effectue deux séjours en Terre sainte, du 17 au 19 juin 1927, puis du 29 octobre au

1er novembre 1939. Mais il fait un travail très important de lecture critique des sources

françaises, allemandes et britanniques, principalement œuvres d’archéologues. Son ouvrage doit

beaucoup à L.-H. Vincent, aussi bien pour les descriptions de sites que pour les analyses.

28. Soulignons que l’Église arménienne apostolique, qui possède le site du prétoire sur le mont

Sion, a toujours défendu cette tradition-ci qui fait aujourd’hui la quasi-unanimité parmi les

spécialistes.

29. Les stations sont au nombre de quatorze. Cinq d’entre elles ne correspondent pas à un

épisode évangélique de la passion (les trois chutes de Jésus, sa rencontre avec sa mère et celle

avec Véronique), http://catholique-nanterre.cef.fr/faq/priere_devotions.htm

30. En témoignent les nombreux textes de réflexion à l’état de brouillons dans les archives du

vicariat.

31. Encyclique de Pie XI pour le XVe centenaire du concile d’Éphèse. Voir le texte en français:

http://www.ddata.over-blog.com

32. «Sanctuario dello “Spasimo” della Beata Vergine Maria sulla Via Dolorosa a Gerusalemme»

(arch. vic.)

33. Au concile d’Éphèse (431), Nestorius et Cyrille d’Alexandrie s’étaient affrontés au sujet de

l’union des deux natures divine et humaine du Christ ainsi que du titre Theotokos attribué à la

Vierge.

34. L’espace de cet article ne permet pas de développer plus avant cette partie, qui nécessiterait

un article en soi.

35. Au fil du temps, les symboles arméniens seront plus manifestes dans le cadre bâti. L’autel

central de l’église, en forme de croix latine, sera protégé par une structure caractéristique de

l’architecture sacrée arménienne: une coupole de pierre sur tambour polygonal soutenu par

quatre pilastres massifs, surmontée d’une coiffe conique portant une croix. Une inscription en

arménien indique que l’autel, consacré en 1972, est dédié aux martyrs du génocide du 24 avril

1915. Une autre pièce d’architecture arménienne, la croix de pierre ou khatchkar, stèle sur

laquelle est ciselée une croix décorative devenue l’emblème du souvenir du génocide, s’élève

sur le parvis depuis 2005. En 1965, lorsque les Arméniens de la diaspora commémorent le

cinquantenaire du génocide, devenue un rituel annuel depuis, une cérémonie du souvenir est

organisée par le vicaire arménien catholique à laquelle participe l’ensemble des Arméniens de

Terre sainte.

36. Le roi Héthoum II de Cilicie conquiert Jérusalem de 1300 à 1303. Dans les faits, beaucoup

d’Arméniens se sont installés à Jérusalem à l’époque des croisades.

37. Document autobiographique inédit en arménien ancien (arch. vic.)

38. En particulier, les religieuses du monastère Hortus Conclusus d’Artas, près de Bethléem, qu’il

avait aidées pour l’achat du terrain; les sœurs de Sion, ses voisines, à qui il rendait de nombreux

services au quotidien.

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RÉSUMÉS

L’Église arménienne catholique de Jérusalem a été fondée, au XIXe siècle, à la faveur des réformes

ottomanes ainsi que du développement des missions chrétiennes. Implantée dans le quartier

musulman, elle est construite sur les ruines d’un hammam, où la tradition catholique situe les IIIe

et IVe stations de la Croix. Lieu de pèlerinage international, c’est également le siège d’un vicariat

patriarcal et d’une paroisse pour les Arméniens catholiques locaux. L’analyse du positionnement

de cette Église dans le champ du christianisme oriental est révélatrice des tensions résultant de

sa stratégie de construction d’une identité singulière, par rapport à l’Église catholique

universelle, à l’Église arménienne apostolique et aux autres Églises de Jérusalem. Cet exemple

illustre les modalités de réappropriation des lieux saints chrétiens, ainsi que les processus de

formation de nouvelles Églises et de nouvelles communautés confessionnelles.

The Armenian Catholic Church in Jerusalem was founded during the 19th century in the context

of Ottoman reforms and the developing of Christian missions. Located in the Muslim quarter, it is

built on the ruins of a hammam, where Christian tradition places the IIIth and the IVth stations of

the Cross. A site of an international pilgrimage, it is at the same time the see of a patriarchal

vicariate and the parish of the local Armenian Catholics. The analysis of the position of this

Church in the sphere of Oriental Christianity reveals the tensions resulting from her strategy of

constructing a specific identity, distinct from that of the Universal Catholic Church, the

Armenian Apostolic Church and the other Churches of Jerusalem. This example illustrates the

ways Christian holy sites are reappropriated, as well as the processes of creating new Churches

and new confessional communities.

En el siglo XIX se funda la Iglesia católica Armenia de Jerusalén bajo el impulso de las reformas

otomanas, y siguiendo el desarrollo de las misiones cristianas. Implantada en el barrio

musulmán, es construida sobre las ruinas de un hammam, donde la tradición católica sitúa las IIIa

y IVa estaciones de la Cruz. Lugar de peregrinación internacional, es también la sede de un

vicariato patriarcal y de una parroquia para los armenios católicos locales. El análisis del

posicionamiento de esta Iglesia en el campo del cristianismo oriental es reveladora de las

tensiones que resultan de su estrategia de construcción de una identidad singular, en relación

con la Iglesia católica universal, la Iglesia Armenia apostólica y las otras Iglesias de Jerusalén. Este

ejemplo ilustra las modalidades de reapropiación de los lugares santos cristianos, así como los

procesos de formación de las nuevas Iglesias y de las nuevas comunidades confesionales.

INDEX

Keywords : Armenian Catholic Church, confessional communities, holy sites, Jerusalem,

pilgrimage

Mots-clés : communauté confessionnelle, Église arménienne catholique, Jérusalem, lieux saints,

pèlerinage

Palabras claves : comunidad confesional, Iglesia Armenica católica, Jerusalém, lugares santos,

peregrinación

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AUTEUR

SOSSIE ANDÉZIAN

CEIFR (CNRS/EHESS), [email protected]

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From vision to cult siteA comparative perspective

Willy Jansen and Catrien Notermans

1 Many of the major cult sites have been founded as a result of visions (Christian,

Klaniczay, 2009: 7). The vision experienced by the French girl, Bernadette, of MaryImmaculate Conception in 1858 still draws multitudes of pilgrims from all over theworld to Lourdes. The apparition of the Virgin Mary to three shepherd children,Francisco and Jacinta Marto and Lucia dos Santos, in 1917, is commemorated to this dayat the sacred site in Fátima (Jansen, Kühl, 2008). The group of young visionaries thattransmitted Mary's summons for the entire world to seek repentance, atonement andpeace in 1981 in Medjugorje, in Bosnia-Herzegovina, also still continues to attractfollowers. Many historians and social scientists have researched the varying butsustained appeal of the visions in these centres of religion. Harris, who studied thedevelopment of the Lourdes shrine, exhorted other historians to explore further thecomplex social and political contexts in which miraculous apparitions take place anddevelop into a massive and long-lasting expression of devotion (Harris, 1999: 12). Otherscholars were making similar multi-layered analyses of internationally respectedsacred lieux-de-mémoire where heaven touched the earth and the presence of the divinewas felt. They looked not only at the mystical events and religious experiences ofpilgrims, but also at the various processes that influenced the physicalization anddevelopment of a divine site (Bax, 1995; Claverie, 2003; Marnham, 1982; Rodriguez,1994; Tweed, 1991).

2 There have been countless visions, however, that only temporarily or regionally drew

attention, which did not lead immediately to the establishment of a cult site, but wereforgotten, or remembered in other ways. They consequently draw far less scholarlyattention, although the history of a vision that did not (yet) lead to a cult site, or thathad other effects than the sacralization of space, may sensitize us to the complex set ofconditions needed for cult places to come into being, and remain attractive.

3 This paper analyzes the visions of the Palestinian nun Marie Alphonsine in 1874-1875 in

Jerusalem and Bethlehem, and their reception. Her story that Mary appeared to her isimportant for the Arab Congregation of the Sisters of the Rosary, who consider her astheir foundress (Jansen, 2005, 2006). Mother Marie Alphonsine (1843-1927) recently

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became world news because of her beatification on November 22, 2009 in the Basilica ofthe Annunciation in Nazareth. Yet, even now, the story of her visions is scarcely knownto outsiders (or even insiders), and her beatification does not mean that her visions areofficially recognized, or that a specific cult site has already developed in her honour.For this analysis, we make use of the secondary and hagiographic accounts of thevisionary's life and religious experiences (Stolz, Goichon, Duvignau, various internetsources following her beatification) and of contextual literature, and the materialgathered through anthropological research by Jansen among Roman Catholic sistersand lay believers in 1989, 1991 and 2006 in Jordan. 1 The specificities of the religiousoccurrences in 1874-1875 are first reconstructed and then analyzed by comparing themwith the literature on internationally famous pilgrimage sites. This will enable us toshow which conditions seemed promising at the beginning and what the mostimportant effects of the visions were. By looking also into the circumstances thatseemed less propitious compared to more famous sites, we are able to discuss whichfactors are relevant in the process from vision to cult site. The aim is to provide ananalytic framework for studying the foundation processes of such places. It willelucidate the various conditions that can be crucial in the development of a sacred site.

The apparitions of the Virgin in 1874 and 1875 inPalestine

4 The occurrences in 1874 and 1875 have to be pieced together from a number of sources.

The visionary recorded her experiences in notes and a diary in Arabic after discussingthem with her confessor, but on his advice did not talk to anyone about them. Herwritings were only discovered after her death and handed to Père Benedict Stolz whothen wrote an account of the events and the visionary's biography. This first appearedin French in 1938 and was republished in English in 1968 as A Handmaid of the Holy

Rosary. Mother Mary Alphonsus of the Rosary. First Foundress of an Arab Congregation

1843-1927. It was probably written as part of the effort to obtain the canonization of thevisionary. Much of the information contained in this was retold with minor variationsby Goichon (1972), Duvignau (1987), and by Marie Alphonsine's distant relative PatrickDaniel, who is posting since mid 2009 fragments of her story on Facebook(www.facebook.com). Here we will depend mostly on the first source.

5 The visionary's experiences can be reconstructed from Stolz (1968) as follows. She was

born on October 4th, 1843 under the name Sultane Marjam Rattas. 2 She was a daughterof Danîl Rattas and Catherine Jusif, devout Arab Christians and interpreters to theFranciscans. Her father worked in Jerusalem, but the family spent most of the summerson their family land in Ain-Karim. The parents went to mass daily, regularly prayed therosary and instilled a profound devotion to Holy Mary in the five sons and threedaughters who survived infancy. Sultane Marjam was the eldest of the three daughters,and from an early age showed signs of great piety. About the time of her confirmationin 1852, she expressed her desire to enter the religious state, but her father refusedbecause she would have had to enter a novitiate in France. Moreover, it was notcommon for girls in Palestine voluntarily to lead a single life and dedicate themselvesto religion. However, when after praying fervently to the Virgin Mary, her fathersurvived serious burns, caused by an exploding bottle of methylated spirits, he gaveSultane permission to join the French Sisters of St. Joseph, but on the condition that

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she would not leave Palestine. In the end, the Latin Patriarch of Jerusalem, JosephValerga, and the superior general of the Sisters of St. Joseph allowed her to make hernovitiate in Jerusalem.

6 Sultane Marjam entered the convent as a postulant in 1858, the same year that

Bernadette Soubirous saw an apparition of the Immaculate Conception in Lourdes. Shetook her habit on June 30, 1860, her 17th birthday, at which time she was given thename Marie Alphonsine, and pronounced her vows in 1862. She started teaching in thegirls' school annex in Jerusalem and set up an association for girls in honour of theImmaculate Conception. After a few years Sister Marie Alphonsine was sent toBethlehem and, as her biographer writes: “Her love for the Queen of the Holy Rosaryburnt brighter than ever, now that she herself was to live so near to the holy Cavewhere the Blessed Virgin brought forth and tended her divine Child” (Stolz, 1968: 14).Here too, she set up associations for girls, such as the Children of Mary, and another forwomen, dedicated to the Sacred Heart of Mary.

7 On January 6, 1874, when Sister Marie Alphonsine was saying the rosary in the

children's schoolroom, “she perceived a bright light and the Queen of the Holy Rosarystanding before her with outstretched arms and a large rosary in her hands. Thecrucifix of the rosary rested on her bosom and the decades fell about her on either sidein a semicircle down to her feet. ... This vision lasted from 9 a.m. to 1 p.m.” (p.16). Thiswas followed by three other visions in the Milk Grotto in Bethlehem. “On the last day ofMay the Queen of the Holy Rosary appeared to her once more in the schoolroom, thesame as on the first occasion. She was surrounded by the same stars and her head ranthe inscription, ‘the hidden Sister of the Rosary’. That was the last vision she had in1874” (p.17). In the following year, her visions became stronger and more frequent. Onthe Feast of the Epiphany on January 6, 1875, which she spent attending fifteen Massesat the Milk Grotto, she had repeated visions connected with the Feast of the Epiphanyand of Our Lady of the Rosary surrounded by the Confraternity of the Rosary. After shewent back to the schoolroom the Virgin “appeared to her in the company of countlessvirgins dressed like herself. In letters of light the nun read the words: ‘Sisters of theRosary – The Congregation of the Rosary.’ As Mary approached her, a voice said: ‘I wanta Congregation of the Rosary founded’” (idem). Such a request fell on fertile ground.According to her hagiographer “Three days later one of the Children of Mary came toSister Alphonsus and said that she had had an inspiration at Mass to urge her to founda congregation of native nuns under the title of Congregation of the Rosary. Shortlyafterwards other young girls came expressing the same desire” (p.18).

8 When Marie Alphonsine later expressed her fear of being unable to fulfil the Lady's

request, the Virgin responded: “Do not be afraid. I helped you with the foundation ofyour Associations, I will do likewise with the Rosary Congregation. The work willsucceed and endure to the end of time” (p.18). The Latin Patriarch in Jerusalem,Vincent Bracco sent her to father Antonio Belloni who asked her to keep silent andmake a novena. “After the novena she saw Our Lady surrounded by maidens clad inblue and white. Looking gently upon her, Mary asked, ‘When are you going to begin theCongregation of the Rosary? Carry out my instructions. Do you not understand what Iwant? The Congregation of the Rosary will appease for evil and ease worldlymisfortune.’ Sister Alphonsus replied, ‘Give me the necessary means, and I will start.’Whereupon Mary added, ‘The Rosary is your treasure, trust in my mercy and in thegoodness of Almighty God. He will guide you.’ Then Mary touched the Sister with her

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Rosary and disappeared. On another occasion she saw Our Lady wearing a stole. Sheblessed the maidens of the Rosary, saying, ‘I give you my blessing in the name of thefather and of the son and of the Holy Ghost.’ Then extending her hands over them as aBishop does at Confirmation, she continued, ‘I strengthen you in the name of my joys,sorrows and glories’” (pp.19-20).

9 This extensive citation shows the frequent and insistent requests to the Sister to found

a Congregation of the Rosary. It was important that this was to be an all-Arabcongregation. The visionary wrote: “Childishly I then asked her [the Virgin Mary]: ‘Howis it that you are choosing us, poor despised mortals? Why do you not choose someonefrom the rich lands of Europe?’ She smiled and said: ‘Remember, my daughter, thatroses grow among thorns. In this very land I had my joys, my sorrow, and my glories.By you and through you, I want to reveal my power’” (idem: 34). The Arab identity issuealso came to the fore in Marie Alphonsine's worries about their spiritual director. Shewrote in her notes: “I implored her to give me a clear sign whereby I might recognizehim. I also asked that he might be an Arab, one of our own countrymen” (p.33). Sheunderstood from her dreams that Canon Joseph Tannûs was to be their spiritual guide.

10 Canon Tannûs tested her visions and, being convinced of their genuineness, he drew up

the rules for the Rosary Congregation. Sister Marie Alphonsine had learned fromvisions and dreams how the convent and their habit would look, that the sisters wouldbe surrounded by crowds of little girls, that there should be a perpetual rosary said,how candidates should be ritually received in the order, and how the sisters shouldtake vows of chastity, poverty and obedience. During the visions that followed, she alsoencountered St. Joseph who supported her in leaving his congregation and proceedingdown the road she was required to follow by Mary. At the request of Tannûs, SisterMarie Alphonsine wrote down her memories of her visions, but these were kept secretuntil after her death. Her role therefore was long hidden from view behind that ofother actors.

11 Being unaware of the visions of Sister Marie Alphonsine, seven girls from among the

Children of Mary had also asked Canon Tannûs to found a native congregation for Arabgirls, a request which coincided well with Marie Alphonsine's visions. Especially hersister Hanna played an initiating role in this. Tannûs decided to support the girls'initiative. On July 25, 1880, he started the Congregation of the Rosary, by establishingseven sisters in a provisional house in Jerusalem. Marie Alphonsine was still bound byher vows to the Sisters of St. Joseph of the Apparition and first needed the interventionof Pope Leo XIII to release her from these because there was resistance to her transfer,so she only joined her own Congregation of the Rosary on October 7th, 1883. She left itto her younger sister Hanna Danîl to become Mother Superior. She herself was firstsent to Jaffa, and later to Beit Sahur, Salt in Jordan, Nablus and Zababde to establishgirls' schools, and finally, in 1893 to Bethlehem to establish a home for poor ororphaned girls, until 1909 when she was called to the motherhouse in Jerusalem whereshe passed her last years in silence praying the Rosary. She died in Ain-Karim on March25th, 1927. A number of miracles are reported from the various places where sheworked, but no more visions. After coming to Jerusalem, she had ceased writing in herdiary.

12 Over the years, the congregation has flourished in number and has established houses

in Palestine, Jordan, Lebanon, Syria, Egypt, Kuwait, Abu Dhabi, Sharjah and Rome. TheSisters have been very successful in carrying out their particular mission: to bring

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education to Arab girls. In Jordan their schools have developed into the top privateschools, respected by both Christian and Islamic parents (Jansen, 2006; www.rosary-cong.com).

Promising beginnings

13 The story of the visions and their follow-up shows a number of similarities with the

origin accounts of famous Marian pilgrimage sites, some of which are also related tothe establishment of a religious order. It contains several aspects that have beensingled out by various authors as relevant for the successful foundation of cult sites.

14 The first is the person and gender of the visionary. People of both sexes and all ages are

capable of having visions, but in the origin legends of the most famous sites youngchildren, simple women, or otherwise marginal persons figure more prominently.Their accounts are more easily believed because they can be regarded as innocent andpure (Christian, 1996: 4-6). Male visionaries are usually young, such as the eleven-yearold Maximim in La Salette, the nine-year old Francisco in Fátima, or ten-year oldMuhammed al-Hawadi, who saw a statue of the Virgin smile in the Lebanese village ofBéchouate in 2004, an occurrence which unleashed a fervour of devotion in the Bekaavillage. Little Muhammed was not only very young, but moreover a Muslim andJordanian, thus deemed extra innocent of the prayer that came from his lips (Aubin-Boltanski, 2008: 3-4; 2007: 9). A similar marginality marked the adult maleQuauhtlatoatzin, a poor Indian peasant, who saw the famous Virgin of Guadalupe atTepeyac, a hill northwest of Mexico City in 1531. In many more instances, however, it isyoung girls, simple women, or nuns, whose contact with Mary is given credence. Thinkof fourteen-year old Bernadette in Lourdes, ten-year old Lucia in Fátima, or fifteen-yearold Mélanie in La Salette. Or the nuns Catherine Labouré in France or Agnes Sasagawain Akita, Japan. Their innocence and purity contribute to their credibility and themagnitude of the miracle. The Palestinian visionary fitted this pattern.

15 Gender does not only impact on the visionary but also on the followers. Pilgrims to

sacred shrines, especially those devoted to Mary, are more often women than men, andtheir gender roles colour their emotions and relations with the sacred. Despite strongnorms of gender segregation and seclusion of women in the home, Middle Easternwomen commonly visited shrines, and could have done so in the case of these visions,were it not that the visions remained secret for a long time and were not associatedwith a specific site. In this particular situation, gender was involved in a different way.The visions did have an important gender impact by leading to the installation of anArab congregation of young women dedicated to education of girls. In becoming a nun,the Sisters were liberated from parental and conjugal control and could take upfunctions in the public domain and make a career; moreover, they opened up educationand job opportunities for Middle Eastern girls in general (Jansen, 2005).

16 Visions are also seen as more convincing when visionaries maintain their stories in the

face of mishap and resistance. In most origin legends, repetition of the cycle of beliefand disbelief are standard. The unfailing insistence of the visionaries that apparitionsoccurred, even when all their superiors disbelieve and punish them, or send them backfor more information and “proof” that it was really the Virgin they saw, contributes totheir credibility. The visionaries self-positioning as hesitant to believe or fulfil theVirgin's wishes has the same effect. Marie Alphonsine's reticence to accept that she was

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selected to fulfil the Virgin's wishes and the disbelief and rejection that she faced, fittedthis pattern.

17 A third promising element was the fertile religious environment from which devotion

grows and by which visions are accepted. Origin legends are often a testimony to thevisionaries' earlier devoutness, and they show that there are always some relatives,friends or devotees who believe and support them. In this case too, the visionary wassurrounded by people who fed and supported her devotion to Mary. Her father hadinstilled in the Danîl family a love of Mary. He worked for the Franciscans, a groupmuch in favour of Marian devotion. Since the Middle Ages the Franciscans have playedan important role in Palestine as guardians of the holy places (Andézian, 2006).Moreover, they are well-known defenders of the cult of Mary. One Franciscanconfirmed the miraculous healing of one of the Danîl girls with moisture dripping froman image of Our Lady of the Rosary (Stolz, 1968: 28). Franciscans have also disseminatedthe news of these visions by printing the book of Stolz. The persons involved were alsoclearly familiar with dominant imagery of Mary. The visualization of Mary by MarieAlphonsine differs only slightly from that on the Miraculous Medal, minted and spreadin millions all over the world following the apparitions of Mary unto the 24-year oldnovice Catherine Labouré in Paris in 1830.

18 A fourth favourable element was the support of an important religious official. Bax, in

his analysis of the occurrences in Medjugorje, coined the term “religious regimes” todraw attention to the political manoeuvring of individuals and groups within thechurch and outside who may support or oppose the occurrence of apparitions tostrengthen or defend their own position (1995: xvi). In this case too, various positionswere taken. Patriarch Vincent Bracco, to whom Marie Alphonsine revealed her visionswithout speaking of the Congregation, referred her to Father Antonio Belloni inBethlehem. Belloni asked her to tell no one about her visions, but make a novena to ourLady asking for more clarification. After she did so, she could not speak to him aboutthe further visions she received because he was away. The parish priest whom she wasobliged to consult then was far less accepting. He showed only contempt and ridiculefor her visions and their message, and punished her by forcing her to kiss the ground asa penance, forbidding her to look at pictures of the Virgin, deck her altars, or to receivecommunion more than twice a week (Stolz, 1968: 20-21). In the end, however she foundgreat support in the influential priest, Cannon Joseph Tannûs, who answered to therequest to found a congregation and who made sure she kept a diary, yet at the sametime asked her not to reveal her visions to others.

19 To understand the weight of this support from Tannûs it must be placed in the

religious-political context of the day. The establishment of a Protestant Bishopric in1841 and the growing presence of the Russian Orthodox Church in the Holy Land, aswell as the expansion policy of Latin Catholicism in the Orient adopted by Pope Pius IXhad led to the re-establishment of the Latin Patriarchate in Jerusalem in 1847. This ledinevitably to conflicts with the Franciscans who had held the Custody of the Holy Landsince 1333 and owned or controlled many of the holy places. Cannon Joseph Tannûswas one of the first Arab Catholic priests and gained an important function as assistantto the first patriarch Valerga. He knew all the bishops and the Eastern patriarchs, andin 1867 he had accompanied Patriarch Valerga to Europe, and later to the VaticanCouncil, in which he took part as the Patriarch's secretary and theologian. The nextPatriarch, Patriarch Bracco, ratified his position as Chancellor, and in 1880 appointed

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him spiritual advisor to the Catholics in Palestine and his representative to the TurkishGovernment. He shared with the Patriarch an interest in promoting religiousleadership among the local Palestinian population, as well as the Vatican's interest inraising Marian devotion in the Holy Land. So Tannûs was the person best placed to gainthe Patriarch's permission to set up a house for the first Sisters of the Rosary. At thispoint in time, Christians formed only a small minority in the Holy Land, andmissionaries from many Christian denominations were competing for the relatively fewsouls. Especially the growing presence of Protestants, and in particular the Protestantinvolvement in education, was considered a threat by the Roman Catholics and theyreacted with a policy of integration of locals in the clergy (Jansen, 2005; van der Leest,2006). Accepting the call to found a congregation of Arab nuns that could educatechildren, and teach them about Catholicism in their own language and traditions, fittedwell into the policy of the Catholic Church authorities for Palestine. However, this didnot necessarily include a recognition of the visions that led to it. In fact, in thediscussions about setting up the congregation and about Marie Alphonsine's transferfrom the Congregation of St. Joseph to the Congregation of the Rosary, these wereignored.

20 Another favourable element for potential success, at first sight, seems to be the locality

of the visions. When Mary proclaims “In this very land I had my joys, my sorrow, andmy glories.” it shows how propitious is the place of the vision: Mary returns to her ownland, her birthplace and her own people. When authors use the term “the holy places”these are automatically conceived to be the holy places in Palestine, and in particularBethlehem and Jerusalem. The space is loaded with religious meanings, as this is whereMary gave birth to Jesus, who lived, preached, carried his cross and died here. Some ofMarie Alphonsine's visions occurred in the site most closely related to Mary, the MilkGrotto in Bethlehem. However appropriate the place seems to be in religious terms, wewill show below that this can also be a problem.

21 Several theorists have noted that cult sites often seem to spring up in disputed border

regions. Driessen (1991) for instance, showed how the presence of both Islamic andMuslim saints was part of the struggle over the Spanish-Moroccan border. Cult sites notonly evoke feelings of communion and temporary suspension of everyday conflicts andtensions—called communitas by Turner (Turner & Turner, 1978: 250)—but are alsoplaces where sacred and social relations are contested (Eade and Sallnow, 1991). At cultsites, identities and power differentials of many kinds are negotiated, not only nationalor ethnic, but also religious or gender identities. Claverie (2003) unravelled minutelyhow various groups, ranging from visionaries, soldiers, pilgrims and migrants, totourists and religious officials, each in their own way contributed to the rise ofMedjugorje. It is precisely in the confrontation of the various political, social orreligious stakeholders that the cult site may flourish. Palestine certainly is a heavilycontested area, both in a national and a religious sense. During the last quarter of 19th

century the Middle East was pitted against various European powers vying forinfluence in the region and supporting different Christian denominations. In the originlegend this came to the fore in the identification of Mary as a daughter of the land, whoshared her roots with her local followers. In the religious domain, Latin Catholics(mainly supported by France and Italy) competed most with Protestants (English) andGreek Orthodox (Ottoman) rather than Muslims or Jews. Mary's request to create acongregation devoted to practising and spreading the Catholic faith and to theeducation of children helped the group in positioning themselves in relation to the

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Protestants. In the miracle stories that circulated about Marie Alphonsine, Protestantsclearly appeared as the enemy and they either converted to Catholicism or had to closetheir school. The contemporary conflicts between Christian denominations were foughtout in educational competition. This did not lead to a new boundary-marking cult site,but certainly did benefit the educational level of girls (Jansen, 2006).

22 In short, factors that in this case worked to the advantage of a wider impact of the

vision, were the gender of the visionary, the repeated and challenged messages of theVirgin, the fertile environment preparing for and accepting such religious experiences,the support of at least one influential representative of the church, the locality whichalready was imbued with holiness and a religious-political context in which thedevelopment of an Arab Catholic women's order dedicated to education was welcomedpositively. This all helped to bring about a religious congregation in service to Catholiceducation. Moreover, attempts were made to sanctify the visionary, by showing herexemplary devotion to others, and to develop a local cult of Marian devotion by theorganization of rosary praying sessions and processions, the printing of the originlegends and the erection of a statue. Yet, outside the direct network of the Sisters, fewpeople knew the story or felt drawn to a sacred place related to it. Which factorshampered developments in that direction and why was there a sudden change in 2009?

Factors influencing sacred place-making

23 A closer look at the literature on other shrines enabled us to identify a number of

factors that seem relevant for the successful foundation and growth of cult sites. Nofactor is sufficient in itself, and its relative meaning can vary over time and place, buttaken together, they all play a role in making or breaking a site's success. To whatextent were they present in the case of the Jerusalem visions?

Content of the message

24 The content of the divine message can be crucial in attracting followers. Pilgrims to

sacred sites usually see only the approved master text of the holy message, repeatedover and over in leaflets and books. This hides the fact that the message as laid down inthe origin legend is usually the product of negotiation among various interested actors:the visionaries, the religious officials of different kinds, the public and even Saint Mary,who is frequently asked further questions to clarify her message by the visionaries.Sometimes no one has heard Mary speak, as in Knock, Ireland in 1879 or in Cairo in1967, but people still attribute certain messages to her appearance (Jansen, 2005). Ascholar studying the foundation process of a cult site necessarily must try toreconstruct the making of the message and its subsequent changes. In the case of theJerusalem visions this is only partly possible. The diary of Marie Alphonsine, andtherefore the news of the visions, rested in silence for nearly half a century before itwas made public. There are therefore no other contemporary written sourcesdiscussing the apparitions and the reactions of other immediate actors. So we mustmake do with the hagiographic master version of the message as given by Stolz (1968)and the repetitive accounts of others.

25 Compared to messages from Mary in for instance Fatima or Lourdes, the content of this

message was fairly specific. In the first place this is because it focused mostly on the

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potential sisters, and not on believers in general. It contained as main request theestablishment of an Arab order of Sisters, and this request was soon fulfilled. There wasno message directed at other believers. In later life Sister Marie Alphonsine keptrepeating the last wish of Mary, the praying of the perpetual rosary, as this practicehad lapsed since it was hard to combine with the active life of the sisters: but this partof the message also was only directed at the small group of Sisters, less to the Catholiccommunity at large. The fact that only the concerns of one small group were involvedlimited the general appeal in our view, however effective it was in supporting thecontemporary claims of this group of women who wanted to change their assignedgender role in a drastic way. Apart from the Rosary Sisters, a few historians ofCatholicism in the Middle East, local clergy and a distant relative, few parties emergedto take over and expand the message and its meanings. This in contrast to Lourdes forinstance, where modern mass media and national transport enabled quick involvementof the wider public (Kaufman, 2005).

26 Secondly, the messages did not address issues relevant to many people. They did not

provide, as messages elsewhere, a vague and multi-interpretable “diagnostic sur lemonde” as Claverie (2003: 26) calls it. They did not contain a pessimistic diagnosis or aremedy to fight world evil. Mary did not exhort the faithful to change their sinful lifeor predict a war, as in Fátima. Only in one sentence it is said that “the Rosary willappease for evil and ease worldly misfortune” (Stolz, 1968: 20), but this is more ageneral reminder of the power of the rosary and not taken further as an important coreof the message. Whereas elsewhere this evil is further defined as communism oratheism, these issues are not taken up here. Nor were there any secrets divulged, as inFátima or Medjugorje, to keep the pilgrims in suspense.

27 Thirdly, the message did not only exclude most believers and important topics, it also

partly excluded the Virgin herself. Although the message called for the Sisters to praythe rosary for her and to increase Marian devotion, there was not a request to build achapel on this spot, nor an invitation for all people to come to this specific place, norpromises made that devotees would be blessed. Thus the devotion was not connected,as in many other places, to a specific sacred location.

28 To sum up, a divine message is likely to be more effective when it is general and multi-

interpretable, includes several types of believers, touches upon a subject with whichmany people are emotionally involved, focuses on both the world and the divine, and isgrounded in a specific place. It is therefore not surprising that the message conveyedthrough Marie Alphonsine was not immediately widely taken up by a large public.

Location

29 The origin legends of many sites refer to the saintly being's requests that a statue,

chapel, church or sanctuary should be erected for people's devotion. Many apparitionsare identified with a certain place, such as the Cova da Iria at Fátima, the MassabielleGrotto in Lourdes, or Podbrdo hill at Medjugorje. Some origin legends relate howvisionaries, when taken away from the sacred site, have no new apparitions, others tellhow statues miraculously move to a specific site after people have tried to removethem. Some scholars relativize the importance of place-making. Apolito claims that,unlike the apparitions in the nineteenth and early twentieth century, modernapparitions are “no longer inextricably bound up with a given place and, underlying

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that place, a culture, an affiliation” (2005: 61). This may be partly true in our modernworld, where concrete spaces and relations are being replaced by digital ones, but thisis not to say that grounding in a material form is no longer relevant.

30 In the case of Marie Alphonsine no specific locality or space gained a sacred status

because of the visions. Neither the schoolroom nor the other places where Maryappeared to Marie Alphonsine gained sacred status. The Sisters did build a convent anda church dedicated to the Lady of the Rosary, but even they themselves did notconsider it as the church that commemorated the visions and would for that reasondraw pilgrims. When asked, they mentioned Fatima, Lourdes, Pompei or Harissa aspilgrim places, not their own church. An important hindering factor of creating a newsacred space can have been the Status Quo, the Ottoman decree (firman) of 1852 thatfixed the holy places in Bethlehem and Jerusalem, and specified their attribution to oneof the churches that had been recognised as distinct ecclesiastical-political structures(called millet) just a few years before. Each millet was assigned a specific geographicalspace, and this left no room for the development of new sacred spaces (Andézian, 2005:94). All sacred space was already occupied. The Milk Grotto, where Marie Alphonsinehad some of her visions, was already sacralized in a larger sense as the place whereMary had fed her son Jesus (Sered, 1986) and so was an unlikely place to function as alieu-de-mémoire of Marie-Alphonsine's experiences as many other people have felt thepresence of Mary there.

A central devotional object

31 The most famous shrines have not only managed to construct a coherent and

consistent message, linked to a specific locality and structure, but also a consistentdevotional object. In order to focus the devotees' attention, a materialization of thesacred that can be admired, decorated, looked at, touched, kissed, and reproduced,greatly supports a devotion and an emotional connection with the supernatural. It neednot be large, it can be a minuscule relic in a gilded shrine, a few inches of copperplateprint, a faded and blackened icon, a tiny recovered old wooden statue, or in its modernform a picture or video of light movements, but it needs to be unique, authentic andrecognizable. It enables people to see and feel the presence of the divine. Its power ofattraction and recognition can be increased by reproducing the image over and overagain, on leaflets, in books, in miniature icons or statues, on all kinds of souvenirs or onthe Internet. Scholarly studies of the Lourdes sanctuary show that here, as elsewhere, ittook some time before a consistent devotional image was developed. Bernadette's firstaccounts of the white clad little girl she saw, and her reference to the likeness of theimage to that in the church of Nevers, differs from the image that is now gracing thegrotto of Massabielle (Warner, 1978: 250). Yet, the world over, this grotto-image is nowrecognized as the Lady of Lourdes. Marian devotees can distinguish it from the imagesof Mary of Fátima, Mary of Pontmain, the Virgin of Guadalupe, or the Mary in theirneighbourhood chapel.

32 Several parties have stakes in the construction of a consistent devotional object from

visions of Mary. The church authorities want it to be in line with formal doctrine, thevisionary wants it to look like what she or he saw, the artist wants to make anaesthetically attractive representation, devotees want to be able to see, touch andadmire it, economic entrepreneurs want it to be reproducible, at low cost, in prints and

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statuettes, and shopkeepers want these to be marketable. The final outcome dependson the relative input and power position of all of these stakeholders in thenegotiations. In the Palestinian case, it is hard to find the image of Mary as she wasseen by Marie Alphonsine; few parties seem interested in carrying it further (Jansen,2009). There is, as far as we know, only one painting representing St. Mary as seen byMarie Alphonsine. It is reproduced by Stolz (1968: opposite p.12), and can further befound on an embroidered wall decoration and in a bronze statue in the courtyard of thesisters' home in Jordan, and in a booklet on Marie Alphonsine's life. Recently it wasposted on Marie Alphonsine's Facebook page. The convent church in Jerusalem,however, has not visualized above its altar the image of Mary as seen by thecongregation's founder but a reproduction of an Italian Lady of the Rosary. In thecompound and buildings of the sisters in Jordan, it is overshadowed by images of theLady of Lourdes, Fátima and Paris, both in numbers, size and presence. With the recentbeatification, the visual focus is shifting from representations of Mary torepresentations of Marie Alphonsine. The latter's countenance adorned a novenaprayer leaflet to implore her beatification printed in Italian, and also the paper candledrip catchers used during Marian processions. When the beatification was celebratedby a Holy Mass in Nazareth on November 22, 2009, all the Rosary Sisters carried shawlswith her picture, and the climax of the ritual was the unveiling of a huge, new paintingrepresenting a much younger Marie Alphonsine than is shown on the few oldphotographs that remain of her. Lack of a spatial focus was thus reproduced in arelative lack of visual focus on one central devotional object and a shift away from thevisions to the person of Marie Alphonsine.

33 How important is a consistent iconography? In a comparative research project on

Marian pilgrimage worldwide (Hermkens, Jansen, Notermans, 2009), we noted thatdevotees did not necessarily see the proliferation of representations of Mary as aproblem, for them all these images referred to Mary. When asked to select the imagethey liked best, however, they were all clear about the image with which they couldidentify. Notermans (2009: 135) showed that in daily life Dutch pilgrims to Lourdesclearly had a preference for their local image that they also visited more often. Pilgrimsthus attribute more emotive power to some images than others. For a shrine toestablish its own identity and specificity, and to attract devoted followers, it is veryfunctional to have its own recognizable devotional object.

The character of the visionary

34 Above it was noted that the gender, age and religious profession of the visionary can be

relevant for the response to the vision. Also personality traits or life experiences canplay a role. In particular the visionary's power of expression, conviction andpersistence can influence the course of events and be crucial to the effectivedevelopment of a cult site. In Medjugorje, the young visionaries have grown up andbecome full-time religious entrepreneurs, enjoying large houses where they continueto receive pilgrims and transmit Mary's messages to them (Bax, 1995: 31-32). Thisshrine exemplifies the transition from place-centered to visionary-centered forms ofdevotion. More and more modern visionaries travel abroad, publish or use moderntechnologies to spread the message. Rather than withdrawing into the shadows,present day visionaries “establish, with their own presence, the value of themanifestation, as if they themselves were identifying with the apparition that they

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have announced, weakening or leaving entirely overshadowed the localization of theepiphany in question” (Apolito, 2005: 62).

35 Sister Marie Alphonsine was less such a modern active agent but behaved more in line

with the nineteenth century model of a virtuous female visionary. As for ThérèseMartin of Lisieux, the master narrative of her life stresses her humility, suffering, notbeing well liked by fellow sisters and keeping silently to herself. As perfect models forobedient, submissive, suffering and accepting femininity, they only had written downtheir experiences at the instigation of others, and their writings were only made publicafter their death. Thérèse's family sped up the process and her autobiography wastranslated in many languages and was printed in millionfold. She was canonized in1925. Marie Alphonsine's beatification was not so much due to this 19th centurycharacter as to other reasons, as we will see below. Although with hindsight, she wascredited by Pope Benedict XVI with founding a congregation of local women with thepurpose of bringing religious education and alphabetism and improving the position ofwomen at her time in this region (www.zenit.org, Nov. 23, 2009).

Timing

36 Several authors have noted the importance of time for visions to be believed or to have

effect. The best known visions coincided in time with major political upheavals orsocial concerns (Christian, 1996; Claverie, 2003). For the limited goal of establishing acongregation, the timing of the Palestinian vision was perfect, as was shown above. Itwas a moment that the Roman Catholic Church wanted to re-establish its power andwas very willing to educate local clergy and to increase the involvement of the localpopulation. There were already several European congregations active in the HolyLand, but an Arab congregation with knowledge of the local language, culture andmores would be a welcome addition when restoring Catholicism in the region.

37 With regard to drawing large crowds of believers after a vision, the timing was less

than perfect. To facilitate mass adherence, Mary's message must spread quickly andtouch a feeling or opinion relevant and alive to many people at that moment in history.At that time, however, the total number of Catholics in the region was small and as aminority among a Muslim and Jewish majority they were not used to making theirreligious presence felt. Moreover, domestic religious groups were not particularlyactive in expressing their beliefs at that time, reason why missionaries from severalwestern countries settled on their shore. There were too few local Catholics tomobilize. Only more than a century later, the timing seemed right again to revive thestory.

Social support

38 Social support from various sides is crucial for the effective development of cult sites.

One important actor is the Roman Catholic Church. Recognition by the Church, startingwith a qualification of Nihil Obstat (no objection), can add greatly to a site's success andits sacralization. Obtaining the formal stamp of approval is a slow, difficult and tediousprocess. Common believers, by making pilgrimages and eliciting the support of lowerlevel church officials, can actively seek recognition of certain visions. When they showup in huge numbers at places where apparitions have taken place or are expected to

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take place again, they become a force to be reckoned with. Believers can sacralize aspace and make it function like a shrine even without the approval of the CatholicChurch, as is happening in Medjugorje. Church approval is therefore just as much aconsequence of the success of a site as its prerequisite.

39 Mass attraction is supported by the circulation and personal validation of miracle

stories. The Virgin of Lourdes is famed for having cured the ill, while the Lady ofUrkupiña in Bolivia helps the poor (Derks, 2009). Davis and Boles argued, in their paperon Marian apparitions in Conyers, USA, that in their collective interaction, pilgrims“actively pursue the process of symbolization, attaching meaning to objects, working atthe identification and interpretation of pre-existing signs, and personalizingconventional markers of Mary's presence”. The authors think that “by making theseefforts, pilgrims apply and adapt wider apparition meanings to particular miracles and,in the process, help sustain the validity and normalcy of the phenomenon” (Davis,Boles, 2003: 395). The active “apparition work” by pilgrims, the attribution ofsacredness and the testing of signs is thus crucial for the development of a cult site. Themedia can contribute significantly to this success. At present, a wide variety ofdevotees maintain Internet sites that give information about shrines or devotions theycare about. Without the free advertising and spreading of information by large groupsof devotees, be it by word of mouth, through sermons, leaflets, books or on Internet, acult will not flourish.

40 Testing the veracity of miracles is important, both for the Church and for believers, to

sustain the devotion and to be able to prove the blessedness of the visionary. Miraclesgain extra credence when they occur to the unlikely Other, for instance a Muslim whois cured after praying to Mary (Jansen, 2009). Miracles related to Marie Alphonsinewere more actively collected and circulated when the process for her canonizationstarted in 1986. Those described by Duvignau (1987) still lack a clear and consistentfocus on the visionary as a person, on a specific locality, on the message or on thesacred symbols of the vision and the particular intervention of Mary. In 1987, MarieAlphonsine's body was exhumed for reburial in a place befitting a future saint (thehome video of which will shortly be made available on her Facebook page), but themuch hoped for miracle that her corpse had remained intact and would prove hersainthood did not occur. Notwithstanding these setbacks, the visionary was proclaimedVenerable by Pope John Paul II on December 25, 1994. On July 3, 2009, Pope BenedictXVI approved the decree concerning a miracle attributed to the intercession of MarieAlphonsine, a necessary precondition for the nun's beatification. Where some sourcesspeak of the miracle as a “miraculous healing” (www.zenit.org and www.lpj.org, Nov.23, 2009), according to Sudilovsky (2009) Natalie Zananiri and four companions wererescued from a collapsed septic tank six years ago because of the intercession of MarieAlphonsine, as the mother of the girl had earlier prayed to Marie Alphonsine to protecther daughter.

Political economy

41 The creation of successful cult places is often linked to the historical political and

economic context. William Christian understood the divine visions by young womenand children in Ezkioga in the Basque Country in 1931, and people's eagerness tobelieve them, in connection with the fall of the Spanish monarchy and the subsequent

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political upheaval (Christian, 1996). In France, the quick dissemination of the messageof Lourdes has been interpreted as a political reaction to the Third Republic's campaignto secularize society (Kaufman, 2005: 6). Others have pointed at the economic interestsand needs connected to the foundation of cult sites (Claverie, 2003). Cult placesfrequently arise in very poor areas, where the inhabitants find profit in the religiouseconomy, and only if entrepreneurs and local civil servants are willing to invest inpensions, stores, the production of religious objects, access roads, public transport,parking places and toilet facilities for the visitors. Lourdes could not have become sopopular without the construction of the railway network in France (Apolito, 2005: 67).Despite the rightful criticism of such commercialization of religion, religious practiceat a sacred shrine has of necessity a basic material side (Kaufman, 2005). Pilgrims needtransport, they need to eat and sleep, and want to light candles and bring backsouvenirs. Economic entrepreneurs can enhance and facilitate the religious experienceof others. Economic, like political processes can thus impact on which messages areseen as true and therefore should be followed or rejected.

42 It was already discussed how, in the Holy Land, Marie Alphonsine's visions had political

overtones in formulating an Arab identity versus the West. Mary was said to have comeback to her land, to be among her people, and to ask for an Arab congregation for thosewomen who had been refused in other convents because they spoke only Arabic. Byreferring to an Arab congregation for daughters of the land, the visions expressed agrowing Arab self-awareness and strengthened Arab identity. At the same time,religious likeness was claimed to obtain foreign help of an economic kind from CatholicEuropean countries.

43 Similar concerns with Arab, and in particular Palestinian identities, can be heard in the

ways both Palestinians and the Pope speak about the beatification. A cousin of therescued Natalie Zananiri said: “Mother Marie Alponsine is Palestinian and she is fromhere, so we feel like she is connected to us, and we feel more connected to her”(Sudilovsky 2009: 1). Sister Ildefonse, secretary general of the congregation, rejoicesthat “it is the first time that we have a beatification here in the Holy Land”(assum.over-blog.org, accessed Nov. 23, 2009). The nun is presented as “an example anda pride for all the Palestinians” (www.parochiesedegem.be Nov. 23, 2009). According toRadio Vatican, the Pope mentioned in his message on the beatification that she is aspecial comfort for the Catholic community in the Holy Land(www.oecumene.radiovaticana. org, Nov. 23, 2009). Her political role in the turbulentpresent state of the region is immediately clear in the prayers appearing on Internet:“Blessed Mother Marie Alponsine, pray for us and for the Holy Land.” (www.lpj.org,Nov. 23, 2009). These are hard times, for Catholics in general and Catholics in the HolyLand in particular, but also for Palestinians trying to survive under violent repression.The Pope's visit to Jordan, Israel and the West Bank in May 2009 may have been anoccasion for the Latin Patriarch Monseigneur Fouad Twal and others to put forwardonce more the case of Marie Alphonsine to the Vatican, and for the Pope to realise thatthis was a religiously and politically opportune moment to give the Church's officialsupport.

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Conclusion

44 A cult site can only arise under certain favourable conditions. By analyzing the specific

developments of one vision and comparing this to the foundation processes of othersites, a number of factors were identified that can be, and differentially are, relevantfor the success of a cult site. These are person of the visionary, resistance to doubt,fertile religious environment, support by officials, message content in terms of depth,breadth and relevancy, the location, the devotional object, timing, social support, andpolitical economy. Separately or in combination they might become explanatoryfactors for the specific development path of sacred sites.

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NOTES

1. Our sincerest gratitude to S.Andézian and the participants in the Journées d'étude Fondation de

lieux de culte for their comments on this paper, and the Sisters of the Rosary for their hospitality.

We also thank the colleagues in the research program Gender, nation and religious diversity in force

at European pilgrimage sites, and NWO (Netherlands Organization for Scientific Research) and

NORFACE (New Opportunities for Research Funding Agency Cooperation in Europe) for funding

this program.

ABSTRACTS

Les apparitions de la Vierge Marie sont à l'origine de plusieurs lieux de culte. Quelquefois, elles

ont conduit à la formation de lieux de pèlerinage impressionnants comme à Lourdes en France, à

Fatima au Portugal, ou Medjugorje en Bosnie-Herzégovine, alors qu'ailleurs elles étaient

simplement commémorées dans des chapelles locales ou par de petits groupes de fidèles. Ceci

soulève la question des conditions nécessaires pour qu'une apparition produise la sacralisation

d'un espace. Historiens et chercheurs en sciences sociales se sont habituellement penchés sur les

lieux de culte célèbres, dans leurs travaux sur les différents processus qui ont influencé la

matérialisation et le développement d'un site sacré, en négligeant les apparitions et les sites

moins connus. Dans cet article, nous analysons l'apparition de la Vierge à Sœur Marie

Alphonsine, en 1874-1875, à Bethléem et Jérusalem. Ses effets seront comparés à ceux des visions

à Lourdes, Fatima ou Medjugorje, afin de mieux comprendre à quelles conditions des lieux de

culte peuvent prospérer.

Visions of the Virgin Mary stand at the origin of many cult sites. At times they have led to

impressive pilgrimage centres such as Lourdes in France, Fatima in Portugal, or Medjugorje in

Bosnia-Herzegovina, but elsewhere they were remembered only in local chapels or by small

groups of devotees. This raises the question as to what conditions are necessary for a vision to

lead to a sacralisation of space. Historians and social scientists have usually focussed on the

famous cult sites when researching the various processes that influenced the physicalization and

development of a sacred site, while neglecting to pay attention to lesser known visions and sites.

In this article the apparition of the Virgin Mary to Sister Marie Alphonsine in 1874-1875 in

Bethlehem and Jerusalem will be analysed. Its effects will be compared to those of the visions in

Lourdes, Fatima or Medjugorje, in order to understand better the conditions under which cult

sites might flourish.

Las apariciones de la Virgen María están en el origen de numerosos lugares de culto. Algunas

veces, condujeron a la formación de lugares de peregrinación impresionantes como en Lourdes,

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en Francia, en Fátima en Portugal, o en Medjugorje en Bosnia-Herzegovina, mientras que en otros

lugares las apariciones eran simplemente conmemoradas en capillas locales o por pequeños

grupos de fieles. Esto hace aprarecer la cuestión de las condiciones necesarias para que una

aparición produzca la sacralización de un espacio. Historiadores e investigadores en ciencias

sociales se inclinaron habitualmente por los lugares de culto célebres, en sus trabajos sobre los

diferentes procesos que han influenciado la materialización y el desarrollo de un sitio sagrado,

descuidando las apariciones en los lugares menos conocidos. En este artículo, analizaremos la

aparición de la Virgen a la Hermana María Alfonsina, en 1874-1875, en Belén y Jerusalén. Sus

efectos serán comparados con los de las visiones en Lourdes, Fátima o Medjugorje, para

comprender mejor en qué condiciones los lugares de culto pueden prosperar.

INDEX

Keywords: apparitions, dévotion mariale, Moyen-Orient, pèlerinage, sacralisation de l'espace

Palabras claves: apariciones, devoción mariana, Medio Oriente, peregrinación, sacralización del

espacio

Mots-clés: Marian devotion, Middle East, pilgrimage, sacralization of space, visions

AUTHORS

CATRIEN NOTERMANS

Radboud University Nijmegen, [email protected] University Nijmegen,

[email protected]

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Construction de mosquées enAlbanie, 1920-1939Nathalie Clayer

1 Au moins une dizaine de mosquées relativement importantes ont été construites dans

l’Albanie de l’entre-deux-guerres, ce petit pays qui comprend alors environ un milliond’habitants, dont 70% de musulmans. À la même époque, dans les autres Étatsbalkaniques, peu de mosquées sont édifiées (ou pas du tout) – pour des communautésmusulmanes minoritaires il est vrai, mais dont certaines sont tout aussi importantesnumériquement, comme en Bosnie-Herzégovine. La seule nouvelle mosquéed’importance construite dans la première moitié du xxe siècle est celle de Zagreb,édifiée plus tardivement, à l’époque du régime croate oustachi, pendant la Secondeguerre mondiale (Hasanbegović, 2007). En Turquie, autre pays à majorité musulmaneissu de l’Empire ottoman dans la région, les années vingt-trente ne sont pas non plusfavorables à la construction de nouveaux lieux de culte musulman. Au contraire: sous lahoulette d’Atatürk, des restrictions sont imposées à l’édification de mosquées etcertaines d’entre elles seront réaménagées pour une utilisation profane (Yavuz, 2003).L’exemple le plus significatif est la transformation en musée, au milieu des annéestrente, d’Aya Sofya, l’église Sainte-Sophie, devenue à l’époque ottomane l’un des lieuxde culte musulman les plus prestigieux d’Istanbul (Necipoğlu, 1982).

2 Pourquoi des constructions de mosquées en Albanie à cette époque, alors que le pays

est déclaré laïque, à l’image de la Turquie, et qu’il traverse une crise économique aiguë?Quels sont les enjeux et les acteurs de ces entreprises? Avant d’apporter des élémentsde réponse à travers l’analyse de quelques cas spécifiques d’édification de mosquées, àDurrës, Saranda et Tirana, précisons quelques éléments du contexte religieux etpolitique qui caractérisent alors le jeune État albanais.

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Un État majoritairement musulman à la souverainetéfragile

3 L’Albanie est un État issu du démembrement de l’Empire ottoman en Europe, consécutif

aux guerres balkaniques de 1912-1913. Sa souveraineté est rétablie après la PremièreGuerre mondiale, synonyme d’occupations grecque, française, italienne et austro-hongroise. L’entre-deux-guerres est une période de passage de l’Empire à l’État-nation,période de construction étatique et d’affirmation d’une souveraineté qui demeurefragile en raison des aspirations territoriales grecques, yougoslaves et surtoutitaliennes (Fischer, 1984). Durant cette période, l’Albanie devient, en effet, au moinséconomiquement, une semi-colonie italienne (Sjöberg, 1991; Morrozo della Rocca,1990), avant d’être annexée, en 1939, par Mussolini.

4 Le rapport entre islam et construction étatique y est fortement marqué par une

situation de contact à la fois interne et externe. Les musulmans du pays voisinent avecdes non-musulmans – plus ou moins selon les régions: essentiellement des chrétiensorthodoxes dans le Centre et le Sud du pays (représentant environ 20% de la populationtotale) et des catholiques au Nord (environ 10% de la population). En outre, le pays et samajorité musulmane sont en contact externe avec des États tous majoritairementchrétiens (Grèce, Royaume de Yougoslavie et Italie). La Turquie, elle aussimajoritairement musulmane, n’a pas de frontière commune avec l’Albanie.

5 Or l’identité musulmane de l’Albanie ne va pas de soi, même si les musulmans y sont

majoritaires. C’est en tout cas le sentiment des hommes politiques et des intellectuelsalbanais, musulmans et non-musulmans. Certains d’entre eux n’hésitent pas à déclarerque les Albanais musulmans doivent revenir à la religion (chrétienne) de leurs ancêtres,l’islam étant associé à l’ancienne domination ottomane. Une souveraineté musulmaneen Europe pourrait poser des problèmes de légitimité du point de vue des pays voisins.Elle incommode également des intellectuels et des administrateurs musulmans locauxayant intériorisé l’idée européo-centrée d’un islam obstacle au progrès et à lacivilisation.

6 Au reste, le rapport entre islam et construction nationale albanaise s’est avéré

problématique dès avant la création d’un État albanais. Avant 1912, légitimer unenation majoritairement musulmane en Europe avait conduit à des définitionsareligieuses de l’identité albanaise. «La religion des Albanais est l’albanité», «unAlbanais est albanais avant d’être musulman, orthodoxe ou catholique» étaient desslogans fréquemment utilisés par les albanistes à l’intérieur comme à l’extérieur del’Empire ottoman, plus particulièrement à l’adresse des Européens. Pour les mêmesraisons, le bektachisme, une forme mystique de l’islam, était également mis en avant,afin de présenter les musulmans albanais comme des «musulmans autres», desmusulmans non fanatiques, proches des chrétiens, contrairement aux musulmans turcs(Clayer, op. cit.)

7 À l’issue de la Première Guerre mondiale, dans l’État albanais nouvellement reconnu

par la communauté internationale, la politique des dirigeants est en conséquence assezproche de celle de la Turquie. L’État y est proclamé sans religion officielle, laïque (afetar

en albanais). Mais à y regarder de près, comme en Turquie, cette laïcité n’est pas cellede la France de l’époque. Elle est plutôt assez proche du système du Concordat françaisau XIXe siècle, caractérisé par la laïcité de l’État, l’égalité des cultes reconnus, une

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police des cultes et une politique religieuse, si l’on reprend l’analyse qu’en fait Jean-Marie Mayeur dans La question laïque (1997). Ce qui signifie une volonté de mise soustutelle des «Églises» reconnues par l’État, une volonté d’intervention de l’État dansl’«administration» des cultes, une ingérence des Églises dans la vie de la nation, ainsiqu’une reconnaissance de l’utilité sociale de la religion (ibid.)

8 Dans ce cadre, l’institutionnalisation et la nationalisation des communautés religieuses

musulmanes sont mises en œuvre autour d’une hiérarchie de muftis-cadis déjà établiepar les autorités d’occupation austro-hongroises lors du premier conflit mondial (SanNicolo, 1918: 253-268). Avec l’introduction du Code civil en 1928-1929, qui entraînel’abolition des tribunaux de la charia et la suppression de leurs prérogatives en matièrejudiciaire, les muftis deviennent davantage des administrateurs des affaires religieuses,puisque les fetva/fatwa ne peuvent plus être délivrées que par une institution centrale.Plus généralement, les institutions religieuses islamiques sont placées sous un certaincontrôle des autorités politiques, qui interviennent fréquemment dans les orientationsde la Communauté, la nomination ou la destitution des cadres religieux, etc. Unesubvention annuelle de l’État est fixée pour compenser l’insuffisance des revenus deswaqf-s et dons des fidèles. Par ailleurs, le gouvernement albanais entreprend laséparation des Églises et de l’École, avant un revirement, en 1937, lorsque le roi décidede réintroduire l’enseignement de la religion à l’École, afin de lutter contre le «dangercommuniste». Il affaiblit aussi, dans une certaine mesure, les institutions islamiques enreconnaissant officiellement, au début des années trente, l’autonomie de la confrériemystique des Bektachis.

9 Toutefois, la résistance à la centralisation et aux réformes imposées d’en haut est

importante, et l’autonomie des acteurs locaux ou leur propre façonnement desinstitutions loin d’être négligeable. Un exemple caractéristique est celui des membresde la confrérie mystique des Tidjanis qui s’opposent à certaines réformes del’enseignement religieux, ainsi qu’à la désignation de candidats du gouvernement pourle congrès des musulmans du pays, organisé en 1929. En 1930, ils sont intégrés dans lesinstitutions islamiques centrales afin d’être neutralisés. Mais leur intégration contribueà une certaine revivification de l’islam albanais dans les années suivantes (Clayer,2009b). En outre, les autorités politiques ne manquent pas, durant cette période,d’utiliser l’islam, et la religion en général, dans un souci de contrôle social, enparticulier contre l’éventuelle montée d’une opposition communiste (surtout à partirdes années trente). Il en résulte une politique religieuse plus complexe que leparadigme de la laïcisation ne le laisse entendre, comme nous le verrons dans leprocessus d’édification de mosquées.

