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mile DURKHEIM (1904-1905)
LVOLUTIONPDAGOGIQUE
EN FRANCE
(Cours pour les candidats lAgrgationprononc en 1904-1905)
Avec une introduction de Maurice Halbwachs, 1938.
2e partie : chapitres I XIII
Un document produit en version numrique par Jean-Marie
Tremblay,professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi
Courriel: [email protected] web:
http://pages.infinit.net/sociojmt
Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences
sociales"Site web:
http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html
Une collection dveloppe en collaboration avec la
BibliothquePaul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi
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mile Durkheim (1904-1905), Lvolution pdagogique en France. 2e
partie. 2
Cette dition lectronique a t ralise par Jean-Marie
Tremblay,professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi partir de
:
mile Durkheim (1904-1905)Lvolution pdagogique en FranceCours
pour les candidats lAgrgation prononc en 1904-1905.Avec une
introduction de Maurice Halbwachs, 1938.
2e partie : chapitres I XIII
Une dition lectronique ralise partir du livre dmile
Durkheim,Lvolution pdagogique en France. Paris, 1938.
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mile Durkheim (1904-1905), Lvolution pdagogique en France. 2e
partie. 3
Table des matiresIntroduction, par Maurice Halbwachs
Premire partie : Des origines la renaissance
Chapitre I. - L'histoire de l'enseignement secondaire en France.
Intrt pdagogique de laquestion
Chapitre Il. - L'glise primitive et l'enseignementChapitre III.
- L'glise primitive et l'enseignement (fin). - Les coles monacales
jusqu' la
Renaissance carolingienneChapitre IV. - La Renaissance
carolingienneChapitre V. - La Renaissance carolingienne (fin). -
L'enseignement de la grammaireChapitre VI. - Les Universits. - Les
originesChapitre VII. - La gense de l'Universit. - L'inceptio. - La
licentia docendiChapitre VIII. - Le sens du mot Universitas. - Le
caractre mi-ecclsiastique, mi-laque de
l'Universit. - L'organisation intrieure (Nations et
Facults)Chapitre IX. - La Facult des Arts. - Organisation
intrieure. - Les CollgesChapitre X. - Les Collges (fin)Chapitre XI.
- L'enseignement la Facult des Arts. - Les grades. - Les cours
d'tudesChapitre XII. L'enseignement dialectique dans les
UniversitsChapitre XIII. - La dialectique et la dispute. - La
discipline la Facult des artsChapitre XIV. - Conclusion sur
l'Universit. - La Renaissance
Deuxime partie : De la renaissance nos jours
Chapitre I. - La Renaissance. - Rabelais, ou le courant
encyclopdiqueChapitre II. - La Renaissance (suite). - Le courant
humaniste. rasmeChapitre III. - La pdagogie du XVIe sicle. -
Comparaison des deux courants, humaniste
et ruditChapitre IV. - La pdagogie de la Renaissance
(Conclusion)Chapitre V. - Les JsuitesChapitre VI. - Les Jsuites
(suite). - L'organisation extrieure. - L'enseignementChapitre VII.
- Le systme des Jsuites et celui de l'UniversitChapitre VIII. -
Conclusion sur la culture classiqueChapitre IX. - La pdagogie
raliste. Les origines. - Comenius. - Roland. - La RvolutionChapitre
X. - La Rvolution. - Les coles centralesChapitre XI. Les variations
du plan d'tudes au XIXe sicle. Dfinition de l'enseignement
secondaireChapitre XII. - Conclusion. - L'enseignement de
l'hommeChapitre XIII. - Conclusion (suite et fin). - L'enseignement
de la nature : les science. - La
culture logique par les langues
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partie. 4
Deuxime partieDe la Renaissance
nos jours
Retour la table des matires
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mile Durkheim (1904-1905), Lvolution pdagogique en France. 2e
partie. 5
Deuxime partie : De la Renaissance nos jours
Chapitre ILa RenaissanceRabelais ou le courant encyclopdique
Retour la table des matires
Ce qui caractrise la priode dont nous venons de terminer l'tude,
c'est, commenous l'avons vu, son admirable fcondit en matire
d'organisation scolaire : c'est elle que nous devons les principaux
organes de notre enseignement. L'apport de lapriode nouvelle dans
laquelle nous allons entrer maintenant est d'une tout autrenature.
