1 FLORILEGE 149 décembre 2012 revue trimestrielle de création artistique et littéraire réalisée avec le soutien d’AG2R-LA MONDIALE et la participation du CRL Bourgogne Une conscience sans scandale est une conscience aliénée - Georges BATAILLE
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FLORILEGE 149 décembre 2012
revue trimestrielle de création artistique et littéraire
réalisée avec le soutien d’AG2R-LA MONDIALE
et la participation du CRL Bourgogne
Une conscience sans scandale est une conscience aliénée - Georges BATAILLE
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FLORILEGE est éditée par
l’Association Les Poètes de
l’Amitié
ABONNEMENT (1an - 4 N°) :
France : 28 Euros
Etranger : 40 Euros
Association Les Poètes de
l’Amitié
Présidents d’Honneur :
Maurice CARÊME
Jean FERRAT
Charles DUMONT
Comité d’Honneur :
Lucien GRIVEL
Marie-Luce BETTOSINI
Cécile POIGNANT
Paulette-Jean SERRY
Monique et Yvan AVENA
Conseil d’Administration :
Président
Stephen BLANCHARD
Membres :
Christian AMSTATT
Agnès FRANÇOIS
K.J.DJII
Marie-Claude LEFEVRE
Jean-Michel LEVENARD
Marie-Pierre VERJAT-DROIT
Cotisation 2013 à l’Association :
Actifs : 21 Euros
Bienfaiteurs : 210 Euros
Forfait Abonnement + Cotisa-
tion (uniquement pour une
adresse en France) : 42 Euros
D.L. 4° trimestre 2012
Imprimerie ABRAX
21800 QUETIGNY
Editorial
Notre lectorat, au fil des années, comme pour bien
d’autres revues, a tendance à diminuer. Pour tenter de
remédier à cette «usure» bien naturelle, nous vous propo-
sons de vous faire en quelque sorte nos ambassadeurs
auprès d’une personne que vous pensez pouvoir être sen-
sible à Florilège. A cette fin, chacun trouvera avec sa re-
vue, une carte d’abonnement PARRAINAGE. Cette carte
vous vaudra un prolongement d’un numéro pour votre
propre abonnement (veillez à vous identifier sur la ligne
Parrainé par :).
D’autre part, cela allant aussi bien en le disant
qu’en ne le disant pas, sachez que nous pouvons relayer
des informations d’ordre culturel concernant vos activités
dans la page des adhérents, que par ailleurs, le Comité de
lecture sera attentif à vos propositions en matière tant de
création que d’articles de fond. En un mot, vous aimez lire
Florilège, Florilège aimera également vous lire !
Et puisque cela est de saison, meilleurs vœux à
tous !
Pour l’équipe de FLORILEGE
Jean-Michel Lévenard
Directeur de la publication : Stephen BLANCHARD
Comité de lecture – Rédaction : Annie RAYNAL,
Marie-Pierre VERJAT-DROIT, K.J.DJII, Marie-
Claude LEFEVRE, Jean-Michel LEVENARD
Pour toute correspondance concernant la revue :
(vos suggestions, remarques, coups de cœur, coups de
gueule, propositions de participation) :
Jean-Michel Lévenard – 25 rue Rimbaud – 21000 Dijon
ou e-mail : [email protected]
Concernant l’Association :
Stephen Blanchard – 19 allée du Mâconnais – 21000
Dijon.
Exonérée de T.V.A. – Prix : 8 Euros
C.P.P.A.P. : 0611 G 88402 - I.S.S.N. : 01840444
Visitez le site DES PASSANTES
http://des-passantes/over-blog.com/
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SOMMAIRE N° 149 Décembre 2012
avec des dessins de Sébastien RUSSO
CREATIONS
p.4 Fabrice FARRE : suite de poèmes
p.5 Renée-Lise JONIN : 2 poèmes
p.6 Danielle LAGET : 4 poèmes
p.7 Colette SEGONZAC : Amuse-bouches (prix du concours de la nouvelle)
p.10 Jacques BOE : Entre vrai et pas vrai (fantaisie poétique)
p.11 Romain GIRARD : 2 poèmes
p.12 Claude GROSJEAN : 2 poèmes
p.13 Fatima KHELIFA : 3 poèmes
CHRONIQUES
p.14 La Chronique huronnique de Louis LEFEBVRE
p.16 Jazz et littérature, par Jean CLAVAL
p.18 L’illumination de Vincennes, par Jean FERRARI (avec l’aimable autorisation du
CRL Bourgogne)
p.20 Lettres à…, par Claude LUEZIOR
p.22 Hommage au poète Christian Morgenstern, par Dominique BLUMENSTIHL-ROTH
p.27 Bernard CLAVEL ou l’écrivain parmi les hommes, par Yann LE PUITS
p.34 Faut vous faire un dessin ? par TOM
p.36 Do Brasil par Yvan AVENA: Poèmes Brefs
PASSE A TON VOISIN
p.38 Revues en revue, par HMR : Pages Insulaires, Escapades, La Braise et l’Etincelle, Libelle
p.40 Claude LUEZIOR : Côté ubac, de Jean-Louis Bernard (poésie)
p.40 Louis DELORME : La nuit, ce long regard qui fuit déjà vers l’aube, de Paul Gagnaire
(poésie) p.41 Marie-Pierre VERJAT : Traces d’étoiles - Quelques vers posés avec respect sur vos chan-
sons… de Jean-Pierre Paulhac (poésie)
p.42 Jean-Michel LEVENARD : Sourires et larmes de l’école communale d’Odette AMELOT
(récit) p.42 De la musique avant toute chose, par K.J.Djii : Du liquide dans les titres
p.44 Cinéma de quartier, par Bertrand PORCHEROT : Hors Jeu, de Jafar Panahi
p.46 L’agenda des Poètes de l’Amitié
p.47 La page des adhérents
p.48 Dis-moi dix mots
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Fabrice FARRE http://fabrice.farre.over-blog.com/
http://lesmotsplusgrands.over-blog.com/
Fabrice Farre est né le 7 novembre 1966, à Saint-Etienne où
il est aujourd’hui fonctionnaire d’Etat. Il a consacré une
thèse à la poésie contemporaine (Lettres et civilisations
étrangères), et traduit les poètes tels que Lorca, Montale, etc.
Ses publications :
« Visages de poésie », anthologie n°6 de Jacques Basse, éd.
Rafael de Surtis, 2012.
Les chants sans voix, éd. Encres Vives, Coll. « Encres
Blanches », 2012.
Ru asséché, éd. Clapàs, Coll. « Franche Lippée », préface de
Eric Dejaeger, (juin ou juillet 2012).
I - Long cours
Perdre, à quoi bon perdre
tout ce temps inutile
(les mains tremblantes
ne fixent aucun
visage de mot que j’ai
pour le monde autour de moi).
Je gagne plutôt ce que je perds
en attendant de le retrouver
pour vivre enfin en ce lieu
dont l’étendue me rétrécit et m’appréhende
davantage dans le cours des choses.
II - Mot
Je ne t’ai reconnue
que lorsque l’ombre
s’étira sous les hauts
lauriers roses. Ce fut
une marque humide et noire
comme une mémoire capricieuse
à juger entre l’absent et la couleur.
III - Intérieur
En revenant au dedans
qui meurt parfois, je me répète
qu’il est vain d’occuper l’espace
une fois encore.
Les heures y ont brûlé sereines
vives et nombreuses comme une poignée
d’alternatives. Je veille surtout à ne pas
me disperser lorsque je ne me reconnais
pas parmi ceux qui m’ignorent.
IV - Scène
Puis revenait comme un éclat
de voix cet après-midi dur qui
passait par la fenêtre
pauvre. Ta main ouvrière
œuvrait au quotidien couturier.
Les gens qui venaient chez nous
se laissaient évaluer sous ton mètre. Tu
mesurais donc les vivants et les coups
de craie donnaient une preuve
supplémentaire au salaire routinier.
Quant à moi, je râlais trop souvent
croyant avoir pour simple patron cette
ombre seule sur le bois de la table
où nous mangions sans mot.
V – A la mer
Le temps de voir la mer
le trait du tarmac sur elle
et c’est le début du soir. Les
visages brûlés par les bruits
se font plus rares - comme
les corps sous le même bleu
des maillots aussi nus
que le ciel - et le deltaplane
qu’on touche du doigt étend
sa traîne publicitaire. Non,
ici ce n’est pas l’Amérique bien
que dans le sable un dog anglais
s’acharne à saisir un crabe plus gros
que l’avion et les lettres là-haut
derrière le moteur criard.
VI - Estate
Celles qui s’élancent sur les places
blanches étirent leurs jambes de verre.
Las cafés ont leur façade basse,
alentour, et les bâches des vitrines
dans le vent paresseux, tracent
d’un trait vert une limite au vol
des moineaux inquiets.
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Renée-Lise JONIN
Il devinait qu’il devait vivre
La liberté le roulement
D’un grand tambour tonnant et blanc
La voix de l’allumeur de l’aube
Fêlée par le bonheur
Il avait dans son corps
La danse intense des oiseaux
Il avait dans son cœur
Un géant qui s’éveille et un lion qui rêve
Il devinait qu’il devait vivre
De la vie des monstres sacrés
Qui roule comme un fleuve
Jusqu’aux ailes des arbres
Il devinait qu’il devait VIVRE
Le fiancé de la pinède
Ses pas sont des actes sacrés
Il foule la terre vivante
Parmi les ostensoirs
La cigale lui dit bonjour
Et sa chanson à lui s’adresse.
Toutes les fourmis le connaissent
Il glisse aux rainures des murs
Des voix qui les éveillent
Et des fenêtres qui se rêvent
Il prend plaisir à ajouter
En passant d’un geste discret
Deux ou trois gouttes à la pluie
Les arbres du chemin
Sont amoureux de lui
Toutes les herbes l’aiment
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Danielle LAGET
Ami
J’ai écrit ces quelques mots hier
la nuit s’en est allée vois-tu
jamais les errances de mes nuits
jamais les ombres de mes pensées
n’ont occulté ces mots
J’ai écrit ces mots à toi destinés
les nuits passent, les jours s’effacent
jamais mon âme ne se lasse
les flammes devant toi s’embrasent
je voudrais t’ouvrir l’espace
J’ai écrit
ces mots
sans oublier le sablier
Tel un chêne tu domines
j’aime cette écorce rude
à laquelle je me prends à rêver
Je suis toujours là mon ami
je tends mes doigts
ma main mieux que moi
te dira que je pense à toi
Autrefois c’est quelques fois
aujourd’hui c’est là mon ami
Femme
J’ai vu sur la peau d’un mur
un regard une présence
une femme au visage pur
une allure une prestance
C’est une belle inconnue
qui vit là dans la rue
silhouette drapée de blanc
offerte aux petits enfants
Un corps voilé de transparence
la pointe d’un sein sculpté avec aisance
une féminité sans indécence
c’est un automne en errance
Innocence si bien rendue
amour sans retenue
femme de la rue
étrange seule et perdue
Ce soir
J'ai senti ce soir un battement de cœur
un heurt un raté un vague bonheur
ta présence fracassant les rochers
résonne dans la crique du passé
Je t'ai tant aimé mon étrange ami
aujourd'hui les cristaux gèlent mes nuits
dans un raz de marée surpris soumis
au fond d'un volcan explosé sans bruit
Je t'ai tant aimé mon étrange ami
tu t'enfuis un souffle de vent frémi
silhouette doucement penchée
tu rejoins ta vie m'as-tu aimé
Le temps est passé
il reste un peu d’amertume
l’envol de l’oiseau
devient lourd fardeau
Mais les colonnes érodées par le vent
dressent encore leurs silhouettes
dans des fantômes de brume
Souvent le soir
Souvent le soir à l’heure des vêpres
les arbres aux feuilles vernies de métal
sèment un vent au mistral semblable
et recouvre le sol pavé de dalles
d’un moelleux tapis de velours sable
Souvent le matin à l’aube pâle
les oiseaux chagrins rejoignent leurs nids
alors le ciel gris jette une fine pluie
qui lustre les fleurs d’un voile sale
et les toits d’ardoise se couvrent d’étoiles
Souvent le promeneur erre solitaire
le sentier boueux s’étire malheureux
de vastes trouées creusent des gravières
qui d’une succion absorbent un peu
Et l’homme triste pense à Dieu
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Le jury du concours de la nouvelle de la revue FLORILEGE est heureux de vous faire partager son
choix, qui s’est porté pour cette 39 ° édition, sur le texte de Colette SEGONZAC d’Elancourt.
Tous nos remerciements aux 35 participants.
Pour tout renseignement sur le concours de la nouvelle, rendez-vous sur le site DES PASSANTES, ou
écrivez à Stephen BLANCHARD (19 allée du Mâconnais – 21000 Dijon – Enveloppe pour réponse,
merci).
Amuse-bouches
De son sixième étage, accoudé au balcon,
il contemplait la foule qui déambulait dans la rue.
Il souriait en pensant à son réveil angoissé
quelques minutes auparavant. Quand cesserait-
il d’avoir besoin que sa maman remonte son drap
et dépose un baiser protecteur sur son front pour
pouvoir dormir tranquille ? La matinée
s’annonçait radieuse. Les oiseaux chantaient.
Côté jardin public de l’avenue d’Yver, il aperce-
vait des amoureux enlacés derrière la fontaine
aux nymphes. Ses terreurs nocturnes achevèrent
de se désagréger dans la lumière dorée qui filtrait
à travers les frondaisons. Il abandonna son poste
d’observation pour s’installer à son bureau et
corriger quelques pages. Vers onze heures, il prit
une longue douche puis se livra à un récurage
minutieux de l’appartement. Aujourd’hui, il
n’entendrait pas dans son dos de méchantes ré-
flexions prononcées mezza voce sur sa vocation
contrariée de technicien de surface. Sa compagne
s’était toujours moquée du soin maniaque qu’il
prenait à cirer les parquets ou laver la vaisselle.
Qu’il suggère un partage équitable des tâches,
qu’il sollicite son aide pour descendre les ordures
ou repasser quelques chemises et elle piquait sa
crise. « Tu t’imagines que je n’ai que ça à faire !
Tu n’as qu’à engager quelqu’un. » Comme il ne
tenait pas à abandonner à des mains étrangères le
soin d’épousseter ses collections en dérangeant
l’ordre parfait de ses piles de livres ou des feuil-
lets de ses manuscrits, il cédait et se chargeait du
nettoyage. Entre travail, shopping et salle de
gym, la vie de Mathilde se déroulait dehors alors
que lui, de l’aube au crépuscule, il trimait, rivé à
son ordinateur face à la fenêtre du séjour. Pas
facile pour un écrivain de chercher l’inspiration
dans une pièce sale parfumée par des remugles de
déchets en voie de décomposition et devant un
horizon obstrué par un amas de cartons et de
bouteilles de Contrex vides en attente sur le bal-
con.
L’après-midi débutait. Christian était en
nage. Du sol au plafond, la tornade blanche était
passée : tout étincelait. Ne restaient plus que les
trois énormes sacs-poubelles qui encombraient la
terrasse désormais en plein soleil.
Il éprouva quelques difficultés à charger le
coffre de sa voiture, mais le pèlerinage qu’il
s’apprêtait à accomplir le motivait. Il quitta sans
regret la ville envahie de touristes. Un vrai plaisir
de circuler sur les départementales désertes bor-
dées de vignes qui grimpaient à l’assaut des col-
lines ! Une vingtaine de minutes plus tard, il
aborda les reliefs tourmentés de l’arrière côte et
entreprit de faire les arrêts projetés à chaque en-
droit que Mathilde avait aimé : la Sablière, le Lac
Vert, le Ravin des Iris... Enfant, l’histoire du Petit
Poucet figurait parmi ses préférées. Il s’identifia
au héros semant sur son chemin cailloux et
miettes de pain. À chacune de ses haltes, il réser-
vait un poème et sa voix retrouvait les intonations
mélodieuses de Mathilde déclamant, drôlement
perchée sur un rocher, ou assise sur l’herbe, sa
jupe bleue déployée en corolle autour d’elle.
Le soleil se couchait lorsqu’il se décida à
revenir à la civilisation, épuisé par le grand mé-
nage qu’il avait fait dans sa vie. Un bon restau-
rant suivi d’une nuit d’hôtel permettrait
d’évacuer le trop plein de stress et d’émotions. Il
était temps de se changer les idées.
D’entrée de jeu, la note fruitée et la cou-
leur pourpre de la liqueur de cassis dans son verre
de bourgogne aligoté l’égayèrent. Ensuite
l’appétit s’emballa : les œufs en meurette et
l’agneau cuit rosé avec ses pommes de terre rô-
ties furent engloutis en quelques coups de four-
chette. Sa gloutonnerie le conduisit à réclamer du
fromage et en apothéose : une pêche Melba sur-
montée d’un coulis de groseilles acidulé. Il avait
choisi un chambolle-musigny 2001 dont
l’élégance suffisait à le rassurer sur ses talents
d’œnologue.
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Son embonpoint naissant de quinquagé-
naire bon vivant l’avait condamné à renoncer à
tous les plaisirs de la table sur ordre de Mathilde.
Il desserra discrètement sa ceinture de deux crans
et sirota son alcool de poire en pensant tendre-
ment à elle.
Le souper un peu lourd fut-il seul respon-
sable ? Ne faut-il pas accuser plutôt les réminis-
cences pénibles qui polluaient sa conscience ?
Toujours est-il qu’à nouveau, l’insomnie gâcha
son repos. Il appréhendait le retour à la maison
car il n’avait jamais vraiment vécu seul. Il était
passé sans transition d’une vieille mère autori-
taire à une petite amie assurément plus fantai-
siste, mais particulièrement râleuse.
Après avoir avalé une tasse de café et réglé
sa note, le romancier quitta l’hôtel de bonne
heure. Il roulait vite, concentré sur sa conduite.
L’autoradio se taisait. Ses tympans bénéficiaient
d’une cure de repos après le traitement rock-punk
à gogo imposé par sa passagère malicieuse pen-
dant cinq ans.
Une fois la voiture rangée dans le parking
souterrain de sa résidence, il opta pour une pro-
menade nostalgique dans le parc. Il fallait exorci-
ser les derniers vieux démons et le square était
l’endroit le plus chargé en souvenirs du bonheur
passé : l’allée où il lui avait pour la première fois
avoué son amour, le bosquet du premier baiser, le
circuit qu’ils accomplissaient ensemble à petites
foulées autour de l’étang pour entretenir leur
forme. Mathilde avait une fâcheuse tendance à
juger sur la mine. Tout écart de régime prouvait,
selon elle, un manque de volonté, un relâchement
moral inadmissible. Des allusions perfides à leur
différence d’âge pleuvaient s’il osait refuser une
escapade en VTT. Certes elle appréciait sa vaste
culture ainsi que ce qu’elle appelait joliment son
« art de conter fleurette ». Au début de leur liai-
son, elle avait été flattée qu’un homme de lettres
réputé se soit intéressé à elle, simple bibliothé-
caire de province. Mais ça ne suffisait plus. Dans
l’ultime conversation qu’ils avaient eue en reve-
nant d’un de ces joggings exténuants, elle avait
froidement annoncé à Christian qu’elle ne sup-
porterait pas très longtemps encore de voir son
double menton, ses joues rebondies, son ventre
« bonhomme Michelin ». « Tu te décides à faire
VRAIMENT quelque chose ou je pars ! » Qu’elle
était laide quand elle se mettait en colère ! Sa
voix devenait crécelle lorsqu’elle dérapait dans
les aigus. Mais il était fou de cette petite peste
aux jambes fuselées.
Il s’écroula sur un banc et sentit des larmes
couler sur son visage. Il aurait été incapable de
dire combien de temps il resta ainsi prostré avant
qu’une main secourable ne se tendît vers lui. On
lui offrait un kleenex. Quelqu’un s’apitoyait sur
son sort. Levant la tête, il se trouva face à une
opulente poitrine moulée dans un tee-shirt fuch-
sia. Un court instant, il s’imagina blotti dans ce
doux cocon, à l’abri des malheurs du monde. Une
femme blonde le regardait avec inquiétude :
« Que se passe-t-il Monsieur Merival ? Me
reconnaissez-vous ? Nous nous sommes rencon-
trés au Salon du Livre de Brive. Nous étions voi-
sins de stands. Vous rappelez vous ce superbe
repas où les grands millésimes coulaient à flots ?
- Mais oui bien sûr ! » Christian se mou-
chait bruyamment. Il retrouvait ses esprits. Il
revoyait le défilé des plats : foie gras, magret de
canard aux cèpes, tourte aux pommes, cerneaux
de noix enrobés de chocolat noir avec le café ;
cette femme charmante qui écrivait des bouquins
de recettes et des guides de charme, évidemment
il s’en souvenait aussi. « Vous êtes Sophie
Bedenne, la reine des fourneaux, la papesse de la
gastronomie ! »
L’intéressée parut contente des titres élo-
gieux qu’il lui décernait et saisie d’une envie
maternelle de réconforter le pauvre éploré.
- Allons, allons, hauts les cœurs ! Habitez–
vous dans la région ? Je vous croyais Parisien de
souche, attaché à la capitale comme un arapède à
son rocher.
- Eh bien… Euh… Je vis ici par amour…
amour de la bonne chère et du bon vin,
s’empressa-t-il de préciser.
- Alors là, vous m’intéressez ! Je dois ren-
contrer mes lecteurs à la librairie de la place de la
Libération à dix-huit heures. Je ne sais pas de
quelle manière occuper mon temps jusque-là. Je
serais ravie de connaître un peu mieux cet endroit
grâce à vos lumières. » Elle n’allait donc pas
l’abandonner seul et misérable : elle lui lançait
une bouée de sauvetage à laquelle il s’agrippa
avec l’énergie du désespoir.
Il avait commencé par lui mentir effronté-
ment : impossible d’avouer d’emblée que c’était
pour les beaux yeux d’une gamine de vingt-cinq
ans sa cadette qu’il avait fait ses adieux à Saint
Germain des Prés. Il expliqua ses pleurs par le
décès récent de sa vieille tante Lucie et
s’empressa d’orienter la discussion, comme elle
le souhaitait, vers les richesses du terroir. Deux
bonnes heures s’écoulèrent sans que les deux
bavards ne s’en rendent compte. On en était venu
à disserter d’Apicius, de la température idéale du
bain marie pour la cuisson d’une terrine de lapin
au genièvre, des asperges et des petits pois dans
9
les menus du Roi Soleil. Elle lui révéla qu’il y
avait du homard et de la purée de patates douces
à la table d’Obama le jour de son investiture. Il
lui raconta ses tentatives de réalisation du sorbet
à l’avocat tel qu’il était préparé chez les Kenne-
dy.
Au fil de la conversation, ils avaient quitté
le banc du parc pour se promener à pas lents dans
la vieille ville. Ils en arrivaient enfin aux confi-
dences. Adresses, numéros de téléphone, emails
s’étaient échangés. Aucun d’eux n’ignorait main-
tenant les peines de cœur et toutes les trahisons
que l’autre avait subies. Ils ne parvenaient pas à
se quitter : ils déjeunèrent ensemble, se rendirent
de conserve à la séance de signatures puis dînè-
rent à deux dans l’enclos fleuri d’un joli restau-
rant du centre. C’était une de ces nuits printa-
nières où il fait bon marcher sous la voûte étoilée
en construisant l’avenir. Il proposa de la raccom-
pagner à la gare. L’idée de retrouvailles proches
les séduisait tous les deux. Lorsqu’il la quitta sur
le quai, il se permit de l’embrasser timidement
sur la joue. Rendez-vous était pris pour le week-
end suivant.
Merival sifflotait en regagnant son im-
meuble. L’épisode Mathilde s’estompait peu à
peu. Cette lamentable histoire avait-elle réelle-
ment existé ? Il ne pensait plus qu’à sa consola-
trice, troublé comme un adolescent par les ron-
deurs mûres de Sophie. En voilà une qui ne per-
dait visiblement pas son temps en exercices
d’abdos fessiers ! Elle ne devait pas chipoter à
table. Dans sa tête, les repas de leur prochaine
rencontre s’élaboraient. Pas question de se cou-
cher : il devait recenser ses réserves et penser à
faire la liste des courses pour préparer les festins
qu’il offrirait à sa gourmande.
Christian commença par ouvrir ses pla-
cards. Son matériel était digne d’équiper les plus
grands chefs. Que ce soient poêles, sauteuses,
hachoirs, couteaux et autres tranchelards, il ache-
tait le haut de gamme sur catalogue spécialisé.
Mais il avait rarement eu l’occasion d’utiliser ses
ustensiles de cuisine sous l’ère mathildienne. Il se
contentait de les entretenir en attendant des jours
meilleurs. Personne mieux que lui ne savait polir
un cul de casserole en cuivre ou aiguiser le tran-
chant d’une lame. Ce qui était plus désolant, c’est
que la pénurie régnait en ces lieux : pas un mor-
ceau de sucre, pas une once de farine. Et que dire
du contenu du réfrigérateur ? On aurait eu bien
du mal à y dénicher une motte de beurre salé, un
pot de crème fraîche ou de la graisse de canard.
Le cuisinier frustré passa résolument à
l’action. Sus à la diététique ! Au rebut tomates,
courgettes, poireaux, concombres, pample-
mousses, tous ces « bons » aliments qui débor-
daient de leurs tiroirs pour envahir les clayettes
supérieures du frigo ! Les yaourts 0%, la viande
des Grisons, la margarine allégée disparurent
également.
Il s’attaquait maintenant au congélateur,
éliminant sans regret un stock de filets de pois-
sons maigres et d’escalopes de poulet blan-
châtres. Les sachets de haricots verts, de brocolis,
les épinards connurent le même sort. Il devenait
de plus en plus fébrile au fur et à mesure qu’il
faisait le vide. Plus question de s’arrêter en si bon
chemin.
Le paquet était là où il l’avait entreposé
trois jours plus tôt : au fond du dernier comparti-
ment. Sous l’épais plastique embué, Mathilde
dormait. Ses lèvres exsangues aux reflets bleutés
esquissaient un sourire bienveillant.
Christian y vit comme un pardon pos-
thume. D’un geste empreint de douceur, il déposa
la tête sectionnée de son ancienne bien-aimée sur
le lit de légumes et de produits light qu’il
s’apprêtait à jeter. Une salade défraîchie coiffa le
front de la bibliothécaire d’une dérisoire perruque
verte. Il tassa un peu tous les déchets pour fermer
hermétiquement ce cercueil improvisé.
Il appela l’ascenseur et descendit au local
des ordures. Sa charge lui paraissait légère.
Comme il avait peiné l’autre jour à trans-
porter les trois gros sacs noirs ! Il faut dire que le
poids immense de son remords les alourdissait.
Il ne ressentait plus qu’un grand soulage-
ment. Tout allait recommencer en mille fois
mieux.
À présent, il était convaincu d’avoir eu rai-
son.
Géographe de formation, professeur
retraitée, Colette Segonzac est auditrice
assidue des « Papous dans la tête »
(France Culture). Se plaît aux contraintes d’écriture, telles les propositions Dix
mots de la Francophonie auxquelles elle a
participé à plusieurs reprises. Cette nou-
velle est sa première tentative dans le
genre.
10
Jacques BOE
Entre vrai et pas vrai
Bouche ou main ou fesse
Et les doigts pour les caresses
Ainsi va le monde.
Eloge de la fesse
Aïe ! suis amoureux
Des deux fesses de ma mie
Las ! tout se dérobe
Fessa fessarum
Fessus fessae bandant
J’en perds mon latin.
Fesse couleur pêche
Dans un écrin de soie rouge
Sourdes vibrations
Eloge de la main
Mains servent à tout
Et même encore un peu plus
Extase ou bien peine.
Mais joue du clavier
Mélodie en noir et blanc
Un cristal scintille
Une main s’agite
Dans le vent et dans l’azur
Douce fumerole.
Eloge de la bouche
Belle amie de bouche
Cœur et yeux ne parlent pas
De même langage.
Si j’ai un secret
ce sera bouche cousue
Aïe ! Aïe ! les épines.
Bouche en cul de poule
Tendre expression imagée
On rejoint la fesse.
C.Q.F.D.
11
Romain GIRARD
Vingt-Neuf Secondes Après La Nuit
J’entends, au loin, crier une femme
Dont la complainte, étrange et calme,
Calliope 1 usée, broya mes os,
En feuille d’automne, sous ses sabots.
J’entends, là-bas, geindre l’aurore
Se querellant avec la nuit;
Sous l’empire de ses facéties,
Elle s’assoupit, bien tôt, encor.
J’en vois, de peur, tomber le jour,
Ainsi cité sous les chofars; 2
Feu altier, d’ire, un peu sourd,
Marri des cieux aux airs blafards.
Il trace des ombres maladroites
À l’art divin et camaïeu,
D’un pinceau souple, pâle écarlate,
Farceur fou et captieux.
Des entrelacs, en douce brume,
Brisent l’absolue rigueur des bancs
Voûtés en faille, 3 époussiérant, 4
Le froid pesant telle l’enclume.
Me dirait-on: « Demain s’éteint
La lampade du noir Ether »,
Qu’envol peines, pour sa mémoire,
J’en planterai des magnolias
En verve ronde; lentement s’étreint
L’écorce aux fleurs éphémères.
Flammes roses 3 courant après le soir,
S’essoufflent au peu de leur jeune pas.
Éculant 5 l’outil de son labeur,
L’Astre luisant aux mains rudes
1 Muse de l’éloquence.
2 Type de trompette utilisée durant certaines
fêtes juives. Bibliquement, responsable de la
chute des remparts de la cité de Jéricho. 3 Il est fait ici écho aux fleurs des magnolias.
S’incline, métronome, dans la douleur
Plus qu’immobile dans la quiétude.
Les Archers Du Clair De Lune
Un cri strident, en la nuit lourde et muette,
Désœuvre le ronflement de la somnolente
Place dolente aux courbes abstraites
Qui dessinent en son sein des flèches accueillantes
Que croisent, adroits, des archers taciturnes,
Me rappelant les bras de jouissances nocturnes,
Invisibles aux toits, grandes tuiles faites dunes;
À défaut de carquois, ils décochent la Lune.
Quelle créature cherchent-ils, de leur corde tendue,
Aux aguets, l’attention rivée au loin
Sur des champs sans frontières où se livre l’arlésienne 1
À l’art 2 insolite des astres facétieux?
Mais Sélène 3, jeune enfant, sait tant la ruse
Qu’à l’instant du décompte, quand revient le soleil;
Belle aux jupes tricheuses sous-vêtue de céruse 4,
Disparaît, tout sourire, et se moque du ciel
La cachant, si heureux d’être tant plus qu’un toit:
Le complice d’une déesse et l’hôte de ses joies.
1 Pièce d’ Alphonse Daudet dans « Les Lettres De Mon Moulin ». Au
théâtre, cela désigne un personnage dont on parle ou que l’on décrit
mais qui n’apparaît jamais dans aucune scène. 2 Ici, le jeu. Désigne le cache-cache, introduit plus loin.
3 Nom donné, dans la mythologie grecque, à la déesse représentant la
pleine lune, Artémis étant le croissant de lune et Hécate, la nouvelle
lune. 4 Il s’agit d’un pigment blanc à base de plomb mais également d’une
technique décorative qui a pour but de faire ressortir la veinure du
bois. Dans le cas présent, les deux interprétations sont plausibles au
vue du contexte dans lequel le vers est introduit.
12
Claude GROSJEAN
L’Homo
L’homme s’en va, le front blessé par la semence
des astres regrettés comme des yeux d’amis
et ses bras sont pareils à des rameaux fragiles
que dans l’ombre les vents ne savent plus mouvoir.
Ses yeux disent la flamme égarée d’un soleil
et ses mains sont les fleurs aux pétales de vie,
en lui germent les mots comme d’âpres racines
dont sa voix vive dit les souterraines faims…
Qui était-il cet être étrange dont nous sommes
les lointains descendants, si proches malgré tout,
hordes dépenaillées de ces tout premiers hommes ;
eux qui nous ont donné dans le temps rendez-vous ?
Personne ici ne songe, assis devant sa table
fasciné par ce jour que l’on veut éternel,
aux cités englouties émergeants sous les sables.
nous bâtissons des villes, élevons des Babels…
… autant de hautes tours où nous nous entassons
et mues depuis toujours par quelque déraison
en rêvant à des Dieux accueillants et fidèles,
de chenille rampante on devient papillon…
Réussir…
Vous qui aimez la poésie ;
A la banque du Saint-Esprit,
Placez-y vos beaux sentiments
Ils rapportent tant pour cent !
Vous reste-t-il une passion ?
Convertissez-la en actions
Et pour vous favoriser la chance
Prenez une bonne assurance…
Votre cœur est-il en chômage ?
Mettez vos souvenirs en gage,
Envoyez au mont de piété
Vos amours et vos amitiés…
En dépit d’efforts méritoires
Lassé d’attendre en vain la gloire
Malgré tant de traits de génie,
Vous semblez n’avoir point compris ?
Alors il vous reste une chance
De jouer au roi de la finance.
-réunissez vos chers écrits…
Et faites-en des confettis !
13
Fatma KHELIFA
La fille à la cigarette
(à une jeune fille maghrébine)
Certains l’aiment
D’autres la méprisent
Son univers est brumeux
Mais elle est heureuse
Sa vie n’est pas sage
Le ciel devient sauvage
Au loin les loups hurlent dans le noir
Mais elle est pleine de courage
Elle embrasse son amant
Mais elle oublie le temps
Les jours de détresse et les nuits d’attente
Mais elle est indépendante
Femme-Liberté
(pour la journée de la femme – 8 mars
1998)
Tu as déchiré le voile du silence
Rompu avec les traditions
L’Histoire t’a affranchie
De tes chaînes d’esclave
Tu es devenue une menace
Mais tu restes tenace
Malgré tes ailes brisées
Tu es maîtresse de tes pensées
Je marche avec toi
Femme opprimée
Fleur persécutée
La Liberté est au bout du chemin
La vieille dame et la mort
Le visage figé comme une vieille carte postale
Le dos courbé par les malheurs
Elle n’a pas connu le bonheur
Pourtant un petit rayon de soleil
Brillait dans ses yeux sombres
Elle aimait la vie malgré tout
Le courage était son atout
Mais la mort a pris le dessus
En l’enveloppant de son pardessus
Elle est partie dans le silence
Sa place est devenue absence
14
LA CHRONIQUE HURONNIQUE
de Louis LEFEBVRE
(Les Brenots – 58430 Arleuf)
agrémentée de dessins de Marie-Laine
RIRE ET COLERE D’UN INCROYANT
J’ai parlé du livre de René
Pommier. J’en parle à nouveau. René
Pommier écrit :
« Les croyances auxquelles les
croyants s’accrochent sont un tel tissu
de stupidités ridicules, d’absurdités
inénarrables et d’âneries ana-
chroniques qu’ils devraient tous être
totalement incapables de pouvoir seulement
commencer à apprendre à lire et à écrire,
incapables même de pouvoir apprendre à
parler… »
Or ce n’est évidemment pas le cas. (p.57)
Et René Pommier ajoute :
« Beaucoup de croyants n’en sont pas
moins intelligents ». (p .56)
Notre bon professeur s’amuse beaucoup et
joue les naïfs : comment peut-on être un homme
doué de raison et croire – croire n’importe quoi ?
Mais René Pommier tente de répondre à la
question :
« Les croyants sont généralement mus par
des mobiles que l’incroyant peut fort bien
comprendre, notamment le désir d’avoir des
réponses à des questions auxquelles l’incroyant
aimerait bien lui aussi pouvoir répondre et celui
de retrouver dans un autre monde les êtres qu’on
a aimés… » (p.59)
Pour se rassurer et s’assurer, pour souffrir
moins, on accepterait donc ce « tissu de stupidités
ridicules, d’absurdités inénarrables et d’âneries
anachroniques ? »
Non. Un homme intelligent s’y refusera.
Non seulement parce qu’il est intelligent,
et qu’il se rend compte qu’il va jouer à un jeu
imbécile, mais encore parce qu’une certaine fierté
l’empêchera de se livrer ainsi à la religion. La
fable est bien jolie, dira-t-il, mais il faudrait être
bien lâche pour l’accepter.
Les hommes, en règle générale, n’accep-
tent pas d’être lâches.
Alors ?
Alors la question demeure.
C’est une question que j’avais posée dans
une de mes chansons :
Pourquoi les hommes qu’on
Dit doués de raison,
Jouent-ils aux cons, Madame ?
Jouent-ils aux cons ?
Je n’ai toujours pas de réponse.
Je vous re-reparlerai du livre de René
Pommier dans le prochain Florilège.
MEDAILLES…
Les jeux zoolympiques sont finis. On a eu
plein de médailles ! Comme ça aide à vivre en
période de crise !
Mais curieusement, on a oublié la médaille
d’or gagnée par toutes les nations qui se disent
libres et démocratiques.
Ces nations ont accepté que des femmes
concourent aux jeux, à condition d’être voilées.
Pourtant quand les athlètes ont défilé, il
suffisait que tous – les hommes comme les
femmes – défilent voilés, afin de dire non au
diktat du Qatar.
La médaille oubliée et gagnée par toutes
ces nations est une médaille d’or : la médaille
d’or de la lâcheté.
Il est d’autres médailles que l’on peut
distribuer toute l’année. Ce sont les médailles
d’or de la CONNERIE.
Voici ce qu’a déclaré le pasteur Charles
Worley (Charlotte – Caroline du Nord) :
« Il faut enfermer les homosexuels dans
des camps, derrière des clôtures électriques .
15
De temps en temps, on viendrait les
ravitailler par voie aérienne. Avant peu, ils
disparaîtraient. Pourquoi ?...
Parce qu’ils ne se reproduiraient
pas entre eux. »
A ce pasteur, une médaille d’or !
Todd Akin ( Missouri) a ainsi raisonné :
« Une femme qui se fait violer ne peut pas
tomber enceinte, car le corps féminin a des
moyens d’empêcher la fécondation : il secrète
alors une substance qui tue le sperme du
violeur. »
Corollaire (qui va de soi, même si Todd
Akin ne le propose pas) : « Une femme violée qui
se retrouve enceinte n’a pas été
véritablement violée. »
Elle était consentante, et elle a
aimé ça ! Ah ! la salope !
A Todd Akin, une médaille d’or !
AVE… STULTI TE SALUTANT
C’est la devise de la Médaille d’or de la
CONNERIE.
STULTI : les sots – les cons. (stultitia : la
stupidité)
STULTI TE SALUTANT : les cons te
saluent.
AVE… j’ai laissé des points de supension.
Les cons honorent toujours un césar
quelconque : un gourou – un président – un
homme providentiel - un colonel sauveur de la
patrie – un maître à penser – un big Brother – un
prophète inspiré – un Dieu sermonnant et
tonnant…
La médaille porte côté face, une tête de
vache (je sais, c’est pas gentil pour les vaches).
Et du côté pile : la tête de notre ancien
président Zikossar I°. Il avait gagné une flopée de
médailles d’or, Zikossar.
Ah ! il nous manque ! Avec lui, on gagnait
une médaille de la connerie chaque fois qu’il
ouvrait la bouche.
Il paraît qu’aujourd’hui il donne des
conférences.
Mais pourquoi y a-t-il des gens qui boivent
les paroles d’un charlatan ?
La politique serait donc une autre
religion ?
Avec des croyants ?
Comment peut-on être intelligent et
croire ?
Nom de Dieu ! dans quoi je me suis
embarqué ? Voici des questions bien trop subtiles
pour un pauvre Huron !
LA RUE SANS JOIE
Je pleure tes poulbots aux franges d’arlequins
et leurs doigts dans le nez comme une flûte de Pan
tes enfants du ruisseau la cigarette au bec
dont les mollets se perdent dans leurs lourds godillots
Je pleure tes maisons qui épaulent leur douleur dont
les baies se penchent s’épient depuis des siècles
Je pleure tes oripeaux à la hampe des fenêtres tes
loques tes poussières ta vermine tes poux tes rats
indifférents
Je pleure tes relents de pisse de friture de crevettes
Je pleure ton pot sans cul où s’isole une pousse
Je pleure ton fond de rue qui n’aboutit à rien
Et surtout ta rengaine traînant comme un râle
sur un accordéon
et que la fille de joie adossée à sa peine
sanglote dans un coin la gorge contre le ciel
Jean L’Anselme – Le Tambour de Ville
Je ne comprenais pas pourquoi Jean
L’Anselme avait abandonné cette poésie du
« Tambour de Ville » pour écrire des âneries et
des calembours.
Un jour, je lui ai demandé :
- Mais pourquoi as-tu flanqué ta muse sur
le trottoir ? Ce n’est plus de la poésie, c’est du
proxénétisme.