Construire ou fermer des mosquées?

10 Une recherche non systématique menée dans le fonds de la Communauté islamique et

dans les fonds du ministère de l’Intérieur montre que, dans les années vingt, demultiples demandes émanent de la population musulmane pour la libération demosquées occupées par l’armée, bien après le premier conflit mondial. D’autresexpriment le besoin de lieux de culte lorsque des mosquées ont été détruites pendantles conflits et périodes d’occupation, lors de l’occupation grecque du sud du pays parexemple. Des mosquées devaient remplacer celles tombées en ruine, en particulier dufait de la perte des biens de mainmorte (vakf-s) qui leur étaient attachés, passés en

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dehors du territoire national à la suite du découpage fait par les Grandes Puissances.Enfin, des fidèles musulmans réclamaient de nouveaux lieux de culte en remplacementdes quelques mosquées détruites dans les années vingt par les autorités localesalbanaises en raison de l’application de plans d’urbanisme. Du côté des autoritésreligieuses islamiques, la question des lieux de culte était aussi sensible, puisque, àplusieurs reprises, elles demandent à leurs branches régionales d’établir des états deslieux et des contrôles. Il s’agit de dénombrer les mosquées et de vérifier leur condition.Dans certaines régions du Sud du pays, les muftis locaux relaient les demandes de lapopulation musulmane. Dans un cas, le mufti suggère lui-même d’édifier des mosquéesafin de reconquérir des populations liées à la confrérie des Bektachis 1.

11 La volonté de certains groupes de musulmans et celle des autorités religieuses semblent

donc se rejoindre pour re-densifier le réseau des mosquées dans le pays – sans que devéritables initiatives ne soient d’ailleurs toujours prises pour leur construction enraison de contraintes financières notamment. Néanmoins, vers la fin de la décennie enquestion, une autre tendance apparaît au sein des instances islamiques centrales. Enfévrier 1927, un débat est en effet lancé par le Directeur Général des Vakfs, SalihVuçitern (ou Vuçiterni), un homme proche des autorités politiques et jouant un rôleimportant dans les institutions islamiques. Il s’agit d’un débat au sujet des réformes àentreprendre pour améliorer la situation des musulmans albanais, « entourés depeuples de culture ». Salih Vuçitern propose, en particulier, de supprimer les madrasaslocales pour concentrer les efforts sur un ou deux établissements d’enseignementreligieux dans le pays. Il propose, en outre, de supprimer les mosquées qu’il considère «inutiles ». Il ne précise pas ce qu’il entend par « inutiles », mais d’après certainsdocuments on comprend que la Communauté islamique est poussée par legouvernement albanais à fermer des mosquées peu fréquentées ou mal entretenues,par exemple dans des centres urbains où se trouvent déjà d’autres mosquées 2. Demême que pour les madrasas, il s’agit pour Salih Vuçitern et certains de ses collèguesd’adapter l’islam à l’Europe, et donc de résister à la pression des chrétiens locaux etétrangers par l’éducation et la rationalisation, à la fois dans l’interprétation des texteset dans l’organisation de la communauté (Vuçitern, 1927).

12 Dans les années qui suivirent, plusieurs grandes mosquées furent pourtant édifiées sur

le sol albanais et présentées comme les principales réalisations de la Direction de laCommunauté islamique. Qui en furent exactement les promoteurs et dans quels buts?

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Nouvelles mosquées construites en Albanie dans l’entre-deux-guerres

Durrës: prestige et réforme de l’islam

13 À l’origine de la mosquée de Durrës, le plus grand port du pays situé à une quarantaine

de kilomètres de la capitale, se trouve Salih Vuçitern lui-même 3. Quelques mois aprèsavoir expliqué qu’il fallait supprimer les mosquées «inutiles», le Directeur Général desVakfs demande en effet à la Direction de la Communauté islamique qu’une grandemosquée soit édifiée à Durrës, qui puisse rassembler toute la population de la ville; unemosquée avec une kubbe, c’est-à-dire une coupole, et deux minarets, donc un bâtimentprestigieux. Sali Vuçitern donne pour cela deux arguments. Durrës est destiné àdevenir le principal port d’Albanie, future porte d’entrée et de sortie vers l’extérieur.On comprend qu’il s’agit par là de donner une certaine image de l’islam et desmusulmans albanais à ceux qui débarquent dans le pays en provenance d’Europe.D’autre part, pour Salih Vuçitern, le but est aussi de défendre la dignité des musulmansface aux grandes églises édifiées par les autres communautés dans la ville. L’édifice duculte devait permettre de restaurer le prestige de la communauté musulmane localeface aux chrétiens qui avaient su, au cours des décennies précédentes, se doter de lieuxde culte perçus comme «grands» et «modernes». La mosquée devait justement pouvoiraccueillir «tous les musulmans de la ville». Il s’agissait donc de donner une autredimension à la communauté locale: l’islam n’était plus un islam de quartier, mais unislam communautaire à l’échelle de la ville et de la région, voire de la nation.

14 La construction de cette mosquée ne démarre qu’en 1931, à une époque où la

communauté islamique vient d’être réorganisée sous les auspices du roi Zog et dugouvernement albanais. Au reste, il est désormais prévu que le nouvel édifice porte lenom du Roi, preuve que l’édifice est bien associé à l’échelle de la nation et à son

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souverain. D’autre part, le futur lieu de culte est alors étroitement associé à l’idée deréforme de l’islam. La pose de la première pierre est, en particulier, l’occasion pourdifférents groupes d’exprimer leur désir de réforme de l’islam que l’édifice est censésymboliser. Ainsi, des administrateurs musulmans réformateurs regroupés autour dujournal Besa utilisent-ils un article sur l’évènement comme prétexte à l’affirmation dela nécessité des réformes. Selon les rédacteurs du journal, les Albanais ne devaient pasimiter les autres, mais être imités; il leur fallait s’adapter à la mentalité modernemalgré les difficultés; le pays étant situé au beau milieu de l’Europe, il devait mener desréformes libérales, sur les plans à la fois législatif, social et mental, afin d’arriver à lacivilisation (Besa, 11/8/1931: 2). La cérémonie d’inauguration des travaux est égalementl’occasion pour un représentant de la jeunesse musulmane de demander auxresponsables des institutions religieuses islamiques des réformes dogmatiques. C’étaittoutefois aller trop loin pour ces institutions qui, tout en approuvant les réformes quela future mosquée symbolisait, refusaient que l’on puisse toucher au dogme (Sharofi,1931).

15 Outre l’idée de réforme, la mosquée de Durrës est, dès l’origine, associée à l’idée de

modernité. Alors que les travaux de construction sont presque achevés, le chef de lacommunauté islamique albanaise s’empresse, par exemple, de signaler dans sonrapport annuel au gouvernement qu’il a donné l’autorisation de détruire le restaurantqui se trouve au pied des marches et de construire à sa place une petite boutiquequalifiée de «moderne» 4. Il faut souligner que le style de cette mosquée, achevée en1938, est résolument «moderne», ne serait-ce que par l’emploi du béton, et tranche surcelui des mosquées édifiées à l’époque ottomane. Ces dernières étaient de deux types:les plus anciennes, construites selon le type ottoman classique, avec une base carréesurmontée d’une coupole et un portique à trois dômes; les plus récentes, bâties sur unplan rectangulaire, avec des plafonds en bois souvent non surmontés d’une coupole, etdes murs richement décorés, selon un modèle très courant dans les Balkans. Lanouvelle mosquée tranchait à la fois par sa taille, par l’emploi du béton, par le retour àla coupole, par le portique à colonnes, ainsi que par l’ajout d’un étage intermédiaireentre la coupole et le portique.

Mosquée de Durrës (Source: Collection privée NC)

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16 Pour les dirigeants de la communauté islamique et le gouvernement, comme pour les

administrateurs et la jeunesse musulmane, la construction de cet édifice relève donc durétablissement du prestige de l’islam, tant vis-à-vis des pays chrétiens voisins que vis-à-vis des chrétiens locaux.

Saranda: nation et souveraineté du territoire

17 Une mosquée est édifiée dans un autre port, plus au sud, sur la côte adriatique, à

Saranda, non loin de la frontière grecque. Cet édifice, plus modeste que le précédent,n’en est pas moins symbolique, même si au départ sa construction répond au simplebesoin des fidèles musulmans.

18 Dès 1922, c’est la population musulmane locale qui demande la construction d’une

mosquée ou, plus exactement semble-t-il, la possibilité d’utiliser un baraquementcomme mosquée. Comme les baraquements sont propriétés de l’État, cette demande esttransmise par le Grand Mufti au Premier ministre. Or, l’argument utilisé par le GrandMufti pour appuyer la demande relève des rapports entre communautés religieuses. Ilexplique que la population orthodoxe locale possède une église pour prier, tandis queles musulmans, supérieurs en nombre (selon lui), n’ont aucun lieu de culte dans ce petitport qui ne compte alors que quelques centaines d’habitants. Malgré un rapportdéfavorable du préfet remplaçant, selon lequel il ne vaut pas la peine que l’État albanaisdépense de l’argent ou se dépouille d’un baraquement pour une mosquée qui neservirait qu’à une poignée de musulmans et qui risquait de provoquer des réactionshostiles de la part de la Grèce, l’affaire est traitée par le Conseil des Ministres, le 30décembre 1922. Il est décidé de permettre provisoirement l’usage d’une baraque pourfaire la prière, en attendant que le problème des baraquements soit réglé 5.

19 En fait, l’optique des autorités politiques ne se situe pas au niveau local. Dès cette

époque, le gouvernement albanais cherche à «albaniser» ce petit port qui se trouve à lafrontière grecque, face à Corfou, pour en éliminer le caractère grec, dû à la présencedans la ville et ses alentours d’une population grecque et/ou grécophone, et contrer ledanger d’expansionnisme de l’État grec. Les autorités albanaises mettent alors en placeune politique d’installation de réfugiés albanais musulmans venant de Grèce, etfacilitent l’installation de commerçants et d’entrepreneurs albanais musulmans, venanten particulier de Gjirokastër 6. L’ouverture d’un lieu de culte musulman, serait-ceprovisoire, devait participer de cette inscription dans la ville d’une présence à la fois«musulmane» et «albanaise». Toutefois, certains administrateurs locaux, réticents, s’yopposent. En 1927-1928, un comité local se forme autour d’un célèbre cheikh qui faitpartie de ces musulmans réfugiés dans la région, pour la construction d’une vraiemosquée. De son côté, l’État albanais donne un terrain, non sans avoir offertparallèlement un terrain à la communauté catholique, dans une autre région du pays 7.

20 La construction de l’édifice ne débute cependant qu’en 19368, pour des raisons

financières probablement. Or le financement est assuré en partie grâce à un don d’unesœur du roi Zog. Comme à Durrës, la construction de la mosquée est associée à lanouvelle famille régnante. Dans la cadre d’une campagne d’albanisation des toponymes,la ville est d’ailleurs rebaptisée Zogaj, d’après le nom du souverain (Clayer, 2009a). Elleest ainsi doublement associée, par son nom et par la bienfaitrice de la mosquée, à la

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dynastie. De ce fait, la présence de la mosquée participe de l’albanisation du territoireface aux revendications grecques, associées, elles, à l’orthodoxie.

21 Cet amalgame était fait du côté adverse, si l’on en juge par un texte publié par le club

vorio-épirote d’Athènes et du Pirée, c’est-à-dire du club rassemblant des émigréschrétiens orthodoxes venant du Nord de l’Épire, autrement dit du sud de l’Albanie.Dans le texte en question, ces chrétiens du Sud albanais réagissaient, entre autres,contre l’albanisation de l’Épire du Nord et demandaient concrètement: «Qui vaempêcher les Turco-Albanais de construire une mosquée imposante à Saranda où il n’ya aucun musulman?» 9. Pour eux, la mosquée était bien le symbole de l’islamisation, etdonc de l’albanisation de l’Épire du Nord.

Mosquée de Saranda (Source: http://3.bp.blogspot.com/_2gHIijV_2MQ/R6jAr3JVBtI/AAAAAAAAAT8/sGOSlUTTm6s/s1600-h/xhamia+sarande.jpg)

22 Dans cette région, les enjeux de la fondation ou de la rénovation d’églises orthodoxes

étaient également très liés à la construction étatique albanaise telle qu’elle se faisaitface aux revendications grecques-orthodoxes. Pour le gouvernement, ainsi que pour lesmilieux soutenant la création d’une Église orthodoxe albanaise autocéphale, il s’agissaitde symboliser cette nouvelle Église nationale par le biais d’un style architecturalconsidéré comme «albanais» et non «étranger», ou encore par l’exclusion del’utilisation d’écrits en caractères grecs et de la couleur bleue ciel, perçue commecouleur nationale grecque 10.

Tirana : initiatives individuelles et institutionsislamiques

23 Cette politique d’affirmation d’un islam réformé face à l’Europe et aux chrétiens locaux,

ou d’affirmation de la souveraineté du territoire albanais face à la Grèce à travers la

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construction de lieux de culte musulmans semble avoir été difficilement mise enœuvre. En témoignent les délais qui se sont écoulés entre la décision de construire cesmosquées, vers 1928, et leur achèvement une dizaine d’années plus tard. De fait, legouvernement albanais et les institutions religieuses islamiques n’ont pas les moyensfinanciers de mener à bien ces constructions plus rapidement, dans un contexte decrise économique aiguë. Le cas de Tirana, la nouvelle capitale désignée comme telleseulement au début des années vingt, montre comment plusieurs nouvelles mosquéesou restaurations d’anciens édifices de culte musulman sont en réalité réalisées grâceaux fidèles, ce qui n’empêche pas les institutions religieuses d’utiliser ces constructionspour la légitimation d’un islam réformé, ainsi que pour leur propre légitimation.

24 La population de Tirana croît de façon notable au cours de l’entre-deux-guerres en

raison du nouveau rôle politique et administratif de la ville. Dans ce contexte, au débutdes années trente, grâce aux habitants de plusieurs quartiers, trois ou quatre mosquéesy sont construites ou reconstruites. Or, les institutions islamiques, qui n’ont pas lesmoyens de lancer elles-mêmes ces constructions, semblent s’emparer de cesinvestissements individuels ou collectifs locaux. La revue de la communauté ne manquepas de publier des articles au sujet de l’inauguration des nouveaux édifices 11. Sesrédacteurs félicitent les comités initiateurs et saluent leurs sentiments religieux. Enparticulier, l’une des mosquées, construite dans un «style moderne», sur un nouveauboulevard de la capitale, est particulièrement mise en avant par les dirigeants religieuxde la capitale. Il s’agit de souligner que la modernisation matérielle de la ville ne peutse faire sans une composante religieuse. Une photo de la nouvelle mosquée apparaîtaussi dans le journal Besa (no 623, 9/8/1933: 3) déjà mentionné, alors que ce périodiquene comporte pratiquement aucune illustration photographique. Elle est aussi censéesymboliser cet islam réformé et moderne dont le journal s’est fait le promoteur au sujetde la future mosquée de Durrës.

La Nouvelle Mosquée, Boulevard Mussolini, d’après une carte postale (Source: Tirana in postcards tillthe year ‘44, s.l.n.d.: 89)

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25 Dans les colonnes de la revue de la communauté islamique, l’appel aux fidèles revient

d’ailleurs régulièrement. Pour cela, des exemples de dons sont signalés, et l’assuranced’être récompensé par Dieu est soulignée12. Il en va du prestige de l’islam dans le pays,mais aussi du prestige des institutions religieuses. Les rapports du chef de lacommunauté islamique adressés au gouvernement mettent systématiquement en avantle progrès des constructions de lieux de culte pour justifier de l’action de lacommunauté13.

26 En juin 1938, un article anonyme est encore publié dans la revue afin de pousser la

population à faire œuvre de bienfaisance pour financer la construction d’une grandemosquée moderne centrale, pour les grandes cérémonies dans la capitale. La vieillemosquée de Sulejman Pasha est considérée comme trop petite et inadaptée aux besoinsde l’époque. Il n’y a pas suffisamment de place pour les cérémonies «religieuses etnationales». Or l’auteur de l’article considère que cela fait «mauvais effet» sur les gens14. C’est-à-dire qu’il en va du prestige de l’islam dans l’opinion publique. Pourtant, unetelle mosquée ne vit pas le jour à Tirana, contrairement à Shkodra où les autoritésreligieuses locales et la popuÍlation musulmane firent un effort suffisant pour édifierune grande mosquée, Íachevée sous l’occupation italienne (Bushati, 1998: 125-127) 15.

Mosquée de Parruca (Shkodra), dont la construction fut achevée en 1943-1944 (Source : Bushati,1998 : 125)

Conclusion

27 Malgré une politique visant à limiter la présence du religieux dans l’espace publique

(en particulier à l’école), politique qui rejoint partiellement l’idée des réformateursmusulmans de rationaliser le réseau des mosquées en supprimant ce qu’ils appellent«les mosquées inutiles», une politique active – bien que limitée – de construction de

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mosquées ou de soutien à la construction de mosquées est menée par les institutionsislamiques albanaises ainsi que par le roi Zog, à partir de la fin des années vingt, et cecidans un contexte de crise économique grave.

28 Même s’il s’agit, dans certains cas, de répondre à un simple besoin en lieux de culte dû à

des facteurs démographiques ou matériels divers (urbanisation, installation de réfugiés,vétusté, confiscation), les enjeux de la construction de certains édifices de cultemusulman dans l’Albanie de l’entre-deux-guerres relèvent également d’autresdimensions. Tout d’abord, la volonté de construire la légitimité de l’existence de l’Étatalbanais en Europe à travers l’affirmation d’un islam réformé et moderne (Clayer,2008). Les quelques grandes mosquées, en béton, devaient ainsi symboliser cet islampar leur architecture. Édifiées dans des ports, Durrës, Saranda, ou dans la capitale, ellesdevaient apparaître immédiatement à l’étranger qui venait dans le pays, et lui donnerune autre image que celle d’un pays musulman «traditionnel» et «retardé».

29 Mais l’Autre n’était pas que l’étranger débarqué sur les côtes ou dans la capitale

albanaise; il était aussi le chrétien auquel était associée l’idée d’Occident et de progrès.Les concepteurs des projets de nouvelles mosquées, institutionnels ou non, voulaientégalement rehausser le prestige de l’islam aux yeux de la population chrétienne, nonsans un certain esprit de compétition. D’autant que les réseaux des églises, catholiqueset orthodoxes, étaient en partie plus récents que celui des mosquées. De façon trèsparticulière, à la frontière grecque, l’enjeu devenait national. L’affirmation d’unereligion moderne devenait en effet une affirmation nationale vis-à-vis de la Grèce et deses revendications territoriales, réelles ou imaginées, qui s’appuyaient sur uneprésence chrétienne orthodoxe dans le Sud de l’Albanie.

30 Au plan national, il est intéressant de noter que l’édification de mosquées a également

servi à construire le prestige du roi Zog (intronisé en 1928, après avoir été président dela République) et de sa famille auprès des musulmans du pays ainsi que vis-à-vis del’extérieur. Outre les mosquées de Durrës et de Saranda, associées à la famille régnante,une autre mosquée fut élevée à Burrel, dans la région d’origine de la famille Zog (ouZogolli), en souvenir de la reine-mère 16. L’image du souverain «occidental», qui mèneune politique laïcisante et qui, en 1938, va même jusqu’à épouser une femme issue de lanoblesse catholique hongroise, est donc à nuancer.

31 Enfin, il convient de relever que plusieurs de ces nouveaux lieux de culte sont prévus

ou conçus comme devant être de taille importante. Il ne s’agit plus de lieux devantaccueillir la djemaat, la communauté des fidèles du quartier. Ces mosquées sontdésormais destinées à regrouper les musulmans d’une ville, en des occasions religieuseset/ou nationales. Les édifices doivent donc participer à former la communauté auniveau supra-local. En cela, leur réalisation sert également à bâtir la légitimité desnouvelles institutions islamiques nationales, porteuses d’un islam «réformé» et«moderne». Si l’on y regarde de plus près, on s’aperçoit cependant que la faiblessefinancière et structurelle de la communauté islamique l’empêche d’être l’actriceprincipale de cet effort de construction. La famille royale, les institutions islamiquesrégionales, voire les simples fidèles sont autant de moteurs qui poussent à, ou quipermettent l’édification de nouveaux lieux de culte. Preuve que les enjeux et les acteursde la construction de lieux de culte sont multiples et que le champ religieux évolueselon des dynamiques et des rapports de force complexes.

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NOTES

1. Voir Arkivi Qendror i Shtetit (AQSh, Archives centrales de l’État), Tirana, Fonds 882

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14; année 1931, dossiers 105 et 117; F. 152 (ministère de l’Intérieur), année 1923, dossier 377, folio

2-4; année 1925, dossier 59; année 1930, dossier 459, folio 73. Dans les années trente, des

demandes de construction de mosquées émanèrent aussi de certains groupes d’immigrés venant

du Kosovo, installés dans des villages en Albanie centrale (AQSh, F. 882, année 1935, dossier 58).

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2. Cette pression avait pour but de diminuer le déficit budgétaire de la Communauté islamique

(voir AQSh, F. 155, ministère de la Justice, année 1929, dossier VIII-105, folios 17-18 et année 1932,

dossier VIII-227, folio 3). On aurait ainsi fait passer le nombre de mosquées de plus de 120 à 58!

3. Voir AQSh, F. 882, année 1928, dossier 44, folio 14.

4. AQSh, F. 882, année 1937, dossier 1, rapport de Behxhet Shapati sur l’activité de la CI du

1/5/1937.

5. AQSh, Fonds 152 (ministère de l’Intérieur), année 1924, dossier 398, folio 4, rapport du préfet

remplaçant, Gjirokastër, 1/7/1922; folio 8, lettre du Grand Mufti au ministre, Tirana, le

22 octobre 1924 (qui indique qu’en réalité, aucun baraquement n’a été cédé aux musulmans pour

la prière, contrairement à la décision du Conseil des Ministres).

6. AQSh, F. 152, année 1921, dossier 41.

7. AQSh, F. 882, année 1928, dossier 28.

8. Voir note 4.

9. AQSh, F. 195 (ministère de l’Éducation), année 1937, dossier 22.

10. Voir par exemple AQSh, F. 152, année 1930, dossier 187, folio 49, 51, 61.

11. Zani i naltë, VIII/3-4, novembre-décembre 1932, pp.483-85; VIII/12, août 1933, pp.742-748.

12. Zani i naltë, IX/1, septembre 1933, p.32; IX/2-3, octobre-novembre 1933, pp.76-77; X/5, mai

1935, pp.159-160.

13. AQSh, F. 882, année 1932, dossier 2, rapport de Behxhet Shapati, du 1/5/1933; année 1938,

dossier no4, rapport du 1/5/1938.

14. «Kyeqyteti ka nevojë për nji Xhai te madhe e moderne» [La capitale a besoin d’une mosquée

grande et moderne], Zani i naltë, XIII/6, juin 1938, pp.178-179.

15. Voir aussi AQSh, F. 882, année 1937, dossier 1, rapport de Behxhet Shapati sur l’activité de la

CI du 1er mai 1937.

16. La mosquée fut inaugurée en présence du roi Zog, le 23 juillet 1937 (Zani i naltë, XII/8, p.225).

RÉSUMÉS

Plusieurs mosquées relativement importantes ont été construites dans l’Albanie de l’entre-deux-

guerres. À travers différents cas, cet article analyse les enjeux de ces constructions réalisées dans

un contexte de crise économique et de volonté de «rationaliser» le réseau des lieux de culte

islamiques dans le pays: volonté de construire la légitimité de l’existence de l’État albanais en

Europe à travers l’affirmation d’un islam réformé et moderne; rehausser le prestige de l’islam

aux yeux de la population chrétienne, non sans un certain esprit de compétition; affirmer la

souveraineté albanaise à la frontière grecque; construire le prestige du roi Zog et de sa famille

auprès des musulmans du pays; construire une communauté musulmane au niveau supra-local et

bâtir la légitimité des nouvelles institutions islamiques nationales.

Several relatively large mosques were built in Albania between the two world wars. Through

various cases, this article analyzes the challenges of these constructions made in a context of

economic crisis and desire to “rationalize” the network of Islamic places of worship in the

country: desire to build the legitimacy of the existence of the Albanian state in Europe through

the affirmation of an reformed and modern Islam; wish to enhance the prestige of Islam in the

eyes of the Christian population, not without a certain competitive spirit; necessity to affirm the

sovereignty of Albania to the Greek border; attempt to build the prestige of King Zog and his

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family among the Muslims of the country; wish to build a Muslim community at the supra-local

level and to enhance the legitimacy of the new national Islamic institutions.

Numerosas mezquitas relativamente importantes han sido construidas en la Albania de entre

guerras. A través de diferentes casos, este artículo analiza lo que está en juego en estas

construcciones hechas en un contexto de crisis económica y de la voluntad de “racionalizar” la

red de los lugares de culto islámicos en el país: voluntad de construir la legitimidad de la

existencia del Estado albanés en Europa a través de la afirmación de un Islam reformado y

moderno, realzar el prestigio del Islam a los ojos de la población cristiana, no sin un cierto

espíritu de competencia, afirmar la soberanía albanesa en la frontera griega, construir el

prestigio del Rey Zog y de su familia ante los musulmanes del país, construir una comunidad

musulmana a nivel supra-local y cimentar la legitimidad de las nuevas instituciones islámicas

nacionales.

INDEX

Palabras claves : Albania, Europa, Islam, laicidad, mezquitas

Mots-clés : Albanie, Europe, islam, laïcité, mosquées, nation

Keywords : Albania, Europe, Islam, mosques, nation, secularism

AUTEUR

NATHALIE CLAYER

CNRS-EHESS, Paris , [email protected]

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La sacralisation du territoirejordanienReconstruction des lieux saints nationaux, 1980-2006

Norig Neveu

1 La topographie musulmane du territoire jordanien connaît des changements notables

depuis le début des années quatre-vingt-dix. Le ministère des waqf-s 1 a rénové oureconstruit une quarantaine de mausolées de prophètes antéislamiques ou deCompagnons du Prophète, sous l’égide du prince Ghazi b. Muhammad 2, responsable desaffaires religieuses à la couronne et directeur du Comité Royal pour la construction desmosquées et des mausolées de prophètes, Compagnons et martyrs 3. Ces mausolées sontsitués pour la plupart dans la vallée du Jourdain, le long de la frontière avec Israël, etattestent de l’intérêt politique de la monarchie hachémite pour les lieux saintsnationaux. Un même regain d’intérêt pour la question des lieux saints est observé dansl’ensemble du Moyen-Orient. En Palestine, les mausolées de nabi Salih et de nabi Musaont fait l’objet d’un jeu politique de la part de l’Autorité palestinienne afin d’exacerberle sentiment national (Aubin-Boltanski, 2004). En Syrie, de nombreuses rénovations ontété effectuées pour accueillir des pèlerins chiites (Ababsa, 2001; Mervin, 1996; Pinto,2007). Cependant, si la fondation et la reconstruction de lieux de culte sont unphénomène répandu au Moyen-Orient, elles sont particulièrement massives enJordanie et se trouvent au centre d’enjeux politiques et économiques spécifiques.

2 Dans son discours officiel, la monarchie souligne fortement la relation historique de la

famille hachémite aux lieux saints et l’appartenance à l’Ahl al-bayt 4, la lignée desdescendants du Prophète, ce qui lui sert d’argument d’autorité pour se prononcer nonseulement sur des questions politiques mais aussi religieuses 5. Pendant environ dixsiècles et jusqu’en 1924, la famille hachémite a détenu la charge de chérif de la Mecqueet Médine, les haramain de l’islam (Dawn, 1971). Cette charge lui conférait un rôlereligieux important, notamment par la gestion du pèlerinage, le hajj, et l’entretien deslieux saints. Après la bipartition de la Palestine, entre 1948 et 1967, les lieux saints deJérusalem-Est sont tombés sous autorité jordanienne. En se présentant comme garantehéréditaire des lieux saints (Katz, 2005: 214), la monarchie peut donc revendiquer un

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lien historique continu 6 avec ceux-ci et jouer ainsi le rôle de porte-parole de lacommunauté musulmane.

3 Dans les années cinquante, la monarchie jordanienne avait adopté une politique de

rénovation et de construction des lieux saints nationaux chrétiens afin de promouvoirle tourisme religieux. Après l’annexion de la Cisjordanie par le royaume hachémite, leroi Abdallah Ier, puis le roi Hussein ont utilisé Jérusalem comme capitale spirituelle duroyaume. Les lieux saints, chrétiens comme musulmans, font l’objet de nombreuxprojets de rénovation. Entre 1948 et 1967, la monarchie encourage le tourisme vers laville sainte et revendique l’assimilation de son pays à la Terre sainte chrétienne. Cedessein sera, pour partie, consacré par le pèlerinage du pape Paul VI en Terre sainte(incluant la Jordanie), en 1964, et plus tard par ceux de Jean-Paul II (2000) et Benoît XVI(2009). Après 1967, les découvertes archéologiques au site du baptême du Christ 7 et auMont Nébo entraînent une redéfinition de cette notion de Terre sainte jordanienne,recentrée sur le territoire national dans ses nouvelles frontières. La sacralisationmusulmane du territoire suit des dynamiques similaires. Nous verrons qu’elle estcependant porteuse d’une idéologie particulière et contribue à la réécriture del’histoire religieuse jordanienne.

4 On adoptera une approche historique pour tenter de comprendre comment la création

d’une topologie sacrée musulmane s’accompagne d’un discours nationaliste centré surla monarchie. Les données empiriques sont constituées à partir de l’analyse de textes(la littérature produite par le ministère des waqf-s et par le ministère du Tourisme etdes Antiquités concernant les lieux saints jordaniens, ainsi qu’une série de documentsfournis par le Comité royal). Nous avons également effectué, entre 2006 et 2009, denombreux entretiens auprès des ingénieurs du Comité royal, des fonctionnaires duministère des waqf‑s, des architectes en charge des travaux mais aussi auprès desprofessionnels du tourisme. Nous avons, par ailleurs, mené des observations directessur l’usage de ces sites par les populations locales et les touristes.

5 Cet article se propose de décomposer le mouvement de sacralisation du territoire

jordanien et d’en cerner les différents enjeux. On tentera d’analyser son influence surla réécriture de l’histoire jordanienne et sur la redéfinition de l’usage de ces sites. Aprèsavoir décrit les modifications de la topographie musulmane à travers l’examen desnouvelles pratiques artistiques et architecturales, on tentera de déterminer les effets del’établissement du territoire jordanien comme Terre sainte musulmane sur laréécriture de l’histoire islamique du royaume. Comment ces sites permettent-ils à lamonarchie de créer une continuité au niveau de l’histoire islamique nationale àdifférentes échelles? Comment la reconstruction des mausolées peut-elle représenterun cas de désappropriation de lieux de piété locaux afin d’y développer le tourismereligieux? Quel est l’impact géostratégique de cette nouvelle forme de tourisme?

Reconstruire, investir, redéfinir

Islamisation physique du territoire jordanien

6 La géographie urbaine jordanienne est marquée par un profond mouvement

d’islamisation dont la ville d’Amman représente un bon exemple (Rogan, 1986). Dans lesannées soixante-dix, le roi Hussein décide de donner à la ville un caractère islamiqueafin de la rendre plus représentative des héritages culturels et religieux de ses

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habitants. Ce projet se concrétise par l’édification de nombreuses mosquées, entre 1980et 1984, notamment celle du roi Abdallah Ier, achevée en 1989. Les bureaux du Comitéroyal se trouvent dans l’enceinte même de ce bâtiment.

Rappelons ici que le projet hachémite de reconstruction des lieux saints ne concernequ’une partie des lieux de piété nationaux. Il existe, à l’échelle locale, une multitude delieux de culte populaire n’ayant pas été pris en compte par le ministère des waqf-s.Dans le nord du pays, où sont implantées des confréries soufies, on trouve de nombreuxmausolées de saints. Les travaux de Bethany Walker (2007) sur la région de Malka auXIXe siècle ont démontré leur importance dans le dynamisme d’une ville de petite taille.

La présence du mausolée du cheikh Omar 8 y a notamment engendré le développementdes infrastructures médicales et scolaires. À l’échelle locale, la famille se réclamant dela descendance du saint jouit toujours d’une grande aura. Les confréries représententencore aujourd’hui des espaces de sociabilité privilégiés. Par ailleurs, de nombreuxsites, liés à l’histoire tribale ou à une topographie sacrée locale, sont aujourd’hui laissésà l’abandon et menacés de disparition. La carte des lieux saints dressée à partir de lanouvelle topographie religieuse officielle (fig. 1) n’est donc pas exhaustive. Ellen’intègre pas non plus des lieux de pèlerinage autrefois importants à l’échellerégionale. Le pèlerinage au mont Harun, par exemple, qui se déroulait deux fois par anet regroupait l’ensemble des tribus de Wadi Musa, Pétra et al-Shubak, dans le sudjordanien, a pris fin. Mais, comme le démontre Anna Ohannessian (1995), certains deces lieux ont pu être réinvestis par les communautés locales. L’auteure décrit lesdiverses fonctions des lieux saints pour la tribu des Balawneh. Le mausolée du cheikhFalali al-Faqir,

Figure 1. Carte de la topologie musulmane officielle

7 un wālī 9, leur servait de grenier, situé à proximité des mausolées d’Abu ‘Ubayda b. al-

Jarrah où se trouvait le cimetière de la tribu. On comprend ainsi l’importance des

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charges symboliques et économiques du mausolée au niveau local et régional. Leréinvestissement et l’officialisation de certains types de lieux saints seulement reflètentla volonté de la monarchie de laisser de côté des lieux et des rituels religieux locaux.

Reconstruction officielle et topologie

8 À partir des années quatre-vingt, le roi Hussein commence à promouvoir la

reconstruction des mausolées de prophètes et de Compagnons du Prophète. Selon unarticle du journal al-Ghad, daté du 22 avril 2005:

«En 1984, sa majesté le roi Hussein a adressé un communiqué au Premier ministre,dans lequel il lui ordonna de former un comité chargé de la reconstruction desmausolées des Compagnons du Prophète et des martyrs qui conquirent le territoirejordanien. Il offrit ses revenus personnels dans une action de charité pourreconstruire la mosquée et la tombe de Ja‘far b. Abi Talib à al-Karak» (al-‘Adwa, al-Zanibat, 2005, trad. de l’auteure).

9 En 1992, le monarque envoie un second communiqué au Premier ministre pour insister

sur l’importance de ces rénovations:

«... sur le sol vertueux de Jordanie afin que ces tombes deviennent des marqueursde la droiture et des témoins de la vérité, élevées à la gloire des dignes prophètes etCompagnons; reliant petits-fils et grands-pères» (ibid.)

10 Le Comité royal, formé en 1994, est constitué d’une dizaine de personnes sous la

direction des princes Ra’ed b. Hussein et Ghazi b. Muhammad. Il dépend du ministèredes waqf-s et regroupe des membres de ce ministère, du ministère du Tourisme et desAntiquités, du ministère des Travaux publics, ainsi que des ingénieurs. La majorité desarchitectes jordaniens de renom, dont Rasem Badran et Ayman Zuayter, sont sollicitéspour dessiner les plans des nouveaux complexes religieux. Après avoir lancé un appel àprojet, le comité choisit les architectes en charge des rénovations. Ce sont alors lesmembres du comité exécutif, constitué d’ingénieurs, dont Ghasan al-Burani et Adli AbuShadi, qui dirigent les travaux. Le projet de reconstruction de ces mausolées est réaliséen trois étapes et débute, en 1996, avec leur rénovation et la création de jardinsadjacents. La première étape concerne les mausolées de trois commandants morts à labataille de Mu’ta: Ja‘far b. Abi Talib, Abdallah b. al-Rawaha, Zayd b. al-Haritha 10, ainsique celui d’Abu ‘Ubayda b. al-Jarrah, commandant militaire des batailles de Fahl et deYarmouk 11. Ces deux sites religieux sont centraux dans le processus de création d’unetopographie sainte en Jordanie.

11 En 1999, au début du règne du roi Abdallah II, un deuxième projet regroupe dans une

même enceinte deux des mausolées (ceux de Ja‘far b. Abi Talib et de Zayd b. al-Haritha)et une mosquée. De nombreuses commodités destinées aux futurs visiteurs y sontaménagées: cafétérias, boutiques, bibliothèques, etc. Ce projet nécessite de déplacer lapopulation de la zone. La troisième étape, prévue pour 2010, devrait réunir les troismausolées, des jardins permettant la circulation d’un édifice à l’autre. De dimensionsmodestes à l’origine, ils formeront un vaste ensemble religieux avec d’importantescapacités d’accueil.

12 Le mausolée d’Abu ‘Ubayda b. al-Jarrah est développé sur un schéma à peu près

similaire, une école coranique et une bibliothèque ayant été accolées au monumentpréexistant, entouré d’un mur d’enceinte. L’ensemble des autres sites rénovés, dedimensions plus modestes, répondent à un même plan organisationnel bien que lesarchitectes qui les ont conçus soient différents. À côté de chaque mausolée s’élève une

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mosquée pouvant accueillir en moyenne trois cents fidèles; certains sont dotés de sallesde prière pour les femmes. Ces complexes religieux comprennent aussi des salles derepos, des jardins et, dans la plupart des cas, des commerces et des cafétérias mais quin’ont pas encore été mis en fonction.

Vers la définition d’une architecture islamique jordanienne?

13 De nombreux architectes jordaniens ont participé à la création de cette nouvelle

topologie sacrée. Ces constructions ont été effectuées sans prendre en compte la notionde patrimoine historique. L’architecte Rasem Badran, qui a réalisé les plans du sited’Abu ‘Ubayda b. al-Jarrah et de celui dédié aux commandants de la bataille de Mu’ta,explique: «les mausolées anciens étaient de l’architecture locale, sans prétention, nousavons décidé de redonner de la noblesse et de l’importance au bâtiment pour honorerla personne illustre qui y est enterrée» 12.

Dans la majorité des cas, la reconstruction du site a provoqué la destruction dubâtiment original. L’exemple du mausolée d’Amir b. Abi Waqqas atteste de lamétamorphose de l’architecture du bâtiment. La coupole, qubba, que l’on peut voir surla photographie de 1972 (fig. 2) n’existe plus après les travaux (fig. 3). On note denombreux cas similaires de disparition des formes anciennes de qubba (à l’exception dumausolée du nabi Harun). Ces qubba-s ont été remplacées par des coupoles vertes, quicorrespondent, selon Ghasan al-

Figure 2. Mausolée d’Amir b. Abi Waqqas en 1972 (Photographie du Comité royal)

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Figure 3. Mausolée d’Amir b. Abi Waqqas en 2004 (Photographie du Comité royal)

14 Burani 13, à la norme islamique contemporaine. Cette entreprise de reconstruction est

caractéristique de la tentative d’harmonisation de l’architecture religieuse jordanienneet de la mise en œuvre de modèles et normes officiels.

15 Dans le cas des mausolées dédiés aux commandants de la bataille de Mu’ta et à Abu

‘Ubayda b. al-Jarrah, on retrouve, après la reconstruction, quelques éléments del’architecture préexistante. Grâce à l’étude des photographies du mausolée de Ja‘far b.Abi Talib, on peut constater que le bâtiment préexistant à double coupole, datantprobablement du début du XXe siècle (fig. 4 et 5), a été conservé. Cependant,

l’adjonction d’un complexe de grandes dimensions autour de ces sépultures en modifieprofondément le style. Les formes architecturales originelles ont ainsi été intégréesdans un ensemble contemporain qui en efface les particularités.

16 Dans un article consacré aux mosquées ibadites 14, Virginie Prévost (2009) souligne la

menace de disparition de ces édifices, aujourd’hui, en Algérie, en Libye et en Tunisie,soit par abandon, soit en raison de destructions suivies de reconstructions selon unmodèle nord-africain classique. L’auteure définit les attributs de l’art ibadite commereprésentatifs de la particularité des conceptions religieuses de la société bédouineibadite. Le cas jordanien relève de dynamiques similaires, bien qu’ici la redéfinitionsociale souhaitée par la monarchie soit véhiculée par la nouvelle traditionarchitecturale: c’est l’art officiel qui tend à établir la culture et les traditions de lacommunauté. Il s’agit d’harmoniser l’architecture religieuse sur l’ensemble duterritoire jordanien en effaçant les particularités régionales. La reconstruction desmausolées jordaniens représente un cas de désappropriation par l’État de lieux de piétépopulaire à des fins touristiques. Les caractéristiques locales sont effacées pour que cessites apparaissent comme des éléments centraux du patrimoine islamique.

Pour ces reconstructions, le Comité royal a reçu l’aide de l’Institute of Islamic TraditionArt. Créé, en 1997, à l’initiative du prince Ghazi b. Muhammad, le but de ce centre de

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formation est, selon Farid Medea 15, membre et professeur de l’Institut, de donner unecontinuité à la tradition artistique. L’établissement s’est notamment occupé de lareconstruction à l’identique du minbar 16 de la mosquée d’al-Aqsa envoyé à Jérusalem en2007. Il s’est aussi chargé de la construction des minbar-s de nombre de sites rénovés ententant d’utiliser des formes géométriques classiques, tout en jouant sur l’utilisationinnovante de couleurs originales dans le travail du bois et de la pierre, et enmélangeant ces matériaux. La dynastie souhaite, par le biais de cet institut et du Comitéroyal, introduire de

Figure 4. Mausolée de Ja‘far b. Abi Talib dans les années soixante (Photographie du Comité royal)

Figure 5. Mausolées dédiés aux commandants de la bataille de Mu’ta, en 2001 (Photographie duComité royal)

17 nouvelles formes d’art et d’architecture islamiques. Celles-ci se traduiraient par la

modernisation de certaines traditions artistiques. Le développement d’un style

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architectural propre à la monarchie est lié à l’affirmation de l’identité politique etculturelle hachémite. Il se veut représentatif des conceptions de l’islam officielexprimées dans le message d’Amman 17, fer de lance de la monarchie. On peut ainsipenser que ces reconstructions sont également un moyen pour la monarchie decontrôler les pratiques religieuses des populations locales.

Mausolées, Terre sainte et construction nationale

La Jordanie: Terre sainte musulmane

18 Dans un guide émis par le ministère des waqf-s, on peut lire:

«La Jordanie: cette terre bénie, cette continuité historique, ce patrimoinecivilisationnel et cette mémoire accumulée de grands événements de l’histoire del’Humanité... Oui... c’est le cœur de la région qui a été honoré par la révélation deDieu Tout-Puissant à nombre de ses prophètes et messagers... C’est la porte de laconquête islamique, l’un des axes les plus importants de l’histoire musulmane,suivant la révélation par Dieu du message islamique» (ministère des waqf-s, 2000: 7)(trad. de l’auteure).

19 Cette citation résume avec clarté l’objectif hachémite: le territoire jordanien est

présenté comme sanctifié par la présence de mausolées et de sites significatifs pourl’histoire islamique. Par là, le lien est fait entre l’histoire de la Jordanie contemporaineet celle des premiers temps de l’islam. Dans la littérature concernant la rénovation deslieux saints, le récit du martyre des Compagnons du Prophète aux batailles de Fahl, deYarmouk et de Mu’ta tient une place importante. Cette insistance vise à définir laJordanie comme un pays central de l’histoire et de la conquête islamiques du Bilad al-

Sham:

«Il est situé au centre du monde arabe et islamique, sur la route menant au hajj et àl’umra vers la Mecque; le pont tendu entre les deux qibla-s, Jérusalem, qui est letroisième sanctuaire après ceux de La Mecque et Médine, et la sainte mosquée, quifut la première maison érigée par Dieu sur terre. C’est aussi la route suivie par leProphète arabe hachémite dans son voyage vers Jérusalem. Sur ce territoire, legrand Prophète voyagea deux fois, vers Busra al-Sham, avant sa mission religieuse(...)» (ibid.)

20 Cette définition présente la Jordanie comme appartenant à une unité territoriale qui

désigne ici la Terre sainte musulmane (al-ard al-muqaddassa ): entre les lieux saints duHedjaz et ceux de Jérusalem. On peut comprendre, en ce sens, l’attachement de ladynastie à la ville de Jérusalem. L’expression al-ard al-muqaddassa apparaît dans leCoran, mais ne s’applique pas à un territoire clairement circonscrit. Il existe plusieurstraditions liées à la définition de l’ard al-muqaddassa (Aubin-Boltanski, 2004: 32). Unepremière version la présente comme un large territoire qui s’étire du nord au sud, del’Euphrate au Hedjaz, et d’est en ouest, d’Aqaba au désert du Sinaï. Une autre version lacirconscrit à la ville de Jérusalem, en s’appuyant sur la tradition du Voyage nocturne etsur le fait que Jérusalem fut la première qibla. Le processus de sacralisation du territoires’appuie aussi sur des versets coraniques et des hadiths. L’exégèse de la souratecoranique 18 relative au Voyage nocturne de Muhammad vers Jérusalem permetd’apporter un argument d’autorité concernant la sacralité du territoire jordanien, situésur le trajet du Prophète. La situation géographique du pays est donc le premierargument utilisé par la monarchie pour intégrer son pays à la Terre sainte musulmane.

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21 Le second argument permettant de justifier les revendications hachémites est

l’attachement du Prophète lui-même à ce territoire:

«Pour les musulmans, la Jordanie est un territoire béni, marqué par de nombreusestombes et mausolées. (...) Le Prophète mentionna Amman en la comparant avec leParadis quand il dit: “Mon bassin (au Paradis) s’étend entre Aden et Amman al-Balqa”. À deux reprises, le territoire de Jordanie joua un rôle dans la vie deMuhammad» 19 (brochure du Jordan Tourism Board, 2002: 1, trad. de l’auteure).

22 Cette position émanant d’une institution du ministère du Tourisme est sans ambiguïté.

Le territoire jordanien est directement mis en relation avec la personne du Prophète.Celui-ci le décrit comme le Paradis terrestre. C’est dans ce cadre que le comité a ajoutéà son entreprise de reconstruction un arbre situé dans la région d’al-Azraq, à al-Safawi.Selon le ministère des waqf-s (site Internet du ministère) c’est contre cet arbre que lejeune Muhammad se serait adossé alors qu’il suivait l’une des caravanes de son oncleentre le Hedjaz et la Syrie. Il aurait alors été reconnu par le moine Bahira commeportant le sceau de la prophétie (Abel, 1960). Le Comité royal a entouré cet arbre d’ungrillage et construit une loge de gardien. L’arbre a dès lors été fréquemment représentésur les documents officiels émanant du ministère des waqf-s (brochures, site Internet,prospectus). L’histoire du Prophète apparaît ici en étroite relation avec l’histoirenationale jordanienne: c’est, en tout cas, le but de cette «histoire officiellereconstruite».

23 Maurice Halbwachs (1971) décrit la création de la Terre sainte biblique comme fondée

sur une «histoire romancée» des événements bibliques et sur une transformation de lamémoire et des souvenirs ayant entraîné une réappropriation de l’espace historique.Selon lui, la mémoire collective chrétienne a adapté, à chaque époque, ses souvenirs, lesdétails de la vie du Christ et les lieux auxquels ils se rattachent, aux exigencescontemporaines du christianisme et à ses aspirations. De la même manière, en Jordanie,la création d’une topologie s’appuie sur une histoire réécrite qui s’adapte aux enjeuxpolitiques et économiques contemporains. Cependant, si les processus sont similairesdans le cas jordanien, la mémoire collective semble avoir mis de côté les traditionspopulaires liées aux lieux saints reconstruits. Par exemple, la tradition locale relative àla bataille de Mu’ta insiste sur le rôle de la tribu chrétienne des ‘Azayzat, dont l’ancêtreaurait aidé les troupes musulmanes contre les Byzantins (Chatelard, 2004: 57). LeProphète aurait alors qualifié de ‘azīz (cher), l’ancêtre de cette tribu. De la mêmemanière, il existe une topologie sacrée locale complexe autour du mont Harun. Cestraditions ont été occultées de l’histoire officielle des sites. La «topographie légendaire»jordanienne s’appuie sur une tradition récemment élaborée et matérialisée par lareconstruction de lieux saints musulmans.

24 Ainsi, la définition de la Jordanie comme Terre sainte musulmane se fonde sur deux

arguments majeurs: la situation géographique du pays et l’attachement du Prophètelui-même à ce territoire. Dans l’une des publications du ministère des waqf-s, leProphète est désigné de façon significative comme «arabe hachémite» (ministère deswaqf-s, op. cit.: 7), valorisant ainsi le lien historique entre le Prophète et la familleroyale. Cela permet à la monarchie de se présenter comme héritière et garante dumessage prophétique. L’élaboration de la Terre sainte jordanienne répond donc d’uneconstruction discursive complexe permettant de mettre en relation Terre sainte etJordanie mais aussi le Prophète et la famille royale.

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La Jordanie: terre de l’Ahl al-bayt

25 La représentation par la famille royale du pays comme Terre sainte musulmane

s’appuie sur l’assimilation du territoire à la terre de l’Ahl al-bayt. Rappelons que lamajorité des mausolées de prophètes et Compagnons du Prophète présents sur leterritoire jordanien se situe dans la vallée du Jourdain, le long de la frontière avecIsraël. Cette situation de marqueur géographique peut représenter une volontésymbolique de la part de la monarchie de s’opposer à la définition israélienne de laTerre sainte juive. Benvenisti (2000) a montré comment Israël a identifié des lieuxsaints sur son territoire et les territoires occupés sur lesquels ont ensuite étédéveloppés des rituels religieux. Au cours de ce processus, de nombreux lieux saints ontété réinventés, y compris par l’appropriation de lieux de culte musulman. Les lieuxsaints sont, ainsi, un moyen de contrôler et délimiter le territoire national. Cetteinvention d’une géographie religieuse justifie la présence de l’État d’Israël sur unterritoire gouverné par des dynasties arabes pendant plusieurs siècles. Ainsi, denouvelles dénominations des périodes historiques de l’antiquité en Israël ont étéutilisées par les archéologues dans le but d’enraciner le peuple juif dans la région. Cetusage politique de l’histoire et de l’archéologie israéliennes a pu servir d’exemple pourles États voisins. On peut penser que la Jordanie réutilise aujourd’hui massivementcette stratégie dans le cadre des rénovations de lieux saints musulmans afin d’affirmerses frontières nationales et d’inscrire sur le long terme la présence des Hachémitescomme dirigeants politiques et militaires.

26 Dans cette construction de la topologie sacrée musulmane, les sites liés aux prophètes

sont assez nombreux, mais ce sont les figures des Compagnons du Prophète qui ont étévalorisées. Si les membres de l’Ahl al-bayt et les Compagnons du Prophète font l’objet decultes dans l’ensemble du monde arabe, la reconstruction des mausolées deCompagnons du Prophète en Jordanie s’accompagne de l’élaboration d’un discoursofficiel permettant de recréer une continuité historique entre ces derniers et lamonarchie hachémite.

27 Le ministère des waqf-s a produit une littérature dense concernant les mausolées

nationaux qui exalte essentiellement la personnalité des Compagnons et leur bravoure,laissant quelque peu de côté l’évocation des prophètes. Cela peut s’expliquer par lavolonté des dirigeants jordaniens de mettre en avant une spécificité dans leurdéfinition de la Terre sainte jordanienne, par rapport à la Palestine considérée comme«Terre des prophètes» (Aubin-Boltanski, 2004: 32). On note une compétition croissanteentre les différents pays de la région, Palestine, Liban, Syrie et Jordanie, concernant letourisme religieux. Le territoire jordanien entre, d’ailleurs, directement enconcurrence avec les territoires d’outre-Jourdain dans la revendication d’appartenanceà la Terre sainte, tant d’un point de vue chrétien que musulman. Les Compagnons duProphète étant des référents exclusivement islamiques, contrairement aux prophètesqui appartiennent également au judaïsme et au christianisme, on peut penser que laTerre sainte jordanienne est élaborée discursivement autour de la spécificité purementislamique de sa topologie. Elle se distingue ainsi de la Terre sainte jordaniennechrétienne, également revendiquée par la monarchie mais à des fins touristiques plutôtet liée à la promotion du rapprochement islamo-chrétien. Elle s’oppose en tout cas à laTerre sainte juive, correspondant au territoire d’Israël de l’autre côté de la frontière.Des textes du ministère des waqf-s glorifient les Compagnons du Prophète pour leurs

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qualités exceptionnelles et leur bravoure. Ils font particulièrement référence à deuxcompagnons: Ja‘far b. Abi Talib et Abu ‘Ubayda b. al-Jarrah. Concernant le premier, lesite Internet du ministère des waqf-s rapporte ces faits:

«Au cours de la bataille de Mu’ta, on le vit trouver la mort, tenant la bannière del’islam de sa main droite, puis après qu’elle eût été coupée, de sa main gauche, puisaprès que celle-ci ait été coupée, il serra la bannière avec le haut de ses bras ets’adressa aux musulmans en scandant: comme le Paradis est proche!» (ministèredes waqf-s, 2006).

28 Cependant, la figure de ce Compagnon permet surtout de construire une continuité de

la présence hachémite sur le territoire jordanien. Le père de Ja‘far, Abu Talib, était lefrère du père du Prophète; il semble avoir été le chef de clan des Hashim et protégeason neveu contre les persécutions des Mecquois (Watt, 1960). Selon The Holy Sites in

Jordan (Bin Muhammad, 1999: 56), Ja‘far était la personnalité qui ressemblait le plus«physiquement et moralement» au Prophète. De son côté, Abu ‘Ubayda b. al-Jarrah estprésenté comme le amīn al-umma, «le gardien de la communauté» (ministère des waqf-s, op. cit.), et symbolise dans la construction discursive la piété et la fidélité. Ilappartenait au cercle des conseillers et des proches du Prophète (Gibb, 1995). Lareconstruction de son mausolée permet ainsi de mettre en valeur une fois de plusl’importance du territoire jordanien pour le Prophète lui-même, mais elle permetsurtout de rapprocher l’histoire des Compagnons de celle de la famille régnante.

29 Les Compagnons sont assimilés à la famille royale par le biais de l’appartenance

commune à l’Ahl al-bayt, ou du moins au cercle des personnalités très proches duProphète. Ainsi, l’évocation récurrente de certains d’entre eux permet à la monarchiehachémite de réécrire l’histoire islamique de la Jordanie. Cette réécriture passe par lacréation d’une continuité entre l’histoire des premiers temps de la conquête du Bilad al-

Sham et l’histoire de la Jordanie contemporaine, mais aussi entre les héros de laconquête et les monarques actuels. Ainsi, le processus de sacralisation de la Jordanie estaxé sur plusieurs objectifs: offrir au pays de nouveaux lieux de mémoire en évoquantun passé glorieux et présenter une continuité historique entre les premiers temps del’islam et la Jordanie contemporaine. Ce processus donne alors de «la profondeurhistorique» à la Jordanie et ses monarques.

Enjeux archéologiques et touristiques

30 La gestion faite par le ministère des waqf-s de ces mausolées n’est pas sans rappeler les

problématiques plus générales liées au patrimoine en Jordanie. Rappelons que les lieuxsaints musulmans sont gérés par le ministère des waqf-s alors que les lieux saintschrétiens le sont par le ministère du Tourisme et des Antiquités. Comme nous l’avonsévoqué, l’architecture des mausolées musulmans, ici mamelouks et ottomans, n’a pasété l’objet d’une volonté de conservation. Les travaux de Rami Daher (2007) et d’IreneMaffi (2004) démontrent que le concept de patrimoine ne s’applique pas, en Jordanie,aux sites liés à l’histoire moderne et contemporaine. Ce patrimoine est marginalisédans l’histoire officielle: une dissociation est opérée entre l’histoire jordanienne etl’histoire de l’Empire ottoman et des traditions locales. Il s’agit de rebâtir une légitimitéhistorique basée sur une civilisation plus distante, celle des Nabatéens. Le mouvementde reconstruction des lieux saints participe de la même volonté d’occulter lespatrimoines mamelouk et ottoman.

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31 Cependant, la particularité de ce mouvement est la recréation d’un patrimoine

historique islamique jordanien, qui valorise exclusivement les premières conquêtesislamiques et la période omeyyade. Ainsi, au nord de Ajlun, a été reconstruite unemosquée de type omeyyade sur le site de Listib, qui, selon la tradition, correspond auvillage d’origine du prophète Élie. Selon l’architecte en charge des rénovations, aucunefouille n’a été effectuée et aucun élément ne permet de dater avec certitude lebâtiment. De la même manière, on trouve, au sud d’Amman, un site supposé être lagrotte des Sept Dormants 20, sur lequel le Comité royal a construit une mosquée,donnant ainsi un caractère islamique à ce site commun aux traditions chrétienne etmusulmane. Pourtant, les panneaux touristiques du «Museums with no Frontiers» 21

insistent sur la présence omeyyade en Jordanie et sur les bonnes relations entrechrétiens et musulmans dès cette époque. Le ministère des waqf‑s s’appuieprincipalement sur des références au patrimoine omeyyade au détriment d’unpatrimoine plus récent. La rénovation des lieux saints participe donc du mouvement devalorisation du patrimoine islamique omeyyade entamé à la fin des années quatre-vingt-dix (Maffi, op. cit.) Par ailleurs, le choix des Omeyyades s’explique par la volontéde valoriser des peuples considérés comme indigènes, mais aussi par leur proximitéavec l’Ahl al-bayt, ce qui les rapproche de la dynastie hachémite. On retrouve cettevolonté d’affirmer la spécificité strictement islamique de la Terre sainte jordaniennequi est mise en relation avec l’âge d’or de l’islam: la conquête islamique du Bilad al-Sham

et le règne de la dynastie omeyyade. C’est à partir de cette définition que le ministèredes waqf-s jordanien a tenté de développer une nouvelle activité touristique autour deslieux saints nationaux.

Autres lieux, autres pratiques: vers un tourisme islamique

32 Le tourisme est un secteur économique extrêmement sensible aux évolutions de la

situation politique et tous les pays du Moyen-Orient ont vu leur fréquentationtouristique baisser après les attentats du 11 septembre 2001. À partir de cette date, unecoopération s’était instaurée entre les pays arabes et les pays musulmans concernantles questions touristiques. Cette coopération s’est intensifiée et se matérialise par laprolifération de traités et d’accords bilatéraux ou régionaux (Al-Hamarneh, Steiner,2004). Le développement du tourisme islamique est donc un phénomène récent quitend à prendre de l’ampleur dans l’ensemble du monde arabe. Ce secteur d’activité estconçu, d’après l’éditeur de la revue Islamic Tourism 22, Abdel-Sahib al-Shakry, selon troisobjectifs: «raviver la culture et les valeurs islamiques, apporter des bénéficeséconomiques aux sociétés islamiques et renforcer la confiance envers l’islam face auxpréjugés des autres religions».

33 La Jordanie a très tôt voulu participer à cette industrie dont le développement est

pourtant lent dans le pays. La reconstruction des mausolées nationaux fut dans lespremiers temps envisagée comme un moyen pour les populations locales de réinvestirces sites. L’architecte Rasem Badran 23 explique que le marché aménagé autour dumausolée d’Abu ‘Ubayda b. al-Jarrah était destiné aux populations locales. À partir desannées deux mille, la fonction de ce marché a totalement changé. L’objectif duministère des waqf-s est aujourd’hui d’en faire un marché touristique:

«[les activités du marché] seront définies de manière à ne pas entrer encontradiction avec l’importance spirituelle et religieuse du site et se limiteront auxéléments suivants: une bibliothèque, des marchands de souvenirs et d’artisanat, des

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exemplaires du Coran et des rosaires, un office de tourisme, (...) des boutiques decadeaux» (Comité royal, 2000: 23).

34 La plupart des panneaux de signalisation du site sont traduits en plusieurs langues dont

le persan et l’ourdou, indiquant la volonté de voir sa fréquentation augmenter et sediversifier. De la même manière, le dernier projet de reconstruction du site de Mu’taévoqué plus haut prévoit de mettre à la disposition des visiteurs des chevauxpermettant de se rendre des mausolées au site de la bataille situé à trois kilomètresdans la ville de Mu’ta. Depuis 2001, ces mausolées, conçus à l’usage des populationslocales, sont investis d’une nouvelle fonction touristique.

35 Le programme de développement du tourisme islamique a été élaboré en collaboration

avec les experts de l’USAID qui ont désigné, dans le plan de développement pour2004-2010, le tourisme religieux comme l’un des secteurs-clés pour intensifierl’industrie touristique. Le mouvement de reconstruction des lieux saints a donc d’abordété un moyen de contrôler des lieux de sociabilité locaux et d’en redéfinir les usages. Àpartir de 2001, une fonction de support d’un tourisme islamique a été associée à cesmonuments. Le processus ne pouvait opérer que dans un rapport conflictuel aux usagestraditionnels de ces édifices et sites. Les sociétés locales ont donc été confrontées à unprocessus de désappropriation. L’émergence du tourisme chiite a notamment engendréde nouvelles pratiques de piété.

36 Ce tourisme s’est développé autour du mausolée de Ja‘far b. Abi Talib. Pour les chiites,

Ja‘far b. Abi Talib, frère de l’imam Ali et cousin du Prophète, est considéré comme unsaint. Un pèlerinage chiite s’y déroulait, avant 2006, principalement au moment de l’‘ashūra 24, et il semble que le ministère du Tourisme jordanien ait souhaité développerdes accords avec l’Iran pour faciliter la circulation et l’accueil des pèlerins. On trouveainsi, sur un site d’information jordanien, un article relatif au développement dutourisme chiite en Jordanie:

«Plus de 3000 pèlerins ont visité les tombes des Compagnons du ProphèteMuhammad et des martyrs de la bataille de Mu’ta dans la première moitié del’année 2005. Le directeur du département des waqf-s de Mazar-sud, Firas Abu Kheit,a dit que des pèlerins iraniens viendraient bientôt visiter ce site conformément auxaccords iraniens-jordaniens en matière de tourisme religieux» (Hijjawi, 2005).

37 Le développement du tourisme chiite en Jordanie fut, au cours des années 2002-2006,

un objectif du ministère des waqf-s et la fréquentation du mausolée de Ja‘far b. Abi Taliba augmenté entre 2004 et 2005. Ce phénomène n’est pas sans rappeler les visitesmassives aux mausolées à Damas et à Raqqa, en Syrie. Myriam Ababsa, Sabrina Mervinet Paolo Pinto (op. cit.) les expliquent par la fermeture des lieux saints de Najaf et deKerbela après la guerre Iran-Irak, de 1980 jusqu’en 2003, alors que l’Arabie Saouditeimposait un quota d’entrée pour les pèlerins à la Mecque. C’est seulement depuis 2003,et la chute du régime irakien, que le pèlerinage à Kerbela est de nouveau possible. Parailleurs, dans le cas jordanien, il convient de rappeler que, depuis la guerre du Golfe, lemausolée a reçu les visites de migrants irakiens réfugiés en Jordanie, ce qui leurpermettait de rester en relation avec la culture irakienne. Certains d’entre euxconsidéraient le mausolée comme une zone de contact avec les pèlerins venus d’Irak-même (Chatelard, 2005: 3). Cependant, depuis l’exécution de Saddam Hussein en 2006,et le discours du roi Abdallah II, en 2004, concernant la menace d’un axe chiite auMoyen-Orient, l’accès à ce site est étroitement surveillé et limité. Depuis 2006, laconstitution d’un espace de sociabilité irakienne ainsi que la présence de pèlerins

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chiites apparaissent pour les dirigeants jordaniens comme une menace pour la stabilitépolitique du pays.

38 Le tourisme islamique reste toutefois un phénomène mineur et marginal en Jordanie.

Selon des professionnels 25 organisant des tours islamiques, ces programmes ontsurtout la faveur de touristes d’origine malaise, indonésienne ou turque (tous sunnites).La plupart visitent les lieux saints jordaniens à l’occasion d’un voyage à visée religieusedans la région. Le tourisme islamique se rattache majoritairement à deux autres typesde visites. Tout d’abord une partie des fidèles se rend aux mausolées jordaniens lors dupèlerinage à la Mecque et Médine. De nombreuses agences de voyage proposent destours incluant la visite des deux villes saintes du Hedjaz puis de Jérusalem. Les pèlerinstransitent alors par Amman d’où ils effectuent généralement une visite d’un jour desmausolées, principalement ceux de la vallée du Jourdain. Par ailleurs, une autre partiedes touristes effectue cette visite dans le cadre d’une tournée dans le Moyen-Orient,incluant en priorité la visite des lieux saints de Syrie ou de Palestine. On a ainsi assisté,entre les années 1990-2009, à une évolution de la fonction des mausolées, désertés parleurs habitués locaux mais de plus en plus fréquentés par des pèlerins en provenancede pays musulmans limitrophes ou plus lointains. De fait, ces sites sont très peu visités,que ce soit par les touristes ou la population locale.

Tourisme et représentation: diffusion de l’idéologie nationale

39 Dans leur ouvrage consacré au tourisme dans le Tiers-Monde, Martin Mowforth et Ian

Munt (2004) démontrent que le tourisme est un puissant facteur de représentation desoi-même à l’extérieur des frontières d’un pays. Dans cette perspective, les lieux saintssont investis d’un rôle représentatif majeur à l’échelle internationale. Par exemple, lesite d’Abu ‘Ubayda b. al-Jarrah est doté d’un hall VIP destiné à recevoir les hôtesimportants: le roi y accueille de nombreux présidents et ministres des waqf-s de paysétrangers. Le tourisme devient ainsi un vecteur de propagation de l’idéologiehachémite. Il est un moyen de diffusion dans le monde musulman de l’image de laJordanie comme terre sainte islamique et des Hachémites comme représentantsprivilégiés et porte-parole de la communauté musulmane. Dans ce contexte, le messaged’Amman joue un rôle fondamental dans la rhétorique officielle. Il s’adresse auxoulémas du monde entier dont il définit les responsabilités, précisant:

«C’est en les oulémas de notre umma que nous plaçons l’espoir qu’ils mettront touten œuvre pour éclairer l’esprit de nos jeunes générations sur la réalité de l’islam etses valeurs sublimes, de sorte à leur éviter de verser dans les aléas de l’ignorance,de la corruption, de l’introversion et de la dépendance. Nous comptons sur euxpour qu’ils leur inculquent les principes de la tolérance, de la modération et dubien, tout en les éloignant des dangers de l’extrémisme.» (Message d’Amman, op.cit., note 15, trad. de l’auteure).

40 Ce message peut être interprété comme un moyen pour les Hachémites de se présenter

comme les garants d’un islam modéré et, de ce fait, comme les interlocuteurs idéaux auMoyen-Orient dans les milieux diplomatiques. De la même manière, la monarchiehachémite se présente, depuis les années quatre-vingt, comme le porte-parolemusulman du dialogue islamo-chrétien, principalement par l’intermédiaire du princeHassan, qui a créé, en 1994, le Royal Institute for Interfaith Studies.

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Conclusion

41 La Jordanie représente un cas original de création massive de lieux saints,

principalement à partir de lieux de culte préexistants. À partir des années quatre-vingt-dix et à l’initiative de la monarchie, une grande partie des lieux saints a étéreconstruite, dans des styles architecturaux et artistiques nouveaux qui marquentprofondément le paysage jordanien et redessinent tant une topographie qu’unehagiographie musulmane sainte et officielle. Cette entreprise correspond à la volontéhachémite d’inclure la Jordanie à la Terre sainte musulmane. Cette nouvelle définitiondu territoire national s’appuie sur l’affirmation de sa spécificité en tant que terre de l’Ahl al bayt tout d’abord, alors que la Palestine est la «terre des prophètes», puis en tantque terre chérie par le Prophète lui-même. La monarchie essaie alors de créer unparticularisme d’un autre type en inventant une continuité entre l’histoire de laconquête islamique du Bilad al-Sham et celle de son territoire, mais aussi entre lesCompagnons du Prophète et la famille hachémite. Cette dernière apparaît ainsi commela garante privilégiée de la Terre sainte musulmane.

42 De lieux de mémoire, les sites rénovés sont devenus aux yeux de la monarchie des lieux

représentatifs du patrimoine historique de l’islam. Alors qu’ils étaient initialementinvestis par les populations locales, ils tendent aujourd’hui à accueillir des touristesmusulmans venus du monde entier. Cette activité touristique, qui pourrait permettre ledéveloppement de ces zones économiquement défavorisées du Royaume, restecependant marginale. Elle est considérée par la monarchie comme un moyen devéhiculer dans l’ensemble du monde musulman une image des Hachémites commeporte-parole de la communauté musulmane et garants du message prophétique. Decette manière, la monarchie cherche à donner à son pays un rôle privilégié au sein dumonde arabe, en particulier par rapport à l’Arabie Saoudite. Cette volonté dereprésentation se manifeste notamment par l’important engagement de la monarchiedans les conférences internationales relatives aux dialogues inter- et intra-religieux. Lacréation d’une topologie sacrée en Jordanie vise ainsi deux objectifs majeurs: laréécriture de l’histoire islamique nationale et la définition de la Jordanie comme Terresainte musulmane, mais aussi la redéfinition de la fonction même de ces lieux de piété.Cependant, la fréquentation limitée de ces sites pose la question de l’efficacité de cemouvement de reconstruction.

43 Ababsa Myriam, 2001, «Les mausolées invisibles: Raqqa, ville de pèlerinage chiite ou

pôle étatique en Jazîra syrienne», Annales de géographie, 622, pp.647-664.

44 Abel A., 1960, «Bahîrâ», in Encyclopédie de l’islam, NE-I, Leiden, Paris, E.J. Brill,

Maisonneuve et Larose, pp.950-951.

45 al-’Adwa Samîr, al-Zanîbât Muhammad, 2005, «Maqāmāt al-sahāba wa ‘adrha al-

šuhadā’: fadā’ ‘ābiq bil-mukaramāt iarūtu ‘ahfād al-hāšimiyīn bi-’ajdādhum» [Lesmausolées de Compagnons du Prophète et les tombeaux de martyrs: des espaces bénisreliant les descendants hachémites à leurs grands-pères], al-Ghad, http://www.alghad.com/, 24 avril 2005.

46 Al-Hamarneh Ala, Steiner Christian, 2004, «Islamic Tourism: Rethinking the Strategies

of Tourism Development in the Arab World after September 11, 2001», Comparative

Studies of South Asia, Africa and the Middle East, 24-1, pp.73-182.

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47 Aubin-Boltanski Emma, 2004, Prophètes héros et ancêtres. Les pèlerinages musulmans de

Nabî Mûsâ et Nabî Salîh dans la construction nationale palestinienne, thèse de doctorat enanthropologie, Paris, EHESS.

48 Bauman Joseph, 1995, «Designer Heritage. Israeli National Parks and the Politics of

Historical Representation», Middle East Report, sept.-oct., pp.16-19.

49 Benvenisti Meron, 2000, Sacred Landscape. The Buried History of the Holy Land since 1948,

Berkeley, Los Angeles, University of California Press.

50 Bin Muhammad Ghazi (Prince), (ed.), 1999, The Holy Sites of Jordan, Amman, Turab.

51 Chatelard Géraldine, 2004, Briser la mosaïque. Lien social et identités collectives chez les

chrétiens de Madaba, Jordanie (1870-1997), Paris, CNRS Éditions.

52 –, 2005, «Un système en reconfiguration: l’émigration des Irakiens de la guerre du Golfe

à la guerre d’Irak (1990-2003)», in Jaber H., Métral F., (éds.), Monde en mouvement au

Moyen-Orient au tournant du XXe siècle , Beyrouth, Institut Français du Proche-Orient, pp.

113-155.

53 Comité royal pour la construction de mosquées et de mausolées de prophète, de

Compagnons et de martyrs, Hashemite Construction of the Grand Islamic Complex where

Mu’ta Commanders are Buried, Amman, 24 p.

54 Daher Rami, 2007, «Tourism, Heritage and Urban Transformation in Jordan and

Lebanon: Emerging Actors and Global-Local Juxtaposition», in Daher R., (ed.), Tourism in

the Middle East, Continuity, Change and Transformation, Clevedon, Channel ViewPublications, pp.263-307.

55 Dawn C.E., 1971, «Hashimides», in Encyclopédie de l’islam, NE-III, Leiden, Paris, E.J. Brill,

Maisonneuve et Larose, pp.270-272.

56 Gibb H.A.R., 1995, «Abû ‘Ubayda b. Al-Djarrâh», in Encyclopédie de l’islam, NE-I, Leiden,

E.J. Brill, Paris, Maisonneuve et Larose, p.163.

57 Halbwachs Maurice, 1971, La topographie légendaire des évangiles en Terre Sainte, Paris,

Presses Universitaires de France.

58 Hijjawi Ahmad, 2005, «3,000 pilgrims visit Muta and Mazar», at www.jordan.jo, 19 sept.

2005.

59 Jordan Tourism Board, 2002, Tracing Islam in Jordan, Amman, 20 p.

60 Katz Kimberly, 2001, Holy Places and National Spaces: Jerusalem under Jordanian Rule, thèse

de doctorat, New York, New York University.

61 –, 2003, «Legitimizing Jordan as the Holy Land: Papal Pilgrimages, 1964-2000»,

Comparative Studies of South Asia, Africa and the Middle East, 23/1-2, pp.181-189.

62 Lewicki Tadeusz, 1971, «al-Ibâdiyya», in Encyclopédie de l’islam, NE-III, Leiden, Paris, E.J.

Brill, Maisonneuve et Larose, pp.669-682.

63 Maffi Irène, 2004, Pratique du patrimoine et politique de la mémoire en Jordanie. Entre histoire

dynastique et récits communautaires, Lausanne, Payot.

64 Mervin Sabrina, 1996, «Sayyida Zaynab, banlieue de Damas ou nouvelle ville sainte

chiite», Cemoti, 22, pp.149-162.

65 Ministère des waqf-s et des Affaires islamiques et le département du tourisme et des

antiquités islamiques, Prospectus sur le mausolée d’Abû ‘Ubayda bin al-Jarrah, «Shrine ofthe Trustee of the Nation Abû ‘Ubayda bin al-Jarrah», s.l.n.d.

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66 Ministère des waqf-s et des Affaires islamiques, 2000, Hashemite Construction of Mosques

and Shrines of Prophets and their Companions, and the Most Important Islamic and Historical

Sites, Amman, 50 p.

67 Ministère des waqf-s et des Affaires islamiques, 2006, «Mašrū’ masjid al-sahāba al-Jalāl

Ja‘far bin Abi Tālib» [Projet pour la mosquée du Compagnon du Prophète Ja‘far bin AbîTâlib], www.awqaf.gov.jo/

68 Mowforth Martin, Munt Ian, 1998, Tourism and Sustainability. New Tourism in the Third

World, Londres, Routledge.

69 Nora Pierre, 1984, «Entre mémoire et histoire. La problématique des lieux», in Nora P.,

Les lieux de mémoire, t. 1, Paris, Gallimard, pp.15-42.

70 Ohanessian-Charpin Anna, 1995, «Greniers, maladies, morts, systèmes de stockage,

système de valeur chez les bédouins du Ghor», in Bazzana A., Delaigue M.-C., Ethno-

archéologie méditerranéenne, Madrid, Casa de Velasquez.

71 Pinto Paolo, 2007, «Pilgrimage, Commodities, and Religious Objectification: The Making

of Transnational Shiism between Iran and Syria», Comparative Studies of South Asia, Africa

and the Middle East, 27, pp.109-124.

72 Prevost Virginie, 2009, «Les mosquées ibadites du Maghreb», in Adelkah F., Moussaoui

A., (éds.), «Les mosquées. Espace, institutions et pratiques», REMMM, 125, pp.217-232.

73 Rogan Eugène Lawrence, 1986, «Physical Islamization in Amman», The Muslim World,

426-427/1, pp.24-42.

74 Sourdel Janine, Sourdel Dominique, 2004, «Hachimides ou Banû Hâshim», in Sourdel J.,

Sourdel D., (éds.), Dictionnaire historique de l’islam, Paris, Presses Universitaires deFrance, pp.323-324.

75 –, 2004, «Caverne (gens de la)», in Sourdel J., Sourdel D., Dictionnaire historique de l’islam,

Paris, Presses Universitaires de France, p.188.

76 Veccia Vaglesi L., 1965, «DJa‘far bin Abî Tâlib», in Encyclopédie de l’islam, NE-II, Leiden,

Paris, E.J. Brill, Maisonneuve et Larose, p.382.

77 Walker Bethany, 2007, «Interpreting Welfare and Relief in the Middle East», in Naguib

N., Okkenhaug I.M., (eds.), Social, Economic and Political Studies of the Middle East and Asia,103, pp.217-234.

78 Watt Montgomery, 1960, «Abû Talib», in Encyclopédie de l’islam, NE-I, Leiden, Paris, E.J.

Brill, Maisonneuve et Larose, p.157.

NOTES

1. Waqf (plur. awqāf): dans la loi islamique, bien de «main morte» fondé pour une œuvre

religieuse (œuvre de charité, service public, etc.) La nature et la gestion des waqf-s sont très

variées. Aujourd’hui, le ministère des waqf-s gère ces œuvres et leurs revenus.

2. Petit-fils du roi Talal, il est, depuis 2003, conseiller et représentant du roi Abdallah II.

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3. Nous le désignerons par Comité royal. Ses membres l’appellent également Comité de

rénovation alors que les travaux consistent plutôt en une reconstruction du mausolée original.

Nous parlerons ainsi de reconstruction pour évoquer les travaux de ce comité.

4. Les Hachémites sont des sharif-s, ce qui signifie qu’ils appartiennent à la descendance du

Prophète Muhammad. Selon les traditions, ils sont présentés comme les descendants de la fille du

Prophète, Fatima, ou comme les descendants de Hashim b. Abd Manaf, l’arrière-grand-père de

Muhammad, héraut de l’antéislam. Au moment de la première prédication de l’islam, les Banu

Hashim appartenaient à la tribu de Qoreïch, qui était alors la plus importante du Hedjaz (Sourdel,

2004).

5. Rappelons ici que la légitimité religieuse des Hachémites est remise en cause par les islamistes

jordaniens.

6. Ce lien historique avec la ville de Jérusalem a d’ailleurs été renforcé après l’enterrement du

Shérif Hussein de la Mecque à Jérusalem, en 1931, et l’assassinat du roi Abdallah Ier, en 1951,

devant la mosquée al-Aqsa. La perte des lieux saints de Jérusalem, en 1967, fut considérée comme

une importante défaite pour les Hachémites.

7. C’est à l’initiative du prince Ghazi b. Muhammad et du père Piccirillo, archéologue franciscain,

que fut créé un parc national autour de ce site, considéré aujourd’hui comme le véritable site du

baptême et légitimé par Benoît XVI en mai 2009.

8. Selon Bethany Walker (2007), le sheikh Omar est considéré comme l’un des descendants de Abd

al-Qadir al-Jilani, fondateur de la confrérie soufie Qadiriyya à Baghdad au XIIe siècle. Le sheikh

Omar dirigea l’une des branches de la confrérie dans la région de Malka dans les années 1880. Il

serait mort au début du XXe siècle.

9. Wālī: littéralement «ami de Dieu», celui qui est proche de lui; traduit par «saint» en français.

10. La bataille de Mu’ta se déroula en 629, du vivant du Prophète: ce fut une défaite pour les

troupes musulmanes qui, se trouvant en minorité face aux troupes byzantines, durent battre en

retraite.

11. La bataille de Fahl (635) contre les troupes byzantines permit aux troupes musulmanes

d’avancer la conquête du Bilad al-Sham. La bataille de Yarmouk (636) permit d’asseoir une

présence musulmane définitive dans la région.

12. Entretien avec Rasem Badran, architecte, Dar al-Omran, Amman, 14 mai 2009.

13. Entretien avec Ghasan al-Burani, ingénieur du Comité royal technique, Amman, juillet 2006.

14. Al-Ibâdiyya (les ibadites) est une secte de l’islam présente principalement en Afrique

orientale, en Oman, en Tripolitaine et en Algérie du sud. Les ibadites sont l’une des branches des

kharijites (T. Lewicki, 1971).

15. Entretien avec Farid Medea, membre de l’Institute of Islamic Tradition Arts et professeur,

Amman, 28 avril 2006.

16. Chaire à partir de laquelle l’imam prononce son prêche.

17. Le message d’Amman a été prononcé, en novembre 2004, dans la mosquée Abdallah Ier afin de:

«clarifier pour le monde moderne la vraie nature de l’islam et la nature du vrai islam» (trad. de

l’auteure). Il insiste sur la nécessité du dialogue et de la tolérance entre les différents courants et

écoles juridiques de l’islam. C’est dans ce message que sont exprimées les conceptions de l’islam

officiel selon la monarchie. www.ammanmessage.com

18. Cf. Coran V, 21.

19. Ce passage fait référence à certaines traditions concernant la vie du Prophète Muhammad

selon lesquelles l’ascète Hanif Zayd b. ‘Amr b. Nufayl puis le moine Bahira l’auraient reconnu

comme prophète alors qu’il était encore un jeune homme.

20. Cette tradition concerne sept jeunes gens de confession chrétienne qui auraient fui les

persécutions de l’empereur Dèce au IIIe siècle et se seraient réfugiés dans une cave dans laquelle

ils s’endormirent pendant trois siècles. Ils se réveillèrent sous le règne de l’empereur Théodore,

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alors que l’ensemble de l’Empire était converti au christianisme. Cette tradition est commune à

l’islam (sourate XVIII, 8-15, «La Caverne») et au christianisme (Sourdel, 2004).

21. Ce programme, financé par l’Union Européenne depuis la fin des années quatre-vingt-dix, est

entièrement dédié à l’héritage omeyyade.

22. La revue Islamic Tourism, créée en 2004, est publiée en plusieurs langues et a pour fonction de

valoriser les différents sites ou villes islamiques. Elle cherche à toucher un public musulman

large et varié.

23. Entretien avec Rasem Badran, architecte, Dar al-Omran, Amman, 14 mai 2009.

24. Fête chiite qui commémore le martyre de Hussein à la bataille de Kerbela.

25. Entretien avec des professionnels du tourisme, Amman, mai-juin 2009.

RÉSUMÉS

Depuis les années quatre-vingt-dix, le roi Hussein puis son fils, le roi Abdallah II ont entrepris la

reconstruction des mausolées (maqām) de prophètes antéislamiques et Compagnons du Prophète

Muhammad sur l’ensemble du territoire jordanien, en particulier le long de la vallée du Jourdain.

La reconstruction de ces sites révèle une volonté d’innovation architecturale et artistique et a

engendré la disparition de formes architecturales anciennes. Cette entreprise a permis à la

monarchie une réécriture de l’histoire de l’islam en Jordanie dans le but de créer une épaisseur

historique entre l’âge d’or de la conquête islamique du Bilad al-Sham et la Jordanie

contemporaine. La monarchie jordanienne cherche ainsi à faire de ces mausolées des lieux de

mémoire jordaniens. Cet article cherchera à comprendre les différentes étapes de la sacralisation

du territoire jordanien et de son assimilation à la Terre sainte musulmane. Nous tenterons ainsi

d’analyser les enjeux politiques et économiques de cette redéfinition du territoire national.

Since the 1990s, Late King Hussein and his son, King Abdullah II, rebuilt mausoleums (maqām) of

pre-Islamic Prophets and Companions of Prophet Muhammad all over the Jordan national

territory, especially along the Jordan Valley. Rebuilding these sites reveals a drive of innovation

at architectural and artistic levels but also leads to the disappearance of former architectural

forms. It was an opportunity for the Monarchy to rewrite the Islamic history of Jordan and to

provide the country with historical continuity between the first time of the Islamic conquest of

Bilad al-Sham and contemporary Jordan. These holy sites tend to be used as memorial sites for

the Monarchy. This article will try to understand the different steps of the sacralization of the

Jordanian national territory seeking to include it in the Islamic Holy Land. It will try to analyze

the political and economic strategies around this redefinition of the national territory.

Desde la década de 1990, el rey Hussein y su hijo, el rey Abdallah II han emprendido la

reconstrucción de los mausoleos (maqām) de los profetas y de los Compañeros del Profeta

Muhammad sobre todo el territorio de Jordania y en particular a lo largo del valle del Jordán. La

reconstrucción de estos lugares revela un deseo de innovación arquitectónica y artística, pero

también ha provocado la desaparición de la forma arquitectónica anterior. La renovación de los

mausoleos supuso para la monarquía una ocasión de reescribir la historia del Islam en Jordania

con el fin de reinventar une continuidad histórica entre los primeros tiempos de la conquista

islámica del Bilad al-Sham y la Jordania contemporanea. La monarquía jordana aspira a hacer de

estos santuarios lugares de memoria de Jordania. Este artículo intenta entender las diferentes

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etapas de la sacralización del territorio nacional y su asimilación en la Tierra Santa islámica.

Tratamos de entender las estrategias políticas y económicas de esta redefinición del territorio

nacional.

INDEX

Palabras claves : Jordania, lugar de memoria, sacralización, Tierra Santa, turismo

Mots-clés : Jordanie, lieux de mémoire, sacralisation, Terre sainte, tourisme

Keywords : Holy Land, Jordan, memorial sites, sacralization, tourism

AUTEUR

NORIG NEVEU

CRH-EHESS, [email protected]

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Renouveau monastique ethistoriographie chrétienne en SyrieAnna Poujeau

1 Depuis le début des années quatre-vingt, on assiste en Syrie à un renouveau notable du

monachisme chrétien, qui se traduit principalement par la réhabilitation et laconstruction de nombreux monastères ainsi que par une relative croissance desvocations parmi les jeunes hommes et femmes du pays. Quoiqu’extrêmement tardif,c’est bien d’un renouveau qu’il s’agit. En effet, ce processus contemporain s’inscrit, ycompris dans les représentations locales, dans une histoire qui remonte aux origines duchristianisme. On peut ainsi parler de refondation du monachisme en Syrie.

2 Dès son apparition dans le pays, aux premiers siècles de notre ère, le christianisme fut

caractérisé par un mode de religiosité extrême de la part de ses adeptes les plusfervents. Les premiers ascètes syriens étaient considérés comme les détenteurs depouvoirs surnaturels: ils étaient réputés capables de maudire leurs ennemis au nom deDieu, de pratiquer des exorcismes, ou encore de distribuer généreusement des grâcesaux dévots venus solliciter des guérisons, ainsi que de résoudre leurs différendséconomiques avec les grands seigneurs des villes. Certains d’entre eux, les stylites,vivaient plusieurs mètres au-dessus du sol, au sommet de colonnes aux pieds desquellesse rassemblaient des foules d’implorants. D’autres cheminaient de village en villagepour distribuer leur bénédiction. Directement en rapport avec Dieu, seuls ces «hommessaints» avaient droit au salut. Peu à peu, certains d’entre eux créèrent descommunautés, itinérantes pour les unes, établies dans des monastères pour les autres.Un monachisme florissant s’institua dans cette région dès les premiers siècles duchristianisme (Brown, 1985). Néanmoins, à partir du milieu du VIIe siècle, avec les

invasions arabes et musulmanes, le christianisme et le monachisme se mirent àdécliner tandis que l’islam commençait à dominer le paysage religieux.

3 Aujourd’hui, plus de treize siècles plus tard, les chrétiens, toutes confessions

confondues, ne représentent plus que 5% environ d’une population syrienne elle-mêmecomposée de différentes minorités religieuses et ethniques 1. Depuis une trentained’années, l’Église grecque orthodoxe d’Antioche et de tout l’Orient 2 – regroupant lestrois quarts des chrétiens et dont le siège patriarcal se situe à Damas, dans le quartier

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de Bab Touma, depuis 1342 – a initié ce mouvement de refondation monastique. Defaçon moindre, les Églises grecque catholique, syriaque orthodoxe et syriaquecatholique y participent elles aussi, en particulier dans la région du Qalamun au nord-est de Damas. Profondément ancrées dans le monde, des communautés ascétiquesaccueillent quotidiennement des dévots chrétiens et quelques musulmans qui viennentleur rendre visite et implorer les saints auxquels sont dédiés ces lieux de culte. Ellestémoignent de la volonté d’individus qui, depuis plus de quinze siècles, choisissent derenoncer à partager les activités des hommes vivant en société pour se consacrer, endehors des temps d’activités manuelles, à une vie contemplative. L’état monastique sedistingue de l’état ecclésiastique, la vie contemplative qui y est menée de la viepolitique et sociale, et la vie d’ascèse de la vie pratique (Guillaumont, 1979). Cesdistinctions sont opératoires pour le christianisme oriental et occidental. Dans l’un etdans l’autre, il y a d’une part des prélats et d’autre part des moines. Néanmoins, enOccident, le monachisme est en déclin alors qu’en Syrie, celui-ci connaît un formidablerenouveau 3.

4 Les monastères présentent une configuration très différente de celle des églises,

notamment du point de vue de leur organisation interne et des pratiques cultuelles quiy prennent place. Du fait de leur situation géographique particulière, de l’organisationinterne de leurs communautés et du rapport au monde instauré en leur sein, ce sontdes lieux en dehors des conventions sociales où la hiérarchie mondaine est, dans unecertaine mesure, défiée. Ainsi, dans le monachisme syrien, la question de la sainteté,tout comme celle des rapports aux Églises, tient une place significative. Se pose alors laquestion des ressorts d’un tel phénomène. On verra comment celle-ci renvoie en réalitéaux modalités contemporaines de construction de la communauté chrétienne de Syriequi, de façon générale, offre un exemple tout à fait singulier au Proche-Orient quant àses moyens de structuration interne, très différents des logiques lignagères et tribalesobservées parmi les chrétiens de Jordanie (Chatelard, 2004 ; Jungen, 2009) ou d’unedéfinition privilégiant la hiérarchie ecclésiastique comme dans la communauté copted’Égypte à l’époque de Nasser (Voile, 2004). En effet, comme cela est progressivementapparu au cours de l’enquête ethnographique, pour les chrétiens de Syrie en tant quecommunauté, le renouveau du monachisme joue un rôle capital et constitue unedimension tout à fait structurante.

Visite des monastères et pratique du territoire

5 C’est l’attitude étonnante de mes premiers informateurs chrétiens de Damas, dès qu’ils

eurent saisi l’objet de ma présence, qui m’a fait comprendre l’importance dumonachisme. Assez rapidement, les membres d’une famille arménienne catholiquerencontrée dans le quartier de Bab Touma 4 m’avaient invitée à quitter avec eux lequartier et Damas le temps d’une journée, pour visiter un monastère grec orthodoxe duvillage de Saydnaya, m’expliquant brièvement qu’ils allaient dans les monastèresanciens aussi souvent que possible pour prier et faire des vœux. Dans ce village duplateau montagneux du Qalamun, nous nous sommes rendus dans l’un des plus grandset célèbres monastères du pays, dédié à la Vierge. Perché au sommet d’une collineautour de laquelle le village s’est développé, ce lieu de culte date de 547 et abriteaujourd’hui la plus grosse communauté monastique féminine du pays (trente-neufmoniales) 5. Une icône miraculeuse de la Vierge, qui serait la réplique d’une première

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peinte par saint Luc, y aurait été apportée par un moine de retour de Jérusalem. Elle estréputée dans toute la région pour exaucer les vœux des femmes stériles souhaitantavoir des enfants.

6 Tel un véritable labyrinthe, le monastère est composé de plusieurs étages et terrasses.

Les bâtiments abritent de très nombreuses cellules dont la plupart sont inoccupées,reliées entre elles par des dédales de couloirs et de petits passages que seules lesnonnes parcourent sans difficulté. Les visiteurs, quant à eux, une fois la petite ported’entrée du couvent franchie, se rendent dans une minuscule pièce où est placéel’icône. Là, ils prient et demandent des grâces, ils allument des cierges et, parfois, lesfemmes stériles avalent le fil de coton blanc qu’une des nonnes file tout en priant et enveillant sur le lieu saint.

7 Ce jour-là, après avoir gravi d’autres marches pour nous rendre sur la plus haute

terrasse, près de la cloche qui carillonne toutes les heures, nous nous sommes penchésau-dessus d’un petit muret, afin d’admirer le paysage et de nommer chacun des autresmonastères du village et de la campagne environnante que nous pouvions apercevoir. Ils’agit là d’un exercice auquel se plient volontiers les pèlerins. Mes informateurs netardèrent pas à déplorer la présence de mosquées, construites, selon eux, sur des ruinesde monastères. Et d’ajouter qu’il y a encore quelques décennies, le village n’était habitéque par des chrétiens.

8 Le lendemain, nous nous sommes rendus au village de Ma‛lula, à une trentaine de

kilomètres de Saydnaya. La visite a débuté par le monastère grec orthodoxe de Sainte-Thècle qui, me dirent-ils, avait probablement été construit à la même époque que celuivisité la veille 6. Le couvent abrite une communauté monastique féminine plusrestreinte (quinze nonnes) et en son point le plus haut, une minuscule grotte renfermele tombeau de la sainte réputée guérir les visiteurs souffrant de maladies des os.Comme la veille devant l’icône de la Vierge, mes accompagnateurs se sont agenouilléspour prier et ont allumé des cierges. Avant de quitter les lieux, nous sommes entrésdans l’église pour admirer les diverses fresques et icônes. Depuis l’une des terrassessurplombant la vallée, nous avons admiré le paysage et le petit village construit enamphithéâtre, avec ses maisons blanches à toit plat accrochées à la falaise.

9 La visite à Ma‛lula s’est poursuivie par celle d’un second monastère. De rite grec

catholique et dédié aux saints Serge et Bacchus, sa fondation remonte aux premierssiècles du christianisme. Selon l’unique moine qui l’occupe et le garde, le lieu de culte apu traverser les siècles sans subir trop de destructions, grâce aux moines astucieux quiy accueillaient, en tant qu’aubergistes, les soldats musulmans. L’église abrite un desplus vieux autels de la région et quelques icônes anciennes dont certaines sont d’unegrande valeur artistique. Après qu’ils y ont prié avec le moine, mes informateurs etmoi-même avons fait le tour des différentes églises du village avant de repartir pourBab Touma avec le dernier minibus de la journée. Les modalités de ces premières visitessont significatives de la façon dont les chrétiens, quelle que soit leur appartenanceconfessionnelle d’origine, investissent les monastères.

10 Depuis une trentaine d’années, de grands monastères pouvant accueillir des

communautés nombreuses sont construits ou rénovés et agrandis. Ils se situentprincipalement loin des villes, parfois des villages. Ils sont plus rares dans des lieux trèsreculés, au cœur d’espaces désertiques. La nuit, les multiples croix lumineuses qui lesornent en font des points de repère chrétiens immanquables, qui se démarquent trèsnettement dans le paysage syrien. Dédiés à la Vierge ou à des saints, ils renferment le

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tombeau d’un saint ou une icône miraculeuse et ils sont parfois construits sur le site oùle saint serait apparu dans le passé ou autour d’une source d’eau qu’il aurait bénie. Cessaints: saint Georges, saint Élie, sainte Thècle, saint Thomas, saint Jacques, saint Sergeet Bacchus, saint Ephrem ou saint Moïse l’Abyssin sont issus des premiers siècles duchristianisme. Plusieurs monastères sont dédiés au même saint, notamment saintGeorges et saint Élie qui sont, avec sainte Thècle, les plus vénérés par les chrétiens dupays. Souvent considérés comme des évangélisateurs, ce sont des personnagesfondateurs du christianisme. Les monastères ont tous de grandes capacités d’accueildes fidèles qui s’y rendent en masse le jour de la commémoration de leurs saintséponymes. Les dévots y effectuent également des visites afin de bénéficier de labénédiction du saint à tout moment de l’année. Certains y séjournent plus longuementdans le but d’effectuer des exercices spirituels sous la direction d’un moine ou d’unenonne. Ainsi, il est courant pour un chrétien syrien de se rendre, pour quelques heuresou plusieurs jours, dans ces lieux de culte particuliers qui sont le théâtre de pratiquesrituelles différentes de celles observées dans les paroisses des villes et des villages.

11 Une femme justifie ainsi ses fréquentes visites dans un monastère du désert près de

Nabak: «Chaque fois que je viens ici, c’est comme si c’était la première fois. Tout estmieux dans ce monastère, la foi est plus forte que dans les églises de Damas. J’aime cetendroit, le désert (...) tout est calme. J’aime travailler avec les moines et les autreschrétiens qui viennent ici, on cuisine pour nous tous, on partage, on prie ensemble.Quand je ne me sens pas bien à Damas, je viens ici. Dieu nous a donné les monastères.Mais je ne veux pas devenir nonne, j’ai un bon travail à Damas (...) mais parfois Dieu mepousse à venir ici. Dans les églises de Damas, les prêtres font la messe et c’est tout,tandis que dans les monastères, les moines, les nonnes donnent toute leur vie pourDieu».

12 Dans ce même monastère, une autre femme, venue avec dix membres de sa famille, me

dit être très fière des monastères syriens. Tout le long de l’année, avec sa famille, elleen visite régulièrement dans sa région: «Tous les chrétiens en Syrie visitent lesmonastères car ce sont les premiers lieux chrétiens, les plus anciens (...) C’est vrai quecertains sont neufs mais ils sont sacrés depuis longtemps, quand les monastères étaientencore en ruine, les gens venaient tout de même y prier (...) Finalement, c’est la mêmechose [aujourd’hui] même si maintenant qu’ils sont reconstruits, c’est mieux car onpeut y rester plus longtemps, on peut y passer quelques jours avec les moines et lesnonnes».

13 Selon l’analyse d’un prêtre arménien d’Alep, rencontré dans un monastère, et qui

traduit fidèlement les représentations des chrétiens, «les monastères sont des lieuxhors du temps. Pour les gens, le monachisme représente un symbole constitutif de lachrétienté en Syrie. Après avoir visité les monastères, les chrétiens peuvent reprendreleur vie quotidienne d’une meilleure façon encore. Mais aussi, si nous avons desmonastères ici en Syrie, c’est parce que nous les chrétiens, nous nous sentons bien dansle pays. Nous sommes chez nous et les monastères reflètent ce sentiment».

14 Selon les moines et les nonnes interrogés, les gens visitent les monastères avec leurs

enfants et donnent de l’argent car ce sont des points symboliques d’identification forts.Ils précisent que ces lieux sont devenus plus importants encore depuis 1967, date de lafermeture des frontières entre la Syrie et Israël et de l’interdiction faite aux Syriens dese rendre dans ce pays pour effectuer le grand pèlerinage à Jérusalem. Les saintsauxquels sont dédiés les différents monastères en Syrie ont alors gagné de l’importance

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pour devenir le «ressourcement symbolique d’une communauté et d’attirer lacommunauté chrétienne vers une expérience religieuse et spirituelle plus profonde» 7.

15 En 1977, le patriarche Elias IV Moawad, de l’Église grecque orthodoxe, déclarait : « La

création de communautés monastiques est un indice de la maturité spirituelle de la foi(...) L’Église a besoin à la fois du clergé dans les paroisses et des religieux dans lesmonastères. Une Église qui n’a pas ces deux aspects complémentaires n’est pascomplète (...) Sans les monastères, nous sommes guidés uniquement par les évêques etun mauvais évêque peut conduire sa communauté vers le mal. Voici en quoi résidetoute l’importance des monastères. Les monastères ont toujours été l’histoire et laprotection de l’Orthodoxie. » 8 Sept ans plus tard, en août 1984, l’actuel patriarche,Ignace IV Hazim, réaffirmait la même idée : « Les communautés monastiques sont undes éléments les plus importants pour poursuivre notre objectif de renouveau. Lemonachisme est le plus pur élément de l’Église. » 9 Les discours des deux patriarchesmontrent que les monastères occupent une position bien particulière au sein de l’Égliseet de la communauté tout entière. Par ailleurs, tous deux poursuivent le même objectif: l’inscription du monachisme comme une des dimensions essentielles de leur Église. Eneffet, celui-ci n’est pas seulement considéré comme « le plus pur élément » de l’Église, ilreprésente aussi, avec les vocations qu’il peut créer, le renouvellement de lacommunauté. Selon ces deux prélats, le monachisme a deux fonctions importantes : laprotection de l’Église et de toute la communauté, laïcs et religieux, et la perpétuationde la tradition.

16 Les patriarcats n’investissent pas financièrement dans les monastères, mais ils

encouragent les visiteurs à la générosité. Lorsque le patriarche grec orthodoxe sedéplace à l’étranger auprès de la communauté exilée, il ne manque pas d’inciter leslaïcs à envoyer des dons aux monastères afin qu’ils puissent continuer d’exister et deperpétuer la «tradition» orientale. Les dons affluent, car les communautés monastiquessont respectées et admirées en raison de l’existence difficile qu’elles poursuivent et deleur rôle dans la sauvegarde du christianisme en Syrie. En outre, ces monastères dédiésà des saints sont des lieux de miracle. En effet, par l’intermédiaire des ascètes qui les«servent», les saints accordent leurs grâces aux visiteurs qui viennent les prier dansleurs sanctuaires.

17 Les monastères sont totalement indépendants financièrement. Ils possèdent des terres

et reçoivent presque quotidiennement des dons de la part des visiteurs syriens etétrangers. Les plus importants proviennent des Syriens exilés dans les Émirats, auCanada et aux États-Unis, en Australie et, dans une moindre mesure, en Europe. Lessupérieur(e)s de ces établissements entretiennent des rapports étroits avec ceux quiviennent en vacances au pays et qui font des dons souvent très généreux. Par exemple,le monastère grec orthodoxe de Sainte-Thècle est financé par les visiteurs, depuis lesplus menus détails jusqu’aux bâtiments 10. Cependant, ce pouvoir économique est relatifface au pouvoir de l’Église et de ses prélats. En effet, le patriarche est en droit deréclamer de l’argent aux monastères puisque ces derniers, en dépit de leur autonomiefinancière et spirituelle, restent des propriétés patriarcales. Il peut y envoyer un de sesémissaires collecter l’argent: cela s’est produit à plusieurs reprises et les moines et lesmoniales s’en souviennent avec effroi.

18 Églises et monastères entretiennent donc des rapports ambigus et jouent des rôles

différenciés. Les monastères ont une relation à l’histoire ancienne des chrétiens enSyrie – ils marquent le lien entre le passé et le présent par l’intermédiaire des saints

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auxquels ils sont dédiés – tandis que les Églises maintiennent un lien entre les chrétienset l’identité nationale.

Réécriture de l’histoire nationale

19 En Syrie, les discours et les pratiques tant des religieux que des laïcs chrétiens

témoignent d’une tentative originale de revendication de l’antériorité de la présencechrétienne par rapport à la majorité musulmane sur le territoire national. Celle-cis’inscrit dans une armature historiographique complexe, dont la pierre angulaire est lerenouveau monastique et l’inscription territoriale des Églises. Dans cetteréinterprétation historique singulière, le passé est réinventé dans son rapport auprésent et sous-tend l’idée de l’existence d’un territoire communautaire en formation.

20 Les monastères construits ou reconstruits et rénovés par les Églises grecque orthodoxe

et catholique ainsi que syriaque orthodoxe et catholique inscrivent fortement cesdernières dans le paysage syrien, en leur donnant un véritable ancrage territorial. Eneffet, ces bâtisses imposantes, avec leurs multiples croix bleues illuminées la nuit, sedémarquent nettement. Les ecclésiastiques qui autorisent leur édification, les moines etles nonnes qui y vivent ainsi que les fidèles qui les visitent voient dans ces lieux – ycompris ceux qui ont été construits dans ces trente dernières années – la preuve de laprésence multiséculaire du christianisme en Syrie, témoignage de l’origine chrétiennedu territoire syrien.

21 Les représentations des chrétiens de Syrie relatives aux monastères sont

fondamentales. En évoquant, en visitant et en «recherchant» ces lieux dans le territoirenational, les chrétiens élaborent une vision particulière de leur propre histoire en Syrieet revendiquent une antériorité chrétienne, en opposition à une antérioritémusulmane, du territoire national. Cette revendication, présente chez tous leschrétiens, est particulièrement forte dans le discours de l’Église grecque orthodoxed’Antioche, singulière à cause de son engagement historique dans le nationalismearabe, bien connu de tous et largement exploité par le pouvoir politique (Poujeau,2010). Les discours qui légitiment ce processus présentent l’originalité de s’appuyer surdes thèmes fondamentaux de l’historiographie nationale officielle.

22 En effet, cette réinterprétation chrétienne de l’histoire syrienne, particulièrement

développée par les quatre Églises «bâtisseuses», est elle-même en prise avec l’histoirenationale syrienne telle qu’elle est écrite aujourd’hui par les autorités et les éliteslocales, pour lesquelles la question du territoire est tout aussi primordiale. L’examendes processus idéologiques à l’œuvre dans la fabrication syrienne de cette histoire,d’une part, et des modes de représentation nationale du passé, d’autre part, permet desaisir dans quelle mesure et sous quelle forme la relecture de l’histoire syrienne par leschrétiens prend place dans celle-ci. Selon Valter (2002: 30), la construction nationalesyrienne est fondamentalement basée sur une «progressive territorialisation del’identité syrienne avec prédominance de l’élément arabe et gommage des différencesreligieuses». Le territoire syrien est donc au cœur de revendications politiques etsymboliques. Les notions de «syrianité» et de territorialité sont fortement mobiliséesdans l’écriture de l’histoire nationale qui tend, dans l’ensemble, à effacer les identitésreligieuses.

23 Dans le discours officiel, certaines périodes historiques sont passées sous silence. C’est

en particulier la période islamique, pourtant longue de plus de sept cents ans, qui est

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ainsi éludée dans sa quasi-totalité 11. Son évocation constituerait une valorisation del’islam sunnite et une entrave au projet d’unité nationale, tel qu’il est pensé depuisl’arrivée au pouvoir, en 1970, de la minorité alaouite 12. En effet, à la tête du pays, ontrouve non pas une majorité sociologique, comme c’est le cas ailleurs 13, mais uneminorité religieuse (alaouite) qui doit tisser des relations tant avec la majorité sunnite– majorité numérique mais minorité politique – qu’avec d’autres minorités religieuses14. Si l’islam n’est pas reconnu dans sa dimension historique avérée de califat etd’institution de pouvoir, il est valorisé dans sa dimension culturelle. Il n’est pas décritcomme fondateur dans l’histoire de la nation syrienne, mais cette référence ne peut pasnon plus être purement et simplement évacuée (80% de la population syrienne sontsunnites). Dans ce cadre, en dépit de leur origine religieuse hétérodoxe, les alaouitesrevendiquent et affirment leur pleine appartenance à l’islam. Ils s’efforcent même d’endonner des gages, afin de contrer les attaques théologiques des sunnites concernantleur divergence dogmatique, en demandant par exemple aux chiites du Liban et d’Irande reconnaître publiquement l’appartenance des alaouites à la famille chiiteduodécimaine. Dans la même perspective d’allégeance des alaouites à un islam«orthodoxe», notons aussi que de nombreuses mosquées ont été construites dans leurrégion d’origine à partir des années soixante-dix 15. En dépit de ces efforts de la part dupouvoir, l’hétérodoxie dogmatique des alaouites demeure pourtant un élément qui sertla contestation sunnite contre la légitimité de ces derniers à gouverner le pays. Pour sedéfendre, la stratégie du pouvoir est de minimiser le rôle de l’islam dans sa composantereligieuse en le reléguant au rang d’élément culturel. Dans ce cadre, des historiens etdes archéologues, enseignant pour la plupart à l’université de Damas, des éruditslocaux ainsi que certains hommes politiques, qui s’emploient à élaborerl’historiographie nationale, mettent en avant l’identité arabe plutôt que musulmanedes Syriens, insistant sur la notion d’«arabité» plutôt que sur celle d’islam.L’élaboration de l’identité nationale syrienne passe donc essentiellement par sonancrage dans le territoire et l’arabité de son peuple, concepts hérités du mouvementpolitique et idéologique du syrianisme 16.

24 Mais cette unité nationale syrienne pensée au travers d’un certain sécularisme et de

l’idée d’une patrie (watan) attachée à un territoire n’est pas d’emblée évidente. Saréalisation pose de nombreux problèmes. Pour les résoudre, l’historiographie opte pourun profond retour en arrière dans le passé syrien, jusqu’aux origines de la Syrie (dansson acception géographique la plus floue) et de son peuplement. Il s’agit, là encore, deneutraliser la référence islamique dans la composition du peuple et du territoire auprofit de l’origine arabe (ou sémitique) des Syriens. Ainsi, est élaborée l’idée de l’arabitédes Syriens depuis des millénaires. Le discours historique national insiste notammentsur l’arabité des Araméens et le rôle important de ces derniers dans la formation del’identité syrienne. Et, dans de nombreuses sources historiques syriennes, les Araméenssont présentés comme des Arabes provenant de la Péninsule arabique, ayant migré versla Grande Syrie, et qui auraient fait de Damas la capitale de leur royaume.

25 Dans cette logique, et afin de supporter d’un point de vue «scientifique» l’affirmation

d’une très ancienne histoire de la nation syrienne, les vestiges archéologiques sontégalement utilisés. Il est évident que la valorisation d’une si longue histoire, remontantà plusieurs siècles avant J.-C., souligne fatalement la brièveté et l’envergure moindre dela période islamique.

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Fondation d’un territoire monastique

26 La compréhension des principaux thèmes mobilisés par le nationalisme syrien est

nécessaire pour saisir les procédés rhétoriques et symboliques particuliers deschrétiens au sujet de leur propre histoire en Syrie. Mais l’écriture de l’histoire par leschrétiens utilise des procédés idéologiques à l’œuvre dans l’élaboration de l’histoirenationale sans pour autant se fondre dans celle-ci. Leur interprétation et leur usage decertains faits nuancent clairement, voire contredisent, ce qu’en fait la seconde. En dépitde cette dernière dissemblance, la question de la place du territoire syrien dansl’élaboration historique chrétienne reste primordiale. Dans le discours actuel desprélats, des clercs et des moines appartenant aux quatre Églises qui s’investissent dansle monachisme, celle-ci est en premier lieu matérialisée par la refondation demonastères disséminés dans tout le territoire syrien. Ces derniers sont par ailleurslargement réinvestis par la population chrétienne dont les discours renvoient, euxaussi, à la question de la représentation du territoire.

27 Selon de très nombreux chrétiens avec qui j’ai voyagé de monastère en monastère, ou

que j’ai interrogés à d’autres moments, il y avait autrefois de nombreux monastères enSyrie, parfois même plus de dix dans une seule région. Le passé évoqué n’est pasclairement défini, il n’est pas fait mention de date. L’expression utilisée «dans le temps,autrefois» (min zamān) désigne précisément une temporalité très vaste. Parfois, le nomd’un site est le support de l’affirmation de l’ancienne présence d’un ou de plusieursmonastères désormais ensevelis sous une mosquée ou un village musulman. Si danscertains cas cela peut paraître vraisemblable – malgré l’absence de preuves empiriquesen la matière – souvent, rien n’autorise à penser qu’aux emplacements indiqués setrouvaient des monastères. Toutefois, ces discours sont particulièrement affirmatifs etne laissent pas de place au doute: le propos est clair. En résumé, il s’agit d’affirmerqu’auparavant, sur tout le territoire syrien, existaient des monastères aujourd’huidisparus ou ensevelis sous des lieux de culte ou des villages musulmans.

28 Parfois, les récits concernant l’ancienne présence de monastères sont moins précis: mes

informateurs ne s’aventuraient pas toujours à indiquer et à nommer avec exactitude lesroutes sur lesquelles ils se trouvaient. En revanche, ils convenaient tous, sans hésiter,qu’ils avaient été très nombreux dans la région du Qalamun, où l’on observeaujourd’hui des constructions et des rénovations. Ils parlaient ensuite de leur proprerégion d’origine (Homs, Alep, Hassaka, Wadi al-nassara, Lattakié, Tartous, etc.), quiaurait connu le même processus: autrefois très riches en monastères, détruits par lesmusulmans ou transformés en mosquées où il était possible de repérer certaines traces.À travers ces récits, les chrétiens évoquent un passé qui n’est pas daté. En réalité, letemps auquel ils se réfèrent ne s’inscrit pas dans la continuité historique. Il s’agitpresque d’un temps mythique, simplement caractérisé par le souvenir de cesmonastères dans des ruines, des noms chrétiens de villages. Cette représentation dupassé n’introduit jamais l’idée d’un enchaînement historique ni même d’un héritageculturel. L’histoire «objective», selon l’expression de J.Le Goff (1978), n’a ici que trèspeu de rapport avec la réalité historique. Au contraire, par une telle élaboration, elle lacontredit, s’en détache et s’en éloigne le plus possible.

29 Pour Halbwachs (1997), le travail d’imagination, tel qu’il apparaît ici, est inhérent à la

construction d’une mémoire historique. Celle-ci fait appel à des événements anciensdont il est, en réalité, bien difficile de se souvenir mais qu’il est, en revanche, possible

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d’imaginer. Seule l’imagination de chacun des détenteurs de cette mémoire collectivepeut la faire vivre alors même qu’aucun d’entre eux n’en a de souvenir personnel. Danscette conception, l’imagination donne aux événements évoqués par la mémoirecollective ou historique, d’une nation par exemple, une forme résumée et schématique.

30 Les récits des chrétiens sur le passé ne s’appuient pas sur des lieux précis. Une large

place est faite à l’interprétation de chacun à propos de ce qu’il pense être des indicesd’une ancienne présence monastique. En dépit des apparences, tous les récits nedésignent pas les mêmes mosquées ou les mêmes villages comme ayant été auparavantdes monastères chrétiens. Chacun voit des indices qui ne sont pas forcément reconnuspar tous. Ainsi, il est troublant de voir à quel point les récits ne sont pas uniformes, pasmême autour d’un lieu historique reconnu pour avoir abrité un édifice cultuel chrétiencomme, par exemple, la mosquée des Omeyyades, la plus grande mosquée du mondearabe et ancienne église de Saint-Jean-Baptiste.

31 Une telle perception de l’histoire du territoire syrien, malgré son manque d’uniformité,

indique un processus commun d’appropriation symbolique de celui-ci par les chrétiens.Le territoire devient le support de l’histoire des chrétiens de Syrie telle qu’ilsl’imaginent. Mais ce type de discours sur le passé n’a pas vocation à être diffusé àl’extérieur de la communauté, tout au moins pas sous cette forme. Son objectif n’est pasd’accuser les musulmans d’avoir spolié les chrétiens. Il s’agit plutôt d’un processusinterne de relecture communautaire de l’histoire de la Syrie où sont mis en forme, à lafois, des discours sur la temporalité, sur la relation des chrétiens au territoire syrien etsur les relations entre chrétiens et musulmans. Du point de vue des Églises, elle ne sefait d’ailleurs pas par compilation de documents. Elle n’est pas conservée dans desarchives ni révélée par des objets ou encore mise en forme et en scène dans des musées.Elle passe plutôt par le territoire et, plus précisément, le marquage de ce dernier par lesmonastères. En effet, si ceux-ci peuvent, au fil du temps, être détruits ou transformés,ils peuvent aussi être reconstruits ici ou là sur le territoire aussi bien réellement queverbalement.

32 Néanmoins, la Syrie dont parlent les fidèles n’est pas simplement évoquée dans le cadre

de son passé imaginé et hors du temps. L’emploi dans les discours du terme même de«Syrie» est à analyser. Il fait référence à une réalité politique tout à fait contemporaine,à la République arabe syrienne. Parler du passé de la Syrie selon cette dénominationmoderne traduit une volonté, de la part des détracteurs de ce type de discours, d’établirune certaine continuité et une correspondance exacte entre la «Syrie intemporelle» del’âge d’or du monachisme chrétien et la Syrie d’aujourd’hui.

33 Il ne s’agit pas d’évoquer simplement une appartenance à un territoire ancien que

recouvrirait vaguement la Syrie contemporaine mais, bel et bien, de souligner lalégitimité des chrétiens dans la République arabe syrienne. Cette conceptionparticulière du territoire perçu dans les récits des fidèles comme ayant toujourscorrespondu à l’actuelle Syrie recouvre celle qui est véhiculée par l’historiographienationale. Mais vient se rajouter l’idée que la Syrie contemporaine prend racine dans la«Syrie mythique» telle qu’elle est évoquée par les chrétiens et façonnée dans desmonastères désormais disparus. Les monastères servent de métaphore pour évoquerune «Syrie intemporelle» sur laquelle se fonde, à la fois dans le discours officiel et danscelui des chrétiens, la contemporaine République arabe syrienne. Cette Syrieintemporelle pourrait se confondre avec celle évoquée par le discours officiel, mais, enréalité, elle s’en différencie par sa couleur chrétienne. Cette «audace» permet de voir

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que même si l’État est fort en Syrie, les chrétiens et les Églises auxquelles ilsappartiennent, et qui les représentent, ne pensent, et ne posent, pas exclusivement leurexistence dans le pays en termes de relations avec le pouvoir.

