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Archives de sciences sociales des religions
175 | juillet-septembre 2016Figures de l'entrepreneur religieux - Vatican II : unconcile pour le monde ?
Édition impriméeDate de publication : 1 octobre 2016ISBN : 978-2-7132-2518-5ISSN : 0335-5985
Référence électroniqueArchives de sciences sociales des religions, 175 | juillet-septembre 2016, « Figures de l'entrepreneurreligieux - Vatican II : un concile pour le monde ? » [En ligne], mis en ligne le 01 octobre 2018, consultéle 23 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/assr/27885 ; DOI : https://doi.org/10.4000/assr.27885
Ce document a été généré automatiquement le 23 septembre 2020.
Figures de l’entrepreneur religieuxDossier coordonné par Nathalie Luca et Rémy Madinier
IntroductionLes entreprises face au religieuxNathalie Luca et Rémy Madinier
Jésuites ou jansénistes ?Affiliations marchandes au XVIIIe siècleNicolas Lyon-Caen
L’éthique pentecôtiste et le Saint-Esprit du capitalismeVocations d’entrepreneurs de Dieu en Suède contemporaineÉmir Mahieddin
Crafting Ethiopia’s Glorious DestinyPentecostalism and Economic Transformation under a Developmental StateEmanuele Fantini
Pentecôtismes et esprit d’entreprise en HaïtiNathalie Luca
Du phalanstère au marché de niche : genèse et évolution de l’immobilier islamiqueindonésienRémy Madinier
Le marketing relationnel de multiniveaux islamique en IndonésieGwenaël Njoto-Feillard
La finance islamique en France : que valent ces paroles ?Marie-Liesse de Luxembourg
Le Vénérable Jigwang, fondateur du Centre de Méditation NŭnginBernard Senécal
Religion and Entrepreneurship: a match made in heaven?Paul Seabright
Vatican II : un concile pour le monde ?Dossier coordonné par Frédéric Gugelot et Étienne Fouilloux
Vatican II, un concile pour le monde ?Étienne Fouilloux et Frédéric Gugelot
Réseaux et débats théologiques dans le catholicisme des années 1960, au prisme du groupedes experts au concile Vatican IIFrançois Weiser
Écrire le concile pour le penser et le vivreL’écriture diariste d’Yves Congar face à l’événement du concile Vatican IIDavid Douyère
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Inviter des observateurs juifs au concile ?Les réflexions du Secrétariat pour l’Unité sur le statut des interlocuteurs juifs (1960-1962)Claire Maligot
Généalogie d’un « silence » conciliaireLe débat sur les femmes dans l’élaboration du décret sur l’apostolat des laïcsAgnès Desmazières
La première réception du concile Vatican II par les catholiques traditionalistes (1965-1969)Philippe Roy-Lysencourt
Le concile en Amérique latine : le rôle du CELAM dans l’aggiornamento continentalSilvia Scatena
Le Vatican II des catholiques égyptiens Au temps de Nasser, l’espoir d’un monde meilleurCatherine Mayeur-Jaouen
Indonésie : Vatican II au prisme du politiqueRémy Madinier
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Figures de l’entrepreneur religieuxDossier coordonné par Nathalie Luca et Rémy Madinier
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IntroductionLes entreprises face au religieux
Nathalie Luca et Rémy Madinier
1 Depuis plusieurs années déjà, divers événements largement médiatisés ont permis de
constater que la religion n’avait pas déserté le monde des entreprises. Elle y fait même
un retour inattendu, fortement débattu et objet de nombreux articles de presse et de
publications scientifiques (Chessel, Pelletier, 2015). L’institut Randstad s’est associé à
l’Observatoire du fait religieux en entreprise (OFRE) pour enquêter sur la progression
de la place du religieux en ces lieux là. Ensemble, ils ont publié en septembre 2016 leur
quatrième enquête sur la question qui confirme très largement la progression de cette
présence et des demandes qu’elle suscite1. La pluralité religieuse favorisée par nos
sociétés modernes se répercute sur le monde du travail et oblige les entrepreneurs à
s’interroger sur sa gestion. En Europe, la question essentielle est en réalité celle de
l’encadrement des revendications musulmanes, dont certains chefs d’entreprises
redoutent une visibilité (port du voile) et des exigences (jours de congés adaptés au
calendrier religieux, voire mise à disposition d’une salle de prière) jugées trop
affirmées. Cette facette du lien entre monde entrepreneurial et religion est désormais
bien documentée.
2 Un autre aspect des usages de la religion dans la culture entrepreneuriale concerne le
commerce de produits liés à des pratiques religieuses, en dehors ou au sein même des
communautés. Si certaines entreprises redoutent l’avènement de conflits (en réalité
très marginaux) associés à la présence de musulmans pratiquants en leur sein, d’autres
au contraire surfent sur des attentes émanant de ces mêmes populations musulmanes :
l’économie du halal a le vent en poupe. Les initiatives en ce domaine se multiplient,
bien au delà des seuls produits alimentaires : même les loisirs et le tourisme font l’objet
d’une estampille « halal » et aucun centre commercial ne voudrait passer à côté de ce
marché florissant (voir, entre autres, les travaux de Florence Bergeaud-Blackler ou de
Katia Boissevain sur le sujet). Le développement d’une filière religieuse au sein de
l’industrie du tourisme est loin de ne concerner que les terres de l’islam. Elle
représente une façon de concevoir le voyage aujourd’hui en plein essor. Il faut encore
noter, dans un registre parallèle, le succès des livres traitant du « développement
personnel » ou du bonheur, prétendument issus de la tradition bouddhiste tibétaine,
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qui se concrétisent par tout un ensemble de formations offertes par les entreprises à
leurs salariés dans l’espoir d’améliorer simultanément leur bien-être et leur efficacité.
Réenchanter le monde par l’action entrepreneuriale
3 Dans un contexte où des économistes de renom comme Joseph Stiglitz (2002) accusent
l’activité économique de participer à la création d’un monde d’une extrême précarité,
menacé par les crises financières et sans pitié pour les destins individuels, un nouveau
type de management entrepreneurial apparaît, qui se présente comme plus
respectueux des salariés et préoccupé par l’avenir de la planète. Ce management
présente parfois une dimension religieuse. C’est le cas d’entrepreneurs et dirigeants
chrétiens qui, sans manifester pour autant leurs croyances religieuses à l’égard de leurs
personnels, essayent autant que possible et non sans tensions, de faire coïncider leur
éthique religieuse avec leurs modalités de management (Brémond d’Ars, 2013). Lors
d’une journée d’étude déjà intitulée « Les figures de l’entrepreneuriat religieux »,
conjointement organisée le 14 juin 2013 par Pierre-Charles Pradier, Nicolas de Brémond
d’Ars et les deux coordinateurs du présent numéro, nous avions ainsi interviewé une
coach catholique, Marie-Christine Bernard, qui proposait un coaching spirituel aux chefs
d’entreprises. Elle expliquait :
Cette proposition de coaching a d’abord été la mise en forme d’une attente que j’aiperçue du côté des personnes en position de dirigeant qui ressentent uneinsatisfaction quant à ce qu’induit et ce à quoi conduit l’allure prise par la vieéconomique dans laquelle ils sont engagés et pour laquelle ils peinent. Pourbeaucoup de dirigeants, l’insatisfaction ressentie vient d’un sentimentd’écartèlement entre deux sphères perçues comme incompatibles, voireantagonistes : d’une part, celle des valeurs humaines propres à l’héritagehumaniste, incluant éventuellement une préoccupation d’ordre spirituel ; d’autrepart, celle d’un monde économique organisé selon de strictes règles comptables etgestionnaires ordonnées à – et par – l’exigence de profit matériel. Or, le métier dedirigeant implique le rôle de décideur. À travers une multitude de décisionsquotidiennes qui vont de la définition de la stratégie de l’entreprise au choix dumode de management, en passant par l’établissement des prix, des grillesd’évaluation du personnel, des critères de recrutement, etc., le dirigeant estconfronté en permanence à sa propre échelle de valeurs, possiblement encontradiction avec celle de référence dans sa corporation (la doxa libérale àtendance capitaliste du monde économique) pour l’exercice de son métier. C’estpourquoi, le « coaching spirituel et managérial », tel que je l’ai conçu, s’adresse enpriorité aux chefs d’entreprise (et assimilés, comme les cadres dirigeants degrandes entreprises). Son objectif est de les aider à trouver une unification plussatisfaisante entre ce à quoi ils aspirent en tant que personne, au nom de l’idéalplus ou moins explicité qu’ils portent, et l’exercice de leur métier, de leur statut etde leur fonction de patron (mode de management, stratégie d’entreprise, ajustementde leur propre parcours existentiel). Ce coaching permet d’aborder ouvertement etd’intégrer à l’accompagnement la référence éventuelle à la sphère religieuse,lorsqu’elle se trouve de fait impliquée dans cet idéal, de façon centrale ou annexe,mais signifiante dans le questionnement du chef d’entreprise.
4 Certains entrepreneurs vont plus loin encore et font explicitement référence à leurs
croyances dans la gestion même de leur entreprise, au risque de susciter des
oppositions (Luca, 2012). À mesurer ainsi le moment où le lien des entreprises au
religieux devient problématique en Occident, on se rend compte que la peur d’être
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dépassé par le facteur religieux – dont on pensait s’être émancipé – constitue le point
de réaction soit au sein même de l’entreprise, soit au niveau politique.
5 Pourtant, l’appui sur un socle de croyances partagées fait partie des ressorts du
développement d’une entreprise (et de la société dans son ensemble), comme le
démontre fort bien Paul Seabright en conclusion de ce numéro. Croire et faire croire ne
sont pas le propre du religieux dans lequel on a le tort de vouloir enfermer ces notions.
La crise économique et sociale actuelle et, avec elle, le déficit de confiance dont les
medias se font régulièrement l’écho, viennent rappeler aux entrepreneurs qu’ils ne
peuvent pas laisser de côté le niveau de croyance qu’ont leurs salariés en leur
entreprise. La sécularisation des institutions les a souvent conduits à préférer la notion
de confiance, davantage tournée vers une vision positive de l’avenir, à celle de croyance
parfois perçue comme négative et passéiste. Cette vision peut prendre la forme d’un
projet utopique de transformation et de réenchantement du monde, projet que les
institutions religieuses, puis politiques, ne parviennent plus à rendre crédible ni par la
théologie ni par l’idéologie et vers lequel voudrait tendre l’entreprise par l’action.
6 Lors de la journée d’étude précédemment citée, une autre coach, Catherine
Redelsperger, expliquait ainsi se trouver de plus en plus régulièrement confrontée à
des démarches d’ordre spirituel de la part des chefs d’entreprises qui recouraient à ses
services. Dans l’interview qu’elle a donnée au cours de cette journée, elle constatait :
Le divorce entre l’entreprise et ses salariés touche aussi les cadres dirigeants.Certains disent clairement : je suis dans le système, j’y participe mais je ne suis pasd’accord. J’accompagne depuis vingt ans des cadres dirigeants qui sortentréellement du système et changent de vie en créant des très petites entreprises ouen reprenant des entreprises dans des activités dont ils sont fiers. Certainsdirecteurs marketing par exemple ne supportent plus d’être ceux qui conduisent lesconsommateurs à être encore plus consommateurs de produits qui n’ont aucunevaleur essentielle. Certains d’entre eux changent de cap. [...] Deux de mes clients(dans les deux cas des propriétaires d’entreprises) sans être pratiquants d’unereligion, se sont forgés des croyances qui traversent les continents, les mythes, lespratiques de méditation. Il ne s’agit donc pas de religion mais de croyances seconstruisant par tâtonnements. Ces deux propriétaires d’entreprises travaillentavec des consultants qui ont une ouverture spirituelle. Il existe dans les deux casune forme de prosélytisme ou a minima de désir d’ouvrir les autres (collaborateurs,clients, partenaires, etc.) à une autre manière de vivre et voir le monde. Ce qui n’estpas sans susciter certaines contestations en interne. [...] Je peux ainsi vous décrirepar petites touches ce que je qualifie de « paradis syncrétique » en prenant enexemple l’une de ces deux entreprises. Je le trouve déjà dans les éléments delangage. Le slogan de la marque est « All you need with love ». Par « with love », ilsentendent : « c’est notre manière d’exercer notre métier, en plaçant la sincérité aucœur de nos échanges » ; car, expliquent-ils : « notre raison d’être, c’estentreprendre pour un monde meilleur ». On peut lire cela sur leur site, leur cominterne. Ils pensent que « l’entreprise peut contribuer à faire progresser notresociété en remettant l’homme et l’environnement au centre de nos priorités. Ennous fixant des buts élevés de la responsabilité et de l’amour, nous voulonsintroduire l’éthique dans notre façon de vivre l’entreprise. » L’espace est égalementporteur de ce « paradis syncrétique ». Le siège inauguré il y a un an a été construitsuivant une logique Feng Shui et le choix de l’implantation des bâtiments a été faitavec un sourcier. Les bâtiments sont à la pointe de la construction bio-thermique. Ily a un jardin potager garantissant une certaine autonomie au restaurantd’entreprise en lui fournissant des végétaux bio. Le restaurant d’entreprise estdirigé par un chef étoilé. Il y a au sein de l’entreprise un centre sportif, un centreculturel, une université dédiée au développement personnel. Sur la terrasse la plus
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haute d’un des bâtiments se trouve une yourte de méditation. Enfin, dans certainsopen space, des cabanes servent de salle de réunion, de repos (hamac, canapé, etc.).Dernière touche : le développement personnel. L’entreprise offre à ses salariés desateliers de beauté intérieure, des cours individuels de méditation, des séances demassage, du squash adapté en cours de développement personnel, du self care par lalecture.
7 Sans aller jusqu’à une telle proposition de ré-enchantement du monde, néanmoins
présente chez bien des jeunes entrepreneurs de Start Up qui voient dans leurs actions
entrepreneuriales l’ultime voie de transformation du monde, l’ensemble des moyens
mis en place par les entreprises pour renforcer la motivation de leurs personnels,
depuis que le management ne repose plus sur la simple autorité du chef, fait appel à des
méthodes de persuasion qui ne sont pas sans rappeler les méthodes de présentification
du divin, même lorsqu’elles ne comportent plus la moindre référence religieuse
(Boltanski, Chiapello, 1999 ; Piette, 2003). Comme le souligne Frédéric Lordon, il s’agit
alors, pour le chef d’entreprise, de faire en sorte que ses désirs et rêves propres
deviennent également ceux des salariés (Lordon, 2010). Ces méthodes ont néanmoins
une efficacité relative sur ces derniers. Certains remplissent leur tâche sans y accorder
le moindre crédit, mais quand la défiance devient généralisée, elle menace l’entreprise,
même si le besoin d’un salaire maintient un semblant de présence contrainte.
L’augmentation des suicides en entreprise, s’il ne peut être explicité par cette seule
défiance, en est cependant un signe tangible.
8 Gestion de la pluralité religieuse au sein de l’entreprise, enjeux commerciaux associés à
la vente d’une vaste palette de produits qui se développent en correspondance avec
l’évolution du panorama religieux, besoin croissant des entrepreneurs de donner un
sens éthique à leur management qu’ils puisent dans leurs croyances, voire même de
donner à l’ensemble de leur entreprise un projet de transformation du monde qui
bouscule la frontière entre domaine religieux et domaine économique, enfin, utilisation
plus ou moins consciente d’un héritage de présentification du divin dans les techniques
de motivation et de fidélisation des salariés ou dans l’organisation même de la
structure de l’entreprise : voilà les principales facettes que l’on peut repérer des usages
de la religion dans la culture entrepreneuriale. Il faut encore ajouter à cela que de leur
côté aussi, les communautés religieuses s’inspirent des techniques entrepreneuriales
pour se développer, au point de devenir des entreprises religieuses capables de porter
et transmettre les valeurs de l’ultralibéralisme.
Renouveau religieux et néolibéralisme
9 Depuis que Max Weber a établi un lien paradoxal entre l’essor du capitalisme et le
développement d’une éthique protestante ascétique, les relations entre économies
matérielle et spirituelle ont constitué un sillon fécond des sciences sociales. Depuis les
années 1950, ces travaux ont toutefois connu une éclipse relative, liée au poids des
analyses marxistes réduisant le fait religieux au rang de symptôme d’une aliénation
politique et au succès des prophéties annonçant l’inévitable éviction de la religion du
monde capitaliste moderne.
10 De fait, la sécularisation, qui a caractérisé à des degrés divers l’évolution des sociétés
occidentales depuis deux siècles, a progressivement marginalisé la place du référent
religieux dans les institutions nationales et les systèmes juridiques des pays d’Europe et
d’Amérique du nord. Ce processus n’a pas nécessairement signifié que la religion ait
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perdu toute influence sur l’ensemble des sphères d’activité mais que la distance était
désormais suffisante pour que chacune d’entre elles puisse évoluer selon son chemin,
ses valeurs, sa finalité propre en toute indépendance. La religion est devenue une
option, un avis, une sphère d’activité parmi d’autres et non plus au-dessus d’elles. Dans
certains pays, le politique a officialisé cette mise à distance en proclamant la séparation
officielle de l’Église et de l’État. D’autres nations ont conservé une religion d’État ou un
système de religions reconnues, mais leur fonction a été largement revue à la baisse et
la participation aux cultes rendue facultative : chacun est libre de fréquenter un culte
ou de n’en fréquenter aucun. La liberté de conscience est inscrite dans toutes les
Constitutions des nations occidentales, y compris dans la Constitution européenne des
droits de l’homme. Sous l’influence directe de la colonisation ou par simple mimétisme,
ce processus de sécularisation institutionnelle s’est étendu à la plupart des régions du
monde, y compris dans des pays dans lesquels la religion conservait une influence
prégnante sur les structures sociales et culturelles, reliquat d’une entrée tardive dans la
modernité.
11 À partir du milieu des années 1970, le renouveau religieux qui a affecté – peu ou prou –
l’ensemble des confessions et sa concomitance avec une nouvelle extension du
capitalisme, marquée par le triomphe désormais mondialisée de l’économie néolibérale,
a entraîné un renouveau notable des travaux consacrés aux liens entre économie et
religion2. Ces recherches ont souligné comment l’individualisation du croire et les
recompositions qu’il autorisait, la circulation croissante des spiritualités hors de leur
terreau d’origine et la monétisation des valeurs propre au néolibéralisme ont contribué
à l’éclosion simultanée d’un « marché du religieux » et de « religions du marché ». Un
temps occultée par les critiques marxistes ou structuralistes, la plasticité de la pensée
wébérienne fut à nouveau mobilisée3.
Le renouveau de l’approche wébérienne
12 Devant l’éclosion d’une multiplicité de ces « affinités électives » entre économie et
religion que signalait l’œuvre du sociologue allemand, les concepts wébériens furent
revisités. Longtemps critiquée pour avoir limité son champ d’analyse au seul monde de
la Réforme, la méthode de Weber se révéla précieuse pour l’analyse d’autres sphères
religieuses, entrées plus tardivement dans l’économie capitaliste4. Car loin d’établir un
lien mécanique exclusif entre le calvinisme puritain se répandant au XVIIIe siècle et le
capitalisme entrepreneurial allemand naissant, le sociologue se fondait sur le constat
empirique d’une inégalité de développement entre villes catholiques et protestantes.
Les diverses hypothèses qu’il explorait afin de tenter d’éclairer la genèse de cet écart de
richesse n’avaient aucune prétention globalisante mais constituaient, plutôt, une
invitation à un débat autour des liens entre économie et religion5. Tout en
reconnaissant à d’autres confessions que le protestantisme une certaine appétence
pour l’économie, le découvreur de « l’esprit du capitalisme » avait montré que, sur un
plan pratique, les autres creusets culturels (dont la religion était un élément parmi
d’autres) n’avaient pas permis aux formes embryonnaires de capitalisme caractérisées
par l’échange monétaire, l’entreprise marchande et l’accumulation du capital de se
développer en un capitalisme industriel à l’européenne. Mais il s’agissait d’un constat
valant pour les XVIIIe et XIXe siècles, non d’un essentialisme définitif invalidé par
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l’entrée, plusieurs décennies après, de l’Asie bouddhiste et d’une grande partie du
monde musulman dans un capitalisme lui-même en pleine mutation6.
13 Pour Max Weber (1964 [1905]), l’éthique des protestants puritains du XVIIIe siècle aurait
entretenu un rapport d’affinité avec l’« esprit du capitalisme » naissant. L’honnêteté, la
ponctualité, l’application au travail et surtout une frugalité bien éloignée de toute
conception hédoniste de la vie (« gagner de l’argent, toujours plus d’argent, tout en se
gardant strictement des jouissances spontanées de la vie » (idem : 50)) de ces pionniers
aurait permis d’amorcer un processus d’accumulation à l’origine de l’économie
moderne. La finalité n’était pas l’argent, mais le travail appréhendé à la lecture des
Évangiles, exaltant la gloire de Dieu. Le salut de l’homme, toujours incertain, nécessitait
un dur labeur. La réussite étant un signe d’élection, l’acharnement à la tâche, au travail,
devenait une vocation (Beruf). À l’origine de cette éthique, on trouvait l’angoissante
théologie de la prédestination de Calvin selon laquelle le destin de l’homme est scellé
une fois pour toutes par Dieu sans qu’aucune de ses actions ne puisse inverser
l’irrévocable et infaillible décision divine : l’homme est élu ou damné pour l’éternité
selon un choix dont seul Dieu, dans sa transcendance, connaît la logique. Or, « se
considérer comme un élu constituait un devoir ; toute espèce de doute à ce sujet devait
être repoussé en tant que tentation du démon, car une insuffisante confiance en soi
découlait d’une foi insuffisante, c’est-à-dire d’une insuffisante efficacité de la grâce »
(idem : 127). Cette attitude de croyance en son élection exigeait donc de cultiver une
confiance en soi que seul l’acharnement au travail et ses retombées positives
semblaient capables de renforcer. Cet acharnement valut au départ la persécution de
ces fervents croyants :
L’aversion et la persécution dont les méthodistes furent victimes au XVIIIe siècle, de
la part de leurs compagnons de travail, ne résultaient pas uniquement, ouprincipalement de leurs excentricités religieuses – l’Angleterre en a vu beaucoupd’autres, et de plus frappantes. Comme le suggère la destruction de leurs outils (parleurs compagnons de travail), thème qui revient si fréquemment dans lestémoignages contemporains, il faut en chercher la cause dans leur trop grandebonne volonté au travail, ainsi que nous le dirions aujourd’hui (idem : 65).
14 Le dur labeur des puritains entraîna également un renouvellement de leurs méthodes.
Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, l’industrie textile était entre les mains d’entrepreneurs qui
travaillaient chez eux, recevant les tisserands à domicile et sélectionnant des tissus ou
des échantillons lorsqu’ils avaient affaire à un produit non directement accessible. Ils
ne faisaient pas vraiment d’effort pour acquérir la marchandise ou développer leur
marché et se contentaient d’un cercle limité de clients et de vendeurs. Ce style de vie
tranquille et sans gros travail, donnant accès à un salaire raisonnable fut remis en
cause par un nouveau type d’entrepreneurs beaucoup plus volontaires et audacieux
qui, parce qu’ils se voulaient et se croyaient élus, développèrent une confiance en eux
apte à les distinguer de la moyenne. Ils se déplaçaient chez les tisserands, les mettaient
en concurrence, partaient à la recherche de nouveaux clients, les démarchant et
s’adaptant à leur goût. Cette « révolution » fut pour Weber la marque de l’esprit du
capitalisme. « Son entrée en scène, cependant, fut rarement pacifique. Le premier
novateur s’est très régulièrement heurté à la méfiance, parfois à la haine, surtout à
l’indignité morale » (idem : 71).
15 Sorti de son contexte originel le questionnement wébérien demeure fécond en ce qu’il
suggère à la fois une méthode empirique et différents niveaux d’analyse (individuelle,
communautaire, étatique, etc.) dessinant une sociologie historique du fait religieux en
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économie. Il constitue un bon outil pour interroger le foisonnement nouveau des
initiatives mêlant économie et religion, en particulier dans des régions du monde
jusque-là caractérisées par le sous-développement. À travers la notion de Beruf, son
attention à la personne de l’entrepreneur et à ses motivations religieuses trouve un
écho particulier dans les différentes contributions de ce volume collectif.
L’adaptation de la « vocation » (Beruf) au marché
16 De l’implication des milieux jansénistes du XVIIIe siècle, jusqu’à l’extension actuelle du
domaine du halal, en passant par les success stories des nouveaux prédicateurs du
protestantisme évangélique, du bouddhisme et de l’islam, les liens entre entrepreneurs
et religions ont été déclinés selon un large spectre suivant les lieux, les époques et les
confessions. Permettant de saisir dans toute leur diversité chronologique et
géographique les rapports entre religion et économie, les parcours esquissés dans ce
dossier suggèrent un retournement du postulat wébérien. L’essor du capitalisme et
surtout la rapide expansion du modèle d’une économie néolibérale, à partir des années
1970, semblent avoir inversé le rapport entre religion et économie. Alors que la
motivation religieuse était première chez Weber, entrainant un bouleversement dans la
conduite des affaires économiques, le panorama proposé dans les pages qui suivent
suggère plutôt une adaptation croissante de la spiritualité ou du moins de ses
expressions concrètes aux impératifs du marché.
17 Ce pragmatisme face aux conditions économiques du moment peut être repéré très tôt.
Dans les milieux commerçants de la France du XVIIIe siècle marqués par la querelle
janséniste, les manifestations publiques et collectives d’engagement dévot tiennent
avant tout aux rapports de force locaux (Nicolas Lyon-Caen). Au sein de chaque cité,
réseaux jésuites et molinistes se disputent confréries et autres réseaux de sociabilité
marchande, témoignant de la centralité de l’aspect communautaire – source de la
confiance mutuelle indispensable au commerce – dans le développement du
militantisme religieux.
18 Deux siècles plus tard, le constat du primat de l’économie sur le religieux semble
définitivement acquis. Diverses stratégies sont alors mises en place pour tenter de
concilier des identités souvent en conflit. Au sein des Églises protestantes ce processus
de conciliation a pu prendre des formes diverses. Dans la province du Småland où le
dynamisme des entreprises locales se nourrit de celui des Églises évangéliques et
pentecôtistes, nombreuses dans cette Bible belt suédoise, Émir Mahieddin évoque le cas
de Bosse, qui, en parallèle de son activité professionnelle, s’est lancé dans une
entreprise œcuménique d’aide aux démunis de Roumanie. Électricien de formation,
fondateur de sa petite entreprise qu’il dirige depuis 1972, ce membre très actif d’une
congrégation pentecôtiste conjugue le travail au service de Dieu et le travail au service
du Capital en se déployant sur deux fronts. L’une et l’autre clairement distinctes,
l’entreprise capitaliste sert ici à financer l’entreprise compassionnelle qui, en retour,
conforte la vocation de son dirigeant.
19 L’univers pentecôtiste est d’ailleurs tout à fait exemplaire des tensions persistantes
autour de cette question de la vocation. Souvent réduit à ses affinités électives avec une
théologie de la prospérité, cet univers religieux est pourtant apparu, au début du XXe
siècle américain, comme une forme de résistance au capitalisme. On sait que sa
particularité est de permettre aux laïcs de faire l’expérience personnelle et
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émotionnelle du divin : par l’expérience de la Pentecôte, le fidèle éprouve directement
la présence du Saint-Esprit et en reçoit le baptême (dit baptême par le feu) ainsi que
divers dons (don de guérison ou don de parole par exemple) qui en sont la
manifestation concrète. Cela lui donne la possibilité de s’assurer que Dieu agit en lui et
permet d’expliquer pourquoi les pentecôtistes disent « je sais que Dieu existe » (sous-
entendu : « j’ai testé sa présence »), plutôt que « je crois en Dieu ». L’expérimentation
prend alors la place de la réussite par le travail comme élément de démonstration de
son élection, ce qui entraîne des attitudes sociales presque inversées par rapport à
celles décrites par Weber : la réussite matérielle est de bien peu de valeur face à cette
mise en contact directe du fidèle avec son dieu. On comprend alors que la soif de cette
expérience se soit répandue sur la planète, et particulièrement dans les milieux
défavorisés, en l’espace d’un demi-siècle. Dès le début des années 1930, le pentecôtisme
était déjà devenu, au regard de bien des théologiens, le « troisième courant de la
religion chrétienne » et « l’un des plus puissants mouvements religieux » (Dallière,
1932 : 1). Des États-Unis, il a gagné l’Europe, mais aussi l’Asie, l’Afrique et l’Amérique
latine. Dans sa forme la plus radicale, il s’est coupé des courants majoritaires et a formé
un groupe à part prônant le retrait du monde dans une perspective post-millénariste
d’attente de la fin des temps et de promesse d’un Royaume plus juste. Dans ce cas,
l’investissement social, professionnel et politique n’est pas valorisé et la réussite
économique est perçue plutôt comme un signe du diable que comme un signe
d’élection. À ce niveau de formation, ce courant pentecôtiste se situe ainsi du côté de la
résistance aux valeurs dominantes du monde occidental.
20 Le développement de la théologie de la prospérité en lien avec l’extension de
l’économie néolibérale représente en fait un tournant majeur du pentecôtisme, qui se
construit par scissiparités successives et à l’intérieur duquel coexistent des rapports au
monde tout à fait opposés. Souvent considérée par les courants historiques comme une
émanation satanique, parfois qualifiée de « néo-pentecôtisme », même si aucun
mouvement ne se qualifie ainsi, la théologie de la prospérité signale plus un nouvel
horizon dans la relation entre économie et religion qu’un véritable mouvement
structuré. Pour ce courant, si l’expérimentation de la puissance divine se vit toujours
directement dans le corps de l’élu (par le biais du parler en langue ou de la guérison), la
réussite matérielle devient la preuve par excellence de l’élection divine : Dieu n’est pas
un Père indigne et ne saurait laisser dans la misère ceux qu’Il aime. Dans cette
perspective, et contrairement à l’ascèse calviniste, ce n’est plus le travail qui est mis en
valeur, mais le fait même d’être riche, comme on peut être guéri ou encore comme on
peut sentir le Saint-Esprit en soi. La théologie de la prospérité considère la richesse
comme un don de Dieu. C’est pourquoi, dans certaines Églises qui poussent à son
paroxysme cette interprétation de l’élection, celui qui ne devient pas riche ne peut se
considérer comme un élu de Dieu. Dans un état d’esprit absolument contraire à
l’austérité des protestants puritains, il est donc recommandé d’afficher
ostentatoirement sa richesse. Pourquoi le fidèle cacherait-il un cadeau que Dieu lui a
fait ? Et pourquoi n’en profiterait-il pas ?
21 On comprendra alors que la théologie de la prospérité ait pu avoir des effets aussi
inattendus sur l’économie qu’en avait eu la théologie de la prédestination. La première
est finalement extrêmement angoissante pour ceux qui ne parviennent pas à s’enrichir.
Ils ne peuvent espérer longtemps que les dons qu’ils font eux-mêmes à l’Église suffisent
à leur apporter les largesses divines. Il leur faut s’investir dans une activité économique
fortement rémunératrice, et c’est par ce biais que cette mouvance « parvient à
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conjuguer économie et religion, Royaume et ici-bas : pour le croyant, promis à la
prospérité, la récompense est immédiate et visible » (Jesus Garcia Ruiz, Patrick Michel,
2012 : 52). De fait, la théologie de la prospérité participe du néolibéralisme. Son enjeu
est de « constituer les biens matériels du croyant en un gage de la bienveillance de Dieu
en son endroit, et en une validation de la loyauté que le croyant manifeste envers Dieu.
Or les valeurs promues et sacralisées via ce religieux sont clairement les valeurs
dominantes du monde globalisé. Le fonctionnement du système est donc en boucle : le
religieux n’en est pas l’origine, mais représente l’un des points de la circonférence du
cercle » (idem : 58). Focalisés sur la réussite individuelle, les mouvements pentecôtistes
ont donc souvent accompagné un processus de retrait de l’État. Néanmoins, comme le
montre l’étude consacrée par Emanuele Fantini à la Unic 7000 Church du Pasteur Abby
Emishaw, en Éthiopie, ces Églises ont pu également promouvoir, en fonction du
contexte politique, des valeurs plus collectives : après avoir nourri leur participation au
monde des affaires sur la base d’une moralisation de ce milieu, les membres de la Unic
7000 Church mettent désormais leur vision théologique au service de l’État. De même en
Haïti, le cas des pasteurs Fligne Samuel et Valentin étudié par Nathalie Luca montrent
comment des Églises pentecôtistes ont pu construire un discours religieux pour
prendre en charge un développement collectif, délaissé par un État déficient, dans
l’urgence de la reconstruction qui a suivi le séisme de 2010.
22 Depuis son entrée dans le capitalisme moderne, le monde musulman offre également
cette même diversité dans les motivations à l’origine des vocations des entrepreneurs
mobilisant un référent religieux. L’adoption d’une économie néolibérale dans de
nombreux pays d’islam a certes invalidé l’hypothèse de Weber sur l’incompatibilité
entre le capitalisme et cet univers religieux. Le lien entre le développement
économique et ce que le sociologue allemand qualifiait de sultanisme, caractérisé par la
centralité et par des structures patrimoniales figées par des prébendes, relevait d’une
surdétermination du religieux et d’un contexte daté et quelque peu essentialisé
(Turner, 1974). L’Indonésie, premier pays musulman du monde, situé au cœur de l’une
des zones de développement les plus dynamiques de la planète et à laquelle deux
articles de ce dossier sont consacrés, constitue un utile exemple de l’évolution des
mobilisations de référents islamiques autour de projets économiques. Le milieu des
promoteurs de lotissements islamiques de Jakarta étudié par Rémy Madinier montre
ainsi, entre la fin des années 1960 et le milieu des années 1990, le passage d’un modèle
d’économie coopérative de transformation sociale à un simple marché de niche. En
l’espace d’une génération, la figure de l’entrepreneur religieux a ainsi évolué sous la
contrainte du marché. Au promoteur d’un idéal de société islamique, tourné vers la
solidarité, a succédé la figure du dirigeant de société immobilière, motivé avant tout
par un opportunisme commercial et qui ne fait plus qu’accompagner le croyant, devenu
consommateur, dans une nouvelle et très concurrentielle économie du salut.
23 Dès lors, comme le confirme Gwenaël Njoto-Feillard à propos du marketing islamique,
la dimension éthique de cet islam de marché semble avant tout utiliser l’appartenance
religieuse comme un moyen de concurrencer d’autres réseaux entrepreneuriaux mieux
implantés (chinois en l’occurrence). Ces pratiques mettent en lumière une étonnante
circulation des modèles (et même parfois des hommes) au sein du petit milieu des
entrepreneurs en religions. Bon nombre de stratégies commerciales néolibérales
développées dans les milieux évangéliques américains sont reprises en Indonésie au
prix d’ajustements mineurs à l’alphabet musulman.
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24 Avec le développement de la finance islamique, ce phénomène a pris une dimension
mondialisée. Marie-Liesse De Luxembourg en analyse le pouvoir d’attraction auprès des
jeunes musulmans de France qui rêvent d’y trouver à la fois un moyen d’insertion dans
le monde capitaliste dans lequel ils vivent et l’épanouissement de leur idéal de
croyants, porteur de l’alternative radicale à laquelle ils aspirent. Mais là encore,
constate l’auteur, la vocation de l’entrepreneur religieux, aussi sincère soit-elle, se
limite pour l’essentiel à une simple confessionnalisation des codes d’une économie dont
il semble désormais impossible de transformer les règles en profondeur.
25 Si les monothéismes en arrivent à intégrer les codes néolibéraux, ils ne sont pas les
seuls et ce phénomène se retrouve au sein d’organisations d’obédience bouddhiste.
Bernard Sénécal présente ici le cas tout à fait original d’une entreprise bouddhiste
coréenne (Centre de Méditation Nŭngin) qui applique en les adaptant les préceptes liés
à la théologie de la prospérité véhiculés par le pasteur Cho Yonggi de la Full Gospel
Church coréenne dont le succès international égale celui des megachurches américaines.
Ainsi, le bonze Chigwang a su répondre, pour son plus grand profit, aux attentes
spirituelles des riches élites de Séoul en réconciliant définitivement prospérité
matérielle et attentes spirituelles. Ce dernier article nous ramène à nos réflexions
introductives. Le besoin de certains entrepreneurs de faire coïncider leur réussite
professionnelle avec une éthique spirituelle, que les deux coachs interviewées
remarquaient, est très largement international et se développe en lien avec la
préoccupation et la culpabilité qu’ils ressentent vis-à-vis d’un capitalisme mondialisé
défait de toute valeur contrariant ses finalités. Les entrepreneurs se tournent vers le
religieux ou le « spirituel » dans l’espoir d’y trouver des valeurs et par conséquent, dans
une tentative de désalignement de leurs désirs par rapport à ceux imposés par le
néolibéralisme. Dans bien des cas pourtant, ils ne font qu’y trouver des justifications
satisfaisantes et déculpabilisantes de leur réussite. Une réassurance spirituelle que des
entrepreneurs religieux de toute obédience sont prêts à leur vendre au prix fort.
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Jésuites ou jansénistes ?Affiliations marchandes au XVIIIe siècle
Jesuits and Jansenists. The religious choices of the merchants in eighteenth-
century France
¿Jesuitas o jansenistas? Las opciones religiosas de los mercaderes franceses en el
siglo 18
Nicolas Lyon-Caen
1 L’alliance entre la bourgeoisie et les Lumières a longtemps constitué sinon un dogme,
du moins un axiome de la représentation d’un XVIIIe siècle placé depuis Groethuysen au
moins sous le signe du détachement des élites économiques vis-à-vis des pratiques et
des enseignements de l’Église (Groethuysen, 1927 ; Roche, 1978). Comme le formulait
Robert Mauzi, « de moins en moins chrétien », le bourgeois est « résolument attaché à
un ordre humain » et ne « sait se ressouvenir de l’ordre surnaturel [que] dès que le
premier est en péril » (Mauzi, 1979 : 282 et 284). Mais cette lecture est aujourd’hui
fortement nuancée. L’historiographie récente, inspirée par la sociologie du fait
religieux contemporain, s’est d’avantage consacrée à montrer des Lumières
caractérisées par une intériorisation du croire, un redéploiement vers la sphère du
privé, une fidélité certes plus passive mais aussi plus personnalisée, au sein d’une
religion catholique « en transition » (Châtellier, 2000 ; Gauchet, 2007). Cette
individualisation, qui pourrait aussi avoir des explications politiques, déstructurerait
les pratiques collectives institutionnalisées et se matérialiserait par la multiplication
des objets de piété, supports concrets des dévotions et la diffusion accrue
d’innombrables manuels de piété1.
2 Je voudrais néanmoins tenter de montrer que les manifestations publiques et
collectives d’engagement dévot continuent à jouer un rôle crucial dans la société
française du XVIIIe siècle, même chez ceux qui sont réputés déserter les temples. Il sera
donc ici question non d’attachement « routinier » à une tradition, non d’émergence de
bricolages individuels, mais bien de gestes exprimant un soutien au vu et su du plus
grand nombre. Cette prise de parti est facilitée, et bien souvent contrainte, par la
conjoncture spécifique au siècle des Lumières, scandée par les répercussions politiques
de la querelle janséniste depuis la publication de la bulle Unigenitus en 1713 jusqu’à
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l’expulsion des jésuites du royaume (1762) et au « coup d’État » du chancelier Maupeou
(1771-1774). Sans atteindre évidemment l’intensité des guerres civiles du XVIe siècle, le
climat n’en est pas moins parfois tendu2. S’opposent schématiquement d’une part les
« appelants » qui refusent la bulle portant condamnation dogmatique d’un jansénisme
très largement entendu ; mais comme le feu des polémiques estompe les divergences
internes au profit de ceux qui revendiquent l’héritage de Port-Royal et mine la
consistance d’un tiers-parti gallican, les deux termes d’appelants et de jansénistes
deviennent vite synonymes pour les contemporains ; et d’autre part ceux qu’ils se
donnent pour adversaires principaux, et qui le leur rendent bien, les jésuites et leurs
sectateurs « molinistes ». Cette taxinomie binaire, imposée par l’histoire de la querelle
janséniste elle-même, est assurément simplificatrice. Elle s’accompagne cependant d’un
processus d’institutionnalisation partielle des camps en présence qui autorise des
ralliements positifs : autour des établissement religieux, scolaires (collèges, petites
écoles), des caisses de financement et de leurs quêteurs (comme la Boîte à Perrette des
jansénistes) et des confraternités diverses (communautés de métiers, confréries,
sodalités, etc.)3. Initialement théologique et dogmatique, centré sur la grâce, le
problème janséniste devient au XVIIIe siècle une affaire ecclésiologique et politique,
renvoyant à la fois aux libertés de l’Église de France face à Rome, aux attributions
respectives des évêques, des curés et à la place des laïcs. Ses répercussions dépassent le
seul monde clérical pour s’étendre, à partir des années 1720, à un large public,
fréquemment requis par les uns et les autres de se prononcer. Elles creusent ainsi les
clivages au sein des élites monarchiques (magistrats, prélats), et plus largement des
fidèles. Cette histoire participe ainsi pleinement de l’émergence d’une sphère du débat
public à l’intérieur de la société française.
3 Focaliser l’attention sur les marchands d’ancien régime, c’est-à-dire des groupes,
essentiellement urbains, qui tirent leur force non d’abord de l’exploitation de leurs
terres mais de leur rôle dans l’organisation des marchés et de l’activité productive,
invite à saisir le rapport entre leur position sociale, étroitement dépendante de critères
précisément situés, leurs activités professionnelles et leur investissement croyant. S’il
est assuré que la bourgeoisie comme classe sociale nationale n’existe pas, de multiples
identités bourgeoises construites autour du négoce et des institutions urbaines
(paroisses, corporations, municipalités, etc.) sont en revanche identifiables localement4.
« Marchand » est en effet autant un statut qu’une activité, même si celle-ci tend à
prendre une importance politique nouvelle. Le XVIIIe siècle est marqué par une
prospérité évidente, liée à la fin des catastrophes démographiques et des famines, et
par une significative croissance des échanges, articulée autour de deux phénomènes
principaux : l’essor du commerce extérieur, tirée par la demande coloniale américaine
au sens large (colons espagnols ou français, indiens, esclaves), et celui d’une véritable
société de consommation, d’abord dans les grandes villes, puis peu à peu dans les
campagnes (Daudun, 2005 ; Trentmann, 2012). La demande militaire, portant aussi bien
sur des produits « technologiques » (canons, vaisseaux, etc.) que sur des textiles
(uniformes) renforce sans doute ce mouvement. Les négociants sont au cœur de cette
dynamique, non seulement en diffusant de nouveaux produits auprès des
consommateurs, mais encore en reliant, par les capitaux et les matières premières
qu’ils font circuler, les différents sphères productives. Si le terme spécifique
d’entrepreneur est alors généralement réservé à ceux qui dirigent des manufactures –
fabriques urbaines ou réseaux productifs sollicitant le travail des ruraux –, nombre de
marchands sont directement intéressés à leur fonctionnement. L’économie politique
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entérine cette montée en puissance en célébrant le « doux commerce », arme de
pacification générale des relations entre États et pourvoyeur d’abondance pour les
peuples.
4 Une telle perspective envisageant d’abord des configurations de groupes situées plutôt
qu’une localité dans son ensemble permet de montrer que les affiliations religieuses
s’expliquent moins par une distribution spatialisée des traditions, comme le pensait
Pierre Chaunu, que par des dynamiques sociologiques, telle que la mobilité accrue des
populations dont Dominique Julia a montré les conséquences (Chaunu, 1962 ; Julia,
1988). Elle invite aussi à reprendre sous un autre angle la question des rapports
préférentiels, pour ne pas dire des affinités électives, qu’on pense discerner, dans une
perspective wéberienne, entre des dispositions croyantes ou morales portées par une
confession spécifique et les prérequis de l’ethos entrepreneurial ou capitaliste5. Au lieu
d’interroger la perception spirituelle du travail ou de la richesse individuelle
entretenue par une croyance, on questionnera ici les implications concrètes de choix
dévotionnels sur les relations entre croyants et clercs.
5 Les manifestations explicites de ralliement à l’un ou l’autre des camps en présence sont
légion et mettent en évidence tout un répertoire d’action (I). On aura garde cependant
de restreindre cet engagement à une revendication d’identité religieuse, conçue comme
un héritage naturalisé, ou inversement de le renvoyer à une pure stratégie
opportuniste. On ne saurait en effet assimiler option religieuse et idéologie de classe,
pour deux raisons au moins. D’abord parce que les choix dévotionnels sont
chronologiquement mouvants, surtout à l’échelle collective. Grande est la porosité
entre partisans des deux bords à l’échelle des deux derniers siècles de l’ancien régime
(II). Ensuite parce que la liaison entre religion et entrepreneuriat est médiatisée par des
structures sociales qui expliquent que dans une configuration donnée, l’engagement se
produise dans un sens plutôt que dans l’autre (III).
L’engagement : faire plutôt que croire
6 Au-delà de l’appartenance à une communauté instituée au sens strict, évidente pour les
membres de la compagnie de Jésus (du moins jusqu’à son expulsion en 1763 et sa
suppression en 1773), admissible pour les gestionnaires de la Boîte à Perrette et autres
œuvres jansénistes clandestines, les formes d’engagement des laïcs permettent de les
qualifier de militants. Le degré d’adhésion individuelle à des doctrines, supposées
janséniste ou moliniste mais dont la cohésion est elle-même sujette à caution, est bien
entendu difficile à évaluer en fonction de critères théologiques ou intellectuels. On sait
par exemple les difficultés d’interprétation du discours testamentaire qui fit le fonds
des travaux sur la spiritualité des laïcs (mais pas seulement) au cours des années
1960-1970. Dans ce cadre, l’appartenance janséniste était corrélée avec une foi sobre, un
déclin du recours à l’intercession des saints et de la Vierge, une dévotion de raison sans
fioritures ni épanchement, une inquiétude constante face au salut, dont nul ne peut
être assuré6. Or le jansénisme du siècle des Lumières répond mal à ces critères : ses
suppôts adorent les reliques en tout genre, ne croient guère à la damnation, en ce qui
les concernent au moins, et attestent avidement de la véracité des miracles de leur
bienheureux putatif, le diacre François de Paris (1690-1727, photo 1). Côté jésuite, il
n’en va guère autrement : on y célèbre ceux qui sont redevables aux actions du père
François-Xavier Duplessis (1694-1771, photo 2) en 1738 : la restauration à sa demande
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d’une croix sur les remparts d’Arras entraîne rapidement au moins deux guérisons
miraculeuses. Autour de ces lieux de mémoire se développe tout un petit commerce
grâce à de vrais entrepreneurs du croire qui vendent tout ce qui rappelle l’événement,
depuis les images de dévotion jusqu’aux reliques et autres décoctions de terre du
tombeau du diacre. Le père Duplessis, qui bénéficie de prix préférentiels sur l’imagerie
qu’il a contribué à créer, expédie des images pieuses en Nouvelle-France que revendent
ses propres sœurs, religieuses hospitalières à Québec7.
7 Le réceptacle de cette production matérielle, c’est assurément la « chambre du
chrétien », qui, comme la désigne une notule janséniste anonyme, se transforme en une
chapelle particulière
un petit hermitage au milieu d’une ville dont vous êtes le reclus. C’est là qu’onpratique sans témoin et sans risque les dévotions de choix. On baise la terre, on seprosterne, on se frappe la poitrine, on colle ses lèvres sur les plaies sacrées del’aimable Sauveur, on fait en un mot tout ce qu’un hermite peut faire dans sondésert8.
Photo 1. Portrait du diacre François de Paris, v. 173
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Photo 2. Nicolas-Jean-Baptiste de Poilly, Portrait du père jésuite François-Xavier Duplessis,
archives de la ville de Montréal, CA M001 BM007-2-D07-P028
8 On est là formellement très proches des stratégies du secret développées au XVIIe siècle
dans le monde crypto-catholique anglais sous l’influence justement des missionnaires
jésuites, notamment Robert Southwell, qui visaient à reconstruire un espace invisible
de prière catholique par la consécration des intérieurs (McClain, 2004 : 62-65). À ceci
près que les jansénistes ne limitent pas l’utilisation de ces objets à un espace de
l’intime. Les collections frénétiques de livres, d’estampes et autres amulettes servent à
mettre en évidence le culte domestique. Un grand crucifix de Girardon orne la chambre
conjugale du marchand drapier Claude Brochant, laquelle donne de plain-pied sur la
cour intérieure de l’hôtel familial, tout près du Louvre, un lieu de passage fréquenté par
les parents, les amis, les multiples clients de cet important fournisseur de la Maison du
roi ainsi que par les ecclésiastiques venus quêter ou administrer les malades9. Ceux qui
se rendraient chez le mercier François Boicervoise rencontreraient dès l’escalier des
portraits d’évêques appelants, des représentations de miracles du diacre et deux bustes
en plâtre du diacre Paris et de son frère10.
9 Dans certains cas, exhiber cette appartenance constitue même un enjeu commercial, en
particulier pour les imprimeurs et libraires, quelles que soient par ailleurs leurs
convictions profondes. L’enseigne et sa symbolique attestent de la sincérité affichée de
ceux qui diffusent les écrits polémiques. L’intégrité morale des libraires Lottin est
garantie, au sens propre, sur facture : ils ont pour enseigne « À la vérité », un véritable
slogan des jansénistes qui s’en surnomment les amis, un élément vite remarqué et
raillé. Le père jésuite Bougeant donne en 1730 pour adresse fictive de La Femme docteur,
une comédie qui étrille avec humour les appelants : « Avignon, chez Pierre Sincère, à la
vérité ». De fait, les Lottin sont des militants de profession. À cette date, Philippe-
Nicolas Lottin (1685-1751), ancien apprenti de Desprez, le libraire de Port-Royal, publie
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plusieurs recueils des miracles du diacre Paris11. Si à l’inverse l’enseigne de Jean-Joseph
Barbou (1683-1751), « Aux cigognes » peut paraître anodine, elle fait en réalité écho à
celle des célèbres Cramoisy dont il a récupéré le fonds et la clientèle : les enseignants
jésuites et leurs élèves pour lesquels il imprime livres scolaires et autres classiques
Vismara, 2004). L’ecclésiastique le plus consulté des grandes familles parisiennes
réaffirme ainsi hautement que « prêter dans la vue de faire valoir son argent par le
prêt, c’est manifestement être usurier23 ». Dès lors, il semble que les injonctions
cléricales, même relativement accommodantes, soient laissées de côté et comme
ignorées sur ces points délicats : « à la vivacité et aux incertitudes de la controverse
répondaient la liberté et l’indifférence de la pratique » (Carrière, 1958 : 114). La
discrétion des clercs est généralement de mise sur les pratiques économiques des
adeptes, en théorie condamnées, en pratique tolérées dans un prudent silence.
L’adhésion des marchands à la cause des appelants n’a pas produit d’aménagement de
la doctrine dans un sens favorable au négoce. La rémunération céleste ne dépend pas de
l’investissement temporel.
19 Quand les clercs cautionnent explicitement des pratiques a priori déviantes, c’est dans
des circonstances exceptionnelles, et en ne se servant précisément pas d’armes issus de
la tradition janséniste. C’est très net pour la traite négrière, au cœur de la croissance
commerciale française et impériale du XVIIIe siècle. La Dissertation sur la traite et le
commerce des nègres publiée par Jacques Bellon de Saint-Quentin en 1764 en constitue
une des rares justifications explicitement religieuses, mais pas seulement (Ehrard,
2008 : 100-102 ; Grenier, 2010). Or elle ne prend appui que sur une argumentation
étroitement bibliciste et jusnaturaliste ; saint Augustin n’est cité qu’une fois. Il ne s’agit
pas d’une ignorance de la part de Bellon, mais bien d’une neutralisation. Bellon n’est en
effet pas un inculte en matière de théologie. Neveu et collaborateur du liturgiste
renommé Pierre Lebrun (1661-1729), on lui doit la réédition en 1733 du célèbre Traité
des superstitions de Jean-Baptiste Thiers. Il a par ailleurs effectué une honorable carrière
de cadre appelant : ancien curé dans le diocèse d’Auxerre, il devient supérieur du
séminaire janséniste en exil de Rijnwijk près d’Utrecht en 175824. Or ce texte paraît au
moment où Bellon cherche un poste. Démis de ses fonctions en 1762, car jugé trop
libéral au gré de ses patrons et trop despotique au gré de ses élèves, il caresse, en vain,
le projet de prendre la tête du collège d’Orléans dont on vient de chasser les jésuites25.
La démarche est significative tant les négociants orléanais ont d’intérêts dans le
commerce colonial, la ville étant devenue une plaque tournante du raffinage du sucre
antillais en métropole (Villiers, 2006). La prospérité de sa trentaine de raffineries
dépend donc étroitement de l’esclavage pratiqué dans les plantations coloniales. Cela
pourrait bien faire le fonds de la campagne de Bellon, d’autant que les manufacturiers
ont leur mot à dire dans cette affaire. L’attribution des postes du nouvel établissement,
dirigé par un bureau d’administration associant la ville, le tribunal et l’évêque, fait
l’objet d’échanges tout au long de l’année 1762 entre le magistrat parisien Pierre-
Augustin Robert de Saint-Vincent, une de têtes du « parti » janséniste, dont l’épouse est
justement fille et sœur de raffineurs orléanais, et Daniel Jousse, conseiller au présidial
d’Orléans, célèbre juriste et parent et allié d’autres sucriers. Bellon ne va cependant pas
jusqu’à compromettre sa théologie janséniste dans cette impasse. Il précise ainsi, dans
une sorte de légalisme juridique que, sous réserve de bien les traiter,
depuis que le péché est la cause de la différence des états que le droit des gens aétabli, il n’y a ni cruanté ni dureté dans les Grands et les Riches qui se servent de
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domestiques et employent des ouvriers ; il n’y a aussi aucune inhumanité d’acheterdes esclaves26.
20 Si le péché originel est la cause première de la hiérarchie sociale (vision possiblement
augustinienne), c’est bien le droit qui fixe les différences. Réciproquement, le
règlement général pour les ouvriers des manufactures de sucre, au ton éminemment
paternaliste et moralisateur, adopté par une bonne partie des patrons, ne dit pas
explicitement une appartenance janséniste qui alimente néanmoins leurs habitudes :
Georges Vandebergue, le raffineur évoqué plus haut, méfiant envers le clergé en place,
lit lui-même chaque dimanche et fête à huit heures du matin l’épître et l’évangile à ses
employés27.
21 C’est donc sous l’angle de la participation à un collectif qu’il faut saisir l’articulation
entre militantisme religieux et intérêt économique, pour les laïcs comme pour les
clercs. Cet aspect communautaire de l’engagement produit de la confiance mutuelle.
C’est l’une des analyses que Max Weber avait proposées en mettant l’accent sur
l’efficacité propre de la forme religieuse : la secte, ici sous forme d’un catholicisme vécu
sur le mode minoritaire, fonctionnerait comme une sphère de confiance permettant à
chacun d’être assuré des vertus morales mais aussi économiques de son partenaire
(Disselkamp, 1994 : 191-199). Le modèle vaut surtout parce qu’il met en jeu des unités
de socialisation de taille limitée : ainsi confréries et rigorisme sont-ils étroitement
associés à Anvers pour garantir la respectabilité et le crédit des marchands et artisans
qui en sont membres, avant de décliner devant la montée en puissance d’une confiance
médiatisée par la consommation matérielle. La leçon n’est évidemment pas propre aux
catholiques28. Mais, de manière plus générale, c’est sans doute que l’investissement
religieux atteste de la capacité à servir un bien commun politique, ce qui est
particulièrement net dans le cas des paroisses parisiennes, voire lors des consultations
fiscales organisées par le pouvoir monarchique. La trahison d’une fidélité religieuse est
donc vécue comme blâmable29. Le religieux est pris dans le jeu de groupes qui lui
imposent leurs logiques et leurs fins particulières : il n’a donc rien d’uniforme de l’un à
l’autre, ni d’un lieu à un autre (Ribard, 2008).
22 La structuration fine des élites urbaines est susceptible d’influer sur les affiliations
dévotionnelles : des groupes peuvent adhérer par distinction vis-à-vis d’autres, souvent
les plus proches d’eux. Même à Lille, citadelle de la contre-réforme baroque, il n’y a pas
d’unanimité. Au décès du libraire Panckoucke en 1753, il faut un ordre de l’évêque de
Tournai pour inhumer normalement ce partisan des appelants, devant l’hostilité du
Magistrat local, composé d’une noblesse à la richesse essentiellement foncière. Mais
son fils lui succède dans ses affaires sans hostilité de la part de ses confrères30. La
situation est comparable à Abbeville, une ville caractérisée par sa forte production
textile. Les patrons d’envergure y sont à la limite de l’hétérodoxie. Les Van Robais,
entrepreneurs de la principale manufacture de draps, sont plus ou moins ouvertement
protestants. Les Hecquet, entrepreneurs de la manufacture royale de moquettes, sont
eux jansénistes : ils trafiquent de la terre du tombeau du diacre et peinent à trouver des
confesseurs. Mme Hecquet a été contrainte d’en changer à de multiples reprises, car ils
furent tous interdits les uns après les autres par l’évêque d’Amiens31. Elle livre par
ailleurs une description sarcastique de la mission jésuite dépêchée sur place par
l’évêché en juin 1736. Le père Duplessis, encore lui, un « sujet plus que comique », est
pour elle un vulgaire comédien de foire. Le petit épicier détaillant Georges Mellier
(1725-1789) se montre au contraire très enthousiaste lors de cette même mission, tout
comme son meilleur ami, simple tisserand pour les Van Robais, et membre du Tiers
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ordre franciscain. Mellier est évidemment très fâché de l’expulsion des jésuites à
laquelle
le roi a consenti volontairement. C’est bien consentir puisqu’il n’en a pas empêchél’exécution [...]. Voilà de bons et grands sujets, tant pour le spirituel que pour letemporel, bien mal récompensés [...]. Enfin il faut nous résigner à la volonté duSeigneur et croire que nos péchés en sont la cause (Tillette de Clermont-Tonnere,1902 : 24-36).
23 Les jésuites sont relégués vers les classes plus humbles, artisanales, voire populaires. En
1765 circule dans Paris un opuscule dénommé Association au saint amour, réimpression
d’un ouvrage de 1691, indiquant les fêtes de saint Ignace (31 juillet) et de saint Ignace
martyr (mort au début du IIe siècle, fêté le 1er février), le tout précédé d’une lettre d’une
célébrité jésuite, le père Surin (1600-1665), et d’une approbation du curé de Saint-
Laurent, un faubourg ouvrier. Qu’il s’agisse d’une provocation visant à nuire au curé en
question ou d’une réelle offensive moliniste, l’association des réprouvés sociaux et
religieux paraît significative.
24 Dessinant des espaces de coopération préférentielle « en interne », l’affiliation
n’empêche absolument pas d’entretenir des contacts en dehors. Si pour des affaires
locales, tout peut se régler entre partisans du même saint, la situation est plus
complexe dans d’autres configurations. Le négoce à l’échelle internationale nécessite
d’entretenir des liens, établis sur des pratiques économiques partagées, avec des
individus et des groupes aux caractéristiques culturelles et religieuses très variables
(Trivellato, 2009). Au sein des milieux jansénisants sont maintenus des contacts avec les
jésuites, en particulier pour l’ouverture qu’ils apportent vers les mondes coloniaux,
notamment l’empire espagnol. Les marchés hispano-américains sont en effet cruciaux
dans l’orientation d’une partie considérable du négoce français qui s’intéresse à
l’exportation des toiles ou à l’importation des laines et des métaux précieux. Y réussir
suppose de nouer des rapports avec la Compagnie qui dispose de réseaux de
communication et d’influence dans les diverses vice-royautés américaines. Au début du
procès des jésuites, le magistrat Robert de Saint-Vincent, activiste janséniste du
parlement de Paris, remet un mémoire sur le sujet à l’oncle de sa femme, « M. Masson
de Plissay, homme célèbre dans son genre par le commerce qu’il avait fait longtemps
dans la maison de Cadix », par ailleurs « ami des jésuites qu’il avait cultivés en Espagne
et dont il voyait les membres importants à Paris ». Ce dernier jugeait qu’il « était
impossible de faire le commerce de Cadix par commission sans avoir relation avec les
jésuites qui faisaient le commerce avec toutes les nations »32. De sorte que les sphères
économique et religieuse ne sauraient coïncider exactement. Masson de Meslay, frère
de Masson de Plissay, qui a suivi dans sa jeunesse la même carrière négociante en
Espagne, une fois devenu président à la Chambre des Comptes, et sans cesser son
activité commerciale, engage pour précepteur de son fils un ancien professeur de
rhétorique du collège d’Auxerre fermé en 1771 pour cause de jansénisme excessif du
corps enseignant.
⁂
25 Le caractère réversible du choix janséniste ou jésuite tend à indiquer qu’on ne peut pas
penser le religieux de l’époque moderne comme un ensemble de valeurs personnelles,
appuyées sur un dogme, qui favoriseraient ou non des attitudes spécifiques face au
marché ou aux institutions, comme le pensent certains économistes (Guiso, Sapienza,
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Zingales, 2003). Il faut au contraire prendre au sérieux le caractère intramondain de
l’action dévote : la foi moderne reste une affaire de pratiques croyantes socialisées dans
des contextes différenciés. La prise de parti se doit d’être exprimée publiquement, et de
comporter un risque, même minime, de répression. Car ce sont bien les solidarités
collectives qui forment l’élément premier d’explication. Les fidélités réciproques entre
clercs et laïcs constituent des ressources qui contribuent à stabiliser les groupes
sociaux ; elles ne forment cependant pas la base d’une éthique spécifique des affaires,
laquelle renverrait plutôt à l’articulation entre normes familiales et juridiques. En ce
sens, il parait difficile de voir dans le capitalisme un produit de la persécution des
minorités par les orthodoxies renouvelées de la modernité, comme le soutenait Trevor-
Roper (Trevor-Roper, 1967).
26 Dans ce contexte, la capacité à développer une justification religieuse de l’activité
économique (ou de la réussite) est faible, voire nulle. Aucun lien spécifique n’est établi
entre l’activité productive et l’inspiration divine, aucune valorisation comparable à
l’acte prométhéen de l’entrepreneur puritain qui participerait de la création divine et
de la mise en valeur des dons de Dieu. Il n’y a pas de fusion entre ethos entrepreneurial
et spiritualité particulière. La rationalisation des affaires qui influe sur les croyants en
tant qu’ils sont des acteurs économiques ne les incite pas à envisager leur foi d’une
manière rationalisée. La ferveur maintenue pour les reliques constitue au contraire la
trace d’un attachement persistant à un ancien système de valeurs politiques. C’est que
le capitalisme ne saurait être pleinement justifié en termes catholiques, la Tradition
résistant, au moins à l’époque moderne, à de telles manipulations (Guéry, 2003 ;
Garrioch, 2005). Il n’en reste pas moins que catholique (sous son incarnation jésuite ou
janséniste) rime sans peine avec capitaliste.
BIBLIOGRAPHIE
BESNARD Philippe, 1970, Protestantisme et capitalisme. La controverse post-weberienne, Paris, Armand
Colin.
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rapportant à l’abbaye de Port-Royal des Champs et son cercle et à la résistance contre la Bulle Unigenitus et
à l’Appel, La Haye, M. Nijhoff.
CAMPICHE Roland et alii, 2004, Les deux visages de la religion. Fascination et désenchantement, Genève,
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CARRIÈRE Charles, 1958, « Prêt à intérêt et fidélité religieuse », Provence historique, 8, 31, p. 105-121.
Cox, 2001 ; Fer, 2010 ; Luca, 2012) comme dans le cas des musulmans, dont le modèle de
finance islamique connaît un franc succès.
3 Dans cet article, je tente d’interroger les manières dont les acteurs problématisent leur
engagement religieux dans la sphère de l’économie et de l’entreprise, en inscrivant
mon propos dans une anthropologie de la vocation, appelée de ses vœux par Nathalie
Luca, laquelle s’ancre plus globalement dans une anthropologie de la personne.
Comment conjugue-t-on le travail au service de Dieu et le travail au service du Capital ?
Tous les pentecôtistes et chrétiens charismatiques le font-ils de manière identique ?
Quelle politique de la valeur anime cette sphère hybride peuplée d’humains-
entrepreneurs-croyants, et de non-humains sous forme de marchandises et d’êtres
surnaturels ? La vocation entrepreneuriale des pentecôtistes et des chrétiens
charismatiques se colore-t-elle d’une singularité dans sa construction sociale, en
comparaison avec les autres formes d’engagements protestants dans le capitalisme ? Et
si oui, quelle est-elle ? S’ils ont pour point commun, comme nous le verrons, de
s’investir dans le capitalisme en établissant un partenariat privilégié avec l’Esprit-Saint,
il s’agira aussi de voir en quoi pentecôtistes classiques et chrétiens charismatiques
diffèrent quant à ces questions, à travers les parcours respectifs d’entrepreneurs issus
de ces deux mouvances. Enfin, que nous disent ces cas d’entrepreneurs pentecôtistes de
la conception chrétienne de la personne ?
4 Autant de questions qui méritent d’être posées et traitées en considérant aussi bien
l’œuvre des acteurs eux-mêmes que celle des êtres surnaturels qui les accompagnent.
De ces derniers, l’ethnographie peut dire, comme l’a bien montré Albert Piette (1999 ;
2003), qu’ils sont présents situationnellement, accrochés au monde visible par une
chaine d’actions, de discours et de savoir-faire qui sont autant de dispositifs de
médiations qui visent à les rendre présents parmi les hommes3. Si l’intervention de ces
entités dans le parcours des individus que je m’apprête à décrire peut paraître relever
du domaine de l’extraordinaire, je tiens à préciser, avant d’aller plus loin, qu’une telle
impression ne résulte que de la condensation des fragments de vies nécessaires à la
présentation synthétique de données ethnographiques. L’invisible s’inscrit dans la
banalité des objets et du discours quotidien, de même qu’il n’est pas omniprésent et
qu’il n’imprègne pas en permanence la teneur de la parole ou de l’action des sujets
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croyants. En effet, « le visiteur divin ne se révèle que sur un mode fragmentaire, à
travers des signes ou justement par la médiation de la voix qui représente en quelque
sorte la bonne distance, l’association d’une présence et d’une absence » (Mary, 2009 :
48).
Bosse : un entrepreneur engagé auprès des démunis
5 Bosse est un sexagénaire pentecôtiste très investi dans sa congrégation, l’Église de
Pentecôte de Jönköping, rattachée historiquement au pentecôtisme classique, qui a
constitué depuis son enfance, le cadre de sa socialisation religieuse. Électricien de
formation, il a très vite créé une petite entreprise qu’il dirige depuis 1972, pour
travailler à son compte. Depuis plus de vingt ans, en parallèle de son activité
professionnelle, il s’engage envers les plus démunis en Europe de l’Est, une mission
qu’il vit comme une nécessité, une responsabilité que « Dieu a mise en son cœur ».
Avant la chute de la République de Ceausescu, le pasteur de son Église, qui était marié à
une Roumaine, lui fit part d’une prophétie qu’il reçut lors d’un vendredi de jeûne : « Je
vais éloigner l’homme de l’ombre et ouvrir les portes de la Roumanie au Christ ».
Quelques semaines plus tard, les événements politiques en Roumanie confirmèrent les
dires du pasteur. En 1990, « par la grâce de Dieu », selon son expression, Bosse s’y
rendit pour un voyage de reconnaissance, en compagnie de quelques missionnaires
chrétiens. L’Europe de l’Est a été une cible privilégiée d’évangélisation depuis la fin des
régimes dictatoriaux dits « communistes », et Bosse ne faisait là que participer à un
mouvement bien plus large de conquête évangélique de ces territoires, dans lesquels il
était, comme chacun sait, difficile d’être religieux. « Notre visite, me dit-il, était une
réponse aux prières de nos amis chrétiens4 de Roumanie qui avait prié Dieu pour que
nous venions afin de reprendre contact avec l’Ouest ». Lors de ce premier voyage, Bosse
et son groupe avaient pour mission de venir en aide aux chrétiens évangéliques en
pourvoyant à certains besoins matériels : de la nourriture en ces temps difficiles, et
surtout des bibles en roumain, qui s’étaient faites rares dans le pays.
6 Lors d’un deuxième voyage, Bosse et ses compagnons de route visitèrent un orphelinat
dans lequel des enfants abandonnés vivaient dans des conditions pénibles : « Ils
souffraient beaucoup et j’ai tout simplement senti en mon cœur qu’il ne devait pas en
être ainsi ! », s’exclame Bosse. En rentrant de ce deuxième périple, il impulsa la
fondation d’une organisation non gouvernementale, Östhjälpen (litt. « L’Aide à l’Est »).
Basée dans sa ville d’origine à Pärtille (en banlieue de Göteborg), elle se veut être,
encore aujourd’hui, une entreprise œcuménique5 d’aide aux démunis de Roumanie.
Bosse me dit qu’il ne l’avait pas compris à l’époque, mais qu’il s’agissait bien d’un plan :
« Dieu voulait nous unir à Pärtille, de sorte que nous puissions travailler sur des projets
collectifs, des choses qui feraient la différence ».
7 À l’occasion d’un troisième voyage, Bosse et son organisation rencontrèrent un
conseiller de la mairie de Deva, le chef-lieu de la région qu’ils comptaient investir, afin
de s’enquérir des besoins des populations locales. Ce dernier leur dit qu’il souhaitait
voir se construire une maison d’accueil pour enfants handicapés sur le modèle de celles
qui existent en Suède6. Lors de cette rencontre, un prêtre de l’Église luthérienne
suédoise, qui faisait partie du projet, rétorqua à son interlocuteur qu’ils n’auraient
jamais assez d’argent pour mener à terme un tel projet ; tout au plus pourraient-ils
envisager d’installer le chauffage dans l’orphelinat qui existait déjà.
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8 Entendant cela, Bosse sortit de cette réunion rongé par le remord. Il se dit que le prêtre
avait probablement raison de rester mesuré, mais il tenait pourtant à ce que les choses
changent en Roumanie. « On ne pouvait pas se contenter de promettre si peu à des gens
qui avaient tant de besoins ». Il s’assit sur un trottoir dans la rue, me dit-il, et le Saint-
Esprit le visita « d’une manière très particulière », si intense que les mots lui manquent
aujourd’hui pour décrire sa sensation d’alors. Tout lui apparut clairement dès lors, il
était évident qu’ils allaient construire une maison pour les handicapés, telle était sa
vocation, son appel. Il fit part de sa nouvelle certitude au prêtre luthérien qui lui rit au
nez. Mais il ne manqua pas de le convaincre de s’investir en le travaillant au corps sur
le chemin du retour vers la Suède. En Allemagne, au port de Kiel, avant de prendre le
ferry qui leur ferait regagner le pays, le prêtre finit lui aussi par être touché par la
puissance de l’Esprit, une force telle que, les larmes aux yeux, il s’exclama : « Sur mon
cadavre, nous construirons cette maison pour handicapés en Roumanie ! »
9 Ce même homme revint vers Bosse quelques jours plus tard. Il avait trouvé un
immeuble en préfabriqué à vendre dans le centre de Göteborg. Il lui dit qu’il fallait
absolument l’acquérir. La somme demandée par le propriétaire de l’époque s’élevait à
un million de couronnes, un tarif pour lequel Bosse refusa catégoriquement de
l’acheter, le considérant trop excessif. Il négocia donc et déclina chaque fois la
proposition de son interlocuteur, qui baissa successivement son prix à 700 000, puis à
500 000 couronnes suédoises. Mais, pendant ce temps, « l’Esprit faisant son œuvre », les
choses s’accélérèrent, puisque l’édifice fut menacé d’être exproprié et démoli pour
laisser place à un autre. Alors que son propriétaire souhaitait le vendre pour un million
de couronnes au départ, Bosse finit par l’acquérir au nom d’Östhjälpen pour seulement
300 000. L’immeuble préfabriqué de 640 m2 fut démonté de part en part et acheminé
vers la Roumanie en 78 pièces qui seraient réassemblées sur place. Le travail prit deux
ans, après quoi les premiers enfants purent venir s’installer en 1992. Les bénévoles de
l’ONG formèrent des femmes en recherche d’emploi à Deva afin qu’elles pussent y
travailler. Parallèlement, Bosse contribua à la construction d’un magasin Second Hand
(une boutique de brocante tenue par les pentecôtistes en Suède) à Pärtille, par le biais
duquel il parvient à financer depuis vingt-cinq ans maintenant tous les besoins de la
maison d’accueil en Roumanie, ainsi que ses multiples déplacements. Les enfants
handicapés vivent dans ces maisons comme une famille, et aujourd’hui, certains ont
atteint l’âge adulte. En 2010, pour les 20 ans de l’association, un nouveau chantier fut
lancé pour construire une deuxième maison d’accueil afin de quitter les préfabriqués.