Il m’a répondu :
- Ma muse fréquentait les salons littéraires
autrefois ; mais la poésie qu’on y fabriquait était
tellement pédante et bête que ma muse est
descendue dans la rue pour manifester.
Dans la rue, elle s’est retrouvée toute
seule.
Alors, ne pouvant occuper la rue, elle a fait
le trottoir.
16
JAZZ ET LITTERATURE
par Jean CLAVAL
A l’origine, nous trouvons le blues.
Le blues : expression vocale par les
esclaves noirs des Etats-unis d’Amérique de leur
condition sociale, leur dur labeur, leurs
souffrances, leurs espoirs, leurs amours.
Dans les champs, sur les chantiers, traité
comme du capital d’exploitation fermier ou
ouvrier, condamné aux plus épuisants travaux, le
noir rythme ceux-ci en fredonnant ou en
chantant.
Le texte du blues n’est pas autre chose
qu’un poème, pouvant tout contenir, la mémoire
d’un peuple déraciné, rançonné, sa mélancolie
mais aussi ses plaisirs ; spirituel ou vulgaire,
noble ou obscène, cafardeux ou humoristique, le
blues, vision du monde et interrogation du Noir
sur lui-même, s’imprègne évidemment de
l’environnement, du climat social et économique
de son lieu de naissance. Celui-ci, multiple, se
situe essentiellement mais non exclusivement
dans les Etats du Sud ; le Delta du Mississippi
passe pour le berceau du blues où foisonnent dès
les premières décennies du XX° siècle les
interprètes dont certains deviendront légendaires.
S’étendant hors des champs et autres lieux
de travail, le blues se manifeste aussi bien couplé
aux danses à l’occasion des mariages, des
naissances et des fêtes de tout ordre qu’aux
enterrements. Vite, les instrumentistes
s’approprient le blues, les instruments à vent,
cornet, anches, surtout le trombone, imitent
sporadiquement les intonations de la voix
humaine.
Le blues s’urbanise, gagne les studios
d’enregistrement. Pendant ce que l’on peut
appeler sa période classique se font connaître,
entre autres, les chanteurs Charley Patton, Blind
Lemon Jefferson, T-Bone Walker, et chanteuses
Ma Rainey, Bessie Smith, Victoria Spivey.
Le blues constitue une strucuture musicale
s’adaptant parfaitement à tous les styles de jazz.
Les meilleurs orchestres comptent à leur tête et
dans leurs rangs de merveilleux joueurs de blues :
Duke Ellington, Count Basie, Cootie Williams,
Johnny Hodges, Willie Smith, Al Grey… Les
grandes et petites formations ne limitent toutefois
pas leur répertoire au blues mais empruntent et
tranfigurent les thèmes d’airs folkloriques,
religieux ou profanes, de chansons populaires,
voire de morceaux classiques et, en fait, de toutes
autres sources musicales, l’interprétation se
valorisant essentiellement par l’indispensable et
subtil balancement, le « swing », dans l’exécution
et la qualité de l’improvisation sur le matériau
d’origine.
Celui-ci inclut évidemment les
compositions impérissables de précurseurs
comme William Christopher Handy ou Jelly Roll
Morton et les œuvres originales de talentueux
successeurs. Les chanteuses Billie Holiday et
Abbey Lincoln écrivent elles-mêmes certaines de
leurs chansons.
Duke Ellington a composé la Suite Such
Sweet Thunder en hommage aux personnages de
Shakespeare, et la Suite Thursday pour célébrer
musicalement le roman Sweet Thursday (Tendre
17
Jeudi) de John Steinbeck. André Hodeir, inspiré
par Finnegans Wake de James Joyce, en illustre
un épisode avec son Anna Livia Prurabelle.
Le clarinettiste Artie Shaw a écrit un
recueil de nouvelles, le saxophoniste Archie
Shepp des pièces de théâtre, Abbey Lincoln
également ainsi que des poèmes. Seuls, ou en
collaboration avec leur conjoint, un écrivain ou
un journaliste, certains musiciens et chanteurs
publièrent leur autobiographie, la plupart
traduites en français :
Louis Armstrong, Swing That Music et Ma
Nouvelle-Orléans.
Bill Coleman : Trumpet Story
Duke Ellington : Music is my Mistress
Dizzy Gillespie : To Be or not To Bop
Billie Holiday : Lady Sings the Blues
Milton Mezzrow : Really the Blues ( La
Rage de Vivre)
Art Pepper : Straight Life
Artie Shaw : Trouble with Cinderella
Hal Singer : Jazz Roads
Ethel Waters : His Eye is on the Sparrow
(La Vie en Blues)
On trouve de nombreuses références au
jazz et à ses interprètes dans les œuvres de
William Faulkner, Jean-Paul Sartre, Michel
Leiris, Fredric Brown, Chester Himes, Ernest
Borneman et Boris Vian, pour ne citer que ces
écrivains. Rappelons-nous le chapitre VII de
L’Ecume des Jours de Vian où Colin écoute
Chloé dans l’arrangement de Duke Ellington et le
chapitre XXXIII où, à l’audition du saxophone de
Johnny Hodges dans l’enregistrement de The
Mood to be Wooed, les coins de la chambre
s’arrondissent, la pièce devenant sphérique. Dans
le recueil The Best of Simple (L’Ingénu de
Harlem) de Langston Hughes, la nouvelle Le Bop
est entièrement consacrée à ce style de musique
afro-américaine ; du même auteur, signalons un
livre pour enfants, The First Book of Jazz.
Saluons les semeurs de la bonne parole
qui, contre vents et marées, avec alacrité,
mordant et parfois intransigeance, nous initièrent,
informèrent, instruisirent, confortèrent par leurs
écrits, articles, livres, souvenirs, exégèses au
service d’une musique à découvrir, comprendre,
valoriser, aimer : Robert Goffin (Aux Frontières
du Jazz), Hugues Panassié (Douze Années de
Jazz), Charles Delaunay (Django, mon frère),
André Hodeir (Hommes et Problèmes du Jazz),
André Clergeat (Dictionnaire du Jazz), Frank
Ténot (L’Homme qui aimait le Jazz).
Enfin, avec un court spicilège, nous
n’oublierons pas ceux qui sans hésiter trempèrent
leur plume au fin fond de l’encrier de la sottise
venimeuse :
« Certains veulent voir dans ces
hurlements d’ivrognes un antidote aux sucreries
des derniers sprirituals ». Lucien Rebatet.1930.
« Le jazz-hot n’a aucun rapport avec les
grands orchestres disciplinés dont les deux cents
exécutants sont conduits parfois par un chef-
enfant en culotte courte ». Georges Ravon ; 1947.
« Thomas Fats Waller était un nègre
ventripotent qui excellait dans l’art de démolir
les pianos à force de taper dessus ». Article non
signé du nouveau Journal. 1944.
« Le style be-bop fait penser à l’audition
d’un disque qui tournerait à l’envers ». Sylvaine
Pécheral. 1948.
« Le jazz est cyniquement l’orchestre des
brutes au pouce non opposable et aux pieds
encore préhensiles de la forêt du Vaudou. Il est
tout excès, et par là plus que monotone ; le singe
est livré à lui-même, sans mœurs, sans discipline,
tombé dans tous les taillis de l’instinct, montrant
sa viande à nu dans tous ses bonds et son cœur
qui est une viande plus obscène encore ». André
Suarès. 1931. (pour bien situer le personnage,
rappelons que ce même Suarès, à propos de
Chaplin, osa parler du « cœur ignoble de
Charlot »).
18
L’ILLUMINATION DE VINCENNES
par Jean FERRARI
Cet article a été publié par le CRL Bourgogne au sein
d’une brochure consacrée à la célébration du tricente-
naire de la naissance
de Jean-Jacques Rousseau
Rousseau a presque quarante ans lorsque,
une nouvelle fois, en cet été 1749, il fait visite à
son ami Diderot, enfermé dans le donjon de Vin-
cennes après la publication de La lettre sur les
aveugles. L’épisode communément désigné par
l’illumination de Vincennes concerne particuliè-
rement l’Académie de Dijon, puisque, par le sujet
de son prix pour l’année 1750, elle est à l’origine
du Discours sur les Sciences et les Arts dont le
couronnement a constitué la première reconnais-
sance officielle, sinon du génie, du moins du
talent d’écrivain de Rousseau et l’a fait entrer
glorieusement dans la carrière des lettres.
L’illumination de Vincennes fait l’objet,
dans l’œuvre de Rousseau, de deux récits cir-
constanciés et de plusieurs allusions qui tradui-
sent l’importance majeure de cet épisode qui
« fait époque » dans la vie de Rousseau :
« Il me sera toujours présent quand je vi-
vrais éternellement »1.
Le premier récit figure dans la Seconde
lettre à Monsieur de Malesherbes qui était alors
directeur de la Librairie2 et auquel Rousseau
adresse, alors qu’il se croit condamné à une mort
prochaine, la première esquisse d’une biographie
qui lui servira ensuite sans la rédaction de ses
Confessions. La finalité en est déjà la même :
« …montrer le vrai tableau de mon carac-
tère et les vrais motifs de ma conduite »3.
1 Toutes les citations sont données dans l’édition des
Œuvres complètes publiées à la bibliothèque de la Pléiade, Paris, éditons Gallimard, en cinq volumes, 1959-1995, en abrégé : O.C. suivi de l’indication du tome et de la page. Ici : O.C., t. 1, p. 1135
2 Administration du pouvoir royal qui autorise ou refuse la parution d’un ouvrage.
3 O.C., t. 1, p. 1130
En janvier 1762, tout paraît justifier
l’expression d’illumination. La cause occasion-
nelle en est la lecture, dans le Mercure de
France, du sujet du prix de l’Académie : « Si le
rétablissement des sciences et des arts a contribué
à épurer les mœurs », qui suscite en son esprit
une sorte de séisme intellectuel, opérant une rup-
ture entre ce qu’il a été jusque là, « mécontent de
moi-même et des autres »4 et ce qu’il va devenir,
éclairé par les grandes vérités qui se révèlent à
lui. Rousseau parle d’une inspiration subite dont
il décrit les effets sur son esprit :
« …ébloui de mille lumières ; des foules
d’idées vives s’y présentèrent à la fois avec une
force et une confusion qui me jeta dans un
trouble inexprimable »5,
et ce trouble intérieur se manifeste par des
phénomènes physiques : étourdissements, op-
pression, palpitation, au point que Rousseau est
contraint de s’arrêter, de s’asseoir et qu’il pleure
sans même s’en rendre compte.
« …en me relevant j’aperçus tout le devant
de ma veste mouillé de mes larmes sans avoir
senti que j’en répandais »6.
Ces pleurs pourraient rappeler ceux de
Pascal, consignés dans le Mémorial du 23 no-
vembre 1654 : « Certitude, certitude… joie, joie,
joie, pleurs de joie ». Mais rien n’indique chez
Rousseau, même si les effets en sont quelque peu
comparables, une révélation de nature religieuse.
Elle concerne chez lui l’homme, son histoire,
l’organisation de la société. Il s’agit d’idées dont,
quoiqu’on ait parfois dit, Rousseau n’est pas le
contempteur :
4 O.C., t. 1, p. 1135 5 Ibid. 6 Ibid.
19
« La vérité générale et abstraite est le plus
précieux de tous les biens »7,
Et ces idées s’imposent à lui avec une telle
force que, tel un prophète, il va devoir les diffu-
ser et devenir « auteur comme malgré lui », con-
sacrant, selon les termes de sa devise, son exis-
tence à la vérité : « Vitam impendere vero ».
L’enthousiasme ressenti alors explique à la fois
l’éloquence du propos et le sentiment
d’inadéquation entre ce qu’il a perçu à cet instant
et ce qu’il en a pu dire ensuite, d’abord dans la
Prosopopée de Fabricius, écrite sur le bord du
chemin, et de ce qu’il en a développé dans
l’ensemble de son œuvre. Mais déjà les principes
de son système lui sont donnés : « les contradic-
tions du système social », « les abus des institu-
tions », surtout l’évidence de la bonté originelle
de l’homme et sa corruption par la société.
Sans qu’on puisse la comparer à la joie
pascalienne, la tonalité de ce premier récit est
somme toute positive. À l’inverse, celle des Con-
fessions, écrites sans doute vers la fin de l’année
1769, au terme d’une période d’errances et de
persécutions, résonne tragiquement. Déjà le trajet
de Paris à Vincennes est décrit dans sa pénibilité :
« Cette année 1749, l’été fut d’une chaleur
excessive »8.
Rousseau se dit « exténué de chaleur et de
fatigue », obligé de s’arrêter et de s’étendre sur le
côté de la route. L’illumination apparaît comme
un moment d’égarement et la décision, source de
tous ses malheurs. Toutefois, en une phrase admi-
rable de concision, il dit le bouleversement opéré
en son esprit :
« À l’instant de cette lecture, je vis un
autre univers et je devins un autre homme »9.
C’est que l’illumination de Vincennes con-
cerne Rousseau lui-même. Si, sa vie durant, il
n’avait fait que composer de la musique ou cons-
tituer des herbiers, il n’aurait subi que peu
d’épreuves et connu que peu d’ennemis. Avant
Vincennes, tout demeurait indécis. Il n’avait su
choisir entre les dons qu’il se reconnaissait. En
outre, il était divisé entre ses goûts profonds de
liberté et de solitude et l’existence qu’il menait
dans le monde. Or, le revoilà embarqué dans un
combat pour la vérité, à lui seul révélée. L’unité
si difficilement recherchée entre ses sentiments et
ses idées se trouve réalisée à un point tel et avec
une telle rapidité que tout le reste est balayé:
7 O.C., t. 1, p. 1026 8 O.C., t. 1, p. 350 9 O.C., t. 1, p. 351
« Toutes mes petites passions furent étouf-
fées par l’enthousiasme de la vérité, de la liberté,
de la vertu… »10
Vérité, liberté, vertu, seront désormais les
idées cardinales qui inspireront ses écrits et leur
défense, dans un monde qui leur est opposé, la
cause de toutes ses infortunes. Pour entraîner un
tel bouleversement dans ses sentiments et ses
idées, il fallait que l’illumination de Vincennes
n’apportât pas seulement une compréhension
nouvelle de la société et de son histoire, mais
qu’elle concernât Rousseau lui-même, humain
parmi les humains et que l’idée selon laquelle
l’homme naît bon et que la société le déprave
s’appliquât d’abord à lui-même. Il s’invente par-
là une innocence. S’il est habité par le remords
du mensonge qui a condamné la jeune Marion à
une vie misérable, n’avait-il pas lui-même été
victime d’une première injustice à Bossey dans
l’épisode du peigne cassé ? Il faut savoir retrou-
ver l’innocence initiale, avant l’injustice, avant le
mensonge. Ainsi l’exercice de l’autobiographie
chez Rousseau est disculpante. Né bon, il a cher-
ché à montrer par le récit de sa vie qu’il l’était
demeuré malgré les fautes dont il se sent cou-
pable. Il faut donc toujours remonter aux ori-
gines,
« Tout est bien, sortant de l’auteur des
choses, tout dégénère, entre les mains des
hommes »11,
pour comprendre les mécanismes de la cor-
ruption. C’est ce que montrent les deux Discours
dont les sujets ont été proposés par l’Académie
de Dijon : le premier par une comparaison qui
veut montrer la supériorité de l’état premier des
peuples de l’Europe sur leur situation actuelle,
corrompue par le progrès des sciences et des arts,
ce qui lui permet de répondre négativement à la
question posée, le second en inventant
l’hypothèse d’un état de nature qui « n’existe
plus, qui n’a peut-être jamais existé… mais dont
il est pourtant nécessaire d’avoir des notions
justes pour bien juger de notre état présent »12.
En couronnant le 1er Discours et en propo-
sant en 1753 un sujet que Rousseau considéra
comme fait pour lui, les académiciens de Dijon
ont joué un rôle décisif dans l’éveil d’un écrivain
de génie dont l’influence fut immense sur la sen-
sibilité littéraire au XVIIIe siècle et les idées poli-
tiques jusqu’à nos jours comme le montrent en
10 Ibid. 11 O.C., t. 4, p. 245 12 O.C., t. 3, p. 123
20
cette année 2012, les célébrations organisées à
l’occasion du 300e anniversaire de sa naissance.
Devant les deux récits de l’illumination de
Vincennes, une question peut encore se poser.
Les choses se sont-elles réellement passées
comme Rousseau les raconte ? D’autres versions
existent de l’événement qui accordent à Diderot
l’idée même du 1er Discours, telles celle de Mar-
montel et de la fille de Diderot. Mais Diderot lui-
même, tout à la fin de sa vie, tempère les accusa-
tions d’affabulation.
« Rousseau fit ce qu’il devait faire parce
qu’il était lui. Je n’aurais rien fait ou j’aurais fait
tout autre chose parce que j’aurais été moi…
c’était un baril de poudre à canon ou d’or fulmi-
nant, qui serait resté sans explosion, sans
l’étincelle qui partit de Dijon et qui
l’enflamma »13.
Il paraît peu probable en effet, pour expli-
quer la véhémence du premier Discours et les
réponses publiées que fit ensuite Rousseau à ses
détracteurs, qu’on puisse faire l’économie de
quelque chose comme d’une brusque lumière
dont les effets perdurèrent pendant plusieurs an-
nées et conduisirent Rousseau à réformer sa ma-
nière de vivre. L’on peut penser ici à ce que disait
Pascal à propose du cogito cartésien dans L’esprit
géométrique : « il y a différence entre écrire un
mot à l’aventure sans y faire une réflexion plus
longue et plus étendue et apercevoir dans ce mot
une suite admirable de conséquences… »14 Il y a
loin entre un simple jeu d’esprit que serait pour
les adversaires de Rousseau le premier Discours
et cet ensemble de vérités qu’il croit avoir décou-
vertes et qui fondent l’entier de son système.
13 Œuvres de Diderot, Bouquins-Laffont, 1994, t. 1, pp. 784-785 14 Pascal, Œuvres complètes, Seuil, 1963, p. 358
Lettres …
par Claude LUEZIOR
…à l’Electronique en poésie
D’abord, il faut bien le dire, tes électrons
sont charmants. Ils virevoltent, presque immaté-
riels, comme des planètes autour de leur étoile.
Par ailleurs, quoi de plus magique qu’un écran
scintillant sous nos yeux ? Un clavier pour Mo-
zart, sans doute. Une souris pour conte de fées!
Puces, virus et toute leur ménagerie ne gâcheront
pas notre plaisir : partons d’un a priori favorable.
Le dieu Bill est avec nous.
Il est vrai que le poème est d’emblée
propre en ordre, en habits du dimanche. Avoir du
génie au bout des doigts… L’on déroule les vers
tel un cocon de soie, à l’ancienne, comme nos
ancêtres le faisaient avec un volume (de volumen,
volvere, rouler). Bien entendu, le très tactile et
fringant I-Pad va redistribuer les cartes magné-
tiques. Enfin, suprême folie, un correcteur
d’orthographe très sympathique supplée à nos
indigences chroniques. Nous voilà aux portes du
Paradis !
Quelques détails toutefois irritent ma
muse. En premier lieu, il faut taper alors que ma
plume esquisse, griffe, gratouille. Hors colères
jupitériennes, le chantre n’aime pas taper. Mon
avis est celui des doux : un poème se caresse. Et
puis, j’aime affûter ce crayon, le ronger un peu,
21
le cajoler entre pouce et index, lui qui parfois
prend une telle vitesse aux abîmes de la pensée.
Mordiller un clavier si lambin ne se fait guère.
Les délices de froisser, déchirer la cellulose,
prendre en main cette plume qui coule, me tache
les doigts, qui se refuse à moi, boude mon inspi-
ration, oui, tous ces délices-là me sont tellement
chers.
Couper-coller, soit ! Mais annoter dans les
marges, surcharger, biffer, raturer ? Ces grands
esprits de Word, tapis dans leur Californie natale,
ont-ils pensé à mes petites et grandes joies ? Le
bon Dieu a-t-il taillé notre rétine à la mesure
d’une surbrillance ? La surabondance de polices
(voilà le mot lâché!) n’ajoute rien au caractère de
mes lignes. Centrer, bien sûr, mais a-t-on vu un
écrivain du centre ?
Et puis, avez-vous pensé à la délicieuse
tache de café sur la page ? Essayez de verser une
tasse dans votre clavier...
On dit qu’il faut habiter le livre, s’en nour-
rir (bien qu’il nous manque quelques enzymes
pour digérer la cellulose, le plastic coréen ne
plaisant davantage à nos papilles). Avez-vous
visité les caves d’un éditeur? J’y suis retourné,
l’autre jour : cent mille ouvrages. Hors l’encre
fraîche, cela sentait la forêt, la clairière, le bois
coupé. Se lover dans le ventre d’un livre est sans
conteste plus chaleureux que survivre entre des
disques durs.
Propos bien surannés, Monsieur le Poète !
J’en conviens. Bon élève, je vais taper (encore !)
ce texte et l’envoyer derechef par la Toile. Mais
l’aimable araignée ne remplacera pas la plume de
l’oiseau. Et Bill le Magnifique n’effacera pas
l’ombre de Prévert.
… aux Poètes
À vos mots, citoyens ! Que l’on rassemble
les volontaires, partons ! Que chacun prenne sa
plume et tous ses encriers, sa passion en bandou-
lière, un quignon de verbes et la sabretache à ras
le cœur. Fusillons adjectifs et virgules inutiles.
Peu de majuscules et juste un brin d’emphase
pour ne pas alourdir le paquetage.
Le temps n’est plus aux poètes maudits
sous leur pont. À la rivière, morphines, fée verte
et jérémiades ! Loin sur leur Olympe, laissons
muses éthérées, Polymnie et autres sylphides. La
moustache pouilleuse des faux génies et des
bardes a vécu. Que les douairières gémissent en
leur chaumière, que les tricoteuses de bonnes
intentions fignolent leur chasuble ! Séchez vos
larmes et vos roses sublimes, vos ciels bleus et
vos extases. Marchons !
Que dix mille poètes prennent la parole
chaque semaine, en famille, devant mère-grand,
le petit morveux et quelques autres. Que nos cent
mille enseignants de la langue nous montrent ce
qu’ils ont appris ! Non pas avec une pseudo-
science linguistique mais avec leurs tripes. For-
çons nos médias à reproduire quelques-unes de
nos lignes. La poésie ne se vend pas mais elle se
donne ? Donnons ! Les jeunes ne lisent plus ?
Lisons ! Apprenons-leur les rêves et le partage, le
mystère et l’immense liberté de l’écriture. Ils
veulent des slams ? Scandons ! Et de la mu-
sique ? Chantons !
Vous qui avez en soupente des piles
d’invendus, déchirez-en quelques pages et en-
voyez-les, une à une, à votre belle-mère, banquier
ou percepteur. Affichez-les sur votre porte de
garage et, jusqu’à plus soif, dans la cuisine où
mitonne la sauce béarnaise. Et si chacun épinglait
un poème à sa place de travail, sur le couloir d’un
métro ou la vitre d’un bus ?
Avec dix grammes d’écriture, mettons le
feu au désert que l’on nous propose. La poésie
n’est pas langue morte. Elle ne cesse de vivre au
pays de Canaan. Mais pour cela, Poète, quitte ta
tour d’ivoire : ensemble, il faut marcher !
22
Hommage au poète
Christian Morgenstern (1871-1914) Nichts ist vergebens !
Par Dominique Blumenstihl-Roth Prix de la Poésie de la Ville de Dijon 2003
Prix des Écrivains d’Alsace et de Lorraine
Quand Lauraine Jungelson, traductrice de
la poétesse Elisabeth Browning, m’a offert le
recueil Ich und Du, de Christian Morgenstern,
publié en 1923 aux éditions Piper Verlag de
Hambourg, j’étais loin de soupçonner qu’elle
venait de me donner un texte qui me permettrait
de prendre conscience de l’une des dispositions
les plus subtiles de la langue germanique. Certes,
de la littérature allemande, je connaissais Goethe,
Hölderlin et Hermann Hesse. Mais je n’avais
jamais été confronté aussi directement à la
nécessité d’entendre le chant d’un poète dont
toute l’œuvre exige une extrapolation auditive.
Car lire Morgenstern, c’est entendre,
écouter la voix d’un homme dont la parole chante
l’intime adhésion d’une pensée au mode
d’expression qu’elle s’est choisi, dans une langue
qui possède la capacité d’être le véhicule de ce
mariage entre l’être, la pensée et le sentiment
formulant un hymne à l’absolu.
Entendre est un verbe essentiel en
allemand. Hören. Un verbe que l’on peut faire
précéder de tous les préfixes de la langue et dont
chacun donnera un aspect de l’écoute mise en
œuvre. Par exemple : zu + hören = écouter. Mit +
hören = suivre (une leçon). Ab + hören = écouter
(une personne qui récite). Auf + hören = cesser.
Wieder + hören = entendre à nouveau. Auf
Wiederhören (à nous ré-entendre) est une
expression aussi courante que le célèbre auf
Wiedersehen (au revoir), locution où le verbe,
associé au préfixe, devient concept.
Hören : écouter, dresser les oreilles,
entendre l’incantation poétique dite en une
langue qui présente une prédisposition à tout ce
que relève de l’écoute : n’est-ce pas dans l’espace
linguistique germanique — côtoyant le judaïsme
et l’intégrant— qu’est née la psychanalyse, dont
le protocole thérapeutique repose tout entier sur
l’écoute ? N’est-ce pas dans cet espace que s’est
créé le fantastique mouvement culturel du roman-
tisme, issu d’une perception du réel par la
sensibilité, elle-même conduisant à la méta-
physique, ainsi que le préconisait Hölderlin ?
Le poète allemand Christian Morgenstern,
né le 6 mai 1871 à Munich, quasi-inconnu en
France malgré l’immensité de son œuvre, est
l’auteur du sonnet Auf Wieder-hören. Dans son
titre, il sépare la particule du verbe afin que l’on
distingue la nécessité de la nouvelle écoute.
Hör zu !
Wir wollen uns erst wieder-hören,
eh wir uns wieder-sehn !
Ecoute !
Nous voulons, avant de nous re-voir,
Tout d’abord nous ré-entendre !
Ce poème s’adresse-t-il à la voix de
l’Esprit, dont la bien-aimée serait la gardienne ?
Dans le recueil dont ce poème est extrait, tout se
23
centre sur le phénomène auditif : univers de
bruits, de murmures où tout semble doué de
parole. Le vent, le craquement d’une branche, la
nuit, la pendule, la fenêtre, tout ici parle,
s’exprime, disant la préoccupation de l’esprit qui
cherche, non à séduire, mais nous convaincre
qu’un frisson, qu’une braise, que tout est appel,
quête de la source de vie.
Quellen des Lebens hör ich in mir singen
„Nichts ist vergebens ! Nichts ist vergebens !
Je les entends chanter en moi, les sources de vie :
„Rien n’est vain ! Rien n’est vain !“
L’air même est un empire de sons, de
paroles, où tout frémit : pour le poète, tout doit
parler. Il perçoit ce que le critique Siegfried
Kracauer appelait un flux de l'âme qui commence
à se mouvoir face aux reflets de l'événement trop
puissant.
Seid still ! Nein, —redet, singt, jedweger Mund
Sonst wird die Ewigkeit ganz eine Gruft…
Soyez silencieux ! Non —bouches, parlez,
chantez
Sinon l’éternité sera une tombe…
Le poète affirme sa perception sonique des
personnes :
Tonarten sind mir die Menschen (lach du nur)
So bist Du meist Es-Moll, aber auch Fis-Dur
Und sieh : so lern ich selbst Tonleitern —lieben
Les humains me paraissent des sons (tu peux en
rire)
Ainsi, tu es le plus souvent Mi bémol, mais aussi
Fa dièse
Et vois : ainsi j’apprends même les gammes…
Partout, l’oreille du poète s’attarde.
L’oreille, organe délégué à percevoir le monde
est chargée d’en rendre compte à la sensiblité : ce
monde est un monde de parole où tout être vivant
— les objets mêmes — surtout les animaux
possèdent un langage :
Auf der Treppe sitzen meine Öhrchen
wie zwei Kätzschen, die die Milch erwarten…
Mes petites oreilles sont assises sur les marches
de l’escalier,
comme deux chatons qui patientent leur lait…
Ce chant de la langue allemande,
Morgenstern en écrit une partition, dans une
maîtrise parfaite des rythmes, dont il brise
cependant la courbe à l’instant où elle deviendrait
confortable : il garde une haute vue sur la mission
poétique qui est d’éveiller les hommes à plus
grand qu’eux-mêmes, il mesure les limites du
symbolisme :
Je vis une nef : la tempête la dépeça
Dans ses flancs l’obscur océan planta
Ses griffes hurlantes
Les débris étaient pitoyables
—Ce que la mort avait broyé de ses mâchoires
Je le vis m’oubliant presque moi-même
De ce brassage d’enfer jaillit enfin
Voyageuse immobile
Notre terre-étoile
Mesurant son propre océan !
Auteur de nombreux Lieder, mis en
musique par Weingartner, Zemlinsky, Hindemith,
dans lesquels il chante des univers intimes, mais
dont l’anecdote initiale s’élève toujours vers une
interrogation spirituelle, Morgenstern explore la
langue allemande sur deux niveaux : le poète
s’exprime dans un langage simple et direct. Le
tissu des métaphores est efficace quand, par
l’intrusion d’un concept, il arrache le quotidien
de son apparente naïveté, l’élève à hauteur
métaphysique : soudain naît une poésie
nietzschéenne.
Assez ! Je veux d’autres pensées !
Tu songes encore à cette nuit sur la crête
Quand, dans ta poitrine, la foudre déchira le ciel,
Les trombes d’eau noyèrent le grondement du
tonnerre…
Tandis que Nietzsche (1844–1900)
développe une philosophie qui tire sa puissance
de l’emploi de la métaphore au service du
concept, Morgenstern part de la perception
sensible, la développe en métaphore. Celle-ci
déploie ses propres ressources, capte l’expression
conceptuelle qu’elle traquait. Naît alors une
poésie quasi-narrative où l’esprit se raconte. Nul
besoin désormais d’inventer des concepts : ceux-
ci naissent de la perception même du vrai.
Esprit,
L’éternité est-elle ce que le raisin est à la soif,
Ce que le baiser à la bouche
Ce que l’homme est à Dieu
Ou n’est-elle qu’un écho ?
Cette poésie exprime un amour profond du
monde, au delà des petitesses dont le poète se rit.
Il ne condamne ni ne juge, il ne s’agit que de
choses humaines…
24
C’est l’éternelle petitesse de l’amour, de
s’adonner à
L ’idolâtrie de l’image et autres misères sans
grande flamme…
Ces jouets d’une chambre d’enfant —le petit
berceau !
Quand il s’agit de la flèche de l’Esprit,
empennée d’étoiles…
Ce monde auquel il appartient et participe,
car tel est le lot des hommes, Morgenstern le
situe dans la fosse, avec l’orchestre. Là encore,
Nietzsche est au rendez-vous :
Oui, laisse l’orchestre dans la fosse
Que je sois inhumain, que je sois un sombre
tyran
Qu’avons-nous à faire des parterres de la
planète?
Sois avec moi, élevée, au-dessus du monde,
Ce monde que je ne veux connaître en tant que
chose,
Mais en tant qu’il inspire le nouveau…
Le réalisme de ce poète du début du
XXème siècle s’oppose au déconando surréaliste
pour qui le symbolisme n’aura été qu’un jeu
d’écriture, sans implication vivante dans le
signifié. Morgenstern a la plume vive, tranchante,
dirons-nous « engagée » ? Juriste formé à
l’université de Breslau, il est l’inventeur, dans sa
jeunesse, d’une désopilante « poésie humoristico-
fantastique » qu’il développe dans ses
Galgenlieder (Chant du Gibet). Homme de
théâtre, auteur satirique pour le cabaret berlinois
Schall und Rausch de Max Reinhart, éditeur de la
revue Deutscher Geist, il leurre la critique qui
longtemps le range parmi les fantaisistes :
classement commode, en un siècle de fer,
d’industrie, de raison raisonnante, d’absolutisme
scientifique. Il était préférable de ne voir en lui
qu’un saltimbanque et s’amuser de ses textes
comico-maccabres à la François Villon (1431 - ).
Mais regardons de près ces deux poètes, Villon et
Morgenstern, que des siècles séparent. L’un
délinquant l’autre juriste, ne prononcent-ils pas,
chacun à sa manière, un réquisitoire contre
l’humanité déchue : qu’elle soit pendue, n’étant
faite que de pas-encore au regard de l’Absolu ?
Nous avons l’audace de traiter de l’espace
sidéral,
Nous en avons la témérité
Bien que non seulement animaux mais aveugles
au sens de la vie
Nous soyons humains chassés de l’innocence
d’Eden !
A moins que leur rire ne soit un manifeste
d’insolence, une « éloquence de rupture » ?
Cherchent-ils à sauver ce qui peut l’être encore ?
Confient-ils aux générations futures le Grand
Testament ? L’Histoire a donné aux Galgenlieder
une dimension inattendue. Best-seller en
Allemagne avec plus de trois cent rééditions, ce
chant est celui du poète qui, à l’aube de la
première guerre mondiale, pressent le désastre de
la seconde et annonce la férocité du bourreau
nazi qui fera gibet de tout un peuple. Il fallait dès
lors raccorder cette œuvre de jeunesse à celles
des derniers jours : considérer l’unité de pensée,
et voir dans les recueils Ich und Du, publié trois
années avant la disparition de son auteur, et Wir
fanden einen Pfad, édité en 1914, la plaidoirie
d’un homme qui, se sachant condamné, présente
une offrande lyrique pour arracher la clémence
divine, non pour lui-même, mais en faveur d’une
humanité ignorante qu’il faut à tout prix
décrocher de la potence qu’elle s’est, depuis
longtemps, elle-même érigée.
Renonçant au chaos, tout effort emprunte
Le chemin où des milliers de spirales conduisent
haut vers Dieu
Dieu que tu es à toi-même
Étant à jamais l’oiseau-phénix de ton propre
anoblissement
Sauver l’homme, lui montrer les sommets.
L’Esprit a ses champions, l’Esprit a ses poètes :
Goethe, qui en formalise une perception quasi-
scientifique, Eduard Mörike qui appelle à sa
manifestation, Maria Rilke qui engage avec lui
un saisissant dialogue. Mais il fallait que surgisse
une œuvre cinglante, populaire, qui n’en dise pas
moins, s’adressant à tous les lecteurs, de tout âge.
Un pari que Morgenstern tient et réussit. Ses
contes, poèmes, Lieder sont connus de tous les
enfants d’Allemagne, et il n’est d’école où l’on
ne chante ses Kinderlieder : courtes chanson-
nettes, d’apparence anodine, composées à la
manière des Ko’ans chinois, où la sélection des
métaphores se concentre en un maximum de
conceptualisation imagée.
Deux peupliers à l’horizon ?
Non : trois peupliers dressés contre l’éternité
Sous la chaleur de notre pieux soleil.
Morgenstern ne renonce pas à son humour.
Il se confirme, au cours des années, comme un
précurseur du réalisme merveilleux, expression
inventée un demi-siècle plus tard par le cubain
Alejo Carpentier, l’un des principaux fondateurs
25
de la littérature latino-américaine. Il fonde sa
poésie sur une étroite adhésion au réel : la vie
elle-même fabrique les métaphores.
Bien qu’atteint de tuberculose, il ne cesse
d’aimer la vie : qu’est-ce que l’humour sinon la
conscientisation d’une dramaturgie ? Ainsi
pourrait se créer le concept de : sich-selbst-an-
die-sprenchende-Welt-Messung. Une façon d’être
(sein) une mesure (Messen) à soi (sich) par soi-
même (selbst) au monde (Welt) parlant. Mais
telle n’est pas la prétention du poète qui ne se
pose pas en constructeur de concepts, mais en
témoin et porte-parole de l’univers parlant :
Nous avons l’audace de parler d’éternité,
De l’eau, de feu, de terre, de vent,
Et nous ordonnons le monde, comme un enfant
Et savons les noms et lieux de toutes choses…
Traducteur d’Ibsen, Strindberg et Knut
Hamsun, Morgenstern écoute les voix du monde.
Il mesure son humanité. Il aime ce monde, de
l’amour qu’il porte aux femmes, aux enfants, à
ses amis, aux animaux, aux objets qui l’entou-
rent : à lui-même. Il répond à la définition du
poète que donne Rimbaud : donc le poète est
vraiment voleur de feu. Il est chargé de
l’humanité, des animaux même ; il devra faire
sentir, palper, écouter ses inventions ; si ce qu’il
rapporte de là-bas a forme, il donne forme ; si
c’est informe, il donne de l’informe…
Pour Morgenstern, tout a forme. Tout
résonne. Il exprime à chaque instant l’amour de
son pays, de sa terre, de sa langue: le nom même
du poète, une métaphore en soi — Morgenstern
signifie « l’étoile du matin » — évoque la parole
symbolique du poète, non encore révélée, mais
riche de tout le potentiel de sens auquel
l’Allemagne du 21° siècle consacrera son énergie
si elle désire rester fidèle à la promesse de sa
vocation romantique.
En 1910, il épouse Margaret Gosebruch
von Liechtenstern dont la piquante intelligence
répond à l’attente du poète.
Morgenstern / Liechtenstern : cette
rencontre de deux étoiles, dont la seconde offre
sa lumière à la première, n’est-elle pas une belle
promesse d’avenir ? L’Esprit aurait-il enfin
trouvé une Heimat ? Morgenstern, à qui le destin
accorde une mort précoce — ses dates (1871-
1914) le préservent de toute participation aux
boucheries guerrières — chante l’espace du
poème, provisoire résidence d’une parole dont il
connaît les frontières et les enjeux. Avec quelle
lucidité ! Il est exceptionnel qu’un poète délimite
le territoire de son art, récuse l’idée qu’il soit un
aboutissement, et mieux encore, affirme l’exis-
tence d’un lieu meilleur que le sien!
Oh je ne renie pas ma terre,
Je l’aime, —seulement, qu’elle ne soit pas une
borne !
Elle n’est pas la dernière pensée du Moi
Et sa lumière n’est pas ultime !…
Toute l’œuvre de Morgenstern signe cet
effort du romantisme, rejoignant la définition
même de la littérature dont la fonction
civilisatrice, selon Hölderlin, est d’être le vecteur
d’un savoir véritable. Un savoir où toutes choses
deviennent claires, dicibles, compréhensibles.
Que ce soit dans ses innombrables poèmes pour
enfants ou ses recueils les plus profonds,
Morgenstern exprime cette tension vers
l’entendement du Tout : ne faire qu’un avec tout,
telle est la vie de la divinité, tel est le ciel de
l’homme. Pour accéder à ce ciel, le poème est une
étape. Auberge du symbole, il est cette Heimat,
ce lieu de la pensée, du sentiment débordant hors
de lui en quête de son sens. Mais une Heimat
toute provisoire qui ne peut se satisfaire d’elle-
même… devant SE compléter.
La tension vers ce ciel humain aboutit,
chez Morgenstern, — nous sommes à la veille de
la première déflagration mondiale — à l’appel
d’une mise au clair de la pensée : par le moyen
des lois de l’Esprit dont il pressent qu’elles seules
(ré)conforteront l’Allemagne. Il sait, il affirme
que l’élucidation du sens est le seul avenir de la
poésie, dût-elle en mourir, elle offrira sa plus
haute lumière à l’instant de son incandescence. Il
veut qu’en elle, l’étape du cristal translucide soit
dépassée. Elle n’est pas la dernière pensée du
Moi, Et sa lumière n’est pas ultime ! Malheur à
qui voudrait la considérer comme un temple
accompli… Il exige que l’homme atteigne ce ciel
où le romantisme se dissout, cède la place à
l’élucidation de toute chose par un langage qui
saura toucher les êtres, conformément à la
pression évolutive du Temps. Ce Temps
obéissant à l’appel créateur qui produit les
œuvres indispensables à la libération de
l’humanité. Morgenstern incarne sans aucun
doute le sacrifice du poème se donnant à ce qui le
surplombe.
La nuit est douce exigeant de moi que je
considère
Le promontoire au-dessus de mon lieu :
A travers une brèche dans le mur je vois
Monter monter le cours du ruisseau
26
Les scintillantes étincelles sur l’échiquier
stellaire
Se jouent de ma tête cachée dans le feuillage
Les lanternes humaines me taquinent
Éclairs d’une transparente carte
N’avons-nous pas affaire, ici, à une
éblouissante vision de l’intérieur de la Structure
d’Absolu — celle dont l’écrivain Dominique
Aubier dit, dans son ouvrage L’ordre Cosmique :
« la nature organique du Cosmos, son essence
corticale, contraint l’imagination à lui prêter une
sensibilité du même ordre que celle dont nous
essayons de respecter le bien-être dans nos
personnes… Il faut savoir comment fonctionne le
Cosmos pour se couler en lui en toute sécurité.
S’agissant d’un organe cérébral, la moindre
vicissitude pourrait en ébranler ou compromettre
la santé. Qui sait, si par ignorance, nous n’avons
pas déjà mis sa vie en danger. »
En effet, qu’en est-il du devenir de l'esprit,
de l’homme, à partir et au delà, de la propre
position du poète ? Rimbaud, vivante météore,
renonça à la poésie, devint marchand d’armes,
d’aucun disent qu’il opta pour le nihilisme. Mais
souvenons-nous du message de la comète :
trouver une langue, cette langue sera de l’âme
pour l’âme, résumant tout, parfums, sons,
couleurs, de la pensée accrochant la pensée et
tirant…
Morgenstern poursuit la même quête :
trouver la langue du vrai, sachant toutefois que le
lieu poétique n’est qu’une escale. Il lui incombe,
dès lors — est-ce le sens de sa vie ? — de
traverser de l’étroit corridor poétique qui lui est
réservé, dans un temps sévèrement compté. De
cette fantastique perception de lui-même et du
temps imparti, naît le recueil Toi et Moi.
Qui est ce Toi si ce n’est ce promontoire
depuis lequel Tout serait dit ? Pour accéder à ce
lieu de l’esprit, il existe un sentier par lequel le
poète nous propose de cheminer. Il en résulte le
recueil Wir fanden einen Pfad — Nous trouvâmes
un Sentier — ultime chef d’œuvre publié en
1914, dédié à son ami Rudolf Steiner.
La mort de Morgenstern, à 43 ans,
lumineuse étoile du matin, est-elle prématurée
quand l’espoir — l’exégèse du Monde — repose,
pour une large part, sur le nécessaire effacement
du poète ?
La mort, il l’attend avec sérénité. Il la voit
s’approcher avec quiétude ; il est prêt à la
recevoir comme une amie espérée de longue date.
Elle frappe à sa porte, le 31 mars 1914. La
disparition du poète est l’offrande même du
Poème, étape de la pensée symbolique dont le
dépassement consenti autorise enfin l’apparition
de l’étoile du soir, étoile du sens à la lumière de
laquelle…
Donne-moi une vue sur ton être, O Monde
Et laisse le rayon du sens me traverser !
Maison qui peu à peu s’illumine
S’emplit d’or comme un édifice
Où l’esprit s’éclaire
Ostensoir transparent
…
Ce texte reproduit la préface à l’ouvrage regroupant les recueils "Ich und Du", suivi de "Wir fanden einen
Pfad", édités aux éditions Peleman. Traduction de Dominique Blumenstihl-Roth.
Toi et Moi, suivi de Nous trouvâmes un Sentier, de Christian Morgenstern,
(15 x 21 cm ; 117 pages ; 28 euros) par courrier : DBR BP 16 27 240 DAMVILLE
Site internet de Dominique Blumenstihl-Roth :
http://www.dbr-radio.com/christian-morgenstern.html
Sites internet de Morgenstern en Allemagne : http://www.christian-morgenstern.de/
http://www.oppisworld.de/morgen/index.html
27
Bernard CLAVEL
ou l’écrivain parmi les hommes
par Yann LE PUITS
L’expression « littérature populaire » est,
dans certaines bouches, teintée de connotations
négatives. L’élitisme se méfie des auteurs qui
veulent s’adresser au plus grand nombre .
Bernard Clavel ne désirait pas autre chose. Il ne
se cachait pas d’employer d’abord et surtout « les
mots les plus simples », par souci de clarté.
Ainsi, dans Littérature de notre temps, ou-
vrage de synthèse paru en 1966 chez Casterman,
je lis :
« Bernard Clavel, qui aime les gros
livres… »
Pas un mot de plus. L’œuvre est balayée
d’un revers de main méprisant. C’est faire trop
peu de cas, injustement, de celui dont les livres
enchantèrent les veillées d’au moins deux généra-
tions.
Issu du peuple, Bernard Clavel parle du
peuple et s’adresse au peuple. Il nous décrit la
foule des métiers, la vie quotidienne de l’artisan,
du paysan et de l’ouvrier, sans l’idéaliser, mais
avec un puissant réalisme, servi par un style vi-
goureux. C’est, du moins, ce que je vais
m’efforcer de démontrer.
Je ne m’étendrai pas sur la biographie de
l’auteur, pour la raison suivante :
« Mais j’ai dit, je répète, que ce qui
compte d’un artiste, c’est son œuvre. Pas sa vie
privée. » (Bernard Clavel, Qui êtes-vous ?).
Agir à l’opposé de ce que voulait l’écrivain
équivaudrait à une trahison de sa pensée. Aussi
me limiterai-je à rappeler deux dates, celle de sa
naissance le 29 mai 1923 à Lons-le-Saunier et
celle de son décès, le 5 octobre 2010, à la Motte-
Servoiex.
Cet article se veut, à la fois, analyse et
hommage, car j’eus l’honneur et le privilège,
deux fois, de rencontrer Bernard Clavel. La
clause « Honneur et privilège » ne doit pas être
considérée comme une politesse obligée. J’ai
conté ces deux entretiens dans Le sept rue du coq
(Ecritures en miroirs).
Homme généreux et passionné, très vif et
d’une profonde humanité, en 2001 (il avait alors
78 ans) Bernard Clavel avait conservé une éner-
gie, un allant, une rapidité de décision et
d’exécution, que bien des gens plus jeunes au-
raient pu lui envier. Dans cet article, je voudrais
lui redonner un peu de ce qu’il m’offrit.
L’œuvre est si vaste que je ne puis envisa-
ger d’en aborder tous les aspects. Ma présente et
modeste ambition se résume comme suit : tracer
quelques pistes de réflexion.
A cet effet, je me limiterai à l’étude de
deux séries, Les colonnes du ciel et Le Royaume
du Nord, onze romans au total. Il s’agit là du
Clavel de la maturité.
La première saga se déroule au 17e siècle,
en Franche-Comté, la deuxième au Québec et au
20e siècle. Entre les deux existe un lien : la série
Les colonnes du ciel s’achève par Compagnons
du Nouveau Monde, lorsque le charpentier Bison-
tin-la-Vertu émigre au Québec.
Rappelons que Bernard Clavel entreprit la
rédaction de ces fleuves romanesques, à une pé-
riode de sa vie où les critiques pensaient que sa
verve s’était épuisée. Une fois de plus, des gens
très intelligents (ou qui pensent l’être) se trompè-
rent.
Des récits bien charpentés
Chose qui, de prime abord, nous frappe, à
la lecture des livres de Bernard Clavel : la clarté
de la construction : les chapitres s’assemblent en
parties, dont chacune porte un titre. Chacun des
chapitres conte, généralement, une scène précise,
un moment de l’action. Aucune péripétie ne
semble gratuite ou superflue.
Les récits sont très sérieusement documen-
tés. Bernard Clavel ne manque pas
d’imagination, mais il sait aussi discipliner cette
folle. De plus, il nous livre la synthèse de ses
28
recherches et, pour cela, n’hésite pas à devenir
pédagogue.
Déjà, dans Les colonnes du ciel, les pages
didactiques sont éparpillées au fil de la narration
et nous apportent des éclairages, qui nous per-
mettent de mieux appréhender le pourquoi et le
comment des paroles et des gestes.
Cet aspect pédagogique et didactique
s’affirme encore plus, dans la fresque suivante,
Le royaume du Nord. Des chapitres intercalaires
scandent l’action, mettent en perspective les
drames individuels, à l’intérieur de la tragédie,
sociétale et naturelle. Seul Amarok fait exception
à cette règle, où Raoul Herman, le trappeur et son
chien à moitié loup (Amarok signifie « le loup »
dans une langue indienne) forment un couple
inoubliable, à tel point que la limite entre intelli-
gence et instinct se brouille. Je dirais même que
les deux fusionnent.
Aussi, Bernard Clavel réussit un difficile
pari, celui de nous distraire et de nous instruire à
la fois. Toujours brefs et clairs, sans apporter une
surcharge de données, les chapitres documen-
taires ne nous éloignent pas des personnages ; ils
nous aident à mieux les comprendre.
Les situations restent toujours plausibles
ou vraisemblables. Même lorsque le sort des
personnages est suspendu à un fil, l’auteur ne
cède pas à la tentation rocambolesque. Aussi
n’assistons-nous pas à des sauvetages providen-
tiels. Par exemple, dans La femme de guerre, la
corde de chanvre se casse à cause de la glace,
libérant Barberat le contrebandier, lequel à son
tour peut libérer Hortense (chapitre 18). C’est un
facteur physique, qui permet aux prisonniers de
s’échapper, pas la soudaine apparition de com-
parses diligentés par le romancier.
Sur le plan de la construction narrative,
Bernard Clavel n’innove pas. Généralement, ses
récits présentent une structure linéaire. Les anti-
cipations et les retours en arrière y sont rares.
Cela donne à l’œuvre l’apparence de la facilité.
On peut la lire sans effort majeur et vite ; lui-
même nous entraîne au fil d’histoires menées de
main de maître, dont le tempo s’accélère et pro-
pulse les personnages, vers une fin souvent dé-
sastreuse.
Il serait dommage de s’en tenir là. Les
bons livres valent la peine que nous les relisions.
Il s’agit de mieux percevoir et saisir la trame
secrète, la foule des allusions, des métaphores et
symboles qui parsèment les romans de Bernard
Clavel, pour mieux en déguster les saveurs
uniques.
Des « êtres de chair et de sang ».
Qui sait dessiner peut, aisément je crois,
réaliser le portrait des personnages claveliens.
Tous présentent des caractéristiques clairement
exposées : âge, taille, corpulence, chevelure,
aspect de la peau, démarche, voix, métier, ville
ou province d’origine. Nous les voyons revenir
d’un livre à l’autre, mais l’importance du rôle
qu’ils jouent peut soit augmenter, soit diminuer.
Prenons pour exemple de portrait celui de
Mersch :
« L’homme avait l’air d’un long épouvan-
tail (…) Mersch montait à leur rencontre par le
sentier. Il semblait qu’à chaque enjambée sa
carcasse brinquebalante allait se démantibuler.
Il tenait toujours à la main son large couvre-chef
qui avait libéré une tignasse clairsemée où se
mêlaient le noir et l’argent. Son visage tout en os
et en peau ridée grimaçait. Des yeux minuscules
piquaient dans cette face de pain d’épice ratatiné
deux grains de café d’un noir très dur. » (L’or de
la terre, Ch. 10, P. 204 et 205)
Bernard Clavel désigne encore Edouard
Mersch comme le gesticuleux, l’échalas, le tout-
en-os.
La précision du trait permet à l’auteur de
désigner le personnage de plusieurs manières :
par le prénom, le patronyme, un surnom,
l’origine géographique, l’ethnie, le métier ou le
rappel de traits physiques distinctifs.
Le pittoresque fonctionne sur deux plans :
d’abord lexical (gesticuleux, peut-être un adjectif
québécois ou même un néologisme de l’auteur)
ensuite grâce à l’image qui en résulte, haute en
couleurs, vivante et vivace.
Il va de soi que chaque personnage est aus-
si doté d’un caractère défini, lequel peut se modi-
fier ; c’est le cas de Marie, aigrie par le départ de
Bisontin, qu’elle considère comme une trahison.
29
(Marie Bon Pain) De même pour l’aspect phy-
sique : les personnages n’échappent pas au vieil-
lissement. Catherine Robillard, jeune femme dans
Harricana, nous apparaît comme une vieille
dame, dans L’angélus du soir ; son fils Stéphane
est devenu quinquagénaire et bedonnant.
Dans ses entretiens avec Adeline Rivard,
Bernard Clavel affirme que ses personnages sont
« des êtres de chair et de sang ». Cela ne signifie
pas qu’il les confond avec des personnes réelles,
mais par ailleurs il avoue n’avoir jamais totale-
ment inventé. Les personnages résultent de
l’observation de personnes réelles, puis
l’imagination agit sur le matériau comme un
agent chimique et le transforme. Bien malin qui
saurait délimiter les parts de l’une et de l’autre.
Ce processus est trop connu pour que je
m’y attarde. La plupart des romanciers souscri-
vent à cette vision de l’écriture.
Souffle de l’épopée
Il est permis de parler d’épopée, pour les
deux suites déjà citées, parce que les histoires
individuelles s’insèrent dans des cadres, histo-
riques et géographiques, où se déroulent des bou-
leversements, qui affectent des sociétés entières.
Par exemple, dans Le royaume du Nord, la rude
conquête des régions les plus sauvages du Cana-
da, du début du 20e siècle jusqu’aux années 70.
Maudits sauvages, qui clôt le cycle, donne le
point d’orgue, l’aboutissement de la longue tra-
gédie amérindienne, celle de peuples totalement
spoliés, puisque la confiscation, le pillage et le
saccage de leurs territoires les plongent dans un
état de dépendance, où la vie perd tout sens.
L’épopée s’incarne dans des femmes et des
hommes, que nous aurions pu rencontrer car, bien
plus vivants que des héros, ces personnages nous
ressemblent : ils aiment et haïssent, travaillent et
dorment, fêtent et souffrent. Au total, ils vivent
leur drame personnel dans le cadre de la tragédie
humaine, avec énergie et courage, jusqu’à
l’extrême limite de leurs forces. Cela vit, cela
palpite et nous entraîne, vers le pire s’il le faut,
sans que nous puissions, un instant, résister au
flot romanesque.
Hortense d’Eternoz dans La femme de
guerre, Bisontin-la-Vertu, dans Compagnons du
Nouveau Monde, Maxime Jordan, dans L’or de la
terre, Raoul Herman, dans Amarok et Cyrille
Labrèche, dans L’angélus du soir, vivent leur
passion ou leur destin jusqu’à la plus extrême
conséquence, la mort.
Il faut, ici, comprendre le mot « passion »
de deux manières : d’abord, au sens profane et,
dans l’ordre où j’ai cité les personnages, la pas-
sion se nomme soif de vengeance, orgueil et
amour, fortune, liberté inconditionnelle, enfin
labeur ; ensuite, au sens quasi chrétien, même si
Bernard Clavel glisse parfois une allusion qui le
définirait plutôt comme agnostique, car ses per-
sonnages acceptent de subir toutes sortes de souf-
frances, pour vivre leur destin.
Même si très souvent la figure du colosse
se représente et peut jouer un rôle central, Ber-
nard. Clavel ne met pas en scène des demi-dieux
J’entends par là que l’invincibilité n’est pas leur
attribut.
C’est parce que les personnages sont des
gens ordinaires qu’avec l’auteur, c’est-à-dire
grâce à sa vigilance soutenue, amicale et patiente,
nous les suivons, observons et notons les gestes
quotidiens, lesquels constituent leur démarche.
Avec eux, nous partageons tâches et préoccupa-
tions de chaque jour. Ils se dévoilent et se révè-
lent dans la praxis, car tout, gestes et paroles, est
chargé de sens. Et c’est pour toutes ces raisons
que leur vie nous touche de si près.
Qu’ils nous ressemblent ou non, ils ne
peuvent nous laisser indifférents, parce qu’ils
sont profondément humains, mélanges de défauts
et qualités. Leur histoire aurait pu être la nôtre.
Rares sont les figures absolument néga-
tives, dans l’œuvre de Bernard Clavel. Elles n’y
jouent que des rôles secondaires. Citons le cas de
Francis d’Anterac, dans La femme de guerre,
tortionnaire d’une cruauté à vous chambouler
l’estomac.
Les personnages agissent toujours dans
une réalité sociale précise. Leur vie s’enracine
dans un contexte historique et géographique le-
quel, s’il influe sur leurs actes, ne les détermine
pas de manière mécanique.
30
Dans Maudits sauvages, Bernard Clavel
devient ethnographe. Sa connaissance de la cul-
ture amérindienne est profonde. L’Occidental se
voit, dans le miroir que lui tend ce « maudit sau-
vage » et l’image qu’il nous renvoie ne nous
flatte pas : cupidité, fausseté, irrespect total des
lois naturelles, avec pour conséquence la rupture
des équilibres écologiques.
Les personnages conservent leur liberté de
choix et d’action, y compris le choix de la mort.
Si leur vie tout entière tend vers un destin, c’est à
travers le triple cheminement, des gestes quoti-
diens, du contexte social, enfin des choix person-
nels conscients.
En d’autres termes, ces vies qui auraient pu
n’être que des existences ordinaires, sans intérêt
romanesque, se transforment en destins passion-
nés, eux-mêmes placés dans le cadre de tragédies
humaines. Les personnages, même s’ils ne de-
viennent pas des héros, connaissent un destin
héroïque, mais sans le savoir, modestement. Ils
ont joué leur rôle, jusqu’au bout, avec honnêteté,
avec chaleur et dévouement, sans reculer face à
l’adversité, même si la conclusion doit leur coû-
ter cher, la perte de leurs illusions, de leurs biens
ou même de la vie.
Les figures centrales présentent souvent
une ambivalence.
Chacun des personnages centraux sert de
théâtre à un conflit, où se jouent son destin et
ceux des protagonistes, sur fond de questionne-
ment moral. Ecartelés entre des voies opposées,
les personnages finissent, généralement, par choi-
sir celle qui va servir l’intérêt général. Ni le fabu-
leux héroïsme, ni l’égoïsme crapuleux ne les
caractérisent.
Le lecteur devine l’approche de désastres,
d’abord à des signes matériels, détectés par des
hommes de métiers. L’intuition féminine nous
avertit, aussi, de l’approche de catastrophes. La
malédiction est aussi une arme redoutable.
Il ne me paraît pas excessif de dire qu’une
véritable dramaturgie sous-tend les romans de
Bernard Clavel. Chacune des parties peut être
considérée comme un acte, chacun des chapitres
comme une scène.
La foule des métiers et le chant du quoti-
dien
Pour qui a beaucoup lu Bernard Clavel, un
thème se dégage aisément et domine l’œuvre :
celui du travail. Si nous voulions répertorier tous
les métiers manuels décrits, la liste en serait fort
longue.
Ces hommes et ces femmes partagent le
goût de l’effort soutenu et du travail bien fait. Le
plus souvent, ils se lèvent à l’aube, « besognent »
jusqu’au crépuscule, n’épargnent pas leur peine,
transpirent beaucoup et terminent «les reins cas-
sés». Il n’est pas exagéré de dire que la sueur, le
cal sur les mains et la grande fatigue sont les
caractères distinctifs des travailleurs clavéliens.
De ce fait, le romancier reste fidèle au réalisme.
Bernard Clavel s’est beaucoup intéressé à
la tradition du compagnonnage. Il est vrai que ces
artisans forment l’élite du peuple, parce qu’ils
excellent lorsqu’il s’agit de savoir-faire,
d’intelligence et d’habileté, du goût de la tâche
bien faite et de la fierté que l’on en tire. Si néces-
saire, ces travailleurs hors pair se rebellent contre
des chefs incompétents, parfois coléreux ou mal-
honnêtes, qui s’accrochent aux prérogatives de la
hiérarchie, comme si cela pouvait suffire à les
rendre utiles.
Chroniqueur du quotidien, Bernard Clavel
suit pas à pas ses personnages, observe et note les
gestes du travailleur, quels outils sont utilisés,
dans quel ordre et de quelle façon s’accomplit la
tâche, éventuellement les hésitations ou les er-
reurs, puis les corrections apportées. L’état du
ciel conditionne souvent la réalisation.
Dans ces petites communautés rurales ou
semi-rurales, la règle vitale est la solidarité.
Celle-ci s’exprime de différentes manières :
d’abord, les gens apprennent les uns des autres.
Chacun apporte à la communauté une ou des
compétences précises. Le partage du travail as-
sure la base de la solidarité. Les métiers sont
autant de maillons de la chaîne.
Les personnages secondaires antipathiques,
souvent brutaux et buveurs, jouisseurs et peu
scrupuleux, se condamnent eux-mêmes à la soli-
tude, en bafouant la solidarité.
31
Le travail n’est pas cause de morosité,
mais bien plutôt source de joies, car il permet à
l’homme et à la femme d’éprouver leur force et
d’exercer leur habileté. Le travail est vécu
comme geste d’amour, don de soi et réalisation
de soi.
Il ne faudrait pas s’imaginer que Bernard
Clavel tombe dans la mièvrerie. Son réalisme est
trop puissant pour qu’il cède à cette forme de
facilité. La sobriété du style sert de garde-fou.
Les personnages échangent de brèves pa-
roles, dans une langue simple, en accord avec
leur milieu.
En fait, plus les nouvelles importent, et
plus les paroles s’espacent. Les silences jouent un
rôle majeur. Ils ne signifient pas que les person-
nages n’ont rien à se dire, au contraire, le poids
du message serait trop fort pour les mots.
Entre les hommes, le rite du tabac, rouler
la cigarette ou bourrer la pipe, occupe alors des
mains habituées à s’activer sans cesse. Les si-
lences occupent une place prépondérante. Le rite
du petit verre s’adjoint à celui du tabac.
Le thème du silence est fortement récurrent
dans Maudits sauvages. L’Indien traditionnel ne
répond pas du tac au tac : il médite ce qui vient
d’être dit, afin d’éviter de parler à tort et à tra-
vers. Exactement le contraire de nos habitudes
actuelles…
Le style : un lexique tonique et les temps
du conteur ; Nature et animisme
Dans l’œuvre de Bernard Clavel, si l’on
exclut bien sûr les inévitables verbes être, avoir
et faire, le verbe le plus fréquent est sans aucun
doute empoigner. Le suivent de près lancer (au
sens de dire, s’exclamer, apostropher) et
s’étreindre, déjà évoqué ; puis, écraser et pétrir.
Empoigner, ou saisir dans sa poigne ; le
verbe nous met en présence de la force physique
du travailleur. L’habitude des longs efforts et
l’habileté acquise transforment les mains en ou-
tils. De plus, empoigner nous suggère une volon-
té en action.
L’écrivain donne également à ce verbe une
acception abstraite. Les sentiments vous empoi-
gnent, c’est-à-dire qu’ils possèdent et manifestent
une si grande force qu’il n’est pas possible de se
refuser à eux.
Ces femmes et ces hommes laborieux, sai-
sis ou submergés par des émotions, ne savent que
faire de leurs mains, lorsque l’inactivité les
oblige au repos. Ces beaux outils musculeux et
calleux changent alors de nature. Ils ne se satis-
font plus de prolonger les bras, mais se muent en
des animaux indociles et fiévreux, qui se pétris-
sent, s’étreignent, comme des lutteurs ou comme
les regards conflictuels.
Bernard Clavel utilise tous les temps, avec
brio. Il ne néglige aucune de leurs nuances,
comme le peintre des couleurs : l’imparfait,
temps étale de la narration ; le passé simple, con-
trepoint nécessaire à l’imparfait, dont les sonori-
tés variées donnent au récit une plus vive colora-
tion, adaptée à la succession d’actes ou d’actions
uniques et rapides ; le présent, pour les situations
les plus marquantes et les moments dramatiques,
le futur, à valeur hypothétique, le personnage
imaginant l’avenir à partir de sa situation pré-
sente ; l’imparfait du subjonctif, car Bernard
Clavel respecte la concordance des temps ; le
passé 2° forme du conditionnel, avec son accent
circonflexe à la charmante désuétude.
Trois de ces temps, moins usités par les
écrivains actuels : passé simple, imparfait du
subjonctif et passé 2° forme du conditionnel,
confèrent aux récits du romancier une patine
personnelle, qui le rattache solidement à la tradi-
tion du conteur lequel, près de l’âtre, bourre sa
pipe.
Bernard Clavel préfère, lorsqu’il veut
énumérer des objets, construire des phrases no-
minatives. Les verbes « être, avoir » ou
l’expression « il y a » n’apporteraient rien de
plus. Plus concise, débarrassée de ces scories, la
phrase nominative place l’objet en pleine lu-
mière. Sa présence s’impose à nous :
« Le pays à la tête des eaux.
Scintillantes ou enfouies sous les mousses,
jasantes ou silencieuses, des sources partout.
Des lacs immenses, secrets, ne montrant
que leur visage de ciel. Des lacs hésitant à déver-
ser vers le sud ou vers le nord. » (L’or de la terre,
ch. 3, P. 179).
32
Dans l’exemple donné, les verbes au parti-
cipe présent mettent les lacs hors du temps. De
toute éternité, ils furent.
Les animaux jouent, dans certains romans,
un rôle si central, qu’ils en deviennent
d’indispensables alliés de l’homme. Citons le
chien de traîneau, Amarok, dont l’intelligence,
l’acuité des sens, la force, la souplesse et la rapi-
dité prolongent et renforcent les qualités de son
maître, le coureur des bois. Amarok et Raoul
Herman forment une si belle équipe, une équipe
si soudée que même la mort ne peut les séparer.
L’animalité n’est pas réservée aux seuls
animaux, mais lorsqu’elle s’étend à d’autres do-
maines, elle revêt un caractère fantastique,
étrange ou même négatif.
« Le fourneau, les pattes en l’air, tel un
gros animal balourd renversé dans un combat et
incapable de se remettre sur pied. » Harricana,
chapitre 7, P. 36
Bernard Clavel sème, à l’intérieur du récit
réaliste, les graines du bizarre. Le regard de
l’auteur modifie l’objet, jusqu’à le faire passer de
l’état domestique et paisible à celui, un tantinet
inquiétant, de bête vindicative.
Parce que l’auteur est l’homme des pays
neigeux, le vent s’appelle très souvent bise ou
nordet. Plus d’une fois, porteur de « nuées », il
« miaule » autour de la maison, fermée comme
une amande pour mieux préserver le réconfort de
la flambée.
« Il (le vent) lui arrivait de pousser un
coup de gueule et de lever quelques vagues, juste
de quoi montrer qu’on est en bateau et qu’un lac
n’est pas forcément un animal domestique. Par-
fois, ce vent du levant se ramassait, grognassait à
la manière d’un chien qui cherche sa queue. Il
tournait en rond sur l’eau toute grésillante, puis,
lassé d’un coup, il filait vers la berge qu’il mor-
dait pour lui arracher des brassées de feuilles
rousses et dorées. » Harricana, ch. 9. P. 42.
Les belles couleurs des feuilles ne servent
pas qu’un but esthétique. Elles nous rappellent
que ces migrants doivent parvenir à destination
avant l’hiver.
Un même élément peut revêtir, selon les
circonstances ou la perception des personnages,
tantôt une coloration négative, tantôt positive.
Restons avec le vent, adversaire des rameurs :
« Le voyage reprit. A présent, c’était un
combat. Les rafales couraient, porteuses d’écume
et de colère. Elles giflaient les visages. Stéphane
riait. Il était comme si ce vent l’eût aimé. Comme
s’il n’eût aimé que lui. Tête baissée, les épaules
effacées, le garçon pénétrait ce corps nerveux
comme un nageur attaque une eau vive. » Harri-
cana, chapitre 9, P. 44
Le combat n’est pas vécu comme une ex-
périence négative. Il ne faut pas confondre adver-
saire avec ennemi. La lutte offre à l’homme
l’occasion d’éprouver sa force et son habileté,
qu’un travail sédentaire laisserait inexploitées.
La reprise d’une partie de la phrase précé-
dente (comme si… eût aimé) est un procédé assez
fréquent. Elle porte l’idée sur un plan supérieur et
lui confère une force accrue. Dans ce cas, l’idée
se condense, grâce à la suppression de mots ac-
cessoires, ici « Il était ». Il n’est pas rare que la
reprise se présente sous la forme d’une subor-
donnée, la phrase principale étant passée sous
silence.
Lorsque l’homme ne maîtrise plus le feu,
d’animal amical qu’il est dans l’âtre, il devient
monstre déterminé à détruire l’œuvre humaine,
comme à la fin d’Harricana :
« Le feu les dominait en effet. Plus rapide
et plus souple que les hommes, il se couchait à
côté d’eux sous les broussailles, cherchant à
contourner chaque lutteur. Il bondissait dans les
branches, pour se laisser tomber comme un
fauve.
(…) Excité par les cris et la vue de ce qu’il
avait réussi du premier coup de gueule, le vent
redoublait de vitesse et de violence. (…) Tous les
horizons semblaient souffler en même temps, dix
vents conjugués bondissant vers le même incen-
die. » Chapitre 38, p. 158.
Autre exemple de violence de la Nature, en
particulier celle du vent :
« … seul le vent continuait de mener le
branle dans la forêt proche et de varloper les
pierres usées du toit. » La femme de guerre, cha-
pitre 16, p. 135
33
Varloper, raboter, terme de menuiserie,
métier que connaissait bien l’auteur. De même,
lorsque la pluie ne cesse plus, elle « pétrit » la
terre, comme le boulanger la pâte.
Bernard Clavel nous donne aussi, par en-
droits, une prose poétique, sans affèteries :
« Ils montèrent entre des hêtres dont les
cimes chantaient, balançant le branchage et
constellant l’écorce luisante des troncs de mil-
liers de papillons de lune ». La femme de guerre,
chapitre 2 page 27
Je n’hésite pas à dire que c’est dans ses
descriptions de la Nature que le romancier nous
livre ses plus beaux morceaux. Sa voix trouve
alors les accents du lyrisme. Il y aurait foule de
passages à citer, dans cette veine. Je choisis le
suivant :
« C’était le milieu de la nuit. Une nuit plus
éclatante qu’une nuit de juillet. La lune à son
plein faisait étinceler la blancheur du plateau.
Une immensité de lumière déferlait jusqu’au
corps noir d’une forêt couchée sur l’horizon où
l’écrasait le scintillement du ciel. Rien
n’indiquait le chemin sur ce moutonnement lent
où rampaient les congères à peine soulignées par
des ombres d’un vert transparent, lumineux lui
aussi, mais glacé. ». La lumière du lac ; chapitre
1, page 11.
Il apparaît clairement, à travers les
exemples donnés, que la Nature ne se réduit pas à
une série de phénomènes physiques et chimiques,
de bout en bout explicables grâce à la seule
science. La personnification des éléments, des
plantes et des animaux, ne relève pas que d’une
convention facile, qui serait uniquement destinée
à embellir le récit.
Dans les passages descriptifs, qu’il s’agisse
ou non de la Nature, les « comme si » et les « pa-
reil à » se multiplient. Métaphores et symboles se
placent au premier plan.
Plus profondément, la personnification de
la Nature révèle la vision proche de l’animisme,
que nous propose Bernard Clavel. D’où
l’empathie de l’écrivain pour les peuples autoch-
tones du Canada, qui ne traitaient pas la Nature
comme une source d’enrichissement puis une
poubelle, mais la considéraient comme la Mère
nourricière, à qui est dû le plus profond respect.
Au moins pour cette raison, Bernard Cla-
vel reste éminemment moderne. Il avait anticipé
les colères de notre planète, les désordres provo-
qués par la folle cupidité de l’Homme. Il nous
propose la sagesse de Mestakoshi, qui ressemble
à la sienne, comme peuvent se ressembler des
sœurs jumelles.
Or, le propre de la sagesse est d’être iné-
puisable ; elle s’appuie sur la solidité du silence.
D’où la modestie de l’artiste, qui connaît les li-
mites des mots.
Lisons et relisons Bernard Clavel. Même
ses silences nous apprendront qui nous sommes,
ou nous proposeront d’autres voies.
Yann LE PUITS :
Secrétaire de l’association Signature
Touraine
Lauréat du Prix Aloysius Bertrand
2011, de la Société des Poètes fran-
çais.
Premier Prix d’honneur de la nou-
velle 2012, association KLIHO, ville
d’Halsou.
Membre du centre d’Etudes supé-
rieures de la Littérature
BIBLIOGRAPHIE
Bernard Clavel, Qui êtes-vous ?
(Chez Pocket, paru en 2000)
Entretiens avec Adeline Rivard
Les colonnes du ciel :
(Chez Pocket, paru en 1997)
La saison des loups
La lumière du lac
La femme de guerre
Marie Bon Pain
Compagnons du Nouveau
Monde
Le Royaume du Nord :
(Paru chez Omnibus, en 2005)
Harricana
L’or de la terre
Miserere
Amarok
L’angélus du soir
Maudits sauvages
34
FAUT VOUS
FAIRE UN
DESSIN ?
35
par TOM
36
Do Brasil
par Yvan Avena
Poèmes brefs
Présentation
Il y a 2 ou 3 ans j´illustrais encore des poèmes.
L´idée m´était venue de traduire des poèmes
brefs de 22 poètes de l Etat de Goiás et de les
présenter, tous, sur un seul tableau qui serait ex-
posé à l Institut Historique et Géographique de
Goiânia. Il y est encore et, avec le temps, ce ta-
bleau unique (une aquarelle) devient historique
car il donne le panorama de la meilleure poésie
de Goiás de cette époque. Je publie maintenant
ces micro-poèmes dans « Florilège » qui, par la
même occasion, sera la première revue française
qui pourra se vanter d´avoir présenté une antho-
logie, presque exhaustive, de cette période poé-
tique à Goiânia. En Argentine on dit « Lo bueno
si breve dos veces bueno » (Ce qui est bon et bref
est deux fois bon), bien que souvent les poètes
latino-américains, peu habitués à publier dans les
revues, écrivent de très longs poèmes qui devien-
nent des livres, pas très épais certes, mais ayant
une introduction, un sujet et une conclusion.
C´est souvent ainsi que la poésie latino-
américaine existe et qu´elle est diffusée jusqu´à
trouver une place sur l étagère d´une bibliothèque
d´un autre poète.
Les poètes
Ada Curado/Aidenor Aires/Augusta Fa-
ro/Elizabeth Caldeira Brito/Brasigóis Fe-
licio/Coelho Vaz/Denise Godoy/Edmar Gui-
marães/Gabriel Nascente/Gilberto Mendonça
Teles / Heloisa Helena Campos Borges/Helvécio
Goulart/Itamar Pires Ribeiro/José Mendonça
Teles/J.J.Leandro/Luiz de Aquino/Malu Ribei-
ro/Maria Helena Chein/Miguel
Jorge/Moacyr Félix/Sergio Pietroluongo/Sônia
Ferreira.
Poèmes brefs :
Ada Curado
Constance
Pendant mes mille
et une année d´existence
seul l amour fut mon maître.
Aidenor Aires
Il y eut un temps
Il y eut un temps
où le mois d´avril ne s´annonçait pas,
il se diluait en oiseaux.
Il y eut certainement un temps
où la nature m´écoutait
avant d´ouvrir et de fermer les saisons.
Augusta Faro
Zen
Le cœur dans l assiette.
Le fruit ouvert
les graines palpitent
je pense à toi.
Elizabeth Caldeira Brito
Vent
Le vent souffle sur les cheveux,
Il efface les pensées de l esprit,
avant d´arriver à la conclusion,
de l énorme solitude ressentie.
37
Brasigóis Felicio
Le Christ dans l´erreur (extrait)
La ville dévorait tout. La tris-
tesse de savoir que, les soli-
taires de la nuit sont vides de
joie, dans l hiver du désespoir
des rencontres ratées. Que le
dernier qui tombe éteigne la
lumière...S´il y a encore un peu
de lumière dans le noir de notre
vie.
Coelho Vaz
Corps nocturne 48
Les raisins
de tes désirs
sont des poèmes :
Liqueurs
de vie.
Denise Godoy
Souffle
Je vois la photo décolorée
dans la boîte égarée.
La mémoire remémore des
images.
Je souffle la poussière du pa-
pier :
L´odeur ancienne se disperse
et cloue des dards dans la
vieille plaie.
Edmar Guimarâes
Jardin fermé
Perles,
les racines
du parfum.
Paille,
les pétales
du parfum.
Gabriel Nascente
La lutte
Quelle lutte ! Quelle folie !
J´amarre la lumière
dans les yeux du poème.
Gilberto Mendoça Teles
Avis
Il y aura un instant
de tendresse générale :
Tous les poètes auront
la main droite paralysée
et les deux mille langues de
l univers
s´amalgameront en une
tour
de silence.
Heloisa Helena Campos
Borges
Tard
Seulement plus tard,
bien plus tard j´ai compris,
mais il était trop tard.
Helvécio Goulard
Avis
Ceci est le lieu
qu´était ici même
quand nous passâmes
un jour.
Malu Ribeiro
Mauvais sort
Un chat noir
dans la grotte rouge
connaît les secrets
d´un rêve bleu.
Maria Helena Chein
Baume
Je saigne
lors de chaque absence.
Néanmoins je ne meurs pas.
Miguel Jorge
Flûte douce
Flûte
Je te souffle doucement.
Je souffle
et je plonge.
Je joue la mélodie de ta bouche
de tes seins
et de tes mains,
pendant que le cœur se répand
sur mon émoi.
Sergio Pétroluongo
Octaves (extrait)
Les papillons sont des fleurs
distraites,
qui un certain jour décidèrent
de voler.
Sônia Ferreira
Fenêtres
Au prof. Gilberto Mendonça
Teles
Je regarde mes fenêtres
à travers tes yeux
je regarde ses yeux
à travers mes fenêtres
je vois mes yeux
à ses fenêtres
je vois ses fenêtres
dans mes yeux.
38
Revues en revue
par HMR
Je vais m'attarder davantage sur quatre des
revues qui me sont parvenues jusqu'à ce jour.
En premier lieu, Pages Insulaires, Bimes-
triel perméable aux idées, numéro 25 daté de
juin 2012. Editée à Dole, tout près de chez nous,
cette revue est dirigée par Jean-Michel Bongi-
raud. Malgré la grande simpli-
cité de présentation - feuillets
A3 pliés et agrafés en leur
milieu - cette revue est dès
l'abord attirante. Elle séduit le
toucher - papier soyeux, doux,
agréable - mais aussi la vue:
mise en page claire de la cou-
verture agrémentée d'une re-
production noir sur blanc d'une
œuvre graphique de Salvatore Gucciardo. Ou-
vrons ensemble le fascicule: trois – beaux -
poèmes nous attendent, suivis d'un entretien avec
celui dont l'œuvre poétique et picturale constitue
la trame et l'unité de ce numéro. Habilement, des
textes critiques de différents auteurs - Maria Te-
resa Furno, Joseph Bodson, Daniel Charneux,
Eric Allard... - alternent avec des poèmes et des
reproductions de toiles de Salvatore Gucciardo,
amenant le lecteur à la découverte croisée d'un
homme et d'une œuvre. Approche éclairante met-
tant en exergue la belle unité d'inspiration qui
anime le poète comme le peintre, dans un désir
de fraternité et de spiritualité : Michel Bénard le
définit comme « peintre visionnaire » tandis que
Maria Teresa Epifiani Furno le qualifie de
« peintre et poète sans frontière ».
L'idée de frontière s'associe à la notion de
libre circulation et à une liberté d'expression plus
ou moins large...Salvatore Gucciardo aborde ces
thématiques avec un très grand sens de la
symbolique « Exil de l'écorché/le couteau et la
plaie. »
En écho à ces deux vers qui traduisent avec
une certaine violence la violence même faite aux
exilés, Hafsa Saifi répond depuis les pages de la revue Escapades, expressions libres et poétiques,
revue annuelle dirigée par Pascal Kin : « La
liberté / a la douceur / d'une femme dépossédée »
Dans cette revue nous trouvons quatre pièces de
ce poète algérien, quatre poèmes qui sont autant
de coups de poing pris en
pleine conscience. Violence
implacable sous des mots de
velours...Ces vers disent la
souffrance des colonisés
« Nous on ne disait rien /
Parce qu'on n'était pas / de
leur race / Parce qu'on nous
donnait des morceaux de
sucre / comme les animaux
blessés du zoo. », l'espérance
malgré tout d'un renouveau
chevillée à la plume « A
l'aube qui revient/Par la profonde faille/Nous
disons notre impatience/D'être enfin
transformés » qui retombe dans la désillusion
amère qui est bien souvent le lot des révolutions ,
désillusion qui vibre de façon bien particulière
dans nos consciences à l'heure où les révolutions
arabes ne semblent pas ouvrir sur la démocratie
attendue par le plus grand nombre « Et quand la
foudre les a surpris / Dans le sommeil / Ils se
sont réveillés en sursaut / Comme des esclaves,
que le maître / surprend dans son périmètre ».
Le contenu de cette revue est d'une grande
richesse et ses concepteurs semblent attentifs à
lui conférer une certaine unité, thématique avant
tout. Les premiers poèmes évoquent le motif du
spectacle, suivis de textes plus graves peignant la
comédie humaine sous tous ses aspects avant de
clore son numéro sur une note plus douce, un
magnifique blason du corps aimé, poème écrit
par Louis Lefèvre « C'était l'arrondi de ton
ventre blanc, Marie-passe-velours », corps aimé,
peut-être porteur d'une autre vie, corps magnifié
et célébré avec beaucoup de justesse, de
tendresse, de pudeur, une grande finesse
d'écriture, évitant la mièvrerie et la description
trop clinique, deux travers inhérents à ce difficile
exercice.
J'éprouve néanmoins quelque réserve sur
l'esthétique de cette revue, couverture peu
attrayante, page de présentation assez confuse,
mais en revanche les textes sont clairement
offerts à la lecture, ce qui constitue un véritable
plaisir.
39
Ouvrons à présent le numéro 99 en date du 15 mai 2012 de La Braise et l'Etincelle, journal
bimestriel indépendant au service de la
francophonie, revue affiliée à
l'Union des poètes francophones
qui donne en théorie la
possibilité de s'exprimer aux
auteurs vivant sur d'autres rives.
Sa devise « Posons sur notre
temps des yeux d'éternité » , ses
outils - variés - pour parvenir à
ce but: arts, lettres, poésie,
échos.
A première vue, je suis
séduite par la diversité des
textes proposés. L'éditorial de
Yves-Fred Boisset nous interroge sur ce qui
survit à notre époque moderne de l'héritage des
Lumières et rend hommage à Slobodan Klojovic,
poète disparu depuis une décennie avant de
donner la parole à Emma Michel qui évoque « les
pays du centre, l'Indre et le Berri », suivent une
réflexion sur les atouts de notre pays et un poème
chantant la « douce France ». Après ces
évocations franco-françaises (francophonie ?)
viennent des chroniques africaines rédigées
par...un Français, la relation du congrès de l'union
des poètes francophones puis quelques critiques
cinématographiques. Plusieurs poèmes et haïkus
alternent avec des dessins. J'avoue être restée sur
ma faim. L'accroche de la couverture promettait
un dépaysement enrichissant au sein de ma
propre langue et de ses diverses mutations,
évolutions: poèmes canadiens aux accents
rocailleux, langage poétique car à la fois figé sur
un autre temps et vivant le présent avec intensité,
velours épicé de textes africains, parole donnée à
ceux qui habitent « l'autre rive »...De tout cela
rien, juste un éloge de la France éternelle, ses
châteaux, son patrimoine architectural ou naturel,
toutes beautés dont je ne nie pas la réalité ou
l'importance, mais la revue n'offre en rien selon
moi l'ouverture promise.
Pour terminer, je rendrai compte,
transversalement, de quelques numéros d'une revue mensuelle, Libelle, Mensuel de
Poésie, de février à mai 2012. Cette
revue gagnerait à subir une
restructuration, une refonte complètes.
La présentation, tout d'abord: des
feuillets de format A4 couleur ivoire,
pliés par le milieu, non agrafés, et un
ou deux encarts de couleur blanche,
qui ne rendent pas la manipulation,
donc la lecture, aisées. Les poèmes, agglutinés
sur les pages, ne laissant aucun « blanc »
permettant une respiration salutaire et ne
bénéficient donc pas d'une grande visibilité. Un
poème, serait-ce le plus bref, est un monde à lui
seul et on ne peut l'apprécier d'un coup d'œil
rapide, d'une lecture transversale, comme on le
ferait d'un article de journal. La poésie requiert
une approche attentive et un temps de repos
permettant de savourer, d'approfondir, l'émotion
suscitée par la lecture. Regard et pensée, pour se
répondre et s'enrichir mutuellement ont besoin
d'un espace de clarté et d'un peu de page blanche
succédant à un poème imprimé, espace de
méditation et de réflexion.
Il est fort dommage que cette revue ne
réponde pas à ces conditions élémentaires qui
sont celles d'une lecture poétique nourricière, car
le contenu en est riche et varié. Sans une lecture
obstinée, j'aurais sans aucun doute manqué un
petit joyau, un court poème de J.C.Paillet
« Ecarter d'un geste / la nuit / D'une parole /
Attiser le jour / Et la source jaillira / plus claire /
en avant de soi ». Si je n'avais pas forcé mon
attention à débusquer la beauté de chaque texte,
j'aurais seulement survolé, dans le numéro de
mai, ce magnifique poème de Jean-Marc
Gougeon, « les Amants du frêne » dont on
déguste avec gourmandise les trouvailles
verbales, les images délicates et justes « Un jour
dans une ombre de frêne / ils s'étaient
désendimanchés / Avaient décorseté leurs peines
/ S'étaient couchés sur leur passé »
Cette revue offre également une place
importante aux auteurs de Haïkus, genre dans
lequel il est si difficile d'exceller, car restituer en
trois vers, la justesse, l'intensité d'une émotion,
d'une atmosphère représente une vraie gageure...
Je citerai deux Haïkus, celui d'Yves Brillon
« Soleil levant / dans la vitre givrée / un amas
d'étoiles » et « Les boutons rouges / éclosent en
feuilles vertes / et ma robe déteint » d'Evelyne
Voldeng.
Pour conclure, donc, une revue qui se veut
à l'écoute de la poésie sous toutes ses formes,
dans tous ses états, mais qui devrait offrir à
chacun des textes publiés une place vraie, leur
permettant ainsi de déployer leurs ailes et de
susciter chez le lecteur la possibilité d'une
découverte pleine et entière.
40
Notes de Lecture
par Claude LUEZIOR
Côté ubac, de Jean-Louis BERNARD
Éditions du Petit Pavé, coll. Le Semainier,
juin 2012
Son univers est celui d’un si-
lence courtisant les mots au seuil
d’incendies intérieurs. Ceux de
bréviaires entrouverts, de prières
froissées et de questionnements
partagés.
Ses lignes s’entrechoquent, se
fiancent dans la fulgurance et
l’effleurement, s’égarent pour
mieux se retrouver en une alchimie
d’haleines partagées. Cela, avec la
simplicité d’une syntaxe presque
ascétique, d’une respiration verticale tenant lieu
de ponctuation. Avec l’apesanteur fertile
d’images en déroute. Avec une introspection sans
emphase que seule trahit la buée d’un murmure.
Nous ne connaissons bien que ce dont nous
sommes dépouillés, disait François Mauriac.
Il est de ces bardes errants dans la sylve des
songes, de ces nomades faisant moutonner ses
pages blanches à l’oasis des mots, il est de ces
poètes majeurs cueillant le gui et le feu.
Perméable au souffle épuisé de la
chouette, à la ponctuation lente des gouttes, aux
arômes de minuit, il nous convie dans les rais
lunaires de son verbe, dissèque murmures et
traces aux lisières de la mémoire, y étire quelque
énigme ou résonnance. Filigranes que l’on avait
déjà perçus dans Entre trace et obscur, l’un de
ses précédents recueils, le vent des origines, ou la
très ancienne blessure demeurent des thèmes
fertiles. Et George Sand de murmurer : le souve-
nir est le parfum de l’âme.
Jean-Louis BERNARD est l’un de ces no-
mades tissant avec brio les trames de l’éphémère.
Orpailleur de météores, il cisèle les échos de la
langue et peint ses poèmes-icônes tel un moine
du Mont Athos. Chaque strophe apporte un calli-
gramme original, chaque page pétrifie une ren-
contre inattendue et quasi-sacrée d’oraisons en
jachère.
Une poésie où s’écaille l’attente à la fois
laïque et sacrée : revive l’éclat noir / de ces noces
païennes (…) nos testaments de sel / s’écrivent à
l’envers. Une poésie d’une incontestable moder-
nité mais tellement pure qu’elle sécrète quelque
chose de classique, où le regard glissant / sur
fond de sable / partage avec la foudre / son tracé
d‘obsidienne.
On ne lit pas ce livre, on le hume, on le
goûte. Il faut le fermer, le rouvrir tel un flacon.
Le fermer encore et s’y noyer.
Jean-Louis BERNARD est de ces passeurs hors
du commun entre inconscience et réalité, trans-
crivant l’au-delà dans le marbre des mots. À la
douane d’une aurore, il est poète, tout simple-
ment.
par Louis DELORME
Paul GAGNAIRE – La nuit, ce long regard
qui fuit déjà vers l’aube –
Editions Thierry SAJAT
La nuit, ce long regard qui
fuit déjà vers l’aube... Un bel
alexandrin pour titre : ce long
regard, cette interminable inter-
rogation qui tente de fuir notre
obscurité pour aller jusqu’à la
lumière. La poésie est émerveil-
lement, certes ! Mais elle est
aussi questionnement sur la vie,
sur ses raisons d’être, sur sa
possible destination finale.
"émerveillement ! " s’élever
peu à peu dans l’éther, / nos
souffrances rivées à la terre / et
nos pleurs et nos joies, nos soleils, / sentiments,
sensations et merveilles, / nous guidant vers le
ciel salvateur..."
On a beau faire, on a beau dire, on a beau
l’écrire, nos souffrances restent souvent rivées à
la terre et le regard n’arrive pas à fuir vers cette
aube tant désirée. Paul Gagnaire nous fait part de
cette souffrance et celle-ci nous émeut : " Je ne
peux t’avouer combien grande est ma peine, / elle
afflue dans mon cœur comme une large vague, /
me noyant dans son creux me laissant dans le
vague, / dans le flou d’une vie décadente et mal-
saine... "
Ces poèmes sont des cris, des appels de dé-
tresse, " d’un cœur qui s’appauvrit et se sait con-
damné". Ce sont des bouteilles à la mer pour faire
cesser la solitude, cette solitude au milieu de la
foule que dénonçait dans ses chansons Leny Es-
cudero :" Comme une perle rare au fond d’un
41
naissain d’huîtres / Je cherche les regards qui
pourraient me sourire.". Le poète s’identifie au
pianiste sur l’océan dont il nous narre la légende :
hélas ! nous avons une âme d’oiseau et un corps
de bête rampante : " Lui qui n’a jamais eu
d’autre amour que la mer, / lui qui n’a jamais vu
que le reflet du ciel, / le voilà délaissé au char-
nier de la terre / dont le feu infini lui consume les
ailes." Le poète est bien cet Albatros, qui hante la
tempête, selon Charles Baudelaire, et que ses
ailes de géant empêchent de marcher.
Après cette première partie très sombre inti-
tulée les Plaies, on aborde les Lumières qui célè-
brent avec amour, le grand-père, le père, la mère,
la femme aimée : "Je ne marche jamais sans
songer à tes yeux, / sans rêver à l’amour qui nous
unit tous deux / et nous change en oiseaux habi-
tant même nid, / Parcourant même ciel, même
espace infini." Mais la vie ne donne que pour
mieux reprendre, et plus elle a donné, plus
l’absence est pesante :"ô toi dont le nom seul
permettait à mes fièvres / de guérir du présent
sur le bout de tes lèvres / Je n’accepterai pas ton
départ à jamais..." Dans cette troisième partie,
les Signes, Paul Gagnaire tente de se faire illu-
sion, c’est du moins l’impression que je ressens :
" Touchons le ciel à l’infini d’un long bâton ...",
de retrouver l’enfance : " Il dort au bord de l’eau,
ses yeux baignés de sable, l’enfant du temps qui
passe...", les bons souvenirs : "Tes cheveux
blonds me souriaient dans le manège...", la beau-
té de la nature : " Pendant que l’eau des pluies se
fige sur ton cœur / et perle sur la robe de tes fins
pétales / tu écoutes le vent qui souffle tes cou-
leurs / rose de volupté, cendrillon végétale."
La dernière partie, les Renaissances, est une
tentative pour retrouver des raisons de vivre, pas
seulement d’exister : " L’espoir m’a traversé /
comme un rai de lumière. // L’espoir m’a trans-
percé / répondant aux prières / qu’isolé je faisais
/ dans ma grande cellule / dont les rideaux lui-
saient / couleur de crépuscule... ". On songe à
Verlaine, à son espoir [qui] luit comme un brin
de paille dans l’étable. Mais la souffrance resur-
git, tenace, balayant l’éclaircie passagère :" Je
suis le révolté, le bel adolescent, / pour qui
l’astre jaunâtre est un fou que je fuis, / lui préfé-
rant les pluies et les torrents des nuits...". " Je
suis le ténébreux, le veuf, l’inconsolé, disait Gé-
rard de Nerval, et mon luth constellé, porte le
soleil noir de la mélancolie. " Paul Gagnaire,
dans cet avant-dernier poème qu’il intitule Vers
la vraie profondeur, nous touche, nous alerte : "
Regardez-moi pleurer, voyez combien je souffre, /
regardez-moi tomber et être au fond du gouffre, /
je voudrais le cacher mais je cherche un dialogue
/ pour éviter de vivre un brutal épilogue, // peut-
être est-ce inconscient, mais j’ai peur du sui-
cide..."
Tout comme Nerval, il a mis fin à des jours
qui n’avaient pour lui plus de raison d’être. Reste
une poésie, très pure, très soignée, pleine
d’invention, qui mérite notre considération et
notre ferveur.
par Marie -Pierre VERJAT
Jean-Pierre PAULHAC - Traces d’étoiles
- Quelques vers posés avec respect sur vos
chansons… Editions Praelego, 8 € - Chez
l’auteur : 3 rue Serin-Moulin BP 845150- 45150
JARGEAU
C’est en feuilletant ces « traces d’étoiles »,
ce « tribute to … » que j’ai re-
découvert l’esprit des chansons
de Cohen et Dylan ; en effet
J.P.Paulhac s’est attaché à trans-
crire ce que lui inspiraient ces
textes connus, ce qu’ ils pou-
vaient avoir en commun avec
son existence personnelle, sans
chercher à traduire ni à copier
mais à nous offrir, en parallèle
avec les deux artistes, ses propres impressions,
exercice très original qui devrait ravir les incon-
ditionnels de ces géants mythiques de la musique.
Ainsi, en première partie, on découvre Dy-
lan façon Paulhac dans : « It’ s all over now
baby blue » transposé en : « A quoi bon t’habiller
de moi, tu ne m’as connu que nu »…ou encore
« I want you », « les traces de tes pas sont des
fragments d’étoiles où s’abreuvent les mots que
je lance » …ou encore « Sister », « mon irréelle
sœur, est-ce une utopie ? »
La deuxième partie nous offre un Cohen
également « paulhaquisé » à travers son superbe
« So long Marianne », «je rêvais d’un long fil de
soie s’enroulant sur tes doigts d’arpèges comme
un signe de foi qui dure malgré le vent volage de
la liberté »… et le non moins superbe : « Su-
zanne », « et là au fond de moi / ta voix nue dans
42
mes mains / ton corps magique de guitare / sur la
nuit affolée de nos mots / notre chanson inache-
vée… ». Et l’incontournable : « Hallelujah »,
« heureusement qu’il y a toi / et ton corps en
offrande / ardent, sensuel et libre / Alleluia ! »
Merci à Jean-Pierre Paulhac d’avoir si bien
su nous faire revivre à travers sa plume et en
fusion totale avec ces poètes des années 70 qu’il
qualifie à juste titre d’éternels, cette époque où le
folk était roi.
par Jean-Michel LEVENARD
Odette AMELOT – Sourires et larmes de
l’école communale – Chez Micheline et Pierre
Amelot –le Grand Breuil -16300 St Palais du Né
- 136 p. -10 €.
Cette mosaïque d’anecdotes is-
sues de la vie d’une classe primaire de
campagne nous ramène à une époque
(les années 30 du siècle dernier) où la
foi et l’idéalisme animaient bien souvent
ces missionnaires laïcs du progrès que
pensaient être – à juste titre – les ensei-
gnants.
Apporter l’émancipation, exercer
l’intelligence, éveiller la sensibilité, Odette Ame-
lot œuvre en permanence avec ces exigences bien
présentes au cœur de son action, mais sachant
qu’elle navigue à contre-courant parfois des tri-
vialités de la vie.
Peu de grands mots, mais en filigrane de
tout ce qu’elle entreprend apparaissent les espé-
rances qui caractérisèrent la période que devait
couronner le Front populaire. Sans conteste, aux
yeux d’Odette Amelot, un avenir se dessine, un
avenir auquel il faut donner à chacun les moyens
de participer, une aventure collective dont elle ne
doute pas un instant qu’elle ne soit une définitive
avancée. A sa mesure, elle aura lutté pour
l’égalité des femmes, l’égalité des chances,
l’appropriation collective de la culture,
l’exigence de justice sociale…
De la musique avant toute chose
par K.J.Djii
Du liquide dans les titres
Certaines musiques ont la cote, d'autres
pas. Par contre, beaucoup ont un titre ; d'avancer
que les titres cotés constituent une valeur sûre de
placement artistique dans les bourses pourrait
alimenter un débat générateur d'autres débats
dans d'autres bourses, mais cela ne saurait en rien
résoudre l'énigme des titres de la musique.
Lorsque certaines personnes affirment que
la musique leur fait voir des images, je suis scep-
tique. Je n'ai jamais rien vu dans la musique, je
n'y ai entendu qu'une suite de sons, plus ou moins
bien arrangés, harmonisés, mis en ordre ou en
désordre au hasard des tribulations boursières
d'artistes à l'égo souvent surdimensionné.
En donnant un titre à un morceau de mu-
sique, le compositeur n'avouerait-il pas son inca-
pacité ou impuissance, puisqu'il s'agit de bourses,
à faire passer et comprendre son message musical
uniquement à l'aide du matériau sonore à sa dis-
position ? Ne serait-ce pas une tentative de diri-
ger l'écoute d'un auditeur perplexe (pour les
hommes, les femmes étant merplexes) vers ce
qu'il désire faire entendre, vers une manière de
contraindre notre perception en la détournant de
toute perception naturelle ?
Cette étude scientifric va donc nous ame-
ner à considérer les titres et leur rapport avec les
éléments du monde dont ils empruntent les mots.
Car, ne serait-il pas plus juste, quitte à donner un
titre, de le faire avec des notes ? Aussi abordons
nous cette étude (scientifisc) tout d'abord par le
rapport que la musique entretient avec l'élément
liquide, à savoir l'eau.
Et là, les exemples ne manquent pas. Plon-
geons donc dans la mer de Bussy ( Claude
Achille, 1862-1918), qui doit se situer quelque
part entre Saint Germain-en-Laye et Paris et dont
le remplissage a été achevé en 1905. Il faut savoir
que cette musique, de l'aveu de l'auteur, a été
composée à partir d'impressions d'enfance et
même si René Peter raconte que « Debussy, pas-
sant un été de 1900 et quelque en un petit trou
pas cher d'une plage bretonne, soumit un matin à
ses compagnons un thème qu'il avait ramassé
dans l'écume d'une vague », on ne sait pas de
quel thème il s'agit, ni si celui-ci a été utilisé pour
l'élaboration de sa partition. D'autant plus que
c'est dans un village de Bourgogne que ce poème
symphonique en trois mouvements a été écrit. Ce
43
qui apparaît comme vraisemblable, c'est que ses
impressions d'enfance aient été aussi chaotiques
et confuses pour donner naissance à une musique
qui ne l'est pas moins, mais combien ferme, gé-
niale et moderne. Même s'il n'y a là rien qui me
fasse voir la mer, ni la sentir.
J'ai essayé de me rendre au bord de cette
mer de Bussy ; pas d'embruns, pas de cet air déli-
cieusement iodé dont manquent tant les peu-
plades montagnardes, pas de pêcheurs, pas de
grève des pêcheurs ou des dockers, non rien
qu'une plage de vinyle sans moyen de regarder
les filles qui marchent sur le sable. Pas de guin-
guette, non plus de poissonnières vociférant leurs
écailles, pas de vieux loups de mer édentés con-
tant leurs chasses à la baleine imaginaire. Non,
rien de tout cela, uniquement de la musique et de
la musique avant toute chose.
Voyons la bête de près ; trois mouvements
donc, De l'aube à midi sur la mer, Jeux de
vagues et Dialogue du vent et de la mer. Le pre-
mier mouvement faisait dire à l'incorrigible Satie
à l'audition de la première « Ah ! Mon vieux ! Il y
a surtout un petit moment entre 10 heures et de-
mie et 11 heures moins le quart que je trouve
épatant ! » Quant au texte de présentation qui
figurait sur le programme de cette même pre-
mière, l’œuvre était décrite comme « une sorte de
palette sonore où l'habileté du pinceau mêle des
tons rares et brillants pour traduire, dans toute
la variété de leur gamme, les jeux d'ombre et de
lumière, tout le clair-obscur des flots changeants
et infinis ». Vaste programme ! Là encore, diffi-
cile d'y voir clair (obscur) et surtout, d'une part,
comment ne pas être stupéfait de la décou-
rageante glose inepte de commentateurs incultes
et d'autre part, de ne pas se rendre compte de la
totale inaptitude des mots à parler de musique
(cet article savant en fournit une preuve de plus)
sans céder à la bimbeloterie référentielle ou au
bric à brac pseudo émotionnel.
C'est finalement Vladimir Janké-
lévitch, dans La musique et l'Ineffable
qui semble le plus juste. «Ce que La
Mer nous décrit, ce n'est pas le jet
d'eau, chef d’œuvre de l’hydraulique,
svelte corolle vaporisée par l'art des
fontainiers, c'est le chaos informe et le
désordre barbare et l'agitation sans
loi. » Plus loin, à propos du Dialogue
du vent et de la Mer, il reste sur le
même registre « Le dialogue qui fait
parler les interlocuteurs les uns après
les autres et alternativement, la polyphonie même
qui les accorde l'un avec l'autre cèdent la place à
la coexistence ou coprésence de tous les bruits, à
la simultanéité universelle, à la grande confusion
primitive ». Enfin, « Debussy ne raconte pas
l'histoire d'une matinée océanique : car cette
demi-journée est aussi statique qu'agitée, aussi
vide d'événements que pleine de tourbillons ».
En retenant les expressions, chaos informe,
désordre barbare, agitation sans loi ou grande
confusion primitive, et en y ajoutant la période de
création de la pièce, l'on se rend vite compte que
l'on a affaire à une musique directement issue de
son époque, parfaitement en résonance avec l'état
de la société qui préparait la première mi-temps
d'une monstrueuse boucherie. La Mer ne fait pas
penser à la mer mais à l'homme et à ses confuses
velléités guerrières dont toute mélodie est élimi-
née.
Et si l'on faisait écouter cette musique à
quelqu'un qui ne la connaîtrait pas en la présen-
tant avec un titre différent comme, Prélude au
Massacre, ou Le Crépuscule des Empires, ou
bien encore Le Bal des Vampires. Cette proposi-
tion est d'ailleurs valable pour toutes les mu-
siques comportant un titre qui nous égare plus
qu'il ne nous aide. Mais peut-être que Debussy
était un marin d'eau douce et salée au long court,
incoercible dans tous ces titres pêchés dans son
œuvre instrumentale : Reflets dans l'eau, Pois-
sons d'or, Jardins sous la pluie, La cathédrale
engloutie, Ondine, Pour remercier la pluie au
matin.
Bon, je sens que les oreilles vous chauf-
fent, allez-y, beaucoup d'excellentes versions
existent et si vous êtes démunis, sur You Tube
l'enregistrement de Ricardo Muti avec le Berliner
Philharmoniker est tout à fait Korrect. Ach !, de
la musique française interprétée par un chef ita-
lien et un orchestre allemand, c'est ça l'Europe
qu'on attend !
44
CINEMA DE QUARTIER
par Bertrand PORCHEROT,
directeur de salle classée Art et Essai
Hors Jeu, de Jafar Panahi
Alors que vient de sortir sur les écrans l’un
des premiers films d’Asghar Farhadi : Les enfants
de Belle Ville (2004), désormais célèbre réalisa-
teur d’Une séparation (2010), je viens vous par-
ler d’un autre réalisateur iranien, Jafar Panahi,
qui réalisait en 2006 le film Hors jeu. Très belle
affiche ci-dessus dessinée par Marjane Satrapi, auteur du roman graphique Persépolis.
Depuis maintenant une bonne dizaine
d'années, Jafar Panahi s'est fait connaître en – et
surtout hors – d'Iran par son militantisme en fa-
veur des femmes et contre les injustices de la
république coranique. Dans Hors jeu, il est en-
core question de la condition de la femme en Iran
et à travers elle, des crispations politiques, mo-
rales et religieuses. Cette fois, c'est autour du
football, un sport populaire exclusivement mas-
culin, qu'il renouvelle sa symbolique. Le régime
a également interdit la sortie en salle de Hors jeu
qui dénonce la place réservée aux femmes dans
son pays. En effet, ce documentaire fiction, de-
venu culte, traite de la fronde des Iraniennes, fans
de football, assistant clandestinement aux matchs,
en contournant l'interdiction faite aux femmes,
depuis la révolution islamique de 1979, de péné-
trer dans les stades lors des matchs opposant des
équipes masculines. Cependant, ce film a connu
le succès en Iran grâce aux copies DVD diffusées dans tout le pays.
Alors que les œuvres de Panahi
sont systématiquement primées dans
les grands festivals internationaux
[Cinquième long métrage de Jafar
Panahi, Hors jeu a remporté le Grand
Prix du Jury, (présidé par Charlotte
Rampling), au Festival de Berlin en
2006. Le réalisateur iranien est un
grand habitué des festivals internatio-
naux, dont il repart rarement bre-
douille : Caméra d'Or à Cannes en 1995 pour Le
Ballon blanc, Léopard d'Or en 1997 au Festival
de Locarno pour Le Miroir, il a remporté le Lion
d'or à Venise en 2000 pour Le cercle. Son précé-
dent long métrage, Sang et or, avait été présenté
sur la Croisette, dans le cadre de la section Un
Certain Regard], elles sont aujourd'hui interdites
dans son propre pays (même si elles sont distri-
buées sous forme de DVD vendus en secret au
marché noir). Tournant ses films en secret, il a
inventé la technique de la double équipe de tour-
nage. La première est un leurre qui prend en cas
de danger la place de la deuxième, la vraie, qui tourne clandestinement.
Synospis : Qui est cet
étrange garçon assis tranquillement
dans le coin d'un bus rempli de
supporters déchaînés en route pour
un match de foot ? En réalité, ce
garçon effacé est une fille déguisée.
En Iran, les femmes aussi aiment le
foot mais elles ne sont pas autori-
sées à entrer dans les stades. Avant
que le match ne commence, elle est
arrêtée et confiée à la brigade des
mœurs. Pourtant, cette jeune fille
refuse d'abandonner. Elle use de toutes les tech-
niques possibles pour voir le match malgré tout.
Elle n'est d'ailleurs pas toute seule : d'autres pe-
tites sœurs l'ont rejointe sur le banc de touche,
toutes accoutrées de vêtements masculins, qui
masquent plus ou moins leur féminité. Pour ce
délit, elles risquent la Brigade des Mœurs et le bannissement de leur famille.
Le foot est un prétexte transposable dans
plein d'autres domaines. Et surtout, le cinéaste le
traite avec beaucoup de subtilité. Au fond,
femmes et hommes sont piégés dans les rouages
d'un système qui les contraint à ses règles mar-
45
tiales. La situation est totalement absurde. Hors
jeu est filmé complètement hors champs. Du
match, que l'on suit intensément, à travers les
commentaires des gardiens et la clameur de la
foule, on n'apercevra pas le moindre tir au but.
Jafar Panahi réussit l'exploit de nous faire vivre la
rencontre en off, sans aucune image, et pourtant comme si on y était, avec un suspense haletant.
Jafar Panahi s'appuie sur un fait anecdo-
tique pour développer un discours sans la
moindre ambiguïté : à travers le symbole du bal-
lon rond, c'est tout un tabou qui est levé en éten-
dard. Pourquoi une femme ne pourrait-elle pas
assister à un match de foot ? Même s'il y a,
certes, des causes plus fondamentales à défendre
pour l'émancipation des femmes en Iran, Hors jeu
prend part à un combat acharné et inégal, qui ne fait hélas que commencer.
Le cinéaste revient sur la genèse du projet :
« Il y a huit ans (1997), l'équipe nationale ira-
nienne battait l'Australie et se qualifiait pour la
coupe du monde. Les joueurs reçurent un accueil
triomphal de la part de la population. En Iran,
l'entrée dans un stade de foot est interdite aux
femmes. Mais cette fois-ci, près de cinq mille
femmes passèrent au-dessus de la loi et entrèrent
dans le stade pour célébrer la victoire des
joueurs. Cet évènement suscita de nombreux
débats. Je me rappelle avoir lu à cette époque
l'article d'un journaliste sportif qui expliquait
que dans la Grèce ancienne les femmes étaient
confrontées au même problème. Pour pouvoir
supporter leurs fils qui étaient de vrais héros
sportifs, elles se déguisaient en garçon. Il y a
quatre ans, j'étais dans les gradins du stade où
s'entraîne notre équipe nationale et à ma grande
surprise, je reconnus ma fille, cheveux courts et
chemise large, qui se faufilait parmi les hommes.
L'idée du film est née ce jour-là. Quand j'ai réali-
sé que l'Iran était à nouveau sur le point de se
qualifier pour la coupe du monde, j'ai décidé que c'était le moment de le faire. »
Hors jeu a été tourné le 8 juin 2005 pen-
dant que se jouait Iran-Bahrein, match de qualifi-
cation pour la Coupe du monde. Dans la première
séquence, le spectateur s'invite dans le car des
supporters qui partent assister à la rencontre, et le
film s'achève avec leurs réactions à la fin du
match. Le film est construit sur le modèle d'un
documentaire. L'endroit, l'événement et les per-
sonnages sont réels. Au terme de la rencontre,
c'est l'Iran qui l'a emporté 1 but à 0 face au Ba-
hrein. A la suite des matchs de qualification,
l'Iran a pu participer à la Coupe du Monde 2006
en Allemagne. Le pays, qui faisait partie du
groupe D, avec le Mexique, l'Angola et le Portu-gal, n'est pas allé au-delà du 1er tour.
Une large partie de Hors jeu est consacrée
au face-à-face entre les jeunes filles et les soldats
qui leur interdisent de pénétrer dans le stade.
Mais cette confrontation se transforme en une
conversation entre jeunes du même âge. Le ci-
néaste explique lors de la conférence de presse au
Festival de Berlin : « En Iran, le service militaire
est obligatoire, les soldats ne sont pas des fonc-
tionnaires mais des appelés. Ces hommes sont
issus de familles ordinaires. Ils peuvent donc
facilement comprendre les désirs et les envies de
leur génération. Ces soldats sont là pour imposer
des interdictions, et ils ne se sentent pas toujours
très à l'aise avec ce qu'ils font. De l'autre côté,
vous avez les plus âgés, avec des points de vue
beaucoup plus traditionnels. Les traditionalistes
représentent 10% de la population mais ils ont le
pouvoir. Evidemment, il y a un choc entre ces
deux générations. » Les différents personnages
sont également liés par leur passion du football :
« Au début tous ces gens sont des étrangers les
uns pour les autres. Et plus la victoire approche,
plus ils sont soudés, formant presque une famille. Il n'y a que le football qui rend cela possible ».
Jafar Panahi revient sur les obstacles ren-
contrés au cours du tournage : « En Iran, il n'est
pas très difficile d'obtenir une autorisation pour
filmer un match de football, mais si vous filmez
des filles dans un stade, ce n'est pas la même
chose. Et puis nous savions que ma réputation en
tant que réalisateur serait un problème. Nous
avons essayé d'être très discrets, et évité tout
contact avec la presse. Cependant, cinq jours
avant la fin du tournage, un journal publia un
article mentionnant que je tournais un nouveau
film. Les militaires reçurent immédiatement
l'ordre d'interrompre le tournage et de saisir mes
rushes afin qu'ils soient vérifiés. J'ai évidemment
refusé et dit à l'officier chargé du cinéma en Iran
que je ne voulais pas voir un seul soldat sur les
lieux de tournage. Heureusement, il ne restait
que quelques scènes à tourner, dans un minibus.
Nous avons quitté la zone sous contrôle militaire et terminé le film à six kilomètres de Téhéran. »
Depuis la révolution islamique en 1979, les
femmes sont interdites d'entrée au stade en Iran.
En avril 2006, le président Ahmadinejad a sou-
46
haité revenir sur cette décision, ce qui a provoqué
la foudre des ayatollahs locaux, horrifiés par cette
possible mixité. Le président a donc abandonné
son idée de décret. Quant au film lui-même, il
était toujours interdit en Iran au moment de sa sortie en France.
En juin 2009, Jafar Panahi participe dans la
rue à de nombreuses manifestations suite à la
victoire controversée d'Ahmadinejad. Fin juillet,
il est arrêté quelques jours pour avoir assisté à
une cérémonie organisée à la mémoire de la
jeune manifestante tuée, Neda Agha Soltan. En
février 2010, le pouvoir islamique lui interdit de
se rendre au festival de Berlin alors qu'il était
l'invité d'honneur. Arrêté le 1er mars 2010 avec
sa femme, sa fille et 15 autres personnes, il est
retenu dans la prison d'Evin par les autorités ira-
niennes pendant le Festival de Cannes 2010 alors
qu'il était invité à faire partie du jury officiel. Le
18 mai 2010, lors du Festival, une journaliste
iranienne révèle que le cinéaste a entamé une
grève de la faim pour protester contre les mau-
vais traitements qu'il subit en prison. Il est libéré
sous caution le 25 mai 2010. En décembre 2010,
il est condamné à six ans de prison et il lui est
interdit de réaliser des films ou de quitter le pays
pendant vingt ans. « Jafar Panahi a été condam-
né à six ans de prison pour participation à des
rassemblements et pour propagande contre le
régime », dénonce son avocate Farideh Gheirat,
selon des propos rapportés par l'agence de presse
Isna. Malgré cette interdiction de travailler, Jafar
Panahi coréalise avec Mojtaba Mirtahmasb Ceci
n'est pas un film qui décrit sa situation. Tourné en
numérique, parfois, à l'aide de son I-phone, Jafar
Panahi décrit la situation d'un cinéaste qui n'a pas
le droit de faire du cinéma. Ce film, stocké sur
une clé USB, cachée dans un gâteau, arrive au
festival de Cannes 2011 et est présenté hors com-
pétition. Depuis, il fait le tour des festivals de cinéma internationaux.
Les 5 matchs qui ont fait le football iranien :
http://www.cahiersdufootball.net/article.php?id=4578
Drame - 2005- Iran- durée: 1h28 (+32' de Bonus) -
Sortie à la Vente en DVD le 13 Juin 2007 - Editions
MK2
Prix de vente indicatif : 19,99 € (Amazon)
L’Agenda des Poètes de l’amitié 2012-2013
2012
Décembre VENDREDI 14 : spectacle Dimey à Chenôve, à la
salle des Fêtes
SAMEDI 15 : réunion Conseil d’administration
JEUDI 20 : cénacle à la Maison des Associations
LUNDI 31 : date limite pour participation au con-
cours de la nouvelle N° 40
2013
Janvier MARDI 15 : lecture à l’école Maurice Cortot de
Chalon sur Saône
JEUDI 24 : café Alzheimer à St Marcel (71) SAMEDI 26 : réunion Conseil d’administration
MARDI 29 : lecture à l’école Maurice Cortot de
Chalon sur Saône
Février SAMEDI 9 : réunion Conseil d’administration
MARDI 12 : lecture à l’école Maurice Cortot de
Chalon sur Saône
Mars VENDREDI 8 : lecture au lycée Boivin de Chevi-
gny-St-sauveur (21)
JEUDI 14 : lecture au lycée Stephen Liegeard à
Brochon (21)
SAMEDI 16 : conseil d’administration
JEUDI 21 : café Alzheimer à St Marcel (71) SAMEDI 23 : remise du Prix d’Edition de la Ville
de Dijon (prévisionnel)
Avril SAMEDI 6 : spectacle Dimey à Chalon/Saône, au
Studio70
SAMEDI 13 : conseil d’administration
Mai
JEUDI 16 : café Alzheimer à St Marcel (71) VENDREDI 17 : lecture à la Maison de retraite de
Chatillon /Seine (21)
VENDREDI 24 : lecture à l’EPHAD à St Marcel
(71) SAMEDI 25 : conseil d’administration
VENDREDI 31 : date limite pour participation au
concours de la nouvelle N° 41
Juin SAMEDI 8 : festival de lectures publiques (Dijon)
JEUDI 20 : lecture à l’EPHAD à St Marcel (71) SAMEDI 22 : conseil d’administration
SAMEDI 29 : lecture au Jardin des Poètes ( Dijon)
47
La page des adhérents
Jean-Luc Le FOULER lance une sous-
cription pour la publication d’un recueil accom-
pagné de la préface de Christian Amstatt, Sous le
regard des étoiles, auquel la Société des Poètes
français a décerné un prix honorifique, en 2011.
2 extraits de cette publication (le prix est
fixé à 15 Euros, pour 53 pages).
Souscrire à : [email protected]
Aquarelles
Lézard minéral
La pierre qui, au soleil de juillet se
chauffe, participe de la nature du lézard -
quoique d’une variété bien particulière : para-
doxal reptile, pour vocation elle se donna
l’immobilité.
Pour autant, même si la sueur ne nous ap-
paraît, la pierre transpire de reconnaissance.
Jusqu’au plus profond de ses atomes, elle
éprouve les bienfaits de l’été.
Ephémère fille…
Fragile passagère de la tiédeur, cette
fleur au crépuscule sur elle-même assemble les
plis de son châle. Chacun des pétales compte
La nuit peut déployer ses fastes de lumi-
neuse obscurité.
De toute éternité, malgré sa brièveté, la
dormeuse sait que l’aube lui soufflera :
« L’heure est venue, d’accueillir
l’abeille ou le papillon. »
André PRONE nous annonce la parution
de son dernier ouvrage, écrit en compagnie de
Maurice Richaud, aux Editions l’Harmattan.
« Pour sortir du capitalisme – Eco-partage
ou communisme» prolonge une réflexion
qu’André Prone a menée tout au long de son
existence, et dont les manifestations transparais-
sent au travers de ses engagements. Longtemps
membre du Parti communiste, responsable natio-
nal au sein de la Cgt au titre des personnels des
Universités, sa formation de géologue
détermine chez lui une attention particu-
lière aux problèmes environnementaux.
Ce livre tente un rapprochement
entre une pensée économique qui ne re-
nie en rien les apports marxistes et les
exigences nouvelles qui s’imposent aux
présentes générations.
On peut se procurer l’ouvrage au-
près de l’auteur (252 p. - 21,95 €, préface
d’Yvon Quiniou), 156 le St Victor, av. des La-
vandières – 83110 Sanary/Mer.
Les Poètes de l’Amitié vous proposent :
- Ne tue pas la mésange bleue, de Nicole Piquet-
Legall, Prix 2012 Yolaine et Stephen Blanchard.
Traditionnellement, ce prix est remis lors de
l’assemblée générale de l’Association. A com-
mander auprès de Stephen Blanchard, 19 allée du
Mâconnais – 21000 Dijon ( 56 p. ; 10 €).
- Le Tambour des lunes, d’Odile Vecciani, Prix
2012 de la Ville de Beaune. Ce prix, organisé par
la délégation beaunoise des Poètes de l’amitié
bénéficie d’une préface d’Alain Suguenot, maire
de Beaune. Il a été remis durant les Rencontres
Poétiques de Bourgogne, le 26 octobre 2012. A
commander auprès de Bruno Cortot, 31 rue du
faubourg St Martin, 21200 Beaune (64 p. ; 10 €)
48
Dans le cadre de Semaine de la langue française et de
la Francophonie – 16 au 24 mars 2013-, la revue FLO-
RILEGE vous propose de jouer avec les dix mots propo-
sés pour cette édition.
ATELIER – BOUQUET – CACHET – COUP DE
FOUDRE – EQUIPE – PROTEGER – SAVOIR-
FAIRE – UNIQUE – VIS-A-VIS – VOILA
Adresser à la revue, avant le 10 février, soit par voie pos-
tale ( J-M. Lévenard – 25 rue Rimbaud – 21000 Dijon), soit
par voie informatique ( [email protected])
un texte comportant ces 10 mots sur l’un des thèmes :
« Une histoire à dormir debout » ou « On a fêté Noël »
sous la forme d’une courte prose de 10 lignes, ou d’une
courte pièce de 10 vers.
La revue FLORILEGE publiera les 20 propositions que le Comité de lecture estimera les plus amu-
santes, les plus inattendues. Chaque participant non abonné publié recevra un exemplaire de la re-
vue. A cette fin, joignez à votre envoi vos coordonnées postales.
Voilà donc la gageure. A vos ateliers d’écriture, et offrez-nous le bouquet décimal de votre
savoir-faire. Que le cachet d’un style unique déclenche le coup de foudre de l’équipe de
Florilège !
Et, pour vous protéger, si vous craignez l’exposition de votre nom vis-à-vis d’autres partici-
pants, usez d’un pseudonyme !
FLORILEGE – DECEMBRE 2012 – Prix : 8 €