34 Le sol est toujours pensé à la fois comme national, investi d’une identité forte et

résolument marqué par une présence chrétienne dont les supposés anciens monastèresseraient les témoins. Cette population, qui fut malmenée par les invasions et lesdiverses dominations musulmanes, n’a jamais été effacée. Les monastères sont commel’indice de cette présence et c’est en les évoquant que les gens expriment la continuitéde la présence chrétienne alors même que leurs références historiques sontdiscontinues. Ils sont les institutions privilégiées à travers lesquelles les chrétiensconçoivent et disent leur rapport à l’histoire syrienne et à leur permanence en tant quecommunauté sur ce territoire. Une telle représentation de l’espace territorial syrien esttout à fait singulière. Plus que les marques d’une appartenance religieuse particulièredes habitants d’une Syrie hors du temps, les monastères sont envisagés à la fois commedes édifices cristallisant dans leur seule évocation les origines d’un territoireproprement communautaire qui s’inscrit dans celui plus large de la Syrie et les preuvesde l’antériorité chrétienne de celui-ci. En réalité, ces monuments religieux et lesdiscours constamment élaborés autour d’eux renvoient à la fois à l’affirmation d’uneantériorité chrétienne du territoire et à l’ancrage des chrétiens dans l’histoire et dansle présent, ainsi qu’à leur inscription dans le futur. L’édification virtuelle à l’infini dansle temps et le territoire de monastères imaginaires fabriquent a posteriori les origineschrétiennes du sol national.

Lieux de culte et résistance chrétienne

35 Selon les chrétiens, ces monastères ont été détruits par des musulmans à l’époque de

leur arrivée et de leur installation en Syrie. Ces derniers sont présentés sans référence àleurs appartenances confessionnelles, alors qu’au quotidien (hors du contexte desrécits), la particularité religieuse de chacun est toujours précisée. Par là, encore unefois, les faits circonstanciés sont gommés au profit d’une évocation floue d’événementsqui, dès lors, marquent une temporalité anhistorique. Seul le caractère exogène desmusulmans par rapport aux chrétiens est mis en avant. Ils sont décrits comme desétrangers venus occuper, par la force, un territoire syrien symboliquement réduit auxmonastères. Pour s’y installer, ils auraient transformé des monastères construits par leschrétiens en mosquées ou les auraient détruits pour y bâtir leurs habitations et leurspropres édifices cultuels. Les chrétiens occupaient le territoire avant que lesmusulmans ne s’y installent. Et, bien que ces derniers y soient désormais plusnombreux et présents depuis plusieurs siècles, ils sont décrits comme des étrangers parles premiers. L’affaiblissement et le recul du christianisme dans le pays – qui a entraîné,à partir de l’arrivée des musulmans, une coexistence forcée pour les chrétiens, unecertaine servitude et, de façon générale, de nouvelles conditions religieuses, politiqueset sociales – sont seulement évoqués à travers la mise en avant, dans les discours, de ladévastation des monastères par les musulmans, «ces étrangers ayant envahi leterritoire». Aucune attention n’est accordée aux modalités historiques de la situationde domination ni à l’expérience chrétienne de cette situation. Aujourd’hui, les discoursne retiennent que la remise en cause conséquente de la présence des chrétiens sur leterritoire syrien à cette période.

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36 Suivant la même logique, les habitants du quartier de Bab Touma ne font jamais

référence, dans leurs discours, au passé vécu de la communauté en Syrie. On pense enparticulier aux massacres des habitants de ce quartier chrétien – où pourtant ilsrésident – ainsi que sa destruction quasi totale par le feu en 1860. Et si certainesautorités religieuses, celles des maronites et des frères lazaristes catholiques présentsdans le quartier depuis plusieurs siècles, organisent chaque année une commémorationdes prêtres de leurs obédiences respectives torturés et assassinés lors du massacre,étrangement, celle-ci reste quasi invisible aux yeux des habitants 17. Les discoursrecueillis mentionnent très rarement les détails des affrontements entre chrétiens etmusulmans et les persécutions. Les monastères anciens ne sont pas évoqués, on parlesimplement de brimades ou de vols subis par les chrétiens de la part de leurs voisinsmusulmans.

37 Les personnes originaires du Djebel al-‛Arab, dans le sud de la Syrie, parlent, en prenant

toujours pour témoins les personnes âgées ayant vécu les événements, de la fuite de cesdernières, au début du siècle lorsque leurs voisins druzes les attaquèrent et pillèrentleurs maisons. Ce type de récit plus circonstancié actualise et conforte le schème deleurs discours sur l’histoire des chrétiens en Syrie. Il ne s’agit pas tant de faireréférence à l’oppression en tant que telle, infligée par les musulmans de la conquête (icireprésentés par les Druzes), mais plutôt de souligner la dualité entre ces derniers et leschrétiens par l’évocation de ces événements plus récents. La conquête islamique estévoquée dans des termes plus schématiques: «Les Arabes sont arrivés et ils ont toutanéanti» 18.

38 Malgré ce que les discours sur les destructions des monastères laissent entendre, à

première vue, ces derniers, corrélés à l’absence de récits sur des événementsdramatiques dont quelques-uns seulement gardent la mémoire, montrent à quel pointles chrétiens ne se présentent pas en victimes innocentes de leurs assaillants. Ilspréfèrent ignorer les sombres épisodes historiques du quartier dans lequel viventcertains d’entre eux et ne parlent pas de ceux qui sont tombés sous les coups desmusulmans au temps du djihad ou des différents affrontements communautaires dansla région. Ainsi, la Syrie n’est jamais le théâtre de leurs assassinats par les musulmans,

tout au plus de leur fuite du Djebel al-‛Arab.

39 Ces paroles, murmurées par peur des oreilles indiscrètes et recueillies dans la plus

stricte intimité d’une maison, donnent parfois lieu à d’autres discours centrés, cettefois, sur les inquiétudes des chrétiens quant à leur présence future en Syrie. Selon laplupart de mes interlocuteurs, n’était le régime actuel, les musulmans auraient pourambition première de les faire disparaître. Pour exprimer cette idée, ils ne parlent pasd’assassinats ou de massacres: ils utilisent une autre image: sans tarder, les musulmans– les premiers d’entre eux étant leurs propres voisins – «les mangeraient sans sel». Leschrétiens considèrent donc que le régime est capable de les protéger des musulmans etqu’ils lui doivent leur position actuelle. Du point de vue de la construction interne de lacommunauté, l’affirmation de leur légitimité requiert la référence à un passé lointain etl’affirmation de leur antériorité sur le territoire. Cependant, en tant que minorité, lacommunauté chrétienne est dans l’impossibilité d’imposer ce point de vue et en aconscience. Selon elle, sa sauvegarde n’est garantie que par le pouvoir politique actuelqui tolère, et contribue à asseoir, cette idée. Cette position du pouvoir et le soutien qu’ilapporte à la communauté chrétienne peuvent sembler surprenants, tant elle estminoritaire. Mais cette minorité ne représente aucun danger pour le pouvoir et, de

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plus, elle est susceptible de lui apporter en retour une légitimité supplémentaire:idéologique. Par ailleurs, elle renvoie à la convergence entre le discourshistoriographique national et les discours chrétiens, largement repris par les prélats,relatifs à l’idée d’une «Syrie intemporelle». Par un effet de miroir, ces deux discours selégitiment mutuellement. En dernière instance, de forts enjeux idéologiques présidentà cette stratégie d’alliance, dont la population chrétienne ne cesse de souligner lesavantages qu’elle lui procure: ils ne peuvent pour l’instant être «avalés» par lesmusulmans.

40 Dans les différents récits des chrétiens, la population syrienne est considérée, à la fois

dans le passé et dans le présent, dans sa bipolarité la plus stricte: d’un côté les chrétienset de l’autre les musulmans. Le rôle de ces derniers dans la disparition des monastèreset des communautés monastiques est bien identifié. Et si, comme on l’a vu, ce type dediscours n’a pas vocation à être diffusé hors de la communauté, reste que l’histoiren’est pas apaisée: au contraire, elle est toujours le lieu des oppositions religieuses.

41 Au travers de ces discours, il est clairement signifié que les chrétiens sont les véritables

autochtones, tandis que les musulmans, bien que désormais plus nombreux et présentsdepuis plusieurs siècles en Syrie, continuent d’être considérés comme des étrangers:l’autochtonie n’est pas l’attribut de la majorité de la population. Au contraire, elle est lefait de l’une de ses minorités non musulmanes: la chrétienne.

42 Mais, dans les récits, l’autochtonie des chrétiens n’est pas seulement pensée dans le

rapport de ces derniers au territoire syrien. Elle est appréhendée comme uneappartenance au christianisme, défini comme la religion des Syriens d’origine. D’oùl’amalgame discursif, parfois déroutant, entre «étrangers venus envahir le territoiresyrien» (et ayant détruit les monastères des chrétiens) et «chrétiens convertis àl’islam». De cette manière, les interlocuteurs expriment l’idée que l’autochtonieprocède essentiellement de l’appartenance au christianisme. La conversion à l’islamdépossède quiconque de cette autochtonie conçue de façon si particulière qu’on peut laqualifier, en un certain sens, de restrictive et exclusive. Aux yeux des chrétiens, leconverti à l’islam est considéré comme un étranger. Et ceci non seulement en termesd’appartenance religieuse mais aussi de filiation à la Syrie «anhistorique», cette Syriehors du temps dans laquelle les monastères chrétiens recouvraient tout le territoire.

43 Ainsi, l’autochtonie des chrétiens est pensée dans son rapport à la chrétienté autant

que dans son rapport au territoire lui-même. Elle est le reflet de la fidèle appartenancedes chrétiens à l’histoire syrienne et au christianisme vu comme la première religiondes Syriens. Dans le cadre des récits recueillis, elle est scellée dans ce que je choisisd’appeler une «Syrie mythique» d’abord caractérisée par ses monastères. Ces derniersapparaissent, d’une part, comme une métaphore permettant d’évoquer l’histoire d’uneSyrie mythique dans laquelle prend source la République arabe syrienne actuelle et,d’autre part, comme un biais permettant d’affirmer l’autochtonie des chrétiens contrel’origine exogène des musulmans. Les monastères sont donc aux yeux des chrétiensl’expression la plus forte de l’origine chrétienne du pays. Il ne s’agit plus seulementd’une question de territoire.

Conclusion

44 On a vu que la multitude de récits sur l’arrivée des musulmans en Syrie et les modalités

de leur installation présentée comme «superposée» à celle des chrétiens – l’un

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n’absorbant pas l’autre – contrebalance le silence entourant les modalités del’édification ancienne des nombreux monastères à travers toute la Syrie. L’absence derécit, même imaginé, sur l’histoire des monastères et sur leur fondation signifie que, enfait, ceux-ci sont conçus comme ayant toujours été là, presque comme n’importe quelélément naturel du paysage directement créé par Dieu. En un certain sens, les lieux deculte et, implicitement, les ascètes qui les occupaient, sont présentés comme étant auxorigines du territoire. Un renversement s’opère: comme si le territoire syrien avait étéfaçonné par les monastères et par le monachisme. Cette représentation si particulièrede l’espace territorial syrien ne renvoie pas au fait que les monastères chrétiens sontancrés dans le sol syrien, mais qu’ils sont des éléments constitutifs du territoire syrien:comme les chaînes montagneuses, le désert, les fleuves et la steppe forment la Syrie.Ainsi, plus que les marques d’une appartenance religieuse particulière des occupantsd’une Syrie mythique, les monastères sont envisagés comme des édifices dont la seuleévocation cristallise l’autochtonie chrétienne, les origines du territoire ou le territoiredes origines et les preuves de l’antériorité chrétienne de celui-ci.

45 Envisager qu’un territoire puisse trouver ses origines ou ses fondements primordiaux

dans des édifices cultuels peut paraître étonnant. Pourtant, c’est bien ainsi que leschrétiens en Syrie élaborent leur propre histoire et, par là, la représentation qu’ils ontd’eux-mêmes et de l’histoire. De cette même manière, ils donnent au paysage qui lesentoure, et qu’ils sillonnent au quotidien, un caractère malléable à souhait. Au fur et àmesure des parcours pèlerins des fidèles à travers le pays et des discours qui s’ytiennent, des représentations collectives spécifiques sur le passé de la communauté sefaçonnent. Celles-ci font naître des monastères anciens dans tout l’espace syrien dontseuls les chrétiens perçoivent les traces. Les monastères et le territoire communautairequi se dessinent à travers ces discours ne prennent forme que dans l’énonciation. Ainsi,ils n’ont de sens que pour ceux qui les évoquent, qui leur donnent corps dans les misesen récit de l’histoire mythique et pour ceux qui les écoutent et adhèrent à cettehistoire, acquiesçant par un hochement de tête silencieux, ou par un soupir indiquantle regret de cet âge d’or du monachisme.

46 Une telle vision de l’histoire permet aux chrétiens d’inscrire leur existence dans le

présent. En effet, revendiquer l’antériorité de la présence chrétienne sur celle del’islam et substituer à la réalité du marquage musulman du territoire les images demonastères disparus revient à façonner une histoire dans laquelle les chrétiens sont,sinon des vainqueurs, au moins des résistants. Les récits relatifs à un territoireanciennement recouvert de monastères réactualisent quotidiennement cette vision: lesmonastères disparus, sans cesse évoqués dans les récits, constituent une métaphoredynamique de la pérennité de leur présence. Les chrétiens, dans leurs discours et leurusage du territoire, continuent de résister à l’islamisation.

47 Ces discours ne sont d’ailleurs pas le seul fait de la masse des chrétiens mais aussi de

leurs prélats. En 1984, le patriarche grec orthodoxe Ignace IV Hazim, toujours enfonction aujourd’hui, affirmait au journal damascène al-Jumhûriya: «le monde araben’est pas musulman, les leaders des pays arabes sont musulmans mais parmi eux il y ades chrétiens (...) J’ai déjà fait remarquer dans le passé que les musulmans sont desinvités, pour nous les chrétiens. Dieu nous a placés dans cette partie du monde pour yrester et nous y resterons» 19. De la part d’un chef religieux, une telle déclaration peutparaître violente. Plus encore, on peut s’étonner de la liberté de parole dont elletémoigne, d’autant que cette interview est parue dans un journal officiel syrien. En

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réalité, elle converge d’une certaine façon avec le discours historique national élaborépar le pouvoir et fondé sur une certaine dévalorisation de l’islam. Malgré tout, à contre-courant du discours du pouvoir, elle souligne les oppositions communautaires et ne vapas dans le sens de l’apaisement et du gommage des identités religieuses.

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NOTES

1. En 1953, les chrétiens représentaient encore 13% de la population syrienne (Vaumas, 1955). Un

demi-siècle plus tard, leur nombre a doublé alors que leur pourcentage a diminué. Face à une

majorité de musulmans sunnites arabes (71%), on trouve quatre groupes musulmans issus de

sectes hétérodoxes – Alaouites (10%), Druzes (2%), ismaéliens (1%) et chiites duodécimains (0,4%)

– ainsi que trois groupes non arabes sunnites: Kurdes (8%), Turkmènes (0,6%) et Tcherkesses

(0,4%). En nombre très limité, on trouve aussi des Kurdes Yazidis (0,1%) (Courbage, 2007: 189). Ces

chiffres restent approximatifs, seuls quatre recensements de la population syrienne ayant été

effectués, depuis l’indépendance du pays, entre 1960 et 1994. Pour une analyse de l’évolution de

la population syrienne au cours des cinquante dernières années, voir ce même ouvrage.

2. Historiquement, l’Église grecque orthodoxe, comme l’Église syriaque, a été fondée à Antioche.

La minorité chrétienne de Syrie est répartie entre onze Églises. L’Église grecque orthodoxe est de

loin la plus importante avec 700000 individus environ, alors que la seconde du pays, l’Église

grecque catholique, ne rassemble que 170000 individus. Ces chiffres sont approximatifs, puisque

le dernier recensement à donner une répartition confessionnelle de la population remonte aux

années soixante. Il est également difficile d’obtenir des chiffres précis auprès des Églises, les unes

et les autres ayant tendance à vouloir les grossir.

3. En anthropologie religieuse, l’étude du monachisme est pertinente en ce qu’elle constitue un

angle d’approche de la religion qui s’organise autour de monastères et plus généralement de la

société dans laquelle ils sont établis. Faite dans une perspective comparatiste, elle permet une

appréhension plus fine de ce phénomène religieux. Voir A.Herrou, G. Krauskopff, (dirs.), 2009;

A.Herrou, D. Iogna-Prat, A. Poujeau, (dirs.), 2010.

4. Il s’agit du plus ancien quartier chrétien de la vieille ville de Damas, peuplé de façon homogène

par des chrétiens.

5. Tous les autres monastères du pays abritent moins de vingt religieux, certains n’en abritent

aucun.

6. L’année suivante, j’allai passer plusieurs mois dans ce monastère et compris qu’en réalité il

n’avait été construit qu’au XVIIe siècle.

7. Extrait d’un entretien réalisé avec un moine grec orthodoxe en juillet 2003.

8. Discours rapporté dans SOP Bulletin mensuel du service orthodoxe de presse du comité inter-

épiscopal orthodoxe en France Courbevoie (1977, no22).

9. Extrait d’une interview donnée au quotidien libanais Al-Nahar cité dans SOP, 1984, no90.

10. Pour plus de détails sur ce monastère et sa communauté, voir A.Poujeau (2008, 2009).

11. La conquête arabo-musulmane du «Croissant fertile» (région correspondant grossièrement

aux frontières de la Syrie et de la Palestine) se fait entre 634 et 636 avec, en 635, la prise de Damas

par les troupes musulmanes.

12. La minorité alaouite est issue d’une secte hétérodoxe de l’islam. Les alaouites sont des

partisans d’Ali (cousin du prophète, époux de sa fille Fatima) et sont issus d’une secte dissidente

de l’islam chiite, les Ghoûlat (les «outrés»). Leur région d’origine se situe au nord-ouest de la

Syrie, entre la côte méditerranéenne et la vallée de l’Oronte, dans le Djebel al-Ansariyeh.

13. Le Liban présente d’autres caractéristiques encore. Il s’agit d’un État confessionnel où

idéologiquement le pouvoir politique est partagé entre les différentes communautés du pays.

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14. En ce qui concerne les chrétiens, chacune des Églises (tout au moins les plus importantes du

pays) occupe une position particulière par rapport au pouvoir politique et au parti Baas – héritier

du nationalisme arabe – dont sont issus, depuis 1963, les différents présidents.

15. Dans la pratique traditionnelle de leur religion, les alaouites ne prient pas forcément à la

mosquée. Les femmes ne sont pas voilées.

16. Butrus al-Bustani (1819-1883), intellectuel chrétien originaire de la montagne libanaise, fut

l’un des premiers grands penseurs à mettre en avant l’idée d’un certain patriotisme syrien et

d’une culture proprement arabe, fondant celle-ci sur l’usage de la langue arabe. En mettant ainsi

l’identité arabe au premier plan, il visait déjà à reléguer à un second plan, voire à «nier», les

différences religieuses et linguistiques, constitutives de la population de la région, aujourd’hui

comme hier.

17. De fait, comme en témoignent la plupart de mes entretiens avec les habitants de Bab Touma,

nombre d’entre eux ignorent même à quel épisode historique renvoie cette commémoration.

D’autres en nient simplement la véracité.

18. C’est par leur origine ethnique qu’ils sont souvent désignés par les chrétiens. Par là, ces

derniers désignent les habitants originaires du Golfe. C’est également le terme d’Arabe qui

désigne les Bédouins dans la région.

19. Rapporté par Proche-Orient chrétien (Jérusalem), 1985, pp.381-384.

RÉSUMÉS

Depuis le début des années quatre-vingt, on assiste en Syrie à un renouveau du monachisme

chrétien. Différentes Églises s’emploient à faire renaître ce qu’elles définissent comme la grande

tradition chrétienne orientale. La fondation d’immenses bâtisses monastiques entreprise par ces

autorités ecclésiastiques traduit une volonté de création de leurs propres empreintes historiques

dans le pays. Cette quête d’histoire chrétienne au cœur du territoire syrien s’inscrit dans une

historiographie nationale complexe dans laquelle les notions de territorialité et de «syrianité»

sont fortement mobilisées. À partir de l’étude de cette historiographie particulière, cet article se

propose de montrer que le renouveau monastique relève d’une double stratégie: l’inscription

sociale des chrétiens dans le territoire national et leur engagement politique dans la société

syrienne.

Since the beginning of the 1980s, there was an important revival of Christian monasticism in

Syria. Different denominational Churches are devoting themselves to the rebirth of what they

call the main oriental Christian tradition. The foundation of huge monastic buildings by these

ecclesiastical authorities expresses their will for creating their own historical marks in the

country. This quest for Christian history in the heart of the Syrian territory lies within the scope

of a complex national historiography in which the notions of territoriality and “Syrianity” are

strongly summoned up. Thus, considering this particular historiography, this article aims at

demonstrating that the strategies of the monastic revival are twofold: the social inscription of

the Christians in the national land as well as their political involvment in Syrian society.

Desde el principio de los años ochenta, se observa en Siria un renacimiento del monaquismo

cristiano. Distintas iglesias se dedican efectivamente a hacer renacer lo que definen como la gran

tradición cristiana oriental. La fundación de imponentes edificios monásticos emprendida por

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esta autoridades eclesiásticas traduce una voluntad de creación de sus propias huellas históricas

en el país. Esta búsqueda de historia cristiana en el corazón del territorio sirio se inserta en una

historiografía nacional compleja que moviliza fuertemente las nociones de territorialidad y de

“sirianidad”. À partir del estudio de esta historiografía singular, este articulo pretende mostrar

como el renacimiento monástico remite a una estrategia doble: la inscripción social de los

cristianos en el territorio nacional y su inscripción política en la sociedad siria.

INDEX

Palabras claves : cristianismo oriental, historiografia, monasterios, Syria, territorio

Mots-clés : christianisme oriental, historiographie, monastères, Syrie, territoire

Keywords : historiography, monasteries, oriental Christianity, Syria, territory

AUTEUR

ANNA POUJEAU

Pensionnaire de la Fondation Thiers – CNRS, [email protected]

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Fondation d’un centre de pèlerinageau LibanNotre-Dame de Béchouate

Emma Aubin-Boltanski

1 21 août 2004, Béchouate, un village maronite situé sur le versant oriental du Mont-

Liban, à la lisière de la plaine de la Bekaa, est le théâtre d’une apparition de la Vierge.Le principal témoin est un enfant musulman sunnite de nationalité jordanienne. Enquelques jours, l’événement transforme un village isolé en vaste centre de pèlerinageinterreligieux, réunissant des personnes de différentes confessions, chrétiens etmusulmans. Entre août 2004 et juillet 2006, on recense un million de pèlerins.Béchouate s’est trouvé en quelques mois complètement métamorphosé. Il compteaujourd’hui sept restaurants, une dizaine de boutiques et un marché d’objetsdévotionnels. Son infrastructure s’est enrichie d’une petite caserne de pompiers, d’unposte de police, d’un gigantesque générateur électrique et d’une spacieuse salle deréception.

2 Le Liban compte d’innombrables sanctuaires mariaux. Les apparitions et les animations

de statues ou d’icônes sont fréquentes mais font rarement événement. CommentBéchouate, ce petit village isolé, s’est-il transformé en un centre de pèlerinageimportant? Comment une «manifestation miraculeuse» de Marie est-elle devenue uneaffaire nationale et politique? Pourquoi un tel engouement pour cette Vierge singulièrequ’est Notre-Dame de Béchouate? Je tenterai de répondre à ces questions encommençant par resituer dans son contexte l’apparition d’août 2004, un contextemarqué par le développement du «dialogue» islamo-chrétien. La Vierge, qui tient uneplace importante dans la tradition scripturaire musulmane, est fréquemment mobiliséecomme «passerelle» entre le christianisme et l’islam. Cependant, les qualités de«rassembleuse» et de «pacificatrice» qu’on lui prête volontiers ne s’inscrivent pas dansune permanence historique. Elles sont élaborées dans un contexte social et politiqueprécis. La Vierge de Béchouate possède des attributs singuliers construits localement. Àtravers l’analyse de l’imaginaire territorial des habitants de Dayr al-Ahmar, «sa»région, et du mythe de fondation de son sanctuaire, j’en retracerai les contours et

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montrerai comment, en 2004, ils en sont venus à dépasser leur inscription locale pourfaire sens au niveau national.

La Vierge et les liens interreligieux

3 Béchouate abrite deux églises: la «nouvelle église» et «l’ancienne église» également

appelée le «sanctuaire» (mazār). Les usages et fonctions de ces deux lieux sont distincts.La nouvelle église est réservée au culte catholique; on y voit rarement des fidèlesmusulmans. Messes et sacrements, nombreux durant les «mois de la Vierge» (mai etaoût) 1, y sont célébrés. Les pèlerins qui pénètrent dans cet espace de dévotioncontraignant sont invités à s’asseoir en silence sur des bancs en rangs serrés, alignésface à l’autel pour suivre la messe. En dehors des services, les portes du bâtimentdemeurent closes.

4 C’est donc vers le mazār que se dirigent les pas des pèlerins chrétiens et musulmans.

Contrairement à la nouvelle église, celui-ci constitue un espace de dévotionrelativement libre, organisé autour d’un autel, de deux statues, d’un tableau del’Assomption et d’une pierre de marbre rose posée dans une vasque. Pèlerins ou simplesvisiteurs y circulent à leur guise: certains caressent et embrassent chaque objet dudispositif, d’autres se contentent de regarder ou de prendre des photos. Lesreprésentants de l’église y sont peu visibles, et rares les messes qui y sont célébrées. Icirègne un brouhaha incessant: on murmure des prières, on s’interpelle, on sermonne lesenfants; des chants religieux sont sporadiquement entonnés par des dévots et reprispar la foule.

5 Alors que la nouvelle église est entièrement ordonnée et contrôlée par la hiérarchie

ecclésiale (ordinaire du lieu, prêtres, sœurs de l’Ordre libanais maronite), l’ancienneéglise est investie par des vagues successives et désordonnées de fidèles quiconstruisent diversement leur relation à la Vierge.

6 «On prie ensemble sans dire les mêmes mots ni faire les mêmes gestes», explique une

musulmane rencontrée dans le mazār. On ne pourrait mieux décrire le lien suscité parla Vierge à Béchouate: une rencontre entre dévots musulmans et chrétiens au cours delaquelle la différence religieuse, loin de s’effacer, est au contraire soulignée. Ici, nullepratique syncrétique, ni zones «de pureté» à distinguer de zones «d’hybridité»(Couroucli, 2009, 24). Les spécificités religieuses de chacun demeurent. Le fidèlemusulman qui pénètre dans une église s’abstient de toute action qui pourrait se révéleren contradiction avec la doctrine musulmane: faire le signe de croix ou toucher etembrasser le crucifix, symbole de la Rédemption rejetée par l’islam. En adressant uneprière à la Vierge et en lui remettant un don, il reste en accord avec une grammairethéologique qui l’autorise à pratiquer la visite pieuse (ziyāra), à prononcer une prière

personnelle (du‛ā’) et à formuler un vœu (nađr). De la même façon, la Vierge ne peutêtre considérée comme une sainte «syncrétique»: un musulman ne la considérerajamais comme «mère de Dieu» et un chrétien n’adorera jamais en elle la «mère duprophète annonciateur de la future mission de Muhammad». «Ensemble» et«distinctement», ici, c’est bien une «relation selon une modalité de différenciation»(Lamine, 2004: 277) qui est construite. Nous sommes loin du paradigme de communitas

proposé par Victor et Edith Turner, qui définissent la communauté pèlerine comme une«foule de similaires» (Turner, Turner, 1990: 8) qui s’extrait de son quotidien pour serendre dans un lieu saint approuvé par tous, y retrouver une «identité essentielle»

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(ibid.), et former ainsi une communauté non structurée et relativement indifférenciée.À Béchouate, le pèlerinage est bien constitué de choix et d’actions individuels mais lesspécificités religieuses de chaque groupe sont maintenues.

7 Dans un lieu saint partagé, l’ethnologue se livre à l’analyse des attachements

horizontaux, religieux, politiques et sociaux qui se dessinent entre les membres decommunautés religieuses différentes. Dans des contextes de tensionsinterconfessionnelles, ce «sacré utile» (Valtchinova, 2009: 134) est souvent valorisé etmobilisé pour permettre l’instauration d’un «vivre ensemble» harmonieux et pacifié.Cependant les parcours pérégrins se résument le plus souvent à de multiples et variésface-à-face intimes avec le divin. Les attachements horizontaux surviennent «aprèscoup», le plus souvent suscités et mis en forme par des entrepreneurs politiques aunom du «dialogue» et de la «tolérance».

8 Dans l’élaboration hagiographique de l’apparition d’août 2004, fut mise en exergue une

relation dialogique entre un «musulman» et une «figure sainte chrétienne». «Salut àtoi, Vierge Marie, Reine du monde, de la paix et de l’amour. Des vieillards, des enfantset des femmes tombent de par le monde. Instaure la paix, l’amour et la liberté sur laface de la terre, ô Reine du monde»: tels furent les mots prononcés par Muhammad al-Hawadi, le jeune garçon jordanien, lors de l’apparition de la Vierge à Béchouate, le 21août 2004. Repris et commentés dans la presse, ils jouèrent un rôle central dans leformidable retentissement de l’événement à l’échelle régionale, nationale etinternationale. On parla très vite «d’une prière plus grande que lui qui sortit de labouche de l’enfant» 2 ou encore d’une «prière d’inspiration chrétienne, prononcée defaçon automatique qui le dépassait complètement» 3. Non seulement la Vierge «choisit»d’apparaître à un musulman, mais elle délivra un message par son intermédiaire.

9 Pour comprendre le fort impact de l’apparition d’août 2004, il faut resituer l’événement

dans son contexte politique et social. À cette date, la «réconciliation nationale» et lapossibilité d’un vivre ensemble apaisé constituent un horizon d’attente partagé, maistoujours lointain pour la grande majorité des Libanais. Le pays, encore sous occupationsyrienne, est doté d’un système politique fragile et sa population, composée de dix-huitcommunautés confessionnelles différentes, n’a jamais été aussi fragmentée: pendant laguerre civile, un à deux millions de personnes ont été déplacées et des régions autrefoismixtes sont devenues beaucoup plus homogènes. Une des clés du succès de l’apparitionréside dans le développement important, dans les années deux mille, de ce que l’onnomme couramment au Liban le «dialogue» (hiwār). Le «dialogue» désigne les multiplesactions menées en faveur d’un rapprochement islamo-chrétien. C’est en son nom queles pouvoirs publics se sont promptement engagés dans l’organisation du pèlerinage deBéchouate. Le président de la République libanaise, Émile Lahoud, a, personnellementet à grand renfort de communiqués de presse, ordonné la rénovation et l’élargissementde la route menant au village. Le ministre de l’Intérieur, Elias al-Murr, a pris l’initiativede l’ouverture d’un poste de Défense civile; le ministère de l’Équipement a créé unedizaine de fontaines et de toilettes publiques et ordonné la construction d’un immenseparking. Lors des élections législatives de mai 2009, les députés en campagne dans lacirconscription Baalbek-Hermel ont investi dans les infrastructures du village, qui estaujourd’hui doté de trottoirs et de réverbères. Les médias se sont faits l’écho de cesdifférentes entreprises.

10 Le «dialogue» n’est cependant pas uniquement l’affaire d’hommes politiques: il

constitue un projet porté par des membres, religieux et laïques, de la société civile. Les

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années deux mille ont vu l’apparition d’une multitude d’associations et de comitésconstitués autour de ce thème (Aubin-Boltanski, 2008). Ces différentes organisationsmettent sur pied des rencontres, débats et conférences au cours desquels la Vierge estfréquemment mobilisée comme «inter-venante». «Inter-venante» dans le sens où cettefigure commune au christianisme et à l’islam est, en quelque sorte, appelée à «venir aumilieu», à remplir l’écart entre les deux religions.

11 «La Vierge est pour tous!» (al-‛ađra la-l-kull!) On peut entendre cette affirmation à

Béchouate comme lors de rencontres islamo-chrétiennes qui la mobilisent. Cependant,«la Vierge pour tous» est une entité fragile et problématique. Bien que les Évangilescanoniques et le proto-évangile de Jacques constituent les sources principales du récitcoranique sur la Mère de Jésus (Winter, 2007), «Marie la musulmane» (Dousse, 2005)n’est pas un calque de la Vierge chrétienne. Dans le Coran, où une sourate entière luiest consacrée (XIX), Marie est déclarée «choisie de préférence à toutes les femmes del’univers» (Coran, III,42). Elle est considérée comme un signe de Dieu destiné auxhommes, annonciateur de la future mission divine de Muhammad (Coran, XXIII,50). Latradition rappelle qu’elle a été, seule de l’espèce humaine avec son fils, préservée ducontact de Satan lors de sa naissance et qu’elle sera la première à entrer au Paradis. Deplus, elle insiste sur la relation étroite qui lie Jésus et Muhammad (Skali, 2004: 56). Enoutre, des théologiens établissent un parallèle entre la sainteté de Marie et celle duProphète de l’islam, tous deux étant définis comme «réceptacle du Verbe» sous laforme de Jésus pour la première et sous celle du Coran pour le second (Ayoub, 2007:113). La tradition scripturaire musulmane consacre triplement Marie: en tant ques iddīqa (véridique), batūl (vierge) et mère du prophète annonciateur de la futuremission de Muhammad. En revanche, l’islam refuse d’accoler à Dieu un acte degénération (CXII,3) et exclut en conséquence l’idée selon laquelle Jésus est fils de Dieuet Marie mère de Dieu (III,47). Le Coran réfute également l’épisode de la crucifixioncomme «mensonge» (IV,156-157). Selon la tradition musulmane, Jésus a été mis enprésence de Dieu sans avoir à souffrir la mort et reviendra à la fin des temps pourannoncer l’apocalypse et le Jugement dernier.

12 La Vierge et Jésus font donc à la fois l’objet d’un solide consensus et d’un profond

désaccord entre le christianisme et l’islam. La controverse, qui concerne la naturedivine du Christ et la crucifixion, peut être passée sous silence pour permettre unevalorisation de l’accord dont la Vierge est le centre. Parfois, au contraire, elle estrelancée pour mieux marquer la différence entre les deux religions. Selon lescirconstances, Marie est considérée comme une «passerelle» ou, au contraire, commeune «grande barrière théologique» entre l’islam et le christianisme (Ayoub, 2007: 117).

Un imaginaire territorial singulier

13 Béchouate est localisé en dehors du «Liban chrétien» qui comprend, outre le Mont-

Liban, une partie de la côte. Il se trouve néanmoins au centre d’un réseau d’unequinzaine de villages exclusivement maronites. Cette zone porte le nom de Dayr al-Ahmar, son bourg le plus important qui est aussi le siège du diocèse maronite deBaalbeck-Dayr al-Ahmar. Administrativement, cette région est, depuis 2003, rattachéeau gouvernorat de Baalbeck-Hermel qui correspond à la partie nord de la Bekaa, unezone frontière sur laquelle l’État libanais, depuis sa création en 1920, n’a jamais exercéde contrôle véritable. Seul 15% de la population libanaise vivent dans ce gouvernorat

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qui comprend près de 40% du territoire et qui est habité par une large majorité chiite(Bennafla, 2007a; 2007b).

14 Région liminaire, Dayr al-Ahmar a une place singulière dans l’imaginaire territorial des

Libanais. Cet imaginaire est le produit de la rencontre entre, d’une part, une «identitésociale» construite de l’extérieur et, d’autre part, une «identité collective» 4 forgée del’intérieur par les habitants de Dayr al-Ahmar.

Béchouate dans les ouvrages des missionnaires catholiques

français

15 En août 2005, lors de mon premier séjour à Béchouate, T. Kayrouz, un employé de la

municipalité qui se présenta comme «l’historien de son village», me remit un texte enarabe et en français, signé par lui et intitulé «La Reine des chevriers». Il s’agissait enréalité d’un assemblage plus ou moins habile des écrits de trois pères jésuites, les pèresMartin, Goudard et Jalabert, qui visitèrent le village respectivement en 1870, 1898 et1951. Cette anecdote montre le fort impact de ces livres sur l’imaginaire collectif desBéchouatis. Pas un habitant du village qui ne dise avoir «reconnu» un aïeul dans leshuit photos de Béchouate publiées par le père Goudard. Ce dernier ne serait sans doutepas surpris par le destin de son livre «investi» et «approprié» par les descendants deceux qu’il s’était attaché à décrire à la toute fin du XIXe siècle, lui qui s’était présenté

aux villageois en disant vouloir «honorer et fixer [l’]histoire (de Béchouate et de saVierge) au qalam» (Goudard, 1908: 416).

16 Les trois missionnaires présentent les habitants de Béchouate comme des «chevriers».

Mais, alors que pour le père Martin ces chevriers ne sont que de «pauvres chrétienslivrés sans défense à la merci des metoualis (terme péjoratif désignant les chiites) detous les environs» (1870: 1506), pour le père Goudard, les Béchouatis sont des «pasteursguerriers» qui bataillent «contre les loups, les chacals, la vermine et surtout les unscontre les autres» (1908: 411), des maronites qui «chassèrent» et «massacrèrent» leshérétiques qui vivaient dans leur village; des «vainqueurs» qui, néanmoins, semontrèrent magnanimes et «n’exclurent pas les vaincus» dans le culte rendu à «leur»Vierge (ibid.: 415-416). Le portrait dressé près de cinquante ans plus tard par Jalabertest très proche de cette description: il parle de «rudes gaillards» qui doivent «monter lagarde contre les loups et les hyènes, se défendre aussi contre les exigences de tribuspillardes» (1954: 243).

Parler de Dayr al-Ahmar à Bcharré

17 La plupart des familles de Dayr al-Ahmar se disent originaires de Bcharré, haut lieu

maronite qui domine la vallée sainte (Qadisha). Cependant on est frappé par la volontédes Bcharriotes de marquer une différence: certes, les principaux patronymes de Dayral-Ahmar (Kayrouz, Habshi, Jum’a, Dahir) se retrouvent à Bcharré, mais il y a «eux» et«nous». Une image revient souvent dans les discours, empruntée à une terminologiemilitaire: celle de la «base avancée» ou de l’«avant-poste». «Avant l’arrivée deschrétiens, explique un notable de Bcharré, la vallée de la Qadisha était habitée par destribus chiites, les Hamadeh. Les chrétiens les ont refoulées de l’autre côté de lamontagne. Pour éviter un reflux des chiites, les familles de Bcharré ont envoyé des genspour créer des villages à Dayr al-Ahmar, des sortes d’avant-postes à la limite de la

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Bekaa. Toutes les familles ont envoyé des représentants». Ces avant-postes sontdevenus, toujours d’après ce notable, des «zones de contact» entre maronites et chiites:«Les avant-postes de Dayr al-Ahmar se sont transformés en pôles d’intégration, desymbiose avec l’environnement chiite. Cette région n’a jamais connu de grandscombats. Les familles chrétiennes ont adopté la structure tribale et les coutumes deleur environnement. Des alliances politiques et économiques se sont faites par-delà lesfrontières religieuses. Ces alliances leur ont permis de se protéger». Ici apparaît enfiligrane une critique de l’attitude des maronites de Dayr al-Ahmar pendant les guerresqui déchirèrent le Liban de 1975 à 1990: leurs alliances leur auraient permis de ne pass’engager dans les combats, contrairement aux chrétiens de Bcharré qui payèrent unlourd tribut. C’est que le contact avec l’autre est, le plus souvent, perçu négativement. Il

devient fréquemment synonyme de «contamination». Cette critique transparaîtclairement dans le discours du notable de Bcharré lorsqu’il explique que les familleschrétiennes de Dayr al-Ahmar ont adopté «la structure tribale et les coutumes de leurenvironnement». Propos qu’il accompagne d’un geste de rejet et qui peuvent être misen regard avec cette remarque d’une autre figure de la ville: «Les habitants de Dayr al-Ahmar sont assez proches des chiites. À Bcharré, nous sommes plus ouverts. On est déjàen ville, les gens sont moins conservateurs. Je connais quelqu’un de là-bas [de Dayr al-Ahmar]. Sa femme ne se montre jamais. Elle sert le café et disparaît. Son mari ne laissepas le médecin l’ausculter, tu vois comme les musulmans. Il y a même des habitudes devendetta qui sont des habitudes de tribus arabes.»

18 Le contact avec l’autre peut également, mais plus rarement, être perçu positivement et

devenir synonyme d’ouverture, de décloisonnement: c’est ce qui transparaît dans lespropos tenus par une femme originaire de Bcharré, aujourd’hui écrivain vivant à Paris:

«J’ai une tante qui s’est mariée à Bted‛i (un village de la région de Dayr al-Ahmar).Lorsque j’étais enfant, nous allions lui rendre visite. Pour moi, aller là-bas c’étaitcomme aller chez les metoualis (les chiites). À Bcharré, nous sommes entre nous,chrétiens maronites, là-bas, les autres ne sont pas loin, on voit leurs villages, on sentleur présence, ils passent par nos localités.»

«D’ici» et «de là-bas»

19 Circonscrire la région de Dayr al-Ahmar sur une carte du Liban revient à tracer un

triangle presque parfait. Depuis les guerres civiles de 1975-1990, plus aucun villagemixte ne vient remettre en cause cette forme géométrique: situés à la périphérie decette zone, ils se sont vidés de leur population maronite. Les habitants de ce territoire,clairement délimité, ont indéniablement le sentiment d’appartenir à un groupe àl’identité particulière, une identité collective complexe composée de référentshétérogènes.

20 Bien que les Bcharriotes établissent le plus souvent une distinction très nette entre

«eux», habitants de Dayr al-Ahmar, et «nous», habitants de la Qadisha, les gens de Dayral-Ahmar rappellent avec constance qu’ils sont «de là-bas» (Bcharré). Nombreux sontceux qui, d’ailleurs, ont inscrit sur leur carte d’identité la ville de Bcharré comme lieude résidence. C’est que l’installation définitive de ces familles est un fait tardif: fin XVIIIe

siècle, pour certaines, courant XIXe et XXe siècles, pour les plus nombreuses. Les

habitants de Dayr al-Ahmar sont, pour la plupart, les descendants de bergers pauvres,en bas de l’échelle sociale qui, à la saison froide, venaient faire paître les troupeaux de

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Bcharré et d’Akoura dans la région, qui fut contrôlée par le clan chiite des Harfoushjusqu’à la moitié du XIXe siècle. Les terres étaient louées comme pâturages par les

notables du Mont-Liban. Dayr al-Ahmar a donc été, pendant de nombreuses années, unlieu de passage où on ne s’installait que pendant la saison froide pour ensuite regagnerla montagne.

21 Cependant, se dire «de là-bas», affirmer une identité de vrais «maronites de la

montagne» par contraste avec les «chiites de la plaine de la Bekaa» n’est pas exclusifd’un fort sentiment d’enracinement «ici», dans la terre d’adoption. L’identité socialedépréciative du «chevrier misérable» luttant contre les loups et la vermine estconvertie en identité collective d’affirmation. «Nos ancêtres étaient très pauvres, sansterre. Ils sont descendus de la montagne et ont versé leur sang pour cette terre decaillasse sans eau» explique l’historien du village. Le rôle social de gardien de la valléesainte est également fièrement brandi: «Nous sommes ici pour protéger les chrétiens dela Qadisha» raconte le muḫtār5 de Béchouate.

22 Pendant les années de guerre, Dayr al-Ahmar fut le théâtre de combats et de meurtres

violents, en particulier en 1975-1976. De cette période les habitants conservent lesentiment d’être en permanence assiégés et menacés par la population chiiteenvironnante. «Ici, où qu’on se tourne, on se retrouve face à des metoualis» entend-t-on fréquemment dire à Béchouate. Néanmoins, Dayr al-Ahmar a su nouer des alliancespolitiques avec ses voisins de la plaine et se réserver de longs moments d’accalmie.Celles-ci sont évoquées sans réticence, ni honte. On rappelle notamment le rôle d’unefigure importante de la région, Mu’awwad Kayrouz, surnommé «cheikh al-Sulh» parcequ’il intervenait fréquemment dans les cérémonies de réconciliation entre familles(s ulha): «Sa maison à Shlifa était ouverte à tous. Les musulmans de la plaine venaientsouvent le chercher pour résoudre des conflits».

23 Même la représentation stigmatisante d’une population, en quelque sorte contaminée

dans ses rites, sa culture, par son contact avec le «religieusement autre», est convertieen motif de fierté: «Regarde cette femme qui entre pieds nus dans l’église, m’enjoint unprêtre de Béchouate. Elle fait comme les musulmans. Ici, les gens font beaucoup dechoses comme les musulmans parce qu’ils vivent proches les uns des autres»; «Noussommes conservateurs, nous n’aimons pas que les femmes entrent en minijupes dansles églises. Nous sommes moins ouverts que les chrétiens de Beyrouth à cause desmusulmans qui nous entourent. Mais c’est mieux, non? La Vierge s’habillait avec unelongue robe, elle se couvrait la tête. Nous suivons son modèle qui est un modèle pourtous, c’est mieux, non?» poursuit une femme du village.

Récit mythique d’une fondation

24 À travers ces quelques mots, sur la façon dont sont perçus et se perçoivent les habitants

de Dayr al-Ahmar, se dessinent une «identité sociale» singulière, produite de l’extérieur(par les Bcharriotes ou les missionnaires jésuites) et une «identité collective» définie del’intérieur se recouvrant largement l’une l’autre. De façon frappante, celle qu’ondésigne sous le nom de Notre-Dame de Béchouate est en quelque sorte le miroir de cetimaginaire territorial singulier. Dans son travail sur les Vierges miraculeuses du paysvalencien, Marlène Albert-Llorca explique qu’«à la différence des hosties consacrées,partout et toujours identiques, les Vierges apparaissent comme des êtres distincts: ellesn’ont pas exactement la même physionomie ni les mêmes vêtements» (1994: 39).

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Surtout, à chacune «est attribué un vocable particulier et cela les rapproche beaucoupdes hommes, dont l’identité personnelle est signifiée par l’attribution d’un nompropre» (ibid.) Nombreuses sont les Vierges qui portent le nom d’une localité (un villageou un quartier) et qui, de ce fait, connaissent un «processus d’individuation» (ibid.: 40).Béchouate a donné un nom propre à «sa» Vierge (Notre-Dame de Béchouate). Enretour, cette dernière a donné un «visage» au village, un visage auquel sont attachésdes attributs et des fonctions particuliers. Notre-Dame de Béchouate est, en effet, tout àla fois «Reine des chevriers», «Vierge de la frontière», «Vierge des metoualis», «Viergeprotectrice» et «Reine du monde».

25 Mais, avant de dresser le portrait de cette Vierge, quelques mots s’imposent sur

l’histoire de l’église qui l’abrite. Elle a été récemment retracée par Issam Farid Karam(2006), un historien originaire de Dayr al-Ahmar. Ce livre présente l’intérêt de fixer parécrit le mythe de fondation de l’ancienne église selon une structure narrative classiquequi associe étroitement le lieu saint à une famille: fuite des ancêtres après un conflit;installation dans un village refuge; découverte des ruines d’une église; restauration.L’ensemble de ces séquences se retrouve dans les mythes de fondation des églises oudes monastères du Mont-Liban (Saliba, 2009: 33-34).

Une église, une famille

26 Le village abrite environ deux-cent cinquante habitants. À l’exception d’une

maisonnée, tous sont issus d’une même et unique famille: les Kayrouz. Le sanctuaire deBéchouate et les biens fonciers qui lui sont rattachés constituent un waqf (bien demainmorte) familial. À ce titre, il est géré par un comité dont chacun des sept membresreprésente une branche de la famille. Les Kayrouz considèrent donc ce sanctuairecomme «leur» église. Pour eux, raconter les étapes de sa fondation revient à retracerl’épopée familiale. Histoire mêlée du lieu saint et de la famille que Karam relate à partird’entretiens menés auprès de personnes âgées du village, complétés par la chroniquedu patriarche maronite Istifan al-Duwayhi (1630-1704) 6, (2006: 43-49). Dans ce récit, les«bergers misérables» laissent place à des «chevriers guerriers». Suivons-en le fil.

27 Le mythe familial commence au XVe siècle à Ayn Hilya, un village situé au cœur de

l’Anti-Liban, au nord-ouest de Damas. L’ancêtre de la famille, Jum’a, «était un hommefort, courageux et estimé. Il avait six fils et une fille d’une très grande beauté,surnommée “Dame des frères” (sitt al-iḫwā) (...) Un musulman, notable de la région, lafit demander en mariage, mais son père et ses frères refusèrent car il n’était paschrétien.» (ibid.: 45). L’homme insista tant et tant qu’«ils se soulevèrent contre lui,tuèrent quelques-uns de ses hommes et brûlèrent ses maisons et ses terres» (id.) Aprèsquoi, «emportant avec eux leurs troupeaux et leurs biens, ils fuirent et se dirigèrentvers le Nord du Liban pour s’installer à Bcharré.» «Puis», poursuit Karam, «en 1430, l’und’eux épousa la fille de Hussam al-din Qamar, le muqaddam (chef) de Bcharré». Plustard, les Kayrouz de Ayn Hilya devinrent eux-mêmes les muqaddam de la montagne 7.

28 Puis le récit fait un saut de trois siècles dans le temps pour décrire les circonstances de

la « descente » de la montagne des Kayrouz. La pression économique et le besoin depâturage expliquent la migration de Bcharré, mais le mythe choisit d’inscrire le départdes aïeux de la famille dans la grande histoire nationale et politique et mobilise, pour sefaire, des figures historiques telles que l’émir des Druzes Youssef Shehab (m. 1790) et legouverneur du Pachalik de Saïda, Ahmad Pacha Jazzar (m. 1804). Il relate l’alliance qui

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survint en 1778 entre deux émirs, le gouverneur chiite de la Bekaa Jahjah Harfoush etYoussef Shehab, pour contrer la tentative de mainmise sur la région d’Ahmad PachaJazzar. Après la victoire, Jahjah Harfoush distribua des terres à quelques-uns de sesalliés parmi lesquels un proche de l’émir Youssef Shehab, un certain Bakbashi BarakatKayrouz. Ce dernier, comme ses proches, avaient « les plus grandes difficultés à trouverde nouveaux pâturages pour leurs troupeaux autour de Tripoli et de Kûra » (ibid. : 46).Jahjah Harfush leur donna deux villages : Béchouate et Aynata. À l’automne de cettemême année, peu avant l’hiver, Bakbashi Barakat Kayrouz et son frère Abu Khayr,accompagnés de leurs familles et de leurs troupeaux partirent de Bcharré en directiondes Cèdres, puis du versant oriental du Mont-Liban.

29 À leur arrivée à Béchouate, les Kayrouz trouvèrent des familles jacobites et chiites.

Bakbashi eut droit à un bon accueil, «sa notoriété ayant précédé son arrivée» (ibid.: 47).«Béchouate n’était alors qu’un ensemble de maisons modestes construites autour desruines d’un monastère qui abritaient un troupeau de chèvres et de moutons gardés parun moine jacobite, Gidious al-Yahshushi» (ibid.) Ce dernier avait la charge d’un petitsanctuaire dédié à la Vierge. «La Vierge en ce lieu», raconte Karam, «tenait dans sesbras l’enfant Jésus» (ibid.) Il s’agissait probablement de l’icône décrite par le pèreMartin, un siècle plus tôt (1870: 1509).

Construction de l’église

30 Après leur installation, les Kayrouz décidèrent de fonder un sanctuaire «convenable

pour l’image négligée de la Vierge» (Karam, 2006: 47). Une guerre sourde s’engageaentre Bakbashi et le moine Gidious au sujet de cette construction, les deux hommesvoulant chacun en être le maître d’œuvre. L’affaire s’acheva par la victoire des Kayrouzet l’exil forcé du moine et de sa famille. Le sanctuaire fut achevé en 1790.

31 «Quelques années plus tard», annonce Karam avec une certaine emphase, ce fut la

«rupture» (ibid.: 50) avec les habitants chiites et jacobites du village. Dans cet épisode,un drame sanglant est mis en scène. S’y mêlent étroitement petite et grande histoires.Les trois principaux acteurs en sont la France «protectrice», les maronites «opprimés»et «révoltés» contre les «confessionnellement autres» que sont les «hérétiques»jacobites et chiites. Le sanctuaire de la Vierge constitue le cadre de l’action. En 1798,«survint sur la scène proche-orientale un événement de première importance:l’occupation de l’Égypte par Napoléon Bonaparte, immédiatement suivi du siège d’Acre(...) Les Chrétiens du Mont-Liban soupirèrent de joie. La nouvelle arriva aux bergers deDayr al-Ahmar et de ses environs. À Béchouate, on fit sonner la cloche qui était restéelongtemps silencieuse, pour appeler les croyants à une célébration du “saint sacrifice”.La voix des maronites se fit entendre. Les jacobites, les grecs orthodoxes (arwām) et leschiites du village désapprouvèrent cette situation et se rassemblèrent pour se mettred’accord sur la punition à infliger aux nouveaux venus. Ils envahirent l’église de laSayyidé et sacrifièrent le prêtre sur l’autel alors qu’il célébrait le saint sacrifice enprésence de femmes et d’enfants.» (ibid.: 50-51) 8.

32 Les bergers de la famille Kayrouz, apprenant la nouvelle, appelèrent à l’aide leurs

proches de Bcharré et de la région de Dayr al-Ahmar : « Ils armèrent les jeuneshommes, se rassemblèrent et attaquèrent le village pour protéger leur Sayyidé. C’estainsi qu’ils pérennisèrent leur présence dans le village. Depuis ce temps, la Vierge n’ade cesse de répandre les fleurs du bien et de couvrir de sa générosité les habitants de

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Béchouate et les visiteurs du sanctuaire. Elle a multiplié les guérisons spirituelles etcorporelles. La nouvelle de ses miracles se répandit dans la région et dans tout le Liban.Les croyants affluèrent, portant leurs demandes, leurs maladies, leurs misères à leurVierge, la Fleur de Béchouate, et lui remettant de multiples cadeaux. C’est ainsi que lewaqf de l’église commença à s’agrandir et à prospérer » (ibid. : 51).

La «Vierge qui fait des miracles avec les musulmans»

33 Les habitants de Béchouate évoquent fréquemment les attributs protecteurs de leur

Vierge: «Ici, notre seul vrai évêque, notre seul vrai za‛īm (leader), c’est la Vierge»,s’exclamait le maire du village. «Sans elle, c’est sûr, nous serions partis. À chaque foisqu’elle apparaît, qu’elle fait des miracles, c’est pour nous dire: “Ne partez pas, vous êtesici chez vous, sous ma protection”. Dans les années soixante, il n’y avait plus rien ici.Les chrétiens quittaient la région. Avec les événements [guerre civile de 1975-1990], lesgens sont revenus vivre au village. Mais il n’y avait rien, pas d’électricité, pas d’eau.Après les accords de Taëf les choses ont bougé du côté du gouvernement. Mais enréalité c’est le comité des waqf-s de Notre-Dame de Béchouate qui paye tout ici: legénérateur électrique? Il est à la Vierge. Les réverbères? Ils sont à la Vierge! L’hôtel? Ilest à la Vierge. Si les gens peuvent vivre ici, c’est grâce à notre Sayyidé!»

34 Outre la manifestation du 21 août 2004, une apparition survenue au début de la guerre

civile a marqué la région. En janvier 1976, Dayr al-Ahmar a subi un bombardementintense à partir de Baalbek, alors occupé par les combattants palestiniens et la milicechiite Amal. Pas un habitant ne fut blessé. Plusieurs témoins racontèrent avoir vuNotre-Dame de Béchouate dressée dans les cieux, les mains noircies par la poudrerepoussant les obus qui s’abattaient sur la région (Boutry, Bouflet, 1997: 406). Dans cerécit est mise en avant la fonction «défensive» de Notre-Dame de Béchouate.Cependant, ici comme ailleurs, la Vierge possède de multiples attributs (Claverie, 2003):Notre-Dame est également présentée comme la «Vierge qui fait des miracles avec lesmusulmans».

35 «À Dayr al-Ahmar», raconte une femme originaire de Bcharré, «il y a la rencontre avec

l’Autre, avec les chiites. Là-bas, il y a une autre géographie mentale. Ce n’est pas commeà Bcharré où il n’y a que des chrétiens. Pour moi, Notre-Dame de Béchouate, c’est cellequi fait des miracles avec des musulmans. Ma mère racontait souvent cette histoire: Il yavait une femme chiite. Elle était belle, avait de nombreux frères. C’était il y acinquante ans environ. Elle n’était pas mariée. Mais un jour son ventre s’est mis àgonfler. Les gens ont pensé qu’elle était enceinte. Ses frères, son père, son oncle, tousdisaient: “Il faut la tuer pour sauver l’honneur”. Sa tante paternelle lui a ordonné:“Raconte-moi ce qui s’est passé”. La jeune fille a juré qu’elle n’avait rien fait. Sa mère l’aemmenée à Béchouate et l’a jetée devant l’autel. Elle a dit à la Vierge: “Si elle estvraiment innocente, prouve-le!” La fille s’est mise à tousser, tousser. Elle a commencé àvomir de l’eau et un serpent est sorti avec l’eau. Les gens sont venus voir et ont faitsonner les cloches. Encore aujourd’hui ma mère raconte cette histoire. Vraiment c’estune Vierge particulière, qui s’occupe de la région. C’est dire son pouvoir!»

36 Cette fonction de «pourvoyeuse de miracles pour les musulmans» est fréquemment

évoquée. Elle est au cœur du mythe d’installation des habitants de Béchouate au XVIIIe

siècle. On a vu que l’établissement des Kayrouz dans le village est étroitement lié à lafamille chiite de l’émir Jahjah Harfoush. C’est lui qui donna cette terre aux Kayrouz.

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Après l’installation dans le village et la construction de l’église, il fallut cependant faireface aux incursions et vexations des hommes de l’émir. Notre-Dame de Béchouate,selon le mythe, aurait joué le rôle de «régulatrice» des relations entre les maronitesrécemment «descendus» de la montagne et le puissant clan chiite de la plaine. Lesouvrages des trois pères jésuites et le livre, plus récent, de Issam Farid Karam recensentles premiers miracles qui firent, en quelque sorte, la réputation de la Vierge du village.Ces récits mettent systématiquement en scène, dans le rôle du principal témoin, unmembre éminent de la famille Harfoush.

37 Reprenons le «miracle de la colonne». Il est aujourd’hui fréquemment raconté parce

que le reste de cette colonne, une pierre ronde de marbre rose, fait l’objet d’unedévotion importante. Au père Goudard qui, à la fin du XIXe siècle, interrogeait les

habitants de Béchouate sur ce «morceau de colonne en granit rose que chacun baisaitdévotement», on répondit qu’il s’agissait d’un «débris des ruines de l’ancien caveau (...)encastré dans le mur de la première église». Pour la construction d’un sérail à Nebek(Syrie), l’émir metouali Amin Harfouche la fit enlever. «Cela nous fendit le cœur. Maisque pouvions-nous faire contre l’émir?» raconte un villageois. Cependant, lelendemain, la colonne disparut miraculeusement. Croyant que les gens de Béchouatel’avaient subrepticement enlevée, les hommes de l’émir revinrent sur leur pas. Ilsentrèrent dans l’église, mais «voyant la colonne revenue à la même place que la veille,sans trace d’éboulis, comme si jamais personne ne l’avait touchée, ils eurent peur ets’en retournèrent». Cependant, l’émir renvoya «une seconde bande qui arriva,chantant, fanfaronnant pour montrer son courage». Ils posèrent «leurs ceintures etleurs keffiés sur l’autel» et se mirent à dégager la colonne. «Mais voici que tous leskeffiés et les ceintures [prirent] feu subitement» (...) Épouvantés, les Metoualis, se[jetèrent] hors de l’église: «Malheur à nous», s’écrièrent-ils. «Nous avons violé un waqf[fondation pieuse]! L’émir fut effrayé lui-même. Non seulement il laissa la colonne,mais, pour apaiser la Saïdé chrétienne dont il redoutait la vengeance, il jura que ni luini aucun membre de sa famille ne passerait devant l’église sans une offranderéparatrice.» La promesse de l’émir fut «fidèlement exécutée» jusqu’en 1864, date àlaquelle le sultan Abd el-Aziz fit déporter à Rhodes tous les Harfoush (Goudard, 1908:415).

38 Deux autres miracles, mettant en scène des membres de la tribu Harfoush, sont relatés:

des récits avant tout destinés à apporter la preuve de l’efficace et de la puissance deNotre-Dame de Béchouate. Ils soulignent également la complexité des liensinterreligieux créés autour de cette figure sainte. Systématiquement le «musulmanchiite» est désigné par le terme péjoratif de «metouali»: il est l’hérétique violent etmenaçant. Dans le même temps, ces constructions de type hagiographique, destinées àanticiper objections et critiques, lui confèrent à chaque fois la place structurale de lapreuve. Il est, au départ, celui «qui n’y croit pas», détaché, voire même irrespectueux etdésinvolte à l’égard de la Vierge. Cette dernière finit cependant par le soumettre à forcede miracles. Tant et si bien qu’il en devient «superstitieux» (ibid.), considérant la Mèrede Jésus comme une «fée puissante» (ibid.) Dans l’événement de 2004, on retrouve cettestructure narrative. Muhammad al-Hawadi n’est certes pas un émir puissant et agressif,néanmoins il est systématiquement présenté comme «Autre»: sunnite et jordanien. Luiaussi constitue, en quelque sorte, une preuve parfaite: il est détaché, désintéressé etobjectif (Aubin-Boltanski, 2008: 19-20).

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39 Karam reprend mot à mot les récits de miracles recensés par les pères jésuites en les

historicisant par l’ajout systématique de dates: date de l’émirat d’Amin Harfoush(1817-1837), date de la déportation par les Ottomans de la tribu Harfoush vers Rhodes(1864). Il précise également que «l’événement de la colonne (...) transforma du tout autout la situation du waqf de la Sayyidé»: «La nouvelle se répandit dans toute les régions,les gens et les croyants affluèrent de toutes parts pour constater d’eux-mêmes ce quis’y passait. Les vœux et les dons en espèces et en nature se multiplièrent» (Karam, 2006:56).

40 Tant est si bien qu’une nouvelle église put être construite en 1830, «une église

maronite», précise Karam, «modeste, conforme à la dévotion, avec un autel tourné versl’est au-dessus duquel fut disposée l’icône et à côté duquel on fixa la fameuse colonne»(ibid.: 57). Ce sanctuaire marque en quelque sorte l’enracinement définitif et exclusifdes Kayrouz dans le village de Béchouate. Ayant assuré leur emprise, ils purent semontrer magnanimes, voire accueillants, envers leurs anciens ennemis: «Après avoirchassé leurs agresseurs, les Kayrouz renouèrent de bonnes relations avec leurs voisinset les invitèrent à rendre des visites pieuses dans le sanctuaire, en particulier aumoment de la fête de la Vierge qui était célébrée le 3 août de chaque année selon lecalendrier julien (taqas šarqī) 9. Ils conservèrent cette tradition jusqu’en 1858, date del’adoption du calendrier grégorien par le patriarcat maronite. Depuis, la fête a lieu le 15août.» (ibid.: 59).

La statue de Notre-Dame de Béchouate: une représentation

singulière

41 L’icône byzantine, qui fit l’objet de tant d’attention de la part des Kayrouz lors de leur

installation à Béchouate, a entièrement brûlé dans un incendie qui dévasta l’église en1919. À l’heure actuelle, les quelques objets composant le décor du sanctuaire sont tousde facture latine: un tableau de l’Assomption, copie d’une œuvre de Murillo, deuxstatues – de la Vierge de Pontmain et de Notre-Dame de Lourdes. C’est la statue dePontmain qui «personnifie» aujour d’hui Notre-Dame de Béchouate.

42 Jusqu’à l’apparition d’août 2004, il existait, au Proche-Orient, peu de représentations de

ce type 10. Ses traits sont particuliers: revêtue d’une longue robe bleue nuit constelléed’étoiles, sa tête est recouverte d’un voile noir et d’une couronne dorée. Elle tient entreses mains un crucifix. Ses yeux sont fixés vers le sol, son visage est sévère et fermé. Lecontraste avec l’allure mièvre de la Vierge de Lourdes, dont une statue se trouveégalement dans le sanctuaire, de l’autre côté de l’autel, est saisissant.

43 Précisons qu’il s’agit d’une représentation de la mère de Dieu telle qu’elle apparut, en

1871, dans le petit village mayennais de Pontmain (Ouest de la France). L’apparition dePontmain clôt la série des apparitions dites attestataires du XIXe siècle (Lourdes, La

Salette). Elle survient dans un contexte politique particulier: l’armée prussienneenvahissait la France, aux portes de Laval, et s’apprêtait à pénétrer en Bretagne. LaVierge délivre à cinq enfants un message d’espoir, quelques jours seulement avantl’armistice et le repli de l’armée prussienne. Une lecture politique et nationaliste futdonnée à l’affaire: la mère de Jésus avait protégé la France et fait fuir les Allemands.«Notre-Dame de Béchouate» est donc une copie de la Vierge de Pontmain introduite àBéchouate au début du XXe siècle. Cependant, dans un premier temps, elle n’a pas

transporté avec elle l’histoire de l’apparition de 1871. Jusqu’en août 2004, les villageois,

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comme les prêtres en charge du sanctuaire, ignoraient les détails de l’événement dePontmain: «On savait vaguement qu’elle venait de France. C’est tout. Pour nous elleétait différente des autres, surtout de Sayyidet Lourdes (Notre-Dame de Lourdes).C’était notre Vierge (Sayyidetna), c’est-à-dire c’était Sayyidet Béchouate» explique unvillageois. À la suite de l’animation de la statue, devant le jeune Muhammad al-Hawadi,des journalistes et des historiens locaux se sont intéressés à l’histoire de cettereprésentation peu commune au Proche-Orient. Articles et reportages se sontmultipliés. Le père Michel Poussier, le recteur de Pontmain, s’est déplacé à Béchouateen janvier 2005. Notre-Dame de Béchouate a ainsi renoué avec son identité française,une identité restée en latence pendant près d’un siècle. C’est que, à plus d’un siècled’écart, les deux apparitions suivent un canevas très semblable: elles surviennentdevant des enfants, dans un contexte politique tendu et, surtout, sont interprétéesl’une comme l’autre selon une lecture nationaliste: en 1871, la Vierge sauve la France;en 2004, c’est le Liban qu’elle protège (Aubin-Boltanski, 2008). Les messages d’espoir,délivrés en 1871 et en 2004, se fondent l’un dans l’autre, ils deviennentinterchangeables. De ce fait, à son identité strictement locale, jalousement préservéepar les villageois, s’ajoute dorénavant une identité «étrangère» qui lui permet des’inscrire dans un réseau plus large: national, voire transnational.

Conclusion

44 Le mythe de fondation du sanctuaire de Béchouate révèle une relation triangulaire

entre une Vierge, les habitants maronites du village et leurs voisins chiites de la plainede la Bekaa. Dans cette relation, Notre-Dame de Béchouate se situe en «surplomb». Lesattachements verticaux qui la lient aux fidèles, qu’ils soient chrétiens ou musulmans,priment sur les attachements horizontaux qui se nouent entre membres de différentescommunautés. À Dayr Al-Ahmar, cette zone frontière marquée par un imaginaireterritorial singulier, elle joue un rôle central de «médiatrice» et de «régulatrice» dansles relations interreligieuses. Ce rôle – les attributs et fonctions qui lui sont attachés – apris forme peu à peu au fil des phases de fondation du sanctuaire, phases au nombre dequatre: 1-arrivée des Kayrouz dans le village, appropriation de l’icône et constructionde l’église; 2- meurtre du prêtre sur l’autel, exclusion des jacobites et de chiites deBéchouate; 3- multiplication des miracles de Notre-Dame de Béchouate adressés à deschiites, développement des waqf-s du sanctuaire; 4-apparitions de 1976 et de 2004, etessor du pèlerinage interreligieux.

45 Cumulatifs, ses multiples attributs sont mobilisés ou à l’état de latence en fonction des

situations et des époques. Mobilisés, ils reflètent une idéologie ou un imaginairecollectif du moment. Latents, ils peuvent ressurgir dans d’autres circonstances. Notre-Dame de Béchouate a commencé sa «carrière» comme «Reine des chevriers». Leshabitants du village aiment à rappeler que leurs ancêtres descendus de la montagneavec leurs troupeaux à la fin du XVIIIe siècle la «sauvèrent» des hérétiques et des

metoualis pour lui bâtir une église «authentiquement maronite». Elle se transformaalors en Vierge «protectrice». S.Kayrouz, appartient à la branche (ğubb) des Bakbashi,descendants en ligne directe du fameux Bakbashi Barakat Kayrouz. Sa version dumythe d’arrivée des Kayrouz à Béchouate diffère quelque peu de celle que livrel’historien Issam Farid Karam, mais suit une même trame narrative. La Vierge«négligée» par les religieusement autres, restaurée dans sa dignité par les Kayrouz,

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devient pour ces derniers infiniment puissante: «Il y a longtemps, trois Kayrouz, monaïeul et ses frères, sont arrivés ici. Ils ont trouvé l’église de Notre-Dame qui servaitd’enclos aux bêtes. Des musulmans habitaient dans le village qui était un ancien villagemaronite. Bakbashi a construit l’église pour la Vierge. Avec ses frères, il a chassé lesmusulmans. Dis-moi: Comment trois hommes ont-ils pu chasser tous ces musulmans?Eux-mêmes ne le savaient pas. Très longtemps après on leur a dit la raison. Ce sont desmusulmans qui leur ont tout expliqué: pendant la bataille ils ont vu une femme à chevalqui leur envoyait du sable au visage. Ils ont dit que c’était elle qui les avait chassés. Leschrétiens ne comprenaient pas, ils ont dit: “Mais il n’y avait aucune femme avec nous!”Puis ils ont montré l’image de la Sayyidé aux musulmans et ces derniers ont dit: “C’étaitelle!”» Dans ce récit, c’est, encore une fois, une Vierge qui «apparaît aux autres», lesmusulmans, qui est mise en exergue. Grâce aux qualités de «médiatrice» et de«régulatrice» des relations interreligieuses de Notre-Dame de Béchouate, les Kayrouzpérenniseront leur installation dans ce village situé dans une zone frontière dominéepar des tribus chiites.

46 «Après les combats de 1976, nos jeunes ont réussi à faire prisonniers des combattants

des forces de gauche. Ils étaient tous musulmans sauf un. Ils ont été amenés chez moi.C’est moi qui les nourrissais. L’un d’eux m’a raconté ce qui s’est passé ce fameux jour oùils nous ont bombardés de Baalbek. Il m’a raconté que notre Sayyidé était là dans le cielpour renvoyer les obus. Nous [les chrétiens] nous n’avons rien vu. C’est eux [lesmusulmans] qui ont vu», raconte Umm C., une habitante du village de Dayr al-Ahmar.Dans ce récit, Notre-Dame de Béchouate se manifeste à des soldats musulmans pourprotéger les chrétiens de Dayr Al-Ahmar. Un quart de siècle plus tard, la Vierge«bouclier» se double d’une Vierge «de dialogue». Le message de «paix» et «d’amour»prononcé lors de l’apparition de 2004 fut compris, à l’échelle de Dayr al-Ahmar, commeune déclaration de protection adressée aux chrétiens de la région. Un parallèle futétabli avec l’apparition de 1976. Cependant, l’événement fut également interprété, àl’échelle nationale, selon les termes du «dialogue». Médias libanais de tous bords,représentants politiques et autorités religieuses s’accordèrent sur une même lecturedes faits: c’est un message de fraternité et d’unité que la Vierge a(urait) délivré auxLibanais. Cette interprétation s’articule toujours autour des principaux termes de laprière prononcée par le jeune Muhammad – «paix», «amour», «liberté» – tout enl’élargissant à l’espace national libanais. Elle s’appuie, d’une part, sur l’identité duprincipal témoin, musulman sunnite, et, d’autre part, sur la localisation du théâtre del’apparition: Dayr al-Ahmar, un espace liminaire et une enclave chrétienne située dansun environnement majoritairement chiite.

47 Enfin, sans effacer son caractère strictement local, jalousement préservé par les

villageois de Béchouate, la lecture politique et nationaliste de l’apparition de 2004 arévélé l’identité également «étrangère» de Notre-Dame de Béchouate «incarnée» parune statue de Pontmain. Cette identité, longtemps demeurée en latence, l’inscrit dansun large réseau, transnational et international. Le message délivré à Béchouate a,pareillement, une dimension internationale. Le principal témoin, Muhammad al-Hawadi est non seulement musulman, mais de nationalité jordanienne. Le message qui«sortit» de sa bouche a un caractère «global» très net: la Vierge définie comme «Reinedu monde» est appelée pour instaurer la paix, l’amour et la liberté «sur la face de laterre». C’est que le dialogue interreligieux, ainsi que les problématiques qui lui sontétroitement liées du «vivre-ensemble» et de la «coexistence», ne constituent pas uneaffaire uniquement libanaise. Il fut l’un des axes majeurs de la politique de Jean-Paul II

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tout au long de son pontificat. Depuis le 11 septembre 2001, prenant des formes aussidiverses que des célébrations interreligieuses, des conférences, des forums, desrencontres, des publications, il connaît un développement notable (Lamine, 2004;Weber, 2005; Balas, 2008). Indéniablement, pour être mieux compris, l’événement deBéchouate doit être replacé dans ce cadre qui dépasse non seulement l’espace régionalde Dayr al-Ahmar, mais également celui de la nation libanaise.

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NOTES

1. À partir du XVIIIe siècle, l’Église catholique a consacré les deux mois de mai et d’août à Marie.

2. L’Orient-Le Jour, 23 septembre 2004.

3. Chrétien Magazine, 177, 15 février 2005.

4. Ici nous suivrons la proposition de B.Debarbieux qui distingue «l’identité sociale», «attribuée

ou imputée par d’autres à un individu ou à un groupe pour le situer dans une représentation de la

société» de «l’identité collective» qui désigne «le sentiment et la volonté partagés par plusieurs

individus d’appartenir à un même groupe» (2006: 341-342).

5. Muḫtār: équivalent du maire.

6. Istifan al-Duwayhi, Ta’rīḫ al-’azmina (1095-1699), F. Tawtal (éd.), al-Mashriq, 44, 1950, Beyrouth,

1951.

7. Le mythe, ici, rejoint partiellement l’histoire: la fonction de muqaddam est revenue, dans la

seconde moitié du XVIe siècle aux descendants de Izz al-Din, un homme originaire de ‘Ayn Hilya.

Ce denier se maria, en 1430, avec la petite-fille de Badr al-Din Qamar, muqaddam de Bcharré, mais

les noms de Juma et de Kayrouz ne sont pas mentionnés dans la chronique de Duwayhi (Salibi,

1968: 77-80).

8. Goudard raconte une histoire très similaire (415).

9. Ici l’auteur fait une erreur: c’est le 28 août que l’Assomption est célébrée dans le calendrier

julien.

10. À ma connaissance, il n’en existe que deux autres exemplaires, à Jérusalem, depuis le début

du XXe siècle. L’un se trouve dans l’église Sainte-Anne, le second est une possession de l’Église

arménienne catholique. Cependant, depuis l’apparition d’août 2004 qui a eu un retentissement

dans tout le Proche-Orient, des copies de Notre-Dame de Béchouate, de toutes tailles, ont été

fabriquées et largement diffusées au Liban et dans les pays voisins.

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RÉSUMÉS

En août 2004, Béchouate, un village maronite du Liban, est le théâtre d’une apparition de la

Vierge. Le principal témoin est un enfant musulman sunnite de nationalité jordanienne. Les jours

suivants, un flot important de pèlerins de différentes confessions, principalement maronites et

chiites, converge vers le village.

Pour être compris, l’événement doit être replacé dans son contexte politique et social, marqué,

entre autres, par le développement du dialogue islamo-chrétien. Comment cette petite localité

s’est-elle transformée en un vaste centre de pèlerinage? Comment une «manifestation» de Marie

est-elle devenue une affaire nationale et politique? Pourquoi un tel engouement pour cette

Vierge en particulier? Notre-Dame de Béchouate possède des attributs singuliers construits

localement. À travers l’analyse de l’imaginaire territorial des habitants de Dayr al-Ahmar, «sa»

région, et du mythe de fondation de son sanctuaire, j’en retracerai les contours et montrerai

comment ils en sont venus à dépasser leur inscription locale pour faire sens au niveau national.

On the 21st of August 2004, Bechouate, a Maronite village of Lebanon witnessed an apparition of

the Virgin Mary. The main witness was a young Sunni Muslim boy from Jordan. The following

days a great number of pilgrims of different religious denominations – mainly Maronites and

Shiites- flocked to the village. In order to be understood, the event has to be contextualized

historically, socially and politically. The years 2000 are marked, among other things, by the

development of the Christian-Muslim dialogue. How this small and remote village did become a

vast center of pilgrimage? How a “manifestation” of Mary did develop into a national and

political issue? Why such an enthusiasm for this Virgin in particular? Our Lady of Bechouate has

peculiar attributes that are built locally. Through the analysis of the inhabitants’ territorial

imaginary of “her” region (Dayr al-Ahmar), and the scrutiny of the myth of foundation of her

shrine, I shall try to define them and show how they came to make sense on a national level.

En agosto de 2004, Bechouat, una aldea maronita del Líbano, es el teatro de una aparición de la

Virgen. El principal testigo es un niño musulmán sunnita de nacionalidad jordana. Durante los

días posteriores, una masa importante de peregrinos de diferentes confesiones, principalmente

maronitas y chiitas, converge en la aldea.

Para comprenderlo, el hecho tiene que ser reubicado en su contexto político y social, marcado,

entre otros, por el desarrollo del diálogo Islam-Cristianismo. ¿Cómo esta pequeña localidad se

transformó en un vasto centro de peregrinación? ¿De qué manera una “manifestación” de María

se volvió una cuestión nacional y política? ¿Por qué un apasionamiento tan grande por esta

Virgen en particular? Nuestra Señora de Bechouat posee atributos singulares construidos

localmente. A través del análisis del imaginario territorial de los habitantes de Dayr al-Ahmar,

“su” región, y del mito de fundación de su santuario, retrazaré los contornos y mostraré de qué

manera se superó la inscripción local para adquirir sentido nacional.

INDEX

Palabras claves : diálogo islam-cristianismo, imaginario territorial, Líbano, mito de fundación,

peregrinación, Virgen

Keywords : christian-muslim relations, Islam, Lebanon, myth of foundation, pilgrimage,

territorial imaginary

Mots-clés : dialogue islamo-chrétien, imaginaire territorial, la Vierge, Liban, mythe de

fondation, pèlerinage

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AUTEUR

EMMA AUBIN-BOLTANSKI

CEIFR (CNRS/EHESS), [email protected]

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Heritage, Nationalism and theShifting Symbolism of the WailingWall*Simone Ricca

1 While before 1967 Israel opted to create alternative “holy” sites 1 to commemorate its

establishment, the conquest of the West Bank and of the Old City of Jerusalem gaveIsrael the possibility to relate directly to the hard core of Judaism and its mostcelebrated symbols. A new interpretation of Jerusalem’s physical townscape enabledthe Israelis to turn a poor, run-down religious area in a showcase of the State’sachievements, and into an Israeli stronghold shaped according to the will of the secularAshkenazi elite. The multifaceted bonds linking heritage to nationalism, and ideologyto the built environment, are embodied in the reconstructed Jewish Quarter.

2 The study of symbols, the creation of historic narrative, “invented” traditions, and

heritage symbolism, have become common fields of study among Israeli researchers(Katriel, 1999; Zerubavel, 1995). Thus far, however, there has been no attempt to applythis approach to the physical transformation of a significant area of the Old City ofJerusalem. 2

3 Carried out by the Israeli authorities after the 1967 capture of East Jerusalem, this

transformation concerns in particular the “Wailing Wall”, that segment of the outercompound of the Herodian Temple (and, by the same token, of the Muslim Haram al-Sharif) which since early modern times has been a religious focus for Jews. Yet thesechanges, which seek to erase a centuries-old Arab past and replace it with a new,exclusively Jewish space adapted to the symbolism of a modern Jewish state, provideexcellent grounds for such an approach. This paper proposes to examine bothalterations to this space’s meanings before 1967, as well as physical changes to the Wallarea since that time. It also proposes to assess the extent to which recent efforts tomake the Wall “the” Israeli national symbol, celebrating both Zionist values and Jewishreligious tradition, have succeeded.

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The Beginnings of Tradition

4 While the Wailing Wall today is universally acclaimed as Judaism’s most sacred

monument, its centrality to the religion is not as ancient as is commonly thought. Weknow from pilgrims and travellers in the fifteenth century that it was not the WailingWall, but the Mount of Olives outside the Old City that was dedicated once a year to thecommemoration of the destruction of the Temple. 3 The Wailing Wall area, a narrowcourtyard (120 square meters) in front of the Wall enclaved within the fourteenthcentury Muslim Moroccan Quarter, was defined and set apart only during the reign ofOttoman Sultan Suleiman the Magnificent in the sixteenth century. F.E. Peters, in hiscomprehensive collection of travellers’ and pilgrims’ documents concerning Jerusalem,observes that only from the early years of that century did Jewish visitors describe theWailing Wall and connect it with the earlier tradition of the “Presence of God.” (Peters,1985: 528). Even the “official” history of the Wall published by the Israeli defenceministry in the early 1980s, while noting that “literary reports of travellers andpilgrims, particularly in the last centuries, are full of descriptions of the Western Wall”added that “...it should, however, be pointed out that for hundreds of years, duringnearly the whole of the Middle Ages, there is hardly any reference to the Wall” (BenDov, Naor, Aner, 1983: 65).

5 There is no question, however, that by the nineteenth century the Wall had become a

central religious focus for Jews both locally and in the diaspora. Politicization of theissue began in the twentieth century, especially following the establishment of theBritish Mandate over Palestine at the end of World War I. District Officer L.Custobserved in 1929 that “in certain Jewish circles the right to pray has (...) become linkedwith the claim to actual ownership of the Wall” (Cust, 1980: 45). By that time, thesecular Zionist movement, cognizant of the Wall’s importance as a symbol, had begunto cultivate it in the service of its cause. As a result, it became the focus of growingtensions with the Muslim community.

6 Tensions at the Wall are often marked as beginning in 1911, when the Ottoman

Administrative Council officially resolved to forbid Jews from bringing chairs orscreens for separating women and men into the narrow passageway in front of the Wall(Cust, 1980: 46). In fact, tensions clearly existed far earlier, as evidenced by an 1840decree by Ibrahim Pasha forbidding Jews to pave the passage in front of the Wall(Löfgren, Barde, Van Kempen, 1930: Appendix VII). In principle, the conduct of worshipand the maintenance of the holy places in Jerusalem were regulated by the Status Quoarrangements, established by the Ottomans in the mid-eighteenth century andconfirmed by the great powers in the Treaty of Paris signed in 1855 (Berkovitz, 2001:12), to reduce tensions and mitigate rivalries over holy places among the religiouscommunities. 4 Though these particularly concerned the Christian holy places,traditionally they embraced practices at Jewish holy sites as well, and were formallyextended to the Wailing Wall and to Rachel’s Tomb by the British during the Mandatoryperiod. Nonetheless, Jewish challenges to the Status Quo at the Wall continued andescalated throughout the 1920s (Lundsten, 1978). The resulting tensions culminated inthe outbreak of violence known as “the Wailing Wall incident” in August 1929 (Dumper,1997: 200), when a demonstration at the wall by militant Zionist groups triggeredrioting that resulted in the death of 133 Jews and 116 Arabs.

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7 As a result of the Wailing Wall riots, in May 1930 Britain appointed, with the approval

of the League of Nations, an International Commission of Inquiry for the Wailing Wall.The Commission’s report, presented in December 1930, noted that while the “Jews do

not claim any proprietorship to the Wall or to the Pavement in front of it [emphasisadded]”, the commission nonetheless intended “to inquire into the question of legalownership as a necessary basis for determining the legal position in the matter”. In itsfinal conclusions, the Commission determined that the Jews would have free access tothe Wall “for the purpose of devotions at all times” (though subject to enumeratedstipulations) but that “to the Moslems belong the sole ownership of, and the soleproprietary right to, the Western Wall” as well as to the pavement in front and theadjacent Moroccan quarter (Löfgren, Barde, Van Kempen, 1930). The conclusions of theWall Commission were accorded the status of law—the King’s Order-in-Council onPalestine (Western or Wailing Wall), 1931—and incorporated by the MandatoryGovernment as an integral part of the Status Quo of the Holy Places (Berkovitz, 2001:26).

8 Despite official prohibition by the Mandate authorities, Jewish national rallies

continued at the Wall throughout the 1930s and 1940s. The growing confidence of theZionist movement was apparent even at the time of the 1930 Wall Commission,particularly evidenced by the suggestion of the Jewish committee chosen to meet withthe Commission 5 that the entire Moghrabi quarter, constituted entirely by waqf

(religious endowment) properties, be vacated. In the eyes of the Arab committeeformed to meet with the Commission, this demand “shows that the real intentions ofthe Jews are to lay hands by degrees on the Holy Places of the Moslems and to becomethe masters of the country” (Löfgren, Barde, Van Kempen, 1930: The MoslemContentions -f-).

Competing Traditions

9 With the increased centrality of the Wall for Jews, new symbolic meanings and

traditions were attached to the site. Though its importance, as noted above, had beengrowing during the second half of the nineteenth century, its significance remainedprimarily “religious”, and some secular Zionists even found the sight of Jews praying atthe wall disturbing, redolent of backwardness. Ahad Ha’am, one of the most prominentof the early Zionist pioneers, wrote in the 1880s: “as I stand and look at them, a singlethought fills my mind. These stones bear witness to the destruction of our land, andthese men to the destruction of our people. Which of the two catastrophes is the worse?Which gives greater cause of mourning?” (Hertzberg, 1996: 157).

10 By the beginning of the twentieth century, however, what had once been a purely

“religious” site was being transformed into a nationalist issue, and the Wall began to becelebrated by both orthodox and secular Zionists. It is true that, as Akiva Orr has noted,the Wall was experienced very differently by the two groups (Orr, 1983: 193), and theirdiffering attitudes constituted a source of conflict between them throughout themandate period. Still, the Zionist movement from the very outset realized the evocativepower of the Wall and capitalized on it; the delegate cards for the early ZionistCongresses had the image of Jews praying at the Wall on one side and the modernimage of a pioneer working the land on the other. 6 Moreover, the mingling of religiousand national symbolisms increased. A 1935 Zionist tourist guidebook describes the

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commemoration of Tisha B’Av, the date that traditionally commemorates thedestruction of the first and second Temples, as follows:

“But the deepest impression is made by the Eve of Tisha be’Av (...). That evening averitable Jewish migration to the Wailing Wall sets in after dark. The thousandsslowly and silently pass before the everlasting stones far into the night; young andold, believer and free-thinker, the Old Yishuv from the Street of the Jews and theHalutzim from the colonies and Kvutzot. And if anywhere at all, here and at thishour you can feel that am Israel khai, Israel is Alive.” (Kloetzel, 1935: 21).

11 Israeli sources emphasize the fact that in the same period, and as a reaction to the

growing Jewish interest in the Wall, a Muslim counter-narrative developed celebratingthe religious narrative of the sanctity of the tethering place of al-Buraq, the Prophet’smagical steed. The Israeli Defence Ministry publication dates this tradition to the mid-nineteenth century (Ben Dov, Naor, Aner, 1983: 62), while alternative earlier locationsfor Buraq’s tethering place are listed in Elad’s Medieval Jerusalem and Islamic Worship

(Elad, 1995: 99-104).

12 Though it appears evident that new attention was accorded to the al-Buraq tradition in

the early twentieth century, and a sort of planned development of this “tradition” wasstaged by the Muslim religious authorities to counteract the Jewish/Zionist claims,relatively ancient traces of the association of the site with Muhammad’s magical steeddo exist. A fourteenth century manuscript by Ibn Furkah (d. 1328) states that al-Buraqwas tethered outside Bab al-Nab, an old name for a gate along the south-western wall ofthe Haram al-Sharif, located at the very spot presently known as al-Buraq (Khalidi,1997: 216, footnote 25). Wilson’s map of Jerusalem of 1865 names the area around theWailing Wall “Hosh al-Buraq” (Wilson, 1876 and Tibawi, 1978: 46), and the 1840Deliberation refusing the Jews the right to pave the area in front of the Wall alreadydefines it as “the spot where al-Buraq was tethered” (Tibawi, 1978: 20).

13 Following the 1948 War and the expulsion of the Jews from the Old City, the role of the

Wall changed again: the Jordanian Authorities tried to minimize the Jewish relevanceof the site and stressed its uniquely “Arab” connotation. This is visible, for example, ina Jordanian-period postcard 7 portraying a Palestinian woman in “traditional” dresswalking by the Wall. 8

June 1967: Erasing the Past

14 With Israel’s 1967 conquest of East Jerusalem, a dramatic transformation took place.

Immediately after the battle for the Old City ended, the entire Moroccan Quarter wasrazed, and its 650 inhabitants were evicted with only three hours to remove theirbelongings. 9 The section of the Wall dedicated to prayers was extended southwards todouble its original length from 28 to 60 meters, while the original facing open area ofsome four meters grew to 40 meters: the small 120 square meter area in front of thewall became the vast Western Wall Plaza, covering 20,000 square meters over the ruinsof the Moghrabi Quarter (Berkovitz, 2001: 27).

15 This radical transformation of the urban landscape, in clear violation of the Geneva

Convention 10 not to mention the Status Quo understandings, was decided jointly by themilitary and civil authorities and later officially attributed to mayor of Jerusalem TeddyKollek. 11 The reasons for this move, which dramatically marked the symbolicappropriation of the city by the Israelis, have been analyzed by Meron Benvenisti 12 and

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by Uzi Benziman 13, but its long-term impact on the city, its residents, and foreignvisitors often goes unmentioned.

16 The millions of tourists who have visited Jerusalem since 1967 have no idea of the site’s

previous layout; Israeli tour-guides generally avoid any mention of the MoroccanQuarter and its razing immediately after the June war. 14 Thus this erasure was not onlyphysical, but one of memory as well: the many publications about the Old City almostnever include photographs of the site as it used to be. Even the few available images ofthe Moroccan Quarter sold in the Old City photography shops date from the beginningof the century, therefore promoting a convenient confusion between the destructioncaused by the 1948 fighting and the deliberate erasure of the neighbourhood in 1967.This erasure, to an extent, applies even to the younger generations of Palestinians whohave grown up knowing only the vast, empty Plaza—and this despite the fact that manyPalestinian families in the Old City have relatives who used to live in the MoroccanQuarter 15 or in nearby buildings demolished to make way for the greatly expandedJewish Quarter. 16 Over the past 35 years, the new Plaza and the totally revamped JewishQuarter have become “traditional” features in a city where Arabs and Jews speakdifferent languages, live in separate worlds, and do not intermingle. 17

17 The depiction of the Moroccan Quarter as a jumble of hovels (when it is referred to at

all) almost immediately became the official truth.18 According to a foreign resident ofthe Old City:

“The day the bulldozing began the quarter was described in The Jerusalem Post as aslum. Two days later it was reported as having been by and large abandoned duringthe siege. I expect in time that its existence will vanish altogether from the pages ofdeveloping Zionist history.” (Schleifer, 1972).

18 These ideologically-motivated depictions are refuted by descriptions culled from

contemporary reports, interviews with former inhabitants (Abowd, 2001), and oldphotographs of the quarter, all of which testify that the ancient medieval quarter was alively neighbourhood, its level of dilapidation mirroring that found elsewhere in theOld City.

19 The following step in “clearing” the area, the demolition of the Abu Saud complex 19 in

front of Bab al-Magharibah, took place two years later in June 1969. An example ofMamluk architecture and a well-known element of the city landscape and history wasremoved to enlarge the excavation area and to “free” access to the Haram al-Sharif forthe Israeli army in case of troubles. In this case too, the tendency to downgrade thearchitectural and historic value of “inconvenient” buildings is evident in the above-mentioned Defence Ministry publication’s description of the buildings:

“Even the remaining houses on the outcropping are unimportant. Although somedate from the Middle Ages, extensive reconstruction has been done in them in the20th century. One of them has a concrete roof supported by iron railways tracks!The balconies of the buildings are also constructed of railways tracks which provesconclusively that they do not predate our century. The presence of these buildingsin the area is purely accidental; a decision to remove them would be just aslegitimate as one to leave them there.” (Ben Dov, Naor, Aner, 1983: 167) 20.

20 This strategy of purposeful depreciation of the non-Jewish heritage of the city can be

seen in several developments involving the Wall. After the 1967 capture of the Old City,Jewish religious personalities pushed for “freeing” the entire length of the 465-meterwall, proposing the demolition of all the Islamic theological colleges (the Mamlukmadrasas built along the outer wall of the Haram al-Sharif constitute one of the pre-

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eminent architectural features of the old city of Jerusalem 21) and Arab-inhabitedbuildings that had grown along it during the centuries.

21 The case that caused the greatest controversy involved the “Little Wall”, the only

segment of the Western Wall (aside from the extended Wailing Wall) unobstructed bylater construction. Located in the courtyard of the thirteenth century Ribat al-Kurd, aMamluk period hospice near Bab al-Hadid, the wall was “discovered” by Jewishreligious groups during 1971/2. Though no previous Jewish worship was attested there(Rabinovich, 1972: 9), they began to pray at the site and tried to take over the property.Referring to an “ancient tradition”—for which no evidence was produced—the site wasquickly baptized the “Little Kotel” to emphasize its connection with the Wailing Wall. 22

In this context, it is important to note the distinction between the Wailing Wall and theWestern Wall. The International Commission established in 1930 to investigate the“Wailing Wall”, for instance, specified that the “part of the wall about which disputehas arisen between the Jews and the Moslems” (i.e., the “Wailing Wall”) is about 30meters long (Löfgren, Barde, Van Kempen, 1930); the tendency to equate the two sincethe 1967 War appears to coincide with expanding claims (these terms will be discussedin more detail below).

22 Meanwhile, excavations along the Wall to open an underground “tunnel” and uncover

the underlying Herodian stones, initiated in 1967 with the approval of the Ministry ofReligious Affairs, had caused serious damage to the same Ribat al-Kurd and to some ofthe finest examples of Mamluk architecture in the Old City. Digging was ordered halted.In the 16 February 1972 Knesset debate concerning the damage, most speakers—usinglanguage and rhetorical technique reminiscent of those used for the Moroccan Quarter—demanded that the entire length of the Western Wall be cleared. The Ribat al-Kurdwas presented as a “slum” with no “historical significance”. 23 Rabbi Meir Kahane,leader of the extremist Kach party, questioned the authority of the archaeologists thatthe municipality had hired to assess the “historicity” of the Arab structures in relationto the Jewish “historicity” of the Wall. What was at stake was in fact the role of heritagein shaping the city’s future.

Heritage and History

23 The symbolic significance of these changes and attempted changes might be better

understood with reference to the concept of “heritage” as defined by David Lowenthalin The Heritage Crusade. Lowenthal distinguishes between “History”, the past thatactually happened, and “Heritage”, the past manipulated for some present aim 24:

“Heritage links us with ancestors, certifies identities, builds collective pride andpurpose, but in so doing stresses distinctions between good guys (us) and bad guys(them). Heritage faith and heritage rhetoric inflame enmity” (1998: 248).

24 The very definition of Israel as a “Jewish State” implies that its national heritage must

be a “Jewish Heritage”. It can easily follow, then, that all that is not specifically“Jewish” might (or should) be removed. New “facts” can be created that compete withthose sought to be minimized—or the urban landscape can simply be demolished andreplaced with a more suitable one, as in this case. Other questions to be pondered arethose raised by Turndridge and Ashworth in the preface of their 1996 Dissonant Heritage,where they say: “we will never again look at a monument or exhibit without posing notonly the ‘Whose heritage is this?’ question, but also the insistent Who is disinherited

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here and what are the consequences of such dispossession?” (Tunbridge, Ashworth,1996: xi).

25 The answers, in the case of the Wall, are obvious: Palestinian heritage has been erased,

both from the physical map and from the map of memory, and the consequences of thisdispossession have buttressed Israeli claims to the city. Plans for the Wall area havemanaged to erase from centre stage the complexity of history and the embarrassingpresence of other people’s heritage.

26 Israel’s efforts after 1967 to present an image of Jerusalem in keeping with its political

aspirations and vision of history (and thereby bolster principles like “the unity of theJewish people” and its “necessary realization in the Jewish State”) entailed a largepropaganda effort to celebrate the Wall and highlight its importance for Judaism.Pseudo-scientific books on the Jewish Quarter and the Wall were published, 25 whilenew “traditions” centred on the Wall were developed. In a Jerusalem Post article of 1971,for instance, we read:

[...] Tisha B’Av at the Western Wall is becoming ever more an international Jewish

Holiday [emphasis added] and ever less a day of mourning. To the tens ofthousands of Israelis and tourists who swarmed to the Old City last night when thefast commenced, The Wall was obviously more of a reminder of the Israeli victoryfour years ago, than of the Jewish defeat and destruction of the Temple 1901 yearsago (Landau, 1971: 13).

27 But in order to become the “universal” and “eternal” symbol of Judaism—and in so

doing strengthen the link with the Jewish Diaspora and forge a unity between thediverse components of Israeli society (secular and religious, Ashkenazi and Sephardi,Ultra Orthodox and Reform)—it was necessary to mute alternative Jewish traditions aswell as critical voices objecting to the “worship of stone” or the partition between menand women at the Wall. 26 In other words, the symbolism of the Wall had to be“adapted”. Linguistically, this change is represented by the rejection of the traditionalterm “Wailing Wall”, with its emphasis on what has been lost, and its substitution withthe more neutral “Western Wall” (which is also conveniently ambiguous, designating,as it does, both the entire western wall of the Temple Mount/Haram al-Sharifcompound and the area traditionally set apart for prayers). At the rhetorical level, thelocus shifted from the destruction of the temple to the themes of national renaissance.

28 This strategy, commenced in the 1920s, has been highly successful, and since the June

1967 victory, the Wall has undoubtedly become the central altar of the Israeli state.This success has not been welcomed by all. Israeli philosopher Yeshayahu Leibowitz, forexample, noted in an interview: “Twenty years ago, neither those who practised themizvot nor, obviously, those who did not, paid attention to or even thought about theWestern Wall. Why, after 2000 years of Jewish life, should a new Judaism suddenlyappear, seven days after the Six-Day War, with the Western Wall?” (Storper-Perez,1989: 98 [my translation]).

29 For the most part, however, religious and secular Israelis accord extraordinary

importance to the Wall as both a sanctuary and a monument. 27 This carefully planneddouble dimension is physically represented in the plaza. The space in front of the Wallis composed of two distinct zones: the area closest to the wall, for prayer, is the focus oftraditional religious devotion and falls under the aegis of the rabbinate. The moredistant expanse of the plaza, controlled by the government, became the representation

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of Israeli “civic religion”: military parades, swearing-in ceremonies, commemoration ofthe soldiers fallen in war, Jerusalem Day, and so on.

30 Further, emphasizing the “sanctity” of the Wall area allowed the Israeli government to

divert attention from the (in its eyes) highly problematic site of the Haram al-Sharif,which remained in Muslim hands. The Wall was officially transformed into an open-airsynagogue and the minister of religious affairs explicitly declared it a holy place. Notonly the Wall was declared “holy” under the new regulations, but also the prayersquare in front of it “including any structure or passage above or below ground whoseentrance is through the prayer square” (Berkovitz, 2001: 20-21).

31 One of the tools used in establishing this consensus and underscoring the new “secular”

value of this site has been—as so often in Israel—archaeology. It was hoped thatthrough archaeology the Jewish right to the land could be affirmed and traces of theArab past erased (as in June 1969 when the Abu Saud complex in front of Bab al-Magharibah was demolished in order to uncover a Herodian road). In fact, however, thearchaeological excavations at this extremely sensitive site aggravated tensions betweensecular and religious Israelis, demonstrating the delicate balance needed between thediverse elements with which the state was playing and the fragile nature of theirconsensus over the celebration of the Wall.

32 The extensive excavations directed by Prof. Mazar of Hebrew University between 1968

and 1977 near the southwest corner of the Haram, which uncovered the remains ofpreviously unknown Umayyad palaces, became the focus of a long-lasting “battle”between the archaeologists and the rabbinate. These hostilities were exposed when adecision was made to set aside a section of the Western Wall for archaeologicalexcavation, and intensified as soon as the excavations extended northward along thewall towards the Wailing Wall and the prayer area controlled by the Ministry ofReligious Affairs (Rabinowitz, 1969).

33 The tension between archaeologists and the religious establishment reached its peak in

1972, when the archaeologists demolished the building housing the Supreme RabbinicalCourt (originally a Girls’ School built by the Jordanians in the early 1960s) in order toenlarge the dig. 28 Other simultaneous occurrences showed the incompatibility of thetwo groups: the ongoing “unofficial” excavations at the “tunnel” carried out by theMinistry of Religious Affairs without archaeological supervision, and the polemicssurrounding the excavation of Jewish graves by archaeologists, consideredunacceptable by the religious authorities and by part of the religious public. The un-aesthetic “outcropping” leading to Bab al-Magharibah, resulting from the June 1969demolitions described above, also should be viewed in this context. This area plays therole of frontier between two parts of the very same wall: one set apart for secularneeds, and one for religious worship. The state, a third oversight body, acts as anarbitrator and maintains control of the gate for “security” needs. 29

New Trends and the Shifting Symbolism of the Wall

34 Efforts to shape the link between ancient past and present rebirth through architecture

and planning have met with obstacles. Though the large esplanade and the rebuiltJewish Quarter conveyed to hundreds of thousands of citizens and tourists the clearmessage of Israel’s control over the city, fear of disrupting a precarious equilibrium hasprevented the implementation of any comprehensive architectural plan for the plaza.

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No design for the area, in fact, has ever received the approval of both the secular andthe religious establishments, and after more than 30 years the large esplanade remainsan open, shapeless and empty scar in the heart of the dense urban fabric of the city.

35 The two best known design proposals for the Wailing Wall Plaza were prepared by the

internationally renowned architects Moshe Safdie and Isamu Noguchi in the 1970s.Safdie’s plan—supported by the Israeli Jerusalem municipality and heavily influencedby economic considerations and archaeological finds— proposed a complex system ofmulti-level terraces and stairs leading down to the original basis of the Wall, some tenmeters below the present level. Isamu Noguchi’s proposal, on the other hand, stressedfurther the symbolic relevance of the site for all Jews by proposing the creation, infront of the Wall, of a monument to the Holocaust—a large irregular block of blackbasalt. Though extremely different in scope and sensitivity, both designs are based onthe ideological assumption that the site has an exclusively Jewish significance.

36 But among Israeli Jewry, the goal of transforming the Wall into a unifying symbol has

substantially failed. In the last 30 years Israeli society has grown more and moredifferentiated and internally divided; symbolism around the Wall has evolved alongwith these changes and the blossoming of religious/messianic movements.

37 A fracture between the planned “national” symbolism attributed to the Wall and its

actual use was already apparent in 1974, when, after a few years of growingsecularization in the commemoration of Tisha B’Av, the traditional character of thecelebration re-emerged, as indicated in press accounts. 30 With the fading of “civilreligion” and of the Zionist narrative, the Wall has been re-appropriated by newreligious communities 31 and other trends have developed in connection with thisreligious re-appropriation. By this, I refer to the shifting of attention from the Wallitself to the Haram al-Sharif and to the proposed reconstruction of the Temple on thesite of the Muslim mosques.

38 The “master commemorative narrative” 32 that created the Wall plaza and the new

Jewish Quarter as the symbol of continuity between the ancient past and the modernJewish state persists, but is now shared by a different constituency. This new “Jewish”community (including a large group of foreign born-again Jews) that has developedwithin the quarter itself no longer pays much attention to archaeology or tocelebrating the heroism of the quarters’ defenders in the 1948 battle. Rather, it longsfor the “dream” of a new temple.

39 The physical environment of the Jewish Quarter has therefore changed to adapt to new

needs and values. This is particularly evident in the restored Byzantine Cardo. Whatwas planned as the main tourist-commercial axis of the rebuilt quarter, with a didacticreconstruction of the original wooden roofing of the shops of the ancient street, hasbeen transformed into an exhibition hall for the reconstructed vessel of the ThirdTemple.

40 In 1983, when discussing the issue of the planning of the Wailing Wall Plaza, Meir Ben

Dov underlined the Wall’s function as “surrogate” temple:

“Prayer at the Wall became important as a result of a compromise—because theTemple is not rebuilt—but cannot, in any way, serve to transfer the spotlight formthe centre to the periphery. No matter how holy its tradition has become for manybut such a status is not within Jewish tradition. Any design for the Wall area must,therefore, realize that the Wall does not represent the achievement of Judaism’sultimate hopes; that will be in the rebuilding of the Temple however theoretical

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that may be and however delayed it may be till the arrival of the Messiah.” (BenDov, Naor, Aner, 1983: 16).

41 With the growing political influence of extremist religious groups and Israel’s ability to

maintain its hold on the entire city, more and more individuals have begun toreconsider the role of the Wall and turn their gaze towards the Haram al-Sharif, site ofthe planned third temple, as they await its miraculous transformation.

42 To underline the differences between mainstream Judaism and contemporary ultra-

orthodox groups in their perspective of the temple, we might compare the latenineteenth century mizrah33 which shows the Dome of the Rock with its Muslimcrescent under which is written in Hebrew “The site of the Temple” (Ben Dov, Naor,Aner, 1983: 198), with the oft-reproduced poster depicting a rebuilt Third Templereplacing the Muslim holy shrines, which is sold in many Jewish Quarter bookshops.

Evolution: Towards a New Synthesis of Zionism andTradition?

43 Since the end of the 1990s, a new evolution is taking place in the Jewish Quarter: the

revitalization of some out-moded Zionist symbols by the successive rightist Israeligovernments. Possibly worried by the excessive focus on the Temple and itsreconstruction, Israel’s rightwing governments are attempting to establish fresh bondsbetween Zionist and religious values. The new public relations offensive is evident in anumber of plans, presently at various stages of implementation, whose goal is therevitalization of the reputation and of the cityscape of the Jewish Quarter and the Wallplaza.

44 The most important among them, for its symbolic role, is the project for the

reconstruction à l’identique of the nineteenth century Hurva Synagogue, the “heart” ofthe Ashkenazi community in the pre-1948 Quarter. While a similar plan—favoured byMenahem Begin when he was Prime Minister—was refused in the late 1970s by thearchitects and planners designing the new quarter (who preferred, instead, toconsolidate the ruins of the synagogue as a memorial to the quarter’s 1948 destruction),in the new political framework:

“A public committee formed in 2002 by the Minister of Housing, Rabbi Yitzhak Leviand headed by Rabbi Simha Kook, decided to restore the Hurva to its previousglory. Mr Dov Kalmanovitch, chairman of JQDC’s board and Mr Yinon Ahiman, thecompany’s CEO, the Minister of Housing Mr Nathan Sheransky and his successorsMinisters Effy Etham, Tzipi Livni, Ze’ev Boim, Yitzhak Herzog and Meir Shitrith allharnessed themselves to the successful completion of the project. Past and presentmayors of Jerusalem, Mr Ehud Olmert and Mr Uri Lopliansky and substitute mayorRabbi Jehoshua Pollack are all enthusiastic supporters of the project.” (CDRJQ,http://www.jewish-quarter.org.il/churva-malacha.asp).

45 The reconstruction of the 24-meter high dome of the Hurva is certainly going to

transform the image of the neighbourhood and the rebuilt synagogue might become anew focal point for the religious community of the Jewish Quarter. Nahum Miltzer, anIsraeli architect, has prepared the plans for the reconstruction in cooperation with theIsraeli Antiquity Authorities. The project implementation started in 2006 and isscheduled to end by 2011. 34 In the official presentation of the project, architect Metzeraffirms that the actual raison d’être of the reconstruction is that the Hurva Synagogue

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“beyond all considerations of the quality of the building (...) is connected to the historicmemory of the Jewish People.” 35

46 To this same new trend we might ascribe also the recently completed refurbishment of

the Wall plaza (with the construction of stone-faced arcades along its northern side),the planned enhancement of the archaeological exhibitions of the Jewish Quarter andthe creation of a new archaeological/religious attraction, the Davidson Virtual Centre.This new “museum”, 36 whose design skilfully makes use of some of the ruins of thearchaeological garden near Dung Gate, is dedicated to Jerusalem and pilgrimage to theJerusalem Temple in Herod’s time. With the support of high-tech computer graphicsand virtual models, the visitor is introduced to a virtual reality where everything isJewish, where no “foreign” elements perturb the scene. This extremely selectiverepresentation of a single moment in the long and complex history of the city, thoughbased on archaeological data and probably scientifically correct, conveys an obviouspolitical message. It presents a mythical ancient city whose virtual houses bear anunexpected resemblance to the reconstructed Jewish Quarter buildings.

47 The main difference between these newly planned transformations and the 1970s

project for the Jewish Quarter seems to lie in their openly-stated connection withJewish religious symbols. What proved an impossible task for Israeli governments inthe seventies (i.e. the contemporary celebration of secular Zionist and traditionalreligious values) seems nowadays possible through an insistence on religious heritageand the partial playing down of nationalist-historic elements. Whether this newcampaign will be able to divert the attention from the possibilities of a Third Temple,recreating a larger national consensus and interest in the Jewish Quarter of the Old Cityof Jerusalem is still too early to say, but it is obvious that these apparently minortransformations have in fact deep political meaning, and represent new symbolic stepsin the continued Israeli take-over of the Old City of Jerusalem.

Conclusion

48 The city of Jerusalem developed for centuries within its city walls, keeping almost

immutable characteristics while continuously renewing its physical structure. Due tothe continuity in building techniques and materials, the Old City has been able toconserve its traditional image until the present day, the only notable exception beingthe new Jewish Quarter. The alien features introduced to this neighbourhood constitutean evident fracture amid the traditional Old City urban fabric altered previously onlyby the nineteenth-century Christian buildings constructed in “European” styles.

49 The military conquest of Jerusalem necessitated the city’s physical transformation, in

order to adapt a typical Middle Eastern, medieval and mainly Arab city to thesymbolism and requirements of a modern Jewish state. The contrast between themythical image of the city in Jewish prayers and in Zionist political expectations on theone side, and reality on the other, was too strong to sustain the claims of Israeliownership: hence, the transformation of both the human and physical landscape of theOld City. The post-1967 Wailing Wall Plaza did not come about as the result ofdestruction wrought by war; rather, it is the embodiment of a national/religiousprogramme aimed at underlining the eternal link of the Jewish people with the HolyCity. The goal of the urban plans carried out by the Israelis in the Old City and in thearea of the Wailing Wall, in fact, has been to erase the living memory of a non-

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recognized Arab/Muslim past (and present) and to replace it with a new space. Theefforts to rebuild this environment as effective scenery for representing a new rulingpower were carefully planned and embody the symbolic role the Israeli governmentattributed to the city. The Jewish Quarter plan, and the Wailing Wall Plaza, promote theclaim to the land at the international level by conveying the message of Israel’s right ofpossession to and its “enlightened” rule over Jerusalem. The area known today as theJewish Quarter was designed to serve as a manifesto of the State of Israel and of itsapproach to history and heritage: not only a modern quarter or just another Jewishsettlement in the city, but the actual incarnation of the ideology of the country.

50 Though the will to transform the cityscape and adapt it to the needs of the new rulers

is a common feature in urban history, what makes the case of Jerusalem peculiar is thatthese acts have been presented to international public opinion as the “restoration” ofthe Old City of Jerusalem. With great ingenuity, Israel has been able to present itself as“restorer” of the city’s heritage, enlightened “caretaker” of the holy sites and defenderof the menaced urban fabric of the city.

51 The destruction of the Moroccan Quarter and the creation of the Wailing Wall

esplanade in its stead, therefore, not only exemplify the strict relationship betweenarchitecture, planning, heritage, symbolism and nationalism, but moreoverdemonstrate Israel’s overall ability to successfully re-write history according to itsneeds.

52 The reconstructed neighbourhood, however, was also planned to stress the cohesion of

Israeli society and to promote the “national” dimension of the Jewish people, usingurban reconstruction to achieve a synthesis between religious and nationalisttraditions. The interplay of tradition and modernity, of secular socialist Israel andtraditional Judaism, however, proved to be beyond the capabilities of the state tomanage, especially when its ideological basis was shaken following the 1973 YomKippur War. The conscious use of religious symbolism, which the secular ruling classinitially introduced, escaped their control, and the reconstructed Jewish Quarterincreasingly developed along autonomous and partially unexpected lines, reflecting thewider transformation of Jerusalem’s population and the evolution of Israeli society as awhole.

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NOTES

* A preliminary version of this article was reviewed by Ms. Linda Butler of the Institute of

Palestine Studies. The article was first published in Jerusalem Quarterly File, issue 24, Summer 2005

(abstract available on the online edition).

1. New secular symbols were created in the western part of Jerusalem where traditional religious

landmarks were not to be found: the zone of Givat Ram was selected as the site for public

administration and institutional buildings, while Mount Herzl became a national memorial, a

kind of alternative pilgrimage site, in the new Israeli city. The process of symbol creation was

completed when the Yad Vashem memorial, commemorating the shoah, was inaugurated in 1959.

With it, the State of Israel created for itself a “holy place” of its own in West Jerusalem, a

counterweight to the traditional sites that remained in the eastern, Jordanian-controlled part of

the city (Golani, 1999: 567-604).

2. With the notable exception of Nadia Abu El Haj’s work (Abu El Haj, 1995; 2001).

3. Cf. the letter of the Italian Jewish pilgrim Rabbi Meshulam da Volterra who wrote in 1481: “And

all the community of Jews, every year, goes up to Mount Zion on the day of Tisha Be-’Av to fast

and mourn, and from there they move down along Yoshafat Valley and up to Mount of Olives.

From there they see the whole Temple (the Temple Mount) and there they weep and lament the

destruction of this House” (Nom De Deu, 1987: 82 – my translation, emphasis added).

4. For a brief chronology relative to the “Status Quo” arrangements, see Survey of Palestine, 1991:

899-900.

5. The committee included representatives of the Rabbinate of Palestine, the World Association

of Rabbis, the Jewish Agency, Vaad Leumi and Agudat Israel.

6. Rachel Arbel has observed how the seemingly antithetical symbols are in fact complementary:

“The praying Jews represent the impotence of the Diaspora and a focus on the past. Yet these

opposites are complementary and interdependent: the pioneer relies on tradition, on

generations of Jews who yearned for Zion, and draws his strength from them, while the

traditional Jew has no hope and future without the pioneer. (...) The use of emblematic images

that were both contradictory and complementary reflects the attempt of Zionist propaganda to

mitigate the revolutionary shock of national revival, to make room both for those eager to

change the face of Jewish culture and society and for those who wished to preserve the old

frameworks and traditions.” (Arbel, 1998: 22-23).

7. The original colour postcard is reproduced in black and white in al-‛Alami (1981: 263).

8. The dress portrayed in the postcard seems typical of the north of the West Bank and not of

Jerusalem, but ethnographic accuracy was not necessary because foreign tourists were the

“target” of this highly symbolic image.

9. The destruction of the Moroccan Quarter has been detailed by the foreign press and by foreign

and Palestinian commentators (Dumper, 1997: 162).

10. The Geneva Convention of 1949, signed and ratified by Israel on August 12 th 1949, art.53,

prohibits: “The destruction by an occupying power of moveable and immovable property, except

where such destruction is rendered necessary by military Operations”.

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Page 161: Fondations des lieux de culte - OpenEdition Journals

11. A recent unpublished report by Daniel Seidemann (2007: 4-5) details the demolition of the

Moroccan Quarter and presents a copy of the original hand-made sketch, drawn by an Israeli

architect, designing the area to be demolished.

12. “Despite the justified criticism, the act itself was seemingly inevitable. The Wall area could

not hold the hundreds of thousands who wished to come in 1967. Beyond the overwhelming

practical considerations, however, an irrational impulse was at work. The move was the settling

of an historic account with those who had harassed the Jewish People over the centuries,

restricting and humiliating it at its holiest place, as well as with those who had prevented access

to the Wall for 19years. The displaced inhabitants of the Moroccan Quarter were not personally

to blame, but it was their fate to be additional victims of the Arab-Israel conflict.” (Benvenisti,

1976: 307).

13. Haaretz journalist Uzi Benziman wrote that those in charge of bulldozing the Moghrabi

quarter, who speeded up the operation to avoid challenges: “...realized that their action was

motivated neither by security considerations nor by town planning. They were driven by some

mysterious feeling that they represented the Jewish people, that they were asserting Jewish

sovereignty over its most sacred place” (quoted in Tibawi, 1980: 184-85).

14. As an example of this attitude, on February 9, 2002, I was part of a guided tour (mainly

composed of members of the International Diplomatic Community) of the Jewish Quarter led by

the well-known author of an archaeological guide to the Holy Land. Not only did he not mention

the previous existence of the Moroccan Quarter in his description of the Wailing Wall area, he

even stated that the whole area up to the Wall has always belonged to the Jews.

15. One hundred and thirty five houses and two mosques were demolished.

16. The large-scale reconstruction project of the area that forms today’s Jewish Quarter is not the

subject of this article, but it might be useful to remember that in March 1968, 29 acres (including

the area of the demolished Moroccan Quarter) of the Old City were expropriated by the Israeli

authorities to create the new Jewish Quarter and that, according to Meron Benvenisti, Jewish-

owned property before 1948 comprised no more than 20% of the Quarter (Benvenisti, 1976: 239).

The political implications of the reconstruction plan of the new extended Jewish Quarter are

discussed in Re-inventing Jerusalem, The Reconstruction of the Jewish Quarter after 1967 (Ricca, 2007).

17. Edward Said has noted that the now-dominant Israeli narrative on Jerusalem has been able:

“... to project an idea of Jerusalem that contradicted not only its history, but its very lived

actuality, turning it from a multicultural and multireligious city into an ‘eternally’ unified,

principally Jewish city under exclusive Israeli sovereignty.” (1995: 7). For the religious syncretism

in Ottoman Jerusalem, see also Tamari, 1999.

18. See, for instance, Teddy Kollek’s and Ben Dov’s books (Kollek, 1978: 197; Ben Dov, 1983: 36).

19. That included the Fakhriyyah zawiya and the Abu Saud living quarters. It might noteworthy

to remember that the mother of the Palestinian leader Yasser Arafat, Zahwa Abu Saud, was a

member of the Abu Saud family. The Israeli journalist Danny Rubinstein writes in his biography

of Arafat: “It is doubtful that Yasser Arafat witnessed the demolition of the house, but, on the few

occasions he has spoken of his childhood, he mentioned the destruction of the Abu Saud house

along with vague hints and fragmentary remarks on childhood memories from Jerusalem. As far

as we can ascertain, Arafat did live in this house from 1933 to 1936, from the age of four to seven.

Perhaps he visited it on a few occasions afterwards.” (1995: 21-22).

20. Though the book was published in 1983, it is evident that this chapter pre-dates the

demolition of June 1969.

21. For a complete historic and architectural record of these monuments, see Burgoyne, 1987.

22. In his analysis of Ribat al-Kurd, Michael Burgoyne suggests that the lower part of the outer

face of the Haram in the building’s courtyard belongs in fact to the Umayyad rebuilding of the

wall and not to the Herodian period (Burgoyne, 1987: 150).

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Page 162: Fondations des lieux de culte - OpenEdition Journals

23. Dr Zerah Warhaftig, then Minister for Religious Affairs, said that “... the Arab families were

suffering in their homes along the Wall ... (and) children could not grow properly under such

conditions”. Menachem Begin spoke of “ramshackle houses to be cleared”, while Dr Yitzhak

Raphael declared that the buildings “had no historical significance” (Jerusalem Post, 14 February,

1972, 7).

24. Other authors push further the debate and question the very nature of “history” by inserting

a three-level system separating the “past” (what has happened) from both “history” (selective

attempts to describe this) and “heritage” (a contemporary product shaped from history)

(Tunbridge and Ashworth, 1996: 21).

25. See, for instance, the review by L.Abramovich of a book by A.Rivin where we read: “With the

renovation, reconstruction and repopulation of the Jerusalem Old City’s Jewish Quarter in the

last five years, there has been a revived interest in the history of Jerusalem. (...) Many books have

appeared describing people and periods of Jerusalem history. (...) Perhaps the greatest

contribution of such works, as the late Ben Gurion wrote in an introduction to the book is that

they make it possible for our youth to ‘know that Israel’s establishment did not begin with the

declaration of the State’. This book, and all the others of this genre, is a good reminder that there

were always Jews living here.” (Abramovich, 1974: 13).

26. This was, for instance, the approach of the Judaism Reform Movement. A gender-centred

analysis of the Wall, discussing the evolution of Jewish rituals, has been recently published by

Stuart Charmé (2005).

27. According to a survey (Katz, Levy, Segal, 1997) 97% of Israeli Jews consider Jerusalem, with

the Wall at its centre, important as the “symbol of Israel”.

28. On the polemics surrounding this decision, see the articles on The Jerusalem Post by David

Landau (1972a, 1972b and 1972c).

29. Bab al-Magharibah is the only access to the Haram al-Sharif under full Israeli control. It is

considered essential by the Israelis to secure the control of the Haram as it facilitates access for

police and army intervention. The precarious status quo that developed at the site has been

altered by the sudden collapse, on February 2004, of the Moghrabi Gate ramp. While a temporary

wooden ramp has rapidly been built over it, pressure has mounted from various Israeli political

groups for the construction of a new permanent access ramp larger and longer than the original

one. The actual plan for such a structure was approved by the Israeli authorities in 2006, but has

not (yet?) been implemented following strong national and international criticisms. The main

actors of the debate that developed on June 28, 2006 in the Prime Minister’s office concerning

this project were: the Police, the Rabbinical Authority, the General Security Services, the Israel

Antiquities Authority and the Western Wall Heritage Foundation (Seidemann, 2001: 12). The

presence of the Western Wall Heritage Foundation, an association closely linked to the Old City

settler groups, in the debate shows that the State does not play anymore the role of an external

arbiter, but has instead partially integrated the agenda of these groups for the Wailing Wall area.

30. The Jerusalem Post detailed this evolution in a series of articles: “It seemed that, as daylight

broke through, the traditional pattern of mourning that has marked Tisha B’Av through the ages

had resurfaced again.” (Siegel, 1974: 2).

31. Already in 1974, Geula Cohen said that the Wall was “a symbol of spiritual power which could

cure the ills of the sick nation.” (Anonymous, 1974: 3).

32. According to the definition of Yael Zerubavel (1995).

33. Mizrah means “East” in Hebrew, but the word is used also for the traditional Jewish engraves

(mostly featuring the word mizrah in Hebrew in the center) that were hung on the eastern wall

of a home to indicate the direction in which to pray.

34. In 2002, the Israeli government allocated six million dollars for the reconstruction. On

February 2004, the Israeli Antiquities Authority had almost completed the salvage excavations on

the site and the plan had received most of the official approvals (Green, 2004).

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35. Cf. the official website of the Company for the Reconstruction and Development of the Jewish

Quarter.

36. More than a museum, in fact, it is a “heritage centre”, a museum without original artefacts,

exhibiting only models and complex 3D computer simulations of the city before the destruction

of the Temple by the Romans.

ABSTRACTS

The article analyzes the transformation of the Wailing Wall area after 1967. The Wall has been

considered within an architectural and planning perspective presenting the urban

transformations made to underline its ‘eternal’ centrality. The role of the Wall in shaping Israeli

national identity has been discussed through the lenses of the recent heritage studies theories. It

is argued that Israel needed physical, tangible symbols to sustain its claims on the city and that

the reconstruction of the whole area defined as “Jewish Quarter”, and particularly the creation of

the large Plaza in front of the Wailing Wall, were meant to give the State of Israel an

“incontrovertible” proof of its historic rights on the city.

Cet article présente les modifications de la zone devant le Mur des Lamentations après 1967. Dans

le cadre d’une réflexion menée à l’échelle de l’ensemble de la vieille ville de Jérusalem, le Mur a

été analysé du point de vue architectural et urbain en soulignant les transformations qu’il a

subies afin de devenir l’élément clé de la «capitale éternelle» du pays. Les études récentes sur le

concept de patrimoine ont fourni les bases théoriques de cette analyse du rôle du Mur dans la

formation de l’identité nationale israélienne. L’article affirme que l’État d’Israël avait besoin de

symboles physiques et tangibles qui puissent confirmer son droit de possession de la ville et

souligne comment la reconstruction d’un secteur entier de la vieille ville renommé «Quartier

Juif», ainsi que la création d’une large esplanade devant le Mur des Lamentations, avaient pour

fonction de donner une preuve “incontestable” des droits historiques d’Israël sur la ville de

Jérusalem.

Este artículo pone el foco en los cambios desde 1967 en el espacio delante del Muro de las

Lamentaciones. contextualizado en una reflexión incluyendo toda la ciudad vieja de Jerusalén; el

Muro es examinado desde el punto de vista arquitectural y urbano, centrándose la análisis en las

transformaciones que sufrió para convertirse en el elemento clave de la capital “eterna” de

Israel. La investigación reciente del concepto de patrimonio es la base teórica de esta análisis del

papel del Muro en la formación de la identidad nacional israelí. El artículo afirma que el Estado

de Israel carecía de símbolos físicos tangibles para poder sostener su derecho de propiedad de la

ciudad. El articulo alega que la reconstrucción de todo el Barrio Judío de la ciudad vieja y la

creación de una plaza ancha delante del Muro de las Lamentaciones tenían como objetivo ser

pruebas irrebatibles de los derechos históricos de Israel sobre la ciudad de Jerusalén.

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INDEX

Palabras claves: conservación, Jerusalén, Muro de las Lamentaciones, nacionalismo, patrimonio

Mots-clés: Jérusalem, Mur des Lamentations, nationalisme, patrimoine, restauration

Keywords: conservation, heritage, Jerusalem, nationalism, Wailing Wall

AUTHOR

SIMONE RICCA

Chercheur indépendant, [email protected]

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Page 165: Fondations des lieux de culte - OpenEdition Journals

Benazir en odeur de saintetéNaissance d’un lieu de culte au Pakistan

Michel Boivin et Rémy Délage

1 Le lendemain de son assassinat, le 27 décembre 2007, Benazir Bhutto était inhumée

dans le mausolée familial de Garhi Khuda Bakhsh, situé sur les terres ancestrales duclan Bhutto, dans la région de Larkana (Sindh), aux côtés de son père, Zulfiqar AliBhutto, et de ses deux frères Shah Nawaz et Mir Murtaza. Ce mausolée, où reposentaujourd’hui plusieurs martyrs politiques de la famille, a connu une évolutionsignificative suite à la pendaison de Zulfiqar par le général Zia ul-Haq, le 4 avril 1979.De simple tombeau familial à l’audience locale, le mausolée des Bhutto est devenu unlieu de commémoration de dimension régionale. Mais est-il en passe de devenir un lieude célébration de la mémoire nationale, à l’instar de certains monuments aux morts ?Le mausolée des Bhutto comme lieu est-il en train d’émerger comme figure derhétorique du territoire national 1 ? Ou bien sera-t-il seulement dépositaire d’unecertaine vision de la nation, de la démocratie et de l’appartenance territoriale véhiculéepar les figures inséparables de Zulfiqar et de Benazir ? Au-delà de l’utilisation politiquedes lieux saints qui a marqué l’histoire du Pakistan depuis les années soixante, onconsidère que la naissance du culte de Benazir et l’émergence de ce lieu comme vecteurd’une possible intégration nationale reposent sur une combinaison de facteurs.

2 Il s’agit ici d’étudier, dans sa phase initiale, le processus de fondation d’un lieu de culte

dédié aux martyrs d’une dynastie familiale et politique, et, plus précisément, à celui deBenazir. Pour cela, les sources textuelles (autobiographies, articles de presse) eticonographiques (imagerie populaire, inscriptions) seront essentielles. Après avoirrécapitulé l’enracinement des Bhutto dans un « pays », le Sindh, et quelques traitscaractéristiques de la culture sindhie, on examinera le capital charismatique accumulépar Zulfiqar Ali Bhutto, puis par sa fille Benazir. La notion de charisme, avec sesvariantes wébériennes, reste en effet incontournable pour comprendre comment unprocessus de sanctification pourrait voir le jour. On s’attachera ensuite à analyserl’impact du martyre du père et de la fille. Faut-il y voir la condition fondamentale de lamise en place du culte ? Enfin, il s’agira de montrer que le choix du site puisl’édification d’un monument funéraire ont été déterminants dans la naissance d’un lieude culte voué à Benazir Bhutto.

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Les Bhutto du Sindh : les interactions du soufisme etdu politique

3 Rappelons ici comment s’articulent les relations historiques entre soufisme et pouvoir

politique, particulièrement prégnantes dans la région du Sindh, pour mieux cernerensuite le rôle de la dynastie Bhutto et des élites, laïques et religieuses, dans ladynamique concurrentielle d’institutionnalisation des lieux saints durant la périodepostcoloniale.

Les élites socioreligieuses face au pouvoir politique

4 Avec ses institutions et ses rituels, le soufisme a constitué un vecteur majeur

d’islamisation du sous-continent indien. À travers la pratique des cultes dévotionnelsenvers les saints intercesseurs (walī-s, pīr-s), il a également contribué à l’élaborationd’un islam populaire spécifique à l’Asie du Sud. Quatre confréries mystiques majeuresse sont succédées ainsi à partir du XIIIe siècle. Certaines sont originaires du Moyen-

Orient, comme la Suhrawardiyya qui se renforce à partir du XIVe siècle, en s’appuyant

notamment sur un réseau déjà dense d’hospices soufis ou khānqāh-s (Ansari, 1992 : 20).À la même période, des renonçants d’Asie centrale, appartenant à l’ordre de laShishtiyya, s’implantent durablement en Inde du Nord pour y former une solideconfrérie propre à l’islam indien. Puis, entre les XVe et XVIIIe siècles, la Qadiriyya et la

Naqshbandiyya amoindrissent considérablement l’influence politique et spirituelle desdeux précédentes, sans pour autant les supplanter totalement. Par ailleurs, la structureinterne du soufisme évolue significativement au terme d’un lent processusd’institutionnalisation des tarīqa-s, qui aura de nombreuses répercussions sur leursrapports au politique.

5 Désignés en Inde ou au Pakistan par le terme pīr ou sajjāda nashīn (litt., « celui qui est

assis sur le tapis de prière »), les maîtres des confréries soufies deviennent rapidementdes leaders spirituels dotés d’une influence considérable sur le plan politique. En effet,les sultans de Delhi, comme les souverains locaux s’assurent l’allégeance et lacoopération des puissants sajjāda nashīn-s dont l’autorité spirituelle et sociale ne cessede s’affermir auprès des fidèles, en allouant des terres soit aux mausolées soufis (dargāh

-s) sous la forme de waqf-s, soit directement aux familles des sajjāda nashīn-s.

6 Dans la région du Sindh, conquise en 1843 par les Britanniques, l’administration

coloniale s’appuie fortement sur ce système pour asseoir son pouvoir et assurer ainsiune relative stabilité politique jusqu’à l’indépendance du Pakistan (Ansari, 1992).Durant la période postcoloniale, cette élite socioreligieuse formée par les pīr-s et lesgrands propriétaires terriens (zamīndār-s), comme ce fut le cas de la famille Bhutto,continue de jouer un rôle structurant dans la vie politique et sociale du pays. CommeMuhammad Ali Jinnah, le fondateur du Pakistan, ou Zulfiqar Ali Bhutto, nombre deleaders politiques pakistanais ont fait appel à eux pour mobiliser un électoratparticulier ou se sont identifiés à la figure d’un saint célèbre pour nourrir leurs propresidéologies. C’est dans ce contexte historique et régional qu’il faut lire la trajectoire de lafamille Bhutto, dans ses interactions avec les sphères politique et religieuse.

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L’ancrage régional des Bhutto

7 Issus d’une famille de propriétaires terriens rajpoutes originaires du nord-ouest de

l’Inde (Jaisalmer au Rajasthan) 2, les Bhutto se seraient établis dans le district deLarkana au XVIIIe siècle, à l’époque des Kahloras, durant laquelle ils se seraient convertis

à l’islam. À la tête du clan, Doda Khan Bhutto aurait acquis de nombreuses terresfertiles dans cette partie du nord-ouest du Sindh. C’est dans cette région queprospèrent les Bhutto, dans la grande propriété familiale, al-Murtaza, fondée par lepetit-fils de Doda Khan Bhutto, Ghulam Murtaza (m. 1899), non loin de la ville deLarkana. À la mort de ce dernier, il incombe à son fils, Shah Nawaz Bhutto (1888-1957),la tâche de diriger les affaires familiales. Celui-ci endosse d’importantes responsabilitéspolitiques durant la présidence de Bombay 3 ; il est décoré à plusieurs reprises puisanobli avec le titre de « Sir ». De son union avec Khurshid Begum (une hindoueconvertie avant le mariage), il naît quatre enfants dont un fils, Zulfiqar Ali Bhutto(1928-1979). En 1951, celui-ci épouse en secondes noces Begum Nusrat Ispahani Bhutto,iranienne d’origine kurde et de confession chiite. De cette union naissent quatreenfants, dont Benazir qui est née et a vécu à Karachi. La région de Larkana, danslaquelle et à partir de laquelle les Bhutto exercent leur influence politique pendant plusd’un siècle, reste associée à leur clan. Ils comptent, en effet, parmi les plus puissantszamīndār-s de la région et peuvent de ce fait s’appuyer sur un réseau de fidèles qui leursont dévoués corps et âme. Au sein de la dynastie, Zulfiqar et Benazir ont marqué deleur sceau l’histoire politique contemporaine du Pakistan, toujours en interaction avecles élites socioreligieuses du Sindh et le pouvoir politique central.

8 Laïques ou religieux, les leaders politiques se sont très souvent positionnés par rapport

à la géographie des lieux saints. Celui de La‘l Shahbaz Qalandar, situé dans la ville deSehwan Sharif, sur la rive droite de l’Indus, a été l’épicentre de la « spiritualitépolitique » des Bhutto pendant plusieurs générations. Zulfiqar Ali Bhutto, plusparticulièrement, a, au cours de son mandat (1971-1977) de Premier ministre, puis deprésident, beaucoup fréquenté ce mausolée au point de l’ériger au rang d’extension deleur mausolée familial, Gharhi Khuda Bakhsh. Le processus d’appropriation dumausolée de La‘l Shahbaz par Zulfiqar s’est déroulé, au cours des années soixante etsoixante-dix, sur fond d’opposition à une autre figure locale de sainteté : celle du soufiquiétiste Shah ‘Abd al-Latif à Bhitshah, à quelques dizaines de kilomètres au sud-ouestde Sehwan Sharif, près de Hyderabad, la capitale culturelle du Sindh. Ce saint futapproprié par Ghulam Murtaza Shah Syed, un leader politique de gauche qui était lui-même dépositaire du charisme d’un sajjāda nashīn et fondateur de la Société soufie duSindh, en 1966. De son côté, Zulfiqar Ali Bhutto fonda, en 1967, le Parti du PeuplePakistanais (PPP), qu’il dirigea jusqu’à sa mort. L’idéologie politique de Zulfiqars’appuyait en partie sur le concept de « Terre de l’Indus », dont les mausolées lajalonnant constituaient le patrimoine culturel. Quant à Ghulam Murtaza Shah Syed,rejetant la théorie des deux nations ainsi que l’idée de nationalisme islamique, ilmilitait en faveur d’un séparatisme sindhi. Ces deux hommes politiques, animés pardeux visions antagonistes du nationalisme pakistanais, s’identifiaient chacun à deuxfigures de sainteté localement reconnues : ils marquaient ainsi leur territoire politico-spirituel.

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L’impact de la politique de nationalisation des waqf-s

9 La mise en œuvre de la politique de nationalisation des fondations pieuses (waqf-s) à

partir des années soixante, a eu un impact sur cette pratique d’utilisation des lieuxsaints dans le jeu politique, sur la représentation du soufisme et la gestion de sesmausolées.

10 Initiée par le maréchal Ayyub Khan, cette politique vise à protéger les intérêts de

l’administration en confisquant les terres et propriétés à vocation religieuse, à tirer desbénéfices de l’exploitation directe des mausolées soufis et à bureaucratiser la vie deslieux saints (Malik, 1990 : 64). Mais elle a aussi pour ambition de casser les hiérarchiestraditionnelles d’autorité par divers moyens, notamment en confisquant aux sajjāda

nashīn-s le pouvoir de gestion des lieux saints. Désormais, les agents du départementdes waqf-s prétendent assurer la médiation entre les saints et les disciples (murīd-s),auparavant assurée par les sajjāda nashīn-s 4. Il est à noter toutefois que la promulgationde la West Pakistan Waqf Properties Rules ne pouvait retirer totalement à cespuissantes familles leur pouvoir d’influence et leur légitimité religieuse.

11 Si Zulfiqar n’a fait que pérenniser les principes généraux de la politique de

nationalisation mise en œuvre par Ayyub Khan, il a eu à cœur d’apposer sa marque à lapolitique du Département, en commençant par centraliser son administration et enintroduisant un certain nombre d’innovations en matière de gestion des mausolées. En1976, il s’attache à montrer que les soufis avaient prêché une vision en accord avec lessiennes, axée sur la réforme sociale. En faisant la promotion active des grandsrassemblements religieux célébrant la mort d’un saint (‘urs), il introduit lesreprésentants de l’État dans la dynamique rituelle des ‘urs, portée auparavant par lesseuls sajjāda nashīn-s, ce qui lui permet de procéder à une première sanctification de safonction. Zulfiqar a beaucoup œuvré, on le verra, à la promotion de la figure de La‘lShahbaz Qalandar, et à l’organisation de rassemblements autour de sa tombe.

12 Le réformisme social prôné à l’époque par Zulfiqar, qui voyait dans les mausolées soufis

l’incarnation de son idéologie d’égalitarisme social et de démocratie, tranche toutefoisavec les principes d’un islam légaliste et puritain en plein essor, avant même que legénéral Ziya ne prenne le pouvoir par un coup d’État, en 1977. Poursuivant la politiquede nationalisation des lieux saints, Ziya cependant montre moins de zèle que sonprédécesseur à assurer la promotion des ‘urs à l’échelle nationale, même s’il tented’ouvrir les grands centres religieux du Pakistan au tourisme international. À travers sapolitique d’islamisation du Pakistan, il s’attache surtout à réduire l’écart entre lescatégories de saints soufis et d’oulémas (docteurs de la loi), entre celles de soufisme etde loi islamique (Ewing, 1983 : 264).

Charisme du politique, politique du charisme

13 Akmal Hussain observait, en 1989, que les expériences démocratiques du Pakistan se

sont toujours articulées autour d’un leader charismatique : Muhammad Ali Jinnah(1877-1948) 5, Zulfiqar Ali Bhutto, Benazir Bhutto (1989 : 136). Au Pakistan, l’ homo charismaticus se voit octroyer des pouvoirs quasi surnaturels et son charisme résulted’une relation apparemment paradoxale avec le peuple : une distanciationindispensable à sa quasi déification, et une intimité avec le public 6.

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Page 169: Fondations des lieux de culte - OpenEdition Journals

14 On verra que le charisme de Zulfiqar Ali Bhutto reposait sur le magnétisme émanant

naturellement de sa personnalité et l’ascendance que lui conférait son origine sociale :une grande famille de feudataires du Sindh septentrional. Mais, pour partie, il reposaitsur les stratégies auxquelles Buttho recourait pour le pérenniser. On évaluera commentsa fille Benazir, revenue au Pakistan en 1986, essaya de préserver l’énorme capitalcharismatique qu’elle avait hérité de son père 7.

Soufisme et populisme dans le charisme des Bhutto

15 On a vu l’importance de l’imprégnation soufie dans la société du Sindh. Or, le mausolée

soufi le plus proche du domaine familial des Bhutto était le mazār de La‘l ShahbazQalandar, à Sehwan. Lorsque le grand-père de Zulfiqar, Ghulam Murtaza, se vitrétrocéder ses biens, en 1899, après des années de clandestinité et d’exil à Kaboul etBahawalpur, il se précipita à ce mausolée pour le remercier. Lorsque Zulfiqar enfant futatteint d’une maladie grave, c’est également à Sehwan que sa mère Khurshid Begum leconduisit. Et l’enfant guérit ! (Wolpert, 1993 : 17). Le pèlerinage à Sehwan était lepèlerinage familial des Bhutto.

16 Leur attachement envers La‘l Shahbaz Qalandar apparut lorsque Zulfiqar Ali Bhutto

tenta de diffuser le discours politique du PPP auprès des masses : il choisit un chantdévotionnel consacré à ce soufi, le fameux Dama dam mast qalandar 8. Ce chant nemettait pourtant pas en valeur l’idéologie du socialisme islamique alors promue parBhutto : il était entièrement consacré à ce personnage, dénommé ici Jhule La‘l, avec desréférences à Ali mais également à Sehwan Sharif 9. Alors que Benazir lui rend une de sesdernières visites, après sa condamnation à mort, Zulfiqar Ali Bhutto lui fait deuxrequêtes : aller prier sur les tombes de leurs ancêtres dans le cimetière familial pour ‘īd-

e-fitr, fête de la rupture du jeûne, et aller prier La‘l Shahbaz Qalandar à son intention(Bhutto, 1989 : 149). Gharhi Khuda Bakhsh et Sehwan Sharif constituaient donc les deuxpoints d’ancrage de la pratique religieuse des Bhutto, deux sites inextricablement liéspar la tradition familiale.

17 Dans ses discours demeurés célèbres, Zulfiqar Ali Bhutto recourait à une sorte de mise

en scène 10, où le paroxysme de l’identification entre lui et la foule était atteint quand ilcommençait à danser sur le rythme de Dama dam mast qalandar. Par ailleurs, enimposant l’usage du surnom honorifique (laqab) de Quaid-e-awam (le Leader du peuple),il cherchait à se situer dans la « continuité charismatique » de Muhammad Ali Jinnah, leQuaid-e-azam (le Grand Leader) fondateur et premier dirigeant du Pakistan.

Hérédité et épreuves

18 Après l’exécution de Zulfiqar Ali Bhutto, en 1979, il semble que ses héritiers se soient

partagé les tâches : les fils se chargent de la résistance armée, et Benazir de larésistance non violente. Mir Murtaza et Shah Nawaz 11 s’exilent en Afghanistan, puis enSyrie. Benazir, qui était l’aînée, se trouve dans une position plus délicate. Très prochede son père lorsque celui-ci était en fonction, le fait qu’elle soit une femme constitue àla fois un avantage et un handicap. Il est vrai, cependant, que son statut social élevéfavorise la dilution de la discrimination de genre. De surcroît, la succession à un martyrrend plus acceptable cette rupture avec les valeurs patriarcales traditionnelles 12.

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19 À la mort de Zulfiqar, sa veuve Nusrat Bhutto devient le chef du PPP avant que Benazir

ne lui succède en 1984. En termes de gestion charismatique, on peut diviser la carrièrepolitique de Benazir en trois séquences : l’héritage, la dilution et la régénération –phases correspondant à l’arrivée au pouvoir, à l’exercice du pouvoir et au retour auPakistan en 2007. Lorsqu’elle accède au pouvoir, en 1987, les critiques se déchaînent surle fait qu’une république islamique soit dirigée par une femme. Au sein de son proprecamp, des rumeurs insinuent qu’elle est trop dépendante de son mari.

20 Mais l’appartenance de genre, la désignation officielle pour la succession et les

tentatives de son père de l’associer au pouvoir ne suffisent pas à transmettre etpérenniser le charisme de Zulfiqar Ali Bhutto. En outre, en tant que femme, elle ne peutpas recourir aux ressorts populistes dont son père s’était fait un spécialiste. Bien que samarge de manœuvre soit réduite, le capital charismatique dont elle bénéficiait lors deson retour au Pakistan, en 1986, avait été renforcé par les épreuves auxquelles elle avaitété confrontée. Son emprisonnement – sept années de réclusion ou d’assignation àrésidence, perçues comme injustes –, a donné du crédit à son leadership : elle devient lesymbole de la résistance à l’oppression militaire. De plus, elle incarne la discriminationenvers les femmes institutionnalisée par l’adoption des lois islamiques (Zina Ordinance,par exemple) sous Zia ul-Haq, à partir de 1979. C’est bien l’accumulation de ce charismehérité et d’un charisme forgé à travers ses épreuves personnelles qui lui permettent, en1986, un retour triomphal au Pakistan, avant de devenir Premier ministre.

L’épreuve du pouvoir et de l’exil

21 Une fois au pouvoir, Benazir commence par assouplir le programme politique du PPP

en abandonnant la rhétorique socialiste pour adopter une économie de marché. Ellen’hésite pas à privatiser des entreprises jadis nationalisées par son père. Cette politiqueest accentuée au cours de son deuxième mandat, de 1993 à 1996. Elle nomme son mari,Asif Ali Zardari, ministre de l’Investissement en 1996. C’est durant cette période que cedernier est affublé du surnom de « Monsieur 10 % », pourcentage que, selon la rumeur,il prélevait sur toutes les transactions réalisées par son ministère.

22 Comme pour son père, l’usure du pouvoir et les maladresses de Benazir provoquent une

érosion de son capital charismatique. Dans son cas, il faut y ajouter la rupture avecl’idéologie historique du PPP : en abandonnant les idéaux socialistes et populistes, ellerenonce derechef à une partie de son charisme hérité. Lorsqu’elle est démise de sesfonctions, en octobre 1996, un mois après l’assassinat de son frère, ce capitalcharismatique est au plus bas 13. Cependant, sa mère la rejoint et est élue à Larkana, en1997, contre sa belle-fille Ghinwa Bhutto, la veuve de Mir Murtaza, qui avait pris ladirection du PPP-Shaheed Bhutto.

23 Dans ces conditions, le coup d’État de Musharraf, instaurant une nouvelle dictature

militaire, survient le 12 octobre 1999. Il est difficile de mettre en parallèle la dictaturede Musharraf et celle de Ziya. Les deux hommes ont seulement en commun d’êtregénéraux ; Musharraf n’était pas proche des islamistes, bien au contraire. En outre, iln’impose pas la loi martiale pendant la quasi-totalité de sa présence au pouvoir,contrairement à son prédécesseur. Pour toutes ces raisons, Benazir ne pouvait pas seprésenter comme une victime en restant au Pakistan : elle n’est jamais menacée deprison sous Musharraf, qui lui interdit cependant, comme à son rival politique NawazSharif, de se présenter aux élections législatives de 2002.

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24 Benazir décide une nouvelle fois de s’exiler, volontairement. Cette fois elle ne choisit

pas Londres, où se trouve à cette époque Altaf Husayn, le tonitruant chef du parti desMohajirs, le MQM 14, mais à Dubaï, un émirat du Golfe situé à moins de deux heures devol de Karachi. Elle y reste huit ans. En exil, l’image de Benazir se modifie : elleredevient progressivement une victime de la dictature, et tout son héritage tragiquerefait surface. Après huit ans, cet exil a un effet rédempteur : son capital charismatiqueest en voie de reconstitution. Une fois encore, les épreuves, ici l’exil, agissent commeune forme de purification des erreurs passées, les siennes comme celles de son mari etde ses frères. Cette retraite volontaire a comme conséquence de la repositionner dansl’héritage martyrologique des Bhutto. Preuve en est sa grande popularité : comme en1986, des foules gigantesques viennent l’accueillir à Karachi, le 18 octobre 2007, date àlaquelle se produit la première tentative d’assassinat, qui provoque la mort de centtrente-neuf partisans.

Fonctions et usages du martyre

25 Une partie de la population pakistanaise avait placé beaucoup d’espoir dans le retour

d’exil de Benazir Bhutto, notamment celui de voir un jour s’installer au Pakistan unedémocratie véritablement sociale. Pourtant, seulement deux mois après son retour, elleest victime d’un second attentat-suicide, le 27 décembre 2007, lors d’un rassemblementpolitique organisé par le PPP dans la banlieue de la capitale pakistanaise, à Rawalpindi.L’assassinat de Benazir donne lieu à de violentes émeutes au Pakistan, surtout dans saville natale, Karachi, où siège le parti politique fondé par les Bhutto. On montreracomment les Bhutto sont devenus une dynastie de martyrs politiques avant d’étudier laquestion de la référence, omniprésente dans l’iconographie dédiée à Benazir, auchiisme pour qualifier son martyre. Son contenu symbolique, mis au service d’unerhétorique du sacrifice et du renoncement particulièrement efficace, sert à la fois àrégénérer le charisme hérité du père et à légitimer la cause politique défendue par lafamille.

Une dynastie de martyrs politiques

26 Le martyre fait partie intégrante de l’histoire familiale des Bhutto : comme Zulfiqar Ali

Bhutto, les deux frères de Benazir, Mir Murtaza (m. 1996) et Shah Nawaz (m. 1985) ontété assassinés dans des circonstances particulières. Le premier est exécuté par la policedevant sa maison à Karachi, alors que Benazir est Premier ministre (1988-1990) ; lesecond est vraisemblablement empoisonné dans son appartement en France, justeavant le retour d’exil de Benazir, en 1986. Ainsi, sur cinq générations de Bhutto, de PirKhuda Bakhsh (m. 1896) à Benazir, seul Sir Shah Nawaz Bhutto, le père de Zulfiqar,n’est pas mort assassiné. De plus, si tous les hommes du clan ont, à un moment ou à unautre, exercé une fonction politique, tous n’ont pas eu le même type d’engagement : lesfils étaient engagés dans la lutte armée alors que Benazir militait pacifiquement,s’appuyant sur un des principes directeurs de l’action politique de Ghulam MurtazaSyed, celui de la non-violence.

27 Dans le premier chapitre de son autobiographie, Benazir décrit, de manière très

précise, sa dernière entrevue avec son père qui devait être exécuté le lendemain.Zulfiqar déclare à sa fille que son exécution le libèrera de sa captivité en lui permettant

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de rejoindre sa famille et ses ancêtres, enterrés dans le cimetière familial Gharhi KhudaBakhsh. Il lui demande de poursuivre sa mission au service de la nation pakistanaise.Pour relater cet événement exceptionnel, Benazir a recours à une technique d’écriturequi vise à dramatiser le récit de cette dernière nuit. Elle fait du martyre de son père lethème central du livre. Elle entre en politique comme fille de martyr, ce qui donne dusens à son combat contre la tyrannie et l’oppression exercées par le général Zia. Elles’appuie à la fois sur le modèle du sacrifice de son père, qui a donné sa vie pour lanation, et sur son charisme, régénéré à l’occasion de son martyre, ainsi que sur sapropre personnalité de femme politique, permettant à son capital charismatique de sepérenniser. De plus, comme son père, Benazir savait son propre martyre inéluctable.C’était la condition sine qua non pour l’inscrire dans une lignée de martyrs, celle desBhutto, et perpétuer son combat politique pour l’instauration de la démocratie.

Le martyre de Benazir et la référence au chiisme

28 Depuis 2008, les affiches à l’effigie de Benazir abondent sur les étals des marchands de

livres et de souvenirs, notamment aux abords des mausolées soufis du Sindh. Elle y estsystématiquement qualifiée de martyre religieuse, shahīda, mais son martyre ressortitdavantage au registre politique : « Son altesse Benazir Bhutto martyre de la République[islamique du Pakistan] » (shahīda jamhuriyāt Mohtarma Benazir Bhutto). Le recours auvocabulaire religieux pour qualifier le sacrifice d’une personnalité politique s’expliquequand la victime a voué sa vie à défendre une cause nationale, celle de libérer le peuplepakistanais du joug de l’oppresseur, en l’occurrence le général Zia. C’est la noblesse dela cause, et non l’appartenance religieuse de la victime, qui confère au martyre deBenazir une dimension quasi-religieuse, justifiant alors l’emploi d’un vocabulairereligieux pour qualifier la mort d’une femme politique.

29 Le second élément marquant dans les représentations du martyre de Benazir est le

nombre élevé de références au chiisme 15. Rappelons que l’islam chiite est très ancré lelong du fleuve Indus, depuis son delta jusqu’à la région du Pendjab, et son imprégnationdans la culture régionale et la culture soufie y est très forte. Les chiites duodécimains etismaéliens représentent la première minorité religieuse du Pakistan (20 %), soit un peuplus de trente millions d’individus. Au cours des années quatre-vingt, la politiqued’islamisation conduite par le général Zia, particulièrement agressive envers les chiites,les a fortement marginalisés dans l’espace social et politique 16. Aujourd’hui, lesprocessions chiites à l’occasion de Muharram, notamment celles se déroulant dans laville de Karachi, sont, en termes d’affluence, parmi les plus importantes du mondemusulman.

30 À propos du martyre chez les Bhutto, le grand tribun chiite de Karachi, Rashid Turabi,

avait fait pleurer les gens en établissant une filiation directe entre le martyre deZulfiqar et ceux de Hassan et Husayn. Plus récemment, dans le sanctuaire de GharhiKhuda Baksh, où se trouve la tombe de l’ancien Premier ministre, un noha 17 intituléNoha bint Zulfiqar (Poème funèbre en l’honneur de la fille de Zulfiqar) vient d’êtreplacardé sur l’un des murs. Benazir y est explicitement comparée à Husayn et sonassassin à Shimar, l’assassin de Husayn 18 :

Muslim Bin Aqil reçoit des centaines de missives de KoufaQue les rues de Koufa l’attendent

Le soir du 27, le soir des pauvres, ces fleurs sur le chemin de Benaziret ce linceul neuf dans lequel elle fut drapée à Liaquat Bagh

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Comme Muslim Bin Aqil, la fille de Zulfiqar 19 est allée devantAinsi s’est-elle fait trancher la tête, cette fille sans pareille

Quand l’assassin s’est retourné en épouvante, il vit une tête de plus tranchéeen ce qui était un Kerbala en miniature

Une innocente s’est avancée pas à pas avec Zainab, et un assassin s’est condamnéà jamais au mépris

Du sang s’est écoulé à ne plus s’arrêter, l’assassin a beau se dissimulermais il a le visage de Shimar

L’assassinat d’Husayn fut en réalité la mort de Yazid, et l’assassinat de Benazirest en réalité la mort des Juifs (Yahūd) et des Occidentaux (Farang)

31 Comme dans tous les récits de martyre du Sindh et de l’Asie du sud, les représentations

iconographiques de Benazir sont marquées de références à la tragédie de Kerbala, aumartyre de l’imam Husayn et à son mausolée en Irak 20. On doit sans doute cetteomniprésence de la référence au martyre à l’influence de plusieurs personnageshistoriques, dont Mansur Hallaj, un martyr mystique (m.922), qui servit de référencespirituelle à Shah Inayat, le premier soufi dit socialiste du Sindh (XVIIIe siècle) 21. Plus

récemment, Hassan Nasir, qui fut secrétaire général du parti communiste du Pakistan(interdit à l’époque), est mort sous la torture, en 1960, sous le régime d’Ayub Khan. Sonmartyre a fait de lui le « Husayn des temps modernes », tel que les communistes eux-mêmes le désignaient.

32 Tous ces personnages avaient pour caractéristique commune de propager une vision

non orthodoxe de l’islam, ainsi que des discours révolutionnaires, axés surl’exploitation des masses par les classes dirigeantes, qui ne sont pas sans rappeler ceuxprononcés par Zulfiqar Ali Bhutto dans les années soixante-dix. Ces trois personnagesavaient également en commun d’avoir été emprisonnés, torturés (à l’exception de ShahInayat), et condamnés à mort, renforçant par là la double dimension religieuse etpolitique de leur martyre.

Le martyre comme rhétorique

33 Le martyre de Zulfiqar avait joué un rôle déclencheur, de régénération de son propre

charisme, sur lequel Benazir allait s’appuyer pour mener son action politique. Lemartyre de son père fournit, en effet, une légitimité à la cause qu’elle défend. Celle-ci anon seulement pour but de rendre hommage au courage politique de son père, mais derenverser le régime dictatorial du général Ziya et d’instaurer une démocratie sociale,dont les hommes et les femmes du Pakistan seraient les principaux artisans.

34 Avec huit années d’exil, le sacrifice personnel de Benazir pour la cause nationale

défendue par son père permet à son combat politique d’acquérir une dimension sacrée.Sa mort – et c’est là l’hypothèse centrale de notre argument –, joue un rôle libérateurdes différents charismes dont elle était porteuse : dynastique, régional et féminin,permettant sa sanctification. Toutes les conditions sont réunies pour la mobilisationpolitique de la figure de martyr.

35 Comme le montre Mark R.Thompson (2002 : 540), le martyre a le pouvoir de libérer les

hommes politiques d’un passé trouble et ambivalent en les élevant en symbolespuissants de l’opposition aux régimes autoritaires ou totalitaires. Le cas de Benazirillustre bien l’idée du martyre comme facteur décisif de mobilisation politique puisque,d’une part, elle s’est s’appuyée sur le martyre de son père pour nourrir sa rhétorique de

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changement et de justice sociale et que, d’autre part, son propre martyre est mobilisépar les siens, partisans du PPP, comme argument de campagne électorale, en 2008.

36 On retrouve d’ailleurs, sur certaines affiches diffusées après sa mort, des éléments

illustrant le martyre de Benazir dans ses rapports à la dynastie, au religieux et au passépolitique. Au centre de l’une d’entre elles sont imprimés les vers suivants :

Au nom d’HusaynQui a brisé l’orgueil de la tyrannie (zulm)

Ô Dieu Ô ProphèteBenazir est innocente (qasūr)

37 La dimension victimaire du martyre est bien présente avec l’usage du terme qasūr

(innocent). Quant au terme zulm, faisant référence à la tyrannie ou l’injustice, sonaccent chiite renvoie à la tyrannie du calife félon Yazid, qui a fait exterminer Husayn etles siens sur le théâtre de Kerbala. L’emploi de ces qualificatifs renforce l’associationentre Yazid et Ziya al-Haqq 22, l’oppresseur du peuple et l’assassin de Zulfiqar.

38 Sur une autre affiche, cette fois aux couleurs du PPP (rouge, noir et vert), on retrouve la

continuité dynastique allant de Zulfiqar au fils de Benazir, Bilawal, et unereprésentation du mausolée familial des Bhutto avec la procession du cercueil deBenazir, déposé aux côtés de son père par une foule de partisans du PPP. Un autreélément, ayant trait au rôle et au sens politique du martyre de Benazir, apparaît dans laformule inqilāb laegā merā lahu (« mon sang apportera la révolution »). L’utilisation duterme inqilāb (du même mot arabe qui signifie « coup d’État ») pour « révolution » esttrès intéressante car c’est la seule relique du discours révolutionnaire de Zulfiqar, aupic de la période tiers-mondiste du PPP. Aucun autre parti laïque que le PPP n’y faitréférence.

Benazir, le PPP et Gharhi Khuda Bakhsh (Photo des auteurs)

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39 Le martyre est étroitement lié à l’idée de nation et de changement de régime politique.

Dans ce contexte, le martyr politique devient un « saint séculier » et sa cellule, ou sontombeau, un lieu de pèlerinage (Thompson, 2002 : 543). C’est le cas pour Zulfiqar : en1985, à la levée de la loi martiale du général Ziya, le PPP s’est empressé de célébrerl’anniversaire de sa mort dans le mausolée familial des Bhutto, comme s’il s’agissaitd’un saint. Mais ce mausolée est-il pour autant devenu lieu de commémoration de lamémoire nationale ? Le martyre de Benazir se traduit-il par la revitalisation du culte deson père et la naissance d’un véritable lieu de pèlerinage ?

Benazir en odeur de sainteté

40 Le double martyre du père et de la fille avait fonctionné comme une véritable

apothéose de la dynastie des Bhutto. Cette fin brutale était interprétée comme unsacrifice suprême donnant le sens final et définitif à tous leurs achèvementsprécédents, politiques et autres. Mais pour que le processus de sanctification soitpleinement achevé, il est nécessaire qu’une transformation intervienne dans lareprésentation des martyrs et surtout qu’il existe un site pouvant héberger le culte.C’est ce qu’on propose d’examiner à travers l’analyse du renouveau iconographique etépigraphique centré sur la figure de Benazir, et du processus de sanctuarisation du lieuqui l’accompagne.

Le renouveau iconographique

41 Un premier indice du processus de sanctification à l’œuvre peut être identifié dans la

dernière étape de l’évolution des représentations iconographiques de Benazir. En tantque leader politique, celle-ci était apparue sur de multiples posters à l’occasion de sesmeetings et campagnes électorales 23. Les affiches postérieures font de plus en plususage du lexique iconographique soufi. L’usage de référents soufis dans l’iconographiepolitique n’est pas rare au Moyen-Orient et en Asie du sud 24. Les affiches récemmentapparues dans les bazars jouxtant les mausolées soufis peuvent être regroupées endeux catégories : d’une part, celles qui reprennent la structure des affiches soufies, et,d’autre part, celles où Benazir est représentée avec des personnages ou des élémentsappartenant à l’univers du soufisme, le plus souvent à La‘l Shahbaz Qalandar.

42 La structure de l’affiche ci-dessous se déploie en trois plans : au premier, le portrait de

Benazir, de préférence en prières, ou triomphale ; au deuxième, un champ de pétales deroses rouges qui, dans l’iconographie soufie, symbolise la transition entre mondeterrestre et monde céleste (les pétales de roses symbolisent également l’éternité et lapureté, et en déposer est un rituel élémentaire du culte rendu aux saints soufis) ; enfin,le troisième plan représente le mausolée monumental des Bhutto. L’assemblage de cestrois éléments (saint, roses, mausolée) est typique de l’iconographie soufie populaire duPakistan. On les retrouve, par exemple, dans une affiche très répandue de Mu‘in al-DinTchishti (Frembgen, 2006 : 24).

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Benazir Bhutto et le mausolée de Gharhi Khuda Bakhsh (Photo des auteurs)

43 La seconde catégorie d’affiches représente Benazir entourée de saints ou de mausolées

soufis, en premier lieu celui de La‘l Shahbaz Qalandar qui n’est absent d’aucune affichede ce type. Même lorsque Benazir est représentée avec d’autres soufis du Sindh, commeShah ‘Abd al-Latif ou Sarman Sarkar, ce mausolée se trouve en arrière-plan, parfoiscouplé avec celui de Shah Latif. Mais l’image la plus répandue est composée d’élémentsrelatifs au saint, en particulier sa tombe. Les inscriptions sont également significatives.Le « titre » reste généralement inchangé : « Mohtarma Benazir Bhutto shahida ».L’épithète de shahīda lui est presque toujours accolée, ce qui indique le rôledéterminant qu’a joué son martyre. L’entrée du mausolée est surmontée du nom « La‘lShahbaz Qalandar » ; et surtout, son dôme doré est entouré de quatre vers tirés desghazal-s en persan attribués au saint, avec leur traduction en ourdou :

Je suis le qalandar de Haydar, ivre de connaissance divine (mast)Je suis l’esclave de Murtaza Ali

Je suis le maître (peshwā) des ravis (rend) de AliJe suis le chien des rues du lion de Dieu (sher-e yazdān) 25

44 On observera que la relation à La‘l Shahbaz Qalandar se fait à travers des extraits de sa

poésie fortement teintée de chiisme. Il n’est plus question ici du chant dévotionnel Mast qalandar mais de ses ghazal-s en persan. Il est probable que l’auteur de l’affiche, ouplutôt son commanditaire, était lui-même chiite, mais il reste qu’à travers ce média,Benazir Bhutto est positionnée en tant que disciple du saint. Le choix du troisième versen particulier, où La‘l Shahbaz proclame qu’il est le maître des disciples les plusfervents de Ali, les rend-s 26, la définit implicitement comme une des leurs.

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Benazir en murid de La‘l Shahbaz Qalandar (Photo des auteurs)

45 Cette affiche, comme l’ensemble de la nouvelle production iconographique centrée sur

le martyre, illustre bien le mouvement dialectique incessant entre champ politique etchamp religieux, mais elle représente également le processus en cours de sanctificationde Benazir. La grande nouveauté est qu’aucun élément ne renvoie au PPP. On peut doncaffirmer qu’avec cette iconographie, Benazir sort du champ politique pour investir lechamp du soufisme. Non seulement les deux-tiers en sont occupés par le mausolée et latombe du maître de Sehwan, mais, au-delà des références chiites explicites, ces ghazal-ss’articulent autour de la notion de mast qui, dans le lexique soufi local, désigne laconnaissance suprême, c’est-à-dire la fusion avec Dieu, le fanā fī’llāh des auteurs dusoufisme classique. Sur cette affiche, on peut observer que la représentation de Benazirse transforme : de leader politique, elle devient soufie, disciple fervente du maître deSehwan. Tous les autres registres de signification ont disparu.

Le mausolée de Gharhi Khuda Bakhsh

46 L’implication des Bhutto dans la rénovation puis la reconstruction du mausolée de La‘l

Shahbaz Qalandar, initiée par Zulfiqar au milieu des années soixante-dix, peut appelerdiverses interprétations. En premier lieu, il faut rappeler l’attachement sincère qu’ilséprouvaient pour le saint. On ne peut pas pour autant occulter l’utilisation politiciennede cette figure initiée par le père, puis reprise par sa fille. Bien que la chronologie nesoit pas probante en la matière, il est possible que l’implication de Benazir ait poursuivid’autres finalités, comme la préparation, voire la répétition, de ce qui, en termes desanctuarisation, constituait son but ultime : la construction d’un véritable mausoléedynastique enraciné dans la propriété familiale, à Gharhi Khuda Bakhsh, dans le norddu Sindh.

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47 En tant que notables locaux, les Bhutto disposaient à Gharhi Khuda Bakhsh d’un

cimetière familial, qui aurait été fondé à la fin du XIXe siècle par Pir Khuda Bakhsh

(l’arrière-grand-père de Zulfiqar) qui donna son nom à ce lieu. Le cimetière desancêtres fondateurs de la tribu se trouvait à Mirpur Bhutto, situé à environ sixkilomètres. Cette petite nécropole comprenait plusieurs sanctuaires avec des dômesdécorés de carreaux vernissés et de peintures. Le plus important était celui de DodaKhan Bhutto, qui vécut au milieu ou à la fin du XVIIIe siècle. Différentes tribus de la

région de Larkana rendaient un culte à leurs ancêtres valeureux, en général ceux quiétaient tombés les armes à la main au cours d’une des nombreuses batailles où elless’affrontaient. On pouvait aller jusqu’à édifier de véritables mausolées qui, mêmelorsqu’ils tombaient en ruine par manque d’entretien, étaient encore au centre dequelques rituels réalisés par les contribules comme le rasage du nouveau-né 27.

48 Pour revenir aux Bhutto, c’est le grand-père de Zulfiqar, Murtaza, qui décida de se faire

enterrer à Gharhi Khuda Bakhsh et non plus dans la localité de Mirpur Bhutto. D’aprèsZulfiqar Ali Kalhoro 28, les tombes de Shah Nawaz et Zulfiqar étaient sous la forme d’unbâti localement connu sous le nom de chhapro ou kothi : c’est une tombe en brique deforme carrée surmontée d’un toit de ciment soutenu par des piliers 29. La constructiond’un véritable mausolée se fait à l’initiative de Benazir. Les travaux de construction dumausolée commencent en 1994, alors que débute son second mandat de Premierministre : ils devaient durer treize ans et furent achevés en 2007, peu avant sonassassinat. Deux changements dans le plan auraient été ordonnés, et le coût final seraitd’environ un demi-million d’euros (Page, 2007). Outre la tombe de Benazir, le mausoléeabrite les tombes de son père, de ses deux frères, ainsi que de la première femme de sonpère, Shirin Amir Begum (m. 2003).

49 Le sanctuaire s’illustre par son inscription dans l’héritage de l’architecture indo-

musulmane moghole. On a parfois parlé d’une inspiration du célèbre Taj Mahal à causede son dôme en forme de bulbe qui atteindrait quarante mètres. Ce qui est sûr, c’estqu’il ne doit rien, sur le plan architectural, aux mausolées soufis du Sindh, qu’ils soientd’inspiration iranienne ou sindhie. Le monument ne semble pas non plus faireréférence à la nation pakistanaise, ni à une quelconque forme de modernité,contrairement à celui de Jinnah ou de Khomeiny 30. Il est vrai que le culte de ces deuxpersonnalités n’est pas lié à leur martyre, et leurs actions politiques ont vraiment initiéun tournant dans l’histoire de leurs pays respectifs. Ni le discours socialiste, ni lediscours tiers-mondiste de Zulfiqar Ali Bhutto ne semblent avoir créé de référencespour une architecture moderniste.

50 L’inspiration architecturale du mausolée renvoie exclusivement au pouvoir politique

qui marque l’apogée de la domination musulmane sur le sous-continent indien, celuides Moghols. Ce faisant, les Bhutto n’empiètent pas sur les prérogatives de MuhammadAli Jinnah, le père de la nation, le Quaid-i azam. Mais si rien ne renvoie à unereprésentation moderne du Pakistan, la décoration intérieure du mausolée se réfère enrevanche aux mausolées soufis. Bien que les Bhutto soient sunnites, on peut observer laprésence de formes littéraires caractéristiques de la poésie dévotionnelle propre auxchiites, comme le noha signalé plus haut.

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Sanctuaire et pèlerinage

51 On sait qu’un lieu de culte avait été édifié à Gharhi Khuda Bakhsh : il reste à déterminer

si la vénération populaire attachée aux Bhutto y produit, ou peut y produire,l’apparition d’un pèlerinage. D’après l’autobiographie de Benazir, un pèlerinage est népeu après l’inhumation de son père (1989 : 165). Pour évaluer son évolution et sasituation aujourd’hui, on distinguera les rituels qui plaident en faveur de l’essor d’unpèlerinage populaire, et l’utilisation politique qui en est faite, en commençant parl’étude de la récupération politique, mise en œuvre surtout par le PPP, mais égalementpar d’autres partis politiques.

52 L’organisation des funérailles de Benazir Bhutto a été entièrement contrôlée par ce

parti : sa dépouille était drapée dans l’étendard vert, noir et rouge du parti, et non danscelui du Pakistan. La tombe a été creusée par des membres de la famille dans lemausolée, près du tombeau de son père. Des cérémonies ont ensuite eut lieu pourchihillum 31, l’anniversaire de sa naissance, et pour les deux premiers anniversaires de samort. Toutes ces célébrations étaient organisées par le PPP, et l’esplanade du mausoléeenvahie par les vendeurs d’affiches, écharpes et autres colifichets à l’effigie du parti. Le3 avril 2009 au soir, l’utilisation politique du mausolée connaît un tournant. Unedélégation de membres du MQM le visite à l’occasion du trentième anniversaire de lamort de Zulfiqar Ali Bhutto. Elle dépose une composition florale sur sa tombe et réciteune fateha pour la rétribution spirituelle des morts (‘isal-e sawab).

53 Mais localement, à côté de ces visites plus ou moins pieuses accomplies par les

politiques, on assiste à la naissance d’un culte chez les habitants du Sindh. Un contextemiraculeux était apparu peu après l’exécution de Zulfiqar Ali Bhutto : juste après sapendaison, des rumeurs se répandent dans la campagne du Sindh selon lesquelles, parles nuits de pleine lune, on peut voir son visage à la surface de l’astre. Un autreélément, probant de l’apparition d’un culte, est la mention de miracles : « (...) un jeuneinfirme se met à marcher, une femme stérile donne le jour à un fils » écrit Benazir dansson autobiographie (1989 : 165). Lors de la première commémoration de son assassinat,les paysans prennent des poignées de terre autour de leur mazār pour en mettre dansleurs cheveux, comme le font les pèlerins chiites à Kerbala. Ils y effectuent par ailleursdes visites votives. Comme dans tous les mausolées soufis du pays, les femmes font unvœu pour avoir un fils ; d’autres sacrifient une chèvre à l’extérieur du mausolée.

54 Le rituel proprement dit ne diffère pas de celui du culte des saints qui est

essentiellement un culte rendu aux morts. Il s’appuie sur trois éléments principaux : 1-récitation de la sourate al-fātiha ; 2- la tombe est recouverte d’un tchador acheminé enprocession ; 3- des pétales de roses rouges y sont jetés. Un quatrième élément, lalecture du Coran, est parfois ajouté. L’élément le plus significatif est l’exécution durituel au nom de Benazir mais en référence à La‘l Shahbaz Qalandar. Lors de son« pèlerinage » en septembre 2008, Asif Ali Zardari, président du Pakistan récemmentélu, et veuf de Benazir, a déposé sur sa tombe un tchador orné des inscriptionssuivantes :

Ô Muhammad ! Ô Ali ! Ô Fatima ! Ô Husayn !Sa Sainteté le munificent La‘l Shahbaz (le Faucon royal Rouge)

Le renonçant enivré de DieuLe Maître

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55 Ce texte associe les référents chiites (première ligne) aux référents relatifs au soufi La‘l

Shahbaz Qalandar dans un assemblage typique du soufisme populaire du Sindh. Latraduction littérale de cette partie ne fait guère sens car sa signification ultime appelleune intériorisation produite par la danse extatique, le dhammāl. On note cependant quepour les dévots, les termes techniques renvoient au champ religieux. Le terme persanmast (« enivré de connaissance divine »), renvoie aux soufis qui recherchent à tout prixl’union avec Dieu par l’extase, alors que celui de sarkar, qui désigne à l’origine un chefde tribu, doit être ici entendu sur le plan spirituel.

Conclusion

56 Les Bhutto sont l’objet d’une vénération à plusieurs titres : victimes du despotisme

(comme Hasan et Husayn), champions des droits des pauvres et également sindhis (laterre des soufis), à quoi s’ajoute le sentiment de privation nationale. Un soufi, La‘lShahbaz Qalandar, tient une place de premier plan dans l’édification du culte : par samédiation, les Bhutto s’enracinent dans le soufisme du Sindh.

57 La structure du mausolée de Gharhi Khuda Bakhsh incarne les deux registres religieux

et politique dans lesquels se positionne le mythe des Bhutto. Le mausolée conjuguepouvoir politique à l’extérieur et piété soufie à l’intérieur. La naissance du cultedynastique des Bhutto s’exprime largement à travers ces deux supports marquant lepassage du champ politique, certes sacralisé par les martyres, au champ religieux, parl’usage d’une iconographie et d’une architecture qui appartiennent au soufisme. Lesaffiches renvoient au champ d’un soufisme sécularisé en ce qu’elles empruntent à lagrammaire des affiches soufies, mais à des fins politiques transcendées par le martyre.On peut donc également parler d’un processus original de « canonisation laïque ».

58 Reste que des questions subsistent si l’on place le culte naissant de Benazir dans le

cadre plus large des cultes laïques du Moyen-Orient musulman. En particulier,pourquoi les Bhutto père et fille, et contrairement à d’autres martyrs politiques, n’ont-ils pas réussi à incarner, à symboliser la lutte et la résistance à leurs bourreauxrespectifs, la dictature militaire pour l’un, et le radicalisme islamique pour l’autre ?Pourquoi leur mausolée familial n’est-il pas devenu un lieu de commémoration de lamémoire nationale ? Est-ce parce que le Pakistan, qui a connu deux partitions en undemi-siècle, peine aujourd’hui à s’affirmer comme nation indivisible ? L’inscription dece culte dans un soufisme sécularisé n’empêche-t-elle pas le sacrifice des Bhutto decontribuer à la construction d’une « communauté imaginée » (à défaut de la nationpakistanaise), plus précisément de la communauté des partisans d’une démocratiemoderne au Pakistan ? Ainsi, le lieu de culte monumental de Gharhi Khuda Bakhshserait condamné à rester un centre de pèlerinage intra-sindhi.

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NOTES

1. Pour Bernard Debarbieux (1995), le lieu peut être conçu comme une figure de rhétorique du

territoire, par recours à la synecdoque, c’est-à-dire «l’évocation du territoire par ses lieux

symboliques», l’une ou plusieurs de ses parties, l’évocation d’un lieu ouvrant sur la

représentation d’un groupe social ou d’un territoire qui le dépasse et l’englobe.

2. Les Rajpoutes forment une caste de rois et guerriers hindous originaires de l’actuel Rajasthan,

un État frontalier du Sindh au Pakistan.

3. Durant le Raj britannique, la présidence de Bombay était l’une des trois grandes régions de

l’Inde directement administrée par les Britanniques, dont fit partie l’actuelle région du Sindh,

entre 1847 et 1936.

4. En entraînant la perte du caractère exclusivement religieux du mausolée soufi, la politique de

nationalisation des waqf-s a également provoqué l’ouverture d’un espace sécularisé dans le

champ du soufisme (Malik, 1990: 76).

5. Sur Jinnah comme chef charismatique, voir M. Boivin, 1996: 39-41.

6. Sur le charisme dans le monde musulman contemporain, voir la synthèse récente de C.Mayeur-

Jaouen, 2009: 375-396.

7. On signalera le mémoire de sciences politiques consacré par P.Herrant (1998) au charisme

hérité de Benazir Bhutto. Malgré l’intérêt que présente ce travail, l’auteur se focalise sur le

charisme hérité à travers une éducation politique et, de ce fait, ne prend guère en compte sa

dimension religieuse.

8. Pour une traduction de ce chant, voir M. Boivin, 2006b.

9. C’est pourtant à Data Ganj Bakhsh Bhutto, le grand saint du Pendjab, que Zulfiqar Ali Bhutto

attribuera d’avoir prêché une société sans classe et l’égalitarisme social sous le nom de musawat-i

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muhammadi (Ewing, 1983: 261). Peut-être pour contenter les Pendjabis, qui représentaient plus de

la moitié de la population pakistanaise et contrôlaient les centres du pouvoir politique.

10. Pour une analyse détaillée de la mise en scène et de la gestuelle, qui ne se distinguent guère

des procédés utilisés par d’autres leaders populistes d’Occident, voir A. Hussain (1989).

11. Mir Murtaza (1954-1996) et Shah Nawaz (1958-1985) fondèrent le groupe terroriste Al-

Zulfiqar. En mars 1981, le groupe détourna un avion de la Pakistan International Airlines,

détournement au cours duquel un homme fut tué par les terroristes. Bien que la participation

active des frères Bhutto n’ait jamais été prouvée, cet événement fournit un nouveau prétexte à

Zia ul-Haq pour faire enfermer Benazir et sa mère. Zia considérait qu’Al-Zulfiqar était le bras

armé du PPP.

12. M.R. Thompson (2002: 543) remarque que quatre des six femmes qui dirigèrent un État en

Asie accédèrent au pouvoir à la suite du martyre de leur père ou mari.

13. P. Herrant (1998: 139-146) invoque à juste titre l’incapacité de Benazir, comme de son père

Zulfiqar, à «routiniser le charisme».

14. Le MQM (Mohajir Qawmi Movement) a été fondé, en 1984, par Altaf Husayn pour sauvegarder

les droits des immigrés (mohajirs) venus de l’Inde lors de la fondation du Pakistan, en 1947. Voir

M.Boivin, L.Gayer, Lendemains d’exode. La trajectoire politique et sociale des Mohajirs du Pakistan, à

paraître.

15. On est tenté de poser ici la question du rôle qu’ont pu jouer les chiites dans la transmission de

l’idée de martyre au Pakistan. D’après F.Khosrokhavar, les chiites du Moyen-Orient l’auraient

transmise aux Libanais et aux Palestiniens. Il soutient également que les chiites pakistanais

auraient fait de même en Afghanistan (2003: 82).

16. Depuis le milieu des années quatre-vingt, les conflits très violents opposant chiites

duodécimains et plusieurs factions sunnites ont fait plusieurs milliers de victimes.

17. Le noha, qui désigne en arabe une lamentation, est un poème funèbre de déploration en

l’honneur de l’imâm Husayn et des siens lors de la tragédie de Kerbala (680). Il est plus

particulièrement entonné dans le sous-continent indien lors des célébrations de Moharram.

18. Nous tenons à remercier ici Hydayat Hussain de nous avoir transmis le cliché de ce noha,

accompagné d’une première traduction.

19. Le nom arabe Zulfiqar fait référence au sabre à double tranchant que portait Ali.

20. De manière paradoxale, en dépit des origines chiites de sa famille, Benazir se défend, dans son

autobiographie, d’une quelconque affiliation au chiisme: «Ma mère était une musulmane chiite

(...), tandis que tous les autres membres de ma famille étaient sunnites» (1989: 44). Elle-même a

été éduquée dans des écoles chrétiennes de Karachi avant d’aller suivre ses études à Oxford, puis

à Harvard, sur les traces de son père.

21. A. Schimmel, grande spécialiste du Sindh et de l’islam indo-pakistanais, notait que Mansur

Hallaj avait joué un rôle considérable dans la formation du mysticisme sindhi (1962). Dans ses

ghazals, La‘l Shahbaz Qalandar se qualifie lui-même d’ami de Mansur Hallaj.

22. De la même manière, le nom de Yazid était utilisé pour qualifier le Shah d’Iran avant la

révolution islamique de 1979.

23. Sur l’iconographie politique de Benazir Bhutto, I. Dadi explique que si les représentations

sont centrées sur la famille, c’est parce que Ziya avait accaparé l’image du leader nationaliste

(2007: 21-24).

24. Voir, par exemple, l’analyse de I.Dadi au sujet d’une affiche qui circulait à Karachi pendant la

première guerre du Golfe. Saddam Hussein y est représenté avec ‘Abd al-Qadir Jilani (2009: 177).

25. Curieusement, la traduction en ourdou donne: «Je suis le chien du lion de Ali».

26. Dans les ghazal-s de La‘l Shahbaz Qalandar, le terme de rend est utilisé comme strict

équivalent de qalandar. Nous traduisons ici le mot rend par «ravi», dans le sens de celui qui est

ivre de connaissance divine, c’est-à-dire comme équivalent de mast.

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27. Z.A. Kalhoro décrit les mausolées de plusieurs héros tombés lors de la bataille de Gerello, en

1699. Parfois, le héros est devenu le saint patron de la tribu, comme Meeran Shah Jhinghan. Les

Shahanis viennent toujours y amener les nouveaux-nés pour la cérémonie du premier rasage des

cheveux (2009: 99-100).

28. Nous remercions chaleureusement Z.A. Kalhoro, chercheur à l’Institute of Asian Civilizations

à Islamabad, de nous avoir fait partager sa connaissance approfondie de l’histoire de cette région.

29. Pourtant, Fatima Bhutto, la nièce de Benazir, mentionne des piliers de bois et des dessins

gravés et affirme qu’il s’agissait d’un mazār (sanctuaire) vieux de plusieurs siècles existant depuis

l’établissement des Bhutto dans le Sindh (Bhutto, 2009).

30. Sur le mausolée de Khomeiny, voir l’article que lui a consacré Kishwar Rizvi, 2003.

31. Cérémonie des quarante jours après les funérailles qui marque la fin de la période de deuil.

Cette pratique d’origine chiite est célébrée par de nombreux Pakistanais, mis à part les

«Wahabis».

RÉSUMÉS

Depuis son assassinat, en 2007, Benazir Bhutto est l’objet d’un culte naissant au Pakistan. Le

mausolée familial, où reposent aujourd’hui plusieurs martyrs politiques de la famille Bhutto, a

connu une évolution importante depuis la pendaison de son père Zulfiqar en 1979. De simple

tombeau à l’audience locale, le mausolée des Bhutto est devenu un lieu de commémoration de

dimension régionale. Quelles sont les conditions sociales et politiques d’émergence d’un lieu de

culte voué à Benazir ? Pourquoi leur mausolée familial n’est-il pas devenu aujourd’hui un lieu de

célébration de la mémoire nationale, symbole de la lutte et de la résistance à l’oppression ?

L’objectif de cet article est donc de déconstruire le processus de fondation de ce lieu en focalisant

notre attention sur le rôle du martyre dans la formation du capital charismatique nécessaire à

l’émergence d’un culte, ainsi que sur le choix d’un monument funéraire nécessaire à sa

matérialisation.

Following her assassination in 2007, Benazir Bhutto has been the object of a cult emerging in

Pakistan. The family mausoleum, where several political martyrs of the Bhutto family are buried,

has undergone major changes since the hanging of her father Zulfiqar in 1979. From a simple

tomb with a local aura, the Bhutto mausoleum has become a place of commemoration of regional

importance. What are the social and political conditions explaining the emergence of a new place

of pilgrimage dedicated to Benazir ? Why has the family mausoleum not become a place of

national remembrance, a symbol of struggle and resistance to oppression ? The aim of this paper

is to deconstruct the founding process of this cult by questioning the role of martyrdom in

forging the charismatic capital necessary for the emergence of a cult and analyzing the stages of

its materialization through a funerary monument.

Desde su asesinato en 2007, Benazir Bhutto ha sido objeto de un culto naciente en Pakistan. El

mausoleo familiar, donde reposan hoy varis mártires políticos de la familia Bhutto, conoció una

evolución importante desde el ahorcamiento de su padre Zulfiqar en 1979. De simple tumba

destinada a la audiencia local, el mausoleo de los Bhutto se volvió un lugar de conmemoración de

dimensión regional. ¿Cuáles son las condiciones sociales y políticas de emergencia de un lugar de

culto consagrado a Benazir ? ¿Por qué su mausoleo familiar no se volvió hoy un lugar de

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celebración de la memoria nacional, símbolo de la lucha y de la resistencia a la opresión ? El

objetivo de este artículo es reconstruir el proceso de fundación de ese lugar focalizando nuestra

atención sobre el rol del mártir en la formación del capital carismático necesario para la

emergencia de un culto, así como sobre la elección de un monumento funerario necesario para su

materialización.

INDEX

Mots-clés : Bhutto, chiisme, culte, dynastie politique, martyre, Pakistan, sécularisation, Sindh,

soufisme

Keywords : Bhutto, cult, martyrdom, Pakistan, political dynasty, secularization, shiism, Sind,

sufism

Palabras claves : Bhutto, chiísmo, culto, dinastía política, martirio, Pakistan, secularización,

Sinh, sufismo

AUTEURS

MICHEL BOIVIN

Centre d’Études de l’Inde et de l’Asie du Sud – CNRS-EHESS, [email protected]

RÉMY DÉLAGE

Centre d’Études de l’Inde et de l’Asie du Sud – CNRS-EHESS, [email protected]

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Les deux faces de LourdesLourdes de Zola et Les foules de Lourdes de Huysmans

Frédéric Gugelot

1 Lourdes n’eut pas besoin des écrivains pour construire son succès mais fut, très tôt,

l’objet d’une abondante production littéraire (Cool, Sauvadet, 2008: 185). C’est que lieuxde culte et de pèlerinage sont construits en pierre autant qu’en papier et témoignentsouvent de leur univers enchanté. À Barrès succèdent, entre autres, François Mauriac,Francis Jammes, Franz Werfel, Alexis Carrel, Michel de Saint-Pierre, puis, plusrécemment, Didier Decoin, Alain Vircondelet, Alina Reyes et Catherine Rihoit 1.

2 Cette courte liste rappelle qu’il existe des moments éditoriaux de postérité de Lourdes

et que si la figure du pèlerin passionne dans la première moitié du siècle, c’est ensuitela voyante qui se place au cœur des écrits. Ce sont surtout des écrivains catholiques quiconsacrent des ouvrages à Lourdes. Il en est de même pour le cinéma qui n’est pas enreste : en 1924, dans Credo ou la tragédie de Lourdes, Julien Duvivier oppose la ferveur despèlerins à l’insouciance des années folles et au conformisme agnostique des classesprivilégiées et bien-pensantes. Le fantastique succès du Chant de Bernadette fait desémules : en 1961, Gilbert Cesbron écrit le scénario du film de Robert Darène, Il suffit d’aimer.

3 Zola fait exception dans cette floraison en livrant une vision laïque du pèlerinage. Mais

cette abondante production entretient une tension de mystère qui est un des élémentsde la pérennité de Lourdes: une recharge sacrale nécessaire à la survie d’un lieu deculte ou/et de pèlerinage. Le lieu devient un enjeu d’affrontement entre la penséereligieuse et la pensée rationnelle. À travers ces romans, Lourdes apparaît comme une«géographie spirituelle dynamique» (Massignon) et inspiratrice. Toute cette productionparticipe d’une «autre scène que la scène initiale d’apparition, une scène des pouvoirs,des controverses, des opinions contradictoires et de leurs représentants» (Claverie,2009: 10). La fondation construit un système de représentation au caractère pluriel, nonconsensuel.

4 Les deux romans de Zola et Huysmans participent de ce vif débat. S’ils ne partagent pas

les mêmes perceptions, tous deux dévoilent les deux faces de Lourdes: lieu desurnaturel et bazar chrétien 2. Ces livres s’inscrivent dans un triple enjeu: un enjeu

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littéraire où deux membres d’une même école (Médan) usent des mêmes méthodespour un but bien différent, un enjeu religieux où convaincus et sceptiques s’affrontentsur la voyante et le lieu et un enjeu documentaire où tant l’apport des moyens detransport modernes que celui des images et récits pieux sont dévoilés.

Des projets antagonistes

5 En 1869, un journaliste, Henri Lasserre, publie Notre-Dame de Lourdes, présenté par la

hiérarchie ecclésiastique comme la version officielle des événements. La visionromantique d’Henri Lasserre oriente les représentations de la voyante et du lieu eninsistant sur la docte ignorance de la bergère confrontée à la méfiance des institutionset des savants ainsi que sur le caractère providentiel des événements et du lieu. Lestatut légendaire de la ville lui doit beaucoup, d’autant que l’ouvrage obtient unimmense succès (Harris, 2001: 247) 3. Il est la base documentaire de Zola, qui rencontral’auteur, alors que Huysmans rejette cette vision perçue comme sulpicienne. C’est doncl’écrivain athée qui s’inspire du légendaire officiel et le catholique qui veut s’en défaire.

6 Lors d’un premier voyage à Lourdes, Zola est fasciné par la dévotion et le mysticisme de

la foule qui envahit cette ville avec l’espoir d’un miracle (Goncourt, 1989: 148) 4. Il yséjourne, par souci d’exactitude, quatorze jours en 1892. Il entreprend alors un voyaged’étude pour tout voir et tout comprendre avant de se mettre à la rédaction de sonœuvre. Il se promène partout, visite tout, de la maison d’enfance de Bernadette auxhôpitaux, des malades en attente de guérisons miraculeuses en passant par le bureaudes constatations (des miracles). De plus, Zola accompagne le pèlerinage national, c’est-à-dire le plus important pèlerinage annuel. Il assiste aux mouvements de dévotion, depiété naïve, de transe mais aussi de simonie et de vile commercialisation.

7 Cette méthode d’enquête sur le terrain, inaugurée pour la série des Rougon-Macquart,

mène Zola à une abondante prise de notes que l’on retrouve totalement dans lemanuscrit final. Huysmans, aussi, fréquente par deux fois la ville, en 1903-1904, etnourrit son livre de ses déambulations. Le roman apparaît comme le genre suprêmepour les naturalistes dans la lignée de la philosophie positiviste – qui exige que lalittérature fournisse des documents sociaux et psychologiques en vue d’uneconnaissance scientifique de l’homme (Raymond, 1966: 81). Le projet littéraire des deuxhommes s’appuie donc sur une méthode identique de travail, héritée de l’écolenaturaliste dont Zola est le fondateur et dont Huysmans fut le disciple. Tous deux, enbons adeptes du naturalisme, et donc de l’observation, se rendent à Lourdes pourcapter le besoin de foi ou d’illusion dont témoigne la naissance de ce pèlerinage.Huysmans présente d’ailleurs son livre comme une sorte de reportage, une suite de«croquis» et de «notes», selon son propre aveu (Lescuyer, 1985: 324). Zola, enfindébarrassé de la lourde série des Rougon-Macquart, écrit une nouvelle trilogie.

8 L’idée de Zola se révèle bonne: Lourdes fait vendre. En août 1894, il publie les

conclusions de son enquête sous forme d’un reportage romancé. Le livre provoque lapolémique et le scandale. Rapidement, les critiques catholiques l’éreintent: la revuejésuite Études consacre, en 1894 et 1895, pas moins de quatre articles à sa réfutation; ilest mis à l’Index le 21 septembre 1894, et Léon Bloy fustige l’auteur en le traitant de«crétin des Pyrénées» 5. Un épisode est particulièrement mis en exergue comme preuvede la mauvaise foi de l’auteur: Zola a vu un miracle, celui de Marie Lemarchand, ÉliseRouquet dans le livre. On lui reproche de falsifier les faits en transformant cette

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guérison soudaine en rétablissement graduel suivi d’une rechute, qui n’eut pas lieudans la réalité: «Zola n’a pas voulu avouer cette spontanéité qu’il avait constatéepourtant; il a préféré raconter que l’aspect du visage s’améliorait peu à peu, que la cures’opérait indolemment; il a inventé des étapes et des gradations pour ne pas être obligéde confesser que cette renaissance soudaine d’une figure détruite était en dehors deslois de la nature humaine; c’eût été l’aveu du miracle. (...) L’histoire de MarieLemarchand, telle que l’a relatée Zola, est donc résolument inexacte; préoccupée defournir des arguments aux adversaires du surnaturel» (Huysmans, 1993: 116).Huysmans l’explique par un choix romanesque qui fait de Lourdes un roman à thèse. Laconstatation ne suffit pas à Zola. François Mauriac regrette, dans Pèlerins de Lourdes: «ilaurait mieux fallu pour cet homme qu’il ne vît pas ce qui lui fut donné de voir» 6.

9 Cette volonté de disqualifier le roman de Zola s’explique par son succès. Les cent vingt

et un mille exemplaires du premier tirage sont épuisés en moins de deux mois. Au 1er

mars 1898, Lourdes est le troisième roman le plus vendu de l’auteur, après La Débâcle etNana. Huysmans connaît aussi une réelle réussite. Son livre paraît en octobre 1906 : le 4novembre, il compte déjà dix-sept mille exemplaires vendus : « Les Foules de Lourdes sontun succès fou. On a vendu 21 000 exemplaires en un mois ! Elles vont rattraper lesautres comme En Route et La Cathédrale qui marchent sur leur 30 000 mais avec desannées ! – la sincérité du livre qui donne le Lourdes exact, impartialement, en est, jecrois la cause. Inutile de vous dire que les catholiques ne sont pas très contents desvérités désagréables que contient pour eux ce livre » (Huysmans, 1977 : 403). Les deuxlivres font scandale et passionnent. Le contexte de la Séparation et le développementde l’intérêt pour le surnaturel le favorisent.

Approche, méthodes et visions communes

10 Lourdes débute une nouvelle série consacrée aux villes avec Rome et Paris. On suit le

cheminement de Pierre Froment (au nom porteur de sens) de la foi à la science, de lacharité à la justice, de la mystique et de l’amour divin stérile au travail et à l’amourhumain fécond (douze enfants). Dans Lourdes, le héros accompagne une amie d’enfance.Les deux personnages sont souffrants: Marie est paralysée depuis un accident de chevalet elle n’a toujours pas eu ses règles à vingt-trois ans. Pierre souffre dans son âme, sa foiest vacillante. Chacun est prisonnier de sa virginité. Ce long roman (579p.) se déroulesur cinq jours, la durée du pèlerinage, du départ du train blanc de Paris jusqu’au retourdu même train à Paris.

11 Lourdes veut évoquer le besoin illusoire de foi et Rome sa captation par le catholicisme.

Froment lutte pour promouvoir un retour au christianisme primitif dans l’Église, endéfendant son ouvrage La Rome nouvelle, menacé d’Index («les religions peuventdisparaître, le sentiment religieux en créera de nouvelles, même avec la science»). DansParis, un troisième volume qui s’ajoute ultérieurement, Pierre Froment fonde unefamille dont les enfants seront les héros de la série suivante, Les Quatre Évangiles, Fécondité, Travail, Justice, Vérité.

12 Le personnage de l’abbé Pierre apparaît comme le porte-parole de Zola pour défendre

ses opinions et montrer son scepticisme. Ce pan de son œuvre s’inscrit dans la volontéde construire un avenir radieux (Muray, 1999: 517) et de répondre à la montée descritiques contre la science comme le note le héros: «Cette soif du divin que rien n’a pu

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étancher au travers des siècles, semblait renaître avec une violence nouvelle, au boutde notre siècle de science» (Zola: 574).

13 Lourdes et Les Foules se ressemblent. La forme est identique: on suit les pérégrinations

du héros dans le livre de Zola, selon le rythme du grand pèlerinage, et les promenadesde l’auteur à travers Lourdes, sur plusieurs jours, dans celui de Huysmans. Ce quirejoint la remarque d’Alphonse Dupront: «Quiconque vient à Lourdes est pèlerin. Règned’une tyrannie collective inconsciente? Peut-être, mais surtout nature même deschoses. (...) Il n’y a pas d’objectivité sûre là où se crée l’âme panique du collectif» (1987:341). Le style est proche, ce qui les distingue des générations littéraires précédentes àl’exemple de ces deux descriptions des malades dans Zola (p.169)7§ ou celle d’Huysmanslors de la séance de la piscine (p.96). Les accents «psychiatriques» de ce langageclinique marquent ce courant. Il s’agit, pour les deux auteurs, de proclamer quel’enregistrement des données factuelles et des résultats de l’analyse doit permettred’atteindre le réel. Ce courant littéraire symbolise le rationalisme et le positivisme enlittérature. Les deux hommes pratiquent un même type d’écriture mais l’appliquent àdes buts très différents. Si la dénonciation l’emporte chez Zola, pour Huysmans, il s’agitde découvrir la révélation providentialiste de Lourdes et de répondre au premier. Ilfaut dire que Lourdes appartient à cette série des trois villes qui marque, chez Zola, unfléchissement vers le réalisme spiritualiste alors que Huysmans évolue vers uneréaction idéaliste envers le naturalisme.

14 Les deux hommes s’accordent sur une détestation du lieu, de son architecture, du

décorum sulpicien. Huysmans, l’esthète, n’a aucune pitié pour l’architecture«avilissante» du sanctuaire, il méprise les marchands du temple mais il est fasciné parla foi de ses foules. Il leur reproche avidité, incurie, goût détestable. Zola véhiculeégalement les poncifs du discours anticlérical: «Et le jeune prêtre croyait entendre lemuet et formidable coup de râteau qui s’étendait sur la vallée entière, ramassant lepeuple accouru, ramenant chez les pères l’or et le sang des foules» (p.274). Huysmansn’aime pas Lourdes où est apparue une Vierge pour tous: «Très certainement, cetteVierge glorieuse, toute moderne, qui s’est définie elle-même, par une abstraction, n’estpas Celle que je préfère» 8. Il préfère celle de La Salette: «la Vierge pour les mystiques etpour les artistes, la Vierge pour les quelques-uns» l’attire. Il oppose «une Viergeexotérique, thérapique, publicitaire» à «une Vierge ésotérique, prophétique, porteused’un message secrètement réservé à “ces âmes éprises de douleur”» (Angelier, 2000:187).

Les derniers feux du naturalisme

15 L’enjeu littéraire de cette double parution n’est rien moins que l’effondrement du

naturalisme. Zola se réclame d’une approche scientifique de la littérature avec uneméthode: exactitude de l’observation, objectivité de la description, totalité del’investigation. L’ouvrage de Huysmans se veut une réponse à celui de Zola. Les Foules de

Lourdes le cite quatorze fois, et à chaque fois pour le dénoncer: «la première fois que jepénétrai dans ces salles, j’eus une surprise; sur les récits de Zola qui peignit toujours sestoiles comme des décors de théâtre, je me les figurais très vastes; j’imaginais au moinsdes pièces aérées et commodes, creusées de larges bassins, autour desquels baigneurs etmalades évoluaient à l’aise. Il n’en est rien; ces chambres ont tout juste l’ampleur descabines de bains à bon marché» (p.93).

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16 Le contexte a changé. Sur le plan politique, la Séparation des Églises et de l’État

développe au sein du catholicisme un sentiment de persécution. Sur le plan littéraire,l’école naturaliste décline rapidement. En effet, au moment où paraît Lourdes, Zola voitplusieurs de ses disciples quitter Médan en dénonçant l’impasse de son école littéraire.À l’occasion du compte rendu du Sens de la vie, d’Édouard Rod, Jules Lemaître dévoilecette évolution: «La vie n’a de sens que pour ceux qui croient et qui aiment. Telle est saconclusion. Son livre se rattache donc à ce mouvement d’esprit qu’on pourrait,presque, appeler évangélique, et qui est si sensible dans les écrits de Paul Bourget, deMaurice Bouchor, de Paul Desjardins, et de toute l’élite de la jeune génération» (1892:59). L’écrivain et critique littéraire suisse Édouard Rod est un disciple et un ami de Zola.Ses premiers romans s’inspirent du naturalisme. Il a d’ailleurs publié, en 1879, unebrochure d’illustration et de défense du mouvement naturaliste, intitulée «À propos deL’Assommoir» (Rod, 1879: 107). En 1889, Le sens de la vie met en scène un hérosindifférent, qui entre un jour à Saint-Sulpice pendant la grand-messe, afin derenouveler des impressions oubliées. Il les retrouve plus fortes qu’il n’avait cru, et toutautres. Il s’émeut, se trouble, réfléchit, alors que les fidèles ont quitté l’église. Il chercheDieu: «Et, dit-il, dans un double effort pour faire jaillir de ma mémoire les formulesperdues et pour secouer de ma pensée le joug de l’esprit qui nie, je me mis à murmurer– des lèvres, hélas! Des lèvres seulement –, Notre Père, qui êtes aux cieux!» (Rod, 1889:313). Cette prière d’enfance qui revient sur les lèvres du héros rappelle la scène finaledu roman de Bourget, paru en 1889, Le disciple. Identité des interrogations, proximitédes thèmes, un air du temps se dégage qui tient d’une forme diffuse de spiritualisme,d’attention, à défaut d’adhésion, aux impressions religieuses. Et le nouvel ouvrage decritique de Rod, Les idées morales du temps présent, paru en 1891, dénonce Zola. «Qu’est-ce donc que le mal? Au lieu d’affirmer, comme dans son nouveau catéchisme, que c’estune fonction involontaire, le résultat d’une déviation physiologique, le corollaire d’unenévrose ancestrale, il répondait avec un bel optimisme: “le mal est une de nosinventions, une des plaies dont nous sommes couverts”. (...) Arrivé au terme de sesrecherches, M.Zola s’est trouvé en face d’un dilemme pénible: moraliste d’instinct et detempérament, il avait supprimé la morale» (Rod, 1891: 83).

17 Ce mouvement, l’abbé Klein, professeur à l’Institut catholique de Paris, le nomme néo-

chrétien et l’explique ainsi: «Mécontentes et désappointées de n’obtenir de la sagessehumaine aucune réponse satisfaisante à ces éternelles questions de la destinée, quisemblent retrouver le poignant intérêt que la science positive se vantait d’avoir pudétruire, les âmes chercheuses de la génération nouvelle se sont enfin demandé si lareligion ne pourrait pas leur dire des paroles plus vraisemblables et plus consolantes.(...) M. Édouard Rod semble traduire, sur ce point, leur état d’esprit: “la foi, en effet,répond à toutes nos curiosités, explique tout: elle nous donne la raison de notreexistence, puisqu’elle nous prouve que nous sommes le centre du monde; le courage desupporter nos maux, puisqu’ils nous préparent un sort meilleur; et le goût de la vie,puisqu’elle est l’éternité. En se jetant dans le mystère, elle en a reculé l’effroi; sesaffirmations ont chassé le doute; et dans le triomphe de sa certitude, elle a établi unsystème merveilleusement échafaudé sur une base imaginaire, qui, calculé pourrépondre à tous les besoins de notre intelligence, ne laisse aucune place au désespoir”»(1892: 23-25). Le roman explicite l’attrait du catholicisme: «Seule l’Église reste debout,immuable, – fixée par la volonté des hommes ou de Dieu, qu’importe! (...) Elle a vaincules schismes, les hérésies, l’incrédulité; elle a vaincu jusqu’aux germes putrides qui ladécomposaient; les empires se sont abattus devant elle, elle a soumis les peuples qui

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l’injuriaient, elle brave la science dont tous les relatifs viennent se briser contre sonabsolu. Elle est le centre d’un tourbillon, immobile pendant que voltigent les atomes. Etil suffit d’entrer un instant dans son cercle d’action pour échapper au cyclone qui valseet brise et détruit» (Rod, 1889: 306). En janvier 1895, Ferdinand Brunetière fait paraîtreson article «Après une visite au Vatican» où il dénonce les faillites de la science 9.

18 Attirés par la pérennité de l’Église, par les fastes de sa liturgie et par le contexte de

persécution – rescapés des courants littéraires naturaliste et symboliste – des écrivainsen quête de renouvellement et d’absolu veulent tourner le dos au positivisme et aunaturalisme déterministe. Ils multiplient les recherches, mêlant spiritualités orientaleset ésotérisme. En 1889, dans La littérature de tout à l’heure, Charles Morice, poète,essayiste et bientôt lui-même converti, affirme : « depuis qu’il n’y a plus de religiondans les temples, elle court les rues » (1889 : 273) 10. Et les écrivains l’y rencontrent.Zola est conscient de cet air du temps. Il veut aborder la question de la survie dusurnaturel. Mais ce que contestent tant Rod que Huysmans, c’est la capacité dunaturalisme à rendre totalement la réalité (Raimond, 1966 : 39-41). Ils promeuvent unenarration qui n’est plus seulement informative mais source de méditation (ibid., 181).

Une interrogation identique, deux réponsesdivergentes

Des choix différents

19 La fascination pour les guérisons est générale à la fin du siècle. Si seulement trente

médecins se déplacent annuellement à Lourdes avant 1890, ils sont une centaine aprèsla polémique littéraire et scientifique et plus de trois cents au début du XXe siècle

(Guillemain, 2006: 231).

20 Le roman de Zola décrit le pèlerinage national à travers les yeux d’un prêtre qui a

perdu la foi et qui, par désespoir, vient à Lourdes quémander un miracle pour son amiealitée, espérant, par la même occasion, retrouver la foi. Les prêtres ne sont pas raresdans l’œuvre de Zola. Dans les Rougon-Macquart, Zola en cite vingt-trois et deuxd’entre eux, l’abbé Faujas et l’abbé Mouret, jouent un rôle de premier plan, chacun aucœur d’un roman qui dénonce soit la politique cléricale soit les rapports entre lesprêtres et les femmes (Ouvrard, 1986: 91) 11. Zola est fasciné par le personnage, «c’estqu’il y voit à la fois son double et son antagoniste. Même rêve de rédemption del’humanité, mais selon des modèles philosophiques radicalement opposés» 12. Parrationalisme scientifique, il rejette toute sensibilité religieuse mais le Rêve prouve qu’iln’en est rien. Il justifie ainsi son étude: «mon symbole est que l’humanité est unemalade, aujourd’hui, que la science semble condamner, et qui se jette dans la foi aumiracle, par besoin de consolation» 13.

21 Les deux auteurs évoquent avec trouble les miracles de Lourdes. Zola est surpris par la

persistance de la superstition mais fléchit devant la ferveur de ce peuple qu’il aimetant. Huysmans croit au miracle, mais ne cesse d’évoquer les différences entre sapratique et celle des fidèles pèlerins. Il se rend volontairement à Lourdes en dehors desgrands pèlerinages et il compose une autofiction. C’est donc un laïc non croyant quimet en scène un prêtre et un laïc croyant qui livre ses impressions, son paysageintérieur : « Si quelqu’un n’a jamais été stimulé par le désir de voir Lourdes, c’est bienmoi, je n’aime pas les foules qui processionnent, en bramant des cantiques (...) Ensuite,

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je ne tiens pas à voir des miracles ; je sais très bien que la Vierge peut en faire à Lourdesou autre part ; ma foi ne repose ni sur ma raison, ni sur les perceptions plus ou moinscertaines de mes sens, elle relève d’un sentiment intérieur, d’une assurance acquise pardes preuves internes ; n’en déplaise à ces caciques de la psychiatrie (...), qui ne pouvantrien expliquer, classent sous l’étiquette de l’autosuggestion ou de la démence, lesphénomènes de la vie divine qu’ils ignorent » (p. 75). Huysmans ne veut pas éprouver safoi et rejette toute lecture psychologique ; il est croyant et cela seul justifie sa défensede Lourdes.

Le lieu

22 Les deux livres témoignent de la force émotionnelle du lieu. Zola écrit: «Jamais il

n’avait vu un coin de terre arrosée à ce point de sang divin, et d’où la foi s’exhalât en untel envolement des âmes» (p.332). Tous deux s’accordent sur sa spécificité et partagentcette impression rendue par Barrès: «Il est des lieux qui tirent l’âme de sa léthargie, deslieux enveloppés, baignés de mystère, élus de toute éternité pour être le siège del’émotion religieuse» (1994: 573). Lourdes est d’ailleurs le premier des lieux qu’ilévoque: «l’étroite prairie de Lourdes, entre son rocher et son gave» (id.) Il ajoute: «D’oùvient la puissance de ces lieux? La doivent-ils au souvenir de quelque grand faithistorique, à la beauté d’un site exceptionnel, à l’émotion des foules qui du fond desâges y vinrent s’émouvoir? (...) Il y a des lieux où souffle l’esprit» (ibid.: 574). Huysmanspartage cette impression: «Lourdes me demeure, à mesure que j’y vis,incompréhensible. Je n’arrive pas à déchiffrer l’énigme de ce lieu très spécial» 14. Ilajoute: «Lourdes est un lieu très mystérieux» 15.

23 Pour les deux écrivains, Lourdes est un lieu à part : ils reconnaissent le succès populaire

du site mais divergent sur les causes de ce succès. Pour Zola, Lourdes cristallisesouffrance et espérance : « Les impressions que l’on emporte sont de deux sortes etelles sont hostiles l’une à l’autre, inconciliables. Lourdes est un immense hôpital Saint-Louis, versé dans une gigantesque fête de Neuilly ; c’est une essence d’horreur égouttéedans une tonne de grosse joie ; c’est à la fois et douloureux et bouffon et mufle »(p. 260). Il ajoute : « il y a la foi de ce peuple réuni pour exorer la Vierge, une foi quijaillit, de nulle part, en des laves brûlantes comme ici (...) Puis il y a la charité exaltéeplus que partout sur la terre à Lourdes. (...) Enfin, il y a, ici, la Vierge, compatissante etdouce, qui semble, à certains instants, plus vivante, plus près de nous, que partoutailleurs » (pp. 260-262). Huysmans explique le choix marial de Lourdes en évoquant lesautres apparitions et les sanctuaires proches, pour prouver que celle-ci a élu son lieu.« Elle s’est bornée à transporter sa demeure dans un site plus accessible à la piété desfoules » (p. 65) ; les deux écrivains insistent, en particulier, sur le rôle des transportsferroviaires. Comme si la Vierge était consciente que l’on entrait dans l’ère des masseset des grands pèlerinages. Le lieu, le culte se conjuguent pour faire de Lourdes unescène spirituelle.

La voyante

24 Zola est un adepte des nouvelles théories sur l’hystérie mentale du professeur Jean-

Martin Charcot, développées dans son article «La foi qui guérit» (1892). L’écrivainapplique cette grille de lecture au lieu et à la voyante: Bernadette lui apparaît commeune «irrégulière de l’hystérie» (p.230). Néanmoins, il ne parvient jamais à se départir

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d’une réelle sympathie pour cette fille du peuple: Zola est sincèrement ému par ledestin de l’enfant des bas-fonds qu’il juge victime d’hallucinations: «la Bernadette qu’ilvenait de trouver, au bout de son enquête, n’était qu’une sœur humaine, chargée detoutes les douleurs. Mais il n’en gardait pas moins pour elle un culte de fraternelletendresse, et deux larmes lentes roulèrent sur ses joues» (p.453).

25 À Lourdes, les guérisons ont-elles une origine exclusivement naturelle? Peut-on aussi,

dans certains cas, croire à une action surnaturelle? La réponse à ces questions estl’enjeu des deux ouvrages (Lescuyer, 1985: 327). Zola précise: «Bernadette avait rêvédans le continuel tourment de sa chair, et lui-même ne croirait jamais plus. Celas’imposait avec la brutalité d’un fait: la foi naïve de l’enfant qui s’agenouille et prie, laprimitive foi des peuples jeunes, courbés sous la terreur sacrée de leur ignorance, étaitmorte» (p.570). Il l’assimile à une prophétesse: «ce nouveau messie enfant, venu pour lesoulagement des misérables, chargé d’annoncer aux hommes la religion de la divinejustice, l’égalité devant le miracle, bafouant les lois de l’impassible nature» (p.564).Lourdes, ultime espoir des souffrances de tous, anticipe l’utopie que Zola aspire àproposer à travers ses nouvelles œuvres.

26 Huysmans rejette le diagnostic d’hallucination: «Elle fut scrutée (...) par combien de

médecins! et nul ne put découvrir en elle le moindre stigmate de ce genre de maladie,de son enfance jusqu’à sa mort» (p.218). Il oppose médecins à médecins, processus àl’œuvre à Lourdes depuis la création du Bureau des constatations des guérisonsmiraculeuses, fondé en 1883. Il admet néanmoins que Zola parle d’elle avec«tendresse», et de la Vierge avec «respect» (p.217).

27 Tout comme pour la voyante, Zola et Huysmans partagent le constat, la réalité des

guérisons, mais diffèrent sur l’interprétation des causes. Une fois de plus, le contre-emploi sert à Zola pour définir sa position. C’est le Dr Chassaigne qui explique lemiracle par l’action de Dieu: «Mais si Bernadette n’était pas qu’une hallucinée, unefolle, est-ce que l’aventure ne serait pas plus étonnante, plus inexplicable encore?Comment! Le rêve d’une folle aurait suffi pour remuer ainsi les nations!... Non, non! Unsouffle divin a passé, qui seul peut expliquer le prodige» (p.441). Pierre pense toutautrement: «Oui, c’était vrai, un souffle avait passé, le sanglot de la douleur, le désirinextinguible vers l’infini de l’espoir. Si le rêve d’une enfant souffrante avait suffi pouramener les peuples, pour faire pleuvoir les millions et pousser du sol une cité nouvelle,n’était-ce pas que ce rêve venait apaiser un peu la faim de pauvres hommes, l’insatiablebesoin qu’ils ont d’être trompés et consolés? Elle avait rouvert l’inconnu, sans doute àun moment social et historique favorable; et les foules s’étaient précipitées. Oh! Seréfugier dans le mystère, quand la réalité est si dure, s’en remettre au miracle, puisquela nature cruelle semble une longue injustice!» (pp. 441-442). Lourdes est une mauvaiseréponse à une bonne question.

La/les foule(s)

28 L’espérance est, pour Huysmans et Zola, l’essence de ces migrations humaines qui

s’arrêtent à Lourdes. Ils ont conscience des nouveautés de la ville dont le succès sefonde sur son attention aux problèmes de santé et sur «la puissance inconnue desfoules»: «Cette Grotte, elle est le hangar des âmes en transe du monde, le hangar oùtous les écrasés de la vie viennent s’abriter et échouent en dernier ressort, elle est le

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refuge des existences condamnées, des tortures que rien n’allège; toute la souffrance del’univers tient, condensée, en cet étroit espace» (Huysmans: 84).

29 Si les deux romans apparaissent comme des fictions documentaires appuyées sur une

enquête et un terrain, les deux auteurs ne mettent pas l’accent sur le même trait.Huysmans insiste sur la présence de la foi malgré la foule, Zola met en avant l’espoirdes misérables renforcé par la suggestion: «Il la savait entraînée, suggestionnée depuisquatre jours: la fièvre du long voyage, l’excitation des paysages nouveaux, les journéesvécues devant la splendeur de la Grotte; les nuits sans sommeil, la douleur exaspérée,affamée d’illusion. Puis, c’était encore l’obsession de la prière, ces cantiques, ceslitanies qui la secouaient sans relâche» 16. La suggestion collective, un vocabulairepsychologique, psychiatrique, expliquent cette analyse laïque de Lourdes (Claverie,2008: 64). L’intérêt pour la ville, dans les années 1890, pousse les médecins à modifierleur discours de «la négation du miracle par l’hystérie à sa récupération laïque par lasuggestion» (Guillemain, 2006: 234). Zola se situe entre les deux: «quelle était donc laforce inconnue qui se dégageait de cette foule, un fluide vital assez puissant pourdéterminer les quelques guérisons qui, réellement se produisaient? Il y avait là unphénomène qu’aucun savant physiologiste n’avait encore étudié. Fallait-il croire qu’unefoule n’était plus qu’un être, pouvant décupler sur lui-même la puissance del’autosuggestion? Pouvait-on admettre que, dans certaines circonstances d’exaltationextrême, une foule devînt un agent de souveraine volonté, forçant la matière à obéir?Cela aurait expliqué comme les coups de guérison subite frappaient au sein même de lafoule, les sujets les plus sincèrement exaltés. Tous les souffles se réunissaient en unsouffle, et la force qui agissait était une force de consolation, d’espoir et de vie» (pp.395-396). L’idée de foule permet de justifier miracles et succès. Le thème est dans l’air.C’est en 1895 que paraît La psychologie des foules, de Gustave Le Bon, qui rencontre unsuccès durable (Marpeau, 2000: 95). La réflexion sur les foules s’appuie d’ailleurs surl’œuvre de Zola. Ainsi, «à partir des années quatre-vingt, quatre théoriciens dessciences sociales – Scipio Sighele, Henry Fournial, Gabriel Tarde et Gustave Le Bon –vont, les uns après les autres, refondre le message des Origines et de Germinal dans unmoule analytique» (Barrows, 1990: 103) 17. Huysmans répond directement à Zola: «Etpuis que signifient les remarques de Zola et des autres, affirmant que les malades sonthypnotisés par le décor, par le saisissement de l’eau froide, par les lumières de laGrotte, par le roulement des Ave? (...) Il parle du “souffle guérisseur des foules”, de “lapuissance inconnue des foules”. Cette puissance dont le vrai nom est la prière estindéniable, mais, je le répète, elle n’est pas indispensable au salut des malades, pas plusd’ailleurs que le cadre et le milieu; la preuve en est que des gens recouvrent la santéchez eux, sans aller à Lourdes, en faisant tout bonnement une neuvaine» (264-265).C’est Zola qui insiste sur l’efficacité du pèlerinage dans la mise en condition alors queHuysmans en rejette l’idée. Les deux livres témoignent du parcours pèlerin: un départpour gagner un ailleurs qui rende autre, un lieu sacral et, à travers ce lieu, unerencontre avec l’au-delà (Dupront, 1987: 34-58).

30 Hanté par son postulat scientiste, Zola n’imagine son personnage principal que comme

un représentant de «la foi au seul progrès par la science» 18. Pour lui, «Lourdes n’étaitqu’un accident explicable, dont la violence de réaction apportait même une preuve del’agonie suprême où se débattait la croyance, sous l’antique forme du catholicisme» (p.570). Lourdes ne contredit donc pas la progression de l’histoire: d’où l’argument de lasuggestion, du besoin populaire de réconfort surnaturel pour le justifier. Dans son

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roman, il oppose un médecin converti et Pierre qui abandonne la foi. L’exemple duDr Chassaigne permet d’expliquer les motifs d’adhésion à la foi et à l’Église, qui survientaprès deux étapes: une souffrance morale intense suivie de l’abandon du sens critique 19. «Et Pierre, alors, comprit brusquement, eut l’explication nette de ces pèlerinages, detous ces trains qui roulaient par le monde entier, de ces foules accourues, de Lourdesflamboyant là-bas comme le salut du corps et des âmes. Ah! Les pauvres misérablesqu’il voyait, depuis le matin, râler de souffrance, traîner leur triste carcasse dans lafatigue d’un tel voyage! Ils étaient tous des condamnés, des abandonnés de la science,las d’avoir consulté les médecins, d’avoir tenté la torture des remèdes inutiles» (p.111).Il ajoute: «Ah! Cette soif inextinguible du bonheur qui les amenait tous là, ces blessés ducorps et de l’âme» (p.309), qui croient que «la Sainte Vierge intervenait en faveur desdésespérés, forçait la nature marâtre à être juste et charitable» (p.134) 20.

31 Pèlerinage et lieux de culte s’appuient sur une littérature qui les rend aussi vivants que

les pèlerins qui les parcourent, diffuse leur image, leur représentation. Huysmans,comme Zola, transmet la tension, le mystère, « l’extrême des douleurs et l’extrême desjoies, c’est tout Lourdes » 21. Et, s’il peut s’insurger contre l’instrumentalisation de celle-ci par l’Église, Zola communique néanmoins la latence et la puissance du miracle, la« prodigieuse concentration d’espérance » (Dupront, 1987 : 347), en compatissant à lasoif de surnaturel qui motive les personnes en souffrance.

32 Dans les deux cas, les écrivains affirment la primauté de l’affectivité sur la raison. Pour

Zola, Lourdes est une terre de souffrance, de misère et d’espérance. Pour Huysmans,elle est terre de souffrance mais aussi terre de rachat. Tous deux témoignent de lacommunion du pèlerinage. Zola veut combattre la superstition au moment où lesexpériences spirituelles attirent de nouveau. Il s’inquiète de cette révolte contre lascience à la fin du XIXe siècle. Lourdes met en échec le naturalisme et le positivisme.

Huysmans perçoit combien Lourdes est un stimulant capable de refonder de nouvellesalliances sociales et politiques pour pérenniser le catholicisme en portant l’accent surl’aspiration à la santé et au bonheur ici-bas. Zola en a conscience, mais ne parvient pasà proposer des ressources émotionnelles et historiques autres: Pierre Froment n’est pasun héros positif dont le roman d’initiation pouvait entraîner des lecteurs vers uncheminement proche du sien. Zola rêve d’une transmutation du sentiment religieux enfaveur d’une religion vidée de tout dogme, de tout mystère: Froment s’interroge sur lemoyen, il préconise d’abord d’«opérer brutalement l’humanité, en fermant les Grottesmiraculeuses où elle va sangloter» (p.572). Il conclut pourtant: «Non, non! Ce serait uncrime que de fermer le rêve de leur Ciel à ces souffrants du corps et de l’âme. (...)L’humanité entière pleurait, éperdue, condamnée que seul pouvait sauver le miracle.(...) Il ne fallait désespérer personne, il fallait tolérer Lourdes, ainsi qu’on tolère lemensonge qui aide à vivre» (p.571). Mais il ne peut pas rester insensible à l’idée queLourdes est «comme une promesse qu’un jour la condition humaine sera dépassée»(Dupront, 1987: 364-365). Alors, il faut accepter que Lourdes soit aussi un signe que «lespèlerins réclamaient avec des larmes, l’égalité dans la santé, le partage équitable de lapaix morale et physique. (...) Au fond, c’était le même rêve exaspéré de fraternité et dejustice, l’éternel besoin du bonheur, plus de pauvres, plus de malades, tous heureux» (p.577).

33 Huysmans est plus critique, il rejette l’oubli de la valeur de la souffrance au cœur du

dogme de la réversibilité des mérites. Il écrit: «Lourdes a pris (...) le contre-pied de laMystique, car enfin l’on devrait (...) réclamer non la guérison de ses maux, mais leur

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accroissement; l’on devrait s’y offrir en expiation des péchés du monde» (pp. 154-155).Lors de la rédaction du roman, il se sait atteint d’un cancer qui le tuera, en 1907, dansd’horribles souffrances et refuse tout moyen d’atténuer la douleur.

34 Les lieux de culte et de pèlerinage se fondent autant en papier qu’en pierre. Si les deux

écrivains rejettent certaines orientations du pèlerinage de Lourdes, leurs choixdiffèrent profondément: Zola rejette le spirituel, Huysmans rejette le message, maistous deux en véhiculent le mystère. Leur opposition ou leur réticence ne font quemultiplier l’efficacité romanesque de leur description; la fondation ne s’inscrit pas dansla recherche d’un consensus. L’abondante production littéraire autour de Lourdesentretient une tension qui apparaît comme un des éléments de la pérennité du lieu. Lesdeux auteurs avouent que Lourdes est un lieu à part, autre: des miracles y surgissent,des hommes et des femmes y voient leurs maux guéris. Ils décrivent une géographiespirituelle dynamique et inspiratrice dont, volontairement ou non, participent leursdeux romans témoignages. Si Zola propose une «religion nouvelle» (p.574) 22 etHuysmans défend l’ancienne, tous deux reconnaissent le besoin de croire et sacristallisation sur un lieu inspirateur. Ils participent de la recharge sacrale incessantede Lourdes, démontrant l’extrême plasticité du lieu, de la voyante, du message et de lafondation.

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. Barrès publie Une visite à Lourdes en 1922; François Mauriac, Pèlerins de Lourdes, 1931; Francis

Jammes, Le pèlerin de Lourdes, 1936; Franz Werfel, Le chant de Bernadette, 1941; Alexis Carrel, Le

Voyage de Lourdes, 1949; Michel de Saint-Pierre, Bernadette de Lourdes, 1953; Didier Decoin, La Sainte

Vierge a les yeux bleus, 1984; Alain Vircondelet, Bernadette. Celle qui a vu, 2002; Alina Reyes, La jeune

fille et la Vierge, 2008; Catherine Rihoit, J’ai vu. L’extraordinaire histoire de Bernadette, 2009. Il faut

noter cette obsession contemporaine de celle qui a «vu» le divin.

2. C’est d’ailleurs le premier titre du livre d’Huysmans.

3. Cent quarante-deux éditions françaises en sept ans, traduit en quatre-vingts langues en 1900, il

se serait alors vendu à plus d’un million d’exemplaires.

4. Lors d’un dîner où sont présents les frères Goncourt, Zola révèle: «il a été à Lourdes et (...) il a

été frappé, stupéfié, par le spectacle de ce monde de croyants hallucinés et (...) il y aurait de

belles choses à écrire sur ce renouveau de la foi, qui, pour lui, a amené le mysticisme, en

littérature et ailleurs, de l’heure présente», Journal des Goncourt, 16 mars 1892, Paris, Robert

Laffont, 1989, t. III, p.148.

5. Léon Bloy, «Le crétin des Pyrénées», Mercure de France, 1894. Il ajoute: «Il est l’Impartialité

même, il sait tout, il comprend tout et il se fait tout à tous. Un cœur d’or!», cité dans É.Zola, 1995,

p.616.

6. Cité dans H.Guillemain, Zola, légende et vérité, Lausanne, Rencontre, 1960, p.87.

7. «Le cortège roulait ses damnés des maladies de la peau, à la chair rongée, ses hydropiques

enflées comme des outres, ses paralytiques, tordues de souffrance; et les hydrocéphales

défilaient, et les danseuses de Saint-Guy, et les phtisiques, les rachitiques, les épileptiques».

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8. J.K. Huysmans, op.cit., p.230.

9. F. Brunetière, Revue des Deux Mondes, janvier 1895.

10. Il faut noter qu’il fut l’un des premiers à traduire Dostoïevski.

11. Dans La Faute de l’abbé Mouret, paru en 1875, Zola s’en prend déjà vivement au culte de la

Vierge dans le chapitre 14 qui montre que la dévotion de l’abbé envers la Vierge est un transfert

de son désir: «Et, lorsqu’il avait tout donné à Marie, son corps, son âme, ses biens terrestres, ses

biens spirituels, lorsqu’il était nu devant elle (...) Il lui semblait qu’il gravissait un escalier de

désir» (Paris, Livre de Poche, p.115).

12. Henri Mitterrand, «Préface», à Pierre Ouvrard, ibid., p.III.

13. Lettre de Zola à Jacques van Santen Kolff, 9 mars 1894, (Zola, 1978-1995, t. VIII).

14. Lettre de Huysmans à Jean de Caldain, 27 mars 1903 (Huymans, 1993, p.269).

15. Lettre de Huysmans à Jean de Caldain, 18 mars 1903 (ibid., p.264).

16. É. Zola, op.cit., p.394.

17. Il s’agit des Origines de la France contemporaine de Taine.

18. H. Mitterrand dans la notice de Lourdes, Œuvres complètes de Zola, Cercle du Livre Précieux,

t. 7, p.476.

19. «Cet homme de science, athée et matérialiste, que la douleur avait foudroyé et qui croyait à

présent, pour l’unique joie de revoir dans une autre vie ses chères mortes tant pleurées» (É. Zola,

ibid., p.332). «Le grand vieillard foudroyé, à la sénilité douloureuse, redevenu enfant dans le

désastre de son cœur» (idem, p.573).

20. Zola évoque la venue pèlerine d’une riche femme accompagnée de sa sœur et de son mari,

voyage en première, dons exceptionnels au sanctuaire (argent et lanterne pleine de pierreries)

mais pas de guérison. Huysmans signale que tout est «gratis dans le domaine de la grotte» (p.215)

et qu’il «n’existe pas de place réservée, de prie-Dieu de luxe; c’est donc l’égalité parfaite entre

l’indigent et le riche» (p.216).

21. J.K. Huysmans, op.cit., p.143.

22. «Une religion nouvelle, cela éclatait, cela retentissait en lui, comme le cri même des peuples,

le besoin avide et désespéré de l’âme moderne. La consolation, l’espoir que le catholicisme avait

apportés au monde semblaient épuisés, après dix-huit siècles d’histoire, tant de larmes, tant de

sang, tant d’agitations vaines et barbares. C’était une illusion qui s’en allait, et il fallait au moins

changer d’illusion» (É. Zola, op.cit., p.575).

RÉSUMÉS

Lourdes est un lieu de culte construit autant en pierre qu’en papier. Au Lourdes de Zola (1894),

qui offre une vision laïque et critique du pèlerinage, s’oppose la lecture catholique de Les foules

de Lourdes de Huysmans (1906). Les deux romans en dévoilent les mêmes faces, à la fois lieu de

surnaturel et bazar chrétien. Les deux hommes évoquent avec trouble les miracles et témoignent

de la force émotionnelle, spirituelle, dynamique et inspiratrice du lieu. Lourdes fascine. Leurs

livres prouvent l’efficace conjugaison d’une histoire, d’un lieu et d’une ferveur. L’abondante

production littéraire autour de Lourdes entretient une tension qui apparaît comme un des

éléments de sa pérennité. Ainsi, la fondation du lieu de culte ne s’inscrit pas dans la recherche

d’un consensus. La lutte contre le pèlerinage participe de son succès.

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Lourdes is a place of cult which is built as well in stone than in paper. Zola’s Lourdes, which

provides a secular and a critical vision, is opposed by a catholic interpretation of Les foules de

Lourdes by Huysmans. Both novels reveal the same aspects: at once the place of the supernatural

and a Christian bazaar. Both writers mention with turmoil the emotional, spiritual, dynamic and

inspiring strength of the place. Lourdes fascinates. Their books show the effective conjugation of

a story, of a place and of fervour. The abundant literary production about Lourdes maintains

tenseness which seems to be one of the factors of its durability. Thus, the foundation of the place

of cult does not fit in the quest for a consensus. The fight against the pilgrimage participates of

its success.

Lourdes es un lugar de culto construido tanto de piedra como de papel. Las dos novelas, Lourdes

de Zola (1894), una visión laica y crítica de la peregrinación, a la que se opone la lectura católica

Les foules de Lourdes de J.K.Huysmans (1906), desvelan de ello los mismos aspectos, a la vez un

lugar de lo sobrenatural y un bazar cristiano. Ambos hombres evocan con cierta turbación los

milagros y dan testimonio de la fuerza emocional, espiritual, dinámica e inspiradora del lugar.

Lourdes fascina. Sus libros muestran la combinación eficiente de una historia con un lugar y un

fervor. La abundante producción literaria alrededor de Lourdes mantiene una tensión que

aparece como uno de los elementos de su perennidad. La fundación no se inscribe en la búsqueda

de un consenso.

INDEX

Palabras claves : escritores, fe, Lourdes, novelas, peregrinación

Keywords : faith, Lourdes, novels, pilgrimage, writers

Mots-clés : écrivains, foi, Lourdes, pèlerinage, romans

AUTEUR

FRÉDÉRIC GUGELOT

EHESS, CEIFR, [email protected]

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Du Tro-Breiz à la Vallée des MilleSaintsBrigitte Bleuzen

1 Selon l’adage: «Celui qui n’aura pas réalisé le Tro-Breiz de son vivant devra le réaliser

après sa mort, mais cette fois, en avançant de la longueur de son cercueil, seulementune fois tous les sept ans»! Le «Pèlerinage aux sept saints de Bretagne» désignait auMoyen Âge, le pèlerinage en l’honneur des sept saints fondateurs du pays. Les pèlerinseffectuaient un parcours de plus de six cents kilomètres en une seule fois sur une duréemoyenne d’un mois. D’après l’historien médiéviste Jean-Christophe Cassard, cepèlerinage aurait connu une réalité à la fois modeste et discontinue. Il parle d’un«mythe historiographique» (1997: 93-119) élaboré à la fin du XIXe siècle. On ne s’étendra

pas ici sur la controverse à propos de l’ancienneté et l’importance de ce pèlerinage àl’époque médiévale. Notre propos est d’analyser la renaissance, en 1994, de cepèlerinage rebaptisé Tro-Breiz ainsi que le projet de la Vallée des Mille Saints, démarréen 2009 1.

2 Si l’on considère que le pèlerinage médiéval est un « mythe historiographique »,

comment expliquer que tous les ans, depuis 1994, entre mille cinq cents et deux millecontemporains de tous âges, de toutes classes sociales se donnent le défi de réaliser leurTro-Breiz ? Le terme de pèlerinage est-il toujours approprié dans ce cas, alors qu’ilconcerne des athées, des pratiquants occasionnels et des pratiquants réguliers ? Onpropose de désigner par « périple sacré » le glissement de l’appartenancecommunautaire religieuse à la paroisse vers un lien social basé sur une identitébretonne valorisant l’amour du « pays ». Cet attachement concerne à la fois lespaysages entre Armor (pays de la mer) et Argoat/Arvor (pays des bois et de la terre), lalangue, la population, la culture bretonne et sa filiation celtique. En s’inscrivant dansun espace-temps sacralisé, les Tro-breiziens renouent avec leurs traditions à la foischrétiennes et celtes. En marchant, des milliers de personnes ont redécouvert cetteterre meurtrie par les hommes. Puis, ce mouvement s’est tourné vers l’histoire avec leprojet pharaonique de la « Vallée des Mille Saints », sur le site de Carnoët, dans lesCôtes d’Armor : mille statues, sculptées dans le granit, rendront hommage aux millesaints honorés en Bretagne. Après la reconnaissance des sept saints fondateurs, la

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Vallée des Mille saints se veut un hommage à ces personnages de légendes venus enaide à l’humanité souffrante. La coalition entre la terre meurtrie et la souffrance deshommes, prise en charge par les saints, trouve son point d’orgue dans la Vallée, écho etprolongement du Tro-Breiz.