10 « Cela a beaucoup enrichi ma vie, je sentais que c’était ma tâche, mon devoir que
d’accomplir cela », dit Bosse. Il ajoute :
Je ne suis là qu’une personne qui observe ce que Dieu veut faire, on me demande, jeréponds, et une des raisons pour lesquelles je viens à l’église tous les jours, c’estparce que j’ai sur mes épaules un poids que le Seigneur a posé, en partie pour lesenfants handicapés dont j’ai la responsabilité, mais aussi pour les vingt-huitemployés là-bas aux besoins desquels il faut subvenir chaque mois et pour les autrestâches que le Seigneur m’a confiées... je dois m’agenouiller tous les matins pour nepas flancher et simplement rester debout et observer le Seigneur travailler commeil le fait à travers moi [...], je ne suis qu’un petit outil dans tout ça. Le Seigneurdispose de plusieurs personnes pour différentes tâches et il veut tous nous utiliserde différentes manières.
11 Sur les chantiers en Roumanie, Bosse reste un entrepreneur à la tête de neuf
charpentiers suédois qui le suivent pour la construction d’églises (il en a bâti plus de
vingt à ce jour et sept chantiers sont en cours). Il participe lui-même aux travaux en sa
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qualité d’électricien. À Pärtille, quinze personnes exclues du marché du travail ont
trouvé un emploi grâce aux activités d’Östhjälpen et reçoivent un revenu de la part de la
commune ou de l’État, dans le Second Hand fondé par Bosse. Ce dernier ouvre deux fois
par semaine, le mercredi et le samedi. Bosse affirme qu’il y a une queue d’une centaine
de mètres à l’ouverture chaque mercredi7 ; un succès qu’il perçoit volontiers comme la
volonté de Dieu et l’assurance que ses fidèles ont bien su entendre et mettre en place
son plan divin.
12 Pour assurer le financement de ses activités, Bosse doit par ailleurs veiller chaque mois,
à ce que 25 000 couronnes suédoises soient récoltées par Östhjälpen. Une petite partie
vient de dons de parrains et de marraines en Suède qui versent 150 à 200 couronnes par
mois, mais la majorité des fonds proviennent de ventes d’objets de récupérations à
travers la boutique Second Hand de Pärtille. Bosse ne pensait pas pouvoir récolter plus
de 15 000 couronnes par mois au début de l’aventure. Aujourd’hui, il parvient à en
rassembler plus de 160 000 tous les mois, nécessaires à l’entretien de la structure
d’accueil, qui va être transformée en véritable maison, pour abandonner l’immeuble
préfabriqué qui avait été envoyé depuis Göteborg vers la Roumanie. Il arrive aussi à
Bosse d’emprunter de l’argent à ses « riches camarades », comme il dit ironiquement,
dans les périodes de baisse de régime (notamment en été). Par ce biais, il a aussi pu
financer, pour ne citer qu’un exemple, une partie de son projet en demandant une
subvention au Rotary Club dont l’un de ses amis, pentecôtiste, est un membre éminent.
Il mobilise ainsi son réseau d’entrepreneurs croyants, des gens qu’il rencontre à l’Église
entre autres, opérant une conversion du capital social accumulé dans sa socialisation
religieuse, en capital économique ayant vocation à alimenter le Capital de Dieu (voir
Tonda, 2002).
13 Il convient de ne pas voir Bosse comme un individu sur deux fronts, d’un côté
l’entreprise et de l’autre la solidarité avec les Roumains. Le sujet conçoit une continuité
dans l’usage de sa force de travail dans le processus de production du Capital de Dieu,
dont il n’est qu’un maillon de la chaine, doté d’un don et guidé par l’appel que le
Seigneur lui a réservé. Bosse déploie son savoir-faire d’électricien tout comme sa
compétence d’homme d’affaires dans sa gestion d’Östhjälpen, en tant que négociateur,
comme nous l’avons vu, en tant que chef de projet, mais aussi en tant qu’investisseur
averti. En effet, il mène en parallèle de la construction d’églises et de maisons d’accueil,
un projet de microcrédits pour de petits entrepreneurs roumains. Il me dit que dans un
souci d’éthique et de responsabilité, il tient à étendre la durée du remboursement afin
que ces derniers puissent tout de suite bénéficier du fruit de leur nouvelle activité8.
14 Bosse est loin d’être un cas isolé dans les milieux pentecôtistes et charismatiques.
Nombreux sont ceux qui lient leur foi et leur savoir-faire entrepreneurial à une activité
sociale – en même temps qu’évangélisatrice. Il s’agit d’entrepreneurs qui ont la volonté,
faisant suite à une vocation divine, de rendre le « monde meilleur » en y représentant
et y présentifiant Dieu, tel qu’ils se le représentent. Ils se font médiateurs du divin dans
le monde et en cela, ils vivent leur investissement entrepreneurial comme un
engagement moral, fruit d’une vocation. Il semble qu’il soit impensable aux yeux des
chrétiens pentecôtistes et charismatiques de se contenter d’accumuler du capital
économique comme fin en soi, l’enrichissement personnel étant susceptible d’être
interprété comme le produit non du travail de Dieu, mais du commerce avec le démon.
En effet, l’enrichissement peut être entaché d’une valence négative dans le discours
religieux, dans la mesure où l’accumulation de l’argent peut être perçu comme
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immorale, ou comme le fruit d’activités illicites ou occultes, voire sorcellaires en certains
endroits du globe. C’est notamment ce que notent Ivan Droz dans le contexte kenyan
(Droz, 2000 : 100-101) ou encore Martin Lindhardt dans le cas du pentecôtisme en
Tanzanie (2016). Cette ambivalence morale de l’enrichissement personnel est loin
d’être le propre des configurations régies par l’idiome de la sorcellerie ou de l’économie
occulte. Afin de lever toute ambigüité, il apparaît de bon ton de tirer une plus-value
morale de la production des biens économiques, ce qui en vient à être ressenti comme
une obligation, voire une dette envers Dieu (Mahieddin, 2015), celle de le rendre
présent au monde et de finir son labeur, à la source d’une Création toujours en
chantier. Il en va de la responsabilité humaine de la perpétuer en effectuant une tâche
spécifique dans la division du travail de Dieu. Cette obligation envers Dieu devient ainsi
sentiment d’obligation envers le monde, que l’on transforme – sous-entendu que l’on
« améliore » – avec son aide.
15 Plus que l’engagement social différé tel que celui que pratique Bosse, certains
entrepreneurs font de leur propre entreprise le lieu même d’application de leur
vocation morale, et voient en leur réussite économique l’assurance de la bénédiction
divine et le signe de la conduite éthique de leurs affaires et de leur gestion managériale.
Il est question dans la section suivante de ce second type d’entrepreneuriat religieux
qui relève, à la différence de l’entrepreneuriat éthique de Bosse, d’un engagement plus
proprement théologico-politique. Cela dit, quelle différence y a-t-il là avec les
capitalistes puritains décrits par Max Weber dans son étude pionnière sur les affinités
électives entre éthique protestante et genèse du capitalisme au XVIIIe siècle ? Les
entrepreneurs pentecôtistes ne font-ils que reconduire et reproduire une éthique
protestante déjà séculaire : une vocation (Beruf), un sentiment d’obligation
professionnelle fruit d’un rapport de production avec le divin vécu sous le signe de la
prédestination, de la tâche imposée par Dieu ? Ou bien leur engagement dans la sphère
économique est-il un construit social qui possède sa propre spécificité ?
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Photo 1. Dispositif pour passage piéton fabriqué par Prisma Teknik, Jönköping, 2011
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Crafting Ethiopia’s Glorious DestinyPentecostalism and Economic Transformation under a DevelopmentalState
Du destin glorieux de l’Éthiopie. Pentecôtisme et transformation économique
dans un État développementaliste
Sobre el destino glorioso de Etiopía. Pentecostalismo y transformación económica
en un Estado desarrollista
Emanuele Fantini
1 “Transformation” seems a key word to describe contemporary Ethiopia. The country
hailed among African fastest growing economies witnesses rapid material
transformation orchestrated by the government’s “Growth and Transformation Plan”
(GTP) (FDRE 2010): urban infrastructures, roads, dams, investments in agriculture and
manufacturing, new patterns of consumption. Beside this, a less tangible but equally
significant transformation is taking place in the religious sphere: the spiritual renewal
promoted by the Ethiopian Pentecostal movement (Haustein, Fantini, 2013).
Pentecostals nowadays are the fastest growing religious group in a country shaped by
the oldest African autochthonous Christian church – the Ethiopian Orthodox Church,
the official state religion until the 1974 Revolution – as well as by a historically rooted
presence of Islam.
2 Scholars have extensively investigated the relation between economic success and
Pentecostal faith, in Africa and elsewhere, highlighting the elective affinity between
the neoliberal turn and the ethic of Pentecostalism, reputed to promote a spiritual
message and social practices particularly conducive to entrepreneurship, development
and economic prosperity. Dena Freeman (2012b and 2013) has pioneered the study of
this relationship in Ethiopian rural contexts. The issue remains however a largely
uncharted territory of research, as a consequence of the relative novelty of the studies
on the Ethiopian Pentecostal movement and of the lack of research by political
scientists and sociologists on business and economic growth in contemporary Ethiopia
(Vaughan, Gebremichael, 2011: 12). Furthermore, while the expansion of
Pentecostalism in Africa has been traditionally associated with neoliberalism and “the
retreat of the State” (Strange, 1996), Pentecostals in Ethiopia are prospering in a
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context marked by the presence of a strong state that aims not only at controlling
strategic economic sectors and resources, but also at orienting people’s lives towards
national transformation and economic development. Therefore, which is the
relationship between the subjective and social transformations featuring the
Pentecostal expansion and the economic transformation currently reshaping Ethiopia?
3 To address these issues, the first section sets the scene by recalling the main features of
the processes of economic growth and Pentecostal expansion in contemporary
Ethiopia, and by highlighting what is distinctive about Ethiopia compared to the
literature and other case studies on Pentecostalism, neoliberal globalisation, economic
success and development in sub-Saharan Africa. The second section analyses the
theological premises and the narratives of Pentecostal business ventures in
contemporary Ethiopia. The third and fourth sections deepen the analysis with a case
study of the Unic 7000 Church in Addis Ababa along with its business fellowship
Absolute Value, among the most vocal of neo-charismatic and independent groups
advocating an increased Christian presence in public affairs. Data and information were
collected through semi-structured interviews and participant observation during five
rounds of fieldwork in Addis Ababa between 2010 and 2014.
The growth of economy and Pentecostalism incontemporary Ethiopia: an elective affinity?
4 The unprecedented GDP growth – averaging 10.7 per cent per year in the last decade
and the increase in official development indicators have earned Ethiopia the inclusion
among the countries of the so-called “rising” or “emerging” Africa. If Ethiopia can
sustain this historically impressive performance, it might reach middle-income status
by 2025, as foreseen by the government in its ambitious plan for growth. The
peculiarity of this process of economic growth lies in the fact that it is not driven by
natural resources extraction, as in Angola or Chad, nor on private sector development,
as in Kenya. The rise of Ethiopian GDP is mainly the result of a vast program of public
investments in infrastructures like roads, dams, and housing, as well as of national
policies aiming at boosting commercial agriculture and foreign investment in the
agricultural and manufacturing sector. This strategy is based on the model of the
developmental state, officially adopted in the last decade by the ruling coalition of the
Ethiopian People’s Revolutionary Democratic Front (EPRDF) – in power since 1991 after
defeating the military Derg regime. With the GTP, EPRDF has opted for a neoliberal turn
in rural development, shifting from the traditional focus on food security towards
agriculture commercialisation. This shift entails the adoption of market liberalisation
strategies both to support farmers in the development of micro and small enterprises,
and to attract foreign investments on land and large-scale commercial agriculture, in
order to create wealth and employment. However, the adoption of these neoliberal
strategies does not imply a “retreat” of the Ethiopian state, but rather a
reconfiguration of its intervention in the spheres of economy and development
(Chinigò, Fantini, 2015).
5 The official government narrative on economic transformation and the growing
opportunities offered by these processes nurture a widely shared culture of
expectation: people are eager to transform their lives by contributing to and partaking
in the economic development that is taking place in the country. The break with the
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past promoted by the Pentecostal message appears among the factors that are
cultivating such culture of expectation. In fact, in the last years Ethiopia’s official
statistics have recorded another unprecedented increase: that of the religious believers
officially registered as Protestants – including members of traditional Evangelical and
Pentecostal churches as well as new independent and (neo)charismatic groups – and
vernacularly labelled as Pente to underline the charismatic renewal influencing the
whole movement (Haustein, 2011b). In the national census statistics, the number of
Protestants has grown from the 5.5% recorded in 1984, to the 10.2% in 1994 and finally
up to the 18.6% in 2007, when Christian Orthodox and Muslims were respectively
counted as the 43.5% and 33.9% of the population (Office of the Population and Housing
Census Commission, 1994, 1998, 2008). The most recent projections suggest that
Protestants in 2011 were 21% of the population (Central Statistical Agency, 2012),
confirming them as the fastest-growing religious group in Ethiopia. This growth has
been personified by the appointment as Prime Minister of Hailemariam Desalegn, the
first Ethiopian Head of State with a Pentecostal background1 (Haustein, 2013). While
acknowledging its internal plurality I will refer to this group as a whole as Pentecostal
because the charismatic turn influences the whole movement (Fantini, 2015) and the
term is increasingly used as self-designation among Ethiopian Christians not belonging
to the Orthodox or Catholic churches (Pew Forum on Religion and Public Life, 2010).
6 Pentecostals have taken advantage of the new institutional climate of religious freedom
inaugurated by the EPRDF with the 1995 Constitution of the Federal Democratic
Republic of Ethiopia, which affirms the secular principle of separation and non-
interference between state and religion (art. 11), the freedom of religious belief,
expression and association (art. 27), and the authority of religious courts in several
domains of personal life (art. 34 and 78). Pentecostals have become increasingly
assertive in affirming their presence in public spaces, and “claiming Ethiopia to God”
by reinforcing their commitment in state institutions, development initiatives and
economic activities (Fantini, 2013). The fervour of Pentecostal activism and its
aggressive proselytism strategies contribute to sharpen the relationship with the
Ethiopian Orthodox Church and between Christians and Muslims, fuelling polemics that
in some cases unfolded in violent clashes (Abbink, 2011).
7 The growing presence of religion in public spaces and debates is increasingly perceived
as problematic by the EPRDF. In spite of its secular approach, the government is
particularly attentive in controlling religious groups and co-opting spiritual leaders to
avoid the politicization of religious identity, to counter the emergence of potential
competitors, and to ensure conformity to its political agenda (Haustein and Ostebo,
2011). In implementing this secular order, the government retains the prerogative to
teach religious groups on constitutional rights and civic duties, and to influence their
orientation with the goal of ensuring religious tolerance and combating religious
“radicalisation”, “extremism” or “terrorism”.
8 The consonance between the Pentecostal message and the spread of neoliberalism has
inspired a growing debate on the nexus between Pentecostalism, economic growth and
development. Several analysis have revisited Max Weber’ Protestant ethic and the
spirit of capitalism, highlighting similarities and differences with the “elective affinity”
between Pentecostalism, neoliberal economy and the “spirit of development”
(Comaroff, Comaroff, 2000; Meyer, 2007; Freeman, 2012a). Freeman has applied these
analyses to the Ethiopian context, emphasising the elective affinity between
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Pentecostalism and development in rural Ethiopia (Freeman, 2012b, 2013). She analyses
how the Pentecostal holistic approach to development – “transformational
development” that sees economic transformation strictly connected with subjective
change – has proved particularly effective in promoting pattern of development and
accumulation in rural contexts in Southern Ethiopia. Here, conversion to
Pentecostalism facilitated the behavioural changes towards risk assumption and
entrepreneurial attitudes, and a break with traditional kinship obligations, advancing
individual accumulation by exploiting development opportunities offered by
international NGOs.
9 I would like to contribute to this debate by focusing on Pentecostalism and economic
transformation in the urban context of Addis Ababa. Pentecostalism in Ethiopia
remains largely a rural phenomenon and most of the believers still belong to mainline
Evangelical denominations (Dewel, 2014). However, it is worth focusing on the “new” or
“independent” Pentecostal churches that cater the emerging urban upper and middle
class: these groups are particularly vocal in reclaiming an increased public role for
Christians, and are presumably better equipped to prosper in a context hyped as one of
the most dynamic and fastest growing in the whole Africa.
10 In analysing this group, I situate the relation between Pentecostalism and economy by
assessing the religious experience in the context of its “generalised mutual interaction”
(Bayart, 2010) with economy, politics and society. In the Ethiopian case, this implies
assessing Pentecostals’ involvement in economic affairs by looking at their interaction
with the reconfiguration of the government intervention in economy. This analysis
indicates that within this specific political and economic context Pentecostals are
prospering with much more difficulties that one would expect – and that they
themselves wish – despite their supposed elective affinity with neoliberal globalisation.
Pentecostal narratives on economic transformation
11 An ascetic attitude emphasising the separation between the spiritual and the secular
realm and the consequent recalcitrance to get involved in public affairs historically
characterised the Ethiopian Pentecostal movement. This apolitical stand was reinforced
by the narrative and self-representation of the movement, emphasising the memory of
the persecution suffered under the Derg and the resulting identification of politics and
public affairs as a dangerous worldly thing (Haustein, 2011). In the last years, these
positions have been increasingly challenged by a theological shift promoting a holistic
approach to salvation and calling on Christians to become actively involved in the
public arena in order to evangelise and transform the country. Taking advantage of the
climate of religious freedom, a group of neo-charismatic churches and proactive
pastors have been particularly vocal in reclaiming Pentecostals’ visibility in public
spaces and growing engagement in secular affairs, including economy and
development.
12 This preaching has been applied as attempts to revitalise existing professional
associations, like the Ethiopian Christian Graduates Fellowship, or to create ad hoc
ministries, groups and networks dealing with economy and development. Almost all
the main independent and neo-charismatic churches – such as Beza International
Church, City of Refugee (formerly You-Go City) Church, Unic 7000, Exodus – have
established their own fellowships targeting the business and professional communities.
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13 This theological and practical shift implies a generation friction within the movement,
but it is gaining influence also inside mainline denominations, as acknowledged by an
elder of the Mulu Wengel Church, the first Pentecostal church established in the
country:
My sons are going to Exodus church. They have a holistic vision: they want to getinvolved in the economy in order to transform the country. Their church is full ofyoung, energetic and skilled people. They want to see the society transformed in allsectors: economy, politics, development... Their programs are much moreambitious than those of the traditional churches and their development wings, likeours. The mainline denominations are a little bit suspicious about the youngchurches, also because there is a fear from the past experience during the Dergtime. But this attitude is spreading from the young churches to influence the wholePentecostal movement2.
14 The premises of this theological and practical shift promoted by Ethiopian “young”,
“new” or post-denominational Pentecostal churches lie in a corrosive critique of the
corruption governing the economy. Pastors insist on the need for Pentecostal
involvement in the business sector in order to fight against its corruption and to bring
righteousness according to Christian values and God’s will. In some cases, the call
assumes the tones of a crusade against a perceived Islamic control of the economy,
most of the time personified by the Ethio-Saudi sheik Mohamed Al Hamoudi.
15 As it is often the case in most of the countries, the Ethiopian Pentecostal movement
does not speak with a singular voice. The Ethiopian Pentecostals legitimize and
encourage personal aspiration to worldly economic success by resorting to different
theological approaches. A common denominator within the Ethiopian Pentecostal
movement seems to be the general rejection of the prosperity gospel and the miracle-
based approach emphasising the power of God in offering wealth and abundance to his
people. The promises of wonders, miracles and easy money performed by foreign
pastors visiting the country are mostly received with suspicion. These approaches are
considered a degeneration of Christian doctrine and usually labelled as belonging to
western African or American styles of preaching that are alien to Ethiopian tradition.
However, inside the Ethiopian Pentecostal movement there seems to be an increasing
trend to embody the prosperity gospel spirit in practice, for instance by adopting the
language of marketing, and a growing interest in upward mobility – in the broader
context of the culture of expectation above mentioned. Some of the Pentecostal groups
catering to Addis Ababa’s middle and upper classes increasingly display economic
success as sign of blessing and righteousness of faith and behaviours.
16 Most of Ethiopian “new” Pentecostal groups adopt an approach linking economic
success to spiritual and individual change. Consequently, the call to work for the
transformation of the society passes through individual conversion and governing of
the self: economic success is conceived as the result of the adherence to rigorous self-
discipline and techniques of the body, control of desires, honesty, faith and prayers, but
also hard work, technical knowledge and skills. Thus, economic success becomes part of
the broader “remaking of the individual” inherent in the Pentecostal conversion
(Maxwell, 1998: 352). Here the emphasis is on a double break with the past. On the one
hand, a break with the ascetic ideals of mainline Evangelical churches, and with the
suspicion of economic success and the lack of entrepreneurial mentality that permeate
the Ethiopian society. On the other hand, a break with personal attitudes and
behaviours described in terms of sin and corruption, towards the adoption of an ethic
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of purity and hard work. In this respect, the Pentecostal message of spiritual and
economic empowerment implies the transition from a state of disorder to
righteousness.
17 The promise of economic success combines born-again theology with notions borrowed
from the manuals on management, consultancy, self-development and psychology.
Consequently, Pentecostal churches and business fellowships offer training
opportunities on entrepreneurial and managerial skills for their members. This
training addresses both business basics (accountancy, management, marketing,
leadership...) and moral and spiritual topics (business ethics, social responsibility, Bible
study...). In addition, the fellowships promote networking among church members, to
uphold existing business and inspire the establishment of new ones, such as micro-
finance institutions, banks, joint ventures... As explained by Pastor Johannes “Johnny”
Girma, leader of the Exodus Apostolic Reformation Church,
The Church has to teach to work diligently. It has to teach entrepreneurship, inorder to provide material means for transformation. God is a provider who cares foryou, otherwise poverty affects also your spiritual transformation. Our God is a Godof creativity, of development. An entrepreneur. We bring together capitals andvision, and they work together3.
18 By encouraging upward mobility and adopting the register of leadership, excellence
and the fight against corruption, Pentecostals endorse the neoliberal narrative, echoing
and legitimising the official Government’s discourse on the transformation of the
country into a mature middle-income market economy. In focusing on individual
transformation, Pentecostals do not seem concerned with structural changes within
the political or economic systems. Moreover, their vocal attitude condemning the
corruption of the current economic system and calling for good governance is balanced
by the adoption of a patriotic message, announcing “an era of glory Ethiopia4” and
echoing EPRDF official discourse on growth and transformation. As explained by Fitsum
Negussie, Development Director at SACRED International Ministry,
Our objective is to offer a positive outlook on the current transformation that thecountry is experiencing. We encourage in particular the youth to participate ingovernment efforts to transform the country, like those promoted in the Growthand Transformation Plan. We empowered the youth with leadership and excellency,reflecting the image of Christ in their life, in order to offer a positive contributionto their nation5.
19 However, despite a vocal discourse on the need to strengthen Christian values in the
economy and apart from a few local success stories, the development of a flourishing
Pentecostal business community at national level has not yet materialised. First of all,
these efforts have suffered the effects of the internal fragmentation within the
Pentecostal movement, which makes it hard to coordinate the work of Churches and
para-churches organisations or to establish a unitary businessmen fellowship.
20 Moreover, these shortcomings are attributed to an attitude of suspicion within the
movement towards the involvement in the business sector, or to a lack of appreciation
of its importance, as well as to the difficulties of honestly competing in a market where
other players – including Christian themselves – recur to fraudulent practices. As
acknowledged by Pastor David of the City of Refugee Church,
Pentecostalism is a relationship with God rather than a religion. Everybody that hasa direct relationship with Jesus is a productive person, a good citizen, and a hardworker with a caring attitude towards the family and the nation. God is a God ofprosperity who works hard. Therefore also in Ethiopia Pentes can help in
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transforming the country: we need a productive and educated society. But I do notsee a contribution by Christians as much as I would like. Why? Some people are nottotally committed. As Christian we should have integrity, but because of our culturepeople do not always respond to their word. There is lack of integrity, due to theprevalence of traditional culture. There is a lack of attitude to renew our mindaccording to the word of God. Christians are still going for shortcuts in business.Sometimes is very difficult to be honest, when everybody around is corrupted. Youneed deep spiritual change6.
21 Finally, Pentecostal business endeavours have to deal with the contradictory approach
of the EPRDF to both religious and economic liberalisation. On the one hand, the
government institutionally authorises spaces for religious and economic freedom. On
the other hand, the EPRDF aims at controlling such spaces, perceiving both religious
actors and private economic entrepreneurs as potential competitors in terms of
popular legitimacy and support. In doing this, the EPRDF does not seem to fully grasp –
and consequently does not accommodate – the quest for freedom and autonomy
engendered among the population by its own policies of economic and religious
liberalisation. Thus, in the name of the secular state, it constantly tries to keep religion
separated from economic and development issues, minimising and controlling the
spaces for religious actors to intervene in public affairs. At the same time, in the name
of the developmental state, the EPRDF retains a prominent presence in key economic
sectors by controlling the public enterprises and the private companies owned by the
party affiliated foundations such as EFFORT. These policies leave only a marginal role
to play for independent business networks, and discourage them from marking their
activity as explicitly religious. As explained by Mekonnen, chairman of the Christian
Centre Church Mission Businessmen Fellowship,
In the Ethiopian context, officially displaying your religious affiliation when doingbusiness might not be a wise economic strategy. Our vision is to play asbusinessmen and professional an important role in the growth and transformationof the country, as stated in the government plan, the GTP. However, thegovernment does not perceive the private sector as its main development partnerand does not encourage it. Therefore it is difficult to measure the practicalcontribution by Pentecostals to the economy.7
22 Indeed, within the Addis Ababa business circles there are several entrepreneurs,
owning malls, hotels, private schools or companies, whose Pentecostal background is
widely known. However they do not publicly display their faith and their networks.
Those who are the most vocal and active in affirming themselves as Christian
businessmen appears to be also the ones that find themselves in the position of
outsiders, both inside the Pentecostal movement and in the broader national political
economy. An example of this situation is the Unic 7000 Church in Addis Ababa and its
Absolute Value Fellowship.
The Unic 7000 Church: advancing governmentalprayer and spiritual warfare in Ethiopia
23 The Unic 7000 Church is an independent Christian neo-charismatic church founded in
2001 by Pastor Abby Emishaw. It has around 1200 registered members, those regularly
participating in Church activities. But the effective number of people attending varies
considerably given the high spiritual nomadism among believers within the Ethiopian
Pentecostal movement. The Church mainly caters to Addis Ababa’s upper and middle
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class: among its members are lawyers, professionals, businessmen, Ethiopians working
in foreign embassies or international NGOs, and a few politicians. Believers belong to
different ethnic groups, and ethnicity does not seems to emerge as an identifying or
divisive factor within the Church, as acknowledged by Pastor Abby:
We believe in the teaching that we are one in Christ. Ethnicity is not a Biblicalnotion. The Bible says “there is no Greek, there is no Roman, there is no Jewish, butwe are all one in Christ.” We teach these things and we are cautious in notemphasising ethnic divides8.
24 The Church main premises are located at the beginning of the Wollo Sefer Road, in
proximity of the commercial and residential area of Bole Road. It also has branches in
the towns of Gondar, Ambo, Hosaina and Debre Zeyt. In recent years, the Church has
also opened branches abroad, in Minnesota, Denver, Washington DC, Los Angeles and
Rome. While catering almost exclusively to Ethiopian nationals, the Unic 700 Church
holds regular services in English on Wednesday afternoon, and occasionally on Sunday.
25 The Unic 7000 Church belongs to the group of independent and neo-charismatic
churches that within the Ethiopian Pentecostal movement calls for a more visible and
prominent presence by Christians in public spaces and public affairs. In terms of
membership these churches are still a minority compared to the mainline churches
such as the Lutheran Mekane Yesus (EECMY) or the (largely) Baptist Kale Heywet.
However, in the last years these endeavours have proven rewarding: by virtue of their
vocal attitude, their financial means, their organisational capacities and the charisma
of their leaders, these “new” churches have attracted followers and gained influence.
For instance the Unic 7000 Church initially grew outside the main institutional body
encompassing Evangelical and Pentecostal Churches, the Evangelical Churches
Fellowship of Ethiopia (ECFE). Pastor Abby founded and lead a parallel fellowship, the
Pastors Fellowship of Ethiopia. The recent admission of the Unic 7000 Church to the
ECFE and Pastor Abby’s appointment to its board have been hailed by Unic 7000
believers as a confirmation of the Pastor’s charismatic influence and of the Church’s
leading role in advancing Pentecostal public presence by dint of crusades, evangelism
conferences, or mass-prayers at Addis Ababa national stadium. Through these
activities, the Unic 7000 Church – together with other neo-charismatic independent
churches – introduces to Ethiopia notions and practices borrowed from North
American or Nigeria Pentecostalism, such as spiritual warfare and governmental prayer
(Marshall, 2009).
26 For the Unic 7000 Church, governmental prayer is prayer that engages with the nation
and its spiritual direction as a whole. In order to address “the totality of holiness”, the
church is organised into groups and fellowships that deal with different aspects of
spiritual and social life. The spiritual ministries are in charge of worship services; they
include the “Global Worship Ministry” formed by professional musicians “to reform the
worship style through modern music and also to counter the abuse of this art,9 ” the
governmental prayer groups, and the discipleship groups. The Evangelism department
is responsible for the organisation of crusades, conferences and public prayers. It runs
also the youth church on Saturday afternoon, a training program for 1 to 1 evangelism
and a 3 times per week TV programme broadcasted from a London-based satellite
channel (Tuesday and Saturday in Amharic, and Wednesday in English).
27 In addition to these activities there are several fellowships targeting specific groups
and developing the practical skills of believers “to advance the Kingdom of God in all
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the sectors of the society”: a fellowship on gender identity and roles; a community
action fellowship offering social services such us free medical treatment through the
voluntary work of the Church’s professional (medical doctors, nurses...); a fellowship
targeting the business community, the Absolute Value Fellowship (described below);
the EQUIP (Ethiopia Quickens Under Inspired Professionals) JoDan (Joseph and Daniel)
Fellowship “organising the Church’s emerging and established professionals, working
for example in universities or private firms, to become agents of national
transformation by excelling in their profession and acquiring influent leadership
position10”.
28 In line with the governmental prayers paradigm, through these structures the Church
promotes the active involvement of pastors and believers in public affairs in order to
transform spiritually and materially the country according to God’s will, as explained
by Pastor Abby:
We pray for our nation, to redress current situations where our nation is affectedby evil forces. According to the Scriptures, we believe that the reality of the presentis not just the product of historical conditions, but it has also a deep relationshipwith the spiritual realm. That is why we engage ourselves in spiritual warfare: webelieve that there are spiritual agents of evil and Satan, principles and powers. Weengage through governmental prayers those evil forces that influence theinstitutions, the systems and the leaders of the nation. We have really seen a greatchange through our prayer efforts. Many things have happened. For instanceduring the 2005 elections the situation was very volatile. We fasted and prayedthrough governmental prayers, because the country was divided in half and theintent of the enemy was to steer us toward civil war. People were predicting ethnictensions and politicians telling that the next Rwanda was going to happen. So weprayed and we saw God changing things. It was a miracle to avoid such chaos11.
29 The Church’s commitment in public affairs also includes direct collaboration with
government institutions such as the Anti-Corruption commission or the Ombudsman
on “ethical issues” related to leadership, good governance and corruption. On these
sensitive issues – significantly, out of bounds for “international” NGOs12 – the Church
also offers training for political leaders, particularly in the Southern regions where
Pentecostalism is the predominant religion, but also in other areas.
30 The adoption of a technical and moral register of good governance and the fight
against corruption might indicate an accommodating attitude toward the government
and give the impression that Pentecostals endorse and legitimise its agenda. However,
the epistemological challenges to the secular state and its analytical categories posed
by governmental prayer (Marshall, 2009) do not seem to be fully grasped by the
Ethiopian government itself. As admitted by Pastor Abby,
When we initially presented our annual work plan to the Government authorities,they told us: “What is this governmental prayer? Do you pray for the government?”We explained them but they told us to change the name into “spiritual warfare.” Sowe just changed the name of our project. We have not experienced other questionsby the government on this issue. The establishment is not bothered by us, becausethey do not think we are powerful, just fanatics13.
31 The next section analyses how the principles of spiritual warfare and governmental
prayer are applied in the economic sector by the Unic 7000 Church’s business
fellowship.
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The Absolute Value Fellowship: spiritual warfare underthe developmental state
32 The Absolute Value Fellowship is a Christian businessmen group created in 2004 by a
group of young people belonging to the Unic 7000 Church. As explained by Tesfaye, one
of the Fellowship founders and its current coordinator,
The Fellowship’ name refers to a mathematical formula that makes negativenumbers become positive. It means that there are no relative values and thateverything that passes through is positive. We are showing the positive aspects oflife. Everything has a value. And the ultimate value is the blood of Jesus Christ: thisis the absolute value that God gave us14.
33 Initially, the founders tried to register the Fellowship officially as an NGO. However,
after several years the registration process is not completed yet, because, as Tesfaye
admitted: “The word Christian linked with business has posed difficulties for the public
authorities. Therefore up to now the Fellowship remains as a department within the
main church15.”
34 The Fellowship has around 150 members, involved at different degrees in the activities.
Only a minority of the members, around 30, are full-fledged entrepreneurs, mainly
involved in small business in the retail sector. The others are employees or
professionals (architects, lawyers...). Most have joined the fellowship to pursue their
vision of starting their own business in the near future. By virtue of its membership
and of the scope of its initiatives the Absolute Value Fellowship seems one of the most
structured business fellowships within the Ethiopian Pentecostal movement.
35 The Fellowship activities fall within the broader Unic 7000 Church mission of “claiming
the nation to God by transforming the society in all its sectors and aspects”.
Specifically, the vision of the fellowship stems from the principles of governmental
prayer and spiritual warfare applied to the realm of economy. Emphasis on the
performative power of prayers and on a miracle-based approach to wealth, constitutive
of the governmental prayer and the spiritual warfare, is combined with reference to
the need for an ethic based on hard work, honesty, competence and excellence. In my
first encounter with the Absolute Value Fellowship, in May 2010, its members described
their strategy in terms of individual empowerment and direct engagement in business,
in order to be role models inside the Church and become more influential within the
broader society. Initially, the fellowship had three main projects: a school for business
and entrepreneurship, a financial investment, and a real estate project.
36 The idea behind the business school was the need to promote a new mentality and to
offer the skills to compete in the market, both in spiritual and material terms, in order
to drive both the individual and the economic system from moral and economic
corruption towards righteousness and success. In the words of the fellowship’s
coordinator,
“God wants everybody to be prosperous”. But here in Ethiopia we need totransform the Christian attitude towards wealth: before Christians used to considerwealth as a sin, so they refrained from getting involved in business. Today there aremore such ventures, because the mentality of people has changed as a consequenceof so many teaching on prosperity and success (ibid.).
37 The three-month training program offered by the Absolute Value Fellowship addresses
three main domains. First, there are sessions addressing the pure technical
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entrepreneurial skills (management, marketing, accounting, how to draft a business
plan...); second, there are sessions dealing with what is called “the motivational
empowerment,” looking at issues such as leadership, networking, corporate social
responsibility, and personal character for entrepreneurship; third, there is the
“spiritual package,” whose topics include “The kingdom of God and business world”,
“The foundation of economy in the Scriptures”, “The master of money” and “The fight
against the sin behind corruption.” Moreover, the school itself represents a profit
initiative, since the trainees pay for their courses.
38 The second project entailed a bank investment. The Fellowship organised a group of
investors, the “G100”, and collected money to buy shares of the Wegagen Bank, a
private bank in Addis Ababa. The idea was to use the dividends to fund the Church
activities, and in particular its social projects, such as the church’s medical missions for
the poor.
39 The third project was a real estate business. The Absolute Value Fellowship coordinated
a venture between different companies of Christian businessmen, the Ararat Estate
Company, and secured a plot of land in the area of Sebeta, in the outskirts of Addis
Ababa, with the goal of building a residential complex. Members of the Unic 7000
Church and of other Pentecostal churches, including the Ethiopian diaspora, were
invited to invest money and buy houses in the complex. As explained by one of the
founder of the estate company,
The most important aspect is that we are building not only houses, but an apostoliccommunity, trying to depict the Christian values at community level; that’s why theselection of buyers is done by the Church. The idea is not to build a close circle, butrather a community giving an example. In the second stage, once the company isstrong, we aim to give affordable houses to the masses16.
40 A year later, in 2011, the only activity that was effectively running was the business
school. The other two projects had been deeply affected by changes in national policies
and regulations governing credit and land issues. In the previous months, the
government issued a new regulation on private banks, imposing restrictive conditions
on loans – banks were obliged to buy State bonds for an equivalent to the 20% of the
loan’s amount – that hampered access to credit and limited the private banks’ profits.
Thus the G100 investors had to rethink and downsize their plans, as one of them
admitted:
The idea behind the G100 was not to get access to loans, but to buy shares of thebank for profit. But there is a very tough legislation against the private banks,therefore it is no longer a safe investment. And we cannot take a risk with themoney of the Church17.
41 The difficulties in access to credit affected the real estate project too. Ararat Estate
could not cope with the fierce competition and speculation in the Addis Ababa urban
land market. In Ethiopia, the government retains ownership over land and allocates it
to private citizens through lease agreements. In urban contexts, the government fixes
and periodically reviews in the master plan the kinds of buildings and investments
required in specific areas and plots. The leasers unable to comply with the
requirements might have their land confiscated, with compensation or reallocation in a
less valuable plot. In the last years, this policy has led to the concentration of Addis
Ababa’s best land in the hands of the few investors with the right connections, enabling
the mobilisation of capital required by the government’s plans for urban land
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enhancement. Thus in 2012 the real estate project was still blocked, with the Absolute
Value coordinator admitting that
Land leasing in urban areas has become very expensive. The entrance barrier isgetting higher. Therefore also our real estate project might take a little longer thatwe initially foresaw. So far we are not progressing because doing business inEthiopia is a big challenge. You cannot be sure of your long-term plans because ofunpredictable laws. This does not allow you to think strategically. Enacting the lawwithout consulting and without proper representation: this is the developmentalstate approach! You cannot predict the law unless you are an insider, and youcannot prosper unless you are linked to the Party. The idea of the developmentalstate is to fill the gap that the private sector cannot fill. But by doing it like thisthey are thwarting the private sector. They control all the capital and take all theprojects18.
42 The dominance of the economy by state and party affiliated enterprises, and the
perception of an government antagonism towards the private sector, frustrated and
reshaped the Absolute Value Fellowship’s plans and ambitions to contribute to and
partake in the country’s economic transformation. In May 2014, the Fellowship
coordinator informed me about the decision of putting on hold all the projects except
for the business school19.
43 While in mere economic and material terms the Absolute Value Fellowship endeavours
might be considered as a failure, they acquire a different perspective when interpreted
according to the spiritual rationale of governmental prayer. In Pentecostalism people
might also find a response to navigate the uncertainty of politics and economy in
contemporary Ethiopia. Thus, in spite of the shortcomings of its business endeavours,
the Absolute Value Fellowship still promotes a positive outlook at the current process
of economic transformation and an acquiescent stand towards its master, the Ethiopian
government. As acknowledged by the Fellowship coordinator,
In Ethiopia there is an undeniable economic growth and we are happy with that,even if as Pentecostals so far we are not contributing that much. But we arecontributing as individuals. Pentecostals are rising and if some space will beallowed, in the near future they will be a very good resource for the nation. InEthiopia the private sector is very young, it lacks spirit of entrepreneurship andcreativity and it is still dominated by corruption. People work according to the oldmentality. They are afraid of risk; they are rent seekers. Pentecostalism on thecontrary is a young movement that can provide business people with the rightvalues to succeed. You know the famous theory about the ethic of Protestantismand the spirit of capitalism. The country needs a new generation of businessmen.We are praying for this. Governmental prayer is a prayer to change the system,including the economy. But the effects might be seen in one or two generations. Itis not in our hands, but in the hands of God. We know and believe that our effortsand prayers would decide the destiny of the nation, more than those sitting in thegovernment. We believe that God has chosen Ethiopia and through His help andwork we can contribute to craft a glorious destiny for our country and the entireWorld (ibid.).
44 These words powerfully recap the ambivalent relation between Pentecostalism and
economic transformation from the perspective of “new” churches catering to Addis
Ababa’s upper and middle classes. On the one hand Pentecostalism nurtures a strong
“culture of expectation” and desire to partake in the economic development of the
country, echoing and adopting the EPRDF official discourse (as for instance evident in
Tesfaye’s use of the EPRDF archetypal description of private entrepreneurs in terms of
“rent seekers”). On the other side, Pentecostalism accommodates the frustration of
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religious and economic outsiders, failing to gain sufficient leeway spaces and material
opportunities to meet their expectations. The spiritual and material response to this
state of insecurity offered by Pentecostals discloses a logic that is not reducible to the
political economy of the developmental state and that inherently challenges the
epistemological premises of the secular state.
⁂
45 While the analyses on Pentecostalism and neoliberalism mainly focus on “success
stories,” where the ethos promoted by the former allow prospering in the latter, the
case here presented suggests the need to nuance and situate the relations between
Pentecostalism and economic transformation. Similar studies of Pentecostals as
religious, economic, and political outsiders in other African countries – for instance in
Cameroun (Sunder 2013) – remind us that the Ethiopian case is not unique. It is one of
many situations where the Pentecostal break with the past does not easily translate
into resource accumulation and upward mobility, and it highlights the need for a more
critical reassessment of the elective affinity between Pentecostalism and neoliberalism,
one that acknowledges the contradictions and shortcomings of this relation.
46 The Ethiopian case is exemplary of how Pentecostals navigate these contradictions. On
the one hand, there seems to be indeed an elective affinity between the Pentecostal
ethos and the process of economic transformation promoted by the Ethiopian
government through a strategy matching the developmental state with neoliberal
policies. The official Government narrative and the material opportunities created by
economic transformation encourage a culture of expectation among the population in
regard to improved living conditions and economic success. The Pentecostal break with
the past resonates with these aspirations, providing them spiritual legitimacy. In a
country characterized by a relatively limited experience of market economy,
Pentecostalism promotes a shift in values and subjectivities that facilitates the
adoption of new behaviours oriented towards entrepreneurship, risk attitude and
economic transformation. By matching the adherence to a rigid doctrine and practice
of the self with the offer of professional business training, Pentecostal churches allow
their members to acquire and enforce a discipline conducive to entrepreneurship. This
elective affinity is reinforced by the Pentecostal message on transformation and
redemption of the nation. The patriotic vision displayed by Pentecostal leaders and
businessmen to work towards a prosperous Ethiopia echoes and contributes to
legitimate EPRDF official discourse on economic growth and transformation. Both these
narratives convey that “time has come for Ethiopia”.
47 On the other hand, however, the current economic transformation in Ethiopia does not
appear as the result of the “unintended consequences” of the elective affinity between
the Pentecostal spirit and the ethos of neoliberalism. Rather it is the result of an
explicit strategy of the government to pursue a vast programme of public investments
in the name of the developmental state. In contemporary Ethiopia, religious
liberalisation has not been matched with a political and economic liberalisation that
allows religious entrepreneurs new agency as the state retreats. On the contrary, the
neoliberal turn in contemporary EPRDF economic strategy implies a reconfiguration of
the state intervention in the economy. The Ethiopian government remains a major
player in key economic sectors. In this environment, the radical change promoted by
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Pentecostals does not automatically or easily translate into upward mobility. This
seems particularly true for the “new” Pentecostal groups such as the Unic 7000 Church
and its Absolute Value Fellowship, that negotiate their place as outsiders both within
the Pentecostal movement and in the broader national public sphere. These groups are
animated by a strong desire of upward mobility and success. They are equipped with
the theological notions and practical knowledge to prosper in a neoliberal economy.
However, they ultimately lack access to the material opportunities offered by the right
political and economic networks. Thus, the Pentecostal business fellowships that are
mushrooming in contemporary Ethiopia so far do not represent a challenge to the
political and economic establishment. Rather they offer to outsider entrepreneurs
limited opportunities to prosper in the niches of free market bestowed by the
developmental state.
48 The tension between Pentecostals’ elective affinity with neoliberal economic
transformation and the challenges they encounter in prospering under the Ethiopian
developmental state is symptomatic of a broader contradiction in the EPRDF approach
to economic liberalisation. While officially introducing elements of religious and
economic liberalisation, the EPRDF seeks to retain full control of these processes, in
order to avoid the emergence of potential political competitors. Thus it fails to fully
understand and accommodate the aspirations in terms of freedom and autonomy
engendered among the population by these processes of liberalisation, ultimately
jeopardising their political legitimacy.
49 Such risks are evident for instance in the way Pentecostals navigate the uncertainties
and frustration in their economic endeavours. They tend to attribute their lack of
success to the corruption that still reigns in the political and economic realms. The
break with the past preached by Pentecostals as necessary to redeem this corrupted
system entails a message that links economic success to individual transformation and
spiritual forces. This vision implies a deep epistemological challenge to the separation
between the secular and the spiritual, between economy and religion, which lies at the
foundation of the Ethiopian secular and developmental state. Thus Pentecostal
businesses endeavours should not be reduced to and assessed through the political and
economic logic of this world, but rather according to its own spiritual rationale. While
the EPRDF has set a temporal horizon of twenty years for the Ethiopian developmental
state to achieve its mission of economic transformation, Pentecostals have a longer
perspective to redeem the nation, that of God’s eternity. In these respects, while the
Ethiopian government and Pentecostals seem to agree that “the time has come for
Ethiopia”, for Pentecostal businesses the times might not have come yet20.
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NOTES
1. While highly symbolic at the level of religious imaginary, Hailemariam coming to power is
mainly the results of political logics and internal dynamics within the ruling coalition (Fantini,
2013).
2. Interview, Addis Ababa, 6 November 2012. The real names of most of the informants have been
changed or omitted to protect their privacy.
3. Interview, Addis Ababa, 23 March 2011.
4. This was the title of the first Evangelical Churches and Para Churches fair, held in November
2012. The same expression is also the title of a popular book that collects the prophecies of pastor
Belina Sarka, anticipating by ten years the economic and infrastructures transformations
currently undergoing in the country.
5. Interview, Addis Ababa, 8 November 2012.
6. Interview, Addis Ababa, 3 May 2012.
7. Interview, Addis Ababa, 27 April 2012.
8. Interview, Addis Ababa, 17 March 2011.
9. Unic 7000 Global Worship Ministry member, interview, Addis Ababa, 7 November 2012.
10. All the quotes of the paragraph are taken from interviews with EQUIP JoDan Fellowship
members, Addis Ababa, 7 November 2012.
11. Interview, Addis Ababa, 17 March 2011.
12. In Ethiopia NGOs receiving more than 10% of their budget from foreign sources are registered
as “international” and are not allowed to work in sensitive political sectors, such as human
rights, advocacy, conflicts resolution.
13. Interview, Addis Ababa, 17 March 2011.
14. Interview, Addis Ababa, 24 May 2010.
15. Interview, Addis Ababa, 10 March 2011.
16. Interview, Addis Ababa, 23 May 2010.
17. Interview, Addis Ababa, 30 March 2011.
18. Interview, Addis Ababa, 6 November 2012.
19. Interview, Addis Ababa, 21 May 2014.
20. Article filed in July, 2015. I would like to acknowledge Jörg Haustein, Catherine Dom and Éloi
Ficquet for their insightful comments to the first draft of this manuscript.
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ABSTRACTS
The expansion of Pentecostalism and the process of economic growth in contemporary Ethiopia
suggest revisiting the supposed “elective affinity” that Pentecostalism shares with neoliberal
globalisation and the “spirit of development.” While the expansion of Pentecostalism in Africa
has been traditionally associated with neoliberalism and a state losing ground, in Ethiopia
Pentecostals are prospering in a context marked by the presence of a state that is strongly
developmental. Pentecostals hold a controversial relationship with the strategy of this
developmental state and their holistic approach challenges the government secular policy.
L’expansion du pentecôtisme et le processus de croissance économique dans l’Éthiopie
contemporaine suggèrent de revisiter “l’affinité élective” que le pentecôtisme partagerait avec la
mondialisation néolibérale et “l’esprit du développement”. Tandis que l’expansion du
pentecôtisme en Afrique a été traditionnellement associée au néoliberalisme et au retrait de
l’État, en Éthiopie les pentecôtistes prospèrent dans un contexte marqué par la présence d’un
État qui favorise fortement le développement. Les pentecôtistes entretiennent une relation
controversée avec la stratégie de cet État développementaliste et leur approche holistique défie
la politique laïque du gouvernement.
La expansión del pentecostalismo y el proceso de crecimiento económico en la Etiopía
contemporánea sugieren volver sobre la “afinidad electiva” que el pentecostalismo compartiría
con la mundialización neoliberal y el “espíritu del desarrollo”. Mientras que la expansión del
pentecostalismo en África ha sido tradicionalmente asociada al neoliberalismo y a la retracción
del Estado, en Etiopía los pentecostales prosperan en un contexto marcado por la presencia de un
Estado que favorece fuertemente el desarrollo. Los pentecostales sostienen una relación
controvertida con la estrategia de este Estado desarrollista; el abordaje holístico de los
pentecostales desafía la política laica del gobierno.
INDEX
Palabras claves: Etiopía, pentecostalismo, Estado desarrollista, crecimiento económico,
Pentecôtismes et esprit d’entrepriseen HaïtiPentecostalisms and entrepreneurial spirit in Haiti
Pentecostalismos y espíritu de empresa en Haití
Nathalie Luca
NOTE DE L'AUTEUR
Je remercie très chaleureusement mes trois collègues, ainsi que l’Université d’État
d’Haïti d’avoir rendu cette étude possible. Grâce à eux, j’ai découvert un pays
terriblement attachant où je n’imaginais pas aller et où je n’imagine pas ne plus
retourner. Je remercie également les pasteurs qui m’ont accueillie dans leurs églises et
l’ensemble des Haïtiens qui ont bien voulu se confier à moi.
1 En 2007, je commençais une étude sur l’essor international d’entreprises de vente
directe dont les réseaux de vendeurs s’appuyaient, pour se développer, sur des réseaux
de fidèles d’Églises néo-pentecôtistes. Produits à vendre dans une main, Bible dans
l’autre, ceux-ci menaient de pair une activité professionnelle et prosélyte. Je comparais
leur réception dans deux contextes nationaux très différents : la France et la Corée du
Sud, quand mon collègue L. Hurbon, anthropologue spécialiste d’Haïti, m’apprit que
l’une de ces entreprises, AMWAY (American Way) avait connu une envolée de courte
durée à Port-au-Prince et m’invita à séjourner chez lui pour en comprendre l’échec. Je
fis ainsi deux premiers séjours à Port-au-Prince, en 2007 et en 2009, durant lesquels je
visitais plusieurs églises pentecôtistes et constatais leur animosité envers AMWAY : la
réussite économique y était très clairement dévalorisée. J’y retournais en 2014, suite à
l’invitation des professeurs L. A. Clorméus et J. P. Byron de la faculté d’ethnologie de
l’Université d’État d’Haïti. J’observais alors une sensible évolution des discours et des
pratiques pentecôtistes. Certains pasteurs encourageaient les fidèles à s’engager dans le
devenir social et économique de leur pays. Le séisme meurtrier de 2010 semblait
modifier leur rapport au monde. Cet article repose donc sur des observations de terrain
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et une série d’entretiens menées en Haïti, avant et après le séisme, pré et post
apocalypse, qui démontrent la remarquable plasticité des Églises néo-pentecôtistes,
capables de changer de discours, de postures et d’attitudes vis-à-vis de l’Occident (et
des États-Unis en particulier), mais aussi vis-à-vis du vaudou et de la relation à
construire avec l’ensemble des Haïtiens.
2 Ce que j’ai aperçu de ce pays durant ces trois séjours est certes limité, mais la mise en
perspective avec mes terrains antérieurs, et en particulier avec la Corée du Sud, cette
grande puissance internationale sortie en un temps record du sous-développement,
m’apporte un éclairage particulier de la situation économico-religieuse haïtienne. Il est
complété par la comparaison qui s’impose avec d’autres études de cas de ce volume, et
en particulier avec celle sur l’Éthiopie présentée par E. Fantini. Comme la Corée du Sud,
l’Éthiopie est un pays à État fort, également capable d’impulser l’une des croissances
économiques les plus importantes de la région. Dans les deux cas, cela a été profitable
au pentecôtisme qui s’est développé en diffusant un message spirituel particulièrement
favorable à l’esprit d’entreprise, même si cela ne se traduit pas par le même type de
relations avec l’État. En Corée du Sud, les Églises ont soutenu la politique du
gouvernement qui en échange, leur a laissé une place importante dans l’espace public.
En Éthiopie, le gouvernement y est tout à fait hostile, tant il redoute leur politisation.
Tout au contraire, Haïti se distingue par sa quasi-absence d’État et son incapacité à
sortir d’une situation de pauvreté qui ne cesse d’empirer depuis plus d’un demi-siècle
et fait d’Haïti l’un des pays les plus pauvres du monde. Ainsi A. Corten écrivait déjà en
2001 :
Haïti ne correspond pas – au moins aujourd’hui – à une situation de dominationtotalitaire mais la désolation y produit des effets analogues. La désolation commedestruction de la vie privée et comme privation d’une expérience sensiblecommunautaire est en fait un récit où il n’y a aucune quête d’un objet de valeurpossible. Elle raconte une histoire où aucun « faire » n’est possible. Il y a une voixqui parle, mais c’est la voix de la fatalité (A. Corten : 2001, 41-42).
3 Cette double absence de richesse et d’État rejaillit sur le type de pentecôtisme qui se
répand en Haïti, d’un côté, particulièrement attentiste et tourné vers la fin du monde,
de l’autre, faisant fonction d’État au niveau local. Sans autorité surplombante, les
Haïtiens peinent à trouver un moteur susceptible de les mobiliser et de les faire
avancer. Il leur manque un désir, un rêve, un projet collectif. Bien que très peu utilisée
en sciences sociales, la notion de désir est convoquée ici, de façon expérimentale, pour
tenter d’éclairer les différents types de pentecôtismes observés sur le terrain avant et
après le séisme de 2010 et d’approcher la façon dont le néolibéralisme pénètre en Haïti.
La forme idéale de développement du néolibéralisme voudrait que l’État soit soumis à
l’économie : qu’il y ait formation « d’un État sous surveillance de marché plutôt qu’un
marché sous surveillance de l’État » (M. Foucault, 2004 : 120). Ainsi, lorsque l’on connaît
le lien entre néo-pentecôtisme et néolibéralisme (également rappelé par E. Fantini) on
peut se demander quelles sont les conséquences de la montée du néo-pentecôtisme en
Haïti où l’État est déjà si faible. Comment résiste-t-il ? Comment, dans sa relative
impuissance, gère-t-il le désir de reprendre son destin en main que ce courant religieux
stimule chez les fidèles en même temps qu’il suscite un élan entrepreneurial autrement
absent ? Ce faisant, le néo-pentecôtisme participe à la formation de l’homo-oeconomicus
néolibéral, qui n’est autre, selon Foucault qu’un « entrepreneur de lui-même » dans le
sens où il est « à lui-même son propre capital [et] pour lui-même son propre
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producteur. [...] Il produit tout simplement sa propre satisfaction » (M. Foucault, 2004 :
232).
4 Dans son ouvrage Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza (2010), F. Lordon reprend
le concept de conatus de Spinoza pour expliquer comment l’adoption par leurs
employés du « désir-maître » des chefs d’entreprise dans les sociétés occidentales
ultralibérales réduit ces employés à un état de servitude dont ils demeurent
inconscients tant qu’ils parviennent à croire que ce désir est le leur. Selon Spinoza, le
conatus, c’est « la force d’exister » (F. Lordon, 2010 : 17), « l’élan » (32), « l’énergie
fondamentale qui habite les corps et les met en mouvement » (17), une énergie tirée du
besoin primordial de tout individu de désirer. Cependant le désir se construit. Il se
forge à partir de la relation que l’individu, le groupe ou la société développe avec
l’autre si bien que ce sentiment entretient, paradoxalement, un rapport d’altérité avec
celui qui le porte. La mise en mouvement de l’individu, du groupe ou de la société
dépend de la capacité de chacun de s’approprier un désir nécessairement né du rapport
à un autre. C’est ce que R. Girard appelle « le désir mimétique », en ce qu’il implique
toujours un tiers. En Haïti, le tiers, c’est l’Occidental, et le rapport avec cet autre est à la
fois de résistance, d’admiration méfiante et d’adaptation. La culture de résistance est le
propre du vaudou, religion des pauvres par l’intermédiaire de laquelle « [ils] créent un
espace autre, qui coexiste avec celui d’une expérience sans illusion [...] Ils déjouent la
fatalité de l’ordre établi [...]. [Ils] contest[ent] aux hiérarchies du pouvoir et du savoir
leur “raison” [...] [Ils] s’oppos[ent] à l’assimilation » (M. de Certeau, 1990 : 34-35). Les
anthropologues qui s’intéressent au rôle du vaudou dans la société haïtienne pointent
tous, à la manière de Karen E. Richman, sa fonction de résistance au système capitaliste
de production (K. E. Richman, 2005). Cette résistance se retrouve dans les Églises
pentecôtistes pré-millénaristes qui attendent la Fin dans l’espoir qu’elle leur apporte
une revanche sur le monde capitaliste et matérialiste, en même temps qu’ils accusent
les pratiquants du vaudou d’être les responsables diaboliques de la déchéance d’Haïti.
L’admiration méfiante est du côté des élites catholiques qui veulent à la fois imiter
l’Occidental, être reconnues par lui et s’en démarquer, ce qu’elles font notamment en
gardant leur distance avec le néolibéralisme américain. Enfin, l’adaptation est la
position des néo-pentecôtistes dont les églises se développent depuis le séisme de 2010
et dont les fidèles sont considérés comme des « traîtres à la nation », tant par les
pratiquants du vaudou que par les pentecôtistes, parce qu’ils leur apparaissent comme
parfaitement alignés sur le « désir-maître » des Occidentaux. Désir de résistance, désir
de reconnaissance, désir de réussite économique se construisent en tension, divisent les
citoyens et rendent particulièrement difficile le tracé des frontières symboliques de
l’« haïtianité ». Si cette expression est particulièrement revendiquée par les pratiquants
du vaudou qui l’associent à l’esprit de résistance intrinsèque à leur culture, les néo-
pentecôtistes, quant à eux, militent pour la naissance d’une « nouvelle Haïti » dans
laquelle le vaudou cèderait sa place aux valeurs libérales américaines. Après le séisme,
une position plus conciliante semble se dessiner et avec elle apparaît une figure
originale, haïtienne, de pasteur-entrepreneur.
Un désir de liberté trop vite contraint
5 Haïti fut la première République noire. L’île fut découverte par Christophe Colomb en
1492, sa partie occidentale cédée à la France en 1697. Sa population autochtone,
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rapidement décimée, fut remplacée par des esclaves noirs importés d’Afrique dès le XVIe
siècle et obligés de vivre sur cette terre étrangère qu’ils firent progressivement leur.
C’est ainsi qu’à l’aube du XIXe siècle, dans un mouvement de révolte impulsé par un
impétueux désir de liberté dont les Français avaient mésestimé la puissance, les
esclaves africains, les noirs affranchis et leurs descendants gagnent leur indépendance
et forment le peuple haïtien. On est en 1804. La jeune République fut aussitôt encadrée
par les « élites intellectuelle et économique », élites urbaines issues « d’anciens
affranchis et de chefs militaires ayant participé à la guerre d’Indépendance » (L. A.
Clorméus, 2012 : 59). Elles prirent le pouvoir sur une population rurale aux attentes non
unifiées, peu instruite, mais investie d’une « haïtianité » toute neuve, dont les contours,
s’ils restaient à préciser, étaient déjà marqués par un esprit de résistance face à
l’Occident, esprit qui prenait corps dans le vaudou. Les élites, quant à elles, furent
séduites par les valeurs occidentales. Elles virent dans les institutions étatiques et
religieuses de l’ancien colonisateur un véhicule capable de conduire leur pays sur la
voie d’une indépendance durable et de lui apporter le respect des autres nations2. Haïti
s’est ainsi construite en adoptant le modèle français, faisant du catholicisme la religion
d’État sans se préoccuper de la place à donner au vaudou que toutes les classes sociales
– celles au pouvoir y comprises – continuaient de pratiquer plus ou moins
clandestinement selon les époques. Faute de temps et de maturité politique pour
penser un modèle alternatif, le désir de liberté, intrinsèque au fondement du peuple
haïtien, se mua en désir d’une minorité dominante d’être reconnue par l’Autre. L’élite,
conduite par Toussaint Louverture (ancien esclave affranchi en 1777) imposa par le
haut des normes et des valeurs qui niaient les besoins, les pratiques et les demandes du
plus grand nombre, prenant le risque d’étouffer la pulsion par laquelle le peuple s’était
éveillé à lui-même. Ainsi, constate L. Hurbon : « Si le vaudou a pu servir de ciment au
lien social chez les esclaves en lutte contre les colons [...], il apparaît comme une source
de division au regard de Toussaint, car des prêtres vaudou sont souvent à la tête de
bandes maronnes parallèles à l’autorité centrale. Toussaint choisit de les poursuivre et
c’est le catholicisme qui peut selon lui assainir les mœurs, produire une certaine
homogénéité sociale, donner le sens de la famille en favorisant les mariages, assurer
l’éducation du peuple » (L. Hurbon, 2004 : 125). De fait, Haïti s’est développée sur un
ersatz d’État, laissant la majorité de la population vivre dans des conditions proches de
l’esclavage. Au début du XXe siècle, on ne comptait encore qu’« un seul prêtre haïtien
dans le clergé » (idem : 194), tous les autres étant français, majoritairement bretons. Il
fallut attendre les années 1960 pour que se forme un clergé haïtien et finalement, une
véritable Église haïtienne.
6 Plusieurs jeunes intellectuels se demandent aujourd’hui si le protestantisme n’aurait
pas pu offrir une alternative mieux adaptée à la population rurale, et par conséquent
plus à même d’unifier la société haïtienne. L’État et l’Église catholique sembleraient
cependant avoir tenté de bloquer la progression des missions protestantes. Ainsi, selon
L. A. Clorméus (2012) les trois campagnes antisuperstitieuses, révélatrices des fortes
tensions internes au pays, qui ont marqué la première moitié du XXe siècle (1896-1900 ;
1911-1912 et 1939-1942), avaient pour cible officielle les pratiquants du vaudou mais
auraient été également dirigées contre les protestants et les francs-maçons dont l’Église
catholique redoutait la concurrence. Les premiers missionnaires protestants arrivèrent
sur l’île dès 1816, mais la préférence de l’État pour le catholicisme leur valut une forte
hostilité. On sait que les missions protestantes ont pu être utilisées en Afrique, au
Groenland ou dans les Amériques pour assujettir les populations au pouvoir colonial.
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Cependant lorsque les Églises étaient dirigées par des locaux, elles ont aussi pu
participer à renforcer leur désir d’indépendance ou bien encore, comme en Corée,
accélérer la mise en place de réformes sociales d’envergure3. Contestant à la fois le
catholicisme et le vaudou (tous deux considérés comme fétichistes), on peut en tout cas
postuler qu’en Haïti, ces missions, ont proposé, avec d’autres – la franc-maçonnerie par
exemple, qui luttait précisément pour un clergé national – une troisième voie qui
bousculait les habitudes du néophyte, l’obligeaient à effectuer une véritable conversion
(non nécessaire dans le catholicisme) et à s’investir sérieusement dans la nouvelle
croyance, ce qui comportait un danger assumé, celui d’appartenir à une minorité
ostracisée. Dans ces conditions, la conversion pouvait représenter pour le fidèle
l’occasion de faire un choix difficile peut-être apte à lui rendre la flamme et l’énergie
nécessaires à le mettre en mouvement au nom de nouveaux idéaux qu’ils faisaient sien
– même si ceux-ci étaient également empruntés à l’Occident. Pour le dire autrement, on
peut se demander si ce choix ne leur permettait pas de recouvrer leur capacité
d’entreprendre mise en œuvre lors de la Révolution. Cette hypothèse peut être posée
précisément parce que les missions protestantes nommaient des pasteurs haïtiens. Elles
formaient des communautés autogérées dont il est possible de déduire qu’elles étaient
responsabilisées quant à leur devenir, celui de leur famille, et pourquoi pas, celui de
leur nation. Ce que le gouvernement et l’Église catholique imposaient par le haut et par
le biais d’un clergé étranger, les Églises protestantes l’auraient proposé par le bas et par
le biais de pasteurs locaux, créant ainsi les conditions nécessaires à la mobilisation des
classes, les Églises baptistes, historiquement majoritaires en Haïti4, mais aussi le
méthodisme, l’épiscopalisme et l’anglicanisme, qui sont les plus anciennes Églises
protestantes d’Haïti étant parvenues à toucher « les couches aisées et moyennes de la
population » (A. Corten, 2001 : 80).
7 Cela expliquerait pourquoi le protestantisme fut ressenti comme un obstacle à
combattre pour le clergé catholique et l’État haïtien. Il était susceptible de remettre au
peuple la prise en charge de ses croyances et actions et par conséquent la question de
son devenir social et national ; de replacer l’individu dans son statut d’acteur citoyen là
où les dictatures haïtiennes, soutenues par l’Église catholique, tentèrent par la force ou
la menace de mettre sous cloche son désir de liberté. L. A. Clorméus rappelle que le
wesleyen Louis-Joseph Janvier écrivait déjà en 1886 :
Par pur patriotisme, non par prosélytisme d’aucune sorte, chacun doit se répéterque la religion protestante peut devenir un puissant facteur de développementsocial en Haïti parce qu’elle est supérieure au point de vue des résultatséconomiques et peut être nationale [...] Le protestantisme est plus national, moinsdangereux qu’un catholicisme sans clergé national ; celui-ci ne peut avoir qu’uneexistence anormale, factice ; il ne saurait durer à moins que le pays ne veuilleperdre son indépendance politique5.
8 Que le protestantisme ait été ou non une meilleure solution, il apparaît en tout cas
qu’en imposant le catholicisme comme religion d’État, l’élite haïtienne a nui à la
valorisation du peuple et à la prise de conscience de son caractère exceptionnel, deux
éléments dont Benedict Anderson a montré l’importance dans la construction des
frontières symboliques nationales (Anderson, 1996). Elle a introduit le sentiment d’une
infériorité ethnoculturelle et empêché la formation d’un équilibre social, économique
et politique. Cette dévalorisation a privé le pays de repères unificateurs. Un siècle après
son indépendance, l’instabilité du pays (que la France a largement entretenue) conduit
à l’occupation américaine (1915-1934).
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Une situation peu propice à entreprendre : attendre lafin du monde
9 La présence des Américains a ouvert la route aux missions protestantes. C’est durant
cette période, en 1928, que le pentecôtisme est arrivé sur l’île. A. Corten souligne
néanmoins qu’il s’y est développé « sans interférence notable avec [l’occupation] »
(2014 : 119). Il faut constater en effet que la spécificité du pentecôtisme est d’avoir su,
dès le départ, recruter « des gens des classes défavorisées [en] se distingu[ant] par ses
utopies égalitaristes » (L. A. Clorméus, 2012 : 331). Il allait dans le sens d’une résistance
au libéralisme et donc à l’esprit du capitalisme américain. En cela, il visait le même
public que le vaudou et s’il en diabolisait les pratiques, c’est pour convertir dans ses
rangs et non pour s’aligner sur les valeurs occidentales. Ainsi, les églises pentecôtistes
haïtiennes que j’ai visitées à l’occasion de mes deux premiers séjours mettaient l’accent
sur une théologie extra-mondaine pré-millénariste6. Les croyants plaçaient leur espoir
dans la survenue prochaine de la fin du monde. Déshérités et en grande souffrance dans
ce monde-ci, ils espéraient être les élus d’un temps post-apocalyptique. Aucune vision
prometteuse de l’avenir dans laquelle s’investir ne leur était proposée. Comme le
constate également L. A. Clorméus, « La pauvreté passait pour une épreuve terrestre
contre laquelle [lutter] était moins profitable que se consacrer à Dieu qui promet le
paradis céleste à ses fidèles » (2012 : 331). Les pasteurs expliquaient les malheurs
écologiques, sociaux et politiques comme autant de bienfaits de Dieu et rappelaient
qu’avant d’être sanctifié, Jésus avait été brisé :
Il n’y a pas de plénitude sans brisement [...] Après l’humiliation vient lasanctification [...] Vive la sècheresse du monde, car elle nous permet d’ouvrir noscœurs et de boire Sa Parole !La souffrance étant le signe de la fin des temps, il fallait attendre dans larésignation :Mieux vaut souffrir encore que de perdre mon âme.
10 Ces attitudes croyantes étaient en tout point opposées à celles des Églises
ostensiblement proaméricaines de Corée du Sud qui encourageaient les fidèles à être les
acteurs du développement économique de leur pays, seul à même de prouver l’action
bienfaitrice de Dieu sur leur nation. C’est bien là ce qui sépare pentecôtisme et néo-
pentecôtisme, même si une gradation et des passerelles existent entre les deux
courants : dans une perspective idéal-typique, on peut dire que le premier, pré-
millénariste, vise un retrait du monde considéré comme diabolique, quand le second,
post-millénariste, considère l’action et la réussite dans le monde comme preuve de la
présence et de l’amour divin ; le premier anéantit désir et vision d’avenir, le second
cultive rêves et projections dans un futur meilleur qui se construit grâce à
l’investissement des fidèles dans des activités économique, sociale et politique :
Le Royaume étant déjà de ce monde, il est donc nécessaire de poursuivre saconquête afin qu’elle soit achevée lors de la seconde venue du Christ. C’estpourquoi, alors que le pentecôtisme prône un retrait du monde ce qui le conduit àne guère s’intéresser aux réalités sociales qui lui sont extérieures, et à se montrertrès réticent à l’égard de l’engagement politique, le néo-pentecôtisme campe quantà lui sur un projet clairement énoncé de transformation du monde (J. Garcia-Ruiz,P. Michel, 2012 : 92).
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11 C’est précisément par des réseaux néo-pentecôtistes qu’a pénétré, en Haïti dans les
années 1990, AMWAY (American Way), une entreprise de vente directe par réseaux
apparue aux États-Unis dans les années 1950. Son fonctionnement repose sur la
formation de distributeurs indépendants qui développent leur affaire à partir de la
fidélisation d’une clientèle et la construction d’un réseau de vendeurs qui s’étend au
niveau local, national ou international. Il n’y a aucun salariat, aucune rémunération
fixe. Chacun gagne en fonction de ses ventes et de l’ampleur de son réseau. Il lui faut
donc acquérir un esprit d’entreprise, c’est-à-dire, un certain goût du risque et une
aptitude à convaincre. En Haïti, AMWAY proposait des produits de consommation
courante (casseroles, savons, dentifrices, crèmes de soin, etc.), mais aussi de
l’électroménager (télévisions, magnétoscopes, etc.), s’adaptant à la demande de classes
sociales hétérogènes. Selon mes informateurs, elle aurait réuni plus d’un millier de
distributeurs avant de s’effondrer dans les années 2000. En 2009, ils n’étaient pas plus
d’une cinquantaine. L’entreprise est arrivée sur l’île par le biais de la diaspora haïtienne
dont une partie fréquente les églises néo-pentecôtistes et s’engage dans ce type
d’activité rémunératrice. Pendant quelques années, les distributeurs de Port-au-Prince
ont insufflé un désir de réussite et une vision d’avenir à leurs équipes recrutées au sein
même des communautés pentecôtistes en valorisant un complet changement d’attitude
vis-à-vis du sens théologique à donner à la pauvreté et à la possibilité d’en sortir. Lors
des réunions, dont certaines avaient lieu le dimanche aux mêmes heures que le culte,
au grand dam des pasteurs, les distributeurs priaient et remerciaient Dieu avec ferveur
avant de parler produits ou construction de réseaux.
Un ancien distributeur : « Avec ma femme, nous assistions religieusement auxréunions. On croyait tellement aux leaders qui avaient déjà réussi. On nousmontrait des chèques et on rêvait de ces sommes, de l’idée de créer une entreprisemultinationale en partant de zéro. Au moment où les problèmes ont commencé, onavait un réseau de plus de quarante personnes. Notre meilleur chèque était de 850dollars US. On pouvait développer un leadership. C’est tout ça qui faisait la magie. Ily a aussi les livres qu’on lisait. Ça, c’était très, très important. Et puis oui, on priait.On priait, mais de façon universelle. Il y avait des croyances très variées. Parfois, onrécitait quelques versets. On pouvait toujours demander à quelqu’un de prier. Ilarrivait qu’un maître de cérémonie démarre la réunion sans prier, mais quelqu’unlui disait alors qu’on n’était pas encore prêt. Parfois, c’était une simple prière.Parfois, nous répétions ensemble un psaume. On remerciait le Tout-Puissant denous avoir permis de rencontrer une entreprise si extraordinaire. On requérait sonassistance ; de nous aider à parler pour nous ; d’ouvrir nos esprits, notreintelligence. Avant de partir, on priait alors pour demander sa protection et pourqu’il nous aide à réaliser nos activités jusqu’à la prochaine réunion ».