La Renaissance est l'poque o s'est labor l'idal pdagogique sur
lequel laFrance a vcu, d'une manire exclusive, depuis le XVIe
jusqu' la fin du XVIIIesicle et qui, sous des formes plus tempres,
survit toujours ct du type scolairenouveau qui, depuis une
cinquantaine d'annes, essaie de se constituer. C'est l'colede cet
idal que se sont forms les traits essentiels de notre esprit
national sous laforme qu'il a prise partir du XVIIe sicle,
c'est--dire de notre esprit classique. Il estdonc inutile de
montrer l'intrt du problme. C'est la question toujours
controversede l'enseignement classique que nous allons avoir
traiter. Seulement, au lieu de latraiter dialectiquement, en
analysant la notion toute subjective que chacun de nouspeut s'en
faire, nous commencerons par chercher objectivement comment cet
ensei-gnement s'est constitu, quelles causes l'ont appel
l'existence, ce qu'il a t, quelleinfluence il a eue sur notre
volution mentale, toutes recherches qui sont indispen-sables si
l'on veut juger, en connaissance de cause, de ce qu'il est appel
tre dansl'avenir.
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mile Durkheim (1904-1905), Lvolution pdagogique en France. 2e
partie. 6
L'idal dont nous allons essayer de retracer la gense se prsente,
ds qu'il appa-rat dans l'histoire, sous une forme trs particulire
qui mrite d'tre remarque. Cen'est pas la suite et le dveloppement
des idaux divers qu'avaient poursuivis lessicles prcdents ; tout au
contraire, il s'affirme d'emble comme leur antagoniste.La
Renaissance, sous le rapport pdagogique, marque une solution de
continuit dansnotre volution mentale, une rupture avec le pass. En
un sens, c'est quelque chosed'entirement nouveau qui commence.
C'est ce qu'exprime ingnieusement Rabelaisdans une allgorie de son
Pantagruel. Quand Gargantua, aprs avoir t, pendantquelque temps,
lev selon la discipline des professeurs Sorbonnagres, fut
enfinconfi la direction de Ponocrates, qui, dans la pense de
Rabelais, reprsente l'espritde la Renaissance, le premier soin de
son nouveau matre fut de lui purger canoni-quement l'esprit avec
elebore de Anticyre , afin de lui nettoyer toute l'altrationet
perverse habitude du cerveau . Par ce moyen, Ponocrates lui fit
oublier tout cequ'il avait appris sous ses antiques prcepteurs,
comme faisait Timothe ses disci-ples qui avaient t instruits sous
aultres musiciens . C'est donc que, suivant Rabe-lais, il n'y avait
rien garder de l'ancien idal pdagogique, qu'une rvolution
taitncessaire, qui dtruist de fond en comble le vieil enseignement
et qui mt la placeun systme entirement nouveau. On ne peut rien
construire, tant que l'on n'a pas faitplace nette. Il faut
commencer par renverser dfinitivement cet difice vermoulu,
etdblayer le sol de ses ruines dont on ne peut rien faire. Il faut
qu'il ne reste plus tracede scolastique dans un esprit pour que la
droite raison y puisse trouver accs. EtRabelais n'est pas le seul
avoir pris, vis--vis de l'enseignement scolastique, cetteattitude
intransigeante et rvolutionnaire. C'est celle de tous les grands
penseurs dutemps. Ils y voient une fureur de draison, une poste, un
flau, pestis publica, tantaquanta in Republica non queat ulla major
existere, dit rasme, un flau public telqu'il ne peut y en avoir de
pire dans un tat.
Cette attitude va nous expliquer une importante nouveaut que
prsente la priodedans laquelle nous entrons; je veux dire
l'apparition de grandes doctrines pdago-giques.
Jusqu' prsent, nