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187 Exil (Objets) Alexandra GALITZINE-LOUMPET […] tous ces objets étaient toujours restés avec Marina, avaient voyagé avec elle en Allemagne, en Tchécoslovaquie, en France, et en 1939 avaient été rapportés par elle en Russie, où ils disparurent pendant la guerre. Efron, Marina Tsvetaiva, Ma mère, Genève, Éditions des Syrtes, 2008 : 110 L’exil qualifierait-il un régime de mobilité historique singulier, de l’exil biblique à celui des républicains espagnols ou des intellectuels juifs allemands pendant la Seconde Guerre mondiale – ou un concept à l’acception plus large, noyau existentiel commun à tous les êtres soumis à des mobilités multiples, spatiales et culturelles, dans la diversité de leurs parcours ? Tel que nous le concevons 1 , l’exil ne peut être réduit à une notion de contrainte, de bannissement ou de perte, ni exclusivement déter- miné par une pensée du territoire, mais qualifie une expérience, que nous dénommons exiliance, c’est à dire à la fois condition et conscience, les deux états ne coïncidant pas nécessairement (Nuselovici 2013). Comme telle, l’expérience de l’exil implique et la mobilité spatiale et la pensée de la mobilité dans l’après-coup – c’est dire qu’elle s’incarne dans une multitude de supports, du langage aux musiques, des images aux objets. Un reportage photographique du quotidien La Repubblica a rattrapé la rédaction de cette contribution. Intitulé Lampedusa, quello che resta della strage : gli oggetti (« Lampedusa, ce qui reste du massacre : les objets »), le diaporama présente sandales dépareillées, habits souillés, bouteilles et sacs en plastique, gilets de sauvetage et couvertures de survie inutiles gisant sur un bateau comme sur un champ de bataille 2 . À l’évidence, ces 1 Ce nous inclut également Alexis Nuselovici (Nouss) et les membres du programme scientifique Non-lieux de l’exil de même que le séminaire L’expérience de l’exil dirigé par Alexis Nuselovici au Collège d’études mondiales, Fondation Maison des sciences de l’homme. 2 http://palermo.repubblica.it/cronaca/2013/10/04/foto/lampedusa_quello_che_resta_ della_strage_gli_oggetti-67891457/#1.
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Exil (Objets) (publication)

Apr 01, 2023

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Alain Ducq
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alexandra GalitZine-loumPet

[…] tous ces objets étaient toujours restés avec Marina, avaient voyagé avec elle en Allemagne, en Tchécoslovaquie, en France, et en 1939 avaient été

rapportés par elle en Russie, où ils disparurent pendant la guerre.

Efron, Marina Tsvetaiva, Ma mère, Genève, Éditions des Syrtes, 2008 : 110

L’exil qualifierait-il un régime de mobilité historique singulier, de l’exil biblique à celui des républicains espagnols ou des intellectuels juifs allemands pendant la Seconde Guerre mondiale – ou un concept à l’acception plus large, noyau existentiel commun à tous les êtres soumis à des mobilités multiples, spatiales et culturelles, dans la diversité de leurs parcours ? Tel que nous le concevons1, l’exil ne peut être réduit à une notion de contrainte, de bannissement ou de perte, ni exclusivement déter-miné par une pensée du territoire, mais qualifie une expérience, que nous dénommons exiliance, c’est à dire à la fois condition et conscience, les deux états ne coïncidant pas nécessairement (Nuselovici 2013). Comme telle, l’expérience de l’exil implique et la mobilité spatiale et la pensée de la mobilité dans l’après-coup – c’est dire qu’elle s’incarne dans une multitude de supports, du langage aux musiques, des images aux objets.

Un reportage photographique du quotidien La Repubblica a rattrapé la rédaction de cette contribution. Intitulé Lampedusa, quello che resta della strage : gli oggetti (« Lampedusa, ce qui reste du massacre : les objets »), le diaporama présente sandales dépareillées, habits souillés, bouteilles et sacs en plastique, gilets de sauvetage et couvertures de survie inutiles gisant sur un bateau comme sur un champ de bataille2. À l’évidence, ces

1 Ce nous inclut également Alexis Nuselovici (Nouss) et les membres du programme scientifique Non-lieux de l’exil de même que le séminaire L’expérience de l’exil dirigé par Alexis Nuselovici au Collège d’études mondiales, Fondation Maison des sciences de l’homme.

2 http://palermo.repubblica.it/cronaca/2013/10/04/foto/lampedusa_quello_che_resta_della_strage_gli_oggetti-67891457/#1.

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objets éparpillés évoquent des corps absents et, dans la plupart des cas, disparus ; plus exactement encore, ils se substituent à eux, montrables et esthétisés, accentuant la confusion des corps et des objets. L’analogie est d’ailleurs ancienne, et c’est significativement à travers les requalifications du corps de l’esclave, tour à tour marchandisé et individualisé, qu’Igor Kopytoff ouvre le champ fécond de la biographie culturelle des objets, transposant les questions de l’être à la chose (Kopytoff 1986 : 65).

Si les objets « racontent » apparemment si bien à la place des hommes une « histoire de mort et de misère »3, c’est aussi qu’ils apparaissent plus neutres, moins suspects, soumis à un régime de vérité distinct, crédités d’une vertu directe, non oblitérée par une parole d’esquive supposée. Mais les objets sont également marqués par la complexité de leurs appro-priations ; échappant en quelque sorte à leurs représentations, ils sont susceptibles de véhiculer des représentations différentes, voire antago-nistes. L’ambiguïté de l’objet tient de ce qu’il est d’abord signe, comme le soulignaient Roland Barthes (1985) et Pierre Bourdieu (1972) ; comme tel, il donne corrélativement « à voir et à décevoir », selon les termes de Jean Baudrillard ; palliant à l’absence de la relation humaine, il constitue ainsi un puissant vecteur d’intégration (Baudrillard 1968 : 209).

Parlant donc à plusieurs titres et de plusieurs voix, les objets de Lampedusa n’ont pourtant pas même rang de statistiques, ce sont juste des traces, des déchets, qu’une association de l’île collecte parfois pour son petit musée des migrations et propose aux artistes4. Leur valeur est relative, conjoncturelle, dépendante du statut des individus et de la nature de l’événement bien plus que de leur éventuelle qualité intrinsèque, affective ou culturelle. Mais l’objet reste. Il survit à l’actualité comme il est susceptible de nous survivre, accumulant des strates de significa-tions selon les contextes d’usage et de réception, les modalités d’acqui-sition ou d’échange, les systèmes référentiels. Il est donc aussi reliquat. Omniprésent, l’objet n’advient cependant que par le geste, le récit ou l’image qui le distingue. À une question sur ce qu’ils étaient partis filmer à Ellis Island, Georges Perec et lui, Robert Bober répond sans hésita-tion : « Rien », avant de préciser : « des traces ». Un rien immense au sein duquel le reste anonyme n’acquiert son statut qu’en faisant d’abord foule, par énumération5. À l’autre bout du parcours de l’objet se tient la

3 « Une chaussure, une veste déchirée, des lambeaux de pauvres habits, des guenilles.Quelques papiers sur lesquels ont été notés une indication qui aurait peut-être ser-vieune fois arrivés en Italie. Ce sont des objets qui racontent des histoires de mort et de misère. Dans cette galerie, des “choses” conservées après la tragédie de Lampedusa ». Je remercie ma collègue Sara Guindani-Riquier, philosophe, de m‟avoir signalé ce reportage.

4 http://www.museodellemigrazioni.com/join-us.php. 5 Voir également http://www.ina.fr/video/CAA8001860205.

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relique singularisée, l’objet-mémoire mis en spectacle, par exemple dans l’exposition grand public consacrée à Paris au Titanic, dont l’accroche publicitaire, « De vrais objets, de vraies histoires », réitère la puissance du « lien émotionnel » offert par des pièces uniques6. Mais si cette com-paraison prend ici quelque intérêt, malgré l’obscénité du rapprochement, c’est qu’elle établit l’objet dans sa qualité d’acteur, interagissant avec l’humain, selon Bruno Latour (2007 : 37-57).

Le rapport entre objets, contextes et mémoires est fréquemment abordé par le champ des études sur la culture matérielle ou la littérature (Debary et Turgeon 2007), et, a fortiori, dans les musées. Force est pour-tant de constater que les nombreuses études sociologiques ou anthropolo-giques du phénomène migratoire ne s’intéressent qu’accessoirement aux objets ; pas plus que les études de la culture matérielle n’abordent, sauf exception (Basua et Coleman 2008), les objets dans la mobilité spéci-fique de la migration. Un tel désintérêt est d’autant plus paradoxal que, en plus de participer à la culture du pays de départ et de contribuer aux représentations des pays de destination, les objets en constituent, in fine, les seuls supports tangibles. Leurs requalifications durant le déplacement participent de plus d’une « économie morale » (Kopytoff 1986 : 66) et politique inscrite dans le temps long des États-Nations, mais distincte selon les régimes de mobilité auxquels ces objets sont soumis.

Les termes de déplacement, mobilité, migration ou exil, ne sont, à l’évidence, pas équivalents et leurs usages synonymiques soulignent une indétermination d’ordre éthique et politique. Les deux premiers qualifient tout changement de lieu, tout mouvement réel ou métaphorique, et une condition de l’homme global encore indéterminée. La migration singu-larise un moment spécifique du déplacement dans l’espace et l’assigne à des catégories d’individus, aujourd’hui plutôt des ressortissants de pays en guerre ou en pauvreté que les estivants ou les élites. Ce terme impose une prédominance de l’espace sur le temps : c’est l’espace, et une pensée du territoire, qui influe sur l’identité des individus désignés comme mi-grants ou immigrés. Cette catégorisation peut être étendue sur plusieurs générations comme un stigmate essentialisant, une impossibilité à appar-tenir pleinement au territoire de résidence, au sol, par exemple pour les jeunes désignés comme « issus de la migration ». Étendre la durée de déplacements multiples, distinguer des stratégies migratoires et des terri-toires circulatoires, contribue, en conséquence, à requalifier les migrants,

6 « De nombreux objets uniques […] permettront de tisser un lien émotionnel avec toutes ces victimes dont la vie pris fin de manière tragique ou fut altérée à tout jamais » http://www.letourismeaparis.fr/titanic-lexposition-de-vrais-objets-de-vraies-histoires/, Exposition Porte de Versailles du 1er juin au 29 septembre 2013. Rappelons que le Titanic fut aussi un bateau de migrants.

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à leur réattribuer un statut dynamique d’acteurs à l’exemple des notions de transmigrant et de cosmopolitisme transmigrant (Tarrius 2012 : 52).

Le potentiel heuristique de la notion de l’exil implique une in-version du paradigme spatio-temporel ; c’est l’expérience dans le temps, dans l’a-temporel du temps, qui constitue un noyau existentiel commun – d’Ovide au naufragé de Lampedusa. L’expérience de l’exil est fondée sur la discontinuité et la coexistence, c’est-à-dire sur une temporalité travaillée par l’espace, mais qui le subsume en le multi-pliant et en l’agrégeant, y compris dans l’imaginaire. La migration masque les ruptures du parcours migratoire dans une homogénéisation du sujet, un fait classificatoire ; l’expérience de l’exil transforme cette discontinuité en état durable du sujet, faisant également apparaître le « là-bas » comme un avant ou un après susceptibles de se chevaucher. L’expérience de l’exil devient narration – avec ses trous et silences – et, comme telle, peut être revendiquée par différentes générations en dehors de toute attache territoriale. Ainsi, si la condition de l’exil se forge dans son anticipation et son vécu, la conscience de l’exil naît dans l’expérience du post-exil, non-lieu commun à des individus et des époques distincts.

Distinguer le concept d’exil d’une pensée du territoire, le débar-rasser d’une part de ses connotations romantiques – une part seule-ment, si l’on se souvient à quel point le XIXe siècle s’attacha à la figure de la ruine –, c’est ne plus associer exclusivement l’exil et l’objet de l’exil à la seule perte ou la nostalgie d’un territoire, comme dans les célèbres vers issus de « Milly ou la terre natale » (1830) de Lamartine :

Chaumière où du foyer étincelait la flamme, Toit que le pèlerin aimait à faire fumer, Objets inanimés, avez-vous donc une âmeQui s’attache à notre âme et la force d’aimer ?

C’est aussi s’interroger sur des équivalences ou des associations pré-férentielles si fortes qu’elles en sont devenues presque synonymiques. On en trouve trace, par exemple, dans la comparaison entre la « mise en vers français » et la version originale des vers de Jorge Luis Borges cités en exergue, tirés du poème La clef de Salonique (Una Llave En Salónica du recueil El oltro, el mismo) et qui accordent place à un objet symbolique de l’exil :

Maintenant que la porte est poussière, l’outil / Devient chiffre du vent et rose de l’exil/ Ainsi cette autre clef, la clef du sanctuaire (Borgès traduit par Ibarra 2005 : 107)

Hoy que su puerta es polvo, el instrumento / es cifra de la diáspora y del viento / afín a esa otra llave del santuario

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Aucune « rose de l’exil », hélas, mais une association réitérée entre diaspora et exil dont les implications contemporaines demandent à être précisées. Si cette étrange réécriture est évoquée ici, c’est aussi parce qu’elle fait apparaître un procédé spécifique, individuel, de l’expérience de l’exil, celui de procéder par connotation et emboîtement, c’est-à-dire moins comme un palimpseste que comme des poupées gigognes. Le palimpseste recouvre, c’est encore un territoire avec des strates ; les poupées gigognes sont un espace creusé dans le temps, des contenants préservant une trace sous-jacente qui distingue l’exilé – une conviction intime, dont on retrouve trace chez Kopytoff qui définissait la pertinence d’une biographie des objets en soulignant qu’elle faisait « apparaître ce qui aurait pu rester obscur » (make salient what might otherwise remain obscure) (Kopytoff 1986 : 67). L’expérience de l’exil affecte aux objets une densité particulière, tramée par le va-et-vient de la navette exilique entre plusieurs pôles et mémoires.

Ces régimes spécifiques de temporalités et d’évocation ne sont pas sans conséquence sur les objets de l’exil, compris ici comme l’ensemble des objets transformés par l’expérience de l’exil, c’est-à-dire par un état discontinu du sujet dans le temps. Celui-ci induit un ensemble de com-portements, de modes de faire, de construction de soi par les objets, peut-être une culture matérielle – le terme « culture » se référant ici non à l’essence supposée d’une collectivité historique, mais à une expérience transculturelle et transnationale. Celle-ci est fondamentalement distincte du nomadisme, mode de vie non sédentaire possédant ses règles et ins-truments propres, et s’apparente plus à un détournement, un bricolage de l’ordinaire dans l’extraordinaire de l’exil – ce que Certeau nomme une tactique, en rappelant qu’elle est redevable au temps et non au lieu, qu’elle se tient justement dans le non-lieu (Certeau 1990 : XLVI).

Façonnés par plusieurs régimes de valeurs successifs, les objets de l’exil intègrent également une double fonction de l’objet, situé à mi- distance entre pratique et possession, la dernière catégorie définissant la collection : un objet renvoyant au sujet (Baudrillard 1968 : 105). Cette double fonction ne recoupe pas nécessairement la distinction tradition-nelle entre usages techno-fonctionnels et affectifs : dans le post-exil, un tournevis ou une paire de ciseaux peuvent matérialiser plus efficacement qu’une photographie un lien vers le pays quitté, une vieille valise incarner l’exil mieux qu’un objet attaché à un ascendant dont on ne sait plus rien. Dès le départ, l’objet de l’expérience de l’exil est collecte et collection et renvoie à différents sujets ; cette transversalité souligne la radicalité des métamorphoses possibles des régimes de valeur, leur capacité à être à la fois, à des degrés divers, et ceci et cela, et reste et relique, et incarnation d’un lieu et d’un lien – ainsi que nécessité de continuer à penser une typo-logie des objets de l’exil (Galitzine 2013).

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Découlant de leur double emprise matérielle et affective et de leur ca-pacité à la variation, un troisième élément différentiel des objets de l’exil tient de leur hétérogénéité. Celle-ci apparaît consubstantielle à la diversité des exils et des exilés, mais inclut également l’imprédictible de l’expé-rience de l’exil. Peu importe que les objets aient été soigneusement choi-sis, prémédités, rangés au moment du départ, ou qu’ils soient purement fonctionnels : l’expérience de l’exil les fragmente et les transforme selon des modalités aléatoires et imprédictibles. Ainsi, dans Les récits d’Ellis Island, Perec débute son inventaire par un « N’importe quoi » qu’il s’em-ploie à décrire dans le désordre : (« une grande casserole, une passoire, une pompe à incendie, une cafetière […] ») (Perec et Bober 1994). Outre que cette énumération se refuse à distinguer une hiérarchie de valeur pour mieux saisir une totalité de l’expérience, elle attribue conjointement un même statut aux objets, aux mots sur les objets, aux photographies et représentations d’objets en les renvoyant à l’unité du sujet, c’est-à-dire au biographique. L’hétérogénéité des objets fait pendant à celle des êtres, et devient un élément central de son interrogation. Elle est d’ailleurs ren-forcée par une démultiplication des supports inscrivant le passé dans le présent : clichés des lieux actuels et des lieux anciens, intégration de pho-tographies anciennes dans les lieux actuels, listes – des ports d’émigra-tion, des noms de bateaux, mais aussi des personnes rencontrées ou des nourritures mangées par l’équipe de tournage. Le procédé se répète dans les graphies, tour à tour manuscrites ou tapuscrites. C’est dans les mailles qu’apparaît un noyau commun à tous et propre à Perec – l’expérience de l’exil constituant le lieu possible d’inscription du contrat tacite entre les générations évoqué par Walter Benjamin (2000 : 428).

Cette part biographique de la relation entre êtres et objets de l’exil, qu’elle soit fondée sur la présence tangible ou l’absence des objets, se su-perpose à la biographie propre des objets, aux modalités de leur passage de mains en mains et entre générations. Quand les signifiants se défont et se perdent, l’objet lui-même se trouve en exil d’un premier réseau de

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signification. J’en examinerai ici le premier versant, la projection d’une conscience de l’exil dans les objets – ce que Perec nomme mémoir e fictionnelle (1990 : 84), Régine Robin une bio-fiction (2007 : 395) –, au travers des temporalités majeures, inégales par leur durée, de l’expé-rience de l’exil – pré-exil, exil, post-exil – et des processus dialectiques dans lesquels ils s’insèrent : ranger/laisser, déranger/transformer, défaire/transmettre.

Ranger/laisser : le pré-exil La temporalité du pré-exil est complexe à fixer, c’est un temps de

gestation incertain, susceptible d’importantes variations. Convenons de le qualifier tel au moment où la condition de l’exil s’y introduit, indication subjective d’un changement imminent, réévaluant le rapport aux êtres et aux choses du quotidien. Cette incarnation dans les objets d’un lien avec le passé peut advenir à plusieurs reprises, mais elle est fondatrice d’une sélection, moment crucial, potentiellement violent, où le candidat se tient sur le seuil, vers l’extérieur, et se déprend, fait le tri, range sa valise, clô-ture un temps – s’il revient jamais, il sera un autre. C’est donc le premier temps de la métamorphose.

Ce processus est rapporté avec une précision ethnographique dans l’ouvrage qu’Ariadna (Alia) Efron consacre à sa mère, Marina Tsvetaieva (1892-1941) de même que dans les correspondances et journaux de celle-ci. Il paraît d’autant plus intéressant qu’il peut être suivi à chaque étape et chaque nouveau départ, à Moscou, Berlin, Prague, Paris. Cette double narration, le statut et les espaces de ces départs, interroge l’expérience de l’exil : existe-t-il un espace originel de référence ? Est-il unique ? Quels seraient ses espaces seconds de déploiement ? Sont-ils liés au foyer ou au pays ?

Décrivant d’abord les objets de l’appartement de Moscou à la veille du départ en 1922, Ariadna les distingue par leurs caractéristiques intrin-sèques, premier élément de différenciation d’un ensemble formant une complétude de rapports affectifs et sociaux. À l’instar d’une nouvelle de Boulgakov consacrée au devenir d’une propriété après la Révolution, la destruction irrémédiable d’un rapport au monde éclaire pendant quelques instants les objets qui le composent d’une lumière crue (Boulgakov 1987 (1924) : 34).

Dès lors, les objets […] indispensables et ceux destinés au caprice, les objets-habitude et les objets-fardeaux, les objets reçus en héritage et les objets acquis, ceux qui nous avaient été donnés, les objets de bonne qualité et ceux qui tom-baient en ruine, ceux qui étaient là par hasard, les objets commodes, les objets saugrenus, les objets intimes, les objets inévitables qui nous entouraient, tous ces objets abandonnés par nous avaient soudain perdu, semble-t-il, leur

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matérialité et cette chaleur habituelle dont les dotaient les liens vivants qu’ils entretenaient avec les gens au service desquels ils étaient (Efron 2008 : 110).

La notion d’abandon est intéressante au regard de la vie d’Ariadna Efron et de son retour en Union soviétique, en 1937, mais aussi en termes de fragmentation du foyer, littéralement de la « chaleur ». Elle introduit à la responsabilité – sinon la culpabilité – de l’exilé. Sous-jacente, celle-ci est personnifiée, dans « Job, roman d’un homme simple » de Joseph Roth (1930), par l’enfant retardé, l’enfant-objet, que le « regard insensé » de sa mère songe à dissimuler parmi les valises qu’elle fait et refait, et qui sera laissé dans leur maison de Zuchnow. Dès le départ, l’enfant sym-bolise ce reste qui maintient ses parents éternellement en exil : « Suis-je encore Mendel Singer ? » s’interroge son père dès son débarquement en Amérique. « Il avait l’impression qu’il s’était abandonné lui-même à Zuchnow, aux côtés de Menuchim » (Roth 2012 : 145). C’est en redeve-nant individuellement un sujet que le fils prodigue permettra enfin à son père de s’installer7.

Le second cercle d’objets évoqués par Ariadna Efron est celui de « ces objets qu’on ne peut appeler objets, tant ils ne sont qu’esprit », liés à des circonstances et des êtres spécifiques, et dont le rattachement à l’intime et au biographique va croissant (« tous nos livres favoris ; la boîte à musique de ma grand-mère, […], les cahiers d’enfance de Marina avec ses pre-miers vers »). La liste, longue et précise, est parfois interrompue par des objets d’évocation du temps passé :

(…) le stéréoscope avec des centaines de photos en relief de Moscou et de la Crimée : on voyait – arrête toi, instant fugitif ! – la jeunesse de mes parents et tous les âges de leurs amis, toute l’insouciance des années enfuies précédant l’orage…

ou à venir (« le buste de l’Amazone blessée »). On remarquera le besoin d’énoncer et de concrétiser êtres et lieux – de spatialiser l’objet dans l’af-fect. Ces objets, « sympathiques comme des visages », selon Maupassant (2007 [1890]), doivent être qualifiés par leur nom (« le portrait de Serioja réalisé par le peintre de Koktebel, Magda Nakhman »).

Enfin Ariadna évoque la dualité des acteurs du processus de sélection à l’œuvre : à celui des propriétaires des objets qui partent correspond celui de leurs futurs détenteurs qui restent : « C’était la sœur de maman, Assia, alors absente, qui devait emporter chez elle tout cela, ainsi que bien d’autres choses, ou selon ce qu’elle choisirait, une partie seulement. ». Au final, la liste reproduite par Ariadna d’après un cahier de Tsvetaieva

7 À l’inverse, on trouvera de nombreux exemples dans la réalité contemporaine de ces enfants laissés au pays auxquels des cadeaux seront progressivement envoyés pour légitimer le départ et pallier au manque.

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souligne la superposition entre objets usuels et objets de l’affect, à l’exemple du porte-plume et de l’encrier, et la pluralité des références : familiales, littéraires, historiques, personnelles – affectant à chaque objet la faculté de convoquer êtres et événements, mais aussi les objets laissés.

Liste des objets précieux à emporter à l’étranger :Le porte-crayon avec le portrait de Toutchkov IVL’encrier de Tchabrov avec un joueur de tambourL’assiette au lionLe porte-verre de SeriojaLe portrait d’AliaLa boîte à coutureLe collier d’ambre (Efron 2008 : 110)

On sait peu de choses des manières dont les objets furent conservés, exposés dans les maisons de l’exil, commentés. La plupart reviendront avec Tsvetaieva à Moscou, en juin 1939, d’autres seront offerts, alourdis par leurs devenirs et références acquises, emboîtées jusque dans l’usage des parenthèses : « Je vous laisse […] deux vieilles croix de Lorraine (et Jehanne, la bonne Lorraine, qu’Anglais brulèrent à Rouen…) » (Tsvetaeva (12 juin 1939) 2005). À chaque départ, les valises sont refaites, la descrip-tion d’objets en qualité et en quantité occupant le temps de l’angoisse du départ – la hantant jusque dans ses rêves :

… Beaucoup de rêves. Thème – l’irrévocabilité. Je me dépêche d’aller cher-cher un dernier je-ne-sais-quoi –, je finis de ranger. Il y en a un – dont je me souviens bien : je cherche le disque de Maurice Chevalier (mon préféré) (…) mais le paquebot est déjà loin, à des verstes. (Journal, 16 juin 1939)

Ce « je-ne-sais-quoi » introuvable, à la fois objet-mémoire et objet-placard pour reprendre la distinction de Serge Tisseron, souligne le rôle de projection et d’identification des objets (Tisseron 1997). La grande fidélité de Marina Tsvetaieva envers ses objets file jusqu’à son suicide, ultime exil qui suit de près la dépossession des choses, par exemple le collier d’ambre troqué « contre du pain, une année de famine à Riazan » (Efron A., idem, 2008 : 110).

Une telle identification avec les objets est peut-être exceptionnelle, mais tous ces objets-valises appartenant à des êtres-valises rappellent, évoquent, connotent, remémorent, apparaissent intrinsèquement moins importants que les processus actifs qui les mettent au jour. Les ranger d’abord avant de les défaire de multiples fois, c’est donc mettre ses dif-férentes formes d’appartenance en ordre, faire le point de ce que l’on doit à d’autres, de qui on procède, comme dans La bascule du souffle, d’Herta Muller, où le narrateur endosse sa parentèle : « Le pardessus était celui de mon père. Le manteau de ville en col de velours venait de mon

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grand-père, le pantalon bouffant de l’oncle Edwin, les bandes molletières venaient du voisin, Mr Carp, et les gants de laine de ma tante Fine. » (Muller 2010 : 9)

Dans ces deux exemples, les objets de l’exil sont déjà affectés par une situation d’exil intérieur, placés sous un régime particulier de rareté, dans son double sens de pénurie et de préciosité. Les épreuves de l’exil affectent l’objet de manière imprévisible (conservation ou, au contraire, atteinte à l’intégrité de l’objet), à l’exemple des causes diverses aux-quelles sont soumis les vestiges archéologiques.

Déranger / Transformer : l’exilSi la période concernée est aisée à fixer, la diversité des métamor-

phoses de l’objet, durant les étapes d’un parcours pendant lequel un exilé devient un migrant, demeure stupéfiante dans sa condensation dans un temps bref et la rapidité des transformations : saisis, modifiés, brisés, abîmés, volés, vendus, troqués, trouvés, donnés, pris, adaptés, détournés, évalués, parqués, rangés, défaits, refaits, cachés… et, au bout du compte, parfois conservés. La variété des actions leur accorde presque un statut d’acteur, métaphorisant le corps-migrant, agissant sur lui. Trois registres de transformation peuvent toutefois être singularisés :

L’objet est instance d’évaluation du migrant par le regard d’autrui. L’objet se déploie au cœur d’un dispositif de double dévoilement : de l’exilé ou du migrant, du regard de la société de transit et d’accueil sur lieu. « Tous les bagages ont été vidés à fond, chaque bricole, serrée dans un bouchon prêt à sauter, a été manipulée », rapporte Marina Tsvetaieva, précisant que les des-sins de son fils sont saisis et non ses manuscrits. Ce regard qui n’est jamais neutre, qui concerne un concentré d’affects, est violence, qui désagrège l’inti-mité de l’affect et la dénie.

Il est inscription dans l’espace – ou désir d’y échapper, à l’exemple de la quasi-absence de traces laissées dans la jungle de Calais ou à la frontière mexicaine-américaine, où nombre de données essentielles sont directement tatouées sur le corps (Odgers-Ortiz 2010). Mais même ces stratégies d’économie d’objets, de réduction d’empreinte – dans un sens également littéral, puisqu’il s’agit aussi de faire disparaître les empreintes digitales8 –, produisent encore des restes. La véritable absence d’objets signe la disparition de l’humanité, à l’exemple des trois cahiers de pho-tographies de la série « Antichambres » présentés par Phillipe Bazin dans Le milieu de nulle part (Bazin et Vollaire 2012). Les clichés pris dans

8 Cette scène terrible d’effacement d’empreintes digitales par une vis chauffée à blanc, striant les doigts, apparaît dans le documentaire de Sylvain Georges tourné dans la jungle de Calais : Qu’ils reposent en révolte (2011).

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différents centres de rétention et d’hébergement en Pologne accueillant essentiellement des Tchétchènes esquivent les individus – leur voix étant restituée par les textes de Christiane Vollaire. Le premier cahier photo-graphique montre des lieux habités, une culture matérielle du quotidien familier, un désir de normalité obligeant le spectateur à un effort pour se rappeler l’exacte nature des lieux. Ce paradoxe disparaît dans la seconde série de clichés, dont la tension provient de l’exposition des dispositifs individuels de cloisonnement de micro-espaces, destinés à garantir un semblant d’intimité. Resserré et réapproprié, cet espace est anxiogène : murs de toiles et couvertures pliées dessinent de nouvelles frontières, légales, carcérales, où se meuvent d’invisibles corps contraints. Le troi-sième cahier, enfin, présente les espaces de rétention de l’aéroport de Varsovie, vides de toutes traces de migrants. Tel quel, le mobilier brut de ces lieux peut être esthétisé. Mais ainsi déshumanisés, préparés et organisés pour l’attente, ces endroits évoquent d’autres lieux et d’autres époques, rappelant le caractère organisé de ces entraves à la mobilité. Il n’est d’ailleurs pas tout à fait pertinent de qualifier ces endroits d’« es-paces », et probablement plus fructueux d’en faire des emplacements, suivant en cela Michel Foucault (200). Dans ces espaces, l’objet, placé sous le signe de la rareté et de la difficulté d’acquisition, peut changer de valeur de façon radicale.

Enfin, l’objet du migrant contribue à inscrire une identité dans le temps, c’est-à-dire non pas à patrimonialiser ou transmettre, mais à pé-renniser un éternel présent de l’immigré dont les connotations coloniales me paraissent évidentes. En 2005, par exemple, l’atelier des enfants ac-compagnant l’exposition Africa Remix, au Centre Georges Pompidou, les invitait à réfléchir sur la « diversité spatiale des cultures » en construisant une mise en scène à partir d’un « type de chaise reflétant une posture morale » (trône, chaise, siège traditionnel…) et d’un accessoire choisi parmi les objets suivants : « sceptre, balai d’éboueur, râteau… »9. Une telle assignation n’est pas anecdotique, et conditionne la fonction de l’ob-jet dans la période la plus longue de son parcours, le post-exil.

Défaire / représenter : le post-exilDéfaire la valise est une action aux effets multiples : en ancrant

l’installation, elle ouvre le champ de la mémoire, transférant la mobi-lité spatiale aux souvenirs, redessinant l’espace de déambulation. Ainsi, dans Felix in exile (1994), court-métrage de dessins au fusain de grande taille, photographiés et animés, réalisé par l’artiste sud-africain William

9 http://mediation.centrepompidou.fr/education/ressources/ENS-AfricaRemix/ENS-AfricaRemix.htm#identiteafrique.

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Kentridge10. Le film met en scène un homme, Felix Teitelbaum, dont l’ab-sence de vêtements souligne le dépouillement et la vulnérabilité, habillant progressivement les murs d’une chambre d’hôtel anonyme des souvenirs d’une femme aimée, Nandi, noire et topographe. Les visages de Felix et Nandi se touchent presque à travers le miroir, par le prisme d’une lunette de visée – instrument également appelé « niveleur de terrain » –, puis s’éloignent l’un de l’autre. Au fur et à mesure que Felix tapisse les murs des feuillets de remémorations extraites de sa valise, l’eau coule dans la chambre et le sang se répand de corps agonisants – parmi eux, celui de Nandi. Felix est progressivement submergé – ce qu’il recherche.

William Kentridge, Captures d’écran de Felix in Exile (1994)

Amplifiées par la technique choisie et les outils topographiques repré-sentés, les multiples distances et absences se redessinent et s’effacent en

10 Felix in exile (8’’43) de William Kentridge, 5e élément d’une série de huit œuvres inti-tulées « Drawings for Projection » (1989-1999). Visible sur YouTube ou vimeo. Voir également http://www.tate.org.uk/art/artworks/kentridge-felix-in-exile-t07479.

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permanence. Mais cette œuvre magnifique, qui évoque, comme celle de Perec, les différentes traces de la mémoire, souligne également la grande diversité de support auquel s’ajoute le chant et la musique accompagnant les dessins et les feuillets successifs. Comme tout processus mémoriel actif, l’exiliance relie une diversité d’objets au sujet et fonctionne en sys-tème, incluant paroles, gestes, images, associations tactiles ou sonores diverses, ainsi qu’une grande part d’aléatoire et de hasard éveillant, n’im-porte où, la mémoire – littéralement, un glanage de traces et de creux variables selon les contextes, les sujets et dans la durée.

Réduire l’expérience de l’exil à la période du déplacement, de la migration, rétrécit considérablement la possibilité d’un partage d’expé-rience. Une grande part des institutions chargées de la conservation d’une mémoire de la migration, notamment en France, me paraît justement maintenir le sujet à un état particulier, conjoncturel et transitoire – celui du migrant. En conséquence, la société d’arrivée n’accueille pas une tem-poralité large, multiple, mais un déplacement entre deux pôles fixes, non une expérience longue, mais un processus circonscrit, voué, d’ailleurs, à ne pas durer pour être saisi au moment de l’arrivée – l’intégration en France, par exemple. Pour en rendre compte, la Cité de l’histoire de l’im-migration à Paris distinguait, à son ouverture, en 2008, trois catégories d’objets : « objets de mémoire », « objets d’évocation immédiate (valise, machine à coudre, marteau-piqueur, sac Tati, tagine Téfal, etc.) », « objets d’art contemporain »11. Cette énumération seule suffit à illustrer la perma-nence de représentations essentialisées.

Celles-ci émergent dans un présent intemporel, falsifié par les pro-cessus aléatoires de perte et de transformation et, plus largement, dans un contexte de fragilité référentielle dans lequel les objets ne peuvent ni prétendre ni suffire au témoignage. En atteste, notamment, l’occupation du Musée national de l’histoire et des cultures de l’immigration par un collectif de « sans-papiers », entre octobre 2010 et février 2011, transpor-tant avec eux des objets similaires aux artefacts exposés. En dialectisant un en/hors vitrine dans une scène unique, cette coexistence provisoire a mis au jour la difficulté structurelle de reconnaissance, la différence de statut et d’usages sociaux des objets – contrairement à ce qui aurait pu paraître comme une occasion unique de confrontation et de rétraction, ce long événement n’a que peu été documenté par le musée et ne transforma guère les cadres de perception.

Ce paradoxe des musées dits « de sociétés » (musées de l’immigration comme musées de civilisations) se retrouve dans la plupart des études

11 Il est intéressant de noter que cette typologie, explicite dans les supports de présenta-tion du musée en 2008 et structurant encore les collections, a aujourd‟huidisparu du site web. http://www.histoire-immigration.fr/.

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consacrées au patrimoine des migrations dans les sphères domestiques : c’est l’inscription du là-bas dans l’ici qui est favorisée, c’est-à-dire les façons dont un objet incarne ou interprète un pays d’origine et sa diaspora (Fourcade et Legrand 2008).

L’expérience de l’exil se distingue de ce malentendu en suggérant une expérience radicalement inverse, c’est-à-dire une ouverture vers une caté-gorie du vécu. Walter Benjamin en avait déjà pensé le paradigme majeur en utilisant la figure de la fouille archéologique.

[La mémoire] est le médium du vécu, comme le sol est le médium dans lequel les villes antiques gisent ensevelies. […] Et il se leurre complètement, celui qui se contente de l’inventaire de ses découvertes sans être capable d’indiquer dans le sol actuel le lieu et la place où est conservé l’ancien. Car les véritables souvenirs ne doivent pas tant rendre compte du passé que décrire précisément le lieu où le chercheur en prit possession. (Benjamin : 1992 : 401)

Le lieu de Pnine est celui de la cuisine de la première maison – peut être la seule – qu’il loue en Amérique. Nabokov présente son héros fas-ciné par les objets de la modernité américaine – les trains rapides, les machines à laver ; sa maladresse pour les mettre en marche symbolisant sa qualité d’étranger. C’est pourtant au travers d’un objet intemporel, un bol aigue-marine décoré de volutes antiques offert par un enfant d’immi-grés et valorisé par les natifs (« Mince quelle jolie chose ! » s’écria Betty), que Pnine prend conscience de l’infinitude de sa condition d’exilé :

Il prépara un bain de bulles dans l’évier, destiné à la verrerie, à l’argente-rie, aux assiettes et aux plats, puis avec infiniment de soin, il abaissa le bol aigue-marine dans la mousse tiède. […] Il tâtonna sous la mousse, autour des gobelets ambre, au-dessous du bol mélodieux, à la recherche d’une pièce d’argenterie peut-être oubliée et il recouvra un casse-noisette. Méticuleux, Pnine le rinça, et il l’essuyait quand cet objet bipède s’arrangea pour sauter hors du torchon et tomba comme un homme d’un toit. Pnine faillit le rattraper, le bout de ses doigts entra même en contact avec l’objet au milieu de sa chute, mais cela ne fit qu’aider à le précipiter en direction de cette mousse qui dis-simulait un trésor, où un craquement mortel de verre brisé suivit le plongeon.

Pourrait-on mieux décrire l’exiliance, c’est-à-dire la prise de conscience de l’inscription d’une condition de l’exil dans la durée – et de ce fait la brutalité du quotidien contre une mémoire longue et multiple ?

Nabokov poursuit ainsi :

Pnine flanqua son torchon dans un coin, et, se détournant, resta une minute à contempler le noir au-delà du seuil de la porte de derrière entrouverte […] Avec sa bouche édentée, demi-ouverte et la pellicule de larmes voilant ses yeux qui ne clignaient pas, il apparut très vieux. Puis avec un gémissement d’angoisse anticipée, il retourna vers l’évier, et rassemblant son courage, trempa la main au fond de la savonnée. Un éclat de verre lui piqua la main.

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Doucement, Pnine enleva un gobelet de verre brisé, le bol magnifique était intact (Nabokov 1992 : 242-243).

Le bol est sauf et Pnine tient son premier véritable avoir en terre d’exil, un réceptacle infiniment précieux capable de contenir tout ce qui fut laissé et tout ce qui est encore promesse au seuil d’un nouveau départ. Dans cette boucle qui ne se referme pas, le « bol au son suave » rejoint d’autres objets symboles devenus à leur tour acteurs de l’exil : le bol à raser de Philip Roth, le collier de Marina Tsvetaeva, la valise disparue de Walter Benjamin, la clef de Borgès, les innombrables objets dispersés aux quatre vents, et les sandales des naufragés de Lampedusa.

→ Voir aussi : Non-lieux (une atypologie) ; Corps sismographiques ; Diaspora ; Variations.

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