12 AMWAY s’est effondrée pour cause de scissions internes et pour des raisons externes,
dont la plus importante fut la réforme soudaine et à effet immédiat des taxes
douanières. Les distributeurs, qui importaient leurs marchandises des États-Unis, ont
vu leurs commandes bloquées en douane. La date de péremption de certains produits
de consommation a expiré ; il a fallu rembourser les clients non livrés et les
distributeurs ont perdu leur argent. Cela a rompu le climat de confiance indispensable
au fonctionnement de l’activité et, même si la situation s’est stabilisée ensuite, les
réseaux se sont défaits et les taxes douanières sont devenues trop élevées pour que
l’affaire demeure rentable. La réforme de l’État avait cassé la dynamique. Cette
situation n’est pas propre à la vente directe par réseaux. Elle est généralement
critiquée par les entrepreneurs haïtiens :
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Marc-Antoine Acra, président d’Acra Industries : « Nous avons besoin de stabilitépolitique. Sinon, personne n’investira. L’État haïtien se contente de nous taxer. Iln’offre pas le cadre pour développer les sociétés » (P. Woods et A. Robert, 2013 :XX).
13 D’autres marketings de réseaux ont bien tenté de se développer localement et certains
jeunes haïtiens ayant fait leurs études en Occident, peu concernés par les discours
religieux, ont voulu créer dans un cadre très professionnel des entreprises de
distribution à partir de produits locaux, comme le rhum. Ils se sont heurtés au refus, de
la part des producteurs qu’ils démarchaient, de prendre le risque d’augmenter
brutalement leur production dans une telle situation d’instabilité législative. Mais le
désir et l’espoir restaient en suspens, et ces réseaux continuèrent de susciter bien des
critiques dans les milieux pentecôtistes, y compris, parfois, directement durant le culte.
Un pasteur m’expliquait :
Certains voient, dans ces réseaux, la manifestation de Satan qui veut vousséduire, vous conduire vers l’erreur, vers un système qui fonctionne pourlui-même, pas pour vous. C’est le mal de la Bête. Tout repose sur l’illusion, lanaïveté, les fausses promesses. Ils essaient de capter les esprits débiles, carles personnes clairvoyantes ne vont pas facilement entrer dans cemouvement. Ils disent former une communauté soudée, mais ce n’est quesuperficiel ; c’est professionnel et l’amitié tombe dès que l’affaire s’arrête.Beaucoup de personnes étaient très optimistes au départ, mais avec le tempselles ont été déçues et sont devenues hostiles. Elles sont revenues chez nous.
14 AMWAY a été ressentie comme un risque sérieux de concurrence. Les pasteurs étaient
directement démarchés et certains entraînaient dans l’affaire toute leur assemblée. Les
nombreuses dénominations pentecôtistes ne comprenaient pas pourquoi l’entreprise
tenait ses réunions le dimanche, obligeant les fidèles à choisir entre le culte ou ses
meetings. D’où la montée d’une contestation qui alla jusqu’à interdire aux distributeurs
de participer à la vie paroissiale :
Un pasteur pentecôtiste : « On est né dans la pauvreté, on grandit dans la pauvretéet on va mourir dans la pauvreté ».
15 Certes, AMWAY représentait le rêve américain. Surfant sur les réseaux néo-
pentecôtistes pour se développer à l’international, ce type d’entreprise proposait un
moyen efficace « de produire un “individu compatible” avec les règles en vigueur dans
l’univers marchand, qui s’appliquent là, complètement, en ce qu’elles dessinent et
redessinent en permanence le profil d’un individu producteur/consommateur aussi
adapté que possible aux logiques du marché » (Garcia-Ruiz, Michel, 2012 : 36). Mais cet
« individu compatible » n’était pas imposé aux Haïtiens de l’extérieur, par le haut, il
était proposé à chacun comme une possibilité de réaliser son propre rêve, d’imaginer sa
société de demain, bref, de s’investir, d’entreprendre, de se mettre en mouvement pour
un désir qu’il pouvait s’approprier et qui le transformait. On retrouve là le cœur de
l’analyse de Lordon : celui-ci se demande en effet « comment certains salariés [nous
dirons ici les laissés-pour-compte du développement économique] en viennent à faire
cause commune avec le capitalisme, pourquoi [ils] marchent avec lui » (Lordon, 2010 :
54). La force du néo-pentecôtisme est très précisément de trouver des arguments
permettant à chaque fidèle de se laisser capturer par le « désir-maître » des
néolibéraux américains, de se convaincre qu’il est le sien et qu’il doit se donner les
moyens de le réaliser, c’est-à-dire, de s’enrichir, l’enrichissement devenant le maître-
mot de la réussite. Cette appropriation du désir était facilitée par un système de vente
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comme AMWAY non seulement parce qu’il n’y avait pas de patron, mais parce qu’il
n’était pas nécessaire, pour se lancer, d’un apport initial. Les distributeurs, dans leur
grande majorité, bénéficiaient d’une égalité de fait : ils n’avaient que leur énergie à
mettre à la disposition de leur réussite. Les prières en début ou fin de réunion, les
discours des animateurs d’équipe avaient pour unique fonction de déposer dans l’esprit
du distributeur un « affect gai », celui de l’espoir, capable de prendre la place de
l’« affect triste » diffusé par les pasteurs pentecôtistes qui distillaient la crainte du
jugement dernier et recommandaient de se soumettre à son état de pauvreté. Ces
prières permettaient la « mobilisation, au sens le plus littéral de savoir ce qui fait
mouvoir les corps, c’est-à-dire ce qui induit les énergies des conatus à faire ceci ou cela
et avec quelle intensité. » (F. Lordon, 2010 : 48). Pour Spinoza, ces énergies sont les
« affects ». Ceux-ci dirigent les désirs dans un sens où un autre selon qu’ils sont positifs
ou négatifs.
Une fleuriste : « Grâce à ce nouveau job, les jeunes apprenaient à parler, às’exprimer, à s’habiller, ce que la société ne leur offre pas. Ça les obligeait à acquérircertaines valeurs sans lesquelles ce système ne marche pas. Peut-être que beaucoupn’ont pas gagné grand-chose sur le plan financier, mais ils se battaient pourquelque chose puisqu’ils n’ont rien ! Ils se levaient le matin avec une lueur que riend’autre ne leur avait donnée. C’est pas rien, ça ! »
16 On peut se demander pourquoi le gouvernement en place a arrêté cet élan
entrepreneurial avec des lois régulant et limitant la circulation des biens. Les
distributeurs pensaient qu’il s’était sciemment opposé au développement d’une
entreprise façonnée par l’esprit néolibéral américain si défavorable à toute forme de
régulation étatique. Il est possible de voir là, en effet, une modalité d’existence et de
résistance de l’État haïtien face au néolibéralisme américain alors même que son
impuissance politique le soumet déjà aux ONG, que la sécurité est très largement prise
en charge par l’ONU à travers la MINUSTAH7 (au grand dam de la population), et qu’il
est incapable d’assurer la prospérité de la nation.
Que ce soit sur le plan de la santé, de l’éducation, de l’environnement, ou sur celuides associations féminines, ou encore de l’organisation des jeunes, les ONG donnentl’impression d’être des substituts de l’État. Comme si les rapports Église-État sedéplaçaient et se transformaient en rapport État-ONG, sans pour autant que s’opèreun changement véritable de la nature de l’État. Désormais, dans ce vide, tout peutprendre place. Les repères symboliques venant à défaillir, la société tout entières’enfonce peu à peu dans l’anomie (L. Hurbon, 2004 : 259).
17 Le refus de la diffusion de l’idéologie capitaliste semble être une des valeurs les mieux
partagées par les Haïtiens, par-delà les clivages entre pratiquants du vaudou,
pentecôtistes et catholiques. C’est d’ailleurs là le regret de bien des chefs d’entreprise
haïtiens :
Jerry Tardieu8, actionnaire de l’hôtel Oasis : « Il y a trente ans, nous avions uneusine qui exportait le jus de mangue. Tout s’est effondré. Nous vivons dans un paysoù les gens de la bourgeoisie sont perçus comme des rapaces. Il faut, pourreconstruire Haïti, que la mentalité change de part et d’autre » (P. Woods etA. Robert, 2013 : XX).
18 Pour F. Lordon, cette résistance représenterait sans doute ici le souci des dominés (« les
enrôlés » dans son vocabulaire), dont l’État haïtien, de se décaler du « désir-maître », en
l’occurrence ici, le désir de propagation du néolibéralisme de la plus grande puissance
du monde, et certainement la plus envahissante en Haïti. Le néopentecôtisme associé à
une entreprise américaine comme AMWAY qui fonctionnait de concert avec la
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théologie de la prospérité représentaient ensemble un seul et même mouvement
œuvrant à faciliter « la colinéarité », c’est-à-dire l’alignement du « désir des enrôlés sur
le désir-maître », ou bien encore, la capacité des dominés à désirer la même chose que
les dominants. En bougeant les règles, en les corrigeant en fonction des effets qu’elles
produisaient, l’État haïtien fit exactement le contraire de ce qui est attendu dans une
économie néolibérale où la loi « doit définir un cadre à l’intérieur duquel chacun des
agents économiques pourra décider en toute liberté, dans la mesure où, justement,
chaque agent saura que le cadre légal qui est fixé à son action ne bougera pas »
(M. Foucault, 2004 : 170). L’État a donc fait la seule chose par laquelle il pouvait encore
efficacement résister à l’Occident.
L’élan d’après le séisme
19 La présence des ONG s’est encore intensifiée suite au séisme du 12 janvier 2010, si
meurtrier et destructeur qu’il semblait concrétiser la fin du monde annoncée, sauf que
seule Haïti était touchée.
Sept sur l’échelle de Richter : un séisme équivalent à plusieurs bombes atomiquesqui auraient explosé sous la terre. Le 12 janvier 2010, une maison sur trois a résisté.Si l’une a miraculeusement tenu, sans une vitre soufflée, l’autre s’est trouvéeréduite à néant : un gigantesque jeu de hasard et de massacre qui a fait 230 000morts, 300 000 blessés et 1,3 million de sans-abris. Sans compter les dégâtsmatériels : 7,8 milliards de dollars, 120 % du PIB de l’année 20099.
20 E. McAlister constate que la majorité des Églises évangéliques virent dans cette
catastrophe « le début de l’apocalypse [...] Plusieurs Églises [organisèrent]
d’importantes “croisades” [...] Une minorité d’extrémistes [affirmèrent] avoir reçu la
révélation que Dieu était en colère contre les Haïtiens pour la corruption de leur
gouvernement, les débauches sexuelles, la pratique du vaudou considérée comme
forme d’idolâtrie. Ce [fut] d’ailleurs la position que le télévangéliste américain Pat
Robertson [adopta] et qui [suscita] une grande controverse » (L. A. Clorméus, 2014 :
136).
21 Je revins en 2014, et bien que je ne sois pas restée longtemps, une chose me frappa :
alors que j’imaginais ressentir l’apocalypse annoncée, c’est une lueur d’espoir qui
m’apparut. Il ne faut certainement pas la généraliser à l’ensemble d’une population qui
survit dans des conditions déplorables, mais son existence mérite qu’on s’y intéresse. Je
rencontrai de jeunes intellectuels liés à de jeunes pasteurs, les uns et les autres ayant
fait leurs études et sachant leur avenir assuré à l’étranger. Ils avaient fait le choix de
rentrer pour participer à la reconstruction d’Haïti. Ils remettaient en question l’utilité
même de l’État et critiquaient des ONG trop intrusives. Surtout, ils proposaient un
discours et des actions de responsabilisation, s’opposant à la victimisation de leur
peuple. Ils croyaient en l’avènement de « la nouvelle Haïti », une nation qui émanerait
non pas d’une attente passive vis-à-vis d’un État providence ou d’ONG bienfaitrices,
mais d’initiatives prises au niveau local, partant de citoyens qui se regroupaient en
petites structures. Celles que j’observai étaient pentecôtistes, mais ce n’étaient pas les
seules. Une plus longue enquête de terrain serait nécessaire pour mieux appréhender
l’ampleur de ces initiatives et la diversité de leurs auteurs. P. Woods et A. Robert,
photographe et journaliste ayant réalisé en 2013 un très bel ouvrage de photos
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accompagnées de textes en créole et en français portant le titre Leta (L’État),
manifestent en tout cas dans leur introduction le même étonnement :
Depuis trois ans, nous avons sillonné Haïti. Comme des milliers d’autresjournalistes, comme des milliers d’autres photographes, nous inscrivons nos pasdans l’histoire des représentations d’une île toujours caractérisée par sa misèreobscène, ses dictatures ubuesques, ses plans de sauvetage par l’international. Il nes’agissait pas pour nous de transformer artificiellement un pays où plus des deuxtiers de la population souffrent régulièrement de la faim en un espace marquéseulement par la créativité, la résistance, les parades imaginaires et l’humourpermanent comme outil culturel de survie. Mais ce qui nous a frappés, plutôt que ledésastre dont on nous avait abondamment prévenus, ce sont les ordres sous-jacents, les tactiques mises en œuvre par une population que l’on réduit en généralà son statut de victime, l’incroyable cohérence d’une société dont les visiteurss’obstinent à ne percevoir que le désordre (P. Woods et A. Robert, 2013 : X).
22 Parmi les anthropologues, le travail de terrain d’Elisabeth McAlister conduit aussi à
observer ces nouvelles stratégies de résistance au sein d’une Église pentecôtiste issue
du Spiritual Mapping Movement, composée de 500 membres installés dans un camp de
sinistrés et dirigée par la pasteure Yvette qui refuse l’aide humanitaire aussi souvent
que possible pour développer une politique d’autosuffisance. La pauvreté et les
malheurs – séisme compris – de ce pays y sont analysés en termes de punition, de
réponse divine au pacte que les pratiquants du vaudou ont passé avec Satan. Il ne s’agit
pas de s’identifier à des victimes, mais d’accepter le jugement divin et de faire en sorte
que les actions des fidèles aillent désormais dans le sens attendu par Dieu. Celui-ci les a
épargnés, non pas pour qu’ils se plaignent, mais pour qu’ils agissent et transforment
leur pays en une Terre digne du Christ. Cette croyance les conduit à mettre en place
une structure très efficace d’entre-aide mutuelle qui leur a permis de sortir du camp, de
retrouver une maison bien plus rapidement que les autres sinistrés, de construire une
église sans aucune aide extérieure, surtout, de reprendre en main leur destinée. Comme
pour les églises pentecôtistes observées avant le séisme, l’argent reste un symbole
largement satanisé des puissances occidentales, mais les fidèles ne sont plus dans une
attente passive de la fin du monde. Ils se situent bien plutôt dans une espérance post-
millénariste qui les conduit à adopter un mode d’action qui les valorise, sans pour
autant que ni la pasteure Yvette ni les fidèles ne se comportent en entrepreneur.
Simplement, le chef d’entreprise qui les fait bouger n’est plus l’étranger, l’ONG ; ils l’ont
choisi, et le reconnaissent en la personne de Jésus.
Money, the love of which is thought to be the root of all evil, is kept discretely outof the center of attention, and material aid is not give or received as such(E. McAlister, 2013 : 28).
23 Mes observations menées auprès de deux Églises de type néo-pentecôtiste allèrent dans
le même sens. La première paroisse se trouvait à Port-au-Prince, assez éloignée du
centre-ville. Elle était au milieu de maisons à moitié construites, avec ou sans toit, et
généralement sans vitre, sans portes, mais dans un quartier relativement calme.
L’église elle-même n’avait pas de vitre, mais des barreaux aux fenêtres. Les murs
étaient en ciment, rien n’était terminé, mais il y régnait un air de fête. Les fidèles
avaient installé des rideaux et des fleurs en plastique qu’ils retireraient à la fin du culte.
Ils étaient tous endimanchés. Des plus jeunes aux plus âgés, personne ne portait de
mise négligée. Les femmes et les fillettes avaient les cheveux dégagés et portaient de
jolies chaussures à talon. Elles étaient très élégantes. Je me serais cru dans une ville
avec des trottoirs bien entretenus. Comment faisaient-elles pour marcher sur ces
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routes en si mauvais état ? Personne ne donnait l’impression de vivre un cauchemar
quotidien. Si le lieu était des plus rudimentaires, la technologie de pointe était très
présente : micros, instruments électroniques, deux belles enceintes, un rétroprojecteur
affichant un powerpoint permettant de suivre le culte. Tout était fait pour oublier la
pauvreté, le malheur. Les émotions étaient dignement retenues. Les fidèles n’étaient
visiblement pas là pour pleurer, mais pour s’instruire et construire la société de
demain :
Le pasteur Samuel Fligne : « Sur le plan économique, la participation de l’Église estde motiver des fonds, mais aussi d’enseigner aux fidèles les pratiques économiques :comment économiser ? Comment gérer les fonds ? Comment et quand les utiliser ?C’est ainsi que nous pourrons produire des leaders bien instruits, bien formés, bienencadrés pour aider le pays à sortir de ce bourbier économique [...] Après avoiréduqué, sensibilisé l’homme haïtien, on est certain que l’Haïti de demain sera uneHaïti possible. Et nous croyons tous dans la nouvelle Haïti. C’est pourquoi nousvoulons une nouvelle Église pour une nouvelle Haïti, une nouvelle école pour unenouvelle Haïti, de nouveaux leaders pour une nouvelle Haïti. Notre génération peutne pas en bénéficier, mais ce qui est certain, la nouvelle Haïti verra le jour quandmême [...] Les jeunes de l’église peuvent contribuer à une Haïti prospère, juste,harmonieuse et équitable ».
24 Dans le sermon, il était question d’investissement, mais il s’agissait d’investir ses
propres compétences ; de générosité, mais pour mettre ses compétences au service de
l’Église et de son prochain.
Ce n’est pas de la charité. Vous pouvez donner de la sagesse, du temps, du talent. Cen’est pas qu’une question d’argent. Ce qui est important, c’est la manière de donner.Il faut investir avec proportion. Il faut soutenir les faibles. Vous êtes les gérantsd’une œuvre dont Dieu est le propriétaire.
25 Le pasteur Fligne se considérait comme le gérant de son église et des talents de ses
fidèles et se sentait pleinement responsable de son devenir. Il était actif, il avait une
vision, un désir d’entreprendre, de faire bouger les lignes. Il n’y avait plus la
résignation et l’attente passive d’avant le séisme. Il n’y avait pas non plus d’alignement
sur un « désir-maître ». L’individu était certes responsabilisé et autorisé à rêver, à
croire, à se projeter dans les habits d’un grand homme. Il demeurait quelque chose de
l’état d’esprit insufflé par AMWAY mais avec une nuance importante : le gain d’argent
n’était pas la finalité, ce qui permettait de garder ses distances-résistances avec les
puissances dominantes. L’argent n’était même pas mentionné. Le rêve était à la fois
plus ambitieux et plus noble ; plus politique et moins économique : il s’agissait
davantage de se donner un rôle dans la construction d’une société civile que dans celle
d’une entreprise :
Le pasteur Fligne : « L’avenir ne se construit pas lui-même, c’est à l’individu deconstruire son avenir, ce que moi-même je commence à faire. Je construis l’avenirdans l’enseignement, dans la formation de la pensée des jeunes que j’ai l’occasion defréquenter, soit les jeunes ados, soit les pré-adultes [...] C’est ainsi que moi-même jeforme l’avenir et je dessine mon avenir ».
26 La réussite économique n’était pas pour autant diabolisée. Le bien-être matériel était
jugé utile et conforme à l’époque. Il ne s’agissait ni de célébrer une théologie de la
prospérité, ni de défendre une théologie de la pauvreté. L’engagement se situait à un
autre niveau. L’accent était mis sur la progression du capital humain et du capital social
par le biais du travail afin d’apporter les fondements nécessaires à la croissance
économique. En cela, la position du pasteur Fligne, comme celle des Églises dans
lesquelles elle s’inscrivait, n’était pas antiaméricaine ou antioccidentale, elle ne se
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positionnait pas à rebours du néolibéralisme, elle préparait au contraire ses adeptes à y
jouer un rôle, à en être, en se constituant déjà entrepreneurs d’eux-mêmes.
L’Église peut aider cette communauté à avoir une mentalité, à se libérer de lamentalité pauvre. À aborder le chemin de la richesse. Quoique la Bible ne préconisepas la prospérité, mais elle nous donne des moyens à suivre pour être prospère,notamment le travail. Si on veut être prospère, il faut bien travailler. Si on veutavoir des richesses, on doit travailler ! Donc on ne doit pas venir ici en espérant desmoyens financiers. À coup sûr vous n’aurez pas ici des moyens financiers. Mais sivous travaillez, vous aurez des moyens financiers.
27 Et un jeune étudiant de confirmer :
Un Haïtien, c’est un combattant. Peu importe les difficultés de la vie, peu importeles difficultés économiques, peu importe les difficultés sociales, les Haïtiensavancent [...] Je pense qu’un Haïtien doit penser avec un objectif dans la vie, et jepense que peu importent les moyens qu’ils ont, ils y arriveront. Et j’ai une penséepour les jeunes. Peu importe les difficultés de la vie, je pense qu’ils arriveront. Unjour, ils arriveront [...] Des fois, ce qui arrive aux gens c’est qu’ils misent sur lesconditions économiques qui sont précaires. Ils misent sur les conditions sociales.Mais des fois dans la vie, il faut être optimiste. Vous devez penser que vous yarriverez, peu importe les conditions. Car la vie, ce n’est pas avoir beaucoupd’argent, beaucoup de biens matériels, mais c’est que vous avez un objectif dans lavie et vous y arrivez.
28 La seconde église pentecôtiste visitée se trouvait dans une commune de 60 000
habitants du département de l’Ouest d’Haïti, Ganthier, située à une vingtaine de
kilomètres de Port-au-Prince, non loin de la frontière dominicaine. Cette église, au
milieu de nulle part, en pleine campagne, difficile d’accès, n’avait pour l’heure que les
fondations. Tout était à construire et c’est peut-être ici que nous trouvons le profil le
plus évident d’un pasteur-entrepreneur. Issu d’une famille très modeste, le pasteur
Valentin obtint un baccalauréat de philosophie, un diplôme de théologie et un autre de
linguistique. Il finança ses études en donnant des cours d’anglais et d’espagnol dans le
secondaire et fonda finalement sa propre école de langues en 2004, tout en devenant
assistant-pasteur dans une grande église de Port-au-Prince qui réunissait entre 1 500 à
2 000 membres. Le séisme bouscula considérablement ses projets. Sa maison s’effondra
et sa fille eut les deux jambes cassées. Il la conduisit à Saint-Domingue pour la soigner.
Durant ce séjour, il s’engagea dans une ONG locale, la Fondation pour la paix :
En 2011, en juillet, on a eu l’épidémie de choléra qui est même devenuepandémique. J’ai travaillé pour la Fondation pour la paix qui est intervenue. J’ai dûvisiter vingt-deux communautés reculées dans lesquelles le choléra battait sonplein. Nous distribuions des gélules d’aquapure. Pour préparer l’aquapure, il fautattendre 30 minutes. Donc dans les communautés où j’ai fait la distribution, jeprends toujours 30 minutes pour adorer [prier] avec elle. Quelle que soit lacommunauté, qu’elle soit chrétienne, qu’elle soit vaudouisante, ou quoi que ce soit.Je prends ces 30 minutes pour adorer parce que je ne voulais pas seulement passer,je voulais leur montrer que je crois en ce que je fais et donc, je suis la premièrepersonne à boire cette eau. Il y a eu cette communauté qui s’appelle Desroches. Jeme souviens exactement, c’était la 19e communauté que j’ai visitée. Pour une raisonou pour une autre, après 30 minutes, l’eau était prête, on a commencé à adorer avecla communauté et on ne pouvait plus s’arrêter. 30 minutes se sont écoulées.40 minutes. Une heure. Toute la nuit on a continué à adorer, on sentait que le Saint-Esprit descendait sur nous. On oubliait totalement qu’on était là pour des raisonshumanitaires. Et puis à la fin, il y a une dame qui m’a dit : « Pasteur, il n’y a aucuneéglise dans notre communauté. Pouvez-vous nous rendre le service de venir ici une
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fois par mois pour prier avec nous. J’étais toujours lié à l’Église de Port-au-Prince,donc je ne pensais pas que ça allait être possible ».
29 En rentrant, il en parla avec sa femme, qui le soutint, puis avec le pasteur responsable
de l’Église de Port-au-Prince. Celui-ci le découragea :
Il m’a dit : « Si vous faites une église ici, il n’y aura pas assez de personnes pour laremplir. Qui viendra ici ? Qui marchera jusqu’ici ? Vous feriez mieux de changerd’idée ! » Je ne l’ai pas écouté parce que je sais qu’il n’y a pas de vent contraire pourcelui qui sait où il va. Quand vous avez la conviction de ce que vous faites, personne,absolument personne ne peut vous retenir.
30 Le pasteur Valentin prit donc le risque. Il mit sa famille en danger. Il vida son compte
en banque, avec l’accord de sa femme, pour acheter un terrain. Il reçut des dons de la
diaspora ; il reçut l’aide de professionnels, d’un architecte notamment. Il n’attendit pas
après ses fidèles pour vivre. C’est un entrepreneur, c’est-à-dire un homme d’action ; un
homme engagé ; un homme de conviction. Quand je le rencontrai, il dirigeait toujours
son école de langues, présidait la session haïtienne de la Fondation pour la paix et avait
un projet très clair pour son église. J’en vis les fondations. Pour le reste, il m’expliqua :
là le terrain de basket, là l’école, pour laquelle des professeurs étaient actuellement en
formation parce qu’il voulait qu’ils viennent de Ganthier.
Nous avons des jeunes à l’église qui se portent volontaires pour enseigner. Ilstravaillent par équipe parce qu’ils comprennent le projet et ils sont prêts à mettre àla disposition de l’église tout ce qu’ils ont comme talent et comme capacité.
31 Avec l’aide de la Fondation pour la paix, le pasteur Valentin réalisa également des
travaux pour améliorer la vie dans la commune et restaurer ce que le séisme avait
détruit : canalisation des jardins, réparation de toits, et en attendant que son école soit
prête à accueillir les enfants, il participa au financement de la scolarisation de dix-sept
élèves, grâce aux aides qu’il avait su mobiliser, y compris auprès de l’État. Enfin, il
comptait construire une école professionnelle pour permettre aux jeunes d’apprendre
un métier et rendre simplement possible leur accès au travail. Il voulait ainsi les aider à
devenir des acteurs économiques. Cela nécessitait d’augmenter leur capital humain, ce
qui passait par le renforcement de leurs « facteurs physiques [et] psychologiques » ainsi
que de leur « aptitude à travailler, leur compétence, leur pouvoir-faire quelque chose »
pour que chacun soit en mesure de gagner un salaire (M. Foucault, 2004 : 230). Ce
faisant, il introduisait le fidèle dans la logique néolibérale dans une perspective
semblable à celle des Églises néo-pentecôtistes éthiopiennes décrites par E. Fantini, qui
refusent également la théologie de la prospérité sans pour autant tourner le dos au
succès économique.
Le pasteur Valentin : « Une école professionnelle, c’est une école où l’on apprend lesmétiers. Par exemple, l’électricité, la plomberie, la maçonnerie, l’informatique, leslangues. Il n’y en a aucune dans la commune. Tout est concentré à Port-au-Prince[...] Parce qu’il y a une chose que je veux enseigner aux jeunes. Je veux les motiver àcomprendre ça. C’est pendant que vous êtes jeunes que vous devez travailler. Vousavez toute votre vigueur. Il y a une chose que je veux enseigner à l’église et surtoutaux jeunes de ne pas se croiser les bras à attendre que Dieu intervienne. Je n’aimepas cette idée-là d’attendre toujours que les Français viennent faire quelque chose,que les Américains viennent faire quelque chose, que les Anglais, les Dominicains...C’est à nous de faire des choses. Et surtout, il ne faut pas avoir peur ! Celui quiéchoue et celui qui n’a pas essayé [...] Moi, j’ai appris à entreprendre beaucoupd’activités ».
32 C’était le dimanche 11 mai 2014. J’étais en voiture et nous suivions le bus de l’église. Le
pasteur vint nous saluer, me prévint que cela allait être un peu long car il devait
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récupérer les membres de l’église éparpillés dans différents quartiers. On était en
pleine campagne sur une route chaotique au milieu de champs de cannes à sucre. Le
chauffeur écoutait une radio protestante. Sur place, une cinquantaine de personnes
étaient présentes. Elles avaient installé des chaises, un micro, dans une sorte de préau
dont les murets délimitaient la future paroisse qui donnait directement sur la
montagne. C’était très joli. Apaisant. À l’extérieur, les enfants assistaient à une leçon de
catéchisme. À nouveau, je fus frappée par les tenues. On se croyait en centre-ville.
Quelle élégance ! Quel port altier que celui de ces femmes ! Ma présence n’était pas
appréciée de tous, mais l’on m’accepta. Durant le sermon, le pasteur Valentin rappela
que la grâce était pour tout le monde. Que le rôle des parents était crucial et qu’ils
devaient surveiller les relations et l’éducation de leurs enfants. Se comporter en
modèles face à eux. Il rappela aux enfants l’importance d’étudier. Et de préciser :
La charité bien ordonnée commence par soi-même. Construisez-vous. Apprenez àvivre ensemble. Il faut participer à faire changer Haïti. Il faut cesser de vendre desterrains à la diaspora. Il faut respecter l’environnement. Il faut cesser de sesoumettre. Il faut chercher la liberté sociale, économique. Il ne faut pas dépendredes autres. J’ai un peu de sous. J’achète des poulets et je vis de cette activité.
33 Bien plus que le sermon, ce qui se passa avant et après retint l’attention. D’abord, une
petite fille de cinq ou six ans prit la parole et demanda que Jésus bénisse l’assemblée.
L’assemblée répondit à sa prière avec le même sérieux qu’à un adulte. Puis elle se mit à
chanter. Après le sermon, des adolescents de différents âges jouèrent une pièce de
théâtre dont le contenu apportait des réponses à des situations auxquelles ils étaient
régulièrement confrontés dans leur vie quotidienne (mauvaises rencontres, tentations,
découragement, etc.). Bref, la volonté d’investir sur les enfants était évidente. De leur
donner goût au travail, à l’apprentissage, à l’entraide. Cette pièce conclut le culte. On
empila les chaises en rigolant, deux jeunes filles plièrent les rideaux en se drapant
d’abord avec. Puis la musique démarra. Le préau se transforma en piste de danse. Tout
le monde s’amusa et se trémoussa, avec grâce, avec rythme, avec un plaisir non
dissimulé. Des plus jeunes aux plus âgés, tous avaient le sourire aux lèvres. C’était une
ambiance festive et conviviale, complice, intergénérationnelle qui résonnait dans la
campagne, au milieu de nulle part, du moins pour l’instant, car dans les yeux du
pasteur Valentin, l’école, le terrain de basket, l’église étaient déjà là. Les fidèles
remontèrent dans le bus, qui s’éloigna doucement, se trémoussant lui aussi sur la route
chaotique. Aucun doute : tous partageaient le même espoir.
Fonder une nouvelle Église constitue le meilleur moyen de faire se multiplier lacommunauté de fidèles [...] Les nouvelles Églises sont plus flexibles et s’adaptentplus facilement aux besoins du temps présent. Elles permettent égalementl’émergence de nouveaux leaders. Et parce que les nouvelles Églises répondent auplus près aux besoins de leurs membres, tels qu’ils s’expriment individuellement,ceux-ci peuvent acquérir plus facilement une identité communautaire, qui découlede leur intériorisation de la « vision » dont le pasteur-leader s’affirme être porteur(J. Garcia-Ruiz, P. Michel, 2012 : 98).
34 La vision du pasteur-leader Valentin avait pour dernier aspect une très forte dimension
politique qui ambitionnait le dépassement des clivages religieux. Son action la plus
révolutionnaire fut sans doute la place originale qu’il fit aux vaudouisants. Cela ne fut
pas sans choquer sa communauté, mais il n’y renonça pas pour autant. Non seulement
il paya les frais de scolarité du fils de l’hougan10 du village, mais encore, il invita les
pratiquants du vaudou à se joindre aux festivités qu’il organisait une fois par mois dans
son église avec l’ensemble des villageois qui le désiraient. En cela, il tentait de dépasser
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les mépris croisés qui, au cours de l’histoire d’Haïti, avaient entaché le partage de
l’« haïtianité » : d’abord celui des élites catholiques face au vaudou ; ensuite celui des
élites intellectuelles nombreuses à considérer aujourd’hui le vaudou comme le
« ciment réel de la société haïtienne » (Hurbon, 2004 : 260 et 262) face aux Églises
évangéliques et pentecôtistes ; enfin la diabolisation du vaudou par les protestants,
conduisant à un refus des vaudouisants de considérer ces derniers comme des Haïtiens
et cela malgré leur croissance continue depuis le début des années 1980 (A. Corten,
2014). En réponse à ces différents niveaux d’essentialisation de l’appartenance
identitaire, le pasteur Valentin proposait de remettre la société en mouvement : il
confirmait la résistance face à l’Occident en refusant tout autant la centralité de
l’argent et la victimisation dans laquelle les ONG maintenaient les Haïtiens. Il trouvait
ainsi un point d’entente possible avec les pratiquants du vaudou. Il tentait par ailleurs
de faire bouger la société par le bas et militait pour un projet politique alternatif dans
lequel l’État tout comme les ONG jouaient un rôle secondaire. Bref s’il était proche du
néo-pentecôtisme, il s’en distinguait en mettant à distance la réussite matérielle et en
acceptant la pluralité des croyances. Le pasteur Valentin était un entrepreneur doublé
d’un homme politique.
⁂
35 J. P. Warnier s’attache à démontrer que la valeur est l’aboutissement d’un processus de
construction. Elle peut être révisée à la hausse comme à la baisse en fonction de
l’environnement dans lequel le bien ou la personne est évalué (J. P. Warnier, 2009). Le
changement de l’appréciation de sa valeur par le fidèle est le premier travail tenté par
les distributeurs de l’entreprise AMWAY comme par les pasteurs des deux dernières
églises visitées. À cet égard, la sociologie de la pauvreté de Simmel aide à éclairer les
enjeux de cette transformation. Pour lui aussi, la pauvreté est toujours relative. C’est la
société qui la construit, lui donne ses contours et d’une certaine façon y enferme les
pauvres. Dans le cas d’Haïti, c’est plus largement le regard que les puissances mondiales
posent sur ce pays qui le réduit à son état de pauvreté. Les pauvres haïtiens sont
ceux qui ne peuvent survivre sans l’aide de la collectivité internationale et qui, par
conséquent, sont perçus à la fois comme dépendants d’elle et non désirés par elle. Le
jugement des ONG et de la MINUSTAH sur le peuple haïtien leur donne une telle
ascendance sur lui qu’elles se permettraient parfois l’inacceptable (les habitants
dénoncent des viols, des vols, etc.). La pauvreté légitime leur fonction et leur sentiment
d’utilité maintient les Haïtiens dans une identité figée, stigmatisante, d’où les sort la
démarche responsabilisante des pasteurs. En œuvrant à modifier la structure
matérielle, culturelle, sociale de l’environnement immédiat de l’église pour créer les
conditions favorables au développement local, ils permettent à chacun de se trouver
une fonction au sein de l’église, pour son village ou son quartier, et finalement dans la
société. Leur visée est de faire du fidèle un travailleur, c’est-à-dire un sujet économique
actif. L’église devient le lieu où le fidèle est encouragé à trouver « une aptitude à
travailler, une compétence, un pouvoir-faire quelque chose » (M. Foucault, 2004 : 230) ;
les moyens de devenir un « entrepreneur de lui-même », sortant dès lors de la logique
de l’assistanat à l’origine de « l’exclusion des pauvres » (G. Simmel, 2008 : 51).
36 La communauté de Ganthier est la plus intéressante à cet égard. Des villageois décident
d’engager un pasteur qui réponde à leurs besoins pour mettre en action leurs désirs. Il
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est à la fois employé et chef de l’entreprise communautaire. S’il ne va pas dans leur
sens, ils s’en iront. Il n’y a pas de patronat ; il n’y a pas d’argent non plus. Non pas que
l’argent ne soit pas souhaité, mais que les fidèles n’en disposent pas ou si peu qu’il cesse
d’être une valeur d’échange. L’argent vient d’ailleurs. Il sert les besoins de la
collectivité, mais c’est par son énergie que l’individu est appelé à sortir de la misère. Le
pasteur oblige le fidèle à se demander ce qu’il possède en lui-même qu’il pourrait
mettre au service de la communauté et de sa propre transformation c’est-à-dire, au
service d’une augmentation de sa propre valeur. La mobilisation des fidèles à laquelle il
semble parvenir est « une affaire de colinéarité » (F. Lordon, 2010 : 54). Il s’agit
d’aligner le désir des fidèles sur une volonté politique au centre de laquelle se trouvent
l’éducation des jeunes, la formation des adultes et le respect de la pluralité religieuse.
Tout est fait pour développer « le désir intrinsèque de l’activité pour elle-même » et la
possibilité de « la réalisation de soi dans et par le travail » (Lordon : 76). Finalement, la
croissance et la réussite de l’entreprise paroissiale dépendent de la montée en valeur de
ses fidèles. Si, comme l’affirme Spinoza, « pouvoir et faire sont une seule et même
chose » (F. Lordon : 183) alors il s’agit assurément pour le pasteur de renforcer la
croyance des paroissiens en leur pouvoir.
37 Le projet du pasteur-entrepreneur-homme politique Valentin est de participer à la
création d’une communauté partageant un « destin réalisateur commun ». Dans ce cas,
selon F. Lordon, « on peut donner à l’entreprise générale le nom de “récommune”, res
communa décalquée de la res publica, chose simplement commune puisqu’elle est plus
étroite en nombre et en finalités que la chose publique, mais enclave de vie partagée
susceptible comme telle d’être organisée selon le même principe que la république
idéale : la démocratie radicale » (169). Les paroisses néo-pentecôtistes visitées
remettent en cause la présence et les actions des ONG, parce qu’il leur semble
indispensable pour la reconstruction de l’individu, de sa famille, du village et
finalement du pays, que les fidèles partagent « l’entière maîtrise des conditions de la
poursuite collective de l’objet, et [affirment] le droit irréfragable d’être pleinement
associés à ce qui les concerne [...] Le simplissime principe récommuniste est donc que
ce qui affecte tous doit être l’objet de tous [...], c’est-à-dire constitutionnellement et
égalitairement débattu par tous » (170). On veut croire avec F. Lordon que l’éruption
d’indignation provoquée par la façon dont les ONG et la MINUSTAH ont pris possession
de la nation haïtienne « rencontrera une cristallisation affective sur laquelle, si petite
soit-elle à l’origine, elle produira des effets de précipitation catalytique » (179). En
même temps, et pour aller dans l’autre direction, il apparaît que l’entreprise
économico-politico-religieuse de Valentin n’est pas sans rapport avec la définition
même de l’entreprise que Foucault repère dans le néolibéralisme. Il ne s’agit pas en
effet de créer des multinationales mais au contraire de faire en sorte que chaque
« unité de base » (l’individu lui-même, sa famille, etc.) se développe sous la forme d’une
entreprise de telle sorte que celle-ci devienne « la puissance informant la société »
(M. Foucault, 2004 : 154). Or cela n’est possible que si les activités économiques ainsi
mises en place sont réglées. « Ces règles, précise Foucault dans sa leçon du 21 février
1979, ça peut être un habitus social, une prescription religieuse, ça peut être une
éthique, ça peut être un règlement corporatif, ça peut être une loi. » En l’absence de
lois solidement posées par l’État, c’est l’habitus social que les pasteurs néo-pentecôtistes
présentés dans cet article essaient de transformer, à travers la prescription religieuse.
Et en cela, ils jouent le jeu du néolibéralisme.
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BIBLIOGRAPHIE
ANDERSON Benedict, 1996, L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris,
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Du phalanstère au marché de niche :genèse et évolution de l’immobilierislamique indonésienFrom phalanstery to niche market: genesis and evolution of Indonesian Islamic
real estate
Del falansterio al mercado de nicho: génesis y evolución de la inmobiliaria
islámica indonesia
Rémy Madinier
1 Premier pays musulman du monde avec près de 220 millions de pratiquants déclarés,
l’Indonésie est, depuis plusieurs décennies, au cœur d’une zone de croissance dont elle
a largement profité. Bien que fort mal répartis, les fruits de ce développement
économique ont consacré l’émergence d’une classe moyenne supérieure dont
l’appétence à la consommation a, à son tour, stimulé la croissance (Tanter, Youngs,
1990)1. C’est essentiellement au sein de cette classe moyenne qu’a pris corps, depuis la
fin des années 1970, un puissant mouvement de renouveau islamique marqué par une
affirmation et une extériorisation croissante des signes de piété (Hefner, 2000). À
l’instar de la Malaisie voisine cette évolution a combiné revendications politiques et
développement d’une économie à base confessionnelle. Cette dernière a d’abord
procédé d’une extension et d’une monétisation de la dakwah (prédication), portées par
des acteurs dont la principale activité et donc la légitimité (souvent récente) étaient
liées à la diffusion de l’islam. Elle s’est ensuite peu à peu étendue à des produits sans
identité confessionnelle particulière mais vendus au sein de réseaux se réclamant des
« valeurs de musulmanes » et affirmant vouloir avant tout contribuer au
développement économique de la communauté des croyants (voir l’article de Gwenaël
Njoto-Feillard dans ce volume).
2 Reprenant une tradition ancienne d’isolat religieux, transformée sous la double
influence de la professionnalisation des promoteurs et de l’embourgeoisement des
acheteurs, le développement d’un marché immobilier islamique dans la plupart des
grandes villes indonésiennes a constitué une nouvelle étape dans ce processus.
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3 Le terme générique de lotissement islamique (perumahan islam) recouvre à Jakarta des
réalités fort différentes. Phénomène marginal à l’échelle de la démesure de la capitale
indonésienne (quelques dizaines de milliers de personnes tout au plus, sur un total de
près de 25 millions d’habitants), ce mode d’habitat n’en a pas moins suscité une
curiosité médiatique réelle et un intérêt scientifique croissant bien qu’encore
embryonnaire2. La vingtaine de complexes que compte Jabotabek3 permet pourtant
d’esquisser une typologie qui, inscrite dans le temps, dessine trois sortes de démarches
entrepreneuriales allant de la survivance d’un modèle ancien d’économie coopérative à
un projet communautariste néo-soufie4. Cette diversité des expériences témoigne de la
pluralité des possibles dès lors qu’il s’agit de mobiliser un référent islamique autour
d’un projet économique et, dès lors, invalide un essentialisme commode qui assimile
l’habitat confessionnel à un changement radical de mode de vie sur fond de repli
identitaire agressif. Mais cette profondeur chronologique montre aussi une indéniable
uniformisation des projets sous l’effet d’un capitalisme de consommation de masse (I).
L’émergence d’une niche islamique au sein du marché immobilier classique invite à
reconsidérer le rôle même de l’entrepreneur dans la mobilisation de référents religieux
au service de son projet et, partant, à envisager à nouveaux frais le cadre conceptuel
wébérien qui structure encore largement les analyses relatives à la mobilisation de
l’économie dans les religions non chrétiennes (Obadia, 2013 : 50 ; Feillard-Njoto : 22-36).
Islamisation monétisée de la modernité, l’irruption du marketing islamique a
paradoxalement relégué les motivations religieuses de l’entrepreneur au second plan.
De plus en plus souvent réduit au rang de référent identitaire parmi d’autres, mobilisé
à des fins essentiellement publicitaires et pouvant à tout instant être abandonné au
profit d’argumentaires profanes (comme l’écologie) jugés plus prometteurs, l’islam
perd sa dimension axiologique. Inspirateur devenu imitateur, le promoteur désormais
motivé avant tout par un opportunisme commercial ne fait plus qu’accompagner le
croyant, devenu consommateur dans cette nouvelle et très concurrentielle économie
du salut (II).
4 Ce faisant, l’entrepreneur islamique encourage une mutation fondamentale au sein de
l’islam indonésien : la mise en scène publicitaire des spécificités d’un habitat
exclusivement musulman et de ses valeurs supposées est avant tout un concordisme
inavoué, permettant aux nouvelles classes moyennes de s’aligner sur le repli frileux de
leurs homologues occidentales. Protégé des influences extérieures jugées néfastes, mais
coupé du reste de la ville, le lotissement est loin de propager l’idéal islamiste de
transformation sociale que portent et structurent organisations et partis religieux. Il
semble au contraire plutôt éloigner ses habitants d’une ambition de changement global,
délaissée au profit d’un processus d’auto-validation individuelle d’un consumérisme
douillet (III).
L’évolution des démarches entrepreneuriales
Les pionniers : l’Islamic Village de Tangerang
5 Le premier lotissement islamique construit dans la région de Jakarta remonte au début
des années 1970. Exemple longtemps isolé, il témoigne pourtant de la genèse
coopérative de cet immobilier de niche et rappelle le caractère très socialisant de
l’économie islamique à ses débuts5. Ce premier projet fut l’œuvre d’une modeste
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association (yayasan), fondée par un ancien aumônier militaire devenu prédicateur,
Yunan Helmi Nasution. En 1972, elle fit l’acquisition d’un premier terrain de neuf
hectares situé sur la commune de Tangerang à une vingtaine de kilomètres à l’ouest de
la capitale. Quelques années plus tard, grâce à l’aide du gouverneur, la yayasan Islamic
Village obtint de droit d’étendre son projet sur une centaine d’hectares. L’endroit était
alors isolé et très mal desservi : il fallait compter plus de deux heures trente de
transport depuis Jakarta et, faute de route, les derniers kilomètres devaient être
parcourus en voiture à cheval. Cet éloignement ne déplaisait pas à ces pionniers de
l’habitat islamique : outre le prix très accessible des terrains, ils souhaitaient prendre
leurs distances avec une ville (et plus largement avec une société) qu’ils considéraient
comme peu propices à l’expression de leur foi6. Le tout jeune régime de l’Ordre nouveau
du général Suharto était regardé, dans les milieux religieux réformistes dont était issu
Yunan Helmi Nasution, comme hostile à toute expression trop affirmée d’une identité
islamique stimulée par un renouveau encore très timide7.
6 Une quinzaine d’années plus tard, l’environnement du lotissement changea du tout au
tout. En 1982, l’autoroute reliant Jakarta à la pointe occidentale de Java (point de départ
des ferries pour Sumatra) fut construite, et une sortie ouverte à quelques centaines de
mètres du complexe. Un immense projet immobilier, Lippo-Karawaci, essentiellement
financé par des investisseurs sino-indonésiens, vit le jour et transforma cette lointaine
banlieue industrielle en l’une des villes-satellites les plus dynamiques de Jakarta. L’
Islamic Village est désormais entouré par un gigantesque centre commercial, une
université, des immeubles de bureaux, deux golfs ainsi que par d’imposants
lotissements destinés aux nouvelles classes moyennes aisées, en pleine expansion
depuis la fin des années 1980. Cette transformation radicale fut interprétée comme un
« signe de Dieu8 » par les responsables de la fondation et elle entraina une mutation de
leur démarche entrepreneuriale sur laquelle nous reviendrons.
7 Malgré son éloignement de la capitale, le projet initial était marqué par son ouverture
et par sa dimension associative et sociale. Le choix d’un nom anglais, caractéristique
d’une période où l’inspiration occidentale n’était pas encore perçue comme
contradictoire avec les valeurs de l’islam, incarnait la modernité. Le modèle
économique reposait sur un fonctionnement très collectif : les futurs habitants
achetèrent les parcelles réservées par l’association et construisirent leurs logements. La
yayasan se chargea d’aménager la voirie et les infrastructures en empiétant sur les
propriétés et aujourd’hui encore l’entretien courant des rues se fait toujours selon le
principe de l’entraide mutuelle entre voisins (gotong royong). L’association prit
également en charge la dimension religieuse et sociale du projet : plusieurs quartiers,
comprenant chacun une cinquantaine de maisons, furent délimités avec, en leur centre,
une salle de prière (musholla) vers laquelle converge un entrelacs de chemins
piétonniers, assurant ainsi la cohésion religieuse des lieux9. Certaines de ces salles de
prières ont depuis lors été transformées en mosquées (mesjid) et accueillent les fidèles
pour la prière communautaire du vendredi, autour d’un imam désigné par le voisinage.
Au rez-de-chaussée de ces édifices, on trouvait, dans les premières années, des
échoppes à caractère coopératif permettant aux occupants du lieu de faire leurs achats.
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Les anciennes maisons de l’Islamic Village
8 Près de trois cents maisons furent bâties sur les terrains acquis par la yayasan. De taille
et de style fort divers, elles ne présentent aucune caractéristique permettant de les
identifier comme « islamiques ». En dehors des salles de prières, dont la présence
rythme l’urbanisme du lotissement, et d’une importante mosquée à l’entrée du
complexe, la dimension religieuse du projet se lit avant tout au travers de sa politique
éducative et sociale. Le règlement de l’association ne prévoit aucune obligation
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strictement religieuse : pratique cultuelle et port du voile sont laissés à l’appréciation
de chacun. Ce même règlement insiste par contre sur la nécessité d’un engagement
collectif en faveur de l’éducation et d’une solidarité avec les plus démunis. Un cursus
scolaire complet, de la maternelle au baccalauréat, est proposé aux enfants des
résidents selon une charte assez ouverte, mettant en avant un humanisme musulman
éclairé et combinant programmes de l’Éducation nationale indonésienne et pratique
religieuse organisée par l’association (un certain nombre de prières en commun sont
obligatoires). Une maison communautaire islamique (Balai Islamic), un hôpital, une
maison de retraite et surtout un orphelinat complètent les équipements collectifs. Car
l’aide aux orphelins fut l’une des pierres angulaires du projet : à l’origine, chaque
famille qui s’installait dans l’Islamic Village devait s’engager à accueillir un enfant
abandonné et à participer à son éducation.
9 Ce premier lotissement islamique associant structures communautaires et logements
individuels est demeuré longtemps un exemple isolé à Jakarta et sans doute en
Indonésie10. Motivé à la fois par un désir de retrait du monde et une pratique solidaire,
il peut être qualifié d’entrepreneuriat collectif et social. Bien que l’essentiel des
structures et des activités décrites ci-dessus perdure, la sociologie du lotissement a
évolué depuis l’intégration de Tangerang dans l’environnement immédiat de la
capitale. La plupart des habitants sont désormais des banlieusards que peu de chose
distingue de leurs voisins des autres lotissements. L’esprit très communautariste et
solidaire des débuts semble s’être quelque peu émoussé : les cent trente orphelins sont
désormais entièrement pris en charge par l’association et non plus accueillis dans les
familles.
Le développement d’une niche islamique au sein du marché
immobilier
10 Accompagnant cette mutation, la dynamique entrepreneuriale de la famille à l’origine
du projet a considérablement évolué avec l’accession d’une nouvelle génération à la
direction de la fondation. Tout en continuant à assurer la gestion de l’Islamic Village, les
enfants de Yunan Helmi Nasution ont voulu profiter de l’expérience et de la notoriété
de cette première réalisation pour saisir les opportunités que leur offrit, à la fin des
années 1990, le développement d’une niche islamique dans un marché immobilier en
pleine expansion. Ils fondèrent alors une société de promotion immobilière, la PT
Mustika Hadiasri qui prit en charge le développement de plusieurs nouveaux
lotissements islamiques à Tangerang (une cinquantaine de maisons sur un terrain
contigu à celui de l’Islamic Village) mais aussi à Bandung (Java-Ouest, 120 logements) et à
Pekanbaru (Province de Riau à Sumatra, une centaine de maisons). Commercialisés sous
le nom de Villa Ilhami « inspiration divine » ces lotissements diffèrent assez peu de ceux
proposés par les promoteurs concurrents, qu’ils se revendiquent ou non de l’islam. La
démarche entrepreneuriale est désormais beaucoup plus classique : la société Mustika
Hadiasri achète des terrains à la périphérie des grandes villes, les viabilise, puis
construit des maisons dans un style relativement uniforme (mais d’une surface variant
de 40 à 100 m2) et les commercialise.
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Le lotissement Villa Ilhami, construit sur un terrain attenant à l’Islamic Village, Tangerang
11 En abandonnant l’entrepreneuriat associatif et social, les enfants de Yunan Helmy
Nasution se sont placés sur un créneau certes plus lucratif mais aussi beaucoup plus
concurrentiel. Outre leur société, deux autres promoteurs se partagent l’essentiel de ce
marché dans l’agglomération de Jakarta : Orchid Reality et surtout Bumi Darussalam.
Cette dernière a été l’une des premières à investir cette niche dès 1992. Elle a construit
cinq lotissements à Depok, dans la périphérie immédiate de Jakarta, puis a également
étendu ses activités à la fin des années 2000 à d’autres villes de l’Archipel (Madiun à
Java-Est et Palembang à Sumatra-Sud)11. Les deux réalisations que j’ai pu visiter à Depok
(Permata Darussalam et Pondok Darussalam) datent respectivement de 2006 et de 2008.
Elles ne présentent aucune caractéristique islamique évidente en dehors de leur nom.
Les ornements en forme d’étoile ou évoquant la calligraphie arabe que l’on trouve dans
certaines constructions plus récentes sont ici absents. En dehors du fait que les
acquéreurs doivent être musulmans, le règlement du lotissement n’impose aucune
obligation religieuse mais les habitants évoquent volontiers une certaine émulation
dans la pratique. L’un d’eux, Yon Machmudi (vers qui m’ont conduit les autres
résidents), insiste sur cette sociabilité musulmane et la présente comme l’une des
motivations principales des acquéreurs12. À l’instar du discours recueilli dans les autres
lotissements islamiques, il s’agit pour lui avant tout de fournir à sa famille un
environnement protégé des risques et turpitudes de la ville environnante. Ce
qu’achètent avant tout les classes moyennes pieuses (ingénieurs, universitaires, cadres
bancaires, etc.) s’installant dans ces complexes, c’est un voisinage dont on attend un
comportement moral et un encouragement à une vie pieuse. Pour reprendre – en la
détournant quelque peu – une notion wébérienne, le rôle de la communauté est ici
réduit à l’agrégat de simples affinités électives : l’engagement demeure individuel et
sans contrainte, la pratique religieuse est laissée à l’appréciation de chacun et aucune
œuvre commune ne vient cimenter la collectivité.
L’immobilier islamique rigoriste et son échec
12 Dans un registre un peu différent, à mi-chemin entre l’Islamic Village de Tangerang et
les lotissements de Depok, Bukit Az-Zikra (la colline du zikr) à Sentul (une banlieue
éloignée de la capitale) associe un projet communautaire ambitieux et une démarche
entrepreneuriale très influencée par le marché. Ce lotissement de 350 maisons est né de
l’association d’une figure très médiatique du renouveau islamique, Ustaz Arifin Ihlam
et d’un promoteur classique, la société Cigede Griya Permai, dont l’essentiel des
activités ne touche en rien à l’islam. Arifin Ihlam est l’un de ces prédicateurs vedettes
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ayant fait irruption sur la scène médiatique indonésienne au début des années 2000.
Sans formation religieuse particulière mais doué d’un charisme certain, il incarne cet
islam de « born-again muslims » qui a profondément marqué la spiritualité du pays ces
deux dernières décennies. Puisant dans la tradition soufie du zikr, il organisa, d’abord
dans son quartier puis dans de nombreuses villes d’Indonésie et à la télévision
d’importantes sessions de prières et de litanies communes auxquelles il donnait un tour
très émotionnel (Howell, 2008). Suivant une démarche habituelle au sein du marché de
la prédication, Arifin Ihlam fonda d’abord une modeste association : le Majelis Zikir Az-
zikra, Conseil du zikr ; puis une entreprise : la P.T. Andiarta Wisata, spécialisée dans le
tourisme religieux (Njoto-Feillard, 2012 : 267). Sa rencontre avec le colonel Kadhafi lui
assura le soutien de la World Islamic Call Society (WICS), une puissante fondation
libyenne destinée à contrer l’influence wahhabite, et lui permit de développer
l’ambitieux projet de Bukit Az-Zikra. Une imposante mosquée pouvant accueillir
plusieurs milliers de personnes fut édifiée sur la colline de Sentul et inaugurée en 2009.
Portant d’abord le nom du dictateur, de même que le centre culturel islamique qui lui
est accolé, l’édifice a été renommé Mosquée Az-Zikra en 2011, à la demande des
nouvelles autorités libyennes. L’identité islamique du lieu – et donc celle des logements
proposés à la vente – tenait à l’origine tout à la fois à la présence de cet édifice
dominant les logements en contrebas, à la promesse d’une guidée spirituelle de l’Ustaz
Arifin Ihlam, et au projet d’une vie communautaire un peu à l’écart du monde (un
« hégire » selon les documents promotionnels) marqué par une piété fortement teintée
de rigorisme.
13 L’idéal de départ a grandement souffert de la disparition de son généreux mécène :
selon les informations recueillies en 2008 par Gwenaël Njoto-Feillard, 2 000 maisons
étaient prévues dans le lotissement (2012 : 270) ; mais en 2013, lors de ma visite, seules
350 d’entre elles avaient été construites et une cinquantaine étaient habitées en
permanence. Hormis le centre culturel islamique, aucun des équipements collectifs
évoqués dans le projet n’a vu le jour : le complexe ne dispose ni d’école, ni d’hôpital, ni
de centre sportif. L’éloignement de la capitale et le déficit d’infrastructures expliquent
sans doute l’échec relatif du projet. Mais sa tonalité puritaine a sans doute également
découragé les occupants potentiels : prière commune obligatoire, voile pour les
femmes, interdiction de fumer, font en effet de cet ensemble le lotissement islamique le
plus strict de l’agglomération.
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La grande mosquée de Bukit Az-Zikra, renommée après la chute de Kadhafi
14 Ce rapide aperçu des différents types de lotissements islamiques de Jakarta montre que
l’appellation commune de perumahan islam a pu abriter une grande variété de projets.
Mais il met également en lumière une uniformisation croissante de ce marché qui
interroge le rôle traditionnellement dévolu aux différents acteurs du lien entre religion
et économie.
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Des pancartes rappellent aux habitantes du lotissement Bukit Az-Zikra les règles islamiques debienséance vestimentaire
Une islamisation monétisée de la modernité : l’ère dumarketing confessionnel
15 Afin de mieux saisir la démarche entrepreneuriale des promoteurs de lotissements
islamiques et ses mutations, on doit les envisager au prisme de trois évolutions
convergentes : un renouveau musulman largement fondé sur une extériorisation de la
piété : un embourgeoisement du mode de vie islamique porté par les nouvelles classes
moyennes indonésiennes ; une conversion de l’économie islamique au néo-libéralisme
de marché enfin (Hefner, 2000 ; Fealy, 2008 ; Heryanto, 2011). Soutenues par une
individualisation du croire, ces trois tendances de fond ont eu pour résultat de situer le
consommateur musulman au cœur des interactions entre économie et religion et,
partant, de reléguer la démarche entrepreneuriale au second plan.
16 L’Indonésie ne constitue pas, à bien des égards, une exception au regard d’un processus
à l’œuvre dans une grande partie du monde musulman13. Mais, pour des raisons – sur
lesquelles nous reviendrons – liées à la fois à son type de développement économique et
à la fluidité des engagements politiques et religieux, elle en constitue l’un des exemples
les plus aboutis, dont témoigne l’évolution des lotissements islamiques.
17 Les exemples évoqués permettent en effet de saisir la dynamique d’uniformisation des
conduites entrepreneuriales sous l’effet conjugué de leur professionnalisation et de
leur recours croissant au marché. La religion qui constituait au départ l’élément
structurant de projets comme celui de l’Islamic Village ou de Bukit Az-Zikra se trouve
désormais reléguée au rang de marqueur identitaire d’une consommation et exposée, à
ce titre, à des phénomènes de mode et de concurrence.
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18 Fondateur de l’Islamic Village, Yunan Helmy Nasution, désirait à travers son projet
« donner corps à une société prospère spirituellement et matériellement sous les
auspices d’Allah14 ». Personnage charismatique, il sut mobiliser ses réseaux au sein de
l’armée mais également parmi les milieux religieux et artistiques – il présidait aux
destinées de l’Association pour les arts et la culture de l’islam, Himpunan Seniman
Budayawan Islam, HSBI – pour mettre en œuvre son dessein. Il parvint ainsi à convaincre
une petite communauté de rejoindre un lieu de vie isolé permettant à chacun de
s’épanouir dans sa foi, « de la naissance à la tombe », et ce autour d’un engagement
commun, l’assistance aux enfants abandonnés. L’habitat était ici considéré comme la
pierre angulaire d’un idéal de société islamique tourné vers la solidarité au sein de la
communauté et au-delà. L’homme était un religieux de profession, animé d’une
vocation faisant écho au Beruf wébérien et à l’ascèse intra-mondaine des puritains du
XVIIIe siècle. Le recours au marché, la propriété privée et l’argent n’étaient valorisés
qu’en tant que moyens de contribuer à une œuvre collective de salut. Galvanisés par le
charisme de Nasution, convaincus par sa vision d’une société plus juste parce que plus
religieuse, les premiers habitants investirent leurs économies dans quelques hectares
de mauvaises rizières. L’identité islamique du projet s’inscrivait avant tout dans cette
ambition collective et solidaire qui avait guidé les plans dessinés par Ahmad Noe’man,
un célèbre architecte indonésien, très investi dans la construction d’édifices religieux15.
Les références visuelles à l’islam étaient alors discrètes : celles des bâtiments
communautaires (mosquée, école, hôpital, orphelinat, etc.) puisaient dans un corpus
plus volontiers javanais qu’arabe et l’architecture des maisons individuelles fut laissée
à l’appréciation des propriétaires qui, on l’a dit, ne retinrent dans leur immense
majorité aucun signe extérieur de leur appartenance religieuse. Le relatif isolement du
complexe mit celui-ci à l’abri, durant toute sa phase de développement, des dérives
inhérentes à la spéculation foncière. Sa structure associative et son objet solidaire le
situaient aux marges de l’économie de marché et, partant, des prérequis d’une
consommation islamique.
19 Plus de trente années après, Bukit Az-Zikra a constitué une tentative comparable de
projet immobilier mêlant investissement individuel et vie communautaire. Produit
d’une évolution religieuse caractérisée à la fois par un désir de plus grande visibilité et
un éclatement de ses modes d’expression16, ce néo-soufisme urbain était au départ un
idéal confrérique rassemblant les fidèles de l’Ustaz Arifin Ihlam. Beaucoup plus
ambitieux que l’Islamic Village, le projet dépendait étroitement des financements
lybiens qui se tarirent brutalement à la chute de Mouammar Kadhafy en 2011. En
l’absence d’une structure associative et d’un élan collectif comparable à celui ayant
présidé à la fondation de l’Islamic Village, la pérennité du projet initial ne fut pas assurée
et le promoteur, distinct de l’entrepreneur religieux, opéra un retour rapide au marché
immobilier classique pour écouler les terrains restants. Au sein de l’agence de
commercialisation de Bukit Az-Zikra, située à l’entrée du complexe, la société Cigede
Griya Permai propose désormais à la vente The Grand Sentul, un lotissement attenant
d’environ cinq cents maisons. Puisant largement dans un registre anglo-saxon (« konsep
hotel best view ») la communication commerciale de ce projet insiste sur la notion
« d’espace de vie intégré » (integrated living area) et met en avant la situation du lieu,
supposée protéger ses habitants des trois plaies de l’agglomération jakartanaise : les
inondations, la pollution et les embouteillages (ce qui est, pour ce dernier argument,
parfaitement mensonger si l’on doit se rendre au centre de l’agglomération pour
travailler). Lorsqu’il pénètre dans les locaux de Cigede Griya Permai, l’éventuel
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acquéreur se voit donc désormais proposer deux lotissements de type complètement
différents et ce n’est qu’après discussion avec le vendeur, qu’il sera orienté vers l’un ou
l’autre.
20 S’agissant du lotissement islamique déjà construit, son utilisation par ses habitants s’est
adaptée à la nouvelle situation et se rapproche désormais bien plus d’une
consommation de biens religieux que d’une adhésion à un projet collectif. Arifin Ihlam
s’étant lui-même désintéressé du projet, il a cessé d’y résider en permanence et a repris
ses lucratives tournées de conférences à travers le pays, laissant à ses adjoints le soin de
guider la maigre communauté (quelques dizaines de personnes) ayant choisi de
s’installer autour de la mosquée. Au sein de cette dernière, la présence du
charismatique prédicateur n’est donc plus mise en avant comme motivation première.
En l’absence des activités et des équipements initialement prévus qui auraient pu
souder la vie communautaire, ce sont finalement des arguments assez proches de ceux
évoqués par les habitants des lotissements islamiques de Depok qui sont désormais
avancés : la recherche d’un entre-soi musulman rassurant, à l’écart d’un
environnement perçu comme périlleux pour une vie saine et morale. Pak Istani, par
exemple, a longuement insisté sur cet aspect en nous recevant chez lui, pour expliquer
le choix de son installation à Sentul. Capitaine en second dans la marine marchande, il
est coutumier des voyages au long cours qui, sept ou huit mois par an, l’éloignent de sa
famille. Avoir installé sa femme et ses deux enfants dans l’environnement protecteur
de Bukit Al-Zikra lui permet de partir l’esprit plus tranquille17. Lorsqu’il est présent, il
participe régulièrement aux prières à la Mosquée, mais l’idéal d’une vie religieuse
collective est désormais devenu second au regard de la fonction de contrôle social de
son investissement immobilier.
21 La plupart des maisons du lotissement demeurent donc inoccupées l’essentiel du temps.
Au dire des employés du bureau de vente, de nombreux acquéreurs avaient été avant
tout motivés par un désir de placement foncier, dans un contexte de hausse très rapide
des prix de l’immobilier depuis une dizaine d’années autour de la capitale. Certains ont
d’ailleurs revendu leur bien sans l’avoir loué ni occupé, se contentant d’une confortable
plus-value. D’autres, par contre, lui ont trouvé un nouvel usage religieux, celui d’un
tourisme de prédication, modeste déclinaison du projet initial. Ces propriétaires ne se
rendent sur place que lors des week-ends où Arifin Ilham prêche, depuis le parvis de la
grande mosquée, dans une ambiance très émotionnelle et conviviale. Habitant
généralement le centre de l’agglomération jakartanaise, ces occupants occasionnels
viennent alors chercher non pas un lieu retiré du monde mais une animation et une
commensalité propres à ces grands rassemblements de plusieurs milliers de personnes.
Le lotissement retrouve alors, quelques jours par mois, sa fonction religieuse
communautaire. Le promoteur s’est d’ailleurs adapté à cette nouvelle demande puisque
ses publicités mentionnent désormais ces « zikir bersama – louanges en compagnie de –
Arifin Ilham ».
22 Qu’il s’agisse d’un entre-soi musulman protecteur ou d’un tourisme religieux, les
nouveaux usages de Bukit-Az-Zikra ont donc pour point commun un engagement
islamique a minima par rapport à l’idéal des premiers temps. Ils participent à ce titre
d’une certaine normalisation dans le fonctionnement de ce lotissement, au regard d’un
marché caractérisé par le hiatus entre la communication emphatique des promoteurs
et la réalité. Car c’est bien dans son alignement complet sur des pratiques marketing
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profanes qui ne sont islamisées qu’en surface, que réside désormais la véritable
caractéristique de cette niche immobilière.
23 À l’instar de Cigede Griya Permai, les principaux promoteurs de ce segment que sont
Mustika Hadiasri, Bumi Darussalam et Orchid Realty sont avant tout soucieux d’investir
ce marché comme ils en occupent d’autres18. Les décisions d’investissement sont
envisagées uniquement en terme de rentabilité et donc étroitement conditionnées par
la localisation des terrains dans une périphérie facilement accessible des grande villes,
ce qui n’était pas le cas de Bukit-Az-Zikr ou de l’ Islamic Village à sa fondation.
Minimaliste, voire inexistant, le projet religieux n’est pour l’essentiel que le reflet des
aspirations identitaires des consommateurs, les promoteurs se contentant d’un habile
marketing fondé sur de maigres éléments : quelques discrets panneaux de calligraphie
islamique, des toilettes perpendiculaires à la kiblat19, des noms d’inspiration arabe, une
salle de prière – mais elle n’est pas systématique, les habitants de Permata Darussalam
vont ainsi prier à la mosquée voisine – constituent généralement les seules
particularités permettant de distinguer ces ensembles des lotissements voisins. Le
discours promotionnel est d’autant plus emphatique que les réalisations sont minces.
Bumi Darussalam affirme ainsi vouloir créer le « paradis sur terre » alors qu’un
responsable d’Orchid Reality explique considérer son business comme une forme de
« djihad économique » (Hew, 2014). Le département communication de Cigede Griya
Permai insiste quant à lui sur les vertus thaumaturgiques de Bukit-Az-Zikr pour guérir
des maux de la société moderne que sont la routine et l’indifférence20. Ces mêmes
promoteurs utilisent d’ailleurs des techniques commerciales comparables pour vendre
des « cyber-lotissements » (Orchid Reality) ou des complexes écologiques (Bumi
Darussalam) avec la même conviction. Yon Haryono est le PDG de Bumi, entreprise qui
se targue de construire des maisons en accord avec les idéaux de l’acquéreur et défend
également avec passion ses lotissements « éco-friendly » comme la Villa Hijau (« Villa
verte ») ou la D-Daunan Residence (de daun : feuille). Les slogans publicitaires mettent
en avant « une vie en vert et du vert dans la vie » et promettent au futur acquéreur
« des vacances au centre de Depok »21.
24 Pour ces entrepreneurs, l’islam ne semble être donc qu’une niche parmi d’autres, qu’ils
seront sans doute prompts à abandonner si la demande faiblit, à l’image de Cigede
Griya Permai à Sentul lorsque Bukit Az-Zikra ne trouva pas sa dynamique. Il s’agit pour
eux avant tout de capter et d’exacerber le désir de singularité des acheteurs issus des
nouvelles classes moyennes qui, mutadis mutandis, habitent tous la même maison.
Devenu consommateur, le croyant ne s’engage à rien ou presque, pas même à souscrire
son prêt auprès d’une banque islamique. La dimension religieuse de son achat lui est, de
fait, entièrement déléguée. Les règlements communs sont adoptés une fois les
opérations immobilières achevées et ne conditionnent pas l’acte de vente. La
communauté s’organise à sa guise – ou ne s’organise pas – pour pratiquer sa foi. Les
habitants rencontrés à Permata Darussalam évoquent d’ailleurs leurs choix en terme de
sensibilité et d’émulation bien plus que d’engagement. Tous insistent sur l’absence de
contrainte religieuse22. Ce qu’achètent ces consommateurs relève donc à la fois de
l’affirmation identitaire et de l’opportunité de vivre selon des idéaux dont ils
déterminent eux-mêmes la hiérarchie. Rien de fondamentalement différent, en somme,
de la démarche des habitants des complexes dits écologiques. L’entrepreneur de
lotissements islamiques n’a dès lors plus de spécificité religieuse. C’est un professionnel
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investissant tel ou tel segment du marché, en fonction de la demande et dont il peut
sembler quelque peu vain d’analyser les motivations en terme wébériens.
25 Comprendre le lien nouveau entre islam et économie à l’œuvre dans ces lotissements
islamiques implique, dès lors, de s’intéresser avant tout à l’acquéreur. Ce dernier
semble en premier lieu motivé par la quête d’une réassurance religieuse de
comportements liés à son statut social. Le développement économique de l’Indonésie a
donné naissance à une importante classe moyenne dont le mode de vie tranche avec
celui des générations précédentes (Gerke, 2000). En terme d’habitat, la
dérèglementation d’un marché largement contrôlé par l’État jusque dans les années
1970, ainsi que l’ouverture de deux autoroutes urbaines (payantes) ceinturant Jakarta,
ont permis aux strates supérieures de cette nouvelle classe moyenne, que singularise
l’accès au marché automobile, de reproduire, au-delà du périphérique, un mode
d’habitation jusque-là réservé à quelques privilégiés.
26 Jakarta, et dans une moindre mesure les autres grandes villes d’Indonésie, ont
longtemps été caractérisées par une imbrication des quartiers populaires, les kampungs
(littéralement villages), et de ceux réservés à une élite administrative et économique.
Constitués sur une base ethnique durant la période coloniale, ces quartiers devinrent
par la suite synonymes d’espaces insalubres et de relégation sociale (Permanadeli,
Tadié, 2014). À partir des années 1950, les différents ministères et quelques grandes
entreprises publiques construisirent les premiers lotissements modernes à destination
de leurs employés. Puis, dans les années 1970, un vaste plan de rénovation urbaine,
destiné à transformer la « ville aux 1 000 kampungs » en une métropole bien ordonnée,
permit la construction de quelques logements sociaux mais surtout libéra des terrains
pour l’investissement privé. Les sino-indonésiens furent les premiers à profiter de ces
opportunités pour construire de nouveaux quartiers dans le nord de Jakarta. Avec la
création du complexe de Pondok Indah, au sud de la capitale, l’homogénéité sociale prit
le pas sur la cohésion ethnique. Ce vaste et luxueux ensemble, construit autour d’un
golf, devint rapidement une référence pour les élites indonésiennes. Déclinaison locale
de l’American way of life, il symbolisait un idéal de réussite sociale et de mobilité. À
partir des années 1980, ce modèle influença les aspirations des nouvelles classes
moyennes et les lotissements gardés, où l’on pouvait circuler en voiture contrairement
à ce qui était le cas dans les kampungs aux voies étroites, se multiplièrent. L’espace
urbain se privatisa peu à peu, un phénomène encore accentué par le complet
désengagement des autorités publiques dans les années qui suivirent la chute de
Suharto, en 1998. Jusqu’à la fin des années 2000, aucun aménagement collectif
significatif ne fut entrepris dans la capitale. La nouvelle petite bourgeoisie jakartanaise
se réfugia alors dans cet espace rafraichi par l’air conditionné qui relie, au prix de longs
trajets en automobile, les gated communities de banlieue où elle habite, les immeubles de
bureau dans lesquels elle travaille et les malls où elle vient consommer et se distraire23.
Mais cet espace de confort relatif est aussi celui d’une intense ségrégation sociale : la
grande masse des habitants de Jakarta, issus des classes populaires et travaillant dans le
secteur informel, n’y a pas accès.
27 Coupés d’une large partie de la société, désormais sans contact avec les nombreux
vendeurs de rue qui ne sont pas autorisés à pénétrer dans leur espace, les habitants des
lotissements vivent leur relation à la ville sur le mode de l’anxiété et sans doute aussi
d’une certaine culpabilité (Leeuwen, 2011). La consommation de masse à laquelle ils ont
désormais accès est certes le lieu de cette volonté de distinction sociale revendiquée24.
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Mais elle est également porteuse d’interrogations quant à la légitimité morale et
religieuse des choix opérés. Des interrogations d’autant plus présentes que ces classes
moyennes, en Indonésie comme ailleurs, sont au cœur du réveil religieux à l’œuvre
dans les sociétés musulmanes depuis une trentaine d’années (Hefner, 1993 ; Heryanto,
2011 ; Nasr, 2009). L’« extension du domaine du halal »25 qui l’accompagne est donc
avant tout une réponse aux incertitudes liées à ce nouveau mode de vie, et la
labellisation islamique de certains lotissements en constitue assurément un exemple
significatif. Le repli et l’entre-soi petit-bourgeois que l’on y cultive trouvent ici une
justification religieuse. La réussite sociale des familles des futurs acquéreurs que
mettent en scène les publicités de Mustika Hadiasri, Bumi Darussalam ou d’Orchid
Reality, avec inévitablement une grosse berline garée devant la maison, se trouve
cautionnée par les quelques éléments décoratifs et vestimentaires (hijab pour les
femmes, baju koko pour les hommes) faisant référence à l’islam26.
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Publicités pour les lotissements islamiques de Cigede Griya Permai et de Mustika Hadiasri
28 Cette marchandisation du besoin de réassurance religieuse et morale d’un mode de vie
qui n’a rien de spécifique ni à l’Indonésie ni à l’islam semble avoir trouvé une
dynamique propre au sein de laquelle l’entrepreneuriat joue un rôle moteur.
L’imagination et l’audace des marchands paraissent désormais sans limite d’autant que
les risques sont relativement limités : les produits que l’on cherche à vendre avec un
argumentaire religieux n’ayant pour la plupart guère de particularité, ils pourront être
diffusés dans d’autres circuits commerciaux en cas d’échec, à l’instar de cette « voiture
islamique » lancée il y a quelques années en Malaisie et dont les équipements (une
boussole indiquant La Mecque, un rangement pour le Coran et un voile) ne semblent
pas avoir convaincu les acheteurs potentiels27.
29 Mais si cette consommation religieuse offre autant d’opportunités ce n’est pas
seulement parce qu’elle cautionne un nouvel ordre social. Elle touche en effet à l’un des
fondements de l’islam : son attachement très marqué à l’orthopraxie. Le croyant est
guidé vers le salut par un ensemble de rituels et de pratiques qu’il doit suivre le plus
fidèlement possible. L’anxiété que porte le monde moderne est dès lors liée à la
multiplication des conduites susceptibles de le faire dévier de ce chemin de vertu.
Abritant la cellule familiale, lieu d’éducation et de contrôle social, l’habitat de type
pavillonnaire figure, dès lors, un microcosme susceptible d’une lecture religieuse. Chez
le musulman indonésien pieux, en particulier dans les lotissements islamiques que j’ai
pu visiter, la ruang tamu, la pièce où l’on accueille les visiteurs, est inévitablement
décorée d’une image de la Kabaah ou d’une représentation de tel ou tel haut lieu de
l’islam javanais, rappelant, dès l’entrée, le rôle de l’habitation comme sanctuaire28.
Placée sous la protection divine, la maison est aussi le lieu de la plupart des cinq prières
quotidiennes, de l’observation et surtout de la transmission des commandements de
l’islam. Le lotissement figure quant à lui un espace de transition protecteur au sein
duquel le voisinage représente la jamaah, cette communauté de fidèles, bienveillante et
attentive qui aidera l’occupant à vivre en bon musulman29.
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30 L’entrée d’une partie de la communauté musulmane indonésienne dans une ère de
consommation de masse et, partant, le renouveau d’une économie se réclamant de
l’islam se sont donc faits au prix d’une inversion du schéma wébérien considéré comme
étant à l’origine du capitalisme occidental. Alors que le principe de systématisation
éthique du quotidien à l’œuvre chez les puritains de Weber avait permis aux
producteurs d’enclencher une dynamique d’accumulation – qu’encourageait selon lui le
désir de voir confirmée par une réussite terrestre cette prédestination propre au
calvinisme – c’est, dans l’islam indonésien contemporain, le consommateur qui porte
cette ascèse intramondaine guidant ses choix économiques. Conscient de la
« prédétermination » de sa vie terrestre (et non de la prédestination de son sort
céleste), le croyant est en quête de cette orthopraxie rassurante qui le confortera dans
une voie vertueuse (Carré, 1986 ; Djedi, 2011 ; Njoto-Feillard, 2012 : 36-37). La démarche
de l’entrepreneur musulman (ici le promoteur) ne se distingue plus véritablement de
celle de ses concurrents non musulmans et il peut mobiliser pour son activité d’autres
référents identitaires que l’islam. Mais même largement dépourvue de toute motivation
religieuse, la démarche entrepreneuriale des promoteurs de lotissements islamiques
joue un rôle prépondérant dans cette nouvelle économie du salut que dessine
l’irruption du capitalisme en terre d’islam.
L’entrepreneur musulman, artisan d’un nouveauconcordisme et fossoyeur de l’islamisme indonésien ?
31 Si l’immobilier islamique demeure un marché de niche, il participe de ce vaste
mouvement de confessionnalisation du capitalisme dans le monde musulman fort
justement qualifié « d’Islam de marché » (Haenni, 2005). À ce titre les nouveaux acteurs
que sont les promoteurs des perumahan islam jouent un rôle de premier plan dans cette
évolution de fond de l’islam indonésien. Au début des années 1970, Yunan Helmi
Nasution représentait un entrepreneur musulman à l’ancienne qui, porté par sa foi, se
sentait investi d’une vocation de transformation sociale, dans le cadre d’une économie
coopérative. Il s’inscrivait dans une tradition issue de l’islamisme modéré des années
1950, dont le but était de donner à la communauté musulmane son indépendance en
promouvant une économie sociale et solidaire, conformément à l’idéal de
redistribution qu’elle lisait dans le Coran. Dans ce milieu, l’économie était considérée
comme un outil de transformation de la société au service d’un projet politique plus
global dont le grand parti musulman Masjumi était porteur (Madinier, 1999). Nasution
était proche de l’Association des entrepreneurs musulmans d’Indonésie (Himpunan
Usahawan Muslimin Indonesia, HUSAMI) que dirigeait Sjafruddin Prawiranegara, membre
de la direction du Masjumi, ancien ministre de l’économie et des finances dans les
années 1950 et penseur d’un « socialisme religieux » qui renvoyait dos à dos capitalisme
et communisme (Madinier, 2012 : 387-394 ; Njoto-Feillard : 136-137). Entre la fin des
années 1940 et le milieu des années 1970, ce moment « socialisant » de l’économie
islamique toucha l’ensemble du monde musulman, avant de céder le pas face aux
réseaux et au credo de la globalisation libérale (Sor, 2002).
32 L’entrée des pays d’Islam dans un capitalisme mondialisé entraîna un virage à droite de
la pensée économique musulmane dont la naissance de la finance islamique fut le signe
le plus patent. L’enrichissement des classes pieuses arracha l’économie de sa matrice
militante initiale et donna naissance à un « Islam de marché » marqué par un
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reformatage de l’offre religieuse à leurs attentes (Haenni, 2005 : 9). Dans les pays du
Proche et du Moyen-Orient, ce découplage eut toutefois des effets contrastés dans le
champ politique. Face aux régimes autoritaires et laïcisants en place en Turquie, en
Égypte, en Tunisie, au Maroc ou en Iran, les nouvelles bourgeoisies pieuses
s’engagèrent au sein de partis proches des Frères musulmans (Kepel, 2000 ; Kuran,
2004)30. Commerçants, patrons de petites industries, ces nouveaux entrepreneurs ne
travaillaient pas dans des secteurs en lien direct avec la religion, mais inscrivaient leur
démarche dans un soutien à la cause islamiste qu’ils contribuèrent largement à
financer. Leur ennemi n’était plus le capitalisme – qui avait assis leur prospérité – mais
sa déclinaison étatique, corrompue et porteuse d’une libéralisation des mœurs qu’ils
jugeaient inacceptable.
33 En Indonésie, par contre, l’émergence d’une nouvelle bourgeoisie musulmane active
politiquement se fit avec la bénédiction du pouvoir. S’étant, dès la fin des années 1960,
largement appuyé sur la minorité sino-indonésienne pour mettre en œuvre sa politique
de développement volontariste et prébendière, l’Ordre nouveau voulut, à partir du
milieux des années 1980, s’assurer du soutien d’un islam militant en plein renouveau.
En insistant sur la nécessaire « indigénisation » de l’économie, cette habile
instrumentalisation priva l’islamisme indonésien de l’effet mobilisateur qu’avaient eu,
ailleurs, les violentes confrontations avec les pouvoirs en place (Hefner, 1993 ; Hadiz,
Robison, 2012)31. La chute de Suharto en 1998 et la démocratisation qui accompagna la
période dite de Reformasi, ne mirent pas fin à cette faiblesse relative de l’engagement
politique : malgré l’attachement massif exprimé dans les enquêtes d’opinion aux
thèmes portés par l’islamisme (création d’un État islamique, application de la charia,
etc.), aucun des partis représentant ce courant n’est parvenu – que ce soit au pouvoir
ou dans l’opposition – à exercer d’influence majeure sur la conduite des affaires du pays
(Hadiz, 2011 ; Kikue, 2011). Le comportement adopté par le croyant dans un marché
religieux désormais beaucoup plus ouvert, celui d’un « consommateur » guidé par des
postures identitaires bien plus que par les cadres traditionnels de la société
musulmane, s’étendit alors à la scène politique. L’islam devint un produit d’appel
incontournable pour l’ensemble des partis, y compris les plus séculiers, dans une
surenchère qui en galvauda le message. Malgré quelques dérisoires effets de manche, la
représentation politique de l’islam demeura éclatée : lors des élections nationales de
2009 et de 2014, pas moins de cinq partis se partagèrent les suffrages de leurs
compatriotes. Bien que représentant, ensemble, près de 30 % de l’électorat, ils
demeurèrent, pour l’essentiel, cantonnés au rang de caution religieuse des autres
formations. À l’instar du promoteur de lotissement islamique, le politicien indonésien,
usant habilement d’une pseudo-éthique identitaire pour tenter de capter à son profit
individualisation du croire et fluidité des appartenances, contribua ainsi a amoindrir
considérablement la capacité de mobilisation et de transformation sociale de l’islam.
34 Qu’il soit consumériste ou politique, ce mieux-disant islamique n’est certes pas sans
conséquence sur les relations intercommunautaires en Indonésie. L’intellectuelle
musulmane Musdah Mulia dénonçait il y a quelques années, le caractère « malsain » des
lotissements islamiques, menaces, selon elle, pour la transmission aux jeunes
générations de cette capacité de vivre ensemble qui a longtemps caractérisé
l’Indonésie32. Le consensus religieux sur lequel repose le pays depuis son indépendance
– une reconnaissance à part égales de six religions malgré l’écrasante domination
démographique de l’islam – est certes écorné mais pas fondamentalement menacé par
cette « intolérance productive » (Menchik, 2014). Car, à moyen terme au moins, cet
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éparpillement de la référence islamiste constitue aussi sa faiblesse : instrumentalisée
par tous, elle n’est plus véritablement profitable à personne. Au sein du complexe
Darussalam, Yon Machmudi, par ailleurs, l’un des cadres du Parti de la justice prospère
(PKS), regrette ainsi que la pieuse convivialité de son lotissement ne débouche pas sur
un engagement politique commun33. L’évolution du projet Az-Zikra vers le tourisme
religieux reflète également les progrès d’une religiosité individualiste, peu militante,
délaissant les grands projets collectifs au profit d’ambitions plus personnelles où
domine la réalisation de soi.
35 Sans préjuger de la sincérité de ces démarches, on mesure à quel point, à l’image de
l’évolution du champ politique et ce bien plus encore qu’ailleurs dans le monde
musulman, ces nouvelles manières de faire religion enterrent la perspective d’une
alternative islamique globale que portaient des projets plus anciens. L’évolution de
l’immobilier islamique figure une mutation fondamentale des hiérarchies et donc des
capacités d’encadrement des engagements collectifs qu’annonçait déjà le succès d’une
nouvelle génération de prédicateurs, sans formation religieuse solide ni caution des
grandes organisations qui structurent traditionnellement la communauté islamique
indonésienne (Nahdlatul Ulama et Muhammadiyah). Au service d’un concordisme à bas
bruit, qui teinte aux couleurs de l’islam des modes de vie inspirés de l’Occident, le
promoteur de lotissements islamiques cautionne l’individualisme du croyant et
encourage son émancipation par rapport à une définition collective de la norme. Nulle
trace en effet, au sein de ces entreprises de construction, de conseillers religieux ou de
ces fameux sharia-boards qui font les riches heures de la finance islamique. Le halal dans
l’immobilier est désormais ce que le croyant-consommateur est prêt à acheter comme
tel.
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7 Pour la plupart des observateurs du phénomène, l’émergence de l’Islam de marché est à
relier naturellement au développement d’une bourgeoisie musulmane issue de la
croissance économique au cours de ces dernières décennies. Il a été avancé également
que la commercialisation de l’islam était le résultat d’une réorientation économique
devenue vitale pour un islamisme confronté à une politique répressive des régimes en
place. De plus, dans le contexte post-islamiste, l’Islam de marché offrait, à la fin des
années 1990, l’espoir d’un renouvellement idéologique face à l’impasse politique de
l’islamisme (Roy, 2002). Dans le cas indonésien, un autre facteur d’importance fut la
rivalité économique entre la minorité d’origine chinoise et les autochtones (Pribumi),
marqueur essentiel de l’histoire de l’Archipel. Cet antagonisme s’est doublé d’une
dimension religieuse, puisque nombreux furent les Sino-Indonésiens qui se
convertirent au christianisme dans la deuxième moitié du XXe siècle, notamment au
protestantisme évangélique4.
8 Dès la période coloniale, les marchands chinois ont constitué un maillon essentiel de
l’économie des Indes néerlandaises en œuvrant comme intermédiaires entre les
autorités et les communautés rurales dans le commerce de denrées destinées à
l’exportation. À l’évidence, des entrepreneurs indigènes sont présents également dans
l’Archipel. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, ceux-ci font d’ailleurs preuve d’un
grand dynamisme dans certains secteurs comme l’hévéaculture, la culture de coprah
(albumen séché de la noix de coco), de feuilles de tabac, l’industrie du batik (textile
teinté à la cire) et des cigarettes au clou de girofle (Lombard, 1990 : 101-102). Toutefois,
l’intense concurrence chinoise s’est avérée difficile à surmonter. Au sein de l’Indonésie
indépendante, les autorités mirent en place divers programmes de protection et de
discrimination positive en faveur des entrepreneurs pribumi, à l’exemple du
programme Benteng (« Forteresse ») mais avec de médiocres résultats. Au cours des
années 1950, l’instabilité politique de la démocratie multipartite ne fit qu’affaiblir
davantage cet entrepreneuriat indigène.
9 Avec l’Ordre Nouveau du général Suharto, à partir de 1966, s’installe un contrat tacite
entre l’élite militaro-bureaucratique et les hommes d’affaires chinois, basé sur le
principe d’un enrichissement mutuel, au moment où l’idéologie du « Développement »
(Pembangunan) ne laisse plus de place à la contestation politique. Le régime n’était en
apparence pas opposé à l’émergence d’une classe entrepreneuriale pribumi, mais sa
position officielle voulait qu’un soutien institutionnel trop appuyé serait inefficace au
final, car le problème était perçu comme étant avant tout d’ordre culturel : la mentalité
du Pribumi n’était pas assez orientée vers l’activité commerciale et vers l’effort dans le
labeur, en raison notamment, estimait-on, d’une culture javanaise prédominante.
10 C’est à ce moment-là, dans les années 1970, que fut introduite la notion d’« éthique
islamique du travail », présentée par certains intellectuels musulmans comme pouvant
avoir un effet compensatoire à ce problème particulier (Feillard, 2004). Si l’expression
politique de l’islam était alors étouffée par le régime militaire, ce n’était pas le cas de la
dimension socio-culturelle. Ainsi, pour l’Ordre Nouveau, les forces vives musulmanes
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pouvaient, elles-aussi, participer de cette façon à la grande cause nationale du
Développement, tout en laissant de côté leurs revendications sur l’État islamique et
l’application de la charia.
11 Cette idée d’un apport de l’islam dans le domaine de la vie économique prend alors
progressivement forme au sein d’une pensée managériale islamique, qui est aussi l’un
des éléments-clés de la stratégie de contournement adoptée par les militants islamistes
pour faire face à l’État séculariste. Au cours de séjours en Malaisie, à ce moment-là une
véritable plaque-tournante de l’islamisme international, les militants indonésiens
étaient entrés en contact avec les méthodes des Frères musulmans égyptiens,
notamment celles basées sur un réseau de cellules de prédication clandestines. Ce
système fut importé en Indonésie, puis développé plus particulièrement dans les
universités publiques, bastions du modèle séculariste dans les années 1980. Ce réseau
de cellules clandestines (usroh ou « famille » en arabe) favorisa l’émergence d’une
nouvelle génération de jeunes opposants islamistes.
12 Certains d’entre eux se rendirent aux États-Unis pour y poursuivre leurs études. Au
cours de ces séjours, ils furent fortement marqués par le management motivationnel
appliqué dans le monde professionnel. De retour en Indonésie, ils adaptèrent et
réinterprétèrent ces techniques. Cette pensée se révéla d’autant plus pertinente pour
les militants qu’elle coïncidait avec la démarche islamiste d’un retour aux valeurs, des
valeurs faiblement prescriptives, qui plus est, et donc facilement adaptables aux
contextes locaux, comme l’ont relevé avec justesse Patrick Haenni et Husam Tammam
pour l’Égypte (Tammam, Haenni, 2004). Ce savoir managérial permit également de
tempérer la suspicion du gouvernement Suharto qui tolérait mal une politisation trop
poussée de l’islam, ceci jusqu’à la fin des années 1980.
13 Au début des années 1990, la situation évolua. Face à une armée de moins en moins
solidaire et une pression populaire pour des réformes démocratiques, le président
Suharto se tourna vers l’islam pour y puiser une nouvelle légitimité, en soutenant en
particulier la création de l’Association des intellectuels musulmans d’Indonésie (ICMI,
Ikatan Cendekiawan Muslim se-Indonesia). Avec le « verdissement » du régime (le vert
étant la couleur de l’islam), la pensée managériale islamique devint l’un des éléments
de la légitimité des militants ayant rejoint les rangs de cet Islam « régimiste » (Hefner,
2000 : 150). L’épineuse question de l’État islamique fut remplacée par celle de la
contribution de l’islam au développement économique du pays, en particulier dans le
domaine des ressources humaines. Au cours de ce processus, certains anciens activistes
des cellules de prédication formèrent des instituts de management et de « réalisation
de soi » proposant leurs services (payants) aux ministères et grandes entreprises
nationales5.
14 La fin des années 1990 marqua également l’apparition d’un nouveau type de
prédicateur – jeune, charismatique, célébrant l’enrichissement pieux – servant de
contre-exemple au radicalisme de la Jemaah Islamiyah6 ou encore à celui du Front des
défenseurs de l’islam7, dans une société indonésienne déboussolée par la grave crise
économique de 1997 et une sortie abrupte de trois décennies d’autoritarisme sous
Suharto. Dans les librairies, des rayons entiers étaient dédiés à l’entrepreneuriat
islamique avec des titres aussi évocateurs que « J’ai choisi d’être entrepreneur » ou encore
« Tout le monde peut devenir businessman ». On peut parler, à partir de ce moment,
d’« Islam de marché », car ce n’est plus seulement la question de l’éthique du travail qui
est visée, mais celle d’un véritable enrichissement individuel illimité. Alors
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qu’auparavant les intellectuels musulmans s’interrogeaient timidement sur les
modalités de lutte contre la pauvreté à travers l’aumône légale (zakat), chacun a
désormais la possibilité de devenir millionnaire en prenant exemple sur le prophète
Muhammad.
15 Dans le contexte des années 2000, la dynamique socio-économique est devenue bien
différente de celle des années 1990. En effet, la rivalité entre Sino-Indonésiens et
Pribumi, quoique toujours présente, s’avère désormais moins aiguë qu’auparavant. Les
premiers se considèrent maintenant davantage comme de véritables citoyens
indonésiens, ayant la possibilité de participer à la vie politique du pays, tandis que les
seconds voient de nouvelles opportunités pour s’enrichir. La manne des ressources
naturelles et les réformes en faveur de la décentralisation ont favorisé la formation
d’une nouvelle bourgeoisie pribumi. On constate également que les opportunités de
création d’entreprises en dehors des réseaux d’influence habituels sont plus
nombreuses (Aspinall, 2013). L’idéal du fonctionnaire, jadis si prisé au sein de la société,
a laissé place à celui de l’entrepreneur à succès, un self-made man à l’indonésienne,
image fréquemment relayée par les grands médias. De même, certains conglomérats
sino-indonésiens ont bien compris qu’il était aussi dans leur intérêt que la société
indonésienne développe un entrepreneuriat plus important, hérauts d’une classe
moyenne consommatrice, et ont de ce fait commencé à mettre en place divers
programmes de bourses et de formations pratiques en ce sens.
Le marketing relationnel de multiniveaux, un secteurrécent et controversé au sein de l’Islam de marché
16 Dans cette nouvelle effervescence entrepreneuriale, certains secteurs sont plus
aisément accessibles à ceux qui ne disposeraient ni du capital, ni des réseaux de
confiance ou de l’expérience des affaires des Sino-Indonésiens. Dans cette catégorie, on
trouve, outre les très populaires commerces franchisés, le marketing relationnel de
multiniveaux (MLM). La viabilité économique de ce type d’entreprise repose sur
l’absence d’intermédiaires, la minimisation des coûts publicitaires, la quasi-absence de
coût de main-d’œuvre et l’articulation de liens sociaux particulièrement forts,
notamment à travers la famille (Biggart, 1990). Il faut dire que le marché indonésien est
prometteur pour ces compagnies : l’Indonésie est le quatrième pays le plus peuplé au
monde avec ses 240 millions d’habitants, dont environ 18 % appartiennent à la
catégorie de la « classe moyenne consommatrice8 », un chiffre qui devrait doubler dans
les dix prochaines années. En 2011, la presse locale estimait à environ 650 le nombre de
MLM en opération dans le pays9. Une centaine de ces entreprises étaient regroupées au
sein de l’Association de vente directe d’Indonésie (APLI). Quant aux MLM islamiques,
celles-ci étaient au nombre d’une dizaine en 2015, dont au moins cinq avaient reçu une
certification du Conseil des Oulémas d’Indonésie (MUI), basée sur la mise en œuvre de
« bonnes pratiques » en accord avec la charia.
17 Cette porosité effective entre les sphères religieuse et lucrative a entraîné un débat sur
la nécessité de réguler le secteur. Pour lutter contre la multiplication des abus, les
autorités ont favorisé la création de l’Association de la vente directe d’Indonésie (APLI,
Asosiasi Penjualan Langsung Indonesia) qui comporte aujourd’hui une centaine de
membres. Outre une liste de compagnies adhérentes, le site internet de l’APLI met
l’accent en particulier sur les différences entre la vente directe et la vente pyramidale,
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considérée comme une activité illégitime et source d’abus. La vente pyramidale est
caractérisée par trois points : une opacité des règles de rémunération et d’agencement ;
des prix excessifs ; une rémunération en fonction surtout du recrutement de nouveaux
membres et non de la vente des produits (impliquant notamment la possibilité pour
une personne d’être membre plus d’une fois).
18 D’un point de vue religieux, c’est le Conseil des Oulémas d’Indonésie (MUI) qui s’est
attribué la charge d’émettre des certificats de conformité à l’éthique islamique pour ce
type d’entreprise à partir de 2009. Le Conseil a ainsi publié un avis juridique (fatwa) qui
énumère 12 points que chaque MLM islamique doit respecter10 :
1. Avoir un objet de transaction sous la forme d’un produit ou d’un service.2. Ce produit/service ne doit pas être illicite (haram) ou encore être utilisé pourquelque chose d’illicite.3. La relation commerciale ne doit pas être liée à : la vente mal définie d’un bien(gharar) ; les jeux de hasard (maysir) ; l’usure/l’intérêt (riba) ; le détriment d’autrui(dharar) ; l’usage de la force (dzulm) ; le vice (maksiat).4. Il ne doit pas y avoir de bénéfice excessif (excessive mark-up) portant atteinte auconsommateur ; la qualité des produits doit correspondre à la qualité annoncée ; lescommissions attribuées aux membres, que ces derniers soient élevés ou non dans lastructure, doivent correspondre à un effort dans leurs résultats de vente deproduits/services et ceci doit être le revenu principal des membres.6. Les bonus attribués aux membres doivent être définis clairement au moment dela transaction des produits/services de la compagnie.7. Il ne peut y avoir de commissions ou de bonus de façon passive et régulière, sansvente de produits ou services.8. L’attribution de commissions/bonus par la compagnie aux membres ne doit pasimpliquer des promesses excessives et irréalisables (ighra’).9. Il ne doit pas y avoir d’exploitation et d’injustice dans la répartition des bonusentre membres des plus anciens aux plus récents.10. Le système de recrutement des membres, les cérémonies de récompense nedoivent pas contenir de principes qui seraient opposés au dogme musulman(aqidah), à la charia et à un caractère spirituel noble (akhlak mulia), comme lespratiques d’associationnisme (syirik), les cultes mystiques, le vice et autres.11. Chaque membre qui recrute d’autres membres a la responsabilité de les formeret de veiller sur eux.12. Les membres ne doivent pas user de mécanismes de manipulation des prix devente de produits/services (vers le bas) pour augmenter leurs propres bonus etrécompenses (money game).
19 Notons qu’à la suite de l’étude d’un dossier et de l’attribution éventuelle du certificat en
accord avec le respect de ces 12 règles, l’entreprise est dans l’obligation d’inclure dans
ses rangs un membre du MUI qui a pour charge de vérifier régulièrement le respect de
la charte et dont le salaire est pris en charge par la compagnie11. Le secteur des MLM
islamiques, et plus largement celui de l’économie islamique (en particulier la
certification halal), est devenu en effet une importante manne financière pour le
Conseil des Oulémas.
20 Le MUI n’avait pourtant pas cette légitimité (ni évidemment ce poids financier) à sa
création. Considéré comme une institution « semi-officielle », il avait été formé en 1975
avec le soutien du président Suharto qui entendait y puiser une légitimité religieuse
pour son régime, ainsi qu’un soutien pour sa politique de développement économique.
Depuis la Reformasi, le MUI n’a eu de cesse de vouloir renforcer son autorité par un
statut autoproclamé de garant de l’orthodoxie en adoptant des positions souvent
conservatrices (notamment sur les relations entre religions ou encore sur le droit des
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minorités religieuses) (Ichwan, 2013). Les enjeux financiers autour de l’économie
islamique sont tels que l’on a assisté en 2014 à une vive rivalité entre le MUI et le
Ministère des Affaires religieuses, ce dernier ayant tenté de retirer au Conseil son
monopole sur la certification halal, sans succès néanmoins. Mais, en 2016, la dynamique
est bien différente. Les deux parties semblent s’être accordées pour soutenir une loi
passée par le Parlement à la fin 2014 pour instituer une stricte obligation de
certification halal pour tout produit vendu en Indonésie, qu’il s’agisse de la production
locale ou des importations. Jusqu’alors, cette certification relevait d’une démarche
volontaire de la part des entreprises qui entendaient cibler le marché de la
consommation islamique. La mise en œuvre de cette obligation légale va, de fait,
dégager une manne financière gigantesque autant pour le MUI que pour le Ministère,
les deux parties s’étant entendues pour partager les fonds par divers arrangements
institutionnels.
Imaginaires et pratiques des MLM islamiques
Du communautarisme à l’hybridation
21 Si la volonté d’introduire un caractère « éthique » est un aspect important des MLM
islamiques, on peut y dénoter également, pour certains cas, une volonté de former une
« économie de l’entre soi » qui donnerait une priorité aux Pribumi musulmans. Certes,
les MLM islamiques telles qu’elles existent actuellement ne peuvent être limitées à
cette posture communautariste, mais il s’agit bien ici de l’un des éléments-clés qui a
mené à la création du mouvement dans les années 1990. L’une des premières MLM à
avoir véritablement utilisé l’argument communautariste en Indonésie fut le réseau
Ahad Net, fondé en 1996. Son nom est un acronyme des mots « Coran », « Traditions
(hadiths) », « Au-delà », « Ici-bas » et « Réseau »)12 qui correspondent à la devise de
l’entreprise : « En nous tenant fermement au Coran, aux Traditions, récoltons la joie
dans l’Au-delà et la prospérité ici-bas ». Il est à noter que lors de son inauguration était
présent Adi Sasono, alors secrétaire général de l’Association des intellectuels
musulmans d’Indonésie (ICMI) et grand défenseur de l’entrepreneuriat pribumi.
L’argument de vente de la compagnie soulignait le fait que, si les musulmans
constituaient une majorité dans le pays, leur poids économique, par rapport aux Sino-
Indonésiens, restait encore clairement minoritaire. « Allons-nous rester éternellement
des serviteurs dans notre propre pays ? » questionnait ainsi un dépliant de la société,
en terminant par un appel à l’effort commun, appuyé par une sourate du Coran :
« Attachez-vous tous, fortement au pacte de Dieu ; ne vous divisez pas ; souvenez-vous
des bienfaits de Dieu » (III-106)13.
22 Pour mettre en œuvre son programme de rééquilibrage de l’économie nationale, Ahad
Net propose donc toute une gamme de produits certifiés halal, allant des cosmétiques
aux livres, en passant par divers produits alimentaires. Par ailleurs, l’entreprise affirme
fièrement qu’elle ne vend ni café ni cigarettes, malgré une demande importante, car
leur consommation est contraire à l’éthique islamique. En 2001, ces produits circulaient
au sein d’un réseau de 200 centrales de distribution et de 200 000 membres
revendiqués14. La rétribution se fait, assez classiquement, en cadeaux divers
(téléphones, deux-roues, voitures, maisons), mais elle peut aussi prendre une forme
plus « islamisée », comme des pèlerinages à La Mecque. C’est en 2003 seulement que la
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compagnie reçut la certification de MLM islamique autorisée par le MUI. Selon l’un de
ses dirigeants, Ahad Net avait, dès ses origines, pour mission de proposer des produits
halal et « éthiques » (thoyyib)15.
23 Comme il a été relevé précédemment, l’image des MLM a été entachée par un système
qui ne bénéficierait qu’aux personnes les plus élevées dans la structure, et non à la
masse des membres. Dans le cas indonésien, des scandales impliquant ce type
d’entreprise ont éclaté dans les années 1990. Ce fut le cas de la société Gold Quest
International Limited, basée à Hong Kong, qui proposait des collections de pièces de
monnaie en or. En réaction, l’activité de l’entreprise fut jugée illicite par les
commissions de jurisprudence de trois grandes organisations musulmanes, Nahdlatul
Ulama, Muhammadiyah et Hidayatullah16. C’est ici l’un des points les plus sensibles
auquel est confrontée toute MLM islamique : comment démontrer au public que ses
pratiques commerciales ne relèvent pas de la simple exploitation et sont, de surcroît,
en accord avec les préceptes de l’islam ? Pour Ahad Net, l’argumentation est double :
d’une part ses produits sont vendus à un prix « compétitif », donc accessible au plus
grand nombre ; et, d’autre part, la configuration pyramidale de son réseau n’impose pas
une hiérarchie basée sur l’ancienneté, car chaque membre possède les mêmes chances
de récolter le fruit de ses efforts, selon un système défini par le terme arabe Ukhuwah
(fraternité). De plus, le système Ahad Net veut que, même si une lignée A comporte
davantage de membres qu’une lignée B, les rétributions ne soient pas forcément
disproportionnées, mais dépendent des efforts investis par chacun. En ce sens, l’une des
particularités revendiquées par Ahad Net réside dans l’absence de « revenus passifs »
(passive income) : le membre-cadre sera récompensé par son implication personnelle
dans la formation (pembinaan) de membres de sa lignée, un développement des
ressources humaines qui comprend à la fois une dimension commerciale et spirituelle
par l’« amélioration de la morale » de chacun (perbaikan akhlak). Enfin, selon
l’entreprise, les récompenses ne seront pas déterminées par la quantité de membres
recrutés dans les lignées, mais par les transactions sur les produits proposés par Ahad
Net, ceci pour éviter les abus usuels dans les MLM.
24 Il est à noter également que le réseau se veut être une plateforme de vente de produits
locaux (halal et éthiques à l’évidence) qui peuvent difficilement trouver un accès aux
grandes surfaces. D’un point de vue opérationnel, l’entreprise déclare être « éthique »
car elle respecte la ségrégation des sexes, ainsi que l’obligation des cinq prières
quotidiennes. Le processus de recrutement se fait par paliers : classiquement, la
personne intéressée participe à une réunion d’introduction où sont présentés les
objectifs et idéaux de l’entreprise, ainsi que ses produits et son schéma de
rémunération. On propose alors non seulement au candidat une nouvelle carrière, mais
aussi une « éducation islamique ». Une fois devenu membre, il a droit à des formations
progressives de « réalisation de soi » qui culminent dans un programme nommé «
Spiritual Leadership to Achieve Success and Happiness » (SLASH).
25 Si l’on compare le discours d’Ahad Net durant la deuxième moitié des années 1990 (au
moment où les tensions ethniques et religieuses étaient à leur comble) à celui des
années 2010, on constate que ce dernier est bien moins concentré sur la défense de
l’économie indigène contre celle des Sino-Indonésiens, et davantage sur l’exigence de
mener sa vie en strict accord avec la religion musulmane. L’objectif d’Ahad Net est de
ce fait double : développer l’économie de l’Oumma et participer à la réalisation du
paradigme d’un « islam pur » (islam kaffah).
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26 Cette évolution sensible du discours au sein des MLM islamiques, où est perceptible une
forme de diminution du sectarisme, se retrouve dans une autre entreprise nommée MQ
Net, créée cette fois durant la période formative de l’Islam de marché, c’est-à-dire dans
la première moitié des années 2000. À l’origine de sa création, on trouve le prédicateur-
star de cette période, Abdullah Gymnastiar (couramment appelé Aa Gym), qui fut le
premier entrepreneur à parvenir véritablement à mettre en œuvre une structure
lucrative en tirant parti de sa popularité auprès du grand public. Gymnastiar avait créé
un complexe de « tourisme religieux » dans un quartier de la ville de Bandung à Java-
Ouest, où des milliers de fidèles se rendaient régulièrement pour y écouter ses prêches,
acheter ses livres, DVD et autres souvenirs dans ses multiples boutiques. Ce complexe
abritait également les bureaux d’une holding, la Management Qolbu17 Corporation (MQ
Corp.), aux activités multiples, de la production télévisuelle aux voyages organisés à La
Mecque (Feillard, 2004). Néanmoins, ses affaires déclinèrent considérablement au
milieu des années 2000. Le prédicateur avait à cette époque pris une seconde épouse,
réputée jeune et jolie, ce qui discrédita son message de contrôle des « passions » auprès
de son public, surtout féminin (Hoesterey, 2008).
27 Mais il apparaît que l’entreprise souffrait également de sérieux problèmes de gestion.
Le fonctionnement de son MLM en est l’illustration18. Notons tout d’abord que MQ Net
se voulait ouverte à toutes les confessions, en accord avec le message de tolérance
religieuse qui était la marque de fabrique du prédicateur durant cette période de
montée des radicalismes. Il en coûtait 150 000 Rp (15 euros) pour se joindre au réseau,
une somme qui ciblait plutôt les membres de la classe moyenne. En échange, la
personne recevait un kit d’entreprise (brochures, manuels, échantillons et autres)
évalué à 75 000 Rp et un kit de produits au choix pour une valeur de 75 000 Rp. De
« Emqi Nut » à « Emqi Soap », en passant par « Qolbu Mie » (Nouilles du Cœur) jusqu’au
« Qolbu Cola » (Coca du Cœur), la gamme de l’entreprise était variée et n’avait rien à
envier à celle des réseaux de vente existants. En réalité, ces produits n’étaient pas
fabriqués par MQ Net, mais provenaient des usines de grands groupes industriels déjà
établis. L’argument marketing d’Abdullah Gymnastiar reposait sur le fait que ce
système permettait à chacun de cultiver l’esprit d’entreprise et de leadership. Pour le
prédicateur, l’objectif déclaré était alors de « donner du travail à six millions de
personnes d’ici 2009 », en espérant que « toute personne qui se joint à MQ Net ne
mesure pas son succès seulement à l’aune de ses revenus, le plus important étant le
développement de soi19 ».
28 Ceci n’a pourtant pas empêché MQ Net de rencontrer de grandes difficultés. La
direction n’avait pas respecté l’un des principes fondamentaux du MLM : parce que sa
réussite dépendait de la cohésion des membres, il était indispensable pour ce type
d’entreprise d’instituer un mécanisme empêchant toute compétition interne,
notamment entre les différentes lignées. Un membre avait ainsi porté plainte auprès du
Conseil des Oulémas (MUI) contre Abdullah Gymnastiar : ce distributeur des produits de
MQ Net avait vu s’installer une centrale de distribution de l’entreprise à quelques
mètres de son lieu d’activité, proposant des prix bien inférieurs aux siens. Ce n’était pas
la première fois que l’entreprise de Gymnastiar se trouvait en porte-à-faux par rapport
à ses adhérents. Certains d’entre eux s’étaient plaints que les cadeaux-bonus promis en
récompense des ventes n’étaient pas disponibles, ou encore que les produits étaient
rarement en stock20.
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29 Outre le cas de MQ Net/Barokah, d’autres initiatives de MLM islamiques se sont
révélées plus fructueuses. C’est le cas de la compagnie HPAI (Herba Penawar Alwahida
Indonesia), créée en 2012, spécialisée dans les produits naturels, issus de la tendance
« bio-islamique » au sein de la classe moyenne émergente. Ce courant en pleine
expansion se veut une alternative à la médecine conventionnelle, encore considérée
comme trop onéreuse en Indonésie21. Celui-ci s’inspirerait des conseils attribués au
Prophète Muhammad (Thibbun Nabawi) en matière de santé. Ainsi, l’un des hadiths les
plus utilisés ici est tiré du recueil Sahih al-Bukhari22, selon lequel le Prophète aurait
déclaré : « Il n’est pas de maladie qu’Allah ait engendré, sans avoir créé également son
traitement » (5678)23. Certains produits sont fréquemment commercialisés en ce sens :
l’huile d’olive, le miel, les figues ou encore le vinaigre, avec l’objectif de prévenir ou
guérir des maladies variées, allant du diabète au cancer. Pour faire face au déficit
d’image dont peuvent souffrir les MLM, la stratégie de HPAI est quelque peu différente
de ce qui a été décrit précédemment. En effet, la compagnie ne se définit pas
officiellement comme une MLM – bien que son fonctionnement en ait tous les traits –
mais comme un « réseau commercial halal » (bisnis network halal). Comme en témoigne
un membre de HPAI, les activités proprement religieuses y semblent d’ailleurs plus
développées : l’adhésion est vue comme un moyen « de se retrouver entre personnes
“pieuses” (sholeh), car, au sein de HPAI, plus vous êtes élevé dans la structure, plus
votre compréhension du religieux est aboutie ; il existe également des programmes
d’étude et de mémorisation du Coran24 ».
30 Le cas d’HPAI indique que l’Islam de marché œuvre également à un développement de
liens économiques au-delà des frontières nationales : l’entreprise est la branche
indonésienne de la firme malaisienne HPA Industries, basée dans l’État du Perlis. Créée
en 1987 par Tuan Haji Ismail bin Haji Ahmad, l’entreprise se nommait à l’époque « Al
Wahida Traditional Medicine25 ». Rebaptisée HPA Industries en 1995, elle compte
aujourd’hui plusieurs manufactures en Malaisie péninsulaire avec 2 000 employés au
total. Hormis en Indonésie, HPA est présente au Cambodge, au Brunei et en Thaïlande.
En 2010, l’entreprise a ouvert une manufacture au sein du « Malacca Halal Hub », un
complexe industriel dédié au halal dont le développement illustre la politique de
soutien appuyé aux divers secteurs de l’économie islamique par les autorités
malaisiennes depuis plusieurs décennies.
Photo 1. Une réunion de « motivation » de HPAI, source : HPAIndonsia.net
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Photo 2. Une famille devant sa voiture, récompense de HPAI, source : HPAIndonesia.net
31 Le secteur des MLM islamiques en Indonésie n’atteint pas le niveau de développement
avancé des firmes malaisiennes et semble être limité, pour le moment, à
commercialiser des produits sous-traités par des industries existantes, à l’exemple de
MQ Net, ou à produire en quantités plus modestes. Rappelons-le, les autorités
indonésiennes ont été pendant longtemps relativement méfiantes à l’égard de
l’islamisation politique et économique, contrairement aux dirigeants malaisiens qui,
dès les années 1980, entendaient faire de leur pays un véritable hub de la finance
islamique et des produits halal. Dans le cas indonésien, les MLM islamiques sont restées
cantonnées jusqu’ici à une niche au sein du marché de la consommation26 mais qui
semble s’élargir néanmoins.
32 La compétition avec les MLM conventionnelles est également particulièrement aiguë si
bien que certaines, voyant le marché de la classe moyenne musulmane augmenter, se
sont transformées en MLM islamiques. C’est le cas de l’entreprise « Tiens27 » qui
appartient au Tianshi Group, un conglomérat créé en 1995 par le Chinois Li Jinyuan et
dont les manufactures de produits de santé à base de plantes inspirées de la médecine
traditionnelle chinoise sont basées à Tianjin. Son fonctionnement en Indonésie était à
l’origine conventionnel, comme partout ailleurs dans le monde, mais les dirigeants
comprenant le bénéfice qu’ils tireraient d’une réorientation vers la « consommation
pieuse », décidèrent de changer le nom du groupe en « Tiens Syariah » et de demander
la certification du Conseil des Oulémas.
33 La rationalité économique de la compagnie apparaît clairement sur son site officiel. À la
question : « pourquoi avez-vous demandé ce certificat ? », le management répond : « A.
Les distributeurs Tiens pourront avoir un marché élargi, en particulier dans les régions
musulmanes, en Indonésie et au-delà. B. Le “certificat charia” poussera au
développement moral/éthique au sein du management et des distributeurs Tiens ». Il
est intéressant de noter également que ce réalisme pousse l’entreprise à établir sa
propre exégèse d’une universalité supposée. Ainsi, à la question « Ce certificat
concerne-t-il une seule religion ? (l’islam) », la compagnie répond : « Non, les principes
islamiques sont universels, comme la justice, l’honnêteté, la transparence, les produits
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halal. De fait, [notre démarche] ne se limite pas uniquement à une seule religion
[l’islam] ».
34 Tiens Syariah définit trois principaux types de marchés au sein de la population :
1. Le « charia-loyaliste » : ce marché est composé uniquement de ceux qui veulentfaire des affaires exclusivement selon les principes de la charia/de la morale ; il doitêtre approché par une méthode religieuse-émotionnelle, par exemple, sur la naturehalal du produit. Exemple : les écoles/pensionnats islamiques (pesantren) ou encoreles « musulmans traditionnels-religieux ».2. Le « loyaliste-conventionnel » : ceux qui font des affaires de manièreconventionnelle, où les principes issus de la charia/de la morale peuvent entrer –ou non – en ligne de compte. Exemple : les cadres musulmans.3. Le « charia-rationnel » : ceux qui utiliseront le commerce islamique s’il y a lapossibilité de faire un profit plus important. Exemple : un « profane » (orangawam)28.
35 L’entreprise en conclut que ce sont les deux premiers types de marchés qui doivent être
la cible de ses efforts, pariant, à l’évidence, sur le renforcement de ce « matérialisme
pieux » au sein de la société indonésienne dans les années à venir. Le certificat
permettant à Tiens de se rebaptiser Tiens Syariah a été attribué en 2012 par le Conseil
des Oulémas (MUI). Cette certification du MUI n’étant valable que trois ans dans le cas
présent, l’entreprise devra débourser régulièrement des fonds pour s’assurer cette
légitimité islamique.
36 Le marché des MLM islamiques, comme en général celui de la prédication, est fluctuant
et une certaine forme d’hybridité n’est pas rare. Ainsi, les réunions de motivation des
membres de Tiens Syariah sont un étonnant mélange de Sino-Indonésiens et de Pribumi
issus de la classe moyenne, tous unis dans le même rêve de cadeaux-bonus, voitures,
maisons et voyages. Une autre MLM, symbole de ce mélange des genres, est la
compagnie BKB UFO Syariah. À la suite des émeutes antichinoises de 1998, un Sino-
Indonésien bouddhiste spécialisé dans la médecine par les plantes décida de créer une
association d’entraide dont l’objectif annoncé était de promouvoir la tolérance entre
communautés, ainsi que d’aider les plus pauvres. Pour financer les activités de cette
association, il décida de créer en 2000 cette MLM, qui prit une forme islamique à partir
de 2006 avec, ici aussi, une certification du MUI.
37 La compagnie se veut différente des autres par le caractère ouvert de son
fonctionnement : chaque membre a ainsi entière connaissance de la répartition des
frais : 40 % pour la production, 20 % de frais opérationnels, les 40 % restants étant
destinés aux profits. La dimension éthique islamique se traduit également par le fait
que, dans cette dernière catégorie, l’attribution des bonus est basée sur un partage (du
moins partiellement puisque l’activité de chaque membre compte également). D’un
point de vue social, 20 % des frais opérationnels sont attribués à des œuvres
caritatives29. Le mélange entre caritatif et lucratif est patent dans le cas présent, la
compagnie n’hésitant pas à annoncer qu’elle a attribué plus de 100 000 euros en
produits aux nécessiteux et engagé des programmes humanitaires dans différentes
régions de l’archipel, tout en rappelant qu’ont été attribué à ses membres « 40 Jaguar S-
type et X-type, 20 Mercedes, C-class, A-class, SLK, E-class, SL 500, et Porsche Boxer30 ».
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Problèmes éthiques autour des MLM islamiques
38 Si les MLM islamiques reprennent généralement les techniques de ventes et
agencements structuraux que l’on retrouve partout ailleurs dans le monde, elles y
ajoutent des formes islamisées évidentes, comme des pèlerinages en cadeaux-bonus, ou
encore, plus subtilement des régulations issues de débats jurisprudentiels qui tentent
de faire respecter, tant bien que mal, les préceptes des textes sacrés de l’islam ayant
trait aux relations commerciales. Deux cas doivent être cités ici pour illustrer la
difficulté de réguler ce marché très versatile des MLM islamiques. Le premier cas est
celui d’un service de paiement en ligne, créé par le prédicateur-star, Yusuf Mansur, qui
bénéficia de la chute de popularité d’Abdullah Gymnastiar au milieu des années 2000.
Aujourd’hui, Mansur est la personnalité médiatique la plus représentative de ce
nouveau discours autour de la « richesse pieuse » au sein de l’Islam indonésien. Créée
en 2013 par Mansur, l’entreprise Veritra Sentosa Internasional (VSI) est basée sur le
concept que les Indonésiens perdent du temps, de l’énergie et de l’argent en passant
par le réseau bancaire conventionnel (lié dans ce discours aux « intérêts étrangers »)
pour payer impôts, abonnements de téléphone, électricité, voyages, versements des
dons religieux, frais éducatifs et autres31. On propose donc à la personne d’économiser
sur les frais administratifs habituellement facturés, en passant par le service de
Mansur. Les cibles principales de ce système de paiement électronique « Veritra Pay »
(VP) sont donc le particulier, mais aussi les petits commerces et prestataires de
services. Il en coûte 350 000 Rp (24 euros) pour devenir membre et se voir attribuer un
« pack » contenant : l’autorisation de commercialiser les produits VSI ; un logiciel à
installer sur son smartphone ou ordinateur pour avoir accès à la plateforme de
paiement électronique ; deux bouteilles de produit de santé naturelle. Pour chaque
nouvelle personne recrutée, le membre recevra 50 000 Rp (30 000 Rp en liquide et
20 000 Rp utilisables sur le compte VP). Par la suite, deux types de bonus peuvent être
reçus, d’un côté sur les transactions opérées par les membres de la lignée et de l’autre
sur le développement de la lignée en elle-même (en termes de membres), cette dernière
forme étant à l’évidence contraire aux préceptes émis par le MUI. La compagnie
annonce qu’au bout de dix mois, la personne peut recevoir mensuellement 112 millions
Rp (7 700 euros) pour 4 transactions et 840 millions Rp (57 000 euros) pour
30 transactions par mois.
39 En mars 2014, la branche de Sumatra-Sud du Conseil des Oulémas d’Indonésie (MUI) a
vertement critiqué l’initiative, regrettant le fait que ce type d’entreprise usait de la
crédulité de la population32. Ce n’était pas la première fois que le prédicateur se
retrouvait sous le feu des critiques. En 2013, une autre initiative de Mansur avait été
pointée du doigt par le MUI à Jakarta pour ses activités considérées comme douteuses :
il proposait des parts de 12 millions Rp, soit 800 euros, avec un taux d’intérêt annuel de
8 %, destinées à la construction d’appartements et d’hôtels dans la capitale, où
l’immobilier est dans une période faste depuis plusieurs années. Un an après sa
création en 2012, le fonds avait attiré 2 000 personnes pour un total de 20 milliards Rp
(1,4 million euros). L’entreprise opérait sans autorisation officielle (nécessaire à la
récolte des fonds de particuliers) et fut contrainte par les autorités à mettre fin à ses
activités. Le prédicateur créa alors la « Coopérative de la communauté islamique
d’Indonésie » (Kooperasi Indonesia Berjamaah) – dont le but est, entre autres, de
continuer à « racheter l’économie nationale33 ».
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40 Le deuxième cas est celui d’une MLM spécialisée dans la commercialisation des
pèlerinages « mineurs » (Umroh) en Arabie Saoudite. La Umroh n’est pas limitée à une
certaine période de l’année, comme dans le cas du Hajj, et nombreux sont ceux parmi la
classe moyenne émergente qui utilisent les services d’agences de voyages spécialisées
pour l’effectuer. En 2015, on estime qu’environ 300 000 personnes avaient effectué ce
type de pèlerinage34. Par ailleurs, les agences proposent aux plus fortunés des formules
« Hajji Plus » qui permettent aux familles de voyager dans des conditions confortables
et de résider dans les hôtels quatre ou cinq étoiles à proximité des lieux saints de La
Mecque ou Médine. Pour certains, ce voyage est d’ailleurs souvent l’occasion d’insérer
une étape dans les grandes capitales européennes pour faire du tourisme et du
shopping de produits de luxe (moins onéreux qu’en Indonésie). En réaction à la
multiplication d’abus, le Conseil des Oulémas a émis une autre fatwa en 2012 pour
encadrer la pratique. Les principaux points portaient sur : la nécessité d’une
reconnaissance officielle de la compagnie par le Ministère des Affaires religieuses,
l’obligation d’être musulman et d’avoir pour objectif de faire le pèlerinage (pour éviter
que des non-musulmans y participent pour des raisons purement lucratives) ; le fait de
ne pouvoir retirer son argent, sauf en cas de force majeure.
41 C’est ce marché très lucratif du pèlerinage que la compagnie Arminareka Perdana a
entrepris de conquérir en proposant un agencement multi-niveaux, dont le principe est
le suivant : l’entreprise estime qu’une personne peut faire l’Umroh à partir de
25 millions Rp (1 700 euros). Ainsi, chaque nouveau membre paie un droit d’entrée et de
commercialisation des produits de l’agence (3,5 millions Rp-230 euros), qui constitue un
dépôt pour le voyage futur. Pour le recrutement de toute nouvelle personne, le membre
reçoit 1,5 million Rp, puis 500 000 Rp pour le second ; et au bout de 11 personnes
recrutées, le membre atteint les 25 millions Rp requis pour partir. En 2013, l’entreprise
avait fait partir 24 700 personnes, pour un chiffre d’affaires de 550-600 milliards Rp
(37-41 millions d’euros)35. En raison de ce fonctionnement douteux, le MUI a décidé en
2014 de retirer son certificat à la compagnie, ainsi qu’à une autre entreprise au
fonctionnement similaire (Mitra Permata Mandiri)36. Toutefois, et comme le font
justement remarquer leurs dirigeants, cette certification du MUI n’est en rien
indispensable et seuls les tribunaux administratifs seraient en mesure de les forcer à
mettre fin à leurs activités37.
Performance économique et communautarismereligieux
42 Au-delà de ces quelques cas extrêmes illustrant des pratiques plus que douteuses,
l’attrait pour le système MLM islamique en lui-même est réel au sein de certains
secteurs de la société indonésienne. On peut donc s’interroger sur les raisons de cet
engouement et sur la notion de « performance économique » des MLM islamiques. Pour
Nicole Biggart (1990), les « arrangements socio-structurels » caractéristiques de l’Asie –
l’importance de la communauté, et notamment de la famille – sont particulièrement
adaptés au système MLM. L’importance du facteur religieux dans cette problématique
est également à prendre en compte. Il s’agit bien ici de l’élaboration d’un nouvel
« alphabet » permettant à une société émergente de mieux s’approprier l’éthique et les
pratiques du capitalisme contemporain. Au sein de certaines cultures sud-est asiatiques
n’ayant pas toujours été favorables à l’activité commerciale38, l’islam, comme « religion
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marchande39 » a souvent joué une fonction de légitimation (Murray Li, 1998). Ce rôle est
aujourd’hui plus que jamais d’actualité.
43 Il convient aussi de rappeler que l’entreprise pribumi a été confrontée historiquement à
un problème de confiance dans les affaires, en particulier à Java (Geertz, 1963 : 126 ;
Dewey, 1962 : 37). Le fait que le commerce n’était pas une activité socialement valorisée
y a probablement joué un rôle, mais il apparaît également que la structure sociale
spécifique javanaise n’était pas favorable au développement d’entreprises au-delà du
noyau familial. Alors que les Sino-Indonésiens ont pu développer un « capitalisme en
réseau » (network capitalism) basé sur une forte intégration verticale de la structure
familiale (patrilinéaire, patrilocale et patriarcale), ainsi que des groupes de solidarité
étendus (guanxi), la société javanaise était marquée par une atomisation structurelle
autour d’unités familiales formées par des couples isolés (Mackie, 1998).
44 On comprend donc mieux l’avantage que peut représenter le système MLM dans ce
contexte. D’une part, chaque personne est à la fois vendeur et acheteur des produits, ce
qui peut réduire les tensions émanant des résistances sociales à l’activité commerciale.
D’autre part, parce que l’entreprise pyramidale se définit par l’absence d’une structure
bureaucratique hiérarchisée et donc par une grande autonomie des acteurs, chacun
étant son propre « chef », les problèmes de coordination dus à un éventuel déficit de
confiance sont plus aisément résolus. Ceci n’est pas sans rappeler les modalités
d’adaptation du petit entrepreneuriat des années 1950 au contexte atomisé de la société
javanaise. Comme le notait Alice Dewey à l’époque, le fait que « chaque personne opère
en tant qu’entrepreneur indépendant supprime le besoin de supervision du personnel
et garantit l’honnêteté, la diligence et la loyauté envers la compagnie » (1962 : 27). Dans
la volonté de développer le statut économique de l’Oumma, ce sont aussi ces
agencements spécifiques des MLM islamiques qui peuvent se révéler attractifs pour
ceux voulant se lancer dans les affaires.
45 On retrouve également cette problématique, sous un autre angle néanmoins, chez
l’économiste américain Timur Kuran (2004 : 51) : l’une des raisons de l’islamisation
croissante des économies des pays musulmans réside dans le fait que celle-ci permet
une efficacité économique accrue basé sur des mécanismes de confiance. Le tissage de
relations de confiance induites par cette communauté morale permet en effet de
minimiser les coûts d’une activité marchande. Les nouveaux arrivants qui tentent de
s’intégrer dans un environnement urbain des grandes capitales du monde musulman
ne bénéficient plus de leurs réseaux de solidarité régionaux ou ethniques, et se
tournent de fait vers ces réseaux de l’« Islamic subeconomy », où l’information sur la
malhonnêteté d’une personne a tendance à se répandre rapidement.
46 Cette islamisation par le champ économique équivaut-elle pour autant à un repli sur soi
communautariste ? La question ne peut être résolue aisément à l’évidence. Pour Greg
Fealy (2008), l’évolution de l’Islam indonésien dépend d’une diversité de facteurs,
notamment ceux reliés aux conditions socio-politiques à un niveau national, ainsi
qu’aux relations entre les pays occidentaux et musulmans, mais, « toutes choses étant
égales par ailleurs », le processus de commercialisation que connaît actuellement
l’Islam indonésien ne risque pas de changer véritablement son caractère modéré.
S’appuyant sur les écrits de Peter Berger et Wade Roof40, G. Fealy ajoute que le
phénomène pourrait même favoriser une certaine forme de pluralisme religieux. Dans
ce schéma, le renforcement de la pluralité et de la tolérance est favorisé par la
conjonction de deux phénomènes : d’une part, la grande liberté de choix produite par
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l’individualisation de la pratique religieuse contemporaine41 et, d’autre part, la
nécessité pour tout acteur ou institution voulant s’insérer dans le « marché de la
spiritualité » (spiritual marketplace) d’être assez inclusif et modéré pour élargir au
maximum la base de ses « clients-croyants » potentiels. Nous avons pu le constater, ce
processus est en effet à l’œuvre dans le cas de certaines MLM islamiques. Dans d’autres
cas néanmoins, une certaine forme de communautarisme religieux (parfois
accompagné d’un nationalisme teinté de protectionnisme) est en germe. Il ne fait nul
doute que l’évolution de ces deux processus dépendra en grande partie des possibilités
d’émergence d’une véritable classe entrepreneuriale au-delà de la seule minorité sino-
indonésienne dans les années à venir.
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Cambridge University Press.
UTVIK Bjørn Olav, 2006, The pious road to development: The ideology and practice of Islamist economics
in Egypt, London, Hurst & Co.
NOTES
1. Le pays connaît une croissance de 5 % par an depuis le milieu des années 2000.
2. Ce retour du religieux avait débuté au tournant des années 1980-1990, puis s’est intensifié avec
la démocratisation ayant suivi la chute du président Suharto en 1998.
3. Le système MLM est en réalité une déclinaison des « sociétés de vente directe » (SVD),
apparues aux États-Unis au XIXe siècle. Les SVD poursuivaient en quelque sorte la tradition des
vendeurs itinérants, qui avaient longtemps constitué l’un des principaux maillons de l’économie
du Nouveau Continent. Si ces sociétés ont pris leur forme moderne dans les années 1930, c’est
surtout dans les années 1960 et 1970 qu’elles ont connu un développement rapide, à la faveur des
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transformations de la force de travail américaine, notamment l’accès des femmes au marché du
travail. Pour celles-ci, l’activité au sein d’une SVD offrait la possibilité de compléter les finances
du foyer en alliant vie familiale et activité rémunératrice (Biggart, 1989).
4. Dans son dernier recensement en 2010, le Bureau national des statistiques (BPS) estime que les
Sino-Indonésiens représentent 1,2 % de la population (240 millions d’habitants). Les statistiques
sur les six religions officiellement reconnues pour l’État indiquent que 87,18 % des Indonésiens se
Religion and Entrepreneurship: amatch made in heaven?Paul Seabright
Funding from the ANR Labex Institute for Advanced Study in Toulouse is gratefully
acknowledged.
1 There is a very old question in social science about whether religion is favorable or
antithetical to economic activity. There have of course been ascetic currents within all
of the world’s major religions. Right up to the present day, denunciations of the
commercial spirit, and more generally of the excesses associated with economic
development, can be heard from within virtually all religious traditions. Conversely,
there have been prosperous adherents of all the major religions who have argued
fervently that their religion was an essential ingredient in their economic success.
However, the interesting question is not whether religion can be used to support either
a favorable or an unfavorable attitude to economic activity – of course it can do either.
It is whether there is something intrinsic either to the religious attitude, or to the
cultural presuppositions embedded in some or all of the major religious traditions,
which tends on average to favor or to discourage the attitudes appropriate to economic
activity. These are attitudes such as saving and investment, desire for consumption of
material goods and services, and esteem for those who have achieved material success.
2 Max Weber’s argument that Calvinist Protestantism had induced its adherents to focus
on the performance of religious works as a sign of divine election remains a classic and
influential example of the claim that religion may encourage economic development
(Weber, 1905). Weber’s argument now looks much less convincing than it once did:
Becker & Woessmann (2009) have provided strong geographical evidence that the
influence of protestantism on economic growth operated mainly through the
incentives it created for investments in human capital, since literate individuals could
read the Bible once it had been translated from Latin (a similar argument is made for
China in the 1920s by Chen et al., 2014). But in any case the link was never simple, even
in Weber’s writings. Weber himself also believed that a parallel set of rational,
systematizing and bureaucratic attitudes encouraged by modern economic activity
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would gradually displace the religious mind-set in the long run. So religion might
have been necessary to give an initial impetus to economic growth, but economic
development would eventually outgrow its religious origins.
3 It is only in recent years that scholars trained in economics have begun to pay
attention to this fascinating and increasingly important question using the tools of
modern statistics and benefiting from the availability of systematic large-scale data.
This is not because an interest in religion is foreign to the history of economic thought.
Many economists in the 18th century and before had been extremely interested in
religion. However, for a variety of reasons, religion more or less dropped off the map of
economists in the 19th and 20 th centuries. For instance, the subject is not mentioned
except very indirectly in Marshall’s Principles of Economic (1890). Instead, religion
became the exclusive domain of sociologists (such as Weber and Émile Durkheim),
anthropologists (such as James Frazer) and historians (such R. H. Tawney)1. Even when
these scholars discussed the economic impact of religious belief and practice they
rarely aroused the interest of scholars working within the discipline of economics.
4 Though these authors differed in many ways, they broadly agreed on a “secularization”
hypothesis: religion represented a mid-point between primitive magic and modern
science, and was destined to disappear as societies modernized. And for a long time in
the 20th century the decline of religion in European societies seemed to bear out the
secularization hypothesis. The United States apparently constituted an exception,
though many proponents of secularization argued that this exception applied only to
the second half of the twentieth century and constituted a local and no doubt
temporary reversal of an overall secularizing trend.
5 That hypothesis now seems clearly mistaken, both in the sense that secularization does
not appear to be the general consequence of modernization and prosperity in the world
as a whole, and in the sense that the United States has never really conformed to the
secularization hypothesis at any period in its history. Roger Finke and Rodney Stark, in
an influential book called The Churching of America, showed that religious belief and
practice have been growing in importance more or less continuously in the United
States since the founding of the republic (Finke & Stark, 2005). And the United States
seems less of an exception than it once did, as shown by the experience of other major
countries where religion has been growing in importance along with economic
development more generally – Brazil being one clear example2.
6 Economists have increasingly begun studying two main roles for religion in the modern
world (distinct, that is, from whatever direct spiritual benefits it may provide for its
adherents):
7 – To create and reinforce social trust;
8 – To be a vehicle of identity for people in face of the disruptions due to economic
growth.
9 These two rôles are not entirely distinct: a vehicle of identity may also reinforce social
trust, because individuals may be more trusting or more trustworthy towards those
who share their identity (the empirical evidence on this is somewhat mixed).
10 Trust is an essential ingredient of social interaction at all levels of modernization (see
Norenzayan, 2013), and in principle religion can play a part in creating social trust in
many kinds of context, in rich societies as well as in poor ones. There is some evidence
of secularization in certain countries characterized by high levels of generalized trust
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and a developed welfare state (such as Sweden); in such contexts one might speak of
religion’s being a substitute for other trust-creating institutions. But it is increasingly
recognized that these countries are rather unusual in the modern world, and that there
is no reason to expect other poor and middle-income countries to follow their example.
Evidence from China, where there has been rapid growth in the number of adherents to
both Buddhism and Christianity in recent years at a period of very high economic
growth, also reinforces the view that religion and economic development may very
much go hand in hand (Vermander, 2009; Seabright, Wang & Zhou, 2016). It may also be
that religious belief and practice, when it does not reinforce economic growth directly,
may satisfy needs that are felt more keenly when economic growth is strong (some
suggestive evidence for this is presented in Campante & Yanagaziwa-Drott, 2015).
11 The main channels of influence by which religious belief and practice influence
economic outcomes, and that have been studied in this growing comparative literature,
are as follows (see Norenzayan et al., 2015, for a recent overview). There is historical
and ethnographic evidence of the association of religion with attitudes conducive to
economic growth and development (Guiso et al., 2003; Barro & McCleary, 2003;
McCleary & Barro, 2006; Putnam & Campbell, 2010; Chen et al., 2014), with pro-social
behavior more generally (Henrich et al., 2010; Ahmed, 2009), and with the evolution of
social and political complexity (Watts et al., 2015). However, this evidence varies by
religion and by the type of behavior considered (Benjamin et al., 2010). It is also far
from clear what might be the causal mechanisms involved – whether religion favors the
development of the appropriate attitudes, or whether the independent presence of
these attitudes predisposes people to accept the teachings of various religions.
12 The literature also reports evidence of the role of religion in building social and
economic trust, either by inducing more trustworthy behavior (Norenzayan, 2014;
Randolph-Seng & Nielsen, 2007) or by enabling adherents to signal trustworthiness to
others (Iannacone, 1994; Irons, 2001; Bulbulia, 2009; Auriol et al., 2016). It may facilitate
the cultural transmission of behavioral practices by enhancing the credibility of the
utterances of cultural role models in the eyes of those who copy their behavior
(Henrich, 2009). I consider these mechanisms in more detail below.
13 Overall, therefore, there is a growing consensus that religion need not be antithetical to
economic development but may even favor it, and also that it does so by contribution
to the creation and reinforcement of social trust. But how, exactly, is this contribution
to social trust supposed to work?
Trust in the company of strangers The puzzle of large-scale human cooperation
14 Adam Smith famously wrote that human beings had a natural propensity to “truck,
barter and exchange” that was the foundation of large-scale social cooperation, and
other eighteenth century economists and philosophers pointed to parallels with the
complex societies of the social insects such as the ants and the bees. In fact, thanks to
modern biology we know that human social cooperation is a radical exception to the
kind of cooperation found elsewhere in nature, which occurs overwhelmingly among
close relatives. Human societies are unique in that we cooperate on a massive scale, not
only with non-relatives but also with complete strangers. Prehistoric human societies
only rarely saw encounters between strangers and many of these were extremely
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violent. Trusting complete strangers enough to trade with them was frequently a
suicidal thing to do – and this was only a short while ago in evolutionary terms, long
after our brains and bodies evolved into something very close to their modern forms.
How have such encounters now become so common a feature of daily life that we no
longer think of them as in the slightest way problematic?
15 The answer (as I summarize and develop in Seabright, 2010) consists in a subtle mix of
our evolved psychology (both cognitive and emotional) and our modern institutions.
Although our prehistoric environment offered relatively few opportunities for
interaction with strangers3, the psychology that evolved in this environment has
created predispositions for us to trust other unknown individuals and to behave in a
trustworthy way towards them, under the right circumstances. Furthermore, our
institutions reinforce our cooperative predispositions so that a little cooperative
psychology goes a long way. Modern social psychology and behavioural economics have
extensively documented that the austere egoism of traditional homo economicus is a
very poor description of how real human beings think, feel and behave. This is
fortunate, because a purely rational egoist approach to human interaction would be
incapable of founding cooperation as we know it.
16 These facts were already well known to Adam Smith, professor of moral philosophy and
author not only of The Wealth of Nations but also of The Theory of Moral Sentiments. Smith
understood that human beings have values and emotions as well as wants and beliefs,
and these values and emotions are just as central to our economic life a our capacity to
reason. However, as Smith’s work preceded Darwin’s by nearly a century he did not ask
the questions that would naturally occur to us about how this is possible. The work of
modern biologists and social scientists has now helped us to understand better how
natural selection made us that way. As Bowles and Gintis put it in their book A
Cooperative Species, the challenge for science in explaining human cooperation with
strangers on a vastly greater scale than in other species is “not that typically addressed
by biologists and economists, namely to explain why people cooperate despite being
selfish. [it is]..to explain why we are not purely selfish – why the social preferences that
sustain cooperation are so common” (2013, p. 3). Though there is still disagreement in
the literature about this, it seems likely that the answer involves three mechanisms.
The first is multi-level selection: groups composed of altruists willing to sacrifice
themselves for the rest of the group would have out-competed groups composed of
selfish individuals (particularly in the group warfare that was common in prehistory),
even if egoists had out-competed altruists within groups. The second mechanism is
sexual selection: cooperative individuals might have made more attractive partners
than selfish ones. The third mechanism is mimicry by strangers of the behavior that
tends to distinguish friends4. Together these make it much more comprehensible how
the rich array of values, emotions and pro-social preferences that distinguish real
human beings might have been favored by natural selection in the conditions of
prehistory.
17 Still, explaining how human beings have come to have values and emotions is a long
way from explaining how they have come to have religion. Many religions in fact hold a
privileged place among the institutions that transmit and reinforce our values and
emotions, but they are not the only institutions to do this, and they do not just do this.
They also (at least most of them) also speak to us about invisible spirits they claim to
occupy our world, spirits who are like us in many ways, but also not like us in being
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free of many of material constraints of our daily lives. These are typically spirits who
can influence our lives for better or for worse, with whom we are well advised to
communicate, and whom we often seek to placate. Belief in the existence of such spirits
– I shall call this phenomenon “enchantment” in the remainder of this article – runs
radically counter not only to the ordinary evidence of the senses, but also to the
conclusions of modern science. This observation raises two questions: first, how have
so many human beings come to accept such beliefs, and secondly, what connection do
such beliefs have to social trust?
18 The first question is particularly challenging, and explanations for the evolution of
values and emotions via natural selection are not sufficient to explain the evolution of
religion. Although a great many of the values and emotions that distinguish our
behavior from the egoism of Homo economics appear to have analogues in other primate
species, human beings are the only species in nature as far as we can tell who hold
widespread beliefs about the existence of invisible spirits with whom we interact. We
are also the only species to have developed a sophisticated scientific world-view in
which such spirits seem to have no place. How could these two developments co-occur?
Where not to look for an explanation
19 It is not enough to argue (like, for example, Lightman, 2015), that science does not cater
adequately for our quest for meaning and thereby leaves a gap for religion to fill. This
may be true, but even so it does not constitute an explanation of the kind required, for
it still needs to be explained why human beings should have evolved to have a need for
meaning. Similarly, it has been said that human beings are afraid of death5, and so we
comfort ourselves with the notion that life goes on in the spirit world. This is not
always true – not all religions claim that individuals will join the spirit world when they
die. But even when it is true, as it often is, it leaves the central mystery unexplained. All
animals are afraid of death in the simple sense that they flee predators, but only human
beings appear to brood on the fact that death will always catch up with them in the
end. How can it have helped us thrive on the African woodland savanna to develop such
a melancholy temperament? And once we suffered such an affliction, how can it have
helped us to seek comfort in beliefs about invisible spirits? The theory of natural
selection has difficulty accounting for the evolution of placebo remedies for any self-
inflicted ailments, whether physical or psychological.
20 Human beings, like all mammals, have developed sense organs of extraordinary
sophistication that can detect the presence of predators and prey in the environment
around them. So it is all the more puzzling that many human beings, uniquely in the
animal kingdom, credit to the world around them the existence of invisible spirits, who
are like us in having perceptions and intentions, while being free of some of our
physical constraints, and whom we are well advised to charm and placate even at
considerable material cost to ourselves. Perceiving creatures where none exist is hardly
as dangerous as failing to perceive creatures that do exist, but it is still a surprising
waste of energy and resources for animals on the margins of survival. Trusting only the
evidence of their immediate senses and refusing to multiply ontologies is not just an
application of the principle of Occam’s razor, but is clearly the most adaptive strategy
for almost all animals in almost all circumstances. The only exceptions are where they
follow the signals of other individuals about the presence of food or predators – like the
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honey-bees that set out for nectar after observing the dance of returning workers, or
the chimpanzees that follow the hunting-calls of other members of their troop. And
even in such cases, these signals of their fellows do not demand great sacrifices – they
allow individuals to coordinate their efforts, rather than sacrificing other more
immediate food sources in favour of a distant and invisible alternative.
21 One theory that has received widespread support among researchers is the idea that
enchantment involved an optimal trade-off among type-1 and type-2 perceptual errors
in the prehistoric human environment. This is sometimes known as the “seeing faces in
the clouds” theory, and asserts that natural selection produces a tendency to err in the
direction of seeing too much evidence of intention in nature (it’s less dangerous to see
predators when none exist, than to see none when they do exist)6. It is certainly true
that such phenomena (which even have their own scientific name – pareidolia – and an
associated Wikipedia page) can be claimed as inspiration by various religious traditions.
However, like a number of other “meme” theories which imply that religious ideas
have evolved by imitation, in brains that were not specifically adapted to host them,
the “faces in the clouds” theory has a major gap: it doesn’t explain why the perception
of enchantment survives reflective criticism. We don’t think that faces in the clouds are
real faces – once we start to reflect on what we see, we quickly and easily correct the
errors in our first impressions. But believers think spirits are real beings, and the belief
that they are seems to be reinforced, not undermined, by introspection, reflection and
discussion. This suggests we need to see the processes of introspection, reflection and
discussion as an intrinsic part of how religions develop, not as a hostile environment
which ought to extinguish our religious sympathies but to which many religions
remain unaccountably immune.
22 Indeed, introspection and reflection are the key to human beings’ capacity to cooperate
by representing future rewards and dangers to themselves and to others. This suggests
that an answer to our puzzle may lie in the basic trust mechanisms that have helped
humans build complex societies. In particular, those trust mechanisms, once
established, also encourage the tendency to believe in, or at least to suspend judgment
about the initial implausibility of, absent or invisible beings and the promises they
make. The notions of trustworthiness, honour and credibility help us to decide with
whom we can afford to cooperate.
Enchantment as an adaptive, pro-cooperative feature of our
prehistoric brains
23 In Seabright (2017) I develop the hypothesis that the explosive growth in our brains
during our evolution from the apes did more than just give us the capacity to solve
increasingly complex social and environmental problems. It also turned our brains into
a marketplace for competing ideas about ourselves and our place in the world. In that
marketplace, just as in the real marketplace where human beings had begun to develop
complex systems of trade and cooperation, the key to success lay in the creative
suspension of disbelief about the everyday evidence of our senses. What sets human
beings apart from other animals is that we have established elaborate networks of
cooperation with other individuals, many or most of whom are genetically unrelated to
us. This has required the ability to override the evidence of our immediate senses on a
daily basis in the interests of distant and invisible objectives. We have to work out
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when we can afford to trust someone who has no intrinsic reason to help us, and who
offers us nothing we can immediately use.
24 It is worth emphasizing that this capacity is much more sophisticated than just the
ability to exchange items of value. Monkeys and apes trade with each other on the basis
of immediate advantages – but human beings are prepared to exchange on the basis of
promises of future rewards they cannot see, taste or touch. This ability to suspend
ordinary disbelief – in a structured rather than a purely whimsical fashion – is what
enabled Homo sapiens sapiens to survive in the harsh conditions of the Upper
Palaeolithic, spreading out from Africa to colonize a range of habitats quite different
from those in which he first evolved. It then enabled him to adopt agriculture, settled
in towns and cities, and found large and complex civilizations. It also meant he would
be forever solicited by entrepreneurs with projects, secular or spiritual, that appeal to
rewards beyond the perceptible horizon. This ability to override ordinary sensual
evidence is an intrinsic function of the healthy human brain, but it is also one that
other human beings have learned to influence and manipulate, for good ends and bad.
25 This answer to the first question (“how did human beings come to believe in the
existence of invisible spirits?”) also provides the ingredients for an answer to the
second (“how did this contribute to social trust?”), since social trust involves a very
similar process of suspending disbelief in the evidence of the senses. The point about a
facility for suspending disbelief is that it cannot be calibrated in advance to ensure it
operates only in instances that deserve it. It will operate in response to cues, cues that
can in principle be imitated and manipulated by others. Thus a willing suspender of
disbelief will be both a readier collaborator in various economic projects, and a more
frequent subscriber to extravagant cosmologies, if there are others around to propose
them. A skeptic who wields Occam’s razor at every opportunity will rarely trust
anybody, since the hypothesis that the world is full of thieves and charlatans is so much
simpler and more elegant than the alternative that someone who has nothing to show
you may nevertheless be someone you should trust.
26 Many details remain to be sketched out in this account of how human beings, the most
sophisticated thinkers in the natural world, came to people their universe with so
many invisible spirits, as part of the same process that led them to become more
trusting of others. I focus below on three questions that would naturally occur to many
readers on the basis of the argument so far. First, is an evolutionary explanation really
necessary at all? Secondly, what kinds of psychological mechanisms might have been
involved in the process? Thirdly, why did the evolution of a greater willingness to
suspend disbelief not automatically lead to exploitation by others?
The necessity of an evolutionary explanation
27 So why is an evolutionary explanation necessary? Why should a sense of enchantment
be adaptive at all for human beings? Perhaps it is one of those features of our social
lives that just have no adaptive consequences, like the rules of baseball or the fact that
most countries drive on the right instead of the left, or the fact that you can make
somebody’s leg jerk upwards by tapping their knee lightly with a hammer. On
reflection, however, this suggestion won’t do: unlike the rules of baseball or the rule of
the road or the knee-jerk reflex, our sense of enchantment costs us a lot. Individually
and collectively, we spend real resources satisfying our hunger for enchantment; we
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listen to guidance from the spirit world, and we are prepared to sacrifice and
sometimes to die in response to its commands. If such devotion were merely a matter
of throwing scarce resources away for nothing in return, those among our ancestors
who were unfortunate enough to develop such a predilection would very probably have
been ruined by it, and in the harsh environment of the Palaeolithic would have failed to
leave descendants, let alone to spread their predilection among all the societies of the
modern world. Enchantment must have had some kind of adaptive benefit, if only
because its adaptive costs are so obvious and so large.
The psychological mechanisms
28 What kinds of psychological mechanisms might have been responsible for our
willingness to suspend disbelief? Our sense of enchantment bears a family resemblance
to two other psychological capacities that have come a long way in the human species
from their rudimentary equivalents in other apes. The first is language. Language
allows us to refer to absent objects and people, to past and future events, and thereby
to conceive shared hopes and fears, including the very human preoccupation with our
own future death. At first sight the world’s languages look so diverse that there is
nothing they could possibly be said to have in common. But the work of Noam
Chomsky, confirmed by a great detail of subsequent research7, has shown beyond
reasonable doubt that existing languages share many structural features, and that the
ability to understand and use this features is hard-wired into the human brain. Varied
as they are, human languages are nothing like as varied as they logically could be.
Though questions of language origin remain controversial8, it makes sense to suppose
that the brain contains something like a “language module” – which evolved because it
spectacularly enhanced our ancestors’ capacity for social coordination, enabling them
to hunt better, forage better, and defend themselves more effectively. It would have
evolved in spite of its significant costs – the costs of the protein to build and the energy
to maintain a much larger brain, and the dangers of choking caused by the
repositioning of the larynx that equipped us to articulate the sounds of a complex
language.
29 Our sense of enchantment has something in common with our capacity for language,
though the differences are as instructive as the similarities. The world’s systems of
religious belief look at first sight much too diverse to have anything important in
common. But some anthropologists, notably Pascal Boyer (2001) and Scott Atran (2002),
have brought together the ethnographic evidence from hundreds of earlier studies, as
well as from their own fieldwork, to show that systems of religious belief have a
structure. They are supernatural but not randomly or extravagantly so – they depart
from everyday common sense in predictable directions and to a limited extent. For
instance, spirits may be invisible but they have a continuous existence in time – they
may transform themselves from one shape into another but they do not stop existing in
between. Spirits may know things about human social interactions that are hidden
from others, but they are not literally omniscient. Their knowledge is of social
information – unlike us, they know the full plot of the soap opera. Spirits may be able
to see through walls but normally not through women’s clothes, except when medically
necessary. They may answer people’s prayers but only after the prayers have been
uttered – they do not act in anticipation of prayers that will be uttered in the future.
They do not undertake difficult but pointless miracles, such as making rivers flow
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upstream. And so on. In short, beliefs about spirits have a structure. This structure is
built on the assumption that spirits are intentional agents just as we are, except that
they are freed from a limited number of our physical constraints. Not all implausible
beliefs could ever make sense as components of a religious creed.
30 This evidence of “deep structure” suggests that religious beliefs take the shape they do
in part because human brains have a certain structure. So learning more about this
structure may help us to understand how those brains evolved to be that way. But this
doesn’t mean that the brain structure we are seeking is like the structure involved in
language, let alone that human brains have evolved an “enchantment module” just as
they evolved a language module. For one thing, all human beings except those who are
brain damaged or traumatised can use language. But not all human beings perceive
spirits in the world around them, and many people can live and function quite happily
with no sense of the supernatural at all. People are also very different in how they
respond to the enchanted world – for some it is an immediate sensation, for others a
vague background presence; for some it can induce trances and violent episodes of
possession, while the behaviour of others barely changes at all. Religious sensibility
appears at very different ages in different people. Unlike language, which uses certain
dedicated areas of the brain (notably Broca’s area), the perception of enchantment
appears to draw on elements across the range of “normal” brain functions. The sense of
enchantment emerges from the coordination of a number of psychological capacities
that almost certainly evolved to perform quite different functions. Religion, like the
fear of death that it so often accompanies and to which it ministers, seems to have
hitched a ride on the very secular evolutionary journey of the human brain.
Robustness against exploitation
31 Finally, why did the greater trustingness implied by human beings’ sophisticated
capacity for suspending disbelief not automatically lead to exploitation by others, and
therefore to more trusting individuals being selected against in favor of less trusting
ones? The literature has explored in considerable detail two main mechanisms by
which such exploitation could have been avoided, both based on the idea that religious
belief and practice have come to be associated, on average, with greater
trustworthiness as well as with greater willingness to trust at least some others. This
greater trustworthiness on the part of the religious would lead, on average, to their
associating in turn with more trustworthy individuals, and therefore to higher levels of
cooperation experienced by the religious even if they still tended to be exploited in
their interactions with the irreligious. The two mechanisms are monitoring, whereby
religious belief and practice change the behavior of the individuals concerned so that
they become more trustworthy, and selection, whereby individuals who are intrinsically
more trustworthy tend to be attracted by religious belief and practice, even if that
practice does nothing to modify their behavior.
32 It’s important to emphasize that these mechanisms are in principle quite distinct even
though much of the existing evidence of the association of religious behavior with
trustworthiness does not make it possible to distinguish between the two. There is
rather little evidence as to what extent religious membership primarily signals the
reliable character of adherents, as opposed to a reliable situation in which to interact
with adherents. In addition, there is little evidence as to whom such a signal is
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primarily addressed – is it mainly to fellow adherents or mainly to the general
population?
33 The emerging consensus among evolutionary anthropologists of religion (Norenzayan,
2013; Norenzayan et al., 2015) leans towards the former, monitoring view, claiming
specifically that religious belief and practice can help to build social trust because:
34 1) Adherence to religions with “Big Gods” who observe human behavior and punish
norm-violation is associated with more pro-social behavior on the part of adherents
than of non-adherents;
35 2) The causal explanation for this statistical association is that adherence works
primarily by changing the behavior of adherents and not by signaling their more
reliable intrinsic character. This causal effect is demonstrated via “priming” studies
where subjects behave more pro-socially in the presence of a prime such as a religious
text or image from the denomination to which they adhere (Norenzayan, 2014;
Randolph-Seng & Nielsen, 2007). However, sorting by preference may also occur
(Aimone et al., 2013).
36 3) Their behavior becomes more cooperative towards co-religionists and may or may
not become more hostile towards outsiders – adherence is a club good (Berman &
Laitin, 2008; Choi & Bowles, 2007);
37 4) Costly religious group membership distinguishes genuine adherence from cheap
talk.
38 The claim that individuals who believe in invisible spirits will fear the consequences of
cheating others, and will thus become more trustworthy at the same time as they
become more trusting, is clearly descriptive of some, or even of many religious
traditions. And the idea that religion involves beliefs as well as preferences (theology as
well as ethics), makes sense from both a historical and an evolutionary perspective.
Many believers really do believe in the existence of spirits that intervene in the world,
and adjust their behavior accordingly in ways that would not make sense if religious
affiliation were just about having more pro-social behavior (see Auriol et al., 2016).
Nevertheless, this claim exaggerates the extent to which all religions involve the
policing of cooperative behavior. Some (including many pentecostalist churches that
preach the “prosperity gospel”) can say much less about sin than they do about the
promise of miracles (see Gifford, 2004). And even if the claim were true it would not
completely explain why cynical free-riders – who were less trusting as well as less
trustworthy – did not drive out the co-operators in the population by cooperating only
when observed by human agents (I discuss this problem in greater detail in Seabright,
2017). It relies, in effect, on the impossibility of cynical free-riders’ being able to hide
their cynicism from the rest of the population.
39 There is also a growing body of evidence that many religions attract into their
membership individuals who would in any case be more pro-social even without the
influence of religion. Although difficult to test directly, this hypothesis is broadly
corroborated by studies that demonstrate, in certain contexts, degrees of pro-social
behavior that vary with degrees of religious commitment even in wholly secular
contexts. For instance, Auriol et al. (2016) report an experimental study in Haiti in
which subjects who would later demonstrate a consistent willingness to pay for
religious images behaved in a more trustworthy way than others who would not later
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demonstrate such willingness (even though their trustworthiness was tested before
religion was even mentioned to the subjects).
40 The idea that religious commitment involves a degree of mutual sorting by certain
kinds of particularly pro-social individual is no less central to many religious traditions
than is the idea that individuals become more trustworthy as a result of their religious
commitment. Indeed, the two may reinforce each other – if you want to become more
trustworthy and are afraid of not being able to maintain such high standards,
surrounding yourself with trustworthy people may be a good way to reinforce your
determination to do so. Still, it is clear that different religious traditions emphasize
these mechanisms to different degrees.
41 What does all this mean for the particular question whether religion contributes to
entrepreneurship? What are religious entrepreneurs, and what do they teach us about
the place of religion in a rational modern economy characterized by exchange among
strangers?
Two approaches to religion and entrepreneurship
42 In principle there would seem to be two main ways in which religion and
entrepreneurship might be associated, in traditions that can be traced back
respectively to Adam Smith and to Max Weber. The first approach considers religious
leaders as entrepreneurs just like entrepreneurs in other fields, and considers the
business models of religious leaders in ways similar to those in which the business
models of secular entrepreneurs can be analyzed, while making due allowance for the
particular challenges of the services that religious leaders are trying to market. The
link between religion and secular entrepreneurship, on this view, is one of analogy. In a
remarkable passage in Smith’s Wealth of Nations, Smith attributed the greater success of
nonconformist churches in attracting adherents in his own day (compared to the
relative stagnation of the Church of England) to the more effective incentive systems
instituted by the former (Smith, 1776: book 5, chapter 1):
The [clergy] may either depend altogether for their subsistence upon the voluntarycontributions of their hearers; or they may derive it from some other fund to whichthe law of their country may entitle them; such as a landed estate, a tythe or landtax, an established salary or stipend. Their exertion, their zeal and industry, arelikely to be much greater in the former situation than in the latter. In this respectthe teachers of new religions have always had a considerable advantage inattacking those ancient and established systems of which the clergy, reposingthemselves upon their benefices, had neglected to keep up the fervour of faith anddevotion in the great body of the people; and having given themselves up toindolence, were become altogether incapable of making any vigorous exertion indefence even of their own establishment. The clergy of an established and well-endowed religion frequently become men of learning and elegance, who possess allthe virtues of gentlemen, or which can recommend them to the esteem ofgentlemen; but they are apt gradually to lose the qualities, both good and bad,which gave them authority and influence with the inferior ranks of people, andwhich had perhaps been the original causes of the success and establishment oftheir religion.
43 Two features of this passage are particularly worth noting. First, Smith attributes the
different success of established and non-conformist religion not to any difference in
theology but purely to a difference in organization. Secondly, he is absolutely non-
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judgmental about the reasons why worshippers might prefer one religious approach
rather than another – in just the same way as a management consultant might not
presume to judge why consumers have the tastes they do, but comment simply on the
different ways in which one firm differs from another in its capacity to ascertain and
respond to those tastes. For Smith, the nonconformist churches have found a more
winning formula because their managers (priests and ministers) are more efficiently
motivated to do so.
44 The second, broadly Weberian approach is to consider religious beliefs and values as
contributing to the way in which ordinary entrepreneurs carry out their business,
without their necessarily being anything specifically religious about the goods or
services they sell. In this view the link between religion and secular entrepreneurship
is one of complementarity rather than analogy. That entrepreneurs might be able to
signal, through their (actual or claimed) religious convictions, a greater
trustworthiness to customers, business partners and others, has been central to the
research cited above on signaling, and there is now a substantial body of evidence in
favor of this channel of influence between religion and economic development.
45 In principle these two approaches seem fairly distinct, but in practice the distinction
between them has been eroded from both directions. On the Weberian side, there exist
many firms that sell religious services as a part of a portfolio of other goods and
services, and on the Smithian side, churches and other religious institutions often
package other services alongside the more traditional activities of prayer and
celebratory worship. The former case includes firms that offer charia-compliant or
otherwise religiously-approved versions of ordinary goods and services, while the
latter has become a feature of some of the mega-churches that operate in growing
cities in many parts of the developed and developing world. This is well illustrated by
the following quotation attributed to the Reverend Jerry Falwell, explaining the choice
of his church to offer a large package of social and leisure services to its worshippers:
Business is usually on the cutting edge of innovation and change because of itsquest for finances. Therefore the church would be wise to look at business for aprediction of future innovation. The greatest innovation in the last twenty years isthe development of the giant shopping centers. Here is the synergetic principle ofplacing at least two or more services at one location to attract the customers. Acombination of services of two large customers with small supporting stores hasbeen the secret of the success of shopping centers (cited in Harding, 2000: 16).
46 Other evidence from the United States reinforces the idea that, where competition
between religious organizations to attract members is reasonably vigorous, the
strategic considerations underlying the management of religious organizations has
much in common with that of other businesses. For instance, Venkatesh (2009) shows
how many pastors on the south side of Chicago have a prior history of undertaking
business ventures in other, secular fields.
47 Outside the United States, the papers in this volume illustrate well the broad spectrum
of cases lying between the purely Smithian and the purely Weberian types. At the
Smithian and of the spectrum is the study by Bernard Sénécal on the Venerable
Chigwang, the founder of a highly successful Buddhist centre in Seoul. Here we see a
fascinating analysis of the factors that have made Chigwang successful in a domain left
open to innovation by the previous banishment of Buddhist temples to the countryside.
Sénécal points out the flexibility and adaptability of Chigwang’s message – for instance
his willingness to mix Buddhist and Christian language to meet the expectations of an
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audience used to Christian language – as well as his use of modern marketing methods
such as websites and audiovisual recordings. Chigwang has developed a business that
happens to sell religious services (and only religious services), and Sénécal analyzes its
business model in a perceptive and persuasive way.
48 In a similar vein the studies by Nathalie Luca and by Emmanuele Fantini show how
pentecostalism – often caricatured as offering a standard “prosperity gospel” in places
as different as Ghana and the United States – has in fact adapted its message to the very
different circumstances of Haiti and Ethiopia. In Haiti the adaptation was made
necessary by the desperate economic conditions of the country, particularly after the
2010 earthquake, which would have undermined the credibility of a simple prosperity
gospel. In Ethiopia it was due more to the particular ideology of the developmental
state with which a simple free-markets message would have been in some conflict. Both
of these intriguing cases show how flexibly pentecostalism has adapted to its market
while still maintaining an essentially religious focus.
49 The paper by Emir Mahieddin illustrates very well this adaptative capacity of
Pentecostalism, in this case to the more sober ethic (and aesthetic) of Swedish
protestantism. Here there is no question of a prosperity gospel in the simple form in
which it has flourished in parts of the United States and in sub-Saharan Africa. People –
at least those whom Mahieddin has interviewed – do not do the Lord’s work in order to
prosper in their own business affairs. Rather, they conceive a continuity between their
work in business and in other activities as a form of “producing God’s Capital” – one of
Mahieddin’s subjects is a builder who constructs both churches and centres for
orphaned children, so it would be hard to drive a wedge between his life as a
businessman and his work as a member of his church. Success in this context appears
to be measured by the coherence of the overall project with a vision of the duty of a
committed Christian in a fallen world, and certainly by nothing so simple as a purely
financial criterion of revenues or profits.
50 At the other, Weberian end of the spectrum is the study by Nicolas Lyon-Caen on the
way in which eighteenth century French merchants navigated the difficult waters of
the conflict between Jansenists and Jesuits. Here the issue is to what extent a religious
affiliation is important to those who are ordinary entrepreneurs in secular society. In
eighteenth century France this was a question of great delicacy and even danger –
given the bloody nature of religious conflicts one might have expected merchants and
traders to steer clear of religious affiliations altogether, but although Lyon-Caen shows
that many traders could change their affiliations in quite opportunistic ways, some
affiliation was usually better than none, for reasons of trust among the communities
with which they traded.
51 The three remaining studies in this volume show how difficult it is nevertheless to
maintain the separation between the Smithian and the Weberian perspectives. The
papers by Rémy Madinier on the growth of Islamic property development in Indonesia
and by Marie-Liesse De Luxembourg on Islamic finance document classic instances of
business that sell ordinary goods and services, but seek to do so with a religious twist.
In the case of property development, the twist is to sell apartments that are in religious
communities – complete with mosques and restrictions on behavior by residents. As
Madinier shows, such restrictions can backfire if they are too strict since they may
over-estimate the size of the market for the most demanding behavioral restrictions.
This is reminiscent of the work of Iannacone (1994), which showed that strict lifestyles
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could be an important selling point for a religious organization but that this would
necessarily limit the number of adepts it could reasonably hope to attract. De
Luxembourg’s work on Islamic finance makes a similar point – Islamic finance may
have its own economic rationale, but if the restrictions on the financial options
available are too tight, Islamic finance will only appeal to those who wish to adopt an
Islamic lifestyle considered as a whole and are prepared to pay the sometimes
considerable social costs.
52 Finally, Gwenaël Njoto-Feillard’s study of multi-level marketing, also in Indonesia
(which recalls Nathalie Luca’s own earlier work on multi-level marketing in Korea),
shows just how difficult it is to know whether to categorize the entrepreneurs
concerned as religious or secular. In fact they are both – they sell secular products by
creating religious fervor, and religious products by creating a very secular enthusiasm
for business success. In a sense, therefore, this reminds us that in a world where the
desire for consumption and business success tap into a very real hunger for meaning
and purpose on the part of populations whose lives are undergoing transformations
unimaginable to their parents and grandparents, the secularization hypothesis, at least
in its mainstream version, has lost all plausibility. Religion – or something very like it
whatever it happens to be called – will continue to be a vivid presence in the world for
the foreseeable future.
53 In conclusion, comparing religion and entrepreneurship is a very natural thing to do.
Religious leadership is a form of entrepreneurship, and successful entrepreneurship in
many secular fields typically involves qualities that are very important in religious
communities – qualities such as passion, commitment, and often a degree of
unreasonable optimism that things will turn out well. Both secular and religious
entrepreneurship take a variety of different forms, and exploring the links between
them will be of great importance in understanding the way in which religion will
continue to shape the world in the 21st century.
BIBLIOGRAPHY
AHMED M. Abdel-Khalek, 2009, “Are Religious People More Prosocial? A Quasi-Experimental Study
with Madrasah Pupils in a Rural Community in India”, Journal for the Scientific Study of Religion, 48,
p. 368-374.
AIMONE Jason A., IANNACONE Laurence R., MAKOWSKY Michael D., RUBIN Jared, 2013, “Endogenous
Group Formation via Unproductive Costs”, Review of Economic Studies, 80, p. 1215-1236.
Réseaux et débats théologiques dansle catholicisme des années 1960, auprisme du groupe des experts auconcile Vatican IINetworks and theological debates in the Catholicism of the 1960s, in the light of
the group of the experts at the Second Vatican Council
Redes y debates teológicos en el catolicismo de los años 1960, desde el prisma del
grupo de expertos del Concilio Vaticano II
François Weiser
1 En octobre 1962, à son ouverture, le concile réunit environ 2 500 évêques du monde
entier dans la basilique Saint-Pierre de Rome. Seuls intervenants officiels, habilités à ce
titre à prendre la parole dans l’aula conciliaire, et disposant d’un droit de vote, ces
évêques ne sont néanmoins pas seuls à produire les textes conciliaires et à construire
les débats. Ils sont aidés dans leur tâche par deux groupes d’experts : d’une part, les
experts officiels, ou experts du concile, d’autres part les experts privés, au service
particulier d’un évêque ou d’un groupe d’évêques.
2 Les experts officiels, ou periti, constituent un groupe délimité dont les archives
officielles du concile gardent une trace : l’index peritorum, présent dans les actes du
jusqu’en 1965, dues à la fois à la demande accrue des évêques et au besoin de
remplacement de quelques-uns d’entre eux. Vingt-et-un sont promus à l’épiscopat et
neuf décèdent pendant le concile. Le règlement conciliaire2, précise le champ
d’intervention de ces 4803 experts mais, dans les faits, une latitude est laissée à leur
initiative.
3 L’essentiel du service institutionnel attendu d’eux est de préparer les interventions des
évêques, soit lorsque ceux-ci sont membres des commissions conciliaires, soit pour les
congrégations générales : interventions orales, mais également écrites, centrées autour
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d’observations (animadversiones), qui pouvaient avoir la portée d’amendements
souhaités, soit en tant qu’emendationes (modifications substantielles) soit en tant que
modi (modifications mineures), sur les schemata travaillés en commissions4. À côté de ce
travail, les experts réalisent des tâches très variées, qui mobilisent des compétences
théologiques (former les évêques, rédiger des articles) et sociales (former des groupes
capables de susciter une adhésion et de former des majorités, mettre en relation des
évêques de lieux ou de sensibilités différentes) essentielles.
4 Une historiographie abondante traite de l’objet conciliaire : à côtés d’analyses sur la
contribution d’un pays ou d’un espace linguistique et culturel au concile5, de
nombreuses études thématiques abordent l’histoire de l’écriture des textes
conciliaires6, celle des évêques7 qui ont participé à l’événement et, également, de plus
en plus, celle de la querelle des interprétations8 autour du concile et de sa réception.
Celui-ci est représenté soit comme un tournant, en tant que moment de dialogue de
l’Église avec le monde contemporain, soit au contraire comme un épisode de
l’affirmation d’un irréductible chrétien qui par nature inclurait le rejet de toute
évolution, voire de tout dialogue avec l’épistémè de son temps. Plus récemment, du fait
des conditions d’accessibilité aux archives personnelles, se développe un travail
d’inventaire9 sur les fonds d’archives nouveaux susceptibles de renouveler l’approche
de l’événement. Dans tous les cas, cette histoire se fait souvent à partir de l’étude des
figures de proue du catholicisme10, jugées centrales, ou bien d’une histoire des idées
(réputées conservatrices, ou modernes, c’est selon) dont on peine parfois à identifier
les conditions historiques, sociales et culturelles dans lesquelles elles adviennent. Or le
groupe des experts, de par les positions institutionnelles que ses membres occupent et
du fait de son importance numérique, nous paraît constituer un groupe significatif de
ce que l’Église des années 1950-1960, ou en tout cas du versant universitaire de celle-ci,
produit dans le champ intellectuel.
5 À côté de ceux dont la carrière ecclésiale a fait des figures connues, beaucoup restent
dans l’ombre11. Leurs trajectoires, depuis l’avant jusqu’à l’après-concile, restent
largement à découvrir, et avec elles, les réseaux qui contribuent à les rendre possibles,
et dont eux-mêmes deviennent des relais, ou, le cas échéant, des adversaires. Rapporter
des corpus idéologiques à des groupes et à des moments historiques, identifier des
réseaux intellectuels, leur construction comme leur évolution à l’épreuve du concile,
voilà l’observatoire que nous semble constituer le groupe des experts pris dans son
ensemble, et quelques-uns des enjeux qu’il permet de mettre en lumière.
Les caractéristiques socio-biographiques d’un groupe
6 Un rapide tour d’horizon des caractéristiques12 de ce groupe nous donne une image du
monde social et géographique représenté par ces théologiens de l’Église. Il s’agit
d’hommes exclusivement, pour cause de discipline ecclésiastique : tous sont des clercs
ayant accédé à la prêtrise – sauf un « frère13 », laïc au sens strictement canonique. Ces
hommes sont d’abord représentatifs des pays développés (Europe, Amérique du Nord)
d’où ils sont très majoritairement issus. Certes, les experts étant experts du concile, ils
ne sont pas officiellement affectés au service des Églises nationales dont ils relèvent.
Néanmoins, chacun d’eux représente une nationalité, et, dans les faits, travaille le plus
souvent en lien avec son Église d’origine14. 89 % des experts proviennent d’Europe
occidentale15 et d’Amérique du Nord16, si l’on considère à la fois leur nationalité et le
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pays dans lequel ils exercent leur ministère. 11 % proviennent du reste du monde : 4 %
d’Europe orientale (21 experts), 3 % d’Amérique latine (16), 2 % d’Afrique et du Moyen-
Orient (9), et 2 % d’Asie-Océanie (9). Parmi ces derniers, la moitié de ceux qui
proviennent d’Asie ou d’Europe orientale sont affectés à des postes à Rome. 92 % de ce
groupe vivent donc en Europe de l’Ouest ou en Amérique du Nord.
7 Cette cartographie des experts reflète l’histoire du catholicisme, c’est-à-dire du
christianisme romain, et de ses relations avec les Églises orthodoxes et protestantes,
mais également, dans une certaine mesure, l’état des relations internationales au début
des années soixante. On voit dans ce groupe un reflet de la guerre froide, avec les
tensions diplomatiques entre le Saint-Siège et les pays d’Europe de l’Est : comme
indiqué précédemment, la moitié des experts d’Europe orientale sont en fait
« romains », et ne circulent pas entre Rome et leur pays. L’autre moitié compense en
quelque sorte l’absence de certains évêques d’Europe de l’Est17 au concile. On perçoit
également dans cette cartographie un reflet de la situation coloniale, et de ses
évolutions récentes, puisque sur le plan ecclésial prédominent encore des élites issues
des anciennes puissances coloniales. Cela vaut au niveau des épiscopats bien sûr, mais
également au niveau des experts18. Ainsi, seuls trois experts sont issus d’Afrique
subsaharienne sur l’ensemble des 480 personnes nommées.
8 Le monde tel qu’il apparaît dans ce groupe est aussi largement dominé par Rome, à la
fois tête de l’Église italienne, et siège de l’Église catholique. On trouve en effet au
premier rang des experts, en nombre, les Italiens (22 % du total), et, au-delà d’un
classement par nationalité, un groupe encore plus vaste relevant du Vatican, de ses
instances administratives et de ses institutions : personnels liés à la curie en 1962 (un
tiers des experts appartient à un ou plusieurs dicastères19), experts qui exercent une
responsabilité à Rome (13 % qui relèvent exclusivement de l’enseignement, d’une
procure ou d’un rôle de définiteur dans leur congrégation). Au total, près d’un expert
sur deux (46 %) a donc un habitus romain marqué, et davantage encore si l’on envisage
Rome comme le lieu principal de leur socialisation secondaire : plus d’un sur deux
(55 %) parmi les 480 a reçu une formation dans une université romaine (soit au niveau
de la licence20, soit au niveau du doctorat, soit les deux). Si l’on croise les données sur
les études et les postes occupés à Rome à la veille du concile, on obtient un groupe dont
la majorité a acquis un habitus ecclésial romain : 319 experts sont dans ce cas, soit 66 %.
9 Sans surprise, les experts sont représentatifs du monde universitaire catholique, où
dominent des personnes ayant obtenu un doctorat au moins dans une université
pontificale21. C’est le cas des trois quarts, soit 358 d’entre eux. Parmi les diplômes, deux
disciplines arrivent en tête, numériquement : la théologie d’une part (43 % des
doctorats dans cette discipline), puis le droit canonique (27 %). 11 % des experts enfin
ont soutenu une thèse de philosophie. 35 % ont un double diplôme incluant un diplôme
en droit canonique. Les deux tiers de ces experts exercent à leur tour des fonctions
enseignantes, soit dans des universités pontificales (à Rome ou ailleurs), soit dans des
séminaires. 21 % exercent des responsabilités dans leur diocèse (vicaires généraux,
chanceliers, juges à l’officialité diocésaine), et 14 % dans leur congrégation (procureurs,
définiteurs, provinciaux), et d’autres encore sont responsables de services diocésains
ou rattachés aux conférences épiscopales de leurs pays avec des responsabilités
nationales.
10 Ce groupe représente donc massivement ce que l’on pourrait appeler des cadres
intermédiaires dans la hiérarchie catholique, où prédominent, par ordre décroissant,
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des fonctions liées au pouvoir universitaire (66 %), puis des fonctions relevant du
pouvoir administratif (49 %), et enfin des fonctions se rattachant au pouvoir
scientifique22.
L’espace intellectuel de l’expertise
11 Ces positions ecclésiales, liées aux parcours universitaires et aux responsabilités
institutionnelles, tout homogènes qu’elles semblent être, ne délimitent pas un espace
théologique uniforme, dans lequel les individus seraient interchangeables entre eux.
Elles définissent bien plutôt un champ, à l’intérieur duquel on peut analyser les
rapports concrets qui associent entre eux ces individus, via leurs positionnements
effectifs dans les institutions. Le multi-positionnement des individus dans l’appareil
ecclésial, dans les universités, dans la curie romaine, ou à chaque fois, respectivement,
« hors de » ces instances, loin d’être anecdotique, contribue à la détermination des
positions théologiques de ces individus, au sens où, comme on va le voir, les prises de
position théologique s’articulent sur des positions dans le champ institutionnel. La
notion de « champ » évoquée ici renvoie bien sûr aux travaux de Bourdieu, pour qui
« les champs se présentent (...) comme des espaces structurés de positions (ou de
postes) dont les propriétés dépendent de leur position dans ces espaces et qui peuvent
être analysées indépendamment des caractéristiques de leurs occupants23 ».
12 Il existe plusieurs moyens de documenter les positions théologiques tenues par les
experts à la veille du concile. En particulier, un corpus de sources est disponible pour
identifier les positions théologiques de ceux qui appartiennent aux corps enseignants
des universités pontificales, soit les deux-tiers du groupe : il s’agit du recueil des vota de
ces universités24. Ces vœux sont une réponse à un courrier adressé par le cardinal
Tardini entre le 8 et le 18 juillet 195925, courrier dans lequel le président de la
commission pontificale anté-préparatoire demande aux recteurs des universités ce
qu’ils souhaitent voir traiter prioritairement au concile. Les réponses présentent pour
nous un double intérêt : elles permettent d’attribuer des textes et des thèses à des
auteurs26 ; elles sont un marqueur des distances entre les positions des universités et les
textes finalement votés et adoptés par le concile.
13 Les Acta regroupent les vœux transmis en 1960 par quarante-neuf établissements au
total, disposant d’une reconnaissance romaine et d’un titre pontifical. L’ordre des
« préséances » et des titres se reflète dans l’ordre de publication des textes : aux
universités romaines sont consacrés deux volumes, le premier pour les universités au
sens strict (tome I, 554 pages, avec les textes de la Grégorienne, du Latran, et de
l’Urbanienne27) ; le deuxième pour les athénées et facultés, de rang moindre (tome II,
470 pages, avec les vœux de quatre athénées pontificaux et de cinq facultés de théologie
pontificales). Enfin, un troisième tome (811 pages) rassemble les vœux des vingt-quatre
universités pontificales non-romaines et des treize facultés ou instituts pontificaux
(soit trente-sept contributions au total, en provenance du reste du monde).
14 Les réponses faites par les universités se classent dans au moins deux grandes
catégories. Dans la première catégorie, un groupe d’universités, au cœur desquelles le
Latran, se distingue par sa façon de construire ses vœux, à la manière d’une synthèse
des condamnations récentes prononcées par les pontifes romains, depuis le Syllabus
(1864) jusqu’à Humani Generis (1950), et en envisageant que l’autorité du concile à venir
puisse rehausser le poids de ces condamnations. Souvent liés aux milieux romains qui
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les ont produites, ces experts, de par leurs multi-appartenances, espèrent répéter dans
le concile ce que leurs dicastères respectifs ont déjà jugé. Ces exposés se terminent par
des textes brefs, sous la forme de souhaits pour le concile, contenant une reprise de ces
condamnations antérieures, voire une formule d’anathème.
15 Parmi les textes pontificaux mobilisés, Humani generis est cité quarante-trois fois. Dans
ce texte, inquiet du recours de plus en plus fréquent par des théologiens à des doctrines
philosophiques autres que celle héritée de Thomas d’Aquin, le pape Pie XII condamne
l’expression du dogme « au moyen des notions de la philosophie moderne, de
l’immanentisme, par exemple, de l’idéalisme, de l’existentialisme ou de tout autre
système à venir ». L’encyclique insiste en particulier sur le devoir de soumission des
théologiens et enseignants catholiques aux normes édictées par le magistère romain.
En cela, elle s’adresse d’abord au groupe des universitaires, et elle vise à une
uniformisation de la pratique théologique, sous la pression d’un centre romain, le
magistère. Celui-ci est promu constamment, depuis le XIXe siècle, au rôle d’instance
normative ; les universités romaines lui sont associées, dans une interprétation inédite
de leur rôle.
16 Les deux tiers des citations d’Humani generis sont le fait d’universités romaines, avec en
tête les théologiens du Latran (P. Dezza sj, C. Fabro cps, U. Lattanzi, F. Lambruschini, M.
Maccarrone, A. Piolanti, R. Masi, F. Spadafora, G. d’Ercole, C. Zedda, S. Goyeneche cmf,
A. Guttierez cmf, P. Tocanel ofm conv., E. Lio ofm), suivis par ceux de Saint Anselme (C.
Vagaggini osb, qui signe un votum écrit par lui-même et d’autres) et de l’Antonianum
(D. Van den Eynde, C. Balic, F. Antonelli, H. Betti y étant alors les théologiens les plus
influents). Mais la Grégorienne n’est pas de reste, avec trois références à ce texte dans
ses vota, de même que l’Angelicum (une référence). Le tiers restant des références à
l’encyclique provient d’universités pontificales extra-romaines, de la part de
personnels ecclésiastiques souvent formés eux-mêmes à Rome. Relèvent ainsi de cette
catégorie l’université Comillas de Madrid (J. Salaverri, E. Regatillo) (Acta ... : Pars II,
51-159), celle de Salamanque (L. Turrado, G. Martil, M. Garcia, L. Sala Balust) (ibid. :
539-554), et celle de Washington DC (W. McDonald, J. Fenton, F. Connell cssr, F.
McManus – ce dernier étant rattaché à la commission liturgique préparatoire, quand
les deux précédents ont des liens avec la congrégation des séminaires28 et le premier
avec la commission préparatoire pour les séminaires) (ibid. : 615-631).
17 C’est du côté des vota rassemblés par la faculté de théologie du Latran (Acta ... : Pars I,
vol. I, p. 169-442), dans l’une des contributions de F. Lambruschini, que se trouve la
dénonciation la plus organisée des travers attribués au temps présent, sous la forme
d’une liste des « -ismes » habituels : rationalisme, positivisme, libéralisme, marxisme,
existentialisme, situationnisme, laïcisme. Tous sont présentés comme attaquant
ensemble le christianisme tout entier, et menaçant les chrétiens, à cause de la diffusion
d’un « venin subtil », corrompu, qui se propage et mine les esprits des chrétiens mal
formés, par le biais des livres, des journaux, des moyens de communication modernes.
Plus encore :
il ne manque pas de catholiques qui s’efforcent de concilier de telles aberrationsavec la tradition du catholicisme. En réalité, de même que les modernistescherchaient à accorder le rationalisme avec le christianisme, de même lesprogressistes qui s’appellent catholiques voudraient maintenant accorder lesdogmes et le marxisme. (...) il sera meilleur de dénoncer leur fausse mentalitéprincipalement en conformité avec l’encyclique Humani generis29.
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18 Dans tous les vota que nous rassemblons ici, d’autres textes importants dans
l’affrontement avec la modernité sont utilisés : Pascendi (onze citations), le Syllabus, le
serment anti-moderniste (sept références chacun), ou bien Quanta Cura (cinq
occurrences) ou encore des monitions ou simples courriers du Saint-Office (dix-neuf
références). Dans tous les cas, l’objectif est d’encadrer, voire de limiter, la liberté de
recherche des théologiens, et de faire prévaloir que la théologie relève d’abord et
principalement des prérogatives du magistère, c’est-à-dire du pape et de son
administration, la curie. L’articulation avec le magistère des évêques et la
responsabilité des théologiens n’est pas abordée.
19 Les vœux de nombre d’universités visent aussi, positivement si l’on peut dire, à la
restauration d’un ordre ancien. Ainsi, l’autre usage des textes pontificaux, y compris et
d’abord Humani generis, fait par une partie des théologiens des universités pontificales,
concerne directement le rapport de la philosophie à la théologie, et très précisément la
nécessité exprimée par de nombreux experts d’une « restauration » du thomisme. Cette
restauration n’est évidemment pas sans lien avec la dénonciation des « erreurs » de la
pensée moderne vue précédemment. S’il faut en effet se prémunir de toute nouveauté,
philosophique et dogmatique, il faut a contrario et pour cela même se tenir dans la plus
stricte fidélité à l’œuvre de l’Aquinate et à la méthode scolastique. Une majorité de vota
reprend cette thématique ; à Rome, les plus ardents partisans de cette restauration sont
le Latran et l’Angelicum, mais, là encore, la Grégorienne et d’autres institutions ne sont
pas en reste. Charles Boyer sj, professeur à la Grégorienne, est depuis la seconde guerre
mondiale le secrétaire de l’Académie Saint-Thomas à Rome (fondée par Léon XIII) ; la
théologie scolastique des manuels est, aussi dans cette université, la méthode
dominante jusqu’au concile.
20 Un dernier thème porté par les tenants de la condamnation est celui du renforcement
des positions défendues par les deux conciles immédiatement antérieurs, du Vatican et
de Trente : réaffirmation de la primauté pontificale en montrant comment la mission
des évêques découle de celle du pape, infaillibilité dans une interprétation extensive, y
compris pour ce qui ne relève pas de la foi, affirmation d’un œcuménisme entendu
comme un unionisme autour de l’Église catholique. Les vota des experts du Latran :
Lattanzi (ibid. : 195-209), Piolanti (ibid. : 248-263), Maccarrone (ibid. : 231-237) et certains
portés par des professeurs de la Grégorienne, comme Boyer, rédacteur en chef d’Unitas,
ou Dhanis30, sont, à la veille du concile, un contrepoint parfait des thèses qui sont
finalement adoptées par la majorité conciliaire.
21 Dans une deuxième catégorie, minoritaire, se rangent des vota soucieux de marquer un
accueil, même relatif, à une épistémologie contemporaine, et de compléter les textes de
Vatican I, plutôt que de seulement les réaffirmer. Que ce soit le langage pour dire
l’Église (Louvain-Léopoldville31, Trêves32), l’approfondissement de la collégialité
(Grégorienne33, Louvain34, Louvain-Léopoldville35, Lille36, Lyon37), la mission du laïcat
(Louvain38, Louvain-Léopoldville39, Lille40, Lyon, Trèves41), toute une ecclésiologie est
proposée, qui vise à un aggiornamento réel. Du côté de ces vota, on trouve, au-delà de
quelques romains, un grand nombre d’experts allemands (Hoffman et Wagner en
particulier sont enseignants à Trèves, Tilmann est associé à la commission liturgique
préparatoire), belges (Bernard Olivier op est à Louvain-Léopoldville, associé à des
missionnaires scheutistes ; Cerfaux, Onclin, Philips, Rigaux, Thils, Wagnon sont parmi
les personnalités de Louvain présentes au concile), ou français (Henri Denis et Antoine
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Chavasse sont à la faculté de Lyon, Charles Lefebvre, Simon Delacroix, et Philippe
Delhaye sont liés à l’Université de Lille).
22 D’autres vota de cette catégorie vont plus loin, en préconisant l’intégration des
37 On retrouve une tension analogue dans les écarts qui se font jour au sein d’autres
courants. Parmi les patristiciens ou historiens de la théologie du Moyen Âge, Daniélou,
Lubac et Ratzinger ont rejeté dans leurs premiers écrits73 l’extrinsécisme 74 d’une
certaine théologie de la grâce figée dans une philosophie de la surnature étrangère à
l’homme. Ils se sont efforcés de renouer avec la veine d’une spiritualité mystique,
nourrie à la source des textes des Pères de l’Église, et de promouvoir une christologie
renouvelée. Pourtant, après le concile, c’est davantage dans les travaux d’autres
auteurs comme Lécuyer (1976 : 137-154), Murphy (1968) ou Tavard (1968, 1975) que
semble se prolonger une réflexion sur la subjectivité. Ceux-ci s’efforcent de donner au
« personnalisme augustinien » une traduction contemporaine qui assume la dialectique
sujet/objet, dans des domaines d’application aussi variées que la liturgie, la
sacramentelle, la morale ou la philosophie elle-même. En somme, dans le débat entre
l’idéalisme et le réalisme, les premiers rejoignent par exigence méthodologique, ou par
absorption du naturel dans le surnaturel, les aristotéliciens, dont pourtant ils
dénonçaient précédemment à la fois l’absence de prise en compte de l’histoire et la
construction d’une théologie catholique dans les catégories d’une pure abstraction.
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38 C’est, au-delà du débat entre une théologie ancrée dans la métaphysique et une autre
théologie davantage soucieuse d’histoire, cet autre débat qu’évoque aussi Ratzinger,
dans son compte-rendu de la quatrième session et du débat sur le texte du schéma 1375,
où il identifie une tension, voire un divorce entre les alliées des trois premières
sessions, la théologie biblique et la théologie « moderne » – qu’il se garde bien de
définir. Cette tension délimite un nouveau terrain d’affrontement, autour du langage
théologique :
Il doit être clair maintenant que la dichotomie entre la théologie biblique et lathéologie moderne a une influence directe sur la question du langage théologique.Les théologiens français qui avaient rédigé la version préparatoire du schéma [13]défendaient leurs idées en ces termes : nous voulons nous adresser à l’hommecontemporain (Ratzinger, op. cit., p. 153).
39 En procédant ainsi, poursuit Ratzinger, ces théologiens semblaient finalement séparer
les énoncés de la foi des énoncés concernant la vie des hommes. Or :
Ou bien la foi en Christ concerne réellement le centre de l’existence humaine, oubien la foi est quelque chose d’absolument réaliste qui plonge ses racines dans lecœur de l’homme, de telle façon que la personne qui accepte la foi peut alorscommencer à décrire l’homme de façon réaliste, ou alors le monde de la foi est unmonde séparé du monde ordinaire de l’expérience (Ratzinger, op. cit., p. 154).
40 Après avoir invité à déplacer les frontières culturelles qui enferment la théologie, cet
expert du concile, réputé alors comme un des tenants de l’aggiornamento mené à bien
par la majorité conciliaire, situe l’espace théologique entre deux marqueurs nouveaux
du débat intellectuel : non plus seulement la tension introduite vis-à-vis du dogme, ou
du texte biblique, ou de l’institution, par l’histoire et l’historicité, mais proprement la
question de l’épistémologie au cœur de la théologie.
Par-delà le concile, quelles mutations dans le mondeintellectuel catholique ?
41 Les débats théologiques, construits et portés par les experts de la périphérie, souvent
en amont du concile, déterminent largement l’agenda du concile76. D’où provient une
telle légitimité ? Les autocontraintes scientifiques que s’imposent les experts extra-
curiaux dans la préparation du concile, du fait de leur recherche d’une double-
légitimité, à la fois vis-à-vis de la communauté scientifique et vis-à-vis du Saint-Office,
sont plus élevées que celles que s’appliquent les tenants de la légitimité curiale : l’ethos
de la preuve prévaut sur celui de l’autorité. En cela, leur prestige et leur autorité les
qualifient davantage lorsque, pendant le concile, les évêques rassemblés à Rome pour
délibérer sont en demande d’une formation accélérée pour voter les textes en
connaissance de cause. Ils sont aussi précieux dans la fabrique du consensus que
devient le concile, quand, à la demande de Paul VI, l’objectif est de dégager pour
chaque texte voté une quasi-unanimité. Il ne s’agit pas ici de nier le débat d’idées qui
traverse Vatican II, mais de souligner comment ce débat s’adosse sur un conflit à
l’intérieur du champ théologique, conflit qui vise à en assurer le contrôle. Ceux qui ont
acquis un surcroît de légitimité ont alors pu le convertir ad intra, à l’intérieur de
l’institution ecclésiale, d’abord auprès des évêques, dans le temps conciliaire, puis
auprès de la curie elle-même, après le concile. Le concile, en tant que mise entre
parenthèse des processus ordinaires de légitimation de l’autorité, conduit à ce que les
formations et les positions d’autorité purement fonctionnelles (dans l’appareil curial)
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se trouvent dépouillées de leur légitimité ordinaire, ouvrant la voie à des processus de
qualification inédits ou rares.
42 Une première mutation dont le concile est partiellement la cause concerne d’abord les
trajectoires des experts, et l’accumulation par un groupe, au fil des années, de positions
curiales77. De ce point de vue, ces trajectoires sont susceptibles de différentes lectures.
Ainsi, s’il est possible de parler d’une internationalisation de la curie, celle-ci n’est pas
univoque. Elle peut également signaler une romanisation des élites internationales qui
composent l’appareil ecclésial. La romanisation78 n’est pas seulement l’acquisition
d’une culture et d’un habitus proprement romains (dont l’indice de romanité serait un
indicateur), mais aussi l’inflexion, voire l’accaparement de trajectoires du côté des
institutions de la curie. Doit-on y voir une mutation culturelle des institutions, ou bien
au contraire la capacité d’une institution à absorber, voire à neutraliser, les apports de
ces entrants, en leur offrant des positions de responsabilité dans l’appareil
institutionnel ?
43 Une deuxième mutation, dont le lien avec la précédente resterait à développer,
concerne le positionnement des individus ainsi romanisés dans le champ théologique :
parmi les experts, les « promus » voient leurs positions se rapprocher de
« l’orthodoxie », entendue au sens de la vérité tenue légitimement par l’institution, au
détriment des autres formulations, quand ceux qui restent à la périphérie continuent à
travailler à la frontière de la théologie et de l’épistémè contemporaine. À ce titre, ils
peuvent être soupçonnés par l’institution de favoriser une trop grande hétérodoxie, en
tout cas de faire obstacle, par leurs recherches et le dialogue qu’ils entendent mener
avec le monde, à l’avènement et à l’affirmation d’une culture catholique unifiée (cf.
Komonchak, 2005 : 11-14), parfois envisagée comme contre-culture.
44 L’un des marqueurs du temps du concile, celui d’une réception, limitée et critique, de la
science historique, permettrait de dessiner les contours de trois positions catholiques.
Il y a d’une part une posture de l’« affrontement79 » : le catholicisme est en rupture avec
la modernité et doit s’affirmer dans le rejet de ce qui semble mettre en cause son
acculturation dans sa version tridentine. Il y a d’autre part l’option de la restauration
(même s’il faut pour cela s’ajuster aux formes contemporaines, notamment pour la
question des relations Église-État, ou celle des moyens de communication). Enfin, il y a
le choix du dialogue (avec la pensée contemporaine, avec les autres religions – c’est
dans la culture et l’expérience socio-culturelle d’une époque que se révèle l’annonce
chrétienne déposée une fois pour toute dans l’histoire). S’il y a changement de
paradigme dans le monde intellectuel catholique des années 1960, il se fait sans doute
dans cette variété de postures catholiques80, assumée par la hiérarchie catholique, fruit
des débats conciliaires, beaucoup plus que dans les débats d’écoles tels que thomisme/
anti-thomisme. La suite du concile, dans les relations centre-périphérie, constitue-t-elle
un repentir par rapport à ce choix d’une pluralité assumée, de la part de ceux-là qui en
étaient pourtant les premiers porteurs ?
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Inviter des observateurs juifs auconcile ?Les réflexions du Secrétariat pour l’Unité sur le statut des interlocuteursjuifs (1960-1962)
Inviting Jewish observers in the council? The reflections of the Secretary for the
Promotion of Unity on the status of the Jewish interlocutors (1960-1962)
¿Invitar observadores judíos al Concilio? Las reflexiones del Secretario para la
Unidad sobre el estatuto de los interlocutores judíos (1960-1962)
Claire Maligot
1 Si la participation des observateurs œcuméniques au concile Vatican II est bien
connue1, la réflexion sur le statut des interlocuteurs non-chrétiens l’est moins2.
L’histoire des relations entre catholiques et juifs au moment du concile a été avant tout
l’histoire du texte conciliaire sur les non-chrétiens3, plutôt qu’une histoire des acteurs
non-chrétiens. Or l’octroi d’un statut pour les interlocuteurs juifs est une hypothèse
envisagée à plusieurs reprises par quelques membres du Secrétariat pour l’Unité des
Chrétiens ou sollicitée par des représentants laïcs de la diaspora juive. Trop peu suivis
pour faire objet de consensus au sein du Secrétariat ou être présentée à la Commission
Centrale, les quelques sondages ou projets de statut soulignent néanmoins le
développement inédit des contacts et les problèmes nouveaux qu’ils engendrent au
début du concile.
2 Que révèlent ces suggestions minoritaires au sujet des premiers contacts conciliaires ?
Entre juin et septembre 1960, les projets visant à traiter des juifs au concile
n’envisagent ceux-ci que comme objets ou destinataires indirects de la discussion
catholique, et non comme des interlocuteurs potentiels. Les contacts noués à partir de
l’automne 1960 font évoluer ces cadres de pensée ecclésio-centrés vers une logique
bilatérale, tandis que les pratiques empiriques engendrent un besoin de réglementation
progressivement mise en place. Dans cette diplomatie du spirituel, les contacts, investis
différemment de part et d’autre, sont cependant toujours l’enjeu de rapports de force,
tant bilatéralement qu’à l’intérieur de chaque groupe religieux.
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Une question juive au concile ? (juin-septembre 1960)
3 À l’ouverture du concile, les contacts entre représentants juifs et autorités ecclésiales
romaines sont rares, avant que le Secrétariat pour l’Unité des Chrétiens ne s’impose
comme nouvelle interface de liaison.
Augmentation des contacts au début du pontificat roncallien
4 Le développement relatif des échanges dans les années qui suivent l’annonce du 25
janvier 1959 n’est pas directement lié à la perspective conciliaire : en dehors de
quelques réactions épisodiques4, celle-ci a eu peu d’écho immédiat dans les milieux
juifs. Les interactions des juifs avec les catholiques sont avant tout tournées vers le
pape, dont l’aura va croissant après la réforme de la prière du Vendredi Saint, en avril
19595 : le 17 octobre 1960, une délégation de l’United Jewish Appeal remercie Jean XXIII
pour la modification du Pro Judaeis. Le pape jouit d’une bonne image dans l’opinion
juive qui, tout en reprenant les traits de la figure roncallienne6 – la bonté du pape,
insiste sur deux éléments moins mobilisés par les catholiques, la réforme liturgique et
son action de sauvetage pendant la guerre, en tant que délégué apostolique en Turquie.
5 L’audience sollicitée par Jules Isaac pour le 13 juin 1960 s’inscrit dans la même logique
de démarche pontificale. L’historien juif, dix ans après une audience avec Pie XII jugée
décevante, sollicite de son successeur une condamnation ferme de l’« enseignement du
mépris ». C’est une fois à Rome qu’il prend réellement conscience de l’ampleur de la
dynamique conciliaire. Il est éclairé sur son fonctionnement par ses contacts
catholiques, dont le recteur de Saint-Louis des Français, André Baron, et par ses
entrevues à l’ambassade israélienne auprès du Quirinal. Jean XXIII le réoriente vers le
cardinal Bea, président du jeune Secrétariat pour l’Unité des Chrétiens, qui le reçoit le
15 juin 1960.
6 Cette place centrale accordée au pape ne tient pas qu’à la personnalité roncallienne.
Dans les milieux juifs prédomine une conception pyramidale et hiérarchisée de l’Église,
qui surévalue le magistère pontifical. Représentants laïcs de la diaspora, rabbins, presse
juive et diplomates israéliens ont du mal à saisir le fonctionnement du concile7, sa
collégialité et son degré d’autorité magistérielle – et ce d’autant plus que le processus
conciliaire est placé sub secreto. Jean XXIII entend corriger cette vision de la toute-
puissance du pape lorsqu’il rappelle à J. Isaac la pluralité des acteurs ecclésiaux : « Je
suis le chef, mais il me faut aussi consulter, faire étudier par les bureaux les questions
soulevées, ce n’est pas ici une monarchie absolue8 ».
Rattachement de la « question juive » au Secrétariat pour l’Unité des
Chrétiens
7 L’initiative de J. Isaac est originale, car les rapports entre Église et judaïsme occupent à
l’époque une place mineure dans la réflexion de l’Église. Ils n’accèdent au rang de
réflexion conciliaire qu’à la mi-septembre 1960, sous l’effet de l’implication personnelle
d’Augustin Bea.
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8 Quelques jours après sa nomination à la tête du Secrétariat pour l’Unité, chargé des
relations œcuméniques, le cardinal rencontre le 9 juin 1960, à New York John
Oesterreicher, directeur de l’Institute of Judaeo-Christian Studies de Seton Hall9. Ce dernier
corédige un mémorandum sur les juifs, envoyé à Rome le 24 juin 196010. Il s’ajoute au
votum de l’Institut Biblique Pontifical, également en faveur d’une réévaluation de
l’enseignement de l’Église sur les juifs. Par ailleurs, A. Bea rencontre à plusieurs
reprises courant août et septembre Gertrud Luckner, puis en octobre Karl Thieme, les
deux principaux représentants de la Gesellschaft für jüdisch-christliche
Zusammenarbeit et fondateurs du Freiburger Rundbrief. Ils sont présents à la conférence
d’Apeldoorn (28-31 août 1960), aux côtés de John Oesterreicher et de Léo Rudloff, osb,
abbé de la Dormition, à Jérusalem, futurs consulteur et membre de la sous-commission
sur les juifs. Outre le compte-rendu oral de la conférence fait par J. Oesterreicher et
G. Luckner au cardinal11, les propositions d’Apeldoorn sont envoyées par Anton
Ramselaar, organisateur de la conférence, à Johannes Willebrands, secrétaire du
Secrétariat pour l’Unité, le 28 septembre 196012. Centralisant des initiatives éparses
dont il n’est pas à l’origine, mais dont il se fait le porte-parole, A. Bea obtient du pape le
18 septembre13 l’extension du champ de compétences du Secrétariat pour l’Unité des
Chrétiens à la question De Judaeis.
9 En dehors de J. Isaac, les projets envoyés à Rome émanent des milieux catholiques. Dès
les premiers mois d’existence du Secrétariat, ces initiatives sont rapidement
hiérarchisées. Le mémorandum de Seton Hall sert de base à la réflexion14, tandis que le
dossier de Jules Isaac fait figure de documentation indicative, reçue de manière
critique, tant par A. Bea15 que par Grégory Baum16. La démarche du Secrétariat s’élabore
de fait dans un cadre intra-confessionnel et ecclésiocentré. Le 27 octobre 1960, dans
l’ébauche de programme du Secrétariat, quatre pistes sont proposées au sujet de la
question juive :
1. A more explicit declaration by the Council on the relation between the Old andNew Testaments,2. A reform in Christian education concerning the Jews : misunderstandings,« reprobation » of the Jewish people,3. The change of some liturgical texts (anti-Jewish patristic lessons),4. A feast of « The Just of the Old Testament » or even a Votive Mass17.
10 Abordant la question sous l’angle théologique et spirituel, les points 1 et 4 ne rompent
pas avec la représentation traditionnelle des rapports entre les deux Testaments. Une
messe votive, sous le nom de litanie des Saints d’Israël, était déjà autorisée dans le
patriarcat de Jérusalem depuis septembre 195618 et entendait favoriser la
« réconciliation » d’Israël avec l’Église. Les points 2 et 3 se placent dans la continuité de
diverses enquêtes19 sur les préjugés antisémites ou anti-judaïques dans la catéchèse et
dans la liturgie catholique, dans la lignée de la réflexion après-guerre.
11 Ce programme n’envisage pas spécifiquement l’élaboration de rapports particuliers
avec des juifs, alors que la réflexion œcuménique avait rapidement incorporé une
approche relationnelle. Dès le 30 octobre 1959, le Secrétaire d’État Domenico Tardini
avait annoncé que la présence d’observateurs œcuméniques était à l’étude ; le
Secrétariat avait été érigé comme « secrétariat de liaison » le 5 juin 1960 et nombreux
sont les membres et consulteurs qui suggèrent l’invitation d’interlocuteurs non-
catholiques en octobre-novembre 1960.
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12 Dans ces conditions, quelle place donner, du point de vue catholique, aux échanges bi-
confessionnels au sein de cette réflexion intra-chrétienne ?
De l’ecclésiocentrisme aux contacts bilatéraux :premiers échanges (octobre-décembre 1960)
13 Le 26 octobre 1960, les représentants, laïcs, du World Jewish Congress, respectivement
son Président, Nahum Goldmann, et son Secrétaire général, Gehrart Riegner,
rencontrent le Président du Secrétariat pour l’Unité pour aborder la place de la
« question juive » au concile, alors que certains rabbins avaient déjà exprimé leurs
réticences en coulisse. Dès le 8 novembre 1960, la parution d’un entrefilet dans la
presse juive révélant les échanges en cours provoque une première crise au Secrétariat.
Une première entrevue, le 26 octobre 1960
14 L’entrevue opère un changement de régime par rapport aux contacts précédents : elle
marque véritablement le début des contacts bilatéraux entre les représentants des deux
groupes religieux. Alors que les entrevues de juin impliquaient un individu privé, J.
Isaac, le Secrétariat est désormais amené à traiter avec des représentants d’associations
juives.
15 Il est difficile de déterminer à qui revient l’initiative de l’entrevue. Selon G. Riegner20,
qui suit N. Goldmann21, A. Bea aurait fait appel à des jésuites romains22 pour savoir à qui
s’adresser dans le monde juif à propos du concile ; ceux-ci l’auraient orienté vers le
WJC. Les agendas du cardinal23 portent par ailleurs la trace d’un contact préparatoire, le
30 septembre 1960, entre A. Bea et Joseph Golan, intermédiaire personnel de
N. Goldmann. La chaîne des intermédiaires est longue et son ordre incertain. Côté
catholique, on tend à mettre ces démarches au crédit des juifs. Le 14 novembre 1960, le
cardinal s’appuie sur ces initiatives juives extérieures pour justifier l’inclusion de cette
question à l’agenda établi du Secrétariat pour l’Unité des Chrétiens. Énumérant ses
compétences, il cite les juifs, après les chrétiens non-catholiques et avant les
Orientaux :
De nombreux juifs ont adressé des suppliques (preces) au Souverain Pontife, les unsdemandent la possibilité d’être informés du concile sous une forme ou une autre etde pouvoir lui présenter ses revendications (petitiones), les autres vont jusqu’àdemander la création d’une commission autonome24.
16 En juin, les intentions de J. Isaac étaient restées plus modestes – et étaient jusqu’alors
les seules demandes juives adressées aux instances catholiques25. Quel fut, par
conséquent, l’impact de l’entrevue du 26 octobre 1960 sur cette chronologie, du côté
juif comme du côté catholique ?
17 Dans la diaspora, l’entrevue accordée à N. Goldmann fait débat. Elle entraîne un
premier décalage entre associations laïques – à l’image du WJC – et associations
rabbiniques, consultées par un WJC avide d’une caution religieuse avant de s’engager
dans des discussions bilatérales avec l’Église. Début octobre, N. Goldmann sonde l’Union
of Orthodox Jewish Congregations of America, l’une des principales associations rabbiniques
représentant la branche orthodoxe du judaïsme américain, au sujet d’une invitation au
concile. Bien qu’il essuie un refus, il passe outre et se sert de l’entretien pour arguer de
la caution de Moses Feuerstein, président de l’UOJCA. Le 18 octobre 1960, M. Feuerstein,
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239
indigné, dément auprès des rabbins de l’UOJCA, et par répercussion, de certains rabbins
européens26. Contre le projet de N. Goldmann, il se rallie, personnellement et au nom de
l’UOJCA, au refus catégorique exprimé par Joseph Soloveitchik, rabbin orthodoxe très
influent. Les positions de l’UOJCA restent officiellement les mêmes durant tout le
concile27, tandis que la Conférence des rabbins européens adopte, un an plus tard, une
disposition semblable de non-participation au concile, le 16 novembre 1961. À
l’automne 1960, seuls des représentants laïcs, appartenant aux defense agencies de la
diaspora, se saisissent donc de la question d’une invitation conciliaire. Leur marge de
manœuvre est restreinte par la désapprobation rabbinique. Le WJC prend l’initiative de
réunir pour le 9 novembre 1960 quelques rabbins, issus des différentes tendances du
judaïsme (libéraux, conservative et orthodoxes), pour discuter de la situation 28. Selon
Tullia Zevi, le cardinal Bea encouragerait de son côté la création d’une interface unique,
à qui le Secrétariat pourrait s’adresser :
Card Bea express[ed] his knowledge and approval of the NY meeting [...] Heexpressed hope that the meeting would produce a committee or group trulyrepresentative of the entire Jewish people with whom the Ecumenical Council candeal and which should draft requests and suggestions immediately, possibly withinone month29.
18 Pour ces associations, l’hypothèse d’un statut formel octroyé par les catholiques,
permet de légitimer une stratégie de contacts qui reste contestée au sein du judaïsme.
Établir des échanges : tâtonnements, contacts et divergences
19 Pour le Secrétariat, l’ouverture aux contacts a pour corollaire la nécessité d’identifier
des interlocuteurs valides et fiables ; or, ceux-ci sont mal connus. À qui demander
conseil pour amorcer les échanges ? Le Secrétariat ne peut s’appuyer sur un carnet
d’adresses antérieur, une interface officielle ou un groupe de discussion, à la différence
du rôle qu’a pu jouer la Conférence Catholique pour les Questions Œcuméniques30. De
surcroît, les effets négatifs du monitum du Saint-Office du 5 juillet 194831 pèsent sur la
structure des réseaux de contacts, fortement segmentés : dans leur grande majorité, les
forces vives du rapprochement judéo-chrétien se concentrent à l’échelle locale, loin de
Rome.
20 Il est donc plausible qu’au vu de ces déficiences, A. Bea ait cherché à collecter, à l’été et
à l’automne 1960, des renseignements auprès d’intermédiaires variés, plus ou moins
familiers de la question, ou militants du rapprochement : il échange un courrier avec
G. Luckner en juillet 196032. C’est encore dans cette perspective d’identification des
bons acteurs qu’il accepte de rencontrer T. Zevi, le 7 novembre 1960. Cette journaliste
italienne, correspondante du quotidien israélien Maariv et collaboratrice du Jewish
Chronicle, est considérée par les catholiques comme proche du WJC33. Ce faisant, le
président du Secrétariat ne s’écarte pas de la façon de procéder déjà éprouvée pour les
relations œcuméniques. L’établissement de contacts est précédé de la consultation de
spécialistes avertis, à ceci près que pour les relations avec les juifs, le Secrétariat
recourt d’autant plus à des liens faibles. Quel statut donner ensuite à ces échanges en
devenir ? Le problème intervient dès la première prise de contact, comme le rapporte
G. Riegner au sujet du 26 octobre 1960 :
La première question était de savoir si les juifs voulaient être invités au concilecomme observateurs. La deuxième question [...] était de savoir si les organisationsjuives étaient prêtes à soumettre un mémorandum au concile ou à l’Église
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catholique dans lequel ils formuleraient leur point de vue sur les problèmestouchant les deux communautés34.
21 Il est difficile d’évaluer ce qui relève de la reconstruction a posteriori ou partisane, chez
le représentant d’une association qui a toujours revendiqué une hypothèse maximaliste
à propos du statut d’observateur et qui, à plusieurs reprises, est allée plus loin que ce
que voulaient accorder les catholiques. Toujours est-il que de part et d’autre, la
question des voies d’accès semble bien à l’étude. Aux dires de T. Zevi et de G. Riegner,
elle est abordée lors des deux fois en entretien, le 26 octobre et le 7 novembre, et
trouve un écho positif chez les deux représentants, mandaté ou informel, du WJC.
Néanmoins, A. Bea n’est alors que dans une attitude de prise de renseignements et
d’ébauche de relations – et non dans une logique d’institutionnalisation immédiate de
ces relations. L’enthousiasme de T. Zevi lui fait passer (trop) rapidement sur la lenteur
du processus conciliaire :
I asked whether the presence of Jewish observers at the Council is possible. Card.Bea replied « the observers » problem is yet unclarified, even for the Orthodox andProtestants. This problem shall be discussed within the coming months. Moslems sofar haven’t submitted any requests. The Jews should submit a proposal for sendingJewish observers, without mentioning names or number at first ; when the generalissue of all observers is decided, then the Jews should deal directly with me ondetail. All I want is to be informed on what is desired. I am grateful for allsuggestions: we don’t want to decide alone and a priori. The Holy Father appointedme precisely in order to have somebody to whom the Jews might addressthemselves35.
22 De fait, côté catholique, l’enjeu d’accueillir des observateurs juifs occupe un rang très
secondaire par rapport aux relations œcuméniques, où la question des observateurs
n’est pas tranchée. Le décalage entre ces deux visions apparaît net dès le lendemain de
l’entrevue avec T. Zevi, lors de la parution d’un entrefilet dans la presse.
Une première crise, le 8 novembre 1960
23 Alors que dans l’esprit de Bea, la conversation du 7 devait rester confidentielle, le 8
novembre, la Jewish Telegraphic Agency, basée à New York, révèle l’existence de
contacts officieux en vue d’une invitation de représentants juifs au concile.
L’information se diffuse rapidement en Europe. Parue dans la presse britannique juive
via le Jewish Chronicle, elle est reprise par l’hebdomadaire londonien catholique The
Universe. La nouvelle attire l’attention du gouvernement américain puis du National
Catholic Welfare Conference. La première réaction de la hiérarchie ecclésiastique est
états-unienne. Le NCWC demande confirmation de l’information à Thomas Stransky,
minutante au Secrétariat d’origine américaine, qui entretient de bons rapports avec le
NCWC et son bureau de presse. De Rome, le Secrétariat doit faire face aux réactions
diplomatiques des pays arabes. Fidèle au principe du sub secreto, il apporte très
rapidement un démenti officiel, courant novembre. Cela ne suffit pas à éteindre la
rumeur : les Informations catholiques internationales publient le 1 er décembre 1960 une
brève annonçant, malgré le démenti (qu’il cite), la création au Secrétariat d’une sous-
commission officieuse sur les juifs.
24 L’épisode montre les divergences de stratégies de communication, entre les deux
groupes d’acteurs. Là où le Secrétariat tâtonne et recherche la confidentialité, la
recherche de légitimité passe du côté du WJC par une approche pragmatique. Alliant
prise d’initiatives et médiatisation, il met les autorités religieuses, Secrétariat pour
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l’Unité ou corps rabbinique, devant le fait accompli. Sur le fond, cette stratégie
communicative, à laquelle le WJC reste fidèle durant toute la phase préparatoire au
moins, alors qu’elle est perçue par les catholiques comme autant de fautes de tact ou de
faux-pas dans l’établissement de contacts, n’est pas spécifique aux relations avec le
Vatican. Elle s’inscrit dans un cadre plus large de représentation de la diaspora sur la
scène internationale, des institutions internationales (UNESCO) aux relations judéo-
catholiques. Elle relève de l’opportunisme politique d’une organisation non-
gouvernementale spécialisée dans le lobbying36, qui assoit son influence sur sa visibilité
médiatique et sur ses liens avec des instances extérieures au monde juif. Dans un cercle
vertueux de transactions de la reconnaissance, l’association tire crédit des contacts
noués qu’elle avance comme la preuve de sa capacité et de son efficacité à représenter
une large partie de l’opinion juive. Entre coup médiatique et recherche d’un
adoubement réciproque, le WJC entend ainsi se positionner comme interlocuteur
accrédité et légitime auprès du Secrétariat – et ce d’autant plus qu’il est d’une part
concurrencé dans ses prétentions par d’autres acteurs juifs entrant en contact avec
Rome, de la diplomatie israélienne aux autres defense agencies de la diaspora, et que
d’autre part, ses prises de position sont contestées par les principales associations
rabbiniques37.
25 Le conflit fait bien apparaître un hiatus dans les représentations juive et catholique des
contacts bilatéraux et leur médiatisation, mais surtout, il montre l’autonomie de la
ligne menée des associations de la diaspora, tant vis-à-vis des cadres catholiques prévus
pour ces échanges, que vis-à-vis des positions rabbiniques. Précocement, celles-ci ne se
cantonnent pas à répondre aux approches catholiques mais développent une stratégie
d’action (agency) qui leur est propre.
Les conséquences de la crise : reprise en main catholique et gel de
la question des observateurs
26 Cette fuite, la première d’une longue série dans l’histoire du schéma38 sur les juifs, est
perçue comme une crise côté catholique. À l’ouverture et à l’indécision des premiers
contacts succède une ferme reprise en main.
27 Si A. Bea affirme le 14 novembre 1960 que la question juive dépend du Secrétariat, rien
n’est dit sur d’hypothétiques invitations juives dans le rapport sur les observateurs
rédigé par J. Willebrands : présenté le 15 décembre 1960, il est centré sur les relations
œcuméniques. Le cas des juifs n’est ajouté que pour les besoins de la circonstance au
terme des quatre points de l’ordre du jour39. La méfiance domine :
Le professeur J. Isaac a demandé au cardinal que les Juifs soient invités40. MgrWillebrands fait remarquer : « quand on traite avec les Juifs il y a toujours le dangerde voir la politique se mêler au domaine strictement religieux. D’ailleurs enAmérique, il y a deux groupes antagonistes. La chose est très délicate, d’autant plusque les Arabes ayant su que les Juifs demandaient à venir au concile, ont faitdemander à Son Eminence s’ils ne pourraient pas y assister eux-mêmes41 ».
28 Le procès-verbal ne permet pas de dire si les réserves émises par le Secrétaire sont
strictement personnelles ou si elles reflètent la ligne générale. Mais en février 1961,
questionné sur le degré d’avancement des travaux, J. Willebrands est toujours partisan
de la prudence et fait état de mesures dilatoires qui ne sont pas de son fait. À
J. Oesterreicher, qui attendait depuis deux mois sa nomination officielle auprès du
Secrétariat, il répond :
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242
I delayed in answering you [as] I have expected every day to receive the officialnews of your appointment. Although I was concerned about the long time we in facthad to wait for that, I remained always confident that sooner or later it would come[...]. [In] April, we are going to discuss all the questions relating to the Jews. Aspecial sub-commission on the whole Jewish Problem has not been created and Ithink it better that we not establish one. The Jewish Press is only too eager to buildup much publicity by such a move. But we do have several competent consultors inthe Secretariat on the Jewish question and we can achieve something positivewithout creating a sub-commission42.
29 La crise de novembre 1960 a donc non seulement temporairement compromis les
échanges, mais aussi durablement pesé sur les cadres de réflexion. Elle a nettement
réduit l’ampleur des projets, qui se développent désormais en mode mineur.
Contemporaine du démenti officiel, une note du Secrétariat du 21 novembre faisait dès
l’abord état de cette réduction drastique par rapport aux vues exprimées par T. Zevi le
8 novembre. Il n’est plus question d’envisager de consulter les interlocuteurs juifs sur
les experts catholiques à nommer dans la sous-commission chargée des juifs ; quant à la
transmission des desiderata juifs en vue du concile, elle est subordonnée à l’existence
d’un statut et donc remise à plus tard :
La question des observateurs n’est pas encore décidée, pas plus que pour leschrétiens orthodoxes et protestants. Une fois seulement la question résolue, lesjuifs pourront alors présenter leurs propositions au cardinal43.
30 Trois mois plus tard, on l’a vu, un Willebrands timide est toujours peu favorable à
l’érection d’une sous-commission sur les juifs. Même une fois la sous-commission
établie, on ne souhaite plus au Secrétariat un groupe de représentants juifs qui pourrait
servir d’interface unique des négociations44 : le 16 mai 1961, alors que les contacts ont
repris et se détournent de la question des observateurs pour envisager la transmission
de mémorandums, c’est au tour de Stjepan Schmidt, secrétaire particulier du cardinal
Bea, d’écrire à Fritz Becker, représentant du WJC : il craint qu’un mémorandum cosigné
par les associations regroupées dans la Conference of Jewish Organizations,
manifestant de la sorte un large front d’union juif face au concile, ne pèse sur la liberté
de mouvement conciliaire par sa force symbolique. Durant tout le reste de la phase
préparatoire, la conception des contacts entre juifs et catholiques n’atteint plus les
ambitions de l’automne 1960, même si les contacts s’intensifient. Médiatisation et
risque de politisation cantonnent la discussion dans un espace plus modeste. Le
principe exposé dans le programme du 27 octobre 1960, « the decision of the Holy
Father : no publicity45 », est appliqué avec un surcroit de rigueur. Il contraste avec la
médiatisation de la question œcuménique et il est assez respecté pour qu’à la session
d’août 1961, Jean Jérôme Hamer, o.p., demande si l’attribution d’une compétence sur les
juifs au Secrétariat est publique. J. Willebrands répond par l’affirmative, tout en
précisant que la direction a dû à nouveau tempérer la situation face aux annonces
médiatiques indésirées46. Il nous faut donc examiner à nouveaux frais les pratiques de
contacts mis en place. Ils s’accompagnent d’un souci de leur réglementation des
échanges.
Établir une diplomatie des échanges
31 En raison de leur caractère stratégique, les contacts bilatéraux fonctionnent sur le
mode de relations de magistère à magistère. Malgré des différences dans les structures
d’autorité, les échanges sont polarisés par les acteurs les plus hauts placés, disposant de
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fonctions directives au sein des deux communautés. La crainte des fuites pouvant
fragiliser ces échanges informels tend à renforcer cette tendance et à limiter le nombre
d’intermédiaires.
Le primat des magistères
32 Côté catholique, les contacts sont de facto polarisés par la direction du Secrétariat. Alors
que les relations œcuméniques étaient mieux réparties entre membres et consulteurs,
un petit nombre d’acteurs, A. Bea, J. Willebrands, T. Stransky, et dans une moindre
mesure, S. Schmidt, concentrent l’essentiel des relations judéo-catholiques. Les
membres et consulteurs de la sous-commission, nommés entre novembre 1960 et
février 1961, ont ainsi un moindre rôle. L. Rudloff, o.s.b. correspond avec des
théologiens catholiques spécialisés dans les relations avec les juifs en Israël, tels Jean-
Roger Henné, o.s.a, et Bruno Hussar, o.p., mais semble avoir peu de contacts avec des
juifs. J. Oesterreicher dispose d’un réseau préconciliaire plus transnational, incluant
des échanges soutenus avec K. Thieme et P. Démann, mais là encore, les catholiques
sont surreprésentés. Enfin, G. Baum, o.s.a, entend se distancier de l’action des defense
agencies, aussi bien par obéissance aux règles du Secrétariat47 que par choix personnel.
En 1964, il justifie sa position de retrait vis-à-vis de l’American Jewish Committee :
I am, of course, deeply concerned about the matter [...]. [But] it is my personalconviction that a Christian of a Jewish family can have real influence on Christian-Jewish relations, among Jews and among Christians, only through a certain kind ofdiscretion48.
33 Plus spécifiquement, comment expliquer la prépondérance d’A. Bea ? Elle tient à sa
position institutionnelle, consolidée ensuite par son aura personnelle. Si le cardinal
peut, fait rare à Rome, s’appuyer par un petit réseau personnel de contacts antérieurs
avec des intermédiaires du rapprochement judéo-chrétien, encore faut-il ne pas en
surévaluer l’importance. Ses bonnes relations avec G. Luckner ne débouchent pas sur
une mise en relation directe avec des représentants associatifs juifs ; ceux-ci se
contentent de lui transmettre une lettre de Martin Buber, vieille de neuf mois, fin
juillet 196049, qui n’a pas de suite. A. Bea jouit aussi de la confiance personnelle et des
espoirs dont les interlocuteurs juifs font preuve à son égard50. Faut-il supposer que le
Président du Secrétariat se soit, sur le modèle des relations avec le Conseil Œcuménique
des Églises, formellement réservé les contacts directs les plus importants, en raison de
la technicité du problème et de sa délicatesse diplomatique ? Si tel est bien le cas pour
le COE51, rien ne l’indique pour les juifs dans les consignes du Secrétariat à ses
membres ; cependant, une tendance de fond réserve de fait les échanges avec les juifs
au noyau resserré de la direction du Secrétariat, au point que les autres membres du
Secrétariat, voire de la sous-commission, n’en n’ont pas toujours connaissance.
34 Informels, ces premiers contacts sont corrélativement interpersonnels, dépendant de
l’engagement individuel d’un petit nombre d’acteurs. En parallèle, la direction
politique des principales associations laïques de la diaspora juive, souvent en binôme
avec un rabbin, sollicite ainsi une audience avec la direction du Secrétariat.
Des représentants accrédités ?
35 Si chacun des protagonistes associe donc contenu stratégique de l’échange et élitisme
des partenaires de la discussion, l’absence d’une structure centrale représentant toutes
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les communautés juives, engendre un surcroit d’attention, côté catholique, et
d’insistance, côté juif, quant à la représentativité, l’autorité, voire l’accréditation des
acteurs juifs impliqués, en position d’entrants.
36 Qui sont les représentants autorisés du monde juif ? La concurrence est rude, et chacun
des interlocuteurs du Secrétariat revendique pour lui-même la prétention de faire des
rapports bilatéraux son domaine réservé. Aux catholiques cherchant un « quasi pape
juif », G. Riegner présente N. Goldmann comme le rosh galouta, terme judéo-araméen
qui désignait le chef de la diaspora, ou l’exilarque, après la destruction du temple52 ; en
réponse de quoi A. Bea se serait présenté comme le fondé de pouvoir du pape, chargé
de centraliser les demandes juives53. Mais la prévalence des associations laïques dans
les échanges ne fait pas l’unanimité. Le 21 novembre 1960, en pleine crise Zevi, Israël
Brodie, grand rabbin de Londres, affirme que la décision d’accepter ou non une
participation au concile sous quelque forme que ce soit doit revenir exclusivement aux
autorités religieuses rabbiniques : « It is however clear to the Chief Rabbi that this decision
must be taken only by a rabbinic authority and that it is not a matter for the lay leadership54 ».
37 Le Secrétariat n’a qu’une connaissance floue des rapports de force internes au judaïsme
– il est ainsi plus au fait des rivalités entre agences laïques le sollicitant que des
positionnements en retrait. Il est cependant très fortement conscient de la pluralité du
judaïsme et des phénomènes de concurrence qui peuvent en découler et indirectement
rejaillir sur lui. Sa préoccupation durant toute la phase préparatoire, est de ne pas se
voir engager, à son corps défendant, dans des controverses partisanes. Ceci lui pose
d’autant plus problème s’il est en position de devoir lancer des invitations ou des
contacts. N. Goldmann en fait état dans son récit de l’audience du 26 octobre 1960 :
Le cardinal me confie qu’il a longtemps été au désespoir de savoir qui inviter ducôté des juifs, puisque la religion juive ne possède ni pape ni Vatican, et que selonses informations, le monde juif est éclaté en une multitude de groupes religieux55.
38 Dès le 7 novembre 1960, A. Bea relativise auprès de T. Zevi la représentativité de
N. Goldmann : « mentioning the Goldmann meeting, he stated that he was favorably
impressed but believed Goldmann is not representative of the entire Jewish people ».
Après la première crise et une fois la tension redescendue, le Secrétariat privilégie
définitivement l’envoi de mémorandums de la part des juifs, plutôt que faire aboutir les
projets de statut formel56. Au bilan, les contacts les plus suivis ont lieu avec les
représentants mandatés d’association, alors que la méfiance domine vis-à-vis d’acteurs
isolés ou de second rang, dont le rôle d’intermédiaire est ambigu. Le Secrétariat coupe
court avec certains interlocuteurs juifs, qu’il ne juge plus fiables ou trop subjectifs.
T. Zevi ne réapparaît plus dans les agendas du cardinal ou de son secrétaire, après le
faux pas de novembre 1960 ; elle ne réapparait dans la correspondance conservée au
Secrétariat qu’en janvier 1964, pour une lettre insignifiante57. De même, J. Golan est
débouté au printemps 1962, alors qu’il avait servi d’intermédiaire pour deux
sollicitations d’audience pour N. Goldmann, en octobre 1960, puis au printemps 1961.
Au printemps 1962, il rencontre à nouveau deux fois A. Bea les 24 et 27 avril 196258, peu
avant que n’éclate l’affaire Wardi59, puis les contacts cessent brutalement, en raison du
discrédit que la direction du WJC fait peser sur lui60. Il est probable que les contacts de
second rang aient servi de fusibles à l’association, afin de préserver les liens entre les
représentants de tête des deux groupes.
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Le besoin de normes : réflexion sur un statut spécifique
39 Même sans statut officiel d’observateur, la mise en place de contacts pendant la phase
préparatoire s’accompagne progressivement de règles protocolaires minutieuses, afin
d’éviter toute fuite, récupération ou débordement en dehors des cadres prévus.
40 Le 7 avril 1961, S. Schmidt s’en fait l’intermédiaire auprès de J. Golan, au sujet d’une
nouvelle entrevue prévue avec Goldmann :
1/ Son Éminence donne son accord pour la rencontre mais insiste sur sa nature « decaractère strictement privé ». 2/ Son Éminence désire également souligner que larencontre « ne recevra aucune publicité », c’est-à-dire qu’elle sera connue des seulsparticipants, et évidemment de leurs supérieurs – ce que du reste vous m’avez déjàassuré lors de notre dernière conversation61.
41 La retranscription écrite d’un engagement oral comme la glose des termes de
l’audience, définis dans deux langues pour couper court à toute ambiguïté, soulignent
le soin apporté à la définition des cadres de l’échange. Dans un contexte politique et
diplomatique tendu, la priorité du Secrétariat est la confidentialité. De fait, le souhait
de formaliser les contacts répondait avant tout, pour le Secrétariat, à un besoin de
canalisation des échanges, en déterminant des garanties pratiques associées à un type
d’interlocuteur, nommément identifié et statutairement défini – alors que c’est la
dimension honorifique qui prime du côté juif. Avec la reprise des échanges et leur
densification au second semestre de l’année 1961, et la pluralisation des acteurs juifs,
notamment avec l’implication de l’American Jewish Committee, un avis anonyme émanant
des milieux du Secrétariat, la fin 196162, relance l’idée d’un statut pour les observateurs.
Définissant des règles de bonne conduite, le projet est très ambitieux dans ces
propositions et entend être avantageux pour les deux parties. La reconnaissance
officielle des échanges est assortie d’obligations mutuelles, droits (accès à
l’information) et devoirs (respect du secret) :
Cette position leur donnerait le droit :1. d’obtenir des informations confidentielles sur les questions qui les intéressent(et qui ne sont pas divulguées au grand public) ;2. de présenter les desiderata de leurs communautés respectives.Pour leur part, ils s’engageraient à donner des garanties sur l’usage de tellesinformations : ne pas les communiquer à la presse, en conserver l’usageconfidentiel, etc.
42 S’appuyant sur l’expérience des ratés de l’année précédente, on cherche ainsi à
réglementer les échanges au fur et à mesure de leur développement, car le vide formel
dans lequel ils s’étaient d’abord déroulés est désormais ressenti comme un manque. En
effet, si l’intégralité des travaux des commissions préparatoires est placée sub secreto, le
rappel des règles de confidentialité est surreprésenté dans les relations avec les juifs.
Cela tient à la nature de ces échanges, politiques malgré les intentions affichées par le
Secrétariat. Les négociations inter-religieuses ne disposent pas d’une sphère de
discussion autonome, doté de cadres institutionnels spécifiques. Par conséquent,
recevoir un représentant juif est perçu de l’extérieur comme un geste diplomatique ; de
tels échanges empruntent d’ailleurs leurs modalités et leur protocole aux échanges
informels déjà noués, entre juifs et catholiques, via la Secrétairerie d’État. Ils croisent
dimension politique et dimension spirituelle, puisqu’ils impliquent une prise de
position du Secrétariat dans un champ de la réflexion théologique neuf et mal balisé,
alors que s’y superposent, dans la presse, dans une partie de l’opinion juive, voire dans
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l’agenda du WJC, les attentes au sujet d’une formalisation des échanges avec Israël – ce
que les catholiques refusent de considérer.
43 Pour l’ensemble de ces raisons, le développement des contacts suscitent méfiance et
réprobation dans certains cercles au Vatican : à cet égard, l’affaire Wardi est un
prétexte qui cristallise des oppositions plus profondes, lors de la suppression de la
question de l’ordre du jour conciliaire, par la Commission Centrale, le 20 juin 1962, sur
décision d’Amleto Cicognagni. Elle montre aussi la dimension politique de cette
diplomatie du spirituel.
La diplomatie du spirituel
44 Enfin, juifs et catholiques n’attribuent pas la même signification symbolique à une
hypothétique reconnaissance statutaire.
Le décalque incomplet des réflexions œcuméniques
45 Au Secrétariat, les relations avec les juifs se construisent sur un autre modèle que
l’œcuménisme. La réflexion, moins avancée, est fréquemment abordée sur le mode
d’une analogie incomplète avec les relations intra-chrétiennes. Il en va ainsi de la
recension en session plénière des échos trouvés à l’extérieur par le travail du
Secrétariat :
Nous avons reçu en outre beaucoup de suggestions et de rapports des personnes quine sont pas membres ni consulteurs et parmi eux des chrétiens séparés anglicans,luthérien, réformés, et même des israélites63.
46 Capital d’expérience, répertoire de solutions pratiques ou de méthodes, les relations
œcuméniques servent de modèle au Secrétariat pour envisager les relations avec les
juifs mais un décalage persiste dans les intentions motivant ces relations et l’ampleur à
leur donner. Le transfert de statut d’un champ à un autre est toujours incomplet, y
compris dans les projets les plus maximalistes. L’avis anonyme de la fin 1961 distingue
nettement interlocuteurs juifs et observateurs œcuméniques :
Certains désirs ont été exprimés. Le Saint Père a mentionné à plusieurs reprisesleur intérêt pour le concile. D’autre part, ils ne peuvent être placés sur le mêmeplan que les représentants des communautés chrétiennes, pour des raisonsévidentes. [...] On propose donc de les admettre comme représentants accréditésauprès du Concile – ou mieux auprès du Secrétariat, qui servira d’intermédiaire.
47 La fonction, la titulature et l’interlocuteur (le Secrétariat plutôt que le concile) dévolus
sont plus modestes que ceux qui sont envisagés pour les observateurs œcuméniques.
Mieux, alors qu’en novembre 1960, la question des observateurs juifs était encore
placée dans le prolongement de celles des observateurs œcuméniques, les deux
questions sont désormais disjointes en novembre 1961, où les modèles de relations
convoqués pour aider à traiter la question des juifs sont aussi médiatiques et
diplomatiques. De fait, le statut envisagé est un statut pratique et honorifique, sans la
dimension spirituelle attribuée à la présence des observateurs œcuméniques et
présentant comme un acte de témoignage réciproque64, dans une démarche commune
vers l’unité chrétienne.
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Ni diplomates, ni journalistes, ni observateurs œcuméniques
48 Le statut à accorder aux juifs se situe donc dans un entre-deux, du point de vue
relationnel et théologique. L’avis anonyme de la fin 1961 ne le définit que par la
négative. Il est pensé à la fois en miroir et par opposition avec les droits donnés aux
non-catholiques, aux journalistes et aux diplomates, tout en affirmant une dimension
honorifique spécifique : « il va de soi qu’ils pourront non seulement assister aux
sessions solennelles publiques du Concile, mais qui plus est à des places d’honneur
réservées ». Par ailleurs, le Secrétariat est divisé sur la façon d’envisager
théologiquement le lien entre Église et Synagogue et de définir ce « peuple d’Israël ».
Pour les uns, le rattachement de la question juive aux relations œcuméniques est un
motif circonstanciel, fruit de l’histoire du rattachement de la question juive au
Secrétariat ; d’autres, au contraire, l’investissent d’un sens théologique et voient dans
la séparation entre Église et Synagogue la première rupture œcuménique.
49 Fin 1961, A. Bea fait le choix de privilégier la viabilité du projet sur les juifs à son
ampleur, et adopte la même attitude au sujet des observateurs juifs. Considérant, d’une
part, le rapport de force engagé avec les autres commissions préparatoires, dont la
Commission Théologique, et, d’autre part, l’état controversé de la discussion, y compris
au Secrétariat, la décision est prise, sur proposition d’A. Bea, à la session du 28
novembre 1961, de rédiger un court texte d’une page, afin d’être sûr de le voir passer à
la Commission Centrale65. De la même manière, par prudence, dans son rapport sur les
observateurs, examiné par la Commission Centrale le 7 novembre 1961, le cardinal ne
dit mot de la possibilité d’observateurs juifs au concile – un fait qui lui est reproché par
quatre des cinquante-neuf votants, souhaitant, à titre individuel, l’élargissement du
statut d’observateurs œcuméniques à des interlocuteurs juifs et musulmans, voire à des
représentants des religions asiatiques66.
50 Toute interprétation spirituelle d’un œcuménisme élargi est absolument refusée,
autant par J. Soloveitchik que par le Synagogue Council of America ou la deuxième
Conférence des Rabbins Européens. Le refus de participation de la part des rabbins
achève de délier les deux questions, statut honorifique et participation officieuse. Mais
pour ceux qui s’engagent dans les contacts, la reconnaissance statutaire devient un
enjeu tant symbolique que politique. Elle renaît sporadiquement au cours des sessions
conciliaires, à travers des candidatures individuelles spontanées, tel William
F. Rosenblum, rabbin libéral à la tête du Temple Israel, à New York, en septembre
196367, ou des recommandations catholiques, de Emil C. Oestreich68, recteur auxiliaire
de St. Mary of the Assumption à Philadelphie, à Ludwig Semkowski, s.j., à Jérusalem, qui
transmet à la demande à Pierre Duprey69, avant le Secrétariat. Mais ces tentatives ne
trouvent plus d’écho auprès du Secrétariat échaudé par les fuites médiatiques
récurrentes.
51 Les velléités d’invitation d’observateurs issus du judaïsme échouent. On ne saurait
mettre cet échec seulement sur le compte de coups médiatiques, de la fuite Zevi à
l’affaire Wardi. Il atteste plutôt l’état d’une question très controversée
théologiquement, n’ayant ni la même ampleur, ni les mêmes objectifs conciliaires que
les relations œcuméniques. Ces suggestions, portées par une fraction minoritaire,
répondent aussi à des considérations tactiques. Derrière la recherche d’une
normalisation des rapports, il y a chez les catholiques le souci pratique de canaliser les
échanges. Après la première crise médiatique, le maintien de ces contacts dans une
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sphère informelle et officieuse, sans publicité, apparaît la meilleure des garanties. Pour
les associations juives, la question du statut s’inscrit au contraire dans une politique de
visibilité et une stratégie d’accès à la reconnaissance.
52 Points de rupture temporaire dans la négociation, les crises de novembre 1960 et juin
1962 montrent aussi l’autonomie des associations juives laïques. Elles ne sont pas les
destinataires passifs d’un projet d’origine catholique mais entendent faire valoir leur
propre ligne d’action, distincte des avis des associations rabbiniques, des normes
conciliaires et des projets du Secrétariat, qui n’envisage à aucun moment le projet de
texte sur les juifs comme une co-élaboration.
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–, 1996, Una difficile transizione, Il cattolicesimo tra unionismo ed ecumenismo (1952-1964), Bologne, Il
Mulino.
–, 2011, Dialogo e rinnovamento, Verbali e testi del Segretariato per l’unità dei cristiani nella preparazione
del concilio Vaticano II (1960-1962), Bologne, Il Mulino.
–, 2014, Separati ma fratelli, Gli osservatori non cattolici al Vaticano II (1962-1965), Bologne, Il Mulino.
NOTES
1. (M. Velati, 2014, 2011 ; É. Fouilloux, 1993).
2. (M. Velati, 1996 : 283).
3. (É. Fouilloux, 2002 ; J. Oesterreicher, 1967).
4. Telle celle du rabbin M. Eisendrath, dans le New-York Times du 20 février 1960.
5. (M. Paiano, 2000).
6. (C. Maligot, 2013).
7. Pour la réaction de la diplomatie israélienne, voir le rapport de Raja Kagan du 14 août 1960
(cité par A. Melloni, 2000 : 89).
8. J. Isaac, « Notes sur huit jours à Rome », archives de la Congrégation féminine Notre-Dame de
Sion, Paris, Fond Vatican II, 30 juin 1960.
9. Archiv der deutschen Provinz der Jesuiten (ADPJ), Munich, Fond Bea, Lg, 3.
10. Archivio Secreto Vaticano (ASV), Cité du Vatican, Conc. Vat. II, 1452.
11. Ils sont reçus par Bea respectivement le 9 et le 23 septembre 1960. ADPJ, Bea, Lg, 3.
12. Lettre d’A. Ramselaar à J. Willebrands, 28 septembre 1960, ASV, Conc. Vat. II, 1452.
13. (S. Schmidt, 1989 : 421).
14. Lettre de J. Willebrands à J. Oesterreicher, 18 février 1961, ASV, Conc. Vat. II, 1452 : « I think
that the proposals you submitted last summer remain the best ones we have; they will be treated
in April together with a report by G. Baum ».
15. Procès-verbal de la session plénière du Secrétariat, 20 avril 1961.
16. G. Baum conteste à J. Isaac la thèse d’un antisémitisme chrétien, enraciné dans les Évangiles.
Il s’y emploie dans The Jews and the Gospel, a re-examination of the New Testament, publié en 1961, en
réaction à la Jésus et Israël, paru en 1948.
17. « Bozza di programma », sans auteur, 27 octobre 1960 (publié par M. Velati, 2011 : 122).
18. Lettre d’A. Gori, patriarche latin de Jérusalem, à B. Hussar, o.p., 6 septembre 1956, Archives de
la Province dominicaine de France (APDF), Paris, Fond Hussar, 6.
19. En France, l’enquête de Paul Démann, nds, et Renée Bloch avait paru dans les Cahiers
Sioniens, « La catéchèse chrétienne et le peuple de la Bible. Constatations et perspectives » dès
1952. Les sœurs de Sion avaient mené des enquêtes de ce type en Angleterre et aux États-Unis ; le
monastère belge d’Hurtebise transmet au Secrétariat une « Supplique concernant nos rapports
de Chrétiens vis-à-vis d’Israël », le 9 janvier 1961 ; ASV, Conc. Vat. II, 1452.
20. (G. Riegner, 1998).
21. (N. Goldmann, 1970).
22. Les sources catholiques n’en disent rien, qu’il s’agisse des papiers personnels de Bea ou des
archives du Secrétariat. S. Schmidt, absent lors de la rencontre, reprend le récit de N. Goldmann ;
(Schmidt, 1989 : 421).
23. ADPJ, Bea, Lg, 3.
24. (M. Velati, 2011 : 154-155, latin).
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25. J. Isaac se rallie, après réflexion, à un projet de sous-commission qui lui est suggéré par
A. Baron, recteur de Saint-Louis des Français ; J.-F. Arrighi, futur minutante du Secrétariat abonde
en ce sens. Cette solution est présentée tactiquement comme une alternative à un pape empêché
dans sa liberté d’action, aux dires des deux ecclésiastiques, face aux réticences d’A. Ottaviani et
de D. Tardini ; au contraire de la sollicitation d’une déclaration pontificale, elle présente
l’avantage, en « ne proposant pas de solution », de conserver un libre examen catholique de la
question. L’historien est d’abord réticent face au recours à une commission technique
intermédiaire et souhaite avant tout obtenir une déclaration pontificale, mais il inclut finalement
ce projet dans la « Note conclusive et complémentaire » qu’il présente au pape quelques jours
plus tard. J. Isaac, « Note sur les Huit Jours à Rome », 30 juin 1960, op. cit.
26. Lettres de M. Feuerstein, à N. Goldman, 14 et 18 octobre 1960 ; copie envoyée au grand rabbin
de France, Jacob Kaplan ; Centre de Documentation Juive Contemporaine (CDJC), Paris, Fond
Kaplan.
27. Elle maintient cette ligne de non-contact auprès du Synagogue Council of America (SCA),
regroupant les six plus importantes associations rabbiniques du judaïsme libéral, conservative et
orthodoxe aux États-Unis, American Jewish Historical Society (AJHS), New York, SCA, I-68.
Officieusement cependant, M. Feuerstein approche l’archevêque de Boston, R. Cushing, en février
1962. Archives du diocèse de Boston, fond Cushing, M2443, échange de télégrammes des 1-2
février 1962.
28. T. Stransky place quant à lui cette réunion le 8 décembre 1960, en présence de
J. Soloveitchick ; (T. Stransky, 2007 : 39).
29. Copie du télégramme de T. Zevi au Secrétariat (télégramme Zevi), 8 novembre 1960, ASV,
Conc. Vat. II., 1452.
30. M. Velati a montré le réinvestissement des contacts de la CCQO par le Secrétariat pour l’Unité
(M. Velati, 2011 : 18-40 ; id., 1995 : 75-118).
31. AAS, vol. XL, 1948, p. 257. Le monitum mettait à l’index la participation des clercs catholiques
aux mouvements de rapprochement judéo-chrétien et mettait les laïcs en garde contre les
risques d’indifférentisme de ces discussions. Une copie est transmise par A. Roncalli, alors
délégué apostolique à Paris, à l’archevêque de Lyon, P.-M. Gerlier, le 29 novembre 1950. Un
rappel demandant l’application des mesures est envoyé en juin 1954 à l’archevêque de Londres,
B. Griffin.
32. Lettre de G. Luckner à A. Bea, 22 juillet 1960, ASV, Conc. Vat. II., 1452.
33. La copie du télégramme envoyé le lendemain de l’entrevue avec Bea, est archivée au
Secrétariat, sous le titre : « From miss Zevi, a representative of Jewish Congress in America » ; en
réalité, elle n’a pas de mandat du WJC, télégramme Zevi, 8 novembre 1960, ASV, Conc. Vat. II.,
1452.
34. (G. Riegner, 1998).
35. Télégramme Zevi, 8 novembre 1960, ASV, Conc. Vat. II., 1452.
36. Elle échappe totalement aux représentants catholiques, du Secrétariat aux évêques européens
(G. Riegner, 1998).
37. Sur les divergences de position, au sein du monde juif, face au concile, voir C. Maligot, 2015.
38. Voir ci-dessus, p. 250.
39. J. Willebrands les avaient fixé en introduction : la mission des observateurs, leur statut, leur
choix et leur nombre.
40. Nulle trace de cette demande dans la « Note sur les Huit Jours à Rome », op. cit.
41. (M. Velati, 2011 : 186).
42. Lettre de J. Willebrands à J. Oesterreicher, 18 février 1961, ASV, Conc. Vat. II., 1452.
43. Note du Secrétariat, sans auteur, 21 novembre 1960, allemand, ADPJ, Bea, Lf, 7, 2.
44. Lettre de S. Schmidt à J. Golan, 26 mai 1961, ADPJ, fond Bea, Lf, 5.
45. (M. Velati, 2011 : 124).
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46. (M. Velati, 2011 : 650-652).
47. Au moment de définir les règles de confidentialité, celui-ci impose dès le 14 novembre 1960
de dissocier relations amicales et rôle de membre du Secrétariat (M. Velati, 2011 : 168).
48. Lettre de G. Baum à M. Tanenbaum, 25 août 1964. Archives de l’American Jewish Committee
(AJC), New-York, IAD, 33.
49. Lettre de M. Buber, sans destinataire, 5 octobre 1959 ; transmise par G. Luckner à A. Bea le 22
juillet 1960 ; ASV, Conc. Vat. II., 1452.
50. Lettre de Z. Shuster au bureau new-yorkais de l’AJC, du 20 décembre 1961 : « I should like to tell
you that I found him [A. Bea] to be outstanding in any respects, and primarily as a man of profound
knowledge of Judaism, an excellent interpreter of Jewish love in modern terms, and a man imbued with a
spirit of enthusiasm about ultimate values. [...] For my part, I can testify that he succeeded in creating a
rapport with Christian religious leaders in a way few laymen and even Jewish religious leaders could have
done ». M. Tanenbaum, « Heschel and Vatican II, Jewish Christian relations », Memorial symposium
in honor of A. Heschel, 21 février 1983, tiré à part, p. 7.
51. Rapport de J. Willebrands au Secrétariat, 14 novembre 1960 (M. Velati, 2011 : 164).
52. (G. Riegner, 1998).
53. Télégramme Zevi, 8 novembre 1960, ASV, Conc. Vat. II., 1452.
54. Lettre d’I. Brodie, président de la Conférence des rabbins européens, aux membres du Comité
Permanent, 21 novembre 1960, CDJC, Kaplan.
55. (N. Goldmann, 1998).
56. (C. Maligot, 2016).
57. Lettre de T. Zevi à J. Willebrands, 14 janvier 1964, ASV, Conc. Vat. II, 1454, I.
58. ADPJ, Bea, Lg, 3.
59. Le 12 juin 1962, la presse annonce l’appointement d’un ancien fonctionnaire israélien du
ministère des cultes, C. Wardi, comme observateur du WJC auprès du concile. Ceci provoque une
crise diplomatique.
60. Note de S. Schmidt, sans date, italien, ADPJ, Bea, Lf, 5, 3 : « À un certain point, N. Goldmann
nous communiqua qu’il ne considérait plus Monsieur Golan comme un représentant ad hoc, parce
que, dans mes souvenirs, il avait usé de sa position à des fins personnelles ».
61. Lettre de S. Schmidt à J. Golan, Paris, 7 avril 1961, italien et français, ADPJ, Bea, Lf, 5, 4. Les
expressions entre guillemets sont en français dans le texte.
62. Note, sans date et sans auteur, « Osservatori non-cristiani al Concilio? (1961), un parere »,
italien, ADPJ, Bea, Lf, 7, 2. Le titre du document et sa datation sont de S. Schmidt, qui a inventorié
le fond Bea. Le document est aisément datable de la fin 1961 : il est contemporain ou légèrement
antérieur à l’examen de la question par la Commission Centrale, le 7 novembre 1961. Une note
ajoutée de Schmidt met en perspective cet avis maximaliste avec d’une part le silence de Bea
dans son rapport à la Commission, et d’autre part, la formulation floue de Jean XXIII, le 7
novembre 1961 : « nous l’avons dit plusieurs fois et nous le redisons encore : que nos frères
séparés de l’unité de l’Église et même la foule de ceux qui n’ont pas encore pu recevoir le signe du
Christ sur leur visage, mais vers qui afflue cependant la lumière de la révélation naturelle,
tournent leurs esprits vers le concile » (AD, II, II/1, p. 444, latin).
63. (M. Velati, 2011 : 162).
64. Le rapport de J. Willebrands, examiné le 15 décembre 1960, définit la spécificité de la
catégorie d’observateurs œcuméniques par la notion de témoignage : « il faut distinguer
nettement la fonction des observateurs et des journalistes : les premiers sont pour nous les
représentants des communautés chrétiennes séparées, ils viennent pour connaitre l’Église et son
témoignage, ils étudient la possibilité d’une collaboration entre chrétiens en vue de l’unité
chrétienne ; les journalistes eux sont les représentants d’organes de publicité, ils viennent pour
informer l’opinion, soit pour, soit contre nous » (M. Velati, 2011 : 178).
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65. Sur les hésitations de Bea, et sa crainte de voir le projet de texte bloqué par la Commission
Centrale, voir le procès-verbal de la session du 28 novembre 1961 (M. Velati, 2011 : 739-744).
66. Il s’agit de Fernando Cento, Josip Antun Ujcic, Pierre Martin, Ngô Ðình Thu ̣c, et Peter
McKeefry.
67. Lettre de W. Rosenblum à A. Bea, 29 septembre 1963, transmise par E. Tisserant, ASV, Conc.
Vat. II, 1454, IV et VII. Son audience avec le pape lui attire par ailleurs les violentes critiques de
Balfour Brickner, à la tête de l’Interreligious affairs committee du SCA (lettre de W. Rosenblum à
B. Brickner, 7 avril 1964, AJHS, SCA, I-68, 9).
68. Lettre d’E. Oestreich à A. Bea, 5 août 1962, ASV, Conc. Vat. II, 1454, VI.
69. Lettre de P. Duprey à A. Bea, 20 mai 1963, qui retransmet la demande faite à L. Semkowski,
ASV, Conc. Vat. II, 1453, II.
RÉSUMÉS
Durant la phase préparatoire du concile, le Secrétariat pour l’Unité des Chrétiens envisage
brièvement d’élaborer un statut spécifique d’observateurs pour les représentants juifs, issus
principalement d’associations séculières, qui entrent en contact avec lui. Le projet est
abandonné, après deux effets d’annonce qui relayaient dans la presse ces vélléités de statut et
provoquèrent deux crises médiatiques et diplomatiques. Faire l’histoire de ce statut avorté
permet de retracer les débuts d’une institutionnalisation des rapports entre instances
conciliaires et représentants juifs, en insistant sur les enjeux politiques et symboliques inhérents
à cette diplomatie du spirituel.
During the preparatory phase of Vatican II, the Secretary for the Promotion of Christian Unity
briefly thought of drafting a special status for Jewish representatives that were developing
contacts with the council. Most of the latter were representatives of Jewish secular organizations;
the question was whether to invite them as observers or not. The project was soon abandoned,
after being improperly issued in the press and creating two diplomatic crisis. Still, the history of
this aborted status shows the new need, for the time, to institutionalize Jewish-Catholic
relationships at a top level. Focusing on the crafting of this new spiritual diplomacy, the article
insists on its political and symbolical aspects.
Durante la fase preparatoria del Concilio, la Secretaría para la Unidad de los Cristianos considera
brevemente la posibilidad de elaborar un estatuto específico de observadores para los
representantes judíos, surgidos principalmente de asociaciones seculares que entran en contacto
con él. El proyecto fue abandonado, luego de que se filtrara a la prensa la cuestión del estatuto de
dichos observadores, y de las dos crisis diplomáticas que se sucedieron. La historia de este
estatuto que no fue permite retrazar los inicios de una institucionalización de las relaciones entre
instancias conciliares y representantes judíos, insistiendo en las apuestas políticas y simbólicas
inherentes a esta diplomacia de lo espiritual.
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INDEX
Mots-clés : Vatican II, Nostra Aetate, Secrétariat pour l’Unité, observateurs, relations judéo-
chrétiennes
Palabras claves : Vaticano II, Nostra Aetate, Secretaría para la Unidad, observadores, relaciones
judeo-cristianas
Keywords : Vatican II, observers, Secretary for the Promotion of Christian Unity, Nostra Aetate,
Jewish-christian relationships
AUTEUR
CLAIRE MALIGOT
Groupe sociétés, religions, laïcités (GSRL), UMR 8582, CNRS-EPHE, [email protected]
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droit de l’Italien, en est une personnalité incontournable.
9 L’UMOFC, la Conférence des OIC, le COPECIAL, de même que nombre d’organisations
catholiques, jouent, dans les années d’après-guerre, un rôle crucial de ferment d’une
conscience féminine catholique. Les femmes trouvent un encouragement à leur
vocation dans les divers discours que Pie XII, qui manifeste une grande sensibilité à
l’évolution de leur condition et de leur rôle dans la société, leur adresse. Une
collaboration croissante entre laïcs, hommes et femmes, s’exerce au sein de ces
diverses organisations, favorisant également une perception plus nette de la part des
laïcs hommes des enjeux de la promotion des femmes.
La condition des femmes, un sujet majeur dans laphase préparatoire du concile (1960-1962)
10 Il n’est dès lors pas étonnant que ce soit dans le contexte de la Commission
préparatoire pour l’apostolat des laïcs, dernière des dix commissions préparatoires
créées par le pape Jean XXIII, qu’émerge l’idée d’aborder la question féminine au
concile. Fondée le 4 juin 1960, la Commission préparatoire pour l’apostolat des laïcs se
distingue des autres Commissions par le fait qu’elle n’est adossée à aucune
Congrégation romaine et par son profil très « international » (A. Glorieux, 1970 : 96).
Présidée par le cardinal italien Fernando Cento (1883-1973), qui avait acquis dans sa
carrière de nonce une grande expérience de la vie internationale, la Commission
pouvait toutefois s’appuyer sur le travail du COPECIAL, par l’entremise du Français
Achille Glorieux, secrétaire tout à la fois de la Commission et du COPECIAL (Cf. M. T.
Fattori, 1999a : 471).
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11 Si, dans la Commission, ne figure aucun théologien spécialiste de la théologie du laïcat,
comme cela a pu lui être reproché (G. Turbanti, 1993 : 218), celle-ci bénéficie cependant
de l’apport majeur d’hommes de terrain, souvent assistants ecclésiastiques de
mouvements d’apostolat des laïcs. Au contact avec des femmes, ils se montrent
particulièrement soucieux de voir les thématiques féminines évoquées. À ce stade des
travaux conciliaires, la collaboration des laïcs est seulement officieuse et une approche
sociologique de la condition féminine domine.
Un thème non prévu dans l’agenda conciliaire
12 La question féminine ne figurait pas au départ dans la liste des questions soumises par
Jean XXIII à l’étude de la Commission préparatoire pour l’apostolat des laïcs7. Grâce à la
latitude donnée par le pape dans la définition des matières à traiter, celle-ci prend
l’initiative d’inclure dans son champ d’études les thématiques féminines.
13 La première initiative revient à trois assistants ecclésiastiques d’organisations
féminines italiennes, Luigi Piovesana (Unione delle donne dell’Azione cattolica italiana),
Carlo Cavalla (Gioventù femminile di Azione cattolica) et Leone Bentivoglio (Centro italiano
femminile), qui, dans un « Pro-memoria » de juillet 1960, demandent tout à la fois que
« la femme et la jeune chrétienne » soient considérées comme « objet et sujet
d’apostolat » et que des dirigeantes d’organisations féminines catholiques soient
consultées sur ces thèmes8.
14 À l’appui de leur requête, ils joignent les « Suggestions et vœux » de l’UMOFC à laquelle
leurs propres mouvements sont rattachés9. Les exigences de l’organisation concernent
tant la définition de la vocation de la femme que celle de son action pastorale.
Particulièrement centrale est sa demande de « définir la valeur personnelle et non
seulement sexuelle de la femme » (ibid.). Dans une note contemporaine sur « La famille
et la fécondité », l’organisation catholique indique que « les femmes catholiques, fidèles
au Christ et au monde ressentent profondément en elles le conflit suscité aujourd’hui
entre “valeur de maternité” d’une part et “valeur de personnalité” de l’autre » et
appelle l’Église à « l’aide pour sauver et promouvoir toutes les valeurs également10 ». Il
ne s’agit pas seulement définir le rôle des femmes dans la famille, mais encore au
travail, dans la société et dans l’Église. L’UMOFC attire également l’attention sur la
nécessité d’une formation adéquate du clergé à la pastorale en faveur des femmes, en
renonçant à toute forme de « misogynie11 », en prenant davantage en compte la
psychologie féminine et en promouvant l’action apostolique des femmes elles-mêmes.
15 L’intervention décisive émane d’Antoon Ramselaar, assistant ecclésiastique tant de la
Fédération mondiale de la jeunesse féminine catholique que de la Conférence des OIC.
Présidée par Maria H. Vendrik, compatriote et amie de longue date de Ramselaar
(Derks, op. cit. : 90-92 ; Donders, 2011 : 5-14), la Conférence des OIC, avait décidé, lors de
son Assemblée générale à Munich de juillet 1960, la création, en vue du concile, d’un
groupe de travail sur « La place de la femme dans la société et dans l’Église ». Dans ce
contexte, Ramselaar demande dans un rapport, rédigé en prévision de la première
session plénière de la Commission, que soit abordée la question de « la place de la
femme dans l’apostolat des laïques12 ».
16 Les thématiques féminines sont effectivement intégrées, en décembre 1960, au
programme de travail de la Commission sous l’angle de « l’évolution de la mission de la
femme dans la société13 ». Cette orientation nouvelle tient au fait que leur étude fut
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attribuée à la deuxième sous-commission, en charge de la rédaction de la deuxième
partie du schéma14 sur l’action sociale. La question féminine se trouve ainsi associée à la
question sociale et considérée dans une optique d’abord « sociologique15 ».
Le temps de la réflexion et la montée des revendications des laïcs
17 Les travaux de la deuxième sous-commission ne sont examinés que lors de la quatrième
session plénière, en juillet 1961. Entre temps, la question féminine suscite de vifs débats
au sein de la sous-commission, alors que, de plusieurs côtés, jaillissent de nouvelles
revendications de la part des laïcs.
18 Les premières initiatives émanent du sein même de la Commission préparatoire. Le
premier, Achille Glorieux, sollicite Bentivoglio le 13 décembre 1960 pour la rédaction
d’une synthèse du 10e Congrès du Centro italiano femminile consacré au thème « Femme,
famille, travail » (6-10 décembre 1960) et, à l’occasion duquel le pape Jean XXIII a
prononcé un discours important16. Le jésuite Johannes Baptist Hirschmann, de son côté,
quelques jours plus tard, insiste lui aussi sur la nécessité d’aborder la question du
travail féminin et, plus largement, celle de « l’instabilité de la situation de la femme
dans le droit, l’économie, la culture17 ». Sur ces incitations, la sous-commission centre
effectivement son attention sur le travail des femmes.
19 Pourtant, les rapports adressés par les laïcs portent surtout sur la promotion de la
dignité des femmes, ainsi que sur leur participation à la vie ecclésiale. Ainsi, un
document sur la « Situation de la JOCF au Ruanda » souligne le rôle pionnier tenu par la
JOC féminine en contexte africain18. Surtout, le groupe de travail de la Conférence des
OIC remet au cardinal Cento, en avril 1961, un rapport sur « La place de la femme dans
la société et dans l’Église », rédigé par des figures féminines de premier plan : Maria
Vendrik ; Marie du Rostu, présidente de l’UMOFC (Chauvin, 2001 ; Chauvin, Sudda,
2010 : 366-67) ; Jeanne Morard-Baras, de l’Association catholique internationale des
œuvres pour la protection de la jeune fille et ancienne présidente de la Conférence des
OIC.
20 Ce texte approfondit notablement les propositions formulées précédemment par
l’UMOFC. Plus clairement, il indique une vive préoccupation d’éviter de tomber dans
l’écueil tant d’une conception de la femme fondée sur sa « valeur sexuelle » que d’une
« masculinisation de la femme », sous l’influence du marxisme19. Le document traite de
manière différenciée de la place de la femme dans la société et dans l’Église. Dans le
premier cas, il met l’accent sur la complémentarité entre homme et femme, alors que,
dans le second, il insiste plutôt sur la « collaboration » avec les prêtres et entre laïcs
(ibid.). Surtout, le texte de la Conférence des OIC incite à une attitude prudente dans la
manière d’envisager la question féminine par crainte de voir exprimée « comme une
valeur pour tous les temps – une conception de la personnalité féminine trop orientée
par la culture d’une période déterminée et déjà dépassée » (ibid.).
21 Les revendications de la St. Joan’s International Alliance, organisation féministe
catholique née en 1911, sont plus radicales. À l’occasion de la tenue de son Conseil à
Londres, en mai 1961, celle-ci formule la proposition, transmise au cardinal Cento, de
l’ouverture du diaconat non seulement aux hommes mariés, comme cela est déjà en
discussion, mais également aux femmes20. Ses propositions suscitent la suspicion à
Rome, au contraire de celles de la Conférence des OIC, qui sont bien accueillies.
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22 Les initiatives des laïcs restent à ce stade purement officieuses. Dans une lettre à
Achille Glorieux de février 1961, Michel de Habicht, secrétaire permanent de la
Conférence des OIC, insiste sur la « nécessité d’un organe officiel21 ». Le cardinal Cento
lui-même demande à Jean XXIII que quelques laïcs puissent être nommés à titre d’
« experts » dans la Commission22. Le pape s’y refuse, ouvrant toutefois la voie à la
consultation de certains d’entre eux sub secreto (ibid.). Ainsi débute une collaboration
entre Ramselaar et l’Australienne Rosemary Goldie, secrétaire exécutive du COPECIAL,
autour de la question de l’apostolat des laïcs au niveau international, thème que
l’aumônier de la Conférence des OIC a reçu la charge d’examiner.
Du travail féminin à la condition des femmes
23 Dans les premiers mois de la phase préparatoire, les activités de la deuxième sous-
commission apparaissent dominées par la réflexion d’un petit cercle ecclésiastique
romain autour de Pavan (Turbanti, 1993 : 239). Mgr Santo Quadri, assistant national des
Associazioni cristiane dei lavoratori italiani (ACLI), reçoit la charge d’étudier les
thématiques féminines.
24 L’approche de Quadri n’est pas sans similitude avec celle adoptée par la Conférence des
OIC : rappel du caractère évolutif du statut des femmes, insistance sur leur dignité et
leur égalité avec les hommes, reconnaissance de leur droit au travail. Sa conception
apparaît toutefois davantage dominée par ce qu’il considère comme la « fonction
première de la maternité23 ». La question du travail féminin est ainsi conditionnée par
la primauté accordée à la vocation maternelle. Quadri reprend à son compte la requête
traditionnelle d’un « salaire familial », susceptible d’éviter à la mère d’exercer une
profession (ibid.). Plus, il invite à une éducation des femmes « à la compréhension de la
grandeur spirituelle et sociale de la mission maternelle pour qu’il ne soit pas si facile de
justifier le travail hors de la maison » (ibid.).
25 Le texte de Quadri n’est pas retenu lors de la quatrième session de la Commission
plénière de juillet 1961. Celle-ci est en effet l’occasion d’une reprise en main des
activités par Mgr Hengsbach, président de la sous-commission, qui, avait, de son côté,
fait travailler en Allemagne « un groupe d’experts ecclésiastiques et laïcs24 ». L’évêque
d’Essen propose un nouveau plan du schéma où un chapitre entier serait consacré à la
condition des femmes.
26 Composé de sept numéros25, le chapitre débute par une reconnaissance de l’évolution
contemporaine de la condition féminine, encourageant les associations catholiques à
une éducation adéquate des femmes en fonction de cette nouvelle situation26. Les cinq
numéros suivants, qui concentrent leur attention sur le travail féminin, insistent sur
l’importance de la contribution des femmes à la vie familiale et les dangers que
représente une occupation professionnelle hors du domicile. La nécessité d’une égale
rétribution pour l’homme et pour la femme est reconnue.
27 Cette première version du chapitre suscite une vive réaction de la part de Mgr Fulton
Sheen, évêque auxiliaire de New York, soutenu par Mgr Gabriel-Marie Garrone,
archevêque de Toulouse, et par Ramselaar. Le ton du chapitre est jugé trop « négatif27 ».
Dans une note, l’abbé Albert Bonet i Marrugat, éminente figure de l’Action catholique
espagnole et qui est en relation avec Marie du Rostu, reproche quant à lui dans ce
chapitre une « conception de la femme déjà dépassée et rejetée comme vexante dans
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260
leur personnalité et dans leur dignité par des femmes remarquables qui excellent dans
l’apostolat28 ».
Comment éviter une approche trop « négative » de la femme ? Un
enjeu crucial
28 La tonalité de la nouvelle version, élaborée au cours de la session, est significativement
plus positive. La structure ne connaît pas de changement, mais, dès le premier numéro,
la dignité des femmes est clairement mise en lumière. Le numéro suivant rappelle leur
« égalité fondamentale, comme personne et comme fils adoptif de Dieu29 ». Le chapitre
souligne encore l’apport des femmes à la vie politique et sociale, tout en insistant sur la
spécificité de cette contribution féminine, loin de toute prétention à « une imitation
extravagante de l’homme » (ibid.). La dignité du travail féminin est également
reconnue, avec des restrictions, retenues de la première version : crainte que celui-ci
ne corresponde à des « exigences futiles » ou ne favorise une « fausse autonomie et
liberté dans la société familiale » (ibid.). Le travail de la jeune fille est plutôt mis en
valeur comme une préparation à ses futures responsabilités familiales.
29 Le rôle de Fulton Sheen (1895-1979) apparaît décisif dans le changement d’orientation
donné à l’examen des thématiques féminines. Prédicateur de talent à la radio, puis à la
télévision, sensible aux évolutions contemporaines du catholicisme, il avait abordé en
diverses occasions le thème de l’émancipation féminine. Surtout, il avait présenté une
importante conférence sur « La triple maternité » de la femme lors du Congrès pour le
cinquantenaire de l’UMOFC, organisé à Rome du 29 avril au 5 mai 1961. Rejetant la
dichotomie entre mariage et consécration religieuse, il avait invité à considérer
l’émergence d’une « nouvelle vocation », la « maternité sociale », qu’il définissait
comme un don « pour la société » et dont Marie Madeleine, envoyée par le Christ
annoncer aux apôtres sa résurrection, représentait le modèle30. Ce faisant, il justifiait
l’engagement social et apostolique des femmes et apportait un fondement scripturaire
à cette nouvelle vocation.
30 Lors de la session plénière du 7 juillet 1961, où est discutée la nouvelle version du
chapitre, l’évêque américain met spécialement en lumière la mission apostolique des
veuves, déjà soulignée par saint Paul, et des femmes non mariées, nouvellement mise
en valeur par Pie XII dans ses discours31. De son côté, au cours de cette même session,
Jozef Cardijn (1882-1967), le célèbre fondateur de la Jeunesse ouvrière chrétienne,
invite à se pencher sur la question du travail domestique des jeunes filles mineures,
travail qui les conduit dans certains pays à la prostitution (ibid. : 15).
31 Suite à l’intervention de Cardijn, un rapport est rédigé par Ferdinando Prosperini qui,
se fondant sur des études statistiques italiennes et étrangères, souligne le péril moral
du travail domestique pour les jeunes filles : nombre élevé de mères célibataires en leur
sein et risque corrélatif de tomber entre les mains de proxénètes. Critique à l’égard de
l’évolution des mœurs, Prosperini ne voit pas seulement dans la jeune fille une victime,
mais encore une potentielle « séductrice32 » de l’honnête père de famille catholique.
32 Ce texte, de teneur nettement conservatrice, est révisé par Santo Quadri, assisté du
P. Erminio Crippa, dehonien, son plus proche collaborateur à l’ACLI et spécialiste du
travail domestique féminin33. L’accent n’est plus mis d’abord sur les dangers moraux
inhérents à leur activité professionnelle, mais sur la nécessité que celle-ci soit exercée
dans le respect des principes de la justice sociale – juste rétribution salariale,
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cotisations sociales, accès à la formation etc. – et sur la responsabilité particulière
qu’ont les familles chrétiennes à cet égard.
33 Les nouvelles critiques qui surgissent contre le chapitre, lors de la session plénière
d’octobre 1961, traduisent la difficulté d’édifier un discours catholique sur les femmes.
Mgr Garrone et Ferdinando Lambruschini, professeur de théologie morale au Latran,
pointent du doigt le risque de ne pas tenir suffisamment compte des situations locales
très variées. Garrone met ainsi en garde contre l’adoption d’un point de vue trop
occidental34. Lambruschini et, à sa suite, Mgr Dragutin Nezic, évêque de Porec-Pula
(Yougoslavie), invitent à nuancer les propos concernant l’égalité fondamentale des
femmes, spécialement dans le domaine religieux, le premier rappelant que celle-ci n’a
pas accès aux ordres, le second se référant à la théologie de saint Paul sur les femmes35.
34 Le chapitre, désormais intitulé « De la condition des femmes dans le travail et la vie
sociale », subit d’ultimes transformations avant d’être approuvé par la Commission lors
de la septième séance plénière d’avril 196236. Une note circonscrit le propos du chapitre
aux seuls domaines du travail et de la vie sociale, excluant explicitement de son champ
d’examen le rôle des femmes dans la famille et dans l’Église. Le numéro introductif du
chapitre justifie l’opportunité d’aborder un tel thème par le fait qu’en différentes
parties du monde, des femmes vivent dans des conditions inhumaines. La contribution
des femmes à la vie politique n’apparaît pas dans cette nouvelle version. Le propos sur
le travail des jeunes filles domestiques est élargi à l’ensemble des femmes en situation
de devoir travailler en dehors de leur domicile.
35 Le texte, examiné par la Commission centrale préparatoire en juin 1962, fait l’objet de
deux critiques principales37. D’une part, l’archevêque de Bordeaux, le cardinal Paul
Richaud, considère que, au lieu d’évoquer l’apostolat féminin, le décret devrait plutôt
promouvoir davantage l’apostolat masculin. Ses remarques font l’objet d’une vive
réplique de la part du cardinal Julius Döpfner, archevêque de Munich, qui réclame au
contraire que le chapitre sur la condition féminine soit davantage développé. D’autre
part, le cardinal Paul-Émile Léger, de Montréal, souhaite qu’on émette davantage de
réserves à l’égard du travail des femmes hors de la maison. Le chapitre ne subira
toutefois finalement pas de modifications de la part de la sous-commission en charge
des amendements.
Du flux au reflux : les aléas de la « question féminine »dans la phase conciliaire
36 La mise à l’écart progressive de la question féminine, avant un retour inopiné à l’ultime
étape de la rédaction, s’explique tout à la fois par l’irruption d’un nouveau projet de
schéma conciliaire, non prévu dans l’agenda initial et consacré au rapport de l’Église
avec le monde, et par la participation croissante des laïcs au débat conciliaire.
L’intensité des discussions que le thème suscite et la nomination d’auditrices
contribuent à son ultime résurgence sur le tard.
Dans la ligne de la phase préparatoire ?
37 Au contraire d’autres schémas préparatoires, celui sur l’apostolat des laïcs n’avait
guère provoqué de réactions négatives38. La composition particulière de la Commission
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préparatoire, dominée par des hommes de terrain, en phase avec les évolutions de la
société, la participation, certes embryonnaire, mais non moins importante de laïcs, et
l’orientation pastorale du document n’y sont pas étrangers. Significativement, les
personnalités-clés de la phase préparatoire sont confirmées dans leur fonction, à
l’exemple du cardinal Cento (président), d’Achille Glorieux (secrétaire), de Mgr
Hengsbach (membre élu) et d’Antoon Ramselaar ou Johannes Baptist Hirschmann
(experts).
38 Resté indiscuté lors de la première session conciliaire (octobre-décembre 1962), le
schéma se voit soumis à une révision imposée par des directives émanant du
Secrétariat général du Concile : réduction de la longueur du schéma et fusion des
parties concernant l’action caritative et l’action sociale. Ces directives, qui suscitent de
fortes objections au sein de la Commission pour l’apostolat des fidèles, ne sont pas sans
incidences sur le traitement de la question féminine. Plus, l’adoption du principe d’un
nouveau schéma sur « Les principes et l’action de l’Église en vue de promouvoir le bien
de la société » (la future constitution pastorale Gaudium et spes) a pour corollaire le
transfert d’une partie de la matière sur l’action sociale, dont le chapitre sur les femmes,
du schéma pour l’apostolat des laïcs vers ce nouveau schéma39.
39 Dès la session restreinte de janvier 1963, des critiques sont émises contre la manière
dont la question féminine est traitée. Dans la perspective d’une réduction du schéma,
ne faudrait-il pas renoncer à son évocation ? L’instigateur de l’attaque est l’Italien Luigi
Civardi, représentant de l’aile conservatrice de l’Action catholique italienne (Fattori,
1999a, op. cit. : 450), particulièrement hostile à l’affirmation d’une égale dignité entre
l’homme et la femme. En réaction, Mgr Herrera y Oria, évêque de Malaga, et Gino
Piovesana, réclament au contraire que ce thème soit abordé de manière plus ample. Le
second argue de l’attente pressante des femmes à cet égard et de la possibilité de
contribuer ainsi à une « certaine réparation40 ».
40 La proposition de Piovesana, si elle reçoit l’assentiment notable du cardinal Cento,
rencontre des réticences y compris chez les principaux acteurs de la phase
préparatoire. Ramselaar invite à la prudence par crainte d’une instrumentalisation par
des courants communistes ou libéraux. Soucieux d’éviter une masculinisation de la
femme, il fait de la complémentarité entre l’homme et la femme un élément central de
la doctrine catholique. De son côté, Quadri souhaite en rester à l’approche strictement
sociale du schéma préparatoire. Au terme de la discussion, est finalement maintenu le
principe d’un numéro sur les femmes.
41 Dans le nouveau plan du schéma, qui est soumis à la Commission de coordination
quelques jours plus tard, les thématiques féminines ne sont plus abordées dans la
quatrième et dernière partie sur l’action sociale, mais dans la première, consacrée à des
« notions générales » sur l’apostolat des laïcs et où quelques catégories de personnes –
les femmes, les hommes, les jeunes et les familles – sont particulièrement mises en
évidence comme « sujet et objet de l’apostolat41 ».
42 Rédigé par Piovesana, le paragraphe sur les femmes est d’une teneur plus positive. Il est
centré moins sur la question sociale que sur les enjeux apostoliques des profondes
mutations de la condition féminine. L’expert italien insiste sur la valeur particulière de
l’apostolat féminin, dont « l’importance » n’a « cependant pas rarement été négligée42
». Piovesana invite, dans ce contexte, à « diffuser la doctrine de l’Église sur la femme,
principalement en ce qui concerne sa dignité et sa responsabilité personnelle et sociale,
ses droits et devoirs à l’égard de l’homme et de la société domestique, religieuse et
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civile », ainsi qu’à « favoriser des conditions de vie permettant une évolution plénière
de sa personnalité naturelle et surnaturelle » et lui permettant de combiner « l’exercice
de l’apostolat avec des charges principalement familiales » (ibid.).
43 Dans la ligne des contacts établis dès la phase préparatoire, mais de manière plus
officielle cette fois, la Commission pour l’apostolat des fidèles entreprend de consulter
des laïcs, une fois achevée la première mouture du schéma, début février 1963. Lors de
sa session restreinte de janvier, la Commission avait émis à l’unanimité le vœu que les
évêques membres de la Commission puissent recueillir les avis de laïcs de leur diocèse
et que les dirigeants des principales OIC puissent être sollicités par l’intermédiaire de
leurs assistants ecclésiastiques43. Le principe d’une telle consultation semble avoir été
approuvé par la Commission de coordination (A. Glorieux, 1970 : 113 ; 1966 : 21). Le
cardinal Cento sollicite personnellement l’avis de Rosemary Goldie44. Le schéma est
encore discuté à l’occasion d’une réunion du COPECIAL qui se tient à Rome fin février
196345.
44 Les laïcs et les assistants ecclésiastiques des OIC consultés insistent tous sur la nécessité
de mettre davantage l’accent sur les traits communs à l’apostolat masculin et féminin,
au point de proposer que ne figure qu’un seul paragraphe sur les « adultes46 ». Comme
l’indique le COPECIAL, il s’agit de répondre à la tendance à ne considérer l’apostolat que
« comme une affaire des jeunes, tandis qu’on ne s’adresse aux adultes que pour des
œuvres de dévotion (les femmes) ou pour le soutien matériel de l’Église (les hommes)47
». Ce souci correspond également à une volonté de situer sur le même plan apostolat
des hommes et apostolat des femmes. Ainsi, Joseph Folliet pointe les « négligences », en
matière de formation intellectuelle et spirituelle, « dont a parfois fait l’objet l’apostolat
des femmes48 ». De son côté, Goldie suggère « d’inviter les laïcs (hommes et femmes) à
participer non seulement à cette tâche de diffusion, mais aussi à l’approfondissement
de cette doctrine [sur la femme], qui a besoin d’être progressivement élaborée – dans
ses applications sinon dans ses bases théologiques – au fur et à mesure de l’évolution de
la condition de la femme49 ».
45 Lors de la session plénière de la Commission de mars 1963, les avis sont partagés quant
à l’élaboration d’un numéro unique sur les hommes et les femmes. Certains craignent, à
l’exemple de Glorieux, qu’un tel numéro ne se distingue pas du numéro suivant sur la
famille. Hirschmann, de son côté, juge nécessaire que l’on dise quelque chose de
particulier sur les hommes. Jacques Ménager, évêque de Meaux, voit dans ces réactions
un symptôme du problème fondamental du schéma, à savoir l’absence de définition
générale de l’apostolat. Un consensus est finalement trouvé autour du maintien du
paragraphe sur les femmes avec une mention introductive qui précise que « tout ce qui
est dit de l’homme, vaut également à sa manière pour les femmes50 ».
46 Le schéma est discuté, fin mars, en commission de coordination et approuvé par le pape
Jean XXIII. Le pape Paul VI, qui succède à Jean XXIII en juin, prend la décision majeure
d’inviter des auditeurs laïcs hommes à la deuxième session du Concile, qui débute le
29 septembre 1963. Ceux-ci sont rapidement associés aux travaux de la Commission
pour l’apostolat des fidèles. Au cours des rencontres que celle-ci tient durant la
deuxième session, une insatisfaction croissante, instillée notamment – mais non
exclusivement – par les auditeurs laïcs, se fait jour (cf. M. T. Fattori, 1999b : 299-311).
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Un heureux abandon du paragraphe sur les femmes ?
47 La nouvelle révision du schéma, qui a lieu lors de la deuxième intersession (décembre
1963-septembre 1964), est marquée par deux demandes successives de réduction de ses
dimensions (ibid. : 310-316). Ces demandes répondent au souhait que l’ensemble des
schémas puisse être approuvé lors de la troisième session, afin que le Concile puisse
s’achever rapidement. Dans ce contexte, le schéma sur l’apostolat des laïcs, jugé de
moindre importance, devrait se limiter à de simples propositions. La Commission
obtient finalement que le schéma soit intégralement rédigé et qu’il puisse être discuté
lors de la troisième session.
48 Dans cette nouvelle phase de rédaction du schéma, les laïcs apparaissent peu impliqués.
La responsabilité semble en revenir pour une large partie à Achille Glorieux, cheville-
ouvrière de la collaboration des laïcs aux travaux de la Commission, qui considère que
le texte est « terminé, ou quasi51 ». En outre, l’intérêt des laïcs se déporte de la question
du contenu même du schéma, qu’ils ont déjà eu à plusieurs reprises l’occasion de
critiquer, vers la revendication concrète d’une participation officielle des femmes au
Concile comme auditrices. Les demandes exprimées en ce sens, en janvier 1964, par
Maria Vendrik et Vittorio Veronese s’inscrivent dans le sillage de celles précédemment
formulées, lors de la deuxième session, par trois Pères, dont le cardinal Suenens52.
Veronese justifie sa démarche par la prise de conscience par les auditeurs hommes de
l’« irremplaçable coopération féminine53 ». Des propositions de nomination sont
formulées, par l’UMOFC comme par Veronese54.
49 En outre, la question féminine ne semble plus si centrale pour les Pères eux-mêmes, qui
réagissent peu à ce passage du schéma. Si les premières réponses recueillies, au
moment de la publication du schéma au printemps 1963, sont d’une teneur plutôt
conservatrice, les discussions autour de la nomination d’auditrices à l’occasion de la
deuxième session semblent avoir favorisé une prise en compte plus positive de la
contribution des femmes. Ainsi, Mgr Xavier Geeraerts, vicaire apostolique de Bukavu,
suggère de préciser qu’hommes et femmes jouissent « de droits et de devoirs égaux »
dans l’exercice de leur apostolat55.
50 Dans le contexte de la réduction du schéma, c’est finalement l’option d’un seul numéro
concernant tout à la fois l’apostolat masculin et l’apostolat féminin qui est retenue.
Celle-ci répond encore au souci de donner une assise doctrinale solide à l’apostolat des
laïcs, assise qui manquait précisément dans le précédent schéma. Un tel silence sur la
contribution féminine à l’apostolat est-il pour autant satisfaisant ?
Un discret retour
51 Le retour de la question féminine s’opère à l’occasion de la troisième session, d’abord
par une remise à l’honneur du sujet dans l’agenda conciliaire sous le double effet de la
nomination d’auditrices et de la discussion du schéma sur « l’Église dans le monde de ce
temps », ensuite par la requête d’un approfondissement, lors des débats autour du
schéma sur l’apostolat des laïcs lui-même, du thème de la formation, en particulier
celle des femmes.
52 L’arrivée des auditrices constitue l’événement majeur du début de la troisième session
(septembre-novembre 1964). 23 femmes, dont 13 laïques, exerçant le plus souvent
d’importantes responsabilités au sein d’OIC, participent aux travaux conciliaires des
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deux dernières sessions. Parmi elles, figurent Rosemary Goldie, Maria Vendrik – qui
devient l’adjointe du secrétaire des auditeurs – ou encore Marie du Rostu, toutes déjà
très actives dans la période précédente. Les auditrices participent aux rencontres
organisées par les auditeurs masculins. Elles tiennent également entre elles leurs
propres réunions. Quelques-unes s’associent aux travaux de la Commission pour
l’apostolat des fidèles. Goldie, investie depuis le début dans la rédaction du schéma,
joue un rôle majeur de relais et d’animation.
53 Cette nouvelle présence féminine au Concile contribue à faire germer, parmi les
auditeurs, l’idée d’une intervention d’une auditrice dans l’aula conciliaire en vue de
donner une « image complète de l’engagement du laïcat » et un « témoignage éloquent
et pratique de [l’]enseignement » de l’Église concernant les femmes56. Déjà, trois
auditeurs hommes avaient pu s’exprimer devant les Pères en congrégation générale. Le
choix se porte sur l’espagnole Pilar Bellosillo, présidente de l’UMOFC, mais se heurte à
un refus57. Le laïc argentin Juan Vasquez, finalement chargé d’intervenir en novembre
1964, ne manque toutefois pas de souligner la contribution décisive des femmes à la
société et à l’Église, tout en notant un manque de « reconnaissance effective » dans
« l’ordre pratique », par-delà les nombreuses et éloquentes déclarations d’intention (AS
III, 7, p. 80).
54 Sa prise de position s’inscrit dans une série de discours consacrés à la dignité des
femmes dans le cadre de la discussion du schéma sur l’Église. La première et la plus
décisive intervention est celle de Gérard-Marie Coderre, évêque de Saint-Jean de
Québec, réalisée au nom d’une soixantaine d’évêques canadiens58. Le texte de Coderre
devient pour les auditrices, ainsi que pour les organisations féminines catholiques, le
texte de référence pour penser leur vocation59. Goldie y trouve en particulier les
fondements théologiques qui faisaient défaut jusqu’alors60.
55 Dans ce contexte, la question féminine fait son retour dans l’agenda des travaux de la
Commission pour l’apostolat des fidèles. Suite aux reproches émis par des Pères, lors de
la troisième session, contre l’insuffisant approfondissement du thème de la formation
des laïcs dans le schéma (Glorieux, 1966 : 25), la Commission décide de consacrer un
chapitre entier au sujet. À cette occasion, le problème de la formation des femmes, déjà
pointé par Joseph Folliet, est abordé indirectement. Il est ainsi indiqué que le Concile
« préconise la création de centres de documentation et d’étude non seulement en
matière théologique mais aussi pour les sciences humaines : anthropologie,
psychologie, sociologie, méthodologie, afin de développer les aptitudes des laïcs,
hommes, femmes, jeunes et adultes, pour tous les secteurs d’apostolat » (Apostolicam
actuositatem, no 32).
56 Une telle formulation n’est pas sans ressemblance avec une proposition d’insertion,
exprimée par Goldie dès octobre 1964, suite à une sollicitation d’évêques africains :
Les formes d’apostolat doivent développer et utiliser au mieux les capacitésspécifiques des hommes et des femmes, des jeunes et des adultes ; elles doiventégalement s’adapter aux conditions changeantes de la vie moderne, à la mobilitéqui affecte milieux de vie, structures sociales, etc. Pour assurer cette adaptation, ilfaudrait entreprendre et poursuivre des études anthropologiques, psychologiques,sociologiques... en profitant de toutes les découvertes de la science contemporaineet en tenant compte des expériences concrètes déjà faites61.
57 Commentant par la suite le no 32 d’Apostolicam actuositatem, l’auditrice australienne
précise que la « recommandation » qui y est faite « reflète la préoccupation des
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Auditeurs de voir le “rôle de la femme” ultérieurement étudié plutôt que
prématurément défini » (Goldie, 1988a : 73).
58 Pour autant, la référence au rôle des femmes n’est finalement pas complètement
absente du schéma pour l’apostolat des laïcs. L’instigateur en est le jésuite Johann
Baptist Hirschmann. Son envoi d’un nouveau texte sur les femmes, en octobre 1965, en
pleine quatrième session, alors que les auditrices femmes sont de plus en plus mises à
contribution dans le travail conciliaire et que les membres de la Commission
deviennent davantage conscients des attentes des femmes, est décisive62. Elle conduit le
cardinal Cento à demander à Goldie, à moins d’un mois de la promulgation du décret,
de rédiger un passage sur les femmes. Fidèle à son attitude prudente, celle-ci propose
de simplement compléter l’introduction au chapitre trois sur « Les divers champs
d’apostolat » par un encouragement à l’apostolat des femmes : « Comme de nos jours
les femmes ont une part de plus en plus active dans toute la vie de la société, il est très
important que grandisse aussi leur participation dans les divers secteurs de l’apostolat
de l’Église » (Apostolicam actuositatem, no 9).
59 L’adoption, dans un texte conciliaire, d’une formule rédigée par une auditrice sur les
femmes est hautement significative de la contribution – discrète mais non moins
efficace – de celles-ci au travail conciliaire. À ce titre, le rôle de Rosemary Goldie dans
l’élaboration du schéma sur l’apostolat des laïcs, depuis la phase préparatoire jusqu’à
son aboutissement, apparaît particulièrement décisif.
60 Les réserves des laïcs, femmes mais aussi hommes, à l’égard d’un traitement plus
extensif de la question féminine tiennent à la fois à la perception d’un certain décalage
entre les attentes des femmes et les positions d’une grande partie des Pères
conciliaires, à la conscience du caractère éphémère de tout discours à dominante
sociologique, du fait des mutations rapides que connaît la condition féminine, et au
manque de maturation théologique du sujet. L’intervention de Mgr Coderre réalise sur
ce dernier point un véritable tournant.
61 L’abandon d’une distinction entre apostolat féminin et apostolat masculin est encore
perçu comme une victoire pour la cause des femmes qui se trouvent ainsi mises sur un
pied d’égalité avec les hommes. Goldie s’en explique ainsi : « Si, regardant les textes
définitifs du Concile, nous rencontrons un relatif silence au sujet des femmes, nous
savons toutefois que celui-ci était voulu et significatif ; il permettait, en fait,
d’appliquer aux femmes toutes les ouvertures prévues par le Concile pour la
participation des laïcs à la vie et à la mission de l’Église »(Goldie, 1988b : 383).
62 Au cours de la rédaction du schéma sur l’apostolat des laïcs, l’examen de la
problématique féminine s’est toutefois singulièrement atrophié. Le « silence »
conciliaire sur les femmes s’explique en fait en grande partie par l’abandon de la
matière sur l’action sociale dans le schéma préparatoire sur l’apostolat des laïcs en vue
de sa reprise – incomplète – dans Gaudium et spes.
63 Au regard de la montée des revendications féminines après le Concile, émanant
notamment d’auditrices comme Maria Vendrik ou Pilar Bellosillo, qui ne participent
pas d’un féminisme radical, il semble que ce « silence » n’ait pas rempli toutes ses
promesses. Rosemary Goldie elle-même, qui a pourtant continué de poursuivre sa
carrière dans les instances romaines, ne tait pas, dans ses souvenirs, les aspérités du
combat, vécu concrètement, pour la promotion des femmes dans l’Église. Au « silence »
conciliaire a succédé l’invitation au « dialogue », suscitée par la lettre apostolique
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Mulieris dignitatem (1988) de Jean-Paul II, dialogue qui, à ses yeux, ne peut prendre un
« sens plénier » que si les interlocuteurs se trouvent « plus ou moins, sur un plan de
parité » (Goldie, 2000 : 202).
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della chiesa in Italia, 53, p. 447-84.
–, 1999b, « La commissione “De fidelium apostolatu” e lo schema sull’apostolato dei laici (maggio
1963 -maggio 1964) », Fattori M.-T., Melloni A. (dirs.), Experience, Organisations and Bodies at Vatican
II: Proceedings of the Bologna Conference, December 1996, Leuven, Bibliotheek van de Faculteit
également : « P. Claudi Leetham I.C., periti, observationes quadam in schema de apostolatu
laicorum (25-I-1964) » (ASV, Fonds Concile Vatican II, b. 1182).
56. « Compte rendu n o 12 : réunion du 26 octobre 1964, auditeurs, 3e session du Concile,
document interne » (ASV, Fonds Concile Vatican II, b. 670).
57. Au début de la 4e session, les auditeurs tentent une nouvelle démarche, sans plus de succès.
Celle-ci ne consiste plus tant dans une « revendication de demander la parole des femmes comme
telles », mais se justifie plutôt par « la nécessité de présenter certains problèmes que seules les
femmes peuvent présenter » (« Compte-rendu no 3 : réunion du 27 septembre 1965, auditeurs, 4e
session du Concile, document interne » [ASV, Fonds Concile Vatican II, b. 670]) ; cf. R. Goldie
(2000 : 73).
58. AS III, 5, p. 728-730. Voir également celles de Joseph Malula, archevêque de Léopoldville (AS
III, 5, p. 737-739), d’Augustin Frotz, évêque auxiliaire de Cologne (AS III, 6, p. 42-44) et de Bernard
Yago, archevêque d’Abidjan (AS III, 6, p. 220-222).
59. UMOFC, « La promotion de la femme », janvier 1965 (ASV, Fonds Concile Vatican II, b. 671).
60. Rosemary Goldie, « La missione della donna alla luce del Concilio », mars 1966 (ASV, Fonds
Concile Vatican II, b. 671).
61. Goldie, 1964, « Quelques observations au sujet du Schéma “De apostolatu laicorum” » (ASV,
Fonds Concile Vatican II, b. 671). Cf. Goldie (2000 : 78-79).
62. « Acta commissionis conciliaris “De fidelium apostolatu” IV » (ASV, Fonds Concile Vatican II,
b. 1187, p. 197).
RÉSUMÉS
Cet article explore l’un des « silences » du concile Vatican II, relatif aux femmes. Si
l’historiographie a fréquemment souligné l’importance de la nomination de femmes auditrices au
concile, elle s’est moins souvent interrogée sur ce relatif « silence » dans les documents
conciliaires. L’examen du cas du décret sur l’apostolat des laïcs, où la question féminine a été
abordée de manière précoce, contribue à éclairer tout à la fois les modalités de la participation
des femmes au débat conciliaire, au-delà de leur seule participation comme auditrices, et les
motifs de ce silence. Celui-ci a été pour partie recherché par les laïcs, hommes et femmes,
investis dans la préparation du document dans le souci d’éviter un discours genré, en
contradiction avec l’égalité fondamentale des femmes et des hommes.
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This article explores one of the Second Vatican Council “silences”, regarding women. If
historiography has frequently underscored the important of the nomination of women as
auditors at the Council, it has less often questioned this relative “silence” on women’s issue in
the documents of Vatican II. The study of the case of the decree on lay apostolate, where it has
been early examined, contributes altogether to highlight women’s modes of participation to the
conciliar debate, beyond their contribution as auditors alone, and the motives of this silence.
This one has been partly wished by male and female laypeople invested in the preparation of the
document in order to avoid gendered discourses, in contradiction with the fondamental equality
between women and men.
Este artículo explora uno de los “silencios” del Concilio Vaticano II, el que se refiere a las
mujeres. Si la historiografía ha destacado a menudo la importancia de la nominación de mujeres
auditoras en el Concilio, se preguntó menos sobre el relativo “silencio” sobre las mujeres en los
documentos conciliares. El examen del caso del decreto sobre el apostolado de los laicos, en el
cual la cuestión femenina se aborda de manera precoz, contribuye a aclarar a la vez las
modalidades de la participación de las mujeres en el debate conciliar, más allá de su única
participación como auditoras, y los motivos de este silencio. Éste fue en parte buscado por los
laicos, hombres y mujeres encargados de la preparación del documento, preocupados por evitar
un discurso generizado, en contradicción con la igualdad fundamental de las mujeres y los
hombres.
INDEX
Mots-clés : Vatican II, question féminine, apostolat des laïcs, auditeurs au concile, égalité des
femmes et des hommes
Keywords : Vatican II, women’s issue, lay apostolate, auditors at the Council, equality between
women and men
Palabras claves : Vaticano II, cuestión femenina, apostolado de los laicos, auditores al Concilio,
igualdad de las mujeres y los varones
AUTEUR
AGNÈS DESMAZIÈRES
Groupe Sociétés Religions Laïcités (GSRL), UMR 8582, CNRS-EPHE, [email protected]
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La première réception du concileVatican II par les catholiquestraditionalistes (1965-1969)The reception of the Second Vatican Council by traditionalist Catholics
(1965-1969)
La primera recepción del concilio Vaticano II por los católicos tradicionalistas
(1965-1969)
Philippe Roy-Lysencourt
1 La réception du concile Vatican II est un objet d’étude extrêmement vaste qui intéresse
un nombre croissant de théologiens et d’historiens de l’Église. Les premiers à réfléchir
sur ce concept, pour cet événement, furent des théologiens comme Alois Grillmeier et
Yves Congar au début des années soixante-dix, mais il fallut attendre les années quatre-
vingts pour que les travaux sur la réception débutent vraiment sous l’impulsion des
historiens de l’Église. À partir de cette date, les recherches sur la réception de Vatican
II démarrèrent véritablement et s’engagèrent dans plusieurs directions. Les travaux les
plus nombreux furent réalisés sur des aires géographiques particulières, mais certains
chercheurs travaillèrent, par exemple, sur la réception du concile dans les médias, dans
les communautés religieuses, dans le Code de droit canonique, dans la théologie, dans
les Églises non-catholiques, dans la Curie romaine. À ces travaux sur des sujets précis, il
faut ajouter les synthèses et les travaux de réflexion générale, en particulier ceux de
Gilles Routhier et de Christoph Theobald1.
2 Malgré toutes ces publications, de nombreux travaux restent à entreprendre sur la
réception de Vatican II. Il n’est certainement pas excessif d’affirmer que les recherches
n’en sont qu’à leurs balbutiements, car toutes les aires géographiques ne sont pas
couvertes, loin de là, et de nombreux aspects restent à explorer. Parmi eux se trouve la
réception du concile par les catholiques traditionalistes. Si un chapitre d’ouvrage
collectif et un article existent sur le sujet2, ils sont loin de faire le tour de la question et
d’analyser les choses avec la justesse et la précision qui conviennent ; ils invitent plutôt
à engager une recherche sérieuse et approfondie.
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3 Dans cet article, quelques éléments relatifs à la première réception du concile Vatican II
par les catholiques traditionalistes sont présentés. Cette étude s’inscrit dans une
période qui va du 8 décembre 1965 au 30 novembre 1969, c’est-à-dire de la clôture du
concile à l’entrée en vigueur des prescriptions de la Constitution Apostolique Missale
romanum3 (3 avril 1969), date à partir de laquelle la réception de Vatican II par les
opposants au concile entra dans une nouvelle phase. Bien que la période soit restreinte,
le présent texte est loin d’être exhaustif et de faire le tour du sujet. Les individus, les
mouvements et les réseaux à considérer sont beaucoup trop nombreux pour qu’il soit
possible de tout aborder en l’espace de quelques pages. Il ne s’agit donc que d’une
exposition des premiers résultats d’une enquête historique qui mériterait d’être
considérablement approfondie. Dans la première partie est présentée l’histoire d’un
éphémère bulletin fondé par d’anciens membres du Cœtus Internationalis Patrum (CIP),
qui fut le principal groupe d’opposants au sein du concile Vatican II (Roy-Lysencourt,
2011 et 2014). Elle est suivie d’une étude sur la réception du concile par les anciens
dirigeants de ce groupe avant l’entrée en vigueur du Novus Ordo Missæ, puis d’une
présentation de la réception du concile par quelques clercs et laïcs influents durant la
même période.
La première résistance : le bulletin Fortes in fide
4 À la clôture du concile, les membres les plus importants du Cœtus Internationalis Patrum
convinrent de continuer à agir en résistant à l’interprétation non-traditionnelle des
textes conciliaires qui pourrait être faite. Dans ce but, ils décidèrent de fonder une
revue. Mgr Lefebvre, qui fut président du CIP, raconta ainsi l’origine de cette initiative :
« À la fin du concile nous avons fait, avec les membres du Cœtus les plus fervents, les
plus solides, les plus militants – il y en avait une bonne trentaine – une petite fête, des
agapes fraternelles, avant de nous séparer. Nous avons tiré des photos et nous nous
sommes promis de faire un bulletin entre nous pour nous maintenir dans la Tradition,
dans le combat4 ». Les membres du Cœtus sont donc partis de Rome avec l’idée de
résister à l’orientation du concile, chacun dans son diocèse, et d’inciter les membres et
sympathisants du groupe, ainsi que d’autres évêques, à faire de même.
5 Le projet se mit rapidement en place après le concile. L’abbaye de Solesmes – comme
elle l’avait été durant le concile – fut encore une fois un lieu de rencontre. Le mardi 1er
février 1966, dom Jean Prou, abbé de Solesmes, notait dans son agenda : « Quand je
rentre à St-Pierre, Mgr Marcel Lefebvre et Mgr Sigaud viennent d’y arriver, venant de
Nantes5 ». Le lendemain, il notait : « Après Messe conv. entretien avec les 2
Archevêques : leur projet d’un Bulletin d’information post-conciliaire. Le rédacteur en
chef serait l’Évêque de Siguenza [Mgr Castan Lacoma]. Les 2 archevêques repartent
après le déjeuner6 ».
6 Avant la fin du mois, le 20 février 1966, les ex-président et ex-secrétaire du Cœtus firent
parvenir à un certain nombre d’évêques qui avaient accepté de faire partie des
« Correspondants Centraux du Bulletin » (les archives consultées ne permettent pas de
savoir lesquels) une lettre circulaire à laquelle étaient jointes « Quelques précisions
pour nos correspondants sur notre bulletin », qui donnent plusieurs informations sur
ce qui était prévu7.
7 Le périodique devait paraître six fois par an en moyenne, au prix de 6 $ US par an,
auquel devaient s’ajouter les frais d’envoi. L’évêque chargé de la rédaction et de
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l’administration était Mgr Laureano Castan Lacoma, ancien membre du Cœtus et évêque
de Sigüenza-Guadalajara en Espagne. Le bulletin devait être diffusé en latin, espagnol,
français, italien et portugais. Les rapports de chaque pays latin devaient être publiés
dans leur langue originale. Quant aux rapports venant des pays de langue non latine, ils
devaient être publiés en latin ecclésiastique. Il était par ailleurs spécifié qu’une édition
spéciale était à l’étude pour les pays de langue allemande et anglaise. Quant à la fin du
bulletin, elle était triple : informer, défendre, encourager :
A/ Information :1 – Informer sur les discours et actes du Saint-Père, relatifs au concile et à sesDécrets.2 – Informer sur les travaux des Commissions Post-Conciliaires.3 – Informer sur les publications de bonne doctrine relatives au concile, faites pardes Évêques ou des théologiens.4 – Faire connaître les articles d’orientation sûre, parus dans les revues catholiques,au sujet du concile et des Décrets, les déterminations de la Curie Romaine ou desCommissions Post-Conciliaires.5 – Faire une chronique des Semaines, Congrès, Rencontres, traitant du concile, etselon une orientation traditionnelle.6 – Donner connaissance de mesures pratiques d’orientation traditionnelle, prisespar des Évêques, etc.7 – Éventuellement demander à des théologiens des articles sur certains sujetsimportants et les envoyer aux Évêques.B/ Défense :1 – Faire la critique des articles publiés dans les principales revues traitant duconcile, dans une interprétation ou une ligne non-traditionnelle.2 – Rectifier les positions tendancieuses répandues dans les revues au sujet duconcile.3 – Alerter les Évêques sur les tendances fausses, prises par des théologiens,relatives au concile.C/ Encouragement :1 – Encourager les Évêques traditionalistes dans leur apostolat.2 – Créer une conscience du nombre pour les Évêques qui pensent comme nous.3 – Amener les Évêques à prendre des mesures pratiques contre le progressisme eten faveur d’une saine interprétation du concile.4 – Faire passer dans la pratique les enseignements venus de Rome.5 – Par là même, faciliter à Rome sa tâche de défense et de promotion de la vérité.6 – Faciliter au moment opportun une action commune à l’échelle mondiale (ibid.).
8 Le but poursuivi à travers ce bulletin de liaison était donc d’œuvrer à une
interprétation traditionnelle des textes du concile. Les fondateurs estimaient que cette
interprétation devait se baser sur le Magistère de l’Église puisqu’ils voulaient faire
passer les enseignements de Rome. En outre, ils voulaient préparer les fondements d’un
mouvement international capable de s’opposer un jour à l’esprit du concile.
9 La revue devait être subdivisée en deux grandes parties : le bulletin lui-même et des
appendices. Ces derniers devaient contenir des textes intégraux d’articles parus dans
des revues « d’une orientation saine et d’une importance exceptionnelle », ainsi que des
travaux « demandés à nos théologiens sur des questions importantes regardant le
concile, son interprétation et son application ».
10 Au niveau de l’organisation pratique, il était prévu une « Direction Centrale », laquelle
aurait notamment pour mission de désigner, dans chaque pays, un « Correspondant
Central ». Ce dernier devrait chercher des « Correspondants Spéciaux » qui auraient à
s’occuper d’une ou plusieurs branches de la vie post-conciliaire, lesquelles
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correspondraient « aux Commissions Post-Conciliaires et aux Secrétariats ». Quant aux
articles provenant de collaborations spontanées, il faudrait les envoyer à Mgr Castan
Lacoma ou à Mgr de Proença Sigaud, qui les feraient parvenir à des correspondants
spécialisés dans les branches concernées.
11 Les fondateurs s’étaient donné les cinq règles générales suivantes : 1) « On cherchera
toujours une information objective » ; 2) « On donnera une appréciation de la valeur
des choses selon les vérités de la Théologie traditionnelle » ; 3) « On n’entrera pas dans
des polémiques » ; 4) « On aura toujours le plus grand respect pour le S. Siège, les
Commissions Post-Conciliaires et les Évêques de la Ste Église » ; 5) « Il n’y aura jamais
dans le Bulletin d’attaques personnelles ».
12 D’un point de vue typographique, le bulletin devait être ronéoté ou imprimé en offset.
La présentation devait être « belle et digne, sans trop de parcimonie, afin que les
Évêques aient du plaisir à le recevoir et à le conserver ». Par ailleurs, « toutes les
publications catholiques » seraient libres de reproduire les articles publiés dans le
bulletin, et sans avoir à le citer.
13 Dans les précisions données aux correspondants, il était également spécifié que seule la
« Direction Centrale », qui serait « la même que celle qui a dirigé le Cœtus Internationalis
Patrum Conciliarium », pourrait éventuellement proposer aux abonnés de « prendre des
actions collectives d’ordre pratique », et que le bulletin n’exprimerait pas de position
sur la politique particulière de chacun des pays. Il ne devait se prononcer qu’« au sujet
des questions qui touchent à la doctrine et aux droits de l’Église », et la décision « de
l’opportunité d’une prise de position sera de la compétence de la Direction Centrale »
(ibid.).
14 Par ce bulletin Notitiae Postconciliares, les anciens dirigeants du Cœtus Internationalis
Patrum cherchaient à donner une suite au groupe qu’ils avaient formé au concile. Il
s’agissait d’un vrai programme de lutte contre les interprétations du concile qui ne
seraient pas conformes à la doctrine traditionnelle de l’Église. Toutefois, ce bulletin ne
parut jamais, faute de correspondants capables (Tissier de Mallerais, op. cit. : 405).
15 Mgr Lefebvre fonda cependant une autre revue, intitulée Fortes in Fide, qui parut pour la
première fois à la fin du mois d’août 1967 (ibid.). Le secrétariat était assuré par un
prêtre, un certain Luis Viejo Montolìo, étudiant à Rome et secrétaire de Mgr Castán
Lacoma8. Il n’est cependant pas possible de dire grand-chose sur cette publication. Si les
archives des anciens membres du CIP consultées comportent quelques documents
relatifs à son existence et quelques correspondances avec son en-tête, elles n’en
contiennent toutefois pas le moindre exemplaire. Il est seulement possible de donner
quelques minces renseignements à partir d’une « Note concernant le bulletin “Fortes in
Fide” » qui se trouve dans les archives de Mgr Georges Cabana9.
16 Il s’agissait d’un bulletin bimestriel, pouvant paraître plus fréquemment à l’occasion,
financé par des bienfaiteurs. Il était l’organe d’un centre appelé Centro Scambio
Informazioni, situé à Rome au numéro 93 de la Piazza Navona (ibid.), adresse qui
correspondait aux locaux de la revue Relazioni. Rivista di fatti e analisi de Francesco Leoni
(Tissier de Mallerais, op. cit. : 404-405). La fonction du Centro Scambio Informazioni était
« de recevoir les Notes et Informations des Correspondants, de les traduire en langue
italienne, française et anglaise, de les faire parvenir aux Correspondants de chaque
pays dans la langue désirée ». Les correspondants, définis comme « des Évêques qui
veulent bien accepter de fournir la documentation sur tout ce qui peut intéresser des
Évêques », avaient pour mission d’adresser de la documentation au Centro, « en leur
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langue et, si possible, dans une des trois langues citées ci-dessous », et d’indiquer « sur
ces documents la mesure de la diffusion souhaitée ». Ces documents pouvaient
consister en « des informations rédigées personnellement ou par des personnes
qualifiées sur la situation religieuse du pays, sur des événements particuliers, que la
presse libérale mondiale présente d’une manière tendancieuse ». Par ailleurs, les
correspondants devaient recevoir la documentation envoyée par le centre et la diffuser
« sous [sic] leur propre responsabilité aux Évêques, aux clercs et aux Agences de presse,
en se conformant toutefois aux indications données par les Correspondants au sujet de
la diffusion10 ».
17 Selon les renseignements qui se trouvent dans le livre de Mgr Bernard Tissier de
Mallerais sur Mgr Lefebvre, la formule ne fut pas viable (Tissier de Mallerais, op. cit. :
406). Une lettre de Mgr de Castro Mayer à Mgr Lefebvre, le 27 février 1968, laissait
entrevoir les difficultés rencontrées : « [...] si nous voulions attendre des documents des
évèques [sic] traditionnaux [sic], nous finirions par supprimer la revue. Hélas11 ! » En
mars 1969, Mgr Lefebvre transforma ce lien inter-épiscopal en un service de
documentation international de la presse traditionaliste. Fortes in fide devint un simple
envoi hebdomadaire de photocopies de documents transmis à une quarantaine de
revues (Tissier de Mallerais, op. cit. : 406-407). Mgr Lefebvre avait alors décidé de
fédérer la presse traditionaliste. Dans ce but, il avait réuni à Rome, le 8 mars 1969,
plusieurs directeurs de revues « traditionnelles » (ibid. : 407-408). Quant à Fortes in fide,
les archives consultées ne permettent pas de connaître la date à laquelle cette
publication cessa de paraître.
18 L’étude détaillée de cette « revue » – non seulement de son contenu, mais aussi de ses
auteurs, de ses collaborateurs, de ses correspondants, de ses abonnés – permettrait
probablement de connaître d’une façon assez précise la première réception du concile
par les traditionalistes. Cependant, il faudrait trouver le « périodique » dans les
archives. Une collection doit certainement exister quelque part, mais nos recherches
demeurent infructueuses pour le moment.
La réception du concile par les anciens dirigeants duCIP avant l’entrée en vigueur du Novus Ordo Missæ
19 Dans un premier temps, aucun des anciens membres du Cœtus Internationalis Patrum ne
critiqua publiquement les textes promulgués lors du concile Vatican II. Au contraire, ils
s’en firent les défenseurs en les interprétant et en appelant à les interpréter selon la
doctrine traditionnelle de l’Église. Les exemples sont nombreux. Ainsi, en 1966, Mgr
Geraldo de Proença Sigaud fit paraître un article dans La Pensée catholique12 sur « Le
concile et le prêtre traditionnel13 ». Dans ce texte, après avoir présenté certains aspects
de l’influence de Vatican II sur la vie de l’Église au cours des années précédentes,
l’archevêque de Diamantina propose une ligne de conduite à tenir par le « prêtre
traditionnel » face aux « forces qui rêvaient d’un “concile-Révolution” » et qui,
« déçues par les textes conciliaires », chercheront à « maintenir la confusion » et à
« faire croire aux prêtres et aux catholiques traditionnels que les textes des Décrets du
concile sont mauvais » (ibid., p. 17). Selon lui, le « prêtre traditionnel » devait éviter
« cette manœuvre » en se soumettant à l’autorité et en étudiant les textes conciliaires,
dont la lecture sera « la source d’une grande surprise, d’une joie profonde, d’une
révélation inespérée, un plaisir clair et sans trouble » (ibid., p. 17-18).
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20 Mgr de Proença Sigaud apportait cependant une nuance qui manifeste son
herméneutique du concile et sa réception de l’événement à cette époque :
Je ne dis pas tous les textes, mais la plupart d’entre eux. Je m’explique. Quelquestextes conciliaires ont suivi un chemin laborieux, ont fait l’objet de discussionsenflammées, de votes contraires significatifs. À plusieurs reprises, ces votesprovenaient de groupes de Pères Conciliaires traditionnels. [...][...] de nombreux Pères d’orientation traditionnelle ont voté, au cours des sessionspubliques respectives, contre la « Déclaration sur l’Œcuménisme », la « ConstitutionDogmatique de la Révélation », la « Déclaration sur les Religions non Chrétiennes »,la « Déclaration sur la Liberté Religieuse » et la « Constitution Pastorale sur l’Églisedans le monde actuel ».Les raisons de ces voix négatives différaient naturellement dans chaque cas, maisl’on peut dire qu’elles se référaient à quelque point faible, à quelque partie dudocument, et non pas au document dans sa totalité. Ces mêmes points faibles sontsusceptibles d’interprétation correcte, et la mission de la Commission CentralePost-Conciliaire sera justement d’obtenir les interprétations exactes pour telspassages pouvant donner lieu à une interprétation moins heureuse (ibid., p. 18-19).
21 Après avoir présenté la position du prêtre traditionnel, Mgr de Proença Sigaud
s’attardait sur l’attitude pratique qu’il devait avoir. Tout d’abord, il spécifiait qu’il ne
devait pas ignorer le concile et ne pas s’opposer à lui, mais « collaborer avec la
Hiérarchie, et à sa tête le Pape, pour l’application à bon escient, généreuse, surnaturelle
du concile, toujours fidèle à la légitime tradition de l’Église » (ibid., p. 19). Selon
l’archevêque de Diamantina :
[...] s’opposer au concile serait, pour le prêtre traditionnel, une trahison de sonpassé et un suicide, parce que l’Esprit Saint continuera son œuvre, et vaincra toutesles résistances. S’opposer au concile, ce serait faire le jeu des ennemis de l’Église quiseraient heureux de voir les catholiques traditionnels prendre cette voie du suicide,car ces ennemis de l’Église auraient ainsi le triple avantage de : rendre plus difficilel’action de l’Église, la priver de ses meilleurs ouvriers, et écraser ceux qu’ilsredoutent le plus. S’opposer au concile serait s’opposer à la voix de l’Esprit Saint, ausouffle de son action, être un obstacle à l’action de Dieu dans son Église (ibid.,p. 19-20).
22 S’appuyant sur des paroles prononcées le 12 janvier précédent par Paul VI, Mgr de
Proença Sigaud concluait son article en spécifiant que le concile n’avait pas été une
Révolution, mais qu’il avait été et « voulu être un Renouvellement, un printemps
nouveau qui renaît des rameaux du vieux et toujours jeune arbre de la Tradition » (ibid.,
p. 23).
23 La même année, La Pensée catholique publia un article de Mgr Luigi Maria Carli intitulé
« L’obéissance du prêtre à la lumière de Vatican II14 ». L’évêque de Segni recherchait
dans les documents du concile « la réponse solennelle de l’Église aux doutes, aux
inquiétudes que soulève la question de l’obéissance sacerdotale » (ibid., p. 9). Dans le
même numéro, la revue publia, sous le titre « Le concile Vatican II, appel à la sainteté15
», une homélie prononcée par Mgr Lefebvre le 7 mai 1966, à l’occasion du pèlerinage
annuel des Croisés de la Médaille Miraculeuse. Le Supérieur général des Pères du Saint-
Esprit appelait à la rénovation intérieure au nom du concile :
Ils ont dit et redit [Jean XXIII et Paul VI] : la rénovation après le concile doit êtreavant tout une rénovation intérieure. S’il y a des changements qui doivent se fairedans la discipline, s’il y a des changements qui se feront dans le Droit Canon, s’il y ades changements qui se feront dans certaines attitudes de l’Église, il y en a uneavant tout qui doit être le fruit du concile, c’est la rénovation de nos âmes (ibid.,p. 38).
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24 Comme le montrent ces quelques citations, dans un premier temps les anciens
dirigeants du Cœtus Internationalis Patrum acceptèrent (du moins officiellement ou
publiquement) le concile Vatican II, et tous les documents promulgués lors de sa tenue,
en appelant à une interprétation traditionnelle des textes qui posaient problème. Pour
cela, ils s’appuyaient sur Paul VI.
25 En 1966, le cardinal Ottaviani, préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi,
adressa une lettre datée du 24 juillet aux présidents des Conférences épiscopales et aux
Supérieurs des Congrégations religieuses. Huit mois après la clôture de Vatican II, il
regrettait « des nouvelles alarmantes au sujet d’abus grandissants dans l’interprétation
de la doctrine du concile » et déplorait l’apparition « d’opinions étranges et
audacieuses qui [...] troublent grandement les esprits chez de nombreux fidèles ». Le
cardinal spécifiait qu’il s’agissait « de nombreuses affirmations qui, dépassant
facilement les limites de la simple opinion ou de l’hypothèse, semblent porter atteinte
en quelque manière au dogme lui-même et aux fondements de la foi ». Il donnait dix
exemples de ces opinions et de ces erreurs, et demandait aux Ordinaires de s’efforcer
de les enrayer ou de les prévenir, et d’en traiter et d’en faire rapport au Saint-Siège
avant Noël16.
26 Mgr Lefebvre, en tant que supérieur général des spiritains, répondit à la lettre du
cardinal Ottaviani le 20 décembre 196617. Sa réponse est précieuse pour connaître son
appréciation intime du concile un an après sa clôture :
[...] on peut et on doit malheureusement affirmer :Que, d’une manière à peu près générale, lorsque le concile a innové, il a ébranlé lacertitude des vérités enseignées par le Magistère authentique de l’Église commeappartenant définitivement au trésor de la Tradition.Qu’il s’agisse de la transmission de la juridiction des évêques, des deux sources de laRévélation, de l’inspiration scripturaire, de la nécessité de la grâce pour lajustification, de la nécessité du baptême catholique, de la vie de la grâce chez leshérétiques, schismatiques et païens, des fins du mariage, de la liberté religieuse, desfins dernières, etc. Sur ces points fondamentaux, la doctrine traditionnelle étaitclaire et enseignée unanimement dans les universités catholiques. Or, de nombreuxtextes du concile sur ces vérités permettent désormais d’en douter (ibid., p. 109).
27 Après avoir présenté les conséquences qui en avaient été tirées et appliquées dans la
vie de l’Église, Mgr Lefebvre en concluait « que le concile a favorisé d’une manière
inconcevable la diffusion des erreurs libérales ». Il ajoutait : « La foi, la morale, la
discipline ecclésiastique sont ébranlées dans leurs fondements, selon les prédictions de
tous les Papes » (ibid., p. 110). Il affirmait en outre que, face à cette situation, seul le
pape pouvait sauver l’Église : « Que le Saint Père s’entoure de vigoureux défenseurs de
la foi, qu’il les désigne dans les diocèses importants. Qu’il daigne par des documents
importants proclamer la vérité, poursuivre l’erreur, sans crainte des contradictions,
sans crainte des schismes, sans crainte de remettre en cause les dispositions pastorales
du concile » (ibid., p. 111).
28 Cette lettre, privée, est d’une autre teneur que l’intervention publique de Mgr Lefebvre
dans son homélie du 7 mai précédent. Lorsqu’il s’adresse au cardinal Ottaviani, le
supérieur général des spiritains n’hésite pas à s’en prendre à Vatican II d’une façon très
catégorique. D’autres écrits privés vont dans ce sens. Ainsi, par exemple, le 19 mars
1967 il écrivait à l’abbé Berto, qui avait été son théologien privé à Vatican II, que le
concile avait été faussé et corrompu par de « faux théologiens » et que ceux qui avaient
composé les schémas voulaient y introduire des doctrines contraires au magistère
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ecclésiastique : « Quand on sait ce que furent les schémas qui ont précédé les définitifs,
on ne peut douter de l’intention de leurs auteurs de contredire la tradition et d’adopter
les thèses modernistes. Malgré tous nos efforts nous n’avons pu changer totalement ces
schémas pétris de l’esprit moderniste18 ». L’année suivante, il écrivit les mots suivants à
l’abbé Berto : « Tant que l’Église s’enfermera dans les textes conciliaires, elle se
minera » (ibid., Rome, 29 octobre 1968). Dans cette même lettre, il affirmait que l’Église
issue du concile était une nouvelle religion : « Le Pape parle, mais craint d’agir et de
nommer autour de lui des hommes sûrs. Tant qu’il continuera à être entouré et à
s’entourer de theillardistes [sic], rien ne changera. Les nominations d’évêques sont
toujours orientées vers la nouvelle religion, car c’est vraiment une nouvelle religion »
(ibid.). Mgr Lefebvre faisait donc une distinction entre les paroles du pape, auxquelles il
souscrivait tout à fait, et ses actes, qui allaient à l’encontre de ses paroles.
29 Il semble que Mgr Lefebvre ait commencé à prendre publiquement position contre le
concile après sa démission comme supérieur de la Congrégation du Saint-Esprit (8
septembre), et après avoir été écarté de la commission centrale du chapitre général de
son ordre (11 septembre 1968)19. Avant cette date, dans aucune de ses interventions
publiques il ne se prononça explicitement contre le concile. Mais à partir de ce moment
il remit ostensiblement Vatican II en cause. Ainsi, par exemple, le 12 septembre 1968, il
affirma que la rénovation de l’Église « qu’on attendait du concile fut viciée par
l’introduction de l’esprit moderne et de son orgueil antichrétien au concile même et
depuis surtout20 ».
30 La même année, dans une conférence donnée lors d’un dîner de l’Union des
Intellectuels indépendants, il disait :
Le concile, dès les premiers jours, a été investi par les forces progressistes. [...]La manière dont ceux qui ont voulu détourner le concile de sa fin en attaquant laCurie romaine et, par elle, Rome et le successeur de Pierre, fut scandaleuse.[...] on nous parle sans cesse de « l’esprit post-conciliaire », cause de tous nos maux,qui provoque ces rébellions de clercs, qui soulève ces contestations, qui est àl’origine de ces occupations de cathédrales, de paroisses et de toutes lesextravagances de la liturgie et de la nouvelle théologie. Cet « esprit post-conciliaire » n’aurait-il vraiment rien à voir avec le concile ? Ce serait unphénomène totalement étranger au concile ? On juge l’arbre à ses fruits21...
31 La même année, suite à la publication de l’encyclique Humanae vitae, Mgr Lefebvre
affirma : « Cet engouement pour l’ouverture au monde et pour un œcuménisme qui
couvre aimablement une ouverture à l’hérésie, engouement qui s’est manifesté tout au
long du concile, ne venait pas de l’Esprit-Saint. Il faut bien que tôt ou tard les désordres
qui s’ensuivirent amènent le Saint-Père à fermer ces ouvertures comme il vient de le
faire courageusement par sa Profession de foi et par l’Encyclique “Humanae vitae”22 ».
32 Pourtant, Mgr Lefebvre ne rejetait pas encore le concile : « Les textes du concile [...] ont
été signés par le Pape et par les évêques, donc nous ne pouvons pas douter de leur
contenu. » Mais il s’interrogeait : « Et pourtant, comment interpréter, par exemple, le
texte sur la liberté religieuse qui porte en lui une certaine contradiction interne ? [...]
Que devons-nous faire en définitive ? [...] Laissons à la Providence et à l’Église le soin de
se prononcer un jour sur la valeur des textes de Vatican II » (ibid., p. 105). Ses confrères
et amis brésiliens Geraldo de Proença Sigaud et Antonio de Castro Mayer
s’interrogeaient également. Dans une lettre à Mgr Lefebvre, datée du 29 juin 1968, Mgr
de Castro Mayer, qui écrivait aussi pour Mgr de Proença Sigaud, lui demandait de les
éclairer sur le point suivant : « si et jusqu’où doivent les fidèles adhérer internement et
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externement [sic] à quelques affirmations doctrinales du concile, comme à la
déclaration sur laliberté [sic] réligieuse [sic] et à la Constitution “Gaudium et spes”. Idem
à propos de quelques passages de l’enciclique [sic] “Populorum Progressio”, et quelques
autres déclarations du Saint-Père, comme celles que je vous ai envoié [sic]23 ».
33 Au niveau psychologique, les textes du concile et l’évolution de l’Église conciliaire
mirent les anciens du Cœtus Internationalis Patrum, du moins les plus convaincus, dans
un désarroi terrible. Certaines sœurs dominicaines de la communauté fondée par l’abbé
Berto soutiennent que le concile a tué leur fondateur24. Cela est vraisemblable à la
lecture de sa correspondance25. Pourtant, il acceptait le concile dans sa totalité. En
1968, il écrivait à un correspondant : « Ce qui reste de ce concile, comme de tous les
conciles antérieurs, ce sont les Actes promulgués par le Souverain Pontife régnant. Les
Dominicaines du Saint-Esprit reçoivent intégralement ces Actes26 ». Les bénédictins de
Solesmes, même les anciens du Séminaire français qui collaborèrent avec le Cœtus,
acceptèrent également tous les textes de Vatican II. Les communications qu’ils firent
sur le sujet, notamment celles de dom Prou27, en font foi, ainsi que l’évolution
postérieure de la Congrégation. De même, Mgr Carli, qui resta conservateur et
traditionaliste, accepta les textes du concile et devint, plus tard, archevêque de Gaëte
(voir Avallone, 2009 ; Vitali, 2010). Les cardinaux Ottaviani, Siri et Ruffini firent de
même, au grand désespoir de Mgr Romeo qui écrivit à Mgr Cabana (qui accepta
également le concile dans son intégralité) le 29 mars 1967 : « Mais c’est ici que la
situation empire. Les Cardinaux Ottaviani, Siri, Ruffini, ne veulent plus résister au
courant d’apostasie... Ils ne font que dire, désormais : “débrouillez-vous28” » !
34 Deux attitudes se distinguèrent donc rapidement chez les anciens membres du CIP :
tandis que les uns acceptaient intégralement les textes conciliaires et adhéraient
progressivement à l’« esprit » du concile, les autres s’interrogeaient sur la valeur de
l’enseignement de Vatican II et sur l’assentiment qu’ils devaient lui donner. Ces
« romains », si déférents envers la papauté et le magistère avant le concile, se
retrouvèrent totalement désemparés et déchirés devant des textes qu’ils jugeaient être
en opposition avec la doctrine traditionnelle de l’Église.
La première réception du concile par quelques clercset laïcs influents
35 La réception du concile n’est pas seulement le fait des évêques et de la hiérarchie
ecclésiastique. Les clercs et les catholiques de tout rang eurent à se positionner par
rapport à Vatican II. Il est donc essentiel de les considérer lorsqu’on étudie la réception
de cet événement, d’autant plus que leurs positions furent en certains cas plus
explicites que celles des prélats et qu’ils les influencèrent parfois.
36 Dans cette partie, il sera d’abord question de la réception du concile dans deux revues,
Itinéraires et La Pensée catholique, qui ont été choisies ici en raison de la grande influence
qu’elles eurent dans les milieux traditionalistes, puis de la réception de Vatican II par
les abbés Georges de Nantes et Louis Coache, ainsi que par le père Roger-Thomas Calmel
(O.P.). Ces personnages ont été retenus parce qu’ils eurent tous les trois une grande
importance dans le mouvement de résistance au concile, essentiellement en France.
37 La revue Itinéraires (cf. Ledouble, 1995), fondée en 1956, fit connaître sa position sur
Vatican II dans le premier numéro de l’année 1966. Dans un éditorial29 intitulé
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« Recevoir les décisions du concile », on peut lire : « [...] nous recevons toutes les
décisions conciliaires et [...], dans la mesure où cela dépendrait de nous, nous invitons
nos lecteurs à les recevoir » (ibid., p. 21). Les précisions suivantes étaient apportées :
Nous recevons les décisions du concile en conformité avec les décisions des concilesantérieurs. Si tels ou tels textes devaient paraître, comme il peut arriver à touteparole humaine, susceptibles de plusieurs interprétations, nous pensons quel’interprétation juste est fixée précisément par et dans la conformité avec lesprécédents conciles et avec l’ensemble de l’enseignement du Magistère. [...] S’ilfallait – comme certains osent le suggérer – interpréter les décisions du conciledans un sens contraire aux enseignements antérieurs de l’Église, nous n’aurionsalors aucun motif de recevoir ces décisions et personne n’aurait le pouvoir de nousles imposer. [...]Nous recevons les décisions du concile en nous préoccupant de connaître la notethéologique qui convient à chacune d’elles. Ne pas avoir cette préoccupationnécessaire des « diverses notes théologiques » serait tomber dans l’« intégrisme »(ibid., p. 21-23).
38 Il faut relever l’utilisation du terme « réception » par la revue Itinéraires. Il s’agit
probablement de l’une des premières utilisations de ce concept – occulté pendant
longtemps par la théologie catholique30 – appliquée au concile Vatican II. Au-delà de
cette considération, ce que l’historien constate dans la citation qui précède, c’est une
réception sans enthousiasme des textes conciliaires, qui ne peuvent être reçus qu’à la
condition d’être interprétés à la lumière du magistère antérieur. Par ailleurs, Itinéraires
rejetait « l’esprit du concile ». Dans un éditorial du dernier numéro de l’année 1966, on
peut lire :
Ceux qui n’acceptent pas l’arbitraire intellectuel et pratique du conformismerégnant sont dénoncés comme « rebelles à l’esprit du concile ». Mais ceconformisme lui-même ne doit rien au concile, il existait avant, il jouissait déjà –malgré l’action du Saint-Siège – d’une prépotence de fait. [...] Et ce que l’on appliqueen fait aujourd’hui trop souvent, ce n’est pas ce que le concile a promulgué mais, ense réclamant verbalement de ses décisions, c’est en réalité le programme de ceconformisme tyrannique qui préexistait au concile. [...] Faire ostensiblement du« concile » ou de l’« esprit du concile », comme on le fait quotidiennement sous nosyeux, une revanche contre Pie XII, une revanche contre saint Pie X, une revanchecontre un siècle d’enseignements pontificaux, c’est une atroce impiété et c’estinstaller partout les conditions psychologiques et morales de l’anarchie religieuse31.
39 La revue La Pensée catholique, fondée en 1946, ne reçut pas autrement le concile. Les
articles qu’elle diffusa ne furent pas aussi explicites que certains publiés dans Itinéraires
, mais l’esprit est fondamentalement le même. Ainsi, contre ceux qui interprétaient
Vatican II selon sa « logique » ou son « esprit », l’abbé Luc J. Lefèvre, directeur de la
revue, insistait sur le fait qu’il n’en fallait garder que les textes. En 1969, il écrivait :
« Les textes, rien que les textes, tels qu’ils nous sont donnés et tels qu’ils ont pu être déjà
présentés et commentés par la “Commission pontificale pour l’interprétation des
décrets du concile”. Nous n’en démordrons pas, même si nous courrons le risque d’être
accusés d’être trop attachés à ce qui est écrit. Quod scripsi, scripsi...32 ». En outre, l’abbé
Lefèvre analysait l’enseignement de Vatican II en extrayant du concile ce qui
correspondait à son orientation théologique, ce qui pouvait donner lieu à une
interprétation un peu forcée, comme cela est visible dans les phrases suivantes :
Formation philosophique et théologique, selon saint Thomas d’Aquin, commel’exige Vatican II, éloignement des auteurs suspects qui ébranlent et détruisent lesfondements du savoir rationnel et les bases mêmes des motifs de crédibilité, ascèseévangélique qui seule permet la fuite des occasions dangereuses, prière liturgique,
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oraison mentale, mortifications et mise en garde contre l’« esprit du monde » : voilàles sources de la meilleure école d’éducation surnaturelle, inséparables etirremplaçables, que des millions de prêtres et de religieux fidèles ont adoptées dansles siècles passés. Voilà les sources surnaturelles vraies auxquelles le concile aprescrit de puiser33.
40 Durant cette période, l’un des plus virulents opposants au concile fut l’abbé Georges de
Nantes. Il fut parmi les premiers prêtres – probablement le premier – à résister
publiquement à Vatican II. Fils d’un officier de marine, il fut ordonné prêtre le 27 mars
1948. Maurrassien et pétainiste, il tint la chronique de politique religieuse dans
l’hebdomadaire Aspects de la France sous le pseudonyme d’Amicus (1948-1952). Nommé
curé de Villemaur-sur-Vanne en 1958, il décida d’y créer une congrégation de moines
missionnaires qu’il appela les Petits Frères du Sacré-Cœur de Jésus. Le 15 septembre 1963, il
se fit renvoyer de sa paroisse et du diocèse de Troyes pour des raisons politico-
religieuses qu’il serait trop long de rapporter ici. Il refusa de quitter le diocèse et
s’établit avec sa communauté à Saint-Parres-lès-Vaudes34.
41 L’abbé de Nantes manifestait ses opinions dans ses Lettres à mes amis. Après le concile,
celles-ci étant « devenues l’objet de douloureuses contestations », il voulut les
soumettre au Saint-Office pour « qu’il en examine la doctrine35 ». Il essaya de
transmettre le dossier par l’intermédiaire de son évêque, Mgr Le Couëdic, mais celui-ci
refusa. L’abbé de Nantes l’envoya donc par la poste et publia la lettre qu’il avait écrite
pour le cardinal Ottaviani, datée du 16 juillet 1966, dans sa Lettre à mes Amis du même
mois (ibid.). Cela lui valut une suspense a divinis par Mgr Le Couëdic36.
42 La lettre au cardinal Ottaviani de l’abbé de Nantes est très utile pour appréhender sa
réception du concile. Dans ce document, il dénonçait le chemin pris par l’Église depuis
le pontificat de Jean XXIII. Voici ce qu’il écrivait à ce propos : « Depuis 1960, la réforme
et le renouveau ont pris une telle ampleur dans l’Église qu’on en vient à ne plus tolérer
dans la société ecclésiastique les gens de tradition. Bien plus, l’autorité hiérarchique s’y
est engagée, apparemment, avec une telle puissance qu’il est devenu impossible de
rester fidèle à Jésus-Christ dans l’Église de Jean XXIII, de Paul VI et de Vatican II sans
être accusé d’hérésie et de schisme ». L’abbé de Nantes affirmait également qu’un
complot visant à subvertir l’Église s’était ourdi lors du concile et que les conjurés
avaient été victorieux : « Il parut enfin, les 7 et 8 décembre 1965, jours de clôture, qu’un
parti d’hommes d’Église l’avait emporté au concile, qui entendait nous lancer dans
l’œuvre babélique d’un monde sans Christ, sans Grâce et sans Croix, mais laïque et
libertaire, démocratique et socialiste, sur les bases nouvelles d’une foi “en l’Homme, en la
Liberté, en la Paix” » (ibid.). Il soutenait qu’un « concile assemblé pour réconcilier l’Église
avec le Monde moderne, cela paraît une contradiction dans les termes », que les Pères
conciliaires avaient trahi leur mission et qu’ils étaient tombés dans le modernisme
(« Lettre de l’abbé de Nantes au cardinal Ottaviani », op. cit.).
43 L’abbé Georges de Nantes déplorait également que le concile ait « renoncé à exercer son
Autorité divine, en refusant de faire œuvre doctrinale », et qu’il ait « réclamé, en
revanche, l’obéissance de tous dans le domaine de la pastorale, non pas pour y
maintenir les traditions, mais pour entrer dans le mouvement de réforme » (ibid.). Il
faisait de Vatican II un bilan sans ambages :
Six mois après Vatican II, les fumées des louanges mondaines se dissipent et le bilanse laisse deviner. La vérité de la Révélation en sort affaiblie et les erreurs de notretemps fortifiées. L’unité de la foi s’est relâchée en même temps que se dessinent lesliens d’une fausse charité avec les ennemis de Dieu. Mais une étrange contrainte
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pèse désormais sur les fidèles et trouble la paix de leur pratique et de leur viechrétienne. Plus de liberté, plus de spontanéité. Il faut entrer coûte que coûte dansle collectivisme de la nouvelle pastorale. La réconciliation de l’Église avec le Mondeen dépend, paraît-il, et cela seul importe désormais. C’est une nouvelle religion oùl’engagement social importe plus que la foi, et l’obéissance aux hommes plus que leculte de Dieu. C’est exactement le modernisme (ibid.).
44 Comme les rédacteurs des revues considérées dans les lignes précédentes, l’abbé
Georges de Nantes dénonçait l’esprit du concile qui, écrivait-il, « dépassera
irrésistiblement les volontés des Pères conciliaires et les projets qu’ils ont arrêtés ».
Selon lui, le seul remède serait de « rétracter les postulats fondamentaux de ce
renouveau conciliaire », mais puisque le Magistère ne se résolvait pas à le faire il se
trouvait être « l’otage et le complice de cette dégradation » (ibid.).
45 Une autre figure qu’il faut absolument considérer dans la réception du concile par les
traditionalistes, c’est celle du dominicain Roger-Thomas Calmel, 1914-1975 (Fabre,
2012 : 670), auteur de plusieurs livres et articles, essentiellement dans la Revue Thomiste,
la Vie dominicaine, l’École et Itinéraires, revue à laquelle il donna plus de cent-cinquante
contributions à partir de 1958. Dans ses écrits publics, ses critiques du concile furent
rarement frontales, mais plutôt indirectes. Ainsi, par exemple, dans un article paru en
1965 dans Itinéraires, il dénonça le processus révolutionnaire qu’il voyait à l’œuvre dans
l’Église :
Que, par exemple, à un moment de l’histoire de l’Église le besoin se fasse sentir d’unrenouveau biblique, ou liturgique, ou missionnaire, ou « laïque », que ce renouveausoit dans l’air, voyez comment la Révolution va s’y prendre pour le circonvenir, lecapter, le falsifier. On commence par écarter les chrétiens traditionnels et vivantsqui allaient faire fleurir le renouveau dans la fidélité à la tradition de l’Église ; onmet en place des révolutionnaires qui veulent le ressourcement contre la tradition etl’Évangile contre l’Église ; petit à petit on enseigne au peuple chrétien, affreusementdupé, à lire l’Écriture contre la théologie traditionnelle, à célébrer la Liturgie contrel’adoration et le recueillement, à magnifier le mariage contre la virginité consacrée,à exalter la pauvreté évangélique contre la propriété privée, à devenir apôtre desincroyants en faisant abstraction de la foi et du baptême. Ce détournementincroyable, cet art de confisquer pour fausser est tout à fait essentiel à laRévolution37.
46 Dans ce même article, il écrivait que, d’après l’Écriture Sainte, « la dernière étape de
l’humanité sur notre planète sera l’étape de la grande apostasie », qu’il voyait alors à
l’œuvre (ibid., p. 162-163). Plus tard, dans une lettre à l’abbé Raymond Dulac38, ancien
théologien du Cœtus Internationalis Patrum et fondateur de la revue Le Courrier de Rome, il
demandait : « Serait-il imprudent, dès maintenant, de commencer à lever le voile ? à
mettre en évidence les preuves du brigandage39 ? ». Auparavant, il avait écrit à l’une de
ses dirigées : « De plus en plus une église “apparente”, alignée sur le communisme (sans
vouloir le voir) et sur l’humanitarisme maçonnique travaille à s’imposer à l’Église
réelle, celle des conciles, et non celle que l’on dit du concile, comme si l’Église
commençait en 196240 ». Il estimait par ailleurs que Vatican II pouvait être ignoré :
« Quant à l’autorité du concile... il n’a rien défini ; alors nous ne sommes pas obligés –
en vertu de la foi – de prendre au sérieux ce qu’ils nous racontent. Pour l’amour de
Jésus, nous ne tournerons pas avec le vent. Mais nous savons que nous serons de plus
en plus isolés41 ».
47 Avant même la fin du concile, et après, le père Calmel soutint ceux qui refusèrent
l’esprit de Vatican II. Il encouragea toutes les formes de résistance à l’esprit nouveau et
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tâcha de rallier ceux qui voulaient résister. Il multiplia les conférences et les
prédications auprès de laïcs catholiques de plus en plus nombreux à lui demander
d’intervenir. Jusqu’à sa mort, en 1975, il écrivit des articles de théologie et de
spiritualité dans Itinéraires. En outre, il était en relation avec plusieurs prêtres, tels
l’abbé Victor-Alain Berto, l’abbé Raymond Dulac, l’abbé Georges de Nantes, dom Gérard
Calvet. Il était aussi proche des bénédictins de Fontgombault, des Olivétains de Maylis,
des dominicaines du Saint-Esprit, et des dominicaines enseignantes du Saint-Nom-de-
Jésus. Il entra également en relation avec Mgr Lefebvre, en qui il mettait beaucoup
d’espoir42. Quant à ce dernier, il avait lui-même de l’estime envers le dominicain,
puisqu’il lui offrit de devenir le directeur de la maison de formation qu’il était sur le
point de fonder Fribourg en 1969. Le père Calmel déclina cette offre, estimant que ce
n’était pas son charisme (ibid., p. 405-407).
48 Durant la période qui fait l’objet de la présente étude, il faut également évoquer les
combats de l’abbé Louis Coache, ancien du Séminaire Français de Rome, docteur en
droit canonique et auteur, entre autres, des fameuses Lettre d’un curé de campagne à ses
confrères (1964), Nouvelle lettre d’un curé de campagne (1965), Dernière lettre d’un curé de
campagne (1967). En février 1968, il fonda le mensuel Le Combat de la Foi pour relayer ses
combats contre « l’hérésie moderniste ». Cette année-là, il fit paraître son fameux Vade
Mecum du catholique fidèle43, signé par cent soixante-dix prêtres provenant
essentiellement de France, mais aussi d’Algérie, d’Angleterre, d’Argentine, de Belgique,
du Brésil, du Canada, du Dahomey, de l’Espagne, de l’Italie, du Luxembourg, des Pays-
Bas, de Suisse et de Yougoslavie. Les signataires de cette brochure voulaient « rappeler
un certain nombre de principes qui permettent de plaire à Dieu et d’assurer son salut »
(ibid., p. 2). Ces prêtres ne se prononçaient pas contre le concile, mais contestaient
l’« “esprit post-conciliaire” dénoncé par Paul VI, qui tend à supprimer toute adoration
extérieure » (ibid., p. 5). En matière de liturgie, ils rappelaient aux prêtres « que les
règles antérieures au 2e concile du Vatican restent en vigueur sauf dérogation expresse
par les lois postérieures » (ibid., p. 6). Ils insistaient sur l’usage du latin dans la liturgie :
« L’esprit authentique du concile Vatican II, exprimé par les textes officiels publiés par
le Pape, est nettement en faveur du latin et contre son abandon total. Les prêtres qui
conservent le latin pour la célébration de la Messe ne sont donc pas contre le concile ;
ceux qui prétendent le contraire abusent les simples fidèles » (ibid., p. 6-7).
⁂
49 La première réception du concile Vatican II par les catholiques traditionalistes permet
de constater que plusieurs conservateurs furent mal à l’aise avec certains textes
conciliaires, jugés contraires à la Tradition, mais que dans un premier temps la plupart
d’entre eux ne les dénoncèrent pas publiquement, malgré leurs réserves intimes. Mgr
Lefebvre, par exemple, qui prit rapidement une place de premier plan au sein du
mouvement de contestation du concile, en raison notamment de son caractère
épiscopal ainsi que de ses qualités de chef et d’organisateur, ne commença à remettre
publiquement en question Vatican II qu’à partir de 1968. Avant cette date, tout comme
la plupart des personnages évoqués dans cet article, qu’il s’agisse des anciens du Cœtus
Internationalis Patrum, des clercs ou des laïcs, il recevait officiellement les textes
promulgués par le concile, même si sa réponse à la consultation du cardinal Ottaviani et
des lettres privées montrent son désaccord profond avec la doctrine de Vatican II. Par
ailleurs, on peut relever une certaine concordance dans l’attitude des traditionalistes
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vis-à-vis du concile. D’une manière générale, avant la promulgation du Novus Ordo Missæ
, ils s’élevèrent contre l’interprétation des documents conciliaires qu’ils jugeaient non
traditionnelle, ainsi que contre l’« esprit du concile » au nom duquel certains
appelaient à dépasser Vatican II. Cependant, malgré des positions relativement
convergentes, il faut relever l’absence d’un mouvement d’opposition organisé et
l’impossibilité de sa mise en place. Ainsi, la tentative de Mgr Lefebvre et de quelques-
uns de ses amis de publier immédiatement après le concile un bulletin de liaison entre
les évêques traditionalistes se solda par un échec. La période 1965-1969 peut donc être
considérée comme un temps de flottement durant lequel les convictions des uns et des
autres s’affirmèrent progressivement, sans que la résistance soit élaborée et
coordonnée.
50 Après la promulgation et la mise en application des prescriptions de la Constitution
Apostolique Missale romanum, la réception du concile Vatican II par les traditionalistes
entra dans une nouvelle phase. Les questions doctrinales ne furent pas occultées, loin
de là, mais la nouvelle messe et les abus liturgiques devinrent l’un des grands points de
contestation, même si déjà avant 1969 les traditionalistes avaient critiqué la réforme
liturgique conciliaire. En effet, plusieurs d’entre eux émirent des réserves sur celle-ci et
sur la manière dont elle était appliquée dans les diocèses et les paroisses. Dès 1964, à
l’appel de Borghild Krane, psychologue norvégienne, plusieurs catholiques se
regroupèrent en associations nationales pour défendre la liturgie traditionnelle. Après
une première réunion des délégués de six d’entre elles à Rome en 1965, une Foederatio
Internationalis Una Voce fut créée à Zurich le 8 janvier 1967 44. C’est dans les locaux de
cette association, soutenue par Mgr Lefebvre, que le fameux Bref examen critique du
Nouvel Ordo Missæ, co-signé par les cardinaux Ottaviani et Bacci, fut rédigé. Dans ce
document, il est écrit que le nouveau rite « s’éloigne de façon impressionnante, dans
l’ensemble comme dans le détail, de la théologie catholique de la sainte messe telle
qu’elle a été formulée à la vingt-deuxième session du concile de Trente45 ». Après
l’entrée en vigueur du Novus Ordo Missæ, le 30 novembre 1969, les traditionalistes
défendirent unanimement le rite dit tridentin de la messe et s’opposèrent au nouveau
missel qu’ils accusèrent, entre autres, de mener au protestantisme et de conduire à
l’hérésie. La réception du concile par les traditionalistes entra alors dans une nouvelle
étape de son histoire.
BIBLIOGRAPHIE
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Pensée catholique, no 103, 4e trim. 1966, p. 14-16].
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Le concile en Amérique latine : lerôle du CELAM dansl’aggiornamento continentalThe Council in Latin America : the CELAM in the continental aggiornamento.
El concilio en América latina : el rol del CELAM en el aggiornamento
continental
Silvia Scatena
NOTE DE L'AUTEUR
traduit de l’italien par Pierre Antoine Fabre
1 Dans la trajectoire de l’Église et du catholicisme latino-américain, le tournant
conciliaire – qui se prolonge dans l’expérience de la conférence de Medellín, la
réception de Vatican II se confondant, de fait, avec celle de cette assemblée générale du
clergé continental en 19681 – a certainement été décisif, à tous points de vue. Si cela est
globalement vrai pour tous les cadres de l’Église catholique, le cas de l’Amérique latine
reste spécifique, en raison d’une synchronie toute particulière entre le processus
complexe catalysé par la convocation du concile et les transformations politiques,
sociales et économiques qui ont marqué la région latino-américaine dans son ensemble
dans le cours des années 1960 : une « synchronie » qui se manifeste dès le moment
même de l’annonce du concile par le pape Jean XXIII, dans ce mois de janvier 1959 qui
s’ouvre en Amérique latine par l’entrée des troupes de Fidel Castro dans La Havane,
césure majeure dans l’histoire contemporaine du continent. C’est en fonction de cette
« contiguïté » avec les grands changements engagés dans cette région du monde dans la
seconde moitié du XXe siècle qu’Émile Poulat et Daniel Levine – dans un volume
consacré à l’analyse des rapports entre Église et politique dans l’Amérique latine du
siècle dernier – situaient l’« Église collégiale » qui ressortait du concile comme de la
conférence de Medellín le long de la ligne de crête qui séparait, d’une part l’époque des
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gouvernements populistes de celle de régimes politiques de droite et, d’autre part, le
déclin d’une « Église coloniale » de l’ascension d’une « Église populaire », soutenue par
une dialectique sans fin entre répression et protestation2.
2 De fait, le tournant par lequel l’Amérique latine reçoit les impulsions conciliaires est
aussi celles, d’une part d’un changement social qui porte avec lui des germes de
désintégration sociale et culturelle de plus en plus virulents (in primis, une urbanisation
intense et chaotique que n’accompagne pas une industrialisation pourtant nécessaire),
d’autre part de la séquence très intense d’événements, de mouvements et de
transformations ouverte par la révolution cubaine (cf. T. C. Wright, 2001) : un contexte
toujours plus sensible sur fond de guerre froide. Le continent vit dans cette période
l’essor des insurrections et des dynamiques guerrilleras, l’échec des recettes
développementalistes (desarroliste) de la kennedienne « Alliance pour le progrès » (cf.
A. F. Lowenthal, 1991), et la diffusion en augmentation, évidemment connexe, de la
conviction que seule une radicalisation des luttes pouvait garantir la durée des
conquêtes sociales conduites par des gouvernements progressistes. Et ceci pendant que
les États-Unis renonçaient à faciliter des débouchés démocratiques et réformistes aux
fortes tensions sociales qui secouaient le continent, donnant toujours plus la priorité à
la stabilité politique et à l’éloignement du péril communiste (cf. R. Nocera, 2005). Si, en
Colombie, la guerilla enflait ses rangs et si naissaient dans ce pays les premières
« républiques socialistes », en Bolivie les militaires reprenaient les rênes de la vie
politique, tandis que le Brésil et le Chili voyaient s’ouvrir devant eux des trajectoires
divergentes : d’un côté, dans le pays andin, la victoire électorale du parti démocrate
chrétien d’Eduardo Frei en 1964 alimentait, réellement sinon durablement, les espoirs
d’une « révolution démocratique » ; de l’autre, au Brésil, le coup d’État du mois de mars
de cette même année inaugurait la longue et lourde saison des gouvernements de la
« Sécurité nationale3 ».
3 Tous ces événements influencent profondément l’évolution du catholicisme latino-
américain dans le courant des années 1960 : un catholicisme de plus en plus politisé en
proportion de la paralysie des voies traditionnelles de l’expression et de la vie
politiques et qui, face à la faillite des solutions développementalistes, commence à
déchiffrer la pauvreté du continent non plus seulement comme l’effet d’un retard
économique qu’il fallait combler, mais comme le résultat d’une relation de dépendance
structurelle entre les grandes puissances occidentales et les vieilles oligarchies
nationales (cf. J. Meyer, 1991).
4 C’est dans ce contexte que survient l’invitation du pape Jean XXIII au rendez-vous
conciliaire ; un rendez-vous qui trouve les Églises périphériques du continent latino-
américain largement impréparées par rapport à l’ampleur des problèmes pastoraux et
doctrinaux proposés par l’agenda de Vatican II, mais qui ne rencontre pas moins le fort
désir de changement, tout à la fois ecclésial et social, qui animait les secteurs les plus
dynamiques du laïcat et du clergé ainsi qu’un groupe substantiel d’évêques pour
lesquels l’ouverture du concile représentait un facteur d’accélération pour un
processus de rénovation engagé dès les années 1940-1950. Continent très largement
catholique, tout au moins culturellement et sociologiquement, l’Amérique latine des
années 1960 offre une caisse de résonance tout-à-fait singulière à l’appel d’un
aggiornamento conciliaire, en raison de la convergence de cet appel avec la profondeur
des changements sociaux en cours ; cette convergence ne se retrouve avec la même
ampleur et la même intensité dans aucun autre continent : ni en Europe ou en
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Amérique du nord, où un certain nombre de transformations sociales fondamentales
appartenait déjà au passé ; ni en Asie ou en Afrique, elles aussi en proie à de profondes
évolutions mais dans lesquelles l’influence chrétienne était encore trop faible pour que
le concile puisse jouer un rôle décisif dans ce processus.
L’« école » de la JOC
5 C’est donc parce que le catholicisme latino-américain est déjà en état
d’« effervescence » que Vatican II a eu sur lui un impact particulier ; un état auquel
n’avait certainement pas peu contribué la dotation de l’Église pacellienne4 de l’après-
seconde guerre mondiale en moyens, structures et personnels missionnaires issus de
l’Europe et de l’Amérique du Nord. Au Chili et au Brésil en particulier, le « peuple
catholique » qui se mobilise dès l’ouverture du concile compte avec le concours d’un
personnel qualifié, principalement français et belge – des religieux, des sociologues, des
« pastoralistes », les pionniers d’un nouveau tiers-mondisme catholique –, qui traverse
l’Océan vers la fin des années 1950 pour relever le défi présenté par le renouveau des
Églises latino-américaines et par le problème du sous-développement5 : une
« immigration d’excellence » qui contribue fortement à la diffusion de la nouvelle
stratégie et du nouveau style pastoraux, dans une étroite coopération, en même temps
que de nombreux prêtres de retour en Amérique latine après des études européennes,
avec les mouvements d’action catholique spécifiquement liés aux milieux étudiants,
ouvriers ou paysans (cf. Ch. Smith, 1991). Nés en riposte aux problèmes soulevés par le
processus de sécularisation, les groupes de la Juventud Obrera, Agraria, Estudiantil et
Universitaria (JOC, JAC, JEC e JUC) – qui apparaissent et se développent selon des
rythmes différents dans les multiples nations du continent – ont en commun dès les
années 50 une vive attention, toujours plus aigüe, aux problèmes sociaux, et une
réception intense des analyses proposées par la nouvelle sociologie française, celle de
Gabriel Le Bras et du chanoine Fernand Boulard, ce dernier qui sera du reste souvent
invité en Amérique latine, dès les débuts du concile, par quelques-uns des évêques liés à
la JOC (cf. A. Puente Lutteroth, 2002). Appelés par leurs mouvements respectifs à une
observation approfondie de la réalité, les militants de l’Action catholique, en particulier
deux de la JUC brésilienne, font leurs les analyses socio-économiques proposées par le
dominicain Louis-Joseph Lebret et la critique éthique et religieuse du capitalisme
élaborée par Emmanuel Mounier ; des analyses et des critiques que les exigences de la
pratique et les effets des difficultés sociales, aussi concrètes que virulentes à l’échelle
du continent tout entier éloignent toujours plus des approches et des solutions portées
par le catholicisme intransigeant, dont beaucoup de ces militants sont pourtant issus6.
Selon une trajectoire commune aussi à d’autres groupes, à la fin des années 50 les
mouvements de l’Action catholique cessent progressivement d’être des mouvements de
« conquête » pour devenir de nouveaux laboratoires de formation et de recherche ; des
laboratoires dans lesquels la dimension « militante » ne faiblit pas, mais s’accompagne
et se soutient d’une analyse toujours plus critique de la réalité sociale, qui conduira bon
nombre de ces groupes vers des positions d’avant-garde dont la radicalisation sera plus
ou moins rapide selon les contextes, et selon les attitudes des diverses hiérarchies
nationales.
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Un outil collégial unique en son genre
6 C’est de l’« école » de la JOC que provient directement, et cela est très significatif, le
noyau propulseur du Conseil épiscopal latino-américain (CELAM) dans les années du
concile et du premier après-concile, observatoire et lieu de référence essentiels pour la
compréhension de la spécificité de l’aggiornamento et de la réception de Vatican II en
Amérique latine ; réception effective dès 1962 avec le lancement d’une réorganisation
interne de l’organisme continental de l’épiscopat à la lumière des nouvelles priorités
conciliaires et des exigences d’un nouveau « plan d’ensemble » pour affronter les
problèmes du continent sur la base d’une compréhension adéquate du moment
historique que l’Amérique latine traversait7.
7 Expression sui generis d’une intégration latino-américaine que l’époque des
indépendances avait rêvée, le CELAM constitue certainement l’instrument le plus
important dont se soit dotée l’Église du continent dans la décennie de l’avant-concile : l’
habitus de la confrontation et du travail partagé introduit par le CELAM pour l’étude des
dossiers d’intérêt commun et la recherche de réponses pastorales unifiées aux
problèmes du continent pourvoit de fait à l’épiscopat « périphérique » latino-américain
un capital qui deviendra pendant le concile un patrimoine unique. Généralement
regardé avec une certaine condescendance par la plupart des évêques du continent,
l’organisme de Bogotá avait pourtant, entre d’autres acquis, institutionnalisé une
certaine forme de continuité dans l’activité fragmentaire de l’épiscopat, en rendant
possible une expérience cumulative qui, si elle fut depuis souvent imitée, ne fut jamais
réellement reproduite8 ; une expérience qui représentait une considérable valeur
ajoutée par rapport à la somme de ses composantes, et ceci d’autant plus que la
majorité des conférences épiscopales n’était pas encore dotée d’une structure
permanente9. Né en 1955 avec l’encouragement de Rome et conçu dans l’optique d’une
latino-américanisation des épiscopats dans une période de mobilisation qui marque les
dernières années du pontificat de Pie XII, non sans diverses tensions d’ailleurs avec le
Saint-Siège, le CELAM avait progressivement connu une croissance autonome, grâce
pour l’essentiel à un petit groupe d’évêques riches d’un passé « jociste » important,
comme je l’ai souligné, fondamental pour la méthodologie et le sens de la communauté
dont ce mouvement avait été porteur. Cette « émancipation » n’allait pas être sans
tension avec Rome, dont la tutelle – la Commission pontificale pour l’Amérique latine
constituée en 1958 pour coordonner et conduire plus efficacement les initiatives
régionales et la coopération internationale – était ainsi bousculée, ni sans une certaine
défiance de la part de certains épiscopats nationaux qui voyaient là une menace pour
leur propre autorité10. Le fait, entre d’autres, que Bogota dépende de Rome pour la
décision de ses réunions, pour la définition de leur ordre du jour, ou pour l’emploi des
collectes d’Adveniat, heurtait l’image que pouvaient concevoir d’eux-mêmes ces
épiscopats11.
8 L’impact considérable de Vatican II sur l’ensemble des Églises latino-américaines n’est
pas compréhensible sans prendre en compte cette petite cohorte d’évêques depuis
longtemps éveillés à une vision et une perspective proprement continentales (cf. J. O.
Beozzo, 2002 : 219-242) ; une cohorte depuis longtemps aussi renforcée de la
collaboration stable de plusieurs théologiens, sociologues et « pastoralistes », et qui, à
partir des nouveaux horizons théologiques dessinés par Vatican II et de la réflexion
conciliaire sur la collégialité épiscopale mûrit une nouvelle conscience de soi, par
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laquelle elle devient le levier institutionnel d’une assimilation sélective et créative des
orientations conciliaires. L’expérience inédite d’une véritable convivialité pendant les
années du concile et l’image d’un « groupe latino-américain » que le CELAM avait
gagnée à l’extérieur du continent représentent également un élément important pour
la maturation, chez les évêques, d’une nouvelle conscience de soi continentale ; enfin,
le fait que, sur le sujet de la collégialité, l’expérience du CELAM apparaisse souvent
comme une nouveauté précieuse digne d’être imitée contribue elle aussi alors à une
« latinoaméricanisation » des consciences qui va bien au-delà du réseau de contacts
établi par le jeune organisme colombien dans la seconde moitié des années 195012.
Parler de l’impact du concile en Amérique latine revient souvent, sous de nombreux
aspects, à parler du processus de réception précoce du concile conduit par le CELAM
sous la présidence de l’évêque chilien Manuel Larraín, second puis premier vice-
président de l’organisme de 1956 à 1962, puis président de novembre 1963 à sa mort
accidentelle en juin 1966.
9 Figure cruciale de capitaine de l’Église continentale dans sa navigation du concile à
l’après-concile par sa capacité à traduire ampleur de pensée et longueur de vue dans la
pratique d’une organisation et d’une structure concrètes (cf. F. Erríos, 2009 : 1-2 et
13-40), Manuel Larraín Errazuriz avait été le disciple du jésuite Alberto Hurtado,
référence centrale de ce catholicisme social chilien qui, dès les années 1920-1930, avait
su trouver des représentants de poids dans l’épiscopat national ; responsable de
l’Action catholique chilienne depuis 1952, l’expérience de l’accompagnement de la JOC
avait été fondamentale pour le conduire à une plus grande attention aux problèmes
sociaux et à une certaine familiarité avec les analyses de la nouvelle sociologie
religieuse d’origine francophone13. L’itinéraire d’Errazuriz est proche de ce point de vue
de celui de l’évêque brésilien Helder Pessoa Camara, « père » et vice-président du
CELAM jusqu’à son remplacement en novembre 1965, conséquence des nouveaux
équilibres internes de la Conférence épiscopale du Brésil (CNBB) après le coup d’État
militaire de l’année précédente14. Auxiliaire de l’évêque de Rio de Janeiro avant d’être
promu à Récife en avril 1964, l’évêque du nord-est brésilien avait lui aussi été membre
de la direction nationale de l’Action catholique de 1952 à 196215. L’expérience jociste
compte aussi chez d’autres évêques du groupe réuni par le tandem Camara-Larraín, qui
avaient déjà été promoteurs dans leurs diocèses respectifs de pratiques pastorales
novatrices et originales. Citons, pour ne retenir que quelques-uns d’entre eux : le
paraguayen Ramón Bogarín Argaña, ancien coadjuteur d’Asunción et depuis 1957
évêque de San Juan Bautista de las Misiones, employé à la promotion du diaconat et à la
formation pastorale des laïques, autant qu’au soutien aux premières « Ligues agraires »
dans le territoire des anciennes réductions jésuites16 ; le péruvien Dammert Bellido,
évêque du diocèse paysan de Cajamarca, ancien auxiliaire de Lima, organisateur, avec le
français Fernand Boulard, des premières Semaines sociales péruviennes, et pionnier
d’une tentative originale d’adaptation du droit canonique aux habitants de la Sierra17 ;
enfin, last but not least, l’évêque équatorien de Riobamba, Leonidas Proaño, qui avait
constitué avec quelques amis dès la fin des années 30 un groupe de prêtres voués à la
promotion d’un mouvement d’organisations ouvrières et d’un groupe JOC dans les
provinces andines d’Imbabura et Carchi, dans le diocèse d’Ibarra18.
10 Expression d’une minorité au sein des diverses hiérarchies ecclésiastiques nationales,
mais dans le même temps interprète des secteurs les plus dynamiques et les plus larges
du catholicisme continental, pour lesquels le message conciliaire représentait une
sollicitation nouvelle et un rendez-vous décisif, le CELAM de Manuel Larraín devient
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rapidement le guide d’un aggiornamento qui devait s’effectuer au cœur d’une
confrontation explosive entre la conscience des prescriptions de l’Évangile et les
urgences de la situation sociale ; un aggiornamento qui, comme je l’ai rappelé, prend
forme dès le lendemain de l’annonce du concile, par l’effet conjoint des appels réitérés
de Jean XXIII à une planification pastorale à l’échelle du continent et de l’onde de choc
complexe de la révolution cubaine. Dans ses prolongements guévaristes, celle-ci exerce
un attrait considérable dans de nombreuses organisations étudiantes et mouvements
de jeunesse et devient, surtout au Brésil, la force catalysatrice d’une crise déjà ouverte
dans l’Action catholique, en particulier au sein de la JUC et un facteur de radicalisation
politique de nombreux groupes étudiants, ouvriers et paysans (cf. S. Mainwaring, 1989 :
83 et suiv).
11 L’exigence impérieuse d’une action coordonnée à l’échelle continentale et d’un
engagement total pour une transformation des structures sociales et pour un ordre de
justice était déjà une évidence pour Manuel Larraín en novembre 1960 quand, lors de la
Ve assemblée ordinaire du CELAM à Buenos Aires, il présente une analyse ample et
articulée des problèmes pastoraux du continent, dans laquelle il dessine de fait les
lignes de réflexion et d’action qui allaient être celles de l’organisme épiscopal dans les
années du concile et son immédiate postérité (cf. In populo pauperum, op. cit. : 29-31).
C’est aussi à ce moment-là que s’amorce la conception, qui sera plus ou moins rapide,
de quelques-uns des instruments qui devaient soutenir l’engagement du CELAM pour
un renouveau pastoral, une coordination des initiatives et un partage des individus les
plus qualifiés et de leurs compétences : je pense ici in primis à l’Institut supérieur de
pastorale latino-américaine (ISPLA) qui, après un décollage lent et difficile en raison
des résistances qu’il rencontrait, en particulier au sein de l’épiscopat argentin, jouera
effectivement un rôle essentiel, favorisant d’une part la formation de base et de l’autre
la promotion des nouveaux courants de la pensée pastorale19. Confié aux soins de
Proaño et de Segundo Galilea, un prêtre chilien qui s’était distingué pendant un séjour
de trois ans auprès du centre ouvert en 1961 par Ivan Illich à Cuernavaca, qui allait
rapidement devenir un carrefour exceptionnel d’échanges d’expériences pastorales
novatrices et le premier incubateur d’une théologie plus « autochtone »20, le projet de
l’ISPLA, concrétisé par la constitution d’une équipe itinérante de pastoralistes chargés
de cours in situ, prend des contours beaucoup plus précis encore dans le cadre des
premières « réunions conciliaires » du CELAM : une série de rencontres organisées dans
l’automne 1962 par Helder Camara, informelles dans la mesure où, dans la première
période de Vatican II, le CELAM n’était pas autorisé comme tel à se réunir à Rome. Et
ceci malgré sa contribution à l’élaboration des stratégies les plus propices pour mettre
en mouvement la machine souvent très pesante du concile, depuis le travail, dont
l’importance a été bien reconnue, des concertations préalables à l’élection des
commissions conciliaires jusqu’à une participation active à l’organisation des
conférences de l’organe Œcuménico, chargé de la circulation de l’information et des
liaisons entre les assemblées que les épiscopats nationaux tenaient extra aulam ( cf.
P. Noël, op. cit. : 95-133). Forte de l’expérience et du réseau de relations accumulés
depuis le milieu de la décennie antérieure, la composante latino-américaine devient
très substantielle dans ce contexte, si l’on considère l’implication des évêques du
continent dans les divers groupes qui, tout informels qu’ils soient, gagnent une capacité
d’expression et d’influence croissante sur les dynamiques de l’assemblée conciliaire : je
pense en particulier ici au groupe « Jésus, l’Église et les pauvres », qui se réunissait au
Collège belge à l’initiative du père Gauthier21. Numériquement modeste, le CELAM ne
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manque cependant jamais d’être représenté dans toutes les commissions de la période.
Je me limiterai ici à rappeler le nom de l’auxiliaire de Panama, puis ordinaire de
Veraguas, Marcos McGrath, membre de la commission théologique et donc président de
la sous-commission sur les « signes de temps », qui devait préparer la trame d’un
rapport sur l’Église dans le monde moderne. Ancien professeur et doyen de la faculté de
théologie de l’Université catholique de Santiago, et assistant de l’Action catholique
chilienne avant de partir compléter le cours de ses études à l’Université Notre Dame
nell’Indiana, à Paris et à l’Angelicum de Rome, le jeune évêque est considéré comme le
véritable héritier spirituel de Manuel Larraín par sa capacité à créer le consensus dans
l’épiscopat pourtant très composite du continent latino-américain, en parvenant à se
présenter comme un « progressiste » respecté autant par les conservateurs que par
l’aile la plus avancée (cf. AA.VV., 1987).
12 J’ajoute encore aux noms de Camara, Larraín et Bogarín Argaña, en fonction de leurs
compétences dans les divers champs de l’apostolat, de leur habitus collégial et, pour la
plupart des cas, de leurs liens avec Larraín, ceux de l’urugayen Baccino, fondateur de la
JAC et pionnier d’une nouvelle pastorale, du bolivien Gutiérrez Granier et du colombien
Botero Salazar, président du comité économique du CELAM, qui secondait sur le plan
économique et organisationnel les choix et les orientations de l’évêque de Talca. Ce
sont tous ceux-là qui, en substance, conduisent dans le contexte régional sud-américain
une sorte de « concile parallèle », refondation conciliaire de l’organisme de Bogotá sur
la base d’une conscience nouvelle du fondement de cet organisme dans le principe de la
collégialité épiscopale. Une « refondation » dont le moteur sera l’affranchissement de la
tutelle romaine de la Commission pontificale pour l’Amérique latine (CAL) et un
enracinement plus décidé encore dans les exigences et les besoins du continent ; et
celui-ci passait d’abord, très concrètement, par une réorganisation du secrétariat
général du CELAM, c’est-à-dire par la constitution de dix départements « de service »,
spécialisés et décentrés, capables de capitaliser les expériences qui avaient mûri sur le
terrain dans les divers secteurs de l’action pastorale des deux côtés de l’Atlantique, et
de coordonner les forces de changement dans ces secteurs.
13 Pour l’essentiel bien acceptée à Rome, cette nouvelle structure du CELAM trouve son
vrai centre de ralliement dans le département de pastorale qui, sous la direction de
Proaño, du péruvien Dammert Bellido et de l’argentin Devoto, porte-parole de la
minorité rénovatrice dans son épiscopat et interlocuteur régulier, pendant le concile
Vatican II, du groupe réuni autour de Gauthier, devient rapidement le carrefour
institutionnalisé d’une pluralité de réflexions, d’expériences et de nouvelles pratiques
pastorales. L’essor du nouveau département pour l’action sociale est lui aussi
déterminant, sur un terrain névralgique – et chaque jour un peu plus – pour l’ensemble
de l’Église latino-américaine ; la direction en est confiée au brésilien Eugenio de Araújo
Sales, administrateur apostolique à Salvador de Bahia depuis 1964 et l’un des
représentants les plus éminents de l’Église du nord-est brésilien, très lié lui-même à
l’archevêque de Recife, comme cela est bien connu22. Bien que la perspective reste
marquée par une vieille confiance dans les ressources de la « doctrine sociale » de
l’Église, les développements politiques et la radicalité des transformations en acte sur le
continent entraînaient chez plusieurs évêques du CELAM des écarts toujours plus
proches du grand écart par rapport à cette tradition, face à leur « problème no 1 » :
celui de la faim et de la justice sociale23. Cette divergence critique par rapport à la ligne
progressiste-développementaliste qui dominait le débat conciliaire lui-même, sur le
Gaudium et Spes, était surtout manifeste dans l’évolution d’Helder Camara, mais le
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président du CELAM, Manuel Larraín, avait lui-même publié au début du mois d’août
1965, c’est-à-dire avant même d’intervenir au concile sur le thème du développement,
une lettre pastorale – Desarrollo : Exito o fracaso en America Latina – dans laquelle il
anticipait de près de deux ans sur certains des accents et des contenus de Populorum
progressio ( cf. M. Larraín, 1965). Larraín stigmatisait sans détours dans le sous-
développement matériel et spirituel du peuple latino-américain, et plus généralement
dans le Tiers Monde, une violation systématique de la dignité de l’homme et de ses
droits fondamentaux, ainsi qu’une « rupture effective » de la paix, pour souligner
davantage l’urgence d’un développement intégral de l’homme, matériel et spirituel.
Dans un style souvent accusateur, la pastorale du président du CELAM se plaçait
évidemment dans le sillage du débat conciliaire sur le schéma XIII24 (sur la place de
l’Église « dans le monde de notre temps ») ; par ailleurs, en se faisant l’interprète d’un
sentiment ecclésial très large, elle semblait aussi souligner combien la dimension
proprement temporelle de la mission évangélisatrice de l’Église conciliaire trouvait une
forme spécifique dans la réalité sociale et ecclésiale du continent et que, par
conséquent, c’est à partir de cette réalité-là que ces problèmes devaient être affrontés
dans un effort commun des Églises latino-américaines. C’est surtout à ce niveau que les
problèmes du développement et de la paix se conjuguèrent alors étroitement aux
dynamiques d’intégration d’un continent pour lequel l’Église pouvait redevenir ce
facteur d’unité qu’elle avait été au début de son histoire.
14 La conscience nouvelle que prenait le CELAM de sa signification proprement ecclésiale
dans le contexte du concile se conjuguait elle aussi, en proportion, comme le notait
Larraín à la veille de la dernière période conciliaire, avec une perception toujours plus
aiguë de la « situation absurde » dans laquelle se trouvaient le continent et les deux
tiers de l’humanité et donc de la nécessité impérieuse, urgente, de promouvoir un
« développement harmonieux et intégral25 ». « Véhicule très spécial » de l’esprit du
concile et, dans le même temps, instrument de promotion et d’impulsion de « tous les
changements de structure d’ordre socio-économique dont le continent avait besoin »,
le CELAM se retrouve à Rome pour l’ultime session de Vatican II déjà projeté vers les
responsabilités qui l’attendaient à la fin du concile.
Le concile comme style
15 C’est dans ce contexte que, dans les derniers mois de l’année 1965, mûrit l’idée, semée
par Manuel Larraín, d’une seconde conférence de l’épiscopat latino-américain, qu’il
fallait organiser sans tarder à Bogotá, immédiatement après le congrès eucharistique
d’août 1968 dans la capitale colombienne. Suggérée une première fois dès le 9 août 1965
dans une lettre au président du CAL, Samoré – en même temps que la sollicitation d’une
audience de Paul VI à l’ensemble de l’épiscopat latino-américain à l’occasion du Xe
anniversaire de la création du CELAM –, elle est proposée aux délégués le 23 septembre
1965, premier jour de la réunion de l’assemblée ordinaire de l’organisme épiscopal de
Bogotá : l’objectif de cette conférence devait en particulier être l’examen des conditions
de l’actualisation des acquis du concile dans le contexte latino-américain. La
perspective d’un programme d’action d’envergure continentale pour donner une
réponse ecclésiale commune à l’appel au changement porté par le concile et aux
transformations sociales en œuvre en Amérique latine revient très explicitement sous
la plume de Larraín dans une lettre du 22 novembre 1965 au cardinal Confalonieri,
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secrétaire de la Congrégation du Consistoire, et dans le salut adressé à Paul VI à
l’occasion de l’audience accordée par le pape pour le Xe anniversaire du CELAM, comme
cela lui avait été demandé – ainsi que je l’ai rappelé. Selon les vœux de l’évêque de
Talca, cette audience devait revêtir une dimension expressément programmatique
pour ce qui concernait les responsabilités de l’organisme de Bogotá, sur un continent
dans lequel les bouleversements en cours et la réalité de la pauvreté et du sous-
développement plaçaient les évêques face à la nécessité vitale de repenser leur mission
évangélisatrice (voir In populo pauperum, op. cit. : 100-104).
16 L’intervention de Paul VI ne déçoit pas les attentes de l’évêque chilien. Le pape reprend
à son compte le diagnostic du catholicisme latino-américain, mûri par les travaux du
CELAM, pour exhorter une avancée résolue sur la voie d’une planification continentale
de l’action pastorale. En écho direct à ces travaux, il identifie l’action sociale comme le
secteur le plus névralgique de l’action de l’Église continentale dans le processus social
en œuvre, et contribue ainsi à confirmer chez de nombreux évêques la nécessité que le
concile Vatican II ne demeure pas comme un ensemble de documents, mais devienne
un « fait vécu », qu’il fallait transporter et incarner dans la réalité latino-américaine.
17 Conclu à Rome, Vatican II devait donc se prolonger à l’échelle des diocèses et des
églises nationales. Pour beaucoup d’évêques de retour de concile, et pour plusieurs
conférences épiscopales, le mot d’ordre semblait effectivement être l’élaboration des
plans et des programmes d’action qui tenteraient de traduire d’une manière ou d’une
autre au niveau local les grandes lignes de force de Vatican II. Le cas le plus connu est
certainement celui de la CNBB, qui dresse un projet pastoral d’envergure pour le Brésil,
le Plano de Pastoral de Conjunto, mais d’autres épiscopats se réunissent aussi. Au Chili,
une commission nationale post-conciliaire met au point en juin 1966 un calendrier de
synodes diocésains qui devaient être célébrés presque simultanément dans les
24 diocèses du pays (cf. Th. Sanders, 1969 ; R. Colle, 1968). Dans ce grand tournant,
l’exigence d’une prise de responsabilité commune face aux transformations profondes
qui affectaient l’ensemble du continent est très diffusément entendue par des hommes
et par des épiscopats qui se trouvaient d’une manière ou d’une autre plongés au cœur
de ce vaste processus de transition qui s’exerçait aussi bien à l’échelle des individus
qu’à celle des institutions. Cela n’excluait évidemment pas que des secteurs importants
de l’Église s’opposent à, ou à tout le moins subissent les dynamiques qui traversaient la
société comme l’Église elle-même. Ce fut en particulier le cas en Argentine, où l’Église
était marquée par des divisions très profondes, et de plus en plus aigües, que le golpe du
général Onganía en 1966 tendra à verticaliser26 ; ou en Colombie, où la mort violente du
cura guerrillero Camilo Torres donna une tournure plus dramatique encore que dans les
années antérieures aux exigences de très larges secteurs du clergé et du laïcat qui
recherchaient les moyens d’affirmer leur existence, toujours plus impatients face à une
Église perçue comme prisonnière d’une pastorale sacramentaliste et de structures
chrétiennes désormais dépassées27. Terre de contrastes humains, sociaux et politiques
toujours plus virulents, la Colombie était aussi le théâtre de divisions croissantes entre
une religiosité très traditionnelle et des orientations franchement révolutionnaires, qui
n’épargnaient pas la hiérarchie ecclésiastique elle-même, dans laquelle se détache par
exemple l’une des figures les plus singulières de tout l’épiscopat latino-américain,
l’« évêque rouge » de Buenaventura, Gelardo Valencia Cano, responsable en 1966 du
Département missionnaire du CELAM ; mais cette même hiérarchie compte aussi parmi
les prélats les plus conservateurs du continent, de l’administrateur apostolique de
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300
Bogotá, Muñoz Duque, au cardinal Concha, ancien archevêque de la capitale
colombienne et protaganiste d’un conflit ouvert avec Camilo Torres28.
18 En général cependant, selon une grande variété de formes et d’accents, et sans perdre
de vue que de vastes périmètres ecclésiaux s’opposent ou résistent passivement aux
dynamiques de changement qui traversent l’Église comme la société dans son
ensemble, évêques, conférences et synodes manifestent globalement une volonté
évidente de syntonie avec l’« esprit du changement » et contribuent à l’affirmation
d’une sorte de « climat » général ; un climat qu’il serait bien difficile de définir plus
précisément, mais un climat dans lequel on peut distinguer des attitudes, des positions,
des langages récurrents.
19 Le magistère et l’expérience conciliaire « imposent » avant tout la collégialité de
l’action pastorale comme une valeur « de fait » ; plus qu’un objet de réflexion, celle-ci
devient la forme diffuse – plus ou moins effective évidemment – selon laquelle un
nombre croissant d’évêques et d’épiscopats latino-américains cherchent à ce moment-
là à veiller et à répondre aux problèmes de leur Église. Des réponses très différentes, en
particulier selon le degré de confiance que l’on accorde aux laïcs et à leur engagement
progressif dans la vie de l’Église, mais selon une tonalité prudente ou enthousiaste, et
avec plus ou moins d’invention et d’audace, l’accueil de cette dimension nouvelle de
l’ecclésiologie conciliaire du « peuple de Dieu » est à peu près partout un must de la
période.
20 De nombreux secteurs ecclésiaux trouvent en effet dans cette ecclésiologie l’input ou
l’« autorisation » pour aller de l’avant dans la révision des attitudes anciennes,
l’encouragement à transformer l’Église triomphale de la tradition conservatrice en une
Église pauvre, une Église de service, transformer l’Église des sacrements en une Église
de la parole et une Église de la coresponsabilité qui devait se substituer à celle de la
hiérarchie et du clergé. « L’Église d’aujourd’hui doit être conciliaire », lit-on dans une
contribution présentée lors d’une rencontre organisée en mai 67 par le Département
national de pastorale de la conférence épiscopale du Paraguay, et « conciliaire »
désigne ici une dimension communautaire, pérégrinante et donc « pénitente » de
l’Église elle-même, dans la mesure où « cette Église pèlerine (...) doit vivre dans une
metanoia et dans un parcours de réforme continuelle29 ».
21 Le CELAM post-conciliaire reste le principal interprète et l’élément moteur de ce
« climat ». Malgré les conséquences sur le CELAM lui-même des bouleversements
intervenus au sein du CNBB – avec le remplacement de Camara à la vice-présidence de
l’organisme par l’archevêque de Teresina, Avelar Brandão Vilela, qui campait sur des
positions conservatrices – et la mort soudaine de Larraín, la continuité d’une
institution solidement installée garantit la poursuite des orientations et des projets qui
avaient mûri dans la fin du concile. C’est ainsi que prend forme l’idée d’un chantier de
recherche et d’une première concertation élargie sur les clés du développement et sur
le problèmes que pouvait poser l’adaptation de Gaudium et Spes aux nécessités latino-
américaines. Le soutien du pape à une présence plus incisive de l’Église dans les
processus sociaux en cours avait, en outre, confirmé le CELAM dans cette ligne
directrice, qui dans la fin de l’année 1965 et le début de la suivante entend l’appel
d’autres urgences encore à travers le parcours de Camilo Torres et la constitution, à La
Havane, d’une Conférence tricontinentale qui regroupait les foyers de guerilla (guérilla)
et les mouvements de libération nationale d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine, et la
création d’une Organisation latino-américaine, dont le siège était lui aussi à Cuba, en
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force d’appui aux groupes guerrilleros (guérilleros) actifs dans les divers pays du
continent30.
22 Voilà donc la toile de fond sur laquelle viennent se situer les travaux de l’assemblée
extraordinaire convoquée par le CELAM au mois d’octobre 1966 à Mar del Plata, en
Argentine, avec pour ordre du jour les problèmes du sous-développement en Amérique
latine31. Première épreuve pour la nouvelle présidence orpheline de son guide, la
rencontre argentine, organisée non sans difficulté dans une conjoncture économique
difficile, au lendemain du coup d’État du général Onganía, sera un moment essentiel de
synthèse de toutes les réflexions qui avaient germé depuis les années 1950 sur le thème
du développement. Elle sera aussi l’occasion d’affirmer une vision globale de la
situation latino-américaine et représente certainement, par les thèmes qu’elle aborde
et par le nombre de ses participants, le précédent le plus immédiat de la célèbre
conférence de Medellín ; un précédent dont les orientations et les analyses trouveront
une confirmation suprême à la fin du mois de mars 1967 avec l’encyclique papale sur le
développement, Populorum progressio, qui fait l’effet d’un « coup de cymbale » dans tout
le continent et s’engouffre dans la brèche ouverte par les évêques latino-américains à
Mar del Plata (cf. G. Gutiérrez, op. cit. : 231-260). Référence fondamentale pour les
hiérarchies nationales, qui trouvaient en elle, soit la confirmation des processus de
réforme engagés, soit l’input nécessaire pour la recherche d’un nouveau
positionnement des Églises nationales dans une société latino-américaine globalement
inquiète de son avenir, cette encyclique donne également une autorité nouvelle aux
conclusions de l’assemblée du CELAM, en particulier auprès de certains épiscopats,
comme en Colombie, qui étaient restés jusqu’ici extérieurs à la dynamique dont les
propositions de Mar del Plata étaient le fruit.
23 Jointe à l’Assemblée d’octobre 1966 et à l’écho considérable de Populorum progressio, une
autre étape essentielle de la « gestation » de Medellín sera la rencontre épiscopale
d’Itapoã, dans les environs de Salvador de Bahia, en mai 196832. Organisée pour vérifier
l’application et les développements des orientations de Mar del Plata à la lumière de
l’encyclique pontificale, cette rencontre signifiera aussi l’entrée dans le corps de
réflexion officiel du CELAM de la « théorie de la dépendance », selon laquelle le sous-
développement structurel de l’Amérique latine ne pouvait pas être compris hors de sa
relation de dépendance, elle aussi structurelle, à l’égard du monde développé (cf. J. G.
Palma, 1995 : 529-541). Le document final confirmera les perspectives d’analyse de Mar
del Plata, mais marquera aussi une certaine forme d’évolution dans le diagnostic de la
réalité latino-américaine et apportera une tonalité plus dramatique au document
antérieur. Celui d’Itapoã, sous l’influence des sollicitations d’Helder Camara, ne manque
pas d’aborder aussi l’épineuse question de la violence33 : un an après l’encyclique
Populorum progressio, de plus en plus de catholiques appliquaient au contexte socio-
politique latino-américain la « petite phrase » du texte pontifical sur l’exception au
refus de l’engagement révolutionnaire. Les évêques réunis à Salvador affirmaient
résolument le choix d’une « action non-violente », comme non-violence active, qu’il ne
fallait pas confondre avec une attitude de passivité, car c’était tout au contraire la
volonté d’une réaction non conformiste par rapport aux injustices, sous leurs multiples
prétextes et modalités. Cette action non-violente renonçait par ailleurs à condamner
toute forme de violence et devait donc se traduire le plus rapidement possible dans
« une action courageuse et constante pour obtenir de profondes, urgentes et
audacieuses réformes de structure », sans lesquelles la violence deviendrait inéluctable
– et elle était déjà, de fait, « une tentation du moment présent ». Ce discours sur la
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violence, au sujet de laquelle de très fortes polarisations n’allaient plus tarder à se faire
jour dans le catholicisme à l’échelle continentale, fait d’Itapúa le vrai grand dernier
seuil du sommet de Medellín et des « années 70 » de l’Église latino-américaine.
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Indonésie : Vatican II au prisme dupolitiqueIndonesia: Vatican II in the prism of politics
Indonesia: Vaticano II en el prisma de lo político
Rémy Madinier
NOTE DE L'AUTEUR
Je tiens ici à exprimer ma gratitude envers le Père Setyo Wibowo (s.j.), pour son aide et
ses précieux conseils, ainsi qu’au personnel de la bibliothèque du Kolese Santo Ignatius
(Kolsani) de Yogyakarta.
1 Dans les premiers jours d’octobre 1965, les évêques indonésiens présents au concile se
réunirent pour évoquer la situation politique de leur pays. À la suite de l’assassinat de
sept généraux de l’État-major par des officiers putschistes, le général Suharto venait de
s’emparer du pouvoir afin de restaurer l’ordre2. Marginalisé, le président Soekarno
semblait avoir perdu le contrôle de la situation. Dans plusieurs régions du pays une
répression féroce s’abattit sur les sympathisants du parti communiste que l’on
soupçonnait d’avoir inspiré le « coup du 30 septembre ». Plusieurs prélats décidèrent de
regagner au plus vite leur patrie, sans même attendre la fin du concile, afin de tenter de
maintenir la communauté catholique à l’écart du drame qui se nouait. Au milieu de ce
maelström, les décisions de ce dernier passèrent presque inaperçues. En dehors de
quelques périodiques catholiques à l’audience très limitée (Penabur, Basis, Praba), la
presse ne publia que quelques articles circonstanciels. Comme le reconnut plus tard
l’un des participants au concile, le Cardinal Darmoyuwana (1914-1994), président de la
Conférence épiscopale d’Indonésie, les constitutions et décrets adoptés à Rome ne
purent être officiellement mis en œuvre avant plusieurs années (Darmojuwono, 1981 :
3). Présent à partir de 1963 à Java, le père jésuite Bernhard Kieser se souvient de
l’atmosphère bien particulière qui précéda les événements de 1965, rendant presque
impossible tout travail pastoral : une situation politique très tendue, d’incessantes
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rumeurs de coup d’État, des famines, des affrontements sporadiques autour de
l’application de la réforme agraire et, surtout, une hostilité souvent bruyante à toute
présence étrangère3. Après le « coup du 30 septembre » et le début des massacres qui
coûtèrent la vie à près de 500 000 personnes, Yogyakarta, où il résidait, fut envahie par
des hordes de réfugiés. Les paysans des campagnes alentour fuyaient la terrible
alternative qui s’offrait aux populations des villages traversés par l’armée et les milices
dans leur sanglante chasse aux communistes : tuer ou être tuées. De longs mois durant,
alors que les communautés catholiques de nombreux pays du monde discutaient des
avancées du concile, celle d’Indonésie fut accaparée par le drame qui se déroulait sous
ses yeux (ibid.). Les fameux « signes des temps » (tanda-tanda zaman) semblaient alors
bien obscurs4.
2 Depuis la fin des années 1970, une abondante littérature confessionnelle a été
consacrée au concile en Indonésie, mais une histoire plus distanciée reste à écrire5.
Pourtant, avec cinq décennies de recul, on ne peut qu’être frappé par la résonance du
moment conciliaire dans l’histoire de l’Église d’Indonésie. « Vatican II n’a pas été pour
l’Orient » affirme, depuis l’Égypte, le père jésuite Jacques Masson6. On serait presque
tenté d’écrire qu’il fut pour l’Indonésie. Très politique, l’appropriation de l’
aggiornamento de l’Église venait s’inscrire à point nommé dans une histoire longue :
celle d’une modeste communauté religieuse issue de la rencontre coloniale qui parvint,
en quelques décennies, à trouver une place légitime au sein de la première nation de
l’islam. Les catholiques ne représentaient, au moment du concile qu’à peine plus de 2 %
de la population (contre 5 % de protestants). Leur répartition géographique, très
inégale, demeurait marquée par l’héritage de la colonisation hispanique de l’est de
l’Archipel aux XVe et XVIIe siècles : plus de la moitié d’entre eux résidaient dans les
petites îles de la Sonde, à Flores principalement, où ils étaient majoritaires7. À Java
(60 % de la population du pays) habitaient à peine plus de 10 % des catholiques où ils
représentaient moins de 1 % de la population. Dans un pays à 88 % musulman, les
catholiques bénéficiaient toutefois de la même reconnaissance institutionnelle que les
autres confessions8. Depuis l’indépendance, l’État était officiellement fondé sur la
« croyance en un Dieu unique » (Ketuhanan yang maha esa), selon le premier principe du
Pancasila, l’idéologie officielle de la République. De cette formule avait découlé, au prix
de quelques acrobaties théologiques très javanaises s’agissant de l’hindouisme et du
bouddhisme, la reconnaissance de la liberté de croyance et de culte pour les religions
reconnues, ainsi que l’accès aux subventions du ministère des Religions9.
La légitimation romaine de la formation d’une Églisenationale
3 Parmi les écrits ayant trait au concile ou à ses acteurs, les auteurs ayant adopté une
démarche historique ou, à tout le moins, une approche théologique contextualisée,
évoquent tous la dimension nationaliste comme l’une des clefs de compréhension de la
préparation, du déroulement puis de la réception de Vatican II en Indonésie10. À la fin
des années 1950, la communauté catholique était en effet en passe d’achever, dans
l’urgence, une mutation entamée dans les années 1920 qui avait permis son inscription
dans la nation indonésienne. À la faveur de la politique éthique, inaugurée au début du
siècle par le gouvernement général des Indes néerlandaises, les cadres jésuites de la
mission catholique à Java s’étaient lancés dans une ambitieuse politique de formation
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de cadres indigènes11. Sous la tutelle de ces fervents partisans d’un associationnisme
bien compris, un petit groupe de jeunes dirigeants catholiques, solidement formés dans
leurs écoles, émergea. À l’image de deux personnalités emblématiques, Albertus
Soegijapranata (1896-1963), premier évêque (1940) natif d’Indonésie et Josephus Kasimo
(1900-1986), fondateur du parti catholique, cette première génération de catholiques
javanais investit à la fois l’Église et la scène politique. Engagés dans le mouvement
nationaliste, proches du futur président Soekarno, ils contribuèrent à la reconnaissance
du catholicisme comme l’une des cinq religions officielles de l’Indonésie indépendante.
Cette consécration du caractère pluriconfessionnel de l’Archipel tint avant tout à des
considérations géographiques : les minorités chrétiennes étant bien souvent
majoritaires dans les régions les moins peuplées de l’Est de l’Archipel, les représentants
de la communauté musulmane acceptèrent de souscrire au premier principe énoncé
dans le Pancasila pour prévenir les risques de sécession. Mais elle fut aussi la
conséquence du ferme engagement des catholiques indigènes en faveur de
l’indépendance – l’attitude du clergé hollandais étant plus ambiguë (Bank, 1999).
Durant les quatre années de la guerre d’indépendance, le rôle des dirigeants
catholiques fut remarqué : Kasimo fut ministre au sein de plusieurs gouvernements
républicains et lorsque les Hollandais, début 1947, s’emparèrent de Semarang, Mgr
Soegijapranata abandonna le siège de son évêché, pour rejoindre Yogyakarta, la
capitale républicaine. Le Vatican comprit rapidement l’importance de cet engagement
nationaliste pour la pérennité du catholicisme en Indonésie : ignorant les préventions
de Mgr Willekens (1881-1971), vicaire apostolique de Batavia, le Saint-Siège fut l’un des
premiers États à reconnaître la République, en juillet 194712.
4 Durant les années qui précédèrent le concile, cette attention à la dimension nationale
de l’Église indonésienne ne faiblit pas à Rome. La Congrégation pour la propagation de
la foi, dont dépendait directement l’Indonésie, s’efforça d’accélérer le processus
d’indigénisation des cadres. Deux nouveaux évêques natifs furent nommés : Gabriel
Manek (1913-1989, svd) à Ende (Flores) en 1951 et Adrianus Djajasepoetra (1894-1979,
s.j.) à Jakarta, en 1953, en remplacement de Mgr Willekens. Symbole d’une nouvelle
hiérarchie proche des plus hautes autorités de la République, Mgr Soegijapranata fut
systématiquement mis en avant. En 1955, il fut élu président de la Conférence des
évêques d’Indonésie et responsable de son Bureau social. Cette responsabilité lui permit
d’étendre, au plan national, le mouvement catholique défendant le Pancasila qu’il avait
fondé dans son diocèse de Semarang (Subanar, 2001 : 231). À partir de 1960, il siégea au
sein de la Commission centrale préparatoire du concile ainsi qu’à la Commission des
missions13. L’approche du concile et l’atmosphère d’hystérie nationaliste qui régnait
alors en Indonésie (les propriétés néerlandaises avaient été confisquées en 1957)
conférèrent un caractère d’urgence à l’établissement d’une hiérarchie indépendante.
En 1959, Mgr Agagianian, préfet de la Congrégation pour la propagation de la foi visita
l’Archipel et, la même année, le pape reçut le président Soekarno (Subanar, op. cit. :
153). En janvier 1961, vingt-cinq diocèses, répartis en six provinces apostoliques, furent
créés par Jean XXIII. Seuls trois évêques étaient natifs d’Indonésie mais tous reçurent le
titre d’archevêque.
5 Symbole de ce hiatus dans une Église désormais officiellement émancipée mais encore
très marquée par son passé colonial, l’Indonésie fut donc représentée à Vatican II par
une écrasante majorité d’évêques européens (22 sur 25) dont seuls quelques-uns
avaient déjà pris la nationalité indonésienne. Lors des différentes sessions du concile,
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plusieurs voix venues d’Indonésie marquèrent plus particulièrement les débats : Mgr
Van Bekkum, fort de son expérience missionnaire, de sa participation au Congrès
international de liturgie pastorale d’Assise en 1956, ainsi que du soutien de plusieurs
évêques de Hollande siégeant à ses côtés au sein de la Commission liturgique, joua un
rôle majeur dans la rédaction de la Constitution Sacrosanctum Consilium, adoptée en
décembre 1963 (Alberigo, 2000 : vol. III, p. 485). Lors des discussions préparatoires à la
Constitution dogmatique Lumen Gentium, Mgr Darmojuwono (1914-1994) fit une
intervention remarquée sur le célibat des clercs et Mgr Djajasepoetra intervint sur
l’aspect contractuel du mariage. L’importance de l’inculturation dans la formation des
prêtres indigènes fut défendue avec vigueur par Mgr Sani Kleden (1924-1972) évêque
(svd) de Denpasar, Bali (Alberigo, 2006 : vol. IV, p. 362, 381, 569). Même si, nous y
reviendrons, des différences de sensibilité politique existaient entre les prélats,
Vatican II fit beaucoup pour l’unité de l’Église indonésienne : tous se situaient dans le
camp progressiste et aucun désaccord majeur ne séparait les évêques natifs de leurs
confrères d’origine hollandaise. D’ailleurs, lors des débats en Assemblée conciliaire, les
Européens faisaient généralement de l’un des trois évêques natifs leur porte-parole, se
contentant de figurer comme subsignati de l’intervention14. Les réunions qu’ils tinrent
régulièrement à Rome pour débattre à la fois des enjeux du concile et de l’évolution de
leur pays, leur donnèrent une conscience aiguë de la dimension nationale de leur
apostolat15.
6 Deux événements survenus durant le concile vinrent souligner le caractère très
politique de l’engagement catholique en Indonésie. Le premier fut la mort de Mgr
Soegijapranata, aux Pays-Bas en juillet 1963, alors qu’il se préparait à se rendre à la
deuxième session du concile. À la demande du président Soekarno, sa dépouille fut
immédiatement rapatriée et sa mémoire fut honorée lors d’obsèques nationales
(Subanar, op. cit. : 235). Un an plus tard, il fut élevé à la dignité de héros national et au
grade de général à titre posthume pour son engagement durant la période
révolutionnaire. Ces honneurs disaient bien les liens très forts qui unissaient son
engagement religieux et son combat pour la patrie qu’il résuma en une formule,
souvent reprise par la suite : « 100 % catholique, 100 % indonésien ».
7 Autre écho de l’actualité nationale, en septembre 1964, à l’ouverture de la troisième
session du concile, les trois évêques de Papouasie Occidentale se joignirent à ceux
d’Indonésie. Le sort de cette province, à majorité animiste et chrétienne, sur laquelle
les Hollandais avaient conservé leur souveraineté lors de leur reconnaissance de
l’indépendance de l’Indonésie, en 1949, était depuis l’un des grand thèmes
mobilisateurs du nationalisme indonésien. En 1960, le président Soekarno avait lancé
une vaste campagne populaire, destinée à donner un objectif commun au mouvement
communiste et à l’armée qui s’affrontaient de plus en plus ouvertement. Intégrée à
l’Indonésie sous le nom d’Irian Jaya, la nouvelle province rejoignait ainsi le giron d’une
Église catholique nationale dont les divers diocèses couvraient désormais l’espace
s’étendant « de Sabang (au nord de Sumatra) à Merauke (à la frontière entre les deux
Papouasies) », selon la formule qui avait nourri l’imaginaire nationaliste depuis la
Révolution.
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Une communauté réimaginée : l’indigenisasi anticipéeet encouragée
8 Dans un moment politique délicat, le premier acquis de Vatican II pour l’Indonésie fut
donc de conforter – en la mettant en scène – l’image d’une Église nationale dont la
légitimité reposait sur son émancipation du modèle colonial. En abandonnant le modèle
d’une Église centralisée pour insister sur la valeur des églises locales, il permit à la
communauté catholique indonésienne de se « débarrasser de son complexe
d’infériorité lié à sa dépendance de l’étranger16 ».
9 Mais cette « communauté réimaginée », pour détourner la célèbre expression de
Benedict Anderson17, allait pourtant au rebours des réalités statistiques :
l’indigénisation du clergé catholique progressait à un rythme très lent. En 1940, 3 %
seulement des prêtres étaient indonésiens d’origine, ils n’étaient que 14 % en 1960 et ne
devinrent majoritaires qu’au début des années 1980 (Bertens, 1986). Seuls les ordres
féminins connurent une indigénisation rapide : les sœurs indonésiennes représentaient
82 % du total en 1980, contre seulement 9 % en 1940 (Bertens, op. cit.).
10 De surcroît, le poids très important des ordres religieux missionnaires dans le clergé
soulignait à la fois l’origine coloniale de l’Église et sa dépendance à l’étranger. Il limitait
également ses moyens d’action : en 1979, les prêtres membres d’un ordre étaient
encore six fois plus nombreux que les prêtres diocésains (Rapport annuel MEP, 1979).
Malgré les protestations et les appels à accélérer la formation d’un clergé diocésain,
seul à même de faire vivre pleinement cette Église locale que le concile avait placée au
centre de la réforme ecclésiologique, structures et mentalités tardèrent à évoluer. Ce
n’est guère que dans les années 1990 que la tendance commença à s’inverser. En 2004,
les membres d’ordres religieux représentaient encore 58 % du total des prêtres
(Steenbrink, op. cit. : vol. 3, p. 585).
11 Le concile eut toutefois un effet plus immédiat en terme d’indigénisation à travers la
reconnaissance qu’il accorda aux laïcs. Le chapitre IV de la Constitution Lumen Gentium
fut ainsi souvent cité pour justifier l’engagement politique des laïcs qui, nous l’avons
dit, fut l’un des éléments essentiels à la pérennité du catholicisme dans l’Archipel18.
Cette évolution dogmatique allait d’ailleurs dans le sens de pratiques déjà solidement
inscrites dans le quotidien des paroisses catholiques. Le père jésuite Franz-Magnis
Suseno avait ainsi été surpris, à son arrivée en 1961, du rôle des laïcs dans l’Église
d’Indonésie, en contraste saillant avec ce qui se passait dans son Allemagne natale.
L’enseignement qu’il reçut à la faculté de théologie de Yogyakarta était déjà marqué
par la pensée du théologien Karl Rahner, l’un des inspirateurs du concile19. Dans les
diocèses reculés de l’Est indonésien ou au sein des petites communautés catholiques
très isolées de Sumatra et de Kalimantan (la partie indonésienne de Bornéo), cette
implication relevait de la nécessité : les prêtres ou les religieux ne pouvaient visiter
qu’une ou deux fois par an certains villages. Mais dans les villes javanaises, où
l’encadrement clérical était beaucoup plus important, les laïcs furent aussi organisés
très tôt en structures relativement autonomes. Nommés kring (holl.) à l’époque
coloniale, puis lingkungan (indo.) par la suite, ces « cercles » structuraient la
communauté catholique dans les quartiers où les villages. Fondées par les
missionnaires hollandais, les kring reprenaient en fait l’héritage des premières
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communautés catholiques javanaises fondées par des catéchistes qui baptisaient eux-
mêmes leur entourage (ibid.).
12 La reconnaissance officielle par le concile du rôle des laïcs eut d’autant plus
d’importance qu’elle coïncida, en Indonésie, avec une forte augmentation de leur
nombre. Dans les mois qui suivirent la crise de 1965, une nouvelle réglementation qui
obligeait chaque citoyen à déclarer l’une des cinq religions reconnues – afin de
combattre l’athéisme – entraîna une vague de conversions. Dans les anciens bastions
communistes, nombre de musulmans nominaux choisirent d’embrasser l’une des deux
religions chrétiennes dont les organisations avaient été moins impliquées dans les
massacres que les milices musulmanes20. À l’échelle nationale, ces conversions ne
jouèrent que marginalement dans la progression du nombre de chrétiens, mais dans
certaines régions, en particulier dans certaines villes de Java central, la proportion de
chrétiens passa de 2 % à 10 % en quelques années (Hefner, 1993 : 99-128). Le diocèse de
Semarang, du Cardinal Darmojuwono, vit ainsi sa population catholique doubler de
1964 à 1971 (de 103 000 à 213 000) et on célébrait près de 15 000 baptêmes d’adultes par
an dans les années qui suivirent l’adoption de la réglementation de 1966 (Subanar,
op. cit. : 280).
Le reflet des tensions au sein de l’Église indonésienne
13 Vatican II s’inscrivit donc dans une dynamique d’insertion de la communauté
catholique dans la nation, apportant en quelque sorte une onction religieuse romaine
au processus de décolonisation entamé vingt ans auparavant. Mais derrière l’unité
nationale célébrée par les prélats indonésiens présents à Rome, l’Église d’Indonésie
était, à l’image du pays, traversée par de profondes divisions. Elles affectèrent les
relations entre les quatre évêques natifs d’Indonésie présents au concile et
influencèrent leur lecture de Vatican II. La première de ces divisions était géographique
et sociale et recouvrait l’opposition classique entre Java et les îles dites « extérieures ».
Centre du pouvoir politique depuis la période coloniale, Java avait vu sa suprématie
contestée à plusieurs reprises depuis la proclamation de l’indépendance. Au lendemain
de la Seconde Guerre mondiale, les Hollandais avaient tenté d’organiser leur retour en
prenant le contrôle des régions périphériques, i.e. hors de Java et de Sumatra où les
républicains étaient solidement installés. Ils fondèrent un État fédéral, la République
des États-Unis d’Indonésie, destiné à leur permettre de conserver un contrôle indirect
de leur ancienne colonie21. Leur projet échoua mais il discrédita durablement toute idée
de fédération, contribuant à assimiler le nationalisme indonésien à un centralisme
jacobin qui laissa en suspens la question des déséquilibres économiques entre Java et
les autres îles. L’Église d’Indonésie ne fut pas épargnée par ces tensions régionalistes :
une forte majorité de catholiques, nous l’avons dit, vivaient dans l’Est de l’Archipel.
Pourtant, du fait de leur ruralité et de leur éloignement du pouvoir, ils exerçaient une
influence beaucoup plus limitée sur la marche de l’Église que celle des catholiques
javanais, bien moins nombreux mais plus urbains et mieux éduqués. À l’image du
premier d’entre eux, Mgr Manek, archevêque d’Ende (Flores), les chrétiens de l’Est
étaient souvent animés d’un « complexe d’infériorité22 ». Ce sentiment de marginalité
orienta leur lecture de Vatican II dans les années qui suivirent le concile. Mgr Manek
s’empara du thème de la nécessaire indigénisation des cadres pour s’efforcer de
débarrasser son diocèse de l’image d’un catholicisme un peu attardé, dominé par les
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ordres missionnaires et les prêtres étrangers. Il se lança dans une vigoureuse politique
d’indonésianisation du personnel clérical qui se heurta à de vives résistances et
finalement entraîna sa démission en 1968 (ibid.).
14 Les ressentiments existant dans les îles extérieures à l’égard de Java expliquent, sans
doute, que les relations entre Mgr Manek et Mgr Soegiyopranata ne furent jamais très
chaleureuses23. Mais leurs différences de vues avaient aussi des raisons plus politiques
liées à la polarisation croissante de la société indonésienne dans les années qui
précédèrent l’explosion de 1965. Ces crispations remontaient à la fin des années 1950,
lorsque le président Soekarno avait fait évoluer progressivement une démocratie
parlementaire au fonctionnement quelque peu chaotique vers un régime autoritaire,
qualifié de « Démocratie dirigée » et qu’il jugeait plus conforme à la « tradition
asiatique24 ». Mgr Soegijapranata avait alors milité pour que les catholiques soutiennent
cette nouvelle politique, mais il s’était heurté à une partie du clergé et surtout au parti
catholique de Kasimo (Muskens, op. cit. : p. 265 et suiv). La dissolution du parlement, en
1960, puis celle, quelques mois plus tard, de la Ligue démocratique (un regroupement
d’organisations politiques, dont le parti catholique, qui refusaient la dérive
autocratique du Président) accrut encore les divisions. Du fait de son prestige, Kasimo
ne fut pas arrêté mais il dut céder la direction du parti sous la pression du pouvoir. La
conférence épiscopale que présidait Mgr Soegijapranata refusa de condamner les
actions du Président, arguant du fait que l’Église pouvait coopérer avec toute forme de
gouvernement, pourvu que la liberté de croyance fut respectée. L’archevêque de
Semarang voyait en Soekarno le seul dirigeant capable de maintenir le fragile équilibre
entre l’armée et le communisme. Le discours populiste et révolutionnaire du président
ne le laissait pas non plus indifférent. D’autres personnalités catholiques, au premier
rang desquelles Mgr Djojosepoetra, l’archevêque de Jakarta, s’inquiétèrent, par contre,
de l’influence grandissante des organisations marxistes. Certaines de ces personnalités
adhérèrent au Manifeste pour la culture (Manifes Kebudayan) qui rassembla, en août
1963, les artistes et intellectuels indonésiens opposés au communisme25. Elles
devinrent, dès lors, des cibles privilégiées du Lekra (Lembaga Kebudayaan Rakyat,
L’Institut pour la culture populaire, proche du parti communiste).
15 Ces tensions internes à l’épiscopat ne dégénérèrent jamais en un conflit ouvert et la
solidarité au sein de la petite minorité catholique l’emporta. Cependant, au lendemain
de la crise d’octobre 1965, elles conduisirent à des interprétations divergentes des
avancées du concile. Mgr Darmojuwono, successeur de Soegijapranata, avait une
sensibilité politique proche de celle de ce dernier. Après l’adoption de la constitution
Lumen Gentium, il insista sur le fait que l’expression « Église peuple de Dieu » ne devait
pas être traduite en indonésien par « Gereja ummat Allah » (Église communauté des
croyants), comme c’était alors souvent le cas, mais par « Gereja sebagai rakyat tuan ».
Cette traduction plus littérale donnait en effet une dimension plus démocratique, voire
plus révolutionnaire (avec l’emploi du substantif rakyat, peuple) aux enseignements du
concile26. Après l’annonce de l’échec du coup du 30 septembre et des premiers
massacres de communistes qui suivirent, Mgr Darmojuwono exhorta, depuis Rome et
en sa qualité de président de la Conférence épiscopale (Mawi), les catholiques
indonésiens à se tenir à l’écart des violences. Dès son retour en Indonésie, il organisa
une conférence sur la doctrine sociale de l’Église au cours de laquelle il insista sur le fait
qu’à la lumière des enseignements du concile, le petit peuple (rakyat kecil) devait
bénéficier d’une plus grande attention. Peu de temps après, il inaugura le Programme
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social du Cardinal, destiné à venir en aide aux prisonniers politiques et à leurs familles
en se référant à Gaudium et spes (Grange, 1970). Mobilisant, dans un premier temps, les
ressources de son diocèse, le programme fut ensuite étendu à plusieurs autres régions
d’Indonésie. Il impliquait des jésuites et plusieurs ordres féminins, et assista plus de
cent mille personnes dans les années 1970. Dans l’atmosphère d’hystérie anti-
communiste de l’époque, l’action était courageuse voire risquée27. Mgr Darmojuwono la
justifia en expliquant que sans ce type d’engagement, l’apostolat se dégradait
facilement en une sorte de pharisaïsme (Darmojuwono, 1969).
16 À notre connaissance, l’aide aux prisonniers communistes ne fut jamais ouvertement
critiquée au sein de l’Église. Pourtant, une partie des cadres catholiques se réjouirent
de l’avènement de l’Ordre nouveau du général Suharto et y virent l’espoir d’un nouveau
développement pour leur religion. Dans les semaines qui suivirent le coup manqué du
30 septembre, l’Union des étudiants catholiques d’Indonésie (PMKRI) se joignit aux
manifestations réclamant l’interdiction du communisme, puis la démission de
Soekarno. Le président de cette association, Kosmas Batubara fut même élu à la tête de
l’Union des étudiants indonésiens (KAMI) qui joua un rôle de premier plan dans le
changement de régime (Raillon, 1984 : 19). L’anticommunisme viscéral d’une partie du
clergé poussa même certains de ses membres à s’impliquer dans les affrontements.
Demeuré à Rome, Mgr Manek se félicita de l’échec du putsch des officiers progressistes
et, le 6 décembre, appela les organisations catholiques « à apporter toute l’assistance
possible au gouvernement, ..., afin de purifier le pays des ennemis de la révolution28 ».
Son diocèse de Flores fut d’ailleurs l’un des rares où des milices catholiques
participèrent ouvertement aux massacres (malgré quelques tentatives de prêtres
locaux pour les empêcher). En mars 1966, face au déchaînement de violences, Mgr
Manek réagit de manière ambiguë : il rappela que « le premier des principes du
catholicisme était l’amour de son prochain » mais reconnut, dans le même temps que
l’extermination des communistes « n’était rien de plus qu’une obligation pour assurer
la sécurité » (ibid.).
17 Deux traditions, en fait, s’opposaient dans l’Église indonésienne. La première,
progressiste, eut pour chef de file Mgr Soegijapranata, puis son successeur
Mgr Darmojuwono. La seconde, très minoritaire, puisait ses références dans une
interprétation ultra-conservatrice de la Doctrine sociale de l’Église et dans un courant
de pensée familiariste, propre à l’univers javanais, qui servit de fondement idéologique
à l’Ordre nouveau. L’homme qui incarna le plus nettement cette tendance fut le jésuite
Joop Beek (1917-1983). Né dans une famille catholique hollandaise rigoriste, devenu
citoyen indonésien en 1955, il exerça une influence considérable au sein de la jeunesse
catholique militante de son pays d’adoption. Au cours de ses différentes affectations (le
pensionnat catholique Realino dans les années 1950, puis la Congrégation mariale au
début des années 1960), il développa une méthode d’éducation très exigeante, mêlant
formation idéologique et entraînement physique, destinée à former une élite
catholique pour résister à la progression du communisme. Dans les dernières années du
régime Soekarno, il prit la direction du Bureau de documentation de l’épiscopat, chargé
de suppléer à la fermeture de plusieurs agences d’information et de fournir à sa
hiérarchie des analyses socio-politiques. Il fut également aumônier de l’Union des
étudiants catholiques d’Indonésie (PMKRI). Grâce à ces diverses fonctions, il rassembla
autour de lui un petit groupe de jeunes catholiques ambitieux qui jouèrent un rôle de
premier plan dans l’organisation d’un puissant front anti-communiste, associant civils
et militaires, durant la crise de 196529. Très proche des deux principaux conseillers du
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général Suharto, les généraux Ali Moertopo et Soedjono Hoemardani, dont ses protégés
devinrent les assistants, Beek joua un rôle essentiel (mais secret) dans l’élaboration de
la doctrine de l’Ordre nouveau. Le caractère clandestin de son influence fut propice à
un certain nombre de rumeurs : l’un de ses confrères jésuites Dick Hartoko (1922-2001),
affirma plus tard qu’il avait été à l’origine de la fondation du Golkar, le parti
présidentiel. On lui attribua souvent un rôle de conseiller occulte auprès du général
Suharto, voire une responsabilité de premier plan dans le contrecoup qui avait conduit
à la chute de Soekarno30. Si ces allégations semblent quelque peu exagérées, il n’en
demeure pas moins que les pupilles de Beek exercèrent une influence considérable par
la suite. Plusieurs d’entre eux devinrent ministres et les frères Wanandi fondèrent, en
1971, le Center for International Studies (CSIS) qui fit office de think-tank officieux du
régime jusqu’au milieux des années 198031.
18 Sans doute faut-il voir dans le parcours de Joop Beek le surgeon un peu tardif d’un
catholicisme intégral, marqué par l’idée d’un État organique et le rejet viscéral de tout
conflit de classe tels qu’exprimés dans l’encyclique Rerum novarum de 1891. Son
indéniable succès, au mitan de la crise profonde que traversa l’Indonésie en 1965, tint à
sa rencontre avec le renouveau d’un courant politique dit « familiariste » (kekeluargaan)
développé par Ki Hadjar Dewantara (1889-1959) dans les années 1920, puis par le Dr
Soepomo (1903-1958) lors des débats préparatoires à l’indépendance. Ce courant
suggérait que l’État prenne pour modèle la famille pour mettre en œuvre un ordre
paternaliste et bienveillant. Reléguée au second plan durant la période de démocratie
parlementaire, cette conception du pouvoir sous-tendait déjà la Démocratie dirigée de
Soekarno. Elle fut reprise par l’Ordre nouveau qui lui donna une orientation
farouchement anti-communiste et pro-occidentale.
19 Les espoirs de Beek reposaient toutefois sur un malentendu : persuadé de pouvoir
transformer l’Indonésie en un pays à majorité catholique, à l’image de ce que les
Espagnols avaient réalisé aux Philippines quatre siècles plus tôt, il versa bientôt, une
fois le communisme terrassé, dans une opposition affirmée à l’islam, bien loin de
l’ouverture prônée par le concile. Or, pour les militaires javanais qui s’étaient emparés
du pouvoir, l’essentiel était de maintenir un équilibre entre les différentes confessions
en neutralisant les ambitions, en particulier politiques, de chacune d’elles. La plupart
des membres du clergé indonésien, y compris au sein de la Compagnie de Jésus,
comprirent rapidement les dangers des agissements de Beek. De fait, son action fut à
l’origine d’une « théorie du complot jésuite » développée dans les milieux islamistes à
partir des années 1980. Objet de plusieurs enquêtes internes, le bouillant jésuite fut
progressivement marginalisé à partir du milieu des années 1970. Entre-temps, le
renouveau théologique de Vatican II conféra une orientation ouvertement
démocratique à la Doctrine sociale en condamnant toutes les formes de despotisme.
Cette évolution encouragea, au sein de l’Église indonésienne, une analyse plus mesurée
du changement de régime qui s’exprima à travers de nouvelles analyses du Pancasila.
Le renouveau d’une exégèse catholique du Pancasila
20 L’étonnante plasticité de l’idéologie nationale incita théologiens, évêques et
responsables politiques catholiques à faire de son interprétation l’un des axes
principaux de leur insertion dans la nation indonésienne. Depuis 1945, les grands textes
du christianisme étaient fréquemment mobilisées pour souligner la concordance entre
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les deux corps de doctrine. En 1954 par exemple, Mgr Soegijapranata avait déclaré que
les catholiques devaient soutenir le Pancasila, en accord avec les dix commandements
(Muskens, op. cit. : 210). La concomitance de la naissance de l’Ordre nouveau et de la fin
du concile entraîna un renouveau des analyses proposées dans les années précédentes,
avec pour objectifs de convaincre la communauté catholique de la légitimité du
nouveau régime, tout en persuadant ce dernier de la bonne volonté de l’Église à son
endroit. Cette appropriation réactualisée du Pancasila situait le catholicisme dans le
temps long de la nation et signalait, au-delà de la crise, la permanence de son message
et de son action. S’agissant de l’engagement social par exemple, il faut mentionner
l’étonnante réussite des « syndicats Pancasila » fondés par le père John Dijkstra –
1911-2003 (Ismawan, 1992). En 1954, ce jésuite (d’origine hollandaise) contribua à créer
plusieurs organisations professionnelles se réclamant du Pancasila ( Ikatan Petani
Pancasila, Ikatan Buruh Pancasila, Ikatan Para Medis Pancasila consacrées aux paysans, aux
ouvriers et aux personnels médicaux). Largement ouvertes au-delà de la communauté
catholique, ces organisations avaient pour but de contrer l’influence communiste dans
le monde du travail car Dijkstra était persuadé que cette bataille se gagnerait en
apportant une aide concrète aux travailleurs les plus démunis32. L’attention croissante
de l’Église à la question sociale – durant le concile puis avec la publication de Populorum
Progressio, en 1967 – et le changement de régime en Indonésie apportèrent un nouvel
élan à l’entreprise. Reconnus par le gouvernement, ces syndicats d’inspiration
catholique bénéficièrent de l’interdiction de l’ensemble des organisations liées au parti
communiste. Elles prospérèrent, jusqu’à la complète réorganisation du champ syndical,
en 1973, qui les obligea à rejoindre les grandes fédérations professionnelles créées par
le pouvoir.
21 Sur le plan intellectuel, l’un des exemples les plus saillants de la permanence de
l’influence catholique sur l’interprétation du Pancasila se trouve dans l’œuvre prolifique
du philosophe et théologien Nicolaus Driyarka (1913-1957). Ce jésuite javanais, éminent
représentant de la théologie contextuelle, eut en effet l’honneur de s’exprimer lors de
deux importants séminaires gouvernementaux, tenus respectivement aux débuts de la
Démocratie dirigée, puis à l’aube de l’Ordre nouveau. L’analyse qu’il proposa, en février
1959 à Yogyakarta, en présence du président Soekarno, insistait sur les liens entre
religion et Pancasila, leur assignant comme but commun une humanité socialement
active dont l’union fraternelle devait être l’horizon ultime. Cette exégèse de l’idéologie
d’État fut interprétée comme un hommage au gotong-royong, la solidarité villageoise
traditionnelle, que Soekarno avait mise en avant pour proposer sa Démocratie dirigée.
Elle fut d’ailleurs immédiatement récupérée par le pouvoir : au lendemain du
séminaire, à l’issue duquel le président avait annoncé la dissolution de l’Assemblée
constituante, le ministère de l’Information diffusa largement le texte de Driyarkara
(1959). Quelques années plus tard, en mai 1966, invité d’un forum consacré à
« l’émergence de la génération 66 », l’une de ces rencontres entre civils et militaires où
s’élabora la doctrine de l’Ordre nouveau, Driyarkara plaida pour un « retour au
Pancasila ». Selon lui, l’esprit en avait été détourné, corrompu par la pensée
communiste dont la logique était opposée à l’essence de l’idéologie nationale. Son
intervention reflétait le soulagement des milieux intellectuels catholiques, après
l’effondrement de la Démocratie dirigée, durant laquelle les anathèmes des
organisations marxistes, voire les intimidations physiques avaient rendu tout débat
impossible. Comme l’avait déjà rappelé Driyakara dans son intervention de 1959, mais
sans être entendu, « toute vérité, aussi sacrée fût-elle, devait pouvoir être discutée pour
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être défendue » (« Kembali ke Pancasila », ibid. : 867-880). Et pour se débarrasser des
interprétations erronées du Pancasila, ajoutait-il, sept ans plus tard, l’État devait
garantir la liberté de la presse, de l’Université et entretenir l’esprit critique de la
population. À cet égard, les espoirs des catholiques furent rapidement déçus : une fois
en place, l’Ordre nouveau révéla sa nature autoritaire. En 1973, la vie politique fut
« rationalisée » et les partis existants durent se fondre dans deux nouveaux partis qui
servirent de caution à l’outrageuse domination du Golkar (l’organisation
gouvernementale) sur les institutions. Après avoir brièvement hésité à se joindre aux
associations musulmanes, au sein du parti de l’Unité et du développement (PPP), le
parti catholique fut contraint de rejoindre le parti démocratique indonésien (PDI).
L’invasion du Timor oriental, en 1975, montra que les catholiques, malgré la proximité
de certains d’entre eux avec le pouvoir, n’étaient pas épargnés par les violations
massives des droits de l’homme, dès lors qu’ils s’opposaient aux desseins de l’armée.
Les avertissements de Driyarkara, affirmant que seule la démocratie pouvait être
constitutive de l’unité de l’homme qui fondait le Pancasila, n’avaient pas été entendus
(Driyarkara, 1966).
Une inculturation fondatrice
22 Précieux pour assurer leur place au sein de la communauté nationale, les efforts des
catholiques pour souligner les convergences avec la philosophie du Pancasila ne
relevaient cependant pas d’un simple opportunisme politique mais d’une vraie
rencontre entre deux traditions. Le jésuite Franz Magnis-Suseno soulignait ainsi en
octobre 1995 :
Le Pancasila, en tant que philosophie de la République d’Indonésie, repose sur desvaleurs et des idéaux présents depuis plus de mille ans dans la culture et lestraditions de la nation indonésienne. Cette culture a porté très haut les valeurs del’humanité et a reçu l’accord de l’ensemble des religions et des groupes humains.Les principes du Pancasila sont en accord complet avec la dignité humaine et lesexigences de justice sociale /.../ Le Pancasila a rendu possible une existencecommune en accord avec les valeurs de l’ensemble des communautés présentes surle sol indonésien. Et l’Église « considère avec un grand respect tout ce qu’il y a devrai, de bon, de juste, dans les institutions très variées que s’est donné et quecontinue à se donner le genre humain » (Gaudium et spes, 42)33.
23 Présenté, après Vatican II, dans une perspective conciliaire, ce concordisme trouvait
son origine, au début du vingtième siècle, dans la rencontre entre une spiritualité
javanaise très inclusive et un catholicisme naissant. Tirant les leçons de l’échec des
protestants en milieu musulman, le jésuite Franciscus van Lith (1863-1926) avait
développé une audacieuse conception de la mission qui annonçait, à bien des égards, la
doctrine de l’inculturation formalisée des décennies plus tard. Afin de contrer
l’influence de l’islam qu’il considérait comme une excroissance tardive et opportuniste,
il inscrivit le catholicisme dans la continuité des grands mythes fondateurs de la
spiritualité javanaise et invita, dès 1924, l’Église à prendre le parti des indigènes
(Madinier, Picard, 2011 : 23-48). Critiquée dans les milieux missionnaires, cette
approche reçut l’onction du nationalisme « religieusement neutre » (netral agama selon
l’expression indonésienne consacrée). Soekarno – qui avait lu van Lith et le cita à
plusieurs reprises (Huub, Boelaars, 2005 : 111) – et ses compagnons portaient en effet
une vision inclusive de l’identité religieuse de l’Indonésie qui s’opposait à
l’exclusivisme d’un nationalisme musulman inspiré par le réformisme. Le catholicisme
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de van Lith offrit donc une utile caution chrétienne à la synthèse mystique javanaise
que le futur président proposa, en 1945, d’étendre à toute l’Indonésie à travers le
Pancasila.
24 On comprend, dès lors, à quel point l’attention aux cultures locales, consacrée dans
Gaudium et spes et Ad Gentes trouvèrent un écho particulier en Indonésie. L’enjeu
dépassait largement les questions relatives à l’emploi des langues et traditions locales
dans le culte catholique que diverses initiatives, y compris en dehors de Java, avaient
déjà promues depuis plusieurs décennies. Le père John Mansford (SVD) se souvient
ainsi du contraste, au début des années 1950, entre les messes auxquelles il assistait
dans la paroisse Saint-Pancras à Ipswich, en Angleterre, « lues à toute allure » par le
célébrant et celles qu’il découvrit, quelques mois plus tard, à son arrivée à Flores. Les
premières étaient vécues « comme une obligation, un rite formel » dans une langue que
l’assistance ne comprenait pas. La recherche du sacré se faisait ailleurs, dans les
processions, les cérémonies d’adoration lors desquelles les chants étaient en anglais. À
Flores, au contraire, la messe, encore en latin, était dite doucement par le célébrant
pendant que l’assistance chantait des cantiques en langue locale34.
25 Toutefois les adaptations se heurtèrent dans certaines régions à des résistances. Le plus
souvent portées par des prêtres européens, elles froissèrent parfois une partie du
clergé local qui, pour reprendre la belle expression de Gerry van Klinken à propos des
protestants du nord de Sulawesi, « entendaient faire des Hollandais leurs ancêtres ».
Lorsque Mgr van Bekkum, fut ordonné évêque de Ruteng (Florès) en 1951, il eut
beaucoup de mal à convaincre le jeune clergé natif, éloigné de la culture villageoise
depuis l’adolescence, d’adopter les innovations liturgiques qu’il leur proposait.
L’introduction de danses traditionnelles durant l’offertoire et le sacrifice de buffles
durant les grandes cérémonies suscitèrent de nombreuses protestations (Hoekema,
Prior, 2008 : 771).
26 L’autorité du concile permit toutefois de vaincre les rares réticences aux adaptations
liturgiques et il contribua aussi, en ce sens, à l’unité de l’Église nationale : même si les
efforts d’adaptation relevaient encore souvent d’initiatives locales, elles furent
encouragées au plan national comme en témoignent les « principes de la célébration de
l’Eucharistie » (Tata Perayaan Eukaristie) adoptés en 1970, puis renouvelés en 2005
(Martasudjita, 2013 : 659-688). La célébration de l’eucharistie en indonésien ou dans les
langues régionales fut presque unanimement considérée comme une avancée majeure.
Aujourd’hui encore, comme le remarque le père Martasudjita « les voix réclamant un
langage sacré, spécifique au christianisme sont quasi inexistantes dans l’Archipel et il
n’y a pas vraiment de demandes pour des messes en latin35 ».
27 Dans un pays aussi varié que l’Indonésie (250 millions d’habitants, 13 000 îles s’étendant
sur près de 5 000 km, plus de 400 langues régionales...) l’adaptation liturgique pose
aussi des problèmes d’unité. Comme le soulignait, à la fin des années 1970, un rapport
des Missions étrangères de Paris « parler d’indonésianisation c’est en fait parler de
culture Toraja, Javanaise, Minang, Batak, Balinaise, Papoue et de dizaines d’autres
encore » et « devenir indonésienne signifie donc pour l’Église, s’implanter dans la terre
indonésienne une et multiple, et tenir l’équilibre entre ces deux tensions » (Rapport
annuel MEP, 1979, op. cit.). La nécessité de prendre en compte, sur le plan théologique,
l’impératif de cette « unité dans la diversité » a d’ailleurs conduit le père Y. B.
Mangunwijaya (1929-1999), un architecte très impliqué dans l’adaptation des bâtiments
religieux aux cultures locales, à proposer le concept « d’Église en diaspora ». Ce
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théologien reconnu désignait ainsi une Église minoritaire, présente dans des régions
éloignées les unes des autres et pourtant capable de se faire entendre au sein d’une
grande diversité de croyances et de cultures (Mangunwijaya, 1999).
Œcuménisme et relations avec l’islam : l’influencelimitée de Vatican II
28 De manière assez paradoxale au regard de la diversité religieuse de l’Archipel, les
avancées du concile en matière d’œcuménisme n’eurent pas en Indonésie d’écho
particulier. Virtuellement inexistantes jusque dans les années 1960, les relations avec
les églises protestantes demeurèrent par la suite limitées, pour l’essentiel, à des
initiatives locales. Aucun véritable dialogue théologique ne se développa comme en
Europe36. L’un des rares acquis du concile fut l’abandon par l’Église catholique de la
traduction indonésienne du Nouveau Testament qu’elle avait entreprise en 1955. En
1968, la Conférence des évêques décida que les catholiques pouvaient faire usage de la
traduction protestante existante et accepta d’envoyer des observateurs – de rang
modeste – pour répondre à l’invitation de l’Union des églises (protestantes)
d’Indonésie, PGI (Steenbrink, op. cit., vol. 3 : 64). Au niveau national, seule la célébration
conjointe de Noël (Natal Bersama), organisée dans le plus grand stade de Jakarta juste
après le concile et dont la pratique se diffusa ensuite dans l’ensemble de l’Archipel,
donna un aspect visible à cet œcuménisme. Au plan local, les initiatives furent un peu
plus nombreuses, les universités protestantes et catholiques mirent en place des
échanges de professeurs et, depuis une vingtaine d’années, dans des villes
universitaires comme Yogyakarta, les étudiants en théologie des deux confessions
assistent indifféremment, en fonction des horaires, à la messe ou au culte37. Comme le
résume le père Kieser « les relations officielles entre nos communautés sont très
limitées, mais au plan personnel elles sont nombreuses et souvent très riches ». Deux
principales raisons peuvent être avancées pour expliquer ce peu d’appétence pour
l’œcuménisme. La première est liée à l’éclatement de la communauté protestante qui
peine déjà à maintenir un semblant d’unité38. La seconde tient au fait que le dialogue
inter-religieux, organisé par l’État dans le cadre du Pancasila, distingue protestantisme
et catholicisme et permet à des représentants de chacune des deux religions
chrétiennes de siéger au sein des institutions en charge de ces questions. Face au poids
écrasant de l’islam, cette pluralité de confessions n’est sans doute pas inutile en ce
qu’elle évite de prêter le flanc aux accusations de former un « bloc chrétien »,
volontiers assimilé à l’Occident dans l’imaginaire islamiste.
29 Les relations avec l’islam ont toujours été, bien sûr, un sujet de préoccupation majeure
pour la communauté catholique. Mais, dans ce domaine non plus, on ne peut guère dire
que le concile ait eu une influence majeure. Comme le reconnaît le père Franz Magnis-
Suseno, l’un des principaux acteurs des relations avec l’islam au plan national, c’est
bien moins Nostra Aetate que le contexte local et surtout la politique de l’État qui ont
guidé l’attitude de l’Église en cette matière39. Au moment du concile, nous l’avons dit, la
situation semblait particulièrement favorable aux minorités protestante et catholique.
Autant la Démocratie dirigée que l’Ordre nouveau naissant s’étaient employés à limiter
les revendications politiques de l’islam et l’avenir des religions chrétiennes dans
l’Archipel semblait assuré. Les évêques indonésiens ne se sentaient pas, à cet égard,
proches de ceux des autres pays du monde musulman et lorsqu’il s’agissait de porter le
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regard au-delà des frontières nationales, les solidarités se nouaient plus volontiers avec
les représentants des autres pays asiatiques. Dans les années qui suivirent le concile, les
responsables de l’Église continuèrent à s’appuyer sur l’État indonésien dans leurs
relations avec la communauté musulmane. En 1969, face aux rancœurs exprimées par
les représentants de cette dernière devant les conversions qui se multipliaient dans les
anciens milieux communistes, le ministère des Religions organisa une conférence
rassemblant l’ensemble des confessions. Signe de leur confiance – quelque peu
excessive comme l’avenir le montra – dans la protection des pouvoirs publics, les
représentants catholiques et protestants refusèrent de signer une charte que leur
proposaient les délégués musulmans, stipulant que chacune des confessions devait
renoncer à convertir ceux des Indonésiens pratiquant l’une des religions reconnues. Ce
refus suscita la colère des organisations musulmanes et toute une littérature anti-
chrétienne se développa dans les années qui suivirent. En 1978, la grande organisation
réformiste Muhammadiyah publia un pamphlet sur le « renouveau de la pensée sur
l’islam à Vatican II », inscrivant le concile dans une longue tradition de duperie
catholique à l’égard de la communauté musulmane (Sudibyo, 1978 : 27-32). Ce n’est
qu’après le tournant islamiste du régime Suharto, vers le milieu des années 1980, que se
développa, au sein de l’Église, une véritable politique d’ouverture à l’égard de l’islam40.
Elle consista à rechercher l’appui, au sein de la communauté musulmane, de ceux qui
voyaient dans le Pancasila l’essence d’une identité indonésienne qu’aucune influence
extérieure ne devait corrompre. Cette volonté de rechercher parmi les tenants d’un
islam nousantarien (islam nusantara) les interlocuteurs indispensables au maintien
d’une concorde interconfessionnelle a contribué au renforcement du caractère local de
l’Église indonésienne. Afin de se prémunir contre les attaques des organisations
musulmanes radicales qui exagèrent jusqu’au grotesque l’influence de Rome, le champ
des références mobilisées pour faire vivre le dialogue interreligieux s’orienta plus
volontiers vers le Pancasila que vers Nostra Aetate.
30 Sans doute faut-il voir dans les dramatiques événements que traversa l’Indonésie, au
moment de Vatican II, l’explication du peu d’écho qu’il y rencontra. Dans nul autre
pays, les « signes des temps » évoqués par Jean XXIII ne furent aussi difficilement
lisibles. Plongée depuis plusieurs années dans une crise sociale et politique majeure
dont l’acmé coïncida avec la fin du concile, l’Indonésie ne prêta qu’une attention
distraite à l’aggiornamento de l’Église catholique romaine. Dénouement dramatique de
sept années de tensions, la crise de 1965-66 écrasa littéralement la réception du concile
et en orienta la lecture dans un sens très politique. À certains égards pourtant, peu de
communautés catholiques dans le monde semblent avoir été autant en phase avec
l’esprit du concile. Tant sa phase préparatoire que le renouveau de l’ecclésiologie qu’il
initia, confortèrent l’inscription de la communauté catholique dans la nation
indonésienne en accélérant le processus d’indigénisation et en valorisant l’important
effort d’inculturation à l’œuvre dans l’Archipel depuis plusieurs décennies. Cette
rencontre eut cependant ses limites, inscrites dans ce nationalisme catholique que le
concile venait, à point nommé, de consacrer. Aujourd’hui encore, c’est bien plus vers
l’État que vers Rome que se tourne la minorité catholique d’Indonésie dans ses relations
avec les autres communautés religieuses.
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BIBLIOGRAPHIE
Acta Synodalia Sacrosancti Concilii Oecumenici Vaticani Secundi, Volumen I, Periodus I, Pars III,