3 Le pays, qui en breton se dit Bro, est de genre féminin. Comment cette «Terre-Mère»

redevient-elle, au XXIe siècle un espace sacré, ancré dans une histoire, des références

culturelles et religieuses, bien au-delà du seul catholicisme? Quelles sont les modalitésde la constitution progressive d’une géographie sacrée au travers du Tro-Breiz et de laVallée des Mille Saints? L’initiative relève de laïcs et elle est soutenue par le Vatican.Cependant, le terme de pèlerinage reste ambigu: on observera la présence d’étonnantspèlerins aux profils très éclectiques. La re-sacralisation de la terre s’opère d’abord parune prise de conscience des hommes de l’avoir meurtrie. Il s’ensuit un élan pourrenouer avec elle par la culture bretonne et l’histoire millénaire. La Vallée des Millesaints rappelle la filiation au christianisme celtique en se tournant vers l’avenir.

Une initiative de laïcs soutenue par le Vatican

4 Partons de l’expérience menée par l’association les «Chemins du Tro-Breiz» 2: le

deuxième Tro-Breiz a commencé au Pays de Galles en 2002 et la septième et dernièreétape s’est déroulée entre Quimper et Saint-Pol-de-Léon, du 3 au 8 août 2009.

5 Le Tro-Breiz est un pèlerinage circulaire. Il fait le tour de la Bretagne en ne passant ni

par Nantes ni par Rennes. Il n’y a ni sens ni ordre à respecter. «Le pèlerin n’a donc pasun lieu à gagner mais “une boucle à boucler”» (De la Brosse, 2006: 12). Un diplôme peutêtre remis par les autorités religieuses (généralement un évêque) une fois le parcoursréalisé dans son intégralité.

Par le marquage du territoire en sept lieux fondés par des saints, le Tro-Breiz participede la sacralisation du territoire. Ces saints fondateurs de la Bretagne sont issus de lacampagne armoricaine (Corentin et Patern) ou d’Outre-Manche (Brieuc, Paul Aurélienet Samson, Malo et Tugdual). Corentin, que le Bretons nomment Kaourintin, est lefondateur de l’évêché de Quimper; ermite, il se nourrissait d’un poisson qui se

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reconstituait au fur et à

Itinéraire du Tro-Breiz vu par Florian Leroy. Cette carte figure dans le livret du pèlerin remis à chaquetro-breizien

6 mesure qu’il en coupait un morceau pour son repas. Une relique se trouve dans l’église

de Plonévez-Porzou. Paul Aurélien, évêque de Saint-Pol-de-Léon, évangélisenotamment l’île d’Ouessant et l’île de Batz. Tugdual (de tut, peuple et wal, valeur),évêque de Tréguier, est connu pour ses miracles auprès des personnes handicapées.Brieuc, Briomaglus (de Bri, dignité et mael, prince), est évêque de Saint-Brieuc. Malo (demach, garant et lou, lumière) est évêque de Saint-Malo à qui il épargne les maladies et lapeste au VIIe siècle. Samson (de l’hébreu šemeš, soleil) est évêque de Dol-de-Bretagne,

connu pour guérir les maladies des enfants. Enfin, Patern (de pater, père) est évêque deVannes.

7 L’initiative de la renaissance du Tro-Breiz, en 1994, revient non pas au clergé breton

mais à trois laïcs originaires du pays du Léon, dans le Finistère. Philippe Abjean,professeur de philosophie, Gilles Le Marec, directeur de l’association du pays du HautLéon et Michel Daniélou, professeur d’histoire au lycée Notre-Dame-du-Kreisker. Lepoint de départ fut un appel peu loquace dans la presse locale: «si vous êtes intéresséspar la renaissance du Tro-Breiz, envoyez un chèque de 50 F». Les organisateursreçurent six cents réponses, un nombre trois fois supérieur à celui qu’ils espéraient. Ilscherchèrent un aumônier mais se heurtèrent au peu d’enthousiasme du clergé local.Depuis le premier Tro-Breiz, l’aumônier est Dominique de Lafforest, né en 1939, àCarantec, dans le Finistère. D’abord professeur d’anglais et de breton, tout en tenantune chronique «pierres et paysages» sur les châteaux et chapelles en ruine, dans leTélégramme de Brest, il est ordonné à l’âge de cinquante ans; il aime à répéter que «Dieul’avait sans doute mis en réserve pour lui épargner les épreuves que tant de prêtres desa génération ont connues dans les années soixante-dix» 3. Engagé au sein de laCommunauté de l’Emmanuel, il se souvient d’avoir été contacté, en 1994, par lesfondateurs des Amis de Tro-Breiz en ces termes: «C’est un pèlerinage, disaient lesorganisateurs, comment on va faire s’il y a six cents personnes? Il faut trouver un

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aumônier, un prêtre ou des prêtres pour assurer. Il y aura des cathos là-dedans, il yaura sans doute des cathos mais il y aura beaucoup de gens qui sont des randonneursqui ne sont pas du tout dans l’Église. (...)» Dominique de Lafforest accepte le défi etdonne le tempo dès le départ du premier Tro-Breiz: «J’ai dit que c’était très libre, quec’était ouvert à tout le monde. Si certains voulaient venir à la messe, ils étaient lesbienvenus mais, en aucun cas, on obligeait qui que se soit» 4. Si des animationsreligieuses sont proposées comme la messe matinale dans les paroisses accueillantes,les prières chantées en marchant, l’adoration du saint sacrement, il y a aussi desveillées festives le plus souvent autour de musiques et de danses bretonnes. Lespèlerins sont invités à arborer une couleur en fonction du sens qu’ils donnent à leurmarche: le respect de la nature et de la vie (vert), la paix et la fraternité (blanc), lamaladie et le deuil (violet), la famille et le pardon (rouge) 5.

8 Dès le départ, le Tro-Breiz reçoit l’appui du Vatican. En août 1994, un télégramme signé

du cardinal Angelo Sodano parvient aux organisateurs : « Apprenant déroulement duTro-Breiz, le Saint Père félicite pèlerins d’avoir repris antique coutume dans souvenirdes premiers évangélisateurs. Heureux de voir famille à l’honneur, il confie lesmarcheurs à Marie et leur envoie volontiers ainsi qu’aux organisateurs une chaleureusebénédiction apostolique. » 6 L’année suivante, le 2 août 1995, Jean-Paul II réitère sesencouragements à l’arrivée du Tro-Breiz à Tréguier : « Nous nous associons par lapensée et dans la prière à tous les pèlerins qui marcheront sur les traces des septévêques fondateurs de la Bretagne. Nous demandons pour eux à sainte Anne et laVierge Marie la grâce de savoir faire de leur vie une offrande au Christ ressuscité ». Le20 septembre 1996, pour la première fois dans l’histoire, un pape vient en Bretagne, àSainte-Anne d’Auray, haut lieu de pèlerinage breton (Baron, 2005). Le comité d’accueilconstitué pour l’occasion rappellera le soutien de Jean-Paul II aux minorités culturelles,notamment pour la journée de la paix, en 1989, et lors de son discours, le5 octobre 1995, au siège des Nations unies pour le cinquantième anniversaire del’organisation 7. Le 25 juin 2005, Benoît XVI, à son tour, leur adresse la bénédictionapostolique.

9 En revanche, le clergé local est moins enthousiaste devant cette procession éclectique

qui initie d’autres modalités du croire contemporain, éloignées par certains aspects desorientations pastorales qui se veulent, depuis Vatican II, héritières d’une Église engagéeet en dialogue avec le monde. Pierre Breton, vicaire épiscopal dans le Finistère,relativise l’importance du phénomène: «Le Tro-Breiz ne peut prétendre à lui seulsonner “le réveil spirituel de la Bretagne”» 8. Les prêtres ou curés des paroisses visitéspeuvent être distants; certains ont même exprimé ouvertement leur désaccord devantcertains propos tenus par les prêtres et religieux. Cependant, le 27 juillet 2008, l’évêquede Vannes, Mgr Centène, qui y participe régulièrement, a, devant mille sept centspersonnes environ et entouré de onze prêtres et deux diacres, lancé le Tro-Breiz par cesmots: «Notre vie entière est en pèlerinage. À l’image de cette marche, elle suit unchemin balisé par les commandements de Dieu. C’est une marche qui n’est pas uneerrance, qui n’est pas une fuite en avant, ou une fuite de l’intériorité et du silence. Cettemarche n’est pas non plus une course olympique au pouvoir, au bien matériel et auxhonneurs. Que notre pèlerinage nous ouvre au vrai dépassement, qu’il nous aide àdistinguer les vraies priorités» 9. Philippe Abjean rappellera d’ailleurs ce soutien lors dela messe d’arrivée à la cathédrale de Quimper, le 2 août 2008: «la participation deMgr Centène, évêque de Vannes, est un encouragement et la plus belle des lettres de

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mission.» Rappel d’autant plus important que Mgr Jean-Marie Le Vert, actuel évêque dudiocèse de Quimper, s’était fait excuser 10.

Grande randonnée, chemin de foi ou périple sacré ?

10 Le Tro-Breiz connaît un succès qui ne s’est jamais démenti au fil des ans: six cents

participants en 1994, mille en 1995, deux mille cinq cents en 2000 et entre mille septcents et deux mille en 2008. Entre marche et pèlerinage, la frontière est loin d’êtreévidente. Comment faut-il alors qualifier le Tro-Breiz: cheminement, itinéraireintérieur, retour sur soi, réflexion, méditation, une «marche-pèlerinage pour sebronzer l’âme» comme le titrait un dossier de presse? Les organisateurs ont pris acteque les participants peuvent être athées, loin de la foi et de l’Église. «Certains le fontpour le seul plaisir de la marche, de la solitude retrouvée, de la découverte despaysages. D’autres pour des raisons d’hygiène et de santé. Certains gratuitement,d’autres pour une cause. (...) Certains aiment donner à leur marche ou à leur pèlerinageun but: pour demander, pour remercier. Pour une guérison, une cause: la paix, lajustice, la solidarité, la défense de la vie, les vocations...» 11. La liberté est donc laissée àchacun de participer aux activités proposées, qu’elles soient à caractère religieux ouprofane. Mais à partir de quand peut-on parler de démarche de pèlerinage? La marchedevient pèlerinage, selon Dominique de Lafforest, à partir du moment où il y aformulation d’une intention.

11 Le Tro-Breiz permet un brassage qui traverse les frontières sociales et générationnelles.

De sept à plus de quatre-vingts ans, les Tro-Breiziens représentent toutes lesgénérations même si la tranche des quarante-cinq-soixante-cinq ans est majoritaire.Les participants sont en famille, avec des amis, les enfants des amis. Il n’est pas rare d’yvoir trois générations, une façon d’être ensemble tout en découvrant le patrimoineculturel de la Bretagne. Des familles bretonnes mais aussi d’autres régions de France.Clément Marot, restaurateur lillois, l’accomplit à la suite de son fils aîné, mais, depuis1996, avec sa femme et ses six enfants auxquels viennent se joindre des amis lillois: ildéfinit le Tro-Breiz comme «une véritable valeur familiale» 12. L’expérience de lamarche ne gomme pas les différences sociales mais elle crée des passerelles.

12 Vivre le Tro-Breiz comme un pèlerinage est encouragé par l’aumônier qui rédige

chaque année un «livret du pèlerin», remis à chaque participant. Il contient desinformations sur la messe, le pardon, l’adoration, la prière à la Vierge ou aux saints, lerosaire, puis sur les saints vénérés au Tro-Breiz. Les intentions de prières desparticipants peuvent être prises en charge par l’ensemble des pèlerins avec annoncepublique en cas de guérisons, comme à Vannes en 2008, pour la guérison d’une filletteatteinte d’une maladie rare et pour laquelle les pèlerins avaient prié en 1999. Les chantssont variés: cinq chants latins avec traduction française, quarante-six chants français etvingt chants bretons avec traduction française, ainsi que l’ordinaire de la messe enbreton. Enfin, les pèlerins sont invités à se recueillir devant les reliques des saints: audépart de Vannes, les reliques de saint Patern étaient exposées sur le petit parvis. En2009, des reliques de saints étaient rassemblées à Saint-Pol de Léon. L’aumônier parleparfois de «pèlerinage aux reliques des fondateurs des sept évêchés de Bretagne».

13 Cependant, la frontière reste floue entre marche et pèlerinage, entre les personnes qui

se définissent comme catholiques ou athées. Ainsi, certains catholiques pratiquantsm’ont dit considérer le Tro-Breiz comme une marche. Anne-Marie, quarante-cinq ans,

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laïque engagée dans l’animation pastorale de sa paroisse, a fait le Tro-Breiz plusieursfois. Elle préfère le terme de «marche» à celui de pèlerinage bien qu’elle partage sessoirées entre fest-noz et veillées de prières. Elle fait le Tro-Breiz généralement avectrois amies non croyantes: «on avait envie de faire quelque chose ensemble, d’avoir unprojet commun. Mes amies ne sont pas croyantes mais elles acceptent la règle. Il n’y apas de pression. (...) Elles n’apprécieraient pas d’être embrigadées.» À l’inverse, desathées peuvent être en recherche, interrogés par les épreuves, les doutes et lesparadoxes d’une vie. Mais, il y a ce qu’on dit et ce qu’on choisit de taire. Selon PhilippeAbjean, «Les marcheurs ne vous le diront pas mais beaucoup viennent ici en souvenird’un défunt, pour obtenir la guérison d’un proche» 13: «le pèlerinage permet une libertétotale, notamment de ne pas s’avouer à soi-même qu’on fait une démarchespirituelle...» 14.

14 D’autres participants, comme Yannig Baron 15, revendiquent l’appellation de « périple

sacré ». L’intérêt, ici, est précisément de ne pas parler de pèlerinage, d’éviter un aspecttrop confessionnel afin de permettre au maximum de personnes d’y participer. Leterme « périple sacré » engage une dimension d’exploration, de voyage, de découvertesen même temps qu’il renvoie à une dimension de mystère souvent difficile à définirmais cependant captivante. L’appellation « périple sacré », usitée vers 1994-1995, a cédéle pas à celle de pèlerinage. Ce qui déçoit certains participants : « Au début, dit YannigBaron, j’étais avec des copains communistes, “breizou” ou simplement bretonnants.Mais ils n’étaient pas à l’aise face à l’insistance de certains sur la pratique religieuse. Ilssont partis ». Qui sont plus précisément ces étonnants « pèlerins » ?

Étonnants «pèlerins»

15 Le Tro-Breiz, ce sont bien évidemment des «pèlerins» mais aussi de nombreux

bénévoles. En effet, le Tro-Breiz est une entreprise maintenant rôdée, grâce à l’appuid’une quarantaine de bénévoles très motivés qui œuvrent sans relâche pour réussir cepari annuel. Tous les ans, pendant une semaine, trente bénévoles assurent, pour desgroupes de mille sept cents à deux mille personnes en moyenne, le transport desbagages, l’infirmerie, la sécurité, le balisage, le voiturage des personnes fatiguées oublessées, les repas et l’hébergement. Dans ce cadre collectif, il est possible de réaliser leTro-Breiz, délestés du sac à dos, de la tente et de la nourriture. Il faut ajouter le travailen amont d’une dizaine de bénévoles pour le repérage des sentiers, la négociation avecles agriculteurs pour obtenir l’autorisation de traverser les propriétés. Enfin, pourchaque halte, les comités paroissiaux se mobilisent. Les possibilités d’hébergement sontétudiées: ainsi à Elliant, en 2000, pour la dernière étape du premier Tro-Breiz, le comitéparoissial a anticipé la logistique dès le mois de février – hébergement dans la salle dessports et la salle polyvalente, chez l’habitant pour certains prêtres et religieux,camping sur le terrain de football, sept cents repas à l’institut rural, animation par lecercle celtique, accueil officiel par la municipalité 16. Les municipalités accueillent lesTro-Breiziens, à l’arrivée de l’étape, avec jus de fruits, gâteaux, parfois produits duterroir (cidre et jus de pomme à Bannalec) ou encore avec crêpes et groupes chantants(Penvenan).

16 Yvon Tranvouez distingue trois catégories de population parmi les participants au Tro-

Breiz: écologiste par la marche ponctuée de visites, nationaliste par «l’affirmationrenouvelée d’une identité bretonne» à travers les drapeaux, les danses et, enfin,

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catholique par la procession de bannières, la participation aux offices quotidiens et auxprières (Tranvouez, 2006: 224). C’est effectivement la typologie la plus communémentutilisée tant par les marcheurs que les journalistes.

17 On propose ici une grille de lecture légèrement différente. Qu’ils soient Bretons «de

cœur», d’adoption ou de naissance, les participants éprouvent un profond attachementpour la Bretagne: certains portent le drapeau, d’autres parlent des paysages, deshommes, de la mer, du patrimoine culturel. Les revendications autonomistes ont moinsde prise sur un public néanmoins viscéralement attaché à la beauté des paysages et auvivre ensemble de la culture bretonne.

18 Les nostalgiques incarnent les pèlerins d’une Église qui fut majoritaire. Ce sont ceux

qu’on remarque d’abord, le long des sentiers et des routes: religieux en soutane, prêtresen col romain, séminaristes. L’idéal est ici à visée dogmatique. L’expression de la foi estcentrale au travers des prières et des chants durant la marche, les mini homélies aprèsle déjeuner, les messes avant et après l’étape. Vingt prêtres diocésains et religieuxenviron portent l’habit. Ils ont cependant une charge symbolique très forte qui influesur la représentation que les Bretons se font du Tro-Breiz, qualifié parfois de«pèlerinage intégriste». Plusieurs communautés sont représentées: la communautéSaint-Martin, les augustines de Malestroit, les dominicains, la communauté del’Emmanuel, les frères de Saint-Jean, les frères des écoles chrétiennes. Certains sontsoucieux de lier conversation comme la sœur augustine de Malestroit, ou cesséminaristes vietnamiens habillés en civil, désireux de découvrir de l’intérieur un pays,une culture et ses populations. D’autres restent entre eux: deux séminaristes récitent,deux heures durant, des prières sans prêter attention autour d’eux, tant ils sontconcentrés sur leur bréviaire. Un jeune prêtre en soutane, de la communauté Saint-Martin, après une rapide pause déjeuner, fait un cours sur le Saint-Esprit à des jeunesassis en cercle au milieu de la foule.

19 Les héritiers s’inscrivent dans un devoir de mémoire et peuvent manifester deux

sensibilités différentes: ils sont engagés dans la vie de l’Église ou expriment unattachement au patrimoine breton. Acteurs dans les paroisses ou les mouvements, ilssont curieux de prendre le pouls du monde tout en voulant se ressourcer et faire unepause dans leur vie. Gabriel, âgé de soixante-quinze ans, diacre depuis vingt ans,ingénieur à la retraite, vient de perdre son épouse après cinquante ans de mariage: ilest encore éprouvé et se mettre à l’écoute de la souffrance des autres est pour lui unethérapie. Cécile, épouse de militaire, quarante ans, responsable de la catéchèse dans saparoisse, vient remercier, dit-elle, pour l’arrivée de Laura, petite vietnamienne etquatrième de la fratrie. Elle n’est pas marcheuse, souffre de tendinite, mais apprécie laqualité des relations. Elle aimerait que les chrétiens de sa paroisse entretiennent desrelations plus fraternelles comme au Tro-Breiz. Lise, âgée de trente-cinq ans, secrétairedans un centre médico-social, est engagée à l’ACAT (Action des chrétiens pourl’abolition de la torture), dans l’animation liturgique de sa paroisse et dansl’œcuménisme. Elle fait le Tro-Breiz depuis plusieurs années: pour elle, «c’est une miseen route à la fois physique, intellectuelle, spirituelle sur une semaine»; «Moi j’y vais entant que croyante. Pendant la vie active, on n’a pas beaucoup de temps. Je voulais fairequelque chose de spirituel avec mes amies. Je suis branchée Taizé, où les gens peuventprendre ce qu’ils veulent et repartir.» Les héritiers, attachés au patrimoine culturelbreton, vénèrent au travers des «pardons» 17, la Vierge, les saints, dont sainte Anne («lapatronne des Bretons»). Pour Jeanne, cadre infirmier de cinquante ans et Anne,

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secrétaire de direction de quarante-huit ans, chaque étape est l’occasion de découvrirle patrimoine breton: chapelles, abbayes, enclos, calvaires, fontaines, châteaux,manoirs. Elles tentent de concilier la méditation zen avec la tradition bretonne.

20 En outre, pour les héritiers attachés au patrimoine culturel breton, le rapport à la mort

est central. Il importe de réaliser le Tro Breiz non pas tant pour soi que pour un prochedécédé. Ainsi, Jean, âgé de soixante-dix ans, effectue le Tro-Breiz pour sa mère qui n’ajamais pu le réaliser. Après, il fera son propre Tro-Breiz. Un mouchoir d’un mètre carréest noué à sa boutonnière et éponge la sueur de la marche comme celle de ses pas dedanse le soir au fest-noz. «Celle qui est passée de l’autre côté», comme il définit samère, désormais, lui prodigue de bons conseils et le guide dans sa vie. Figure de lamère, respect des morts. L’Ankou, figure légendaire et menaçante de la mort, s’estestompée. Mais il importe de respecter ceux qui sont partis. D’ailleurs, «À la foi de nosancêtres» (Da feiz hon tadou Koz) est devenu l’hymne du Tro-Breiz.

21 Les humanistes mettent au premier plan de leurs préoccupations le développement des

qualités essentielles de l’être humain et dénoncent ce qui l’asservit et/ou le dégrade. Cesont les héritiers de la prise de conscience d’un patrimoine environnemental fragile etabîmé par l’homme. Le Tro-Breiz devient alors la métaphore d’une réparation et del’instauration d’un rapport différent au monde et aux êtres. L’idéal est à viséepragmatique avec un accent sur l’engagement dans le monde, la fête ou la culture.Ainsi, Louis accompagne pour la journée un groupe d’adultes en grande difficulté duSecours catholique.

22 Les «étonnants voyageurs» 18 enfin, car les Celtes ont toujours été de grands voyageurs.

Ils mettent au premier plan de leur démarche l’ouverture au monde, l’aventure, lesémotions, les sensations. Le Tro-Breiz incarne le pays d’où l’on vient, d’où l’on part etoù l’on revient pour mieux repartir en gardant au creux de soi les parfums des sous-bois, les milliers de nuances de vert et de bleu, la marche en osmose avec le paysage. Lelangage est plus sensuel. L’idéal s’ancre dans un présent de vécu intense d’émotions etde sensations nouvelles. Simone, soixante-seize ans, chargée de mission au Louvre,spécialiste de céramique ottomane du XIVe siècle, fait le Tro-Breiz depuis le début. En

consultant un livre à Beaubourg, elle conversa avec une femme qui lui raconta le projetde Tro-Breiz. Érudite et passionnée d’architecture, revenant d’un voyage au Yémen eten projetant un autre en Éthiopie, elle porte un regard un peu décalé sur lesévénements... André, officier de marine, «voileux», deux paires de grosses chaussettesaux pieds, discute voile autant que marche à pied. Et il y a «les pro» des pèlerinages, quiont fait Saint-Jacques, Assise, Rome, Jérusalem. Véritables «guides du routard»ambulants, ils diffusent conseils et astuces, adresses et souvenirs. Par ce «périplesacré», ces étonnants pèlerins du Tro-Breiz renouent avec une culture, un patrimoinepaysager et architectural. Ils revisitent un passé, une histoire qui font émerger d’autresfiliations possibles.

Une re-sacralisation de la terre meurtrie par leshommes

23 Une étape essentielle dans la constitution progressive d’une géographie sacrée est le

retour à la terre meurtrie. On arrive ici au cœur de l’analyse. Le recul du temps étantfaible, face à un événement qui n’a que quinze ans d’existence, on avancera avecprudence quelques hypothèses de travail pour de futures investigations. Ce retour à la

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terre bretonne meurtrie s’effectue – nous l’avons vu dans la partie précédente – parune démarche différenciée de recherche de sens. Puis, l’ancrage en pays breton se faitplus tangible par la médiation des paysages d’Argoat, d’Arvor et d’Armor scandés ensept étapes sur sept années. Au fur et à mesure de l’usure des semelles sur le bitume etles sentiers, l’individu fait corps avec le groupe des mille cinq cents «pèlerins». Inscritsdans le présent rythmé de la marche, les Tro-breiziens approchent et redécouvrent ladimension infinie des êtres et de la nature par deux processus de transformation.

24 Le premier processus de mutation est un télescopage qui s’opère entre la souffrance

humaine et la nature meurtrie par l’action de l’homme. En effet, certaines pratiquesdévotionnelles ont évolué. Du XIXe siècle jusqu’aux années soixante, des processions

sacralisent l’espace en dehors de l’église comme les rogations 19, celles en l’honneur dela Vierge et des saints locaux. Depuis la Seconde Guerre mondiale, un mouvementcontinu et puissant de modernisation a été favorisé par la croyance aux vertus duprogrès. Cette dynamique a entraîné dans son sillage la désacralisation de l’espace avec,entres autres, la quasi disparition des rogations. La rupture du lien avec les «forcesmagiques» de la nature ira plus loin avec la pollution des eaux marines et fluviales, unemodification radicale et parfois irrémédiable des paysages. Par un effet miroir, la terrebretonne exprime la souffrance humaine. La marche du Tro-Breiz va réveillerl’attachement à la terre bretonne. Les Tro-Breiziens veulent redonner vie à «leurBretagne» en l’enracinant dans un passé de traditions, notamment par l’histoire dessaints, mais pas seulement. Les Tro-breiziens, en quête de sens, croisent leurs vœuxd’expiation individuelle et collective, leur recherche d’une identité bretonne ou de miseen valeur du régionalisme.

25 Le second processus de mutation est un décentrement. Tout en cheminant, l’homme

fragilisé s’en est remis à l’action bienveillante d’un saint ou, s’il est athée, a fait le choixde la vie. Dans les deux cas, face aux meurtrissures, la régénérescence prime. Le travailde retour à soi des «pèlerins» du Tro-Breiz se transforme en une attention à la terre.Autrement dit, prendre soin de la terre meurtrie, c’est, en quelque sorte, extérioriser ladémarche d’intériorité impulsée par le pèlerinage. De ce fait, le Tro-Breiz devient un«périple sacré» basé sur une identité bretonne valorisant l’amour du pays. Cetattachement concerne à la fois les paysages, la langue, la population, la culturebretonne et sa filiation celtique. L’attention pour la terre meurtrie, reflet de lasouffrance humaine, re-sacralise de fait le pays, entendu comme «Bro», la «Terre-Mère».

26 Nous aborderons la terre bretonne meurtrie et le soin que lui portent ses

contemporains d’abord sur le plan culturel, puis sur le plan économique avec la criseactuelle du modèle productiviste qui se traduit par une conscience écologique accrue.

27 La culture bretonne, après avoir été moquée, connaît, depuis les années soixante-dix,

un renouveau. Le Tro-Breiz propose chaque soir des animations avec de la musique etdes danses bretonnes: des joueurs de biniou et de bombarde, des chanteurs de Kan ar

diskan (chants à deux voix), parfois un bagad, animent les fest-noz. Le Tro-Breizs’inscrit dans ce que l’on a coutume d’appeler le «renouveau culturel» de la Bretagne:renouveau qui dépasse les clivages tradition/modernité. Il est l’expression d’uneculture désormais décomplexée qui n’est pas repliée sur un passé mais affirme sonidentité tout en restant ouverte aux influences extérieures. Sur le plan musical parexemple, Polig Montjarret 20 (1920-2003) a contribué à sauver la pratique du biniou 21 etde la bombarbe. Cette pratique musicale, qui s’est développée à partir de la Seconde

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Guerre mondiale, est postérieure à la langue bretonne, aux danses ou aux costumestraditionnels. Néanmoins, ce mouvement des bagadoù encourage la création de cerclesceltiques, de groupes de danses traditionnelles. D’autres groupes suivront grâce à lavague folk des années soixante-dix. Stivell et son père font renaître la harpe celtique etcontribuent, avec d’autres comme Glenmor, Gilles Servat, les Tri Yann, Dan Ar Braz, àréhabiliter une culture souvent méprisée, qualifiée d’arriérée ou de folklorique. Lefestival des cornemuses, créé en 1959, devient le festival inter-celtique de Lorient, en1972. Les festou noz (fêtes bretonnes avec chants, musiques et danses traditionnelles) sedéveloppent ainsi que les concours de bagadoù et de kan ha diskan.

28 Dans le domaine de la littérature, deux auteurs symbolisent deux façons de se définir

comme Breton: Pierre-Jakès Hélias (1914-1995) et Xavier Grall (1930-1981). Le premier,enfant d’ouvriers agricoles, connaît une carrière universitaire. Parallèlement, il estanimateur d’émissions radiophoniques en breton et chroniqueur dans la presse. Ilobtient un succès considérable pour son ouvrage Le Cheval d’orgueil, paru en 1975. D’unpremier tirage de trois mille exemplaires, il fut réédité et le livre resta en tête desventes pendant cinquante-quatre semaines avec plus de deux millions d’exemplairesvendus à l’aube des années quatre-vingt. Dans une langue de conteur, Hélias raconte lavie de son grand-père en pays bigouden. Pour certains, «c’est le récit de l’adaptationforcée (avec la désagrégation que cela suppose) à un mode de vie, à une civilisationétrangère: la civilisation industrielle française (...)» 22. Pour d’autres, ce succèscorrespond à un virage de l’ethnologie qui s’intéresse désormais aux réalitésoccidentales et hexagonales. Pour l’écrivain, si la langue bretonne est condamnée àdisparaître car elle s’intellectualise, ce n’est pas le cas de la civilisation «qui ne meurtjamais tout entière, qu’elle continue d’alimenter en profondeur, comme une eausouterraine, les générations qui succèdent à son apparente mort (...)» (Hélias, 1982:603). Ce récit de passé, tourné avec nostalgie vers une civilisation rurale en voie dedisparition, irrite les tenants d’une culture bretonne qui se définit aussi au présent.Xavier Grall, avec la verve qu’on lui connaît, s’insurge contre ce récit: «J’ai la rage (...)d’Edgar Morin à Pierre-Jakès Hélias (...) J’ai la rage de constater que toutes ces enquêtessavantes, sociologiques, ethnologiques, tendent à inventorier des agonies et à faire dece pays vivant une sépulture. (...)» 23. Il se situe davantage en contemporain: «Non je nerefuse pas le passé de mon pays, mais il n’est rien s’il ne se trouve illuminé par l’espritdu temps présent» (Grall, 1998: 93). Il fustige le regard exclusivement centré sur lepassé et la seule bigoudénie «toujours la Bigoudénie rien que la Bigoudénie! Écrivaind’arrondissement si vous saviez comme à la longue vous nous lassez (...) je dirai plusloin les camarades aventureux que j’ai rencontrés, les vrais bardes, les authentiquescréateurs, qui forment la nouvelle vague de l’expression bretonne.» (id.: 69).

29 Les deux auteurs ne sont pas, finalement, si loin l’un de l’autre dans leur désir de se

reconstruire une lignée d’appartenance à la culture bretonne. Tous les deux ont connu,à un moment donné de leur existence, un éloignement de leur terre d’attaches: Héliaspar les études puis l’Université, Grall par le journalisme au-delà des seules contréesbretonnes. Tous les deux ont éprouvé un très fort désir de renouer avec l’héritage. Celas’opéra par l’appartenance à une lignée familiale pour Hélias. Cela se fit par la filiationculturelle pour Grall qui écrivit à Hélias: «Mon itinéraire a été, socialement etculturellement, exactement à l’opposé du vôtre. D’accord, vous êtes le fils d’unepaysannerie pauvre. Je suis celui d’une bourgeoisie aisée. D’accord, vous connaissez lalangue bretonne et je l’ignore, mais voilà le bac en poche, je me suis écarté del’Université quand vous vous y enfermiez. Journaliste, je me suis frotté à l’air du temps,

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aux vents du monde. Ces vents là sont mes seuls diplômes. Et, après avoir découvert lescontrées et les climats, les hommes et les villes, je me suis senti impérieusement appelépar mon pays, aspiré par ses souffles marins, convoqué par Trévignon. Et c’est alors queje me suis re-bretonnisé, dans le plaisir et dans les larmes car, enfant, j’avais reçu uneéducation française et ne m’étais point abreuvé, comme vous, aux sources vives de lacivilisation bretonne.» (id.: 70-71). Ce rapport aux paysages et aux éléments (pluie, mer,vents, embruns) est essentiel et incontournable dans la façon de se définir breton. Cerapport à l’espace décline toute une poésie qui oscille entre mélancolie et joieséphémères, une poésie qui se retrouve notamment dans les chansons.

30 Découvrir ou redécouvrir une terre contrainte de s’adapter à un développement

économique accéléré. Après la Seconde Guerre mondiale, la Bretagne agricole semodernise grâce à deux structures: les CETA (Centres d’études des techniquesagricoles) et les GVA (Groupements de vulgarisation agricole) et un mouvementcatholique: la JAC (Jeunesse agricole catholique). Le pays du Léon est particulièrementactif et se donne pour objectif de moderniser l’agriculture bretonne à travers,notamment, les cours par correspondance, la visite de fermes pilotes, de stages à la foisprofessionnels et religieux. On se souvient des manifestations, notamment celle quidéfraya la chronique à Morlaix: en 1961, suite à une crise dans la vente des choux-fleurset des artichauts, Alexis Gourvennec, alors âgé de vingt ans, prend la tête d’unemanifestation de cinq mille agriculteurs à la sous-préfecture de Morlaix. Il estemprisonné puis libéré le 22 juin 1961. Dès lors, ce jaciste qui organise les marchés etcréée une compagnie de transport maritime, la Brittany Ferries, incarne l’agriculturebretonne productiviste. L’industrie agro-alimentaire, en transformant sur place desproductions agricoles (viande, lait et légumes), a permis un développementéconomique indéniable et la création d’emplois. On considère que deux-tiers desemplois industriels nouveaux, depuis les années soixante-dix, proviennent desindustries agroalimentaires (IAA). Mais ces choix ont leur revers. En effet, les annéessoixante voient croître la dépendance des agriculteurs par rapport aux complexes agro-industriels avec les contrats d’intégration. Les ateliers et élevages hors sol semultiplient créant une rupture entre la superficie de l’exploitation agricole et la taillede l’élevage. Les agriculteurs sont contraints de s’endetter.

31 À partir des années quatre-vingt, la critique de ce modèle productiviste se fait plus

acérée. Les agriculteurs sont de plus en plus endettés. Le suicide devient une réalité dumonde agricole. Selon Ali Aït Abdelmalek, sociologue à Rennes II, la mortalité parsuicide est nettement supérieure à la moyenne nationale. Ainsi, sur cent suicides chezles Bretons de vingt-cinq à cinquante-neuf ans, quatorze concernent des agriculteurs.Le paysan isolé et le chef d’entreprise agricole surendetté sont deux des catégories lesplus touchées 24. Par ailleurs, les populations s’inquiètent. La qualité de l’eau se dégradeavec la présence de nitrates due à la forte concentration animale dans les élevages.L’utilisation d’engrais chimiques et de pesticides est questionnée. Il est étonnant deconstater que les zones de forte implantation de la JAC, en 1951, correspondent en 2000aux Zones d’Excédents Structurels (ZES), zones où les effectifs animaux sont tels que lessurfaces agricoles sont insuffisantes pour épandre dans de bonnes conditions lesdéjections produites. Par ailleurs, la Bretagne était, jusqu’aux années cinquante, unpays de bocage. On estime qu’à la fin du XIXe siècle les agriculteurs bretons réalisaient

jusqu’à cinq mille kilomètres de talus et de haies par hiver. À la fin de la dernièreguerre, un réseau de près de sept cent cinquante mille kilomètres couvrait la région

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(Loire-Atlantique exclue). Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, les deux-tiers de

ce réseau ont été détruits, soit en moyenne dix mille kilomètres par an (Beaulieu, 2004:106). En effet, la réorganisation des parcelles dans les années soixante a éliminé unegrande partie des haies et talus bordant les champs d’avant le remembrement et alaissé place à de larges étendues cultivées. Cette suppression des talus a provoqué unlessivage des terres. L’eau, n’étant plus retenue désormais, provoque des inondations,notamment à Quimper, Morlaix et Quimperlé. Les premiers à s’en offusquer furent lespoètes. Les textes d’Angéla Duval (1905-1981), agricultrice et poétesse, et de Glenmor(1931-1996), auteur-compositeur interprète français qui a beaucoup milité pour lacause bretonne, sont éloquents. Les poètes furent suivis par les mouvements deprotection de la nature et les collectivités territoriales, lesquels avec les chambresd’agriculture réalisent actuellement des programmes de (re)plantation. Ainsi, depuis1996, cent quarante et un km de talus ont été reconstitués et six cent soixante-treizekm de haies ont été plantés dans le Finistère 25. La JAC a accompagné et encouragé lamodernisation de l’agriculture. La question que l’on peut alors se poser, avec YohannAbiven et Eugène Calvez (2004, p.92), est la suivante: «Quel rapport à la foi ces héros dela performance alimentaire cultivent-ils?» Pour Yvon Tranvouez, les jacistes ont «laperception d’une réussite humaine et sociale incontestable redoublée du sentimentamer d’un échec religieux» (2004: 185). Passant du territoire (la paroisse) aumouvement (la JAC), ces mêmes jacistes expliquent cet «échec religieux» par trois«défaillances»: la non-transmission de la foi à leurs enfants, le tarissement desvocations sacerdotales et l’encouragement d’un modèle libéral productiviste (id.: 189).La JAC ne peut pas porter à elle seule ces évolutions attestées dans les pratiquesreligieuses contemporaines: en ce sens, elle «a fait son temps car elle était de sontemps» (id.: 196). Succédant à la JAC, le MRJC (Mouvement rural de jeunesse chrétienne)sera davantage un mouvement d’animation socioculturelle porté, notamment, sur desquestions de développement durable et d’environnement mais aussi sur les loisirs. Sesmembres ont une posture souvent critique par rapport à leurs aînés et restent trèsdiscrets quant à l’expression de leur foi. Le Tro-Breiz est né dans le pays du Léon,précisément, fer de lance de l’agriculture productiviste prônée par Alexis Gourvennec.Le Tro-Breiz emprunte des chemins, médiévaux et autres, qui donnent à voirl’évolution du bocage et des paysages et la fragilité de l’équilibre écologique.

Cette prise de conscience de la terre meurtrie sera renforcée par plusieurs catastrophesécologiques ainsi que par le combat contre l’implantation d’une centrale nucléaire. Lescôtes bretonnes ont été souillées par plusieurs marées noires, dont six entre 1967 et1980, qui représentent environ 495000 tonnes de pétrole déversées sur le littoral. Parailleurs, le projet d’installation d’une centrale nucléaire à Plogoff déclenche unmouvement d’opposition sans précédent, entre 1978 et 1980 (Borvon, 2004). Plogoffdevient l’un des symboles de la lutte antinucléaire en France, une sorte de secondLarzac. Face à ces événements, les formes d’engagement peuvent être différenciées

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(Kernalegenn, 2006).

Au cœur des Monts d’Arrée (Photo Mylène Horellou)

32 Jusqu’en 1974, les acteurs se définissent comme des «naturalistes» observateurs et

protecteurs de la nature (comme la Société d’Études et de Protection de la Nature enBretagne 26), puis «environnementalistes» en protégeant la nature menacée par lesentreprises humaines et enfin «écologistes», avec une dimension plus politique quiremet en cause la société dont les bases de fonctionnement sont jugées néfastes.

33 Les étonnants pèlerins ont ainsi renoué avec cette terre meurtrie. Cependant, le Tro-

Breiz ne peut être cantonné à la seule identité catholique.

La Vallée des Mille Saints: affiliation au christianismeceltique

34 Au-delà des pratiques rituelles catholiques, ce «périple sacré» réveille une histoire, une

culture, une présence au monde et à ses mystères. Les missions catholiques ont biententé de dramatiser le message religieux avec l’enfer, ont séparé le prêtre des fidèlespour mieux assurer sa fonction médiatrice (Croix, Roudaut, 1984). Au XXe siècle, l’Église

a tenté d’organiser le social par les écoles, les patronages ou les mouvements d’actioncatholique. Le retour à la culture bretonne et celte s’effectue tout d’abord par la languebretonne. L’enseignement du français dans les écoles et l’interdiction d’y parler bretona provoqué une rupture aussi violente qu’efficace. Les jeunes générations à partir desannées cinquante vont de moins en moins s’exprimer en breton. Il faudra attendre lesannées soixante-dix pour que l’enseignement de cette langue connaisse un regaind’intérêt. C’est dans le Léon que la première école Diwan («germe» en breton) est créée,en 1978. Les classes bilingues Div Yezh (en breton «deux langues») sont instituées, en1979, dans l’enseignement public, puis les classes Dihun, en 1990, pour l’enseignementcatholique. Le Conseil régional reconnaît, en 2004, le breton et le gallo comme «languesde la Bretagne». En 2008, «12 317 élèves ont suivi une scolarité bilingue: 41% d’entre

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eux étaient inscrits dans une école publique, 34% dans un établissement privé et 25%dans le réseau associatif des écoles Diwan. En Basse-Bretagne, alors que le nombre delocuteurs diminue chez les plus de dix-neuf ans, il augmente dans la tranche d’âge desquinze-dix-neuf ans: de 1% en 1997, le taux de locuteurs est passé à 4% en 2007. On doittrès certainement y voir un effet du développement de l’enseignement bilingue» 27.

35 L’Église catholique a connu la même évolution. Jusqu’au milieu du XXe siècle, on parle

breton dans la vie quotidienne et aussi dans les célébrations religieuses (messes,pardons, prières). Puis, le breton est cantonné aux «pardons» ou aux cérémoniesreligieuses, baptêmes, obsèques, mariages, pour les personnes qui le souhaitent. Lecatéchisme ainsi que les homélies sont en français. Des groupes ont tenté de résister àcette acculturation à marche forcée de la langue française au sein de l’Église. Ainsi, leBleun-Brug (Fleur de bruyère), mouvement catholique dépendant de l’évêché deQuimper, fut créé par l’abbé Perrot, en 1905, avec pour devise: Ar brezoneg hag ar feiz zo

breur ha c’hoar e Breiz: «le breton et la foi sont frère et sœur en Bretagne». Parmi lesobjectifs de l’association, remaniés en 1925, il y avait le désir de rendre à la Bretagne«le plein exercice de sa foi traditionnelle», mais aussi de promouvoir l’idéal breton dansles domaines intellectuel, politique et économique. L’association perdra son caractèrenationaliste et religieux mais développera ses idées dans une revue en breton puisbilingue, jusqu’au milieu des années quatre-vingt. Elle sera relayée progressivementpar la création, en 1984, du centre spirituel bretonnant Minihi Levenez 28, sousl’impulsion de Job an Irien et de l’évêque de Quimper, Mgr Barbu. Cette association loi1901 est présidée actuellement par le prêtre Job an Irien qui écrivait dans les Cahiers du

Bleun-Brug, et qui est par ailleurs aumônier des écoles Diwan et chroniqueur au journalLe Progrès de Cornouaille. Il a reçu, en 2007, le Collier de l’Ordre de l’Hermine pour sonaction en faveur de la langue bretonne. Le centre Minihi Levenez propose différentesactivités en vue de promouvoir la culture religieuse bretonne: elle édite des ouvragesbilingues breton-français sur la vie des saints bretons ou celtiques, sur l’architecturedes édifices religieux bretons et donne des conférences sur le patrimoine religieux duFinistère; elle organise des pèlerinages dans les pays de culture celtique (Pays de Galles,Écosse, Irlande), un «Tro-Breiz»; enfin, elle propose des cours de breton et organise desstages de chants religieux bretons. En 2003, Mgr Gourvès, alors évêque de Vannes,promulgue une lettre pastorale qui fera date. Il est désormais temps, écrit-il, de«donner à la langue et à la culture bretonnes la place qui leur revient». Descommissions diocésaines se mettent en place, des permanents laïques bretonnants sontnommés. Par ailleurs, le retour au sacré s’opère par la valorisation du patrimoine. LaBretagne est dotée d’un patrimoine religieux fait d’églises, de chapelles, de fontaines etde calvaires; de nombreuses chapelles, croix de chemins, fontaines ont été restauréesavec le soutien, entre autres, de l’association «Breiz Santel». L’aumônier du Tro-Breiz,Dominique de Lafforest, ainsi que sa présidente actuelle, Marie-Alix de Penguily, fontpartie du conseil d’administration de cette association qui, depuis vingt-cinq ansenviron, œuvre pour la restauration de la «la beauté sacrée de la Bretagne» 29.

36 La Vallée des Mille Saints s’inscrit dans cette dynamique de réconciliation avec

l’histoire. Au cours des Ve et VIe siècles, arrivent des émigrants d’origine celtique,

notamment en provenance de Cornouaille et du Pays de Galles. Chassés par lesinvasions germaniques, ils se réfugient en Bretagne (Armorique) et iront jusqu’enEspagne (Galice). Devenus chrétiens, ils sont accompagnés par des moines qui, dès leurarrivée, fondent des monastères et de nouveaux évêchés et organisent les émigrés en

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paroisses. Avec l’arrivée de ces Bretons, l’Armorique devient un pays de langue celtiquequi sera désormais appelée Bretagne. C’est à cette période que Philippe Abjean et sonéquipe se réfèrent: «À notre connaissance, à l’heure actuelle en Bretagne, hormis derares initiatives isolées à l’impact local et limitées dans le temps, aucune manifestationd’importance n’évoque ces aspects de notre histoire pourtant décisifs pour notreidentité et notre culture régionale» 30.

37 Située à Carhaix, dans les Côtes d’Armor, sur un espace de vingt hectares, cette Vallée

est d’abord «un chantier sculptural pharaonique, le plus grand du monde» 31. L’objectifest d’édifier mille statues mégalithes de plus de trois mètres de hauteur chacune. Lesextracteurs de granit breton en ont offert sept blocs pour le financement des septpremières statues 32 déjà installées sur le site. Pour les autres, une association a étécréée et propose un mécénat aux entreprises bretonnes: une quinzaine d’entreprisessont déjà partenaires. Chaque statue est évaluée à dix mille euros avec une déductionfiscale de 60% car l’association «Vallée des saints» est reconnue d’intérêt général. Àraison de quarante statues, en moyenne, élevées par an, il ne faudra pas moins devingt-cinq ans pour que la Vallée des Mille Saints soit achevée. Le second chantier est lareconstitution d’un habitat civil et religieux celtique en pierre sèche et sonenvironnement proche. Pour rendre vie à cet ensemble, il est prévu de construire «uncentre culturel populaire, d’information, de documentation et d’interprétation sur lehaut Moyen Âge Breton», période qui correspond à l’arrivée des «saints fondateurs» enArmorique. Le public y trouvera une animation permanente muséographique, à la foispédagogique et scientifique ainsi qu’une animation événementielle festive etsaisonnière 33.

38 Cette future «île de Pâques bretonne» va donc concentrer plus de quinze siècles de

culture populaire bretonne, héritière de diverses influences, notamment celtes etchrétiennes. La Vallée des Mille Saints est, selon Jean Lambert 34, un «dictionnaireconservatoire» car il s’agit de mille «prénoms» celtes, soit mille «mots» celtes.Cependant, est-il possible de retrouver, derrière ces statues de Saints fondateurs, lepanthéon indo-européen et son «organisation trifonctionnelle»? (Dumézil, 1992). Cetteréconciliation avec la culture celtique induit une réflexion sur le culte des mortsvénérés chez les Celtes (communion des saints chez les chrétiens), autour de la figurede la grand-mère Anna issue de Dana, déesse honorée dans le monde celtique et indo-européen (Danu) devenue Anne la grand-mère du Christ. Cette vulgarisation historiquepermettra-t-elle aux Bretons de mieux comprendre leur sensibilité à la nature, leurattachement aux paysages d’embruns et de pluies? Shaun Davey, compositeur irlandais,a mis en musique une suite orchestrale, Pilgrim, évocation des voyages des populationsceltes entre les Ve et VIIe siècles. L’une des chansons, «Barra», est un hymne au soleil à

trois couplets dont les deux premiers sont préchrétiens et le dernier chrétien. Ce lieu,inscrit dans la présente modernité, se veut tourné vers le passé et l’éternité: «le but estd’en faire un lieu empli de modernité, en perpétuel mouvement» 35.

Conclusion

39 Catholicisme et culte des saints ont souvent été associés aux rites agraires pour

demander la fécondité du sol, des conditions climatiques favorables à d’abondantesrécoltes. Les processions avec bannières en l’honneur de la Vierge et des saints locaux,interrompues pendant la Révolution, ont été redécouvertes au XIXe siècle. Elles ont

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connu un regain d’intérêt, à partir des années soixante-dix, lors de la restauration deschapelles de quartier. Le Tro-Breiz a participé à ce processus de re-sacralisation duterritoire breton. À présent, le Tro-Breiz projette un balisage permanent etl’implantation de lieux d’accueil du pèlerinage : il aura fallu quinze ans à peine pourque ce processus d’institutionnalisation soit effectif.

40 Par fidélité à eux-mêmes, les Bretons doivent composer avec leur passion des grands

espaces, des voyages au-delà des mers, leur quête d’absolu et leur attirance pour lemerveilleux par les légendes. Être et se dire breton de façon décomplexée, dire sonattachement à la «Terre-Mère» en valorisant le patrimoine culturel (Tro-Breiz) et lacréativité artistique (Vallée des Saints). Une autre Bretagne aborde le nouveaumillénaire en se réconciliant avec son histoire et sans crispation comme le souligneRonan le Coédic: «(...) l’originalité bretonne s’exprime de façon pacifique, sans trace dehaine ou de volonté de rupture: les Bretons ne sont pas crispés sur leur identité»(1998). Cette valorisation de la culture bretonne et celte sert aussi des desseinssocioéconomiques, politiques et scientifiques qu’il reste à explorer.

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–, 2006, Catholiques en Bretagne au XXe siècle, Rennes, Presses Universitaires.

NOTES

1. Je remercie Sossie Andézian, chercheure au CNRS, pour son accueil au sein de l’atelier

«Fondation de lieux de culte» du CEIFR et les échanges stimulants qui ont suivi au sein du groupe.

2. Les Chemins du Tro-Breiz, http://www.trobreiz.com/. D’autres associations proposent un Tro-

Breiz: depuis 1995, le centre spirituel bretonnant Minihi Levenez, en organise un tous les cinq

ans, sur un mois complet; depuis 1992, l’association «Ar re yaouank war an hent» de Ronan

Perennou emmène des jeunes, à Pâques, sur les sentiers du Tro-Breiz; les pèlerins de la mer

l’effectuent par voie maritime; enfin, les motards, autour de leur aumônier Jean-François

Audrain roulant en Ducati, en ont programmé un par la route, en plusieurs étapes, entre 2008 et

2009.

3. Propos recueillis par Frédéric Aimard, France catholique, no2817.

4. Dominique de Lafforest, Magazine «Sur les chemins du Tro Breiz», réalisation Étienne Pépin,

RCF Sainte-Anne, juin 2008.

5. Livret du pèlerin, 2008, p.8.

6. Ibid., p.9.

7. Le comité d’organisation rédigera un livret avec les textes et discours du pape sur la question

ainsi qu’un article de l’historienne Suzanne Citron: Livret Première visite du pape en Bretagne,

Kentañ gweladenn ur Pab «e Breizh», 31p.

8. Pierre Breton, «Le Tro-Breiz, l’ultime étape Vannes-Quimper», Quimper et Léon: l’Église en

Finistère, Bulletin diocésain, 14 septembre 2000.

9. Ouest-France, 27 juillet 2008.

10. Le 4 août, il était, selon la version officielle, «retenu à Sydney», dans le cadre des JMJ tenues

du 15 au 20 juillet 2008.

11. Livret du pèlerin 2008, p.7.

12. Régis Massini, «Le Tro-Breiz? Une véritable valeur familiale», Ouest-France, 8-9 août 2009.

13. P. Abjean, propos recueillis par Lorraine Rossignol, Ouest-France, 7 août 2000.

14. P. Abjean, La Croix, 25 juillet 2007.

15. Yannig Baron est le fondateur, et président jusqu’en juin 2010, de l’association Dihun. C’est un

participant actif au sein du Tro-Breiz et de la venue du pape Jean-Paul II à Sainte-Anne d’Auray,

en 1996 (cf. supra).

16. Ouest-France, vendredi 25 février 2000.

17. Nom donné aux fêtes religieuses catholiques bretonnes.

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18. Un festival annuel de littérature «Étonnants voyageurs» se tient à Saint-Malo, depuis 1990,

sous l’égide de Michel Le Bris. L’expression «Étonnants voyageurs» est de Charles Baudelaire,

dans son poème «Voyages».

19. Rogations: du latin rogare: demander: «prières d’intercession s’exprimant au cours de

processions à travers la campagne, généralement lors des trois jours qui précèdent l’Ascension.

On y demande à Dieu de bénir et faire fructifier les travaux des champs. Aujourd’hui, les

rogations n’ont pas la même importance qu’autrefois du fait du développement de la vie

urbaine.», site Internet de l’Église de France: http://www.eglise.catholique.fr

20. Polig Monjarret (Paul Monjarret à l’état-civil), est l’initiateur de la Bodadeg Ar Sonerion

(Assemblée des sonneurs) créée en 1943. Ce sera le point de départ des bagadou. Un bagad est une

formation musicale inspirée du pipe band écossais; elle est composée de trois pupitres: le biniou

braz (cornemuse écossaise), la bombarde et la percussion. L’un de ses ouvrages majeurs, Toniou

Breizh Izel, publié en 1984 en deux tomes, rassemble deux mille airs de Basse Bretagne collectés

entre 1941 et 1953.

21. Terme générique breton pour désigner la cornemuse.

22. A. Griset, Magazine littéraire, septembre 1975.

23. X. Grall, Le Monde, 5 janvier 1976.

24. Propos recueillis par Philippe Gaillard, «Le suicide n’est pas une fatalité», Ouest-France, 10

octobre 2007.

25. http://www.cg29.fr/article/archive/446/

26. Fondée en 1958, la SEPNB (Société d’études et de protection de la nature en Bretagne) gère

aujourd’hui plus de cent réserves naturelles sur les départements bretons et la Loire-Atlantique.

Elle rassemble plus de trois mille adhérents et emploie quarante personnes.

27. http://www.bretagne.fr/internet/jcms/c_13421/transmettre-la-langue-aux-nouvelles-

generations.

28. Cf. Le site de l’association: http://minihi.levenez.free.fr/

29. Cf. Le site de Breiz Santel où il est possible de voir les chapelles restaurées ou en cours de

restauration: http://www.breizsantel.org/BreizSantel/SOMMAIRE_CHAPELLES/

sommaire_chapelles.html.

30. http://www.lavalleedessaints.com/laventure-la-vallee-des-saints-lorigine-de-notre-projet-

pxl-52_17.html

31. P. Abjean interrogé par le Télégramme de Brest, 16 juillet 2009.

32. Pour la sculpture des statues par les artistes, leur élévation et leur bénédiction voir le film à

partir du lien: http://www.youtube.com/watch?v=Z_s9_7IEjuk. Pour voir les statues sur le site de

Saint-Gildas dans la commune de Carnoët, dans les Côtes d’Armor voir le film à partir du lien:

http://www.youtube.com/watch?v=dFG0FDiWRgo&NR=1

33. http://www.lavalleedessaints.com

34. Cet article a bénéficié de plusieurs discussions avec Jean Lambert, philosophe et

anthropologue, chercheur titulaire au CEIFR.

35. P. Abjean interrogé par le Télégramme de Brest, 16 juillet 2009.

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RÉSUMÉS

Le Tro-Breiz (Tour de Bretagne), initié par des laïcs en 1994, remet à l’honneur un pèlerinage

médiéval connu sous le nom de «pèlerinage aux sept saints de Bretagne». Le succès inattendu de

ce Tro-Breiz se prolonge par un projet pharaonique de construction d’une vallée des mille saints

à Carnoët dans les Côtes d’Armor: mille statues, sculptées dans le granit, rendront hommage aux

mille saints honorés en Bretagne. Ce processus signe la reconstruction de la Bretagne comme

espace sacré. Il est à la fois un retour à la terre meurtrie par les hommes et la recherche d’une

filiation culturelle et spirituelle au-delà du catholicisme. Par là, il interroge la démarche pèlerine

classique.

Established by laymen in 1994, the Tro-Breiz (Brittany Tour) restores the tradition of a medieval

pilgrimage known as “the pilgrimage to the seven saints of Brittany”. The unforeseen success of

the Tro-Breiz has seen the pilgrimage extended by a pharaonic project of a Thousand Saints’

Valley at Carnoët, in the Côtes d’Armor region. A thousand of granite statues, will pay homage to

the thousand of saints honoured in Brittany. This procession marks the reconstruction of the

region as a sacred space. It can be seen as both a return to the land disfigured by man and a quest

for a cultural and spiritual lineage beyond Catholicism. In this way, it questions the nature of

classical pilgrimage.

El Tro-Breiz (Torre de Bretaña), iniciado por laicos en 1994, trae a la luz una peregrinación

medieval conocida bajo el nombre de “peregrinación a los siete santos de Bretaña”. El hecho

inesperado de este Tro-Breiz se prolonga en un proyecto faraónico de un valle de los mil santos a

Carnoët, en las Costas de Armor. Así, mil estatuas esculpidas en granito y que miden tres metros

de altura cada una, rendirán homenaje a los mil santos honrados en Bretaña. Este proceso marca

la reconstrucción de Bretaña como espacio sagrado. Es a la vez un retorno a la tierra herida por

los hombres y la búsqueda de una filiación cultural y espiritual más allá del catolicismo. Desde

ahí, interroga el clásico movimiento peregrino.

INDEX

Palabras claves : Bretaña, cristianismo céltico, periplo sagrado, sacralización del territorio,

“Tierra Madre”

Keywords : Britanny, Celtic Christianity, sacralizing territory, sacred tour, “Mother-Land”

Mots-clés : Bretagne, christianisme celtique, périple sacré

AUTEUR

BRIGITTE BLEUZEN

CEIFR-EHESS, [email protected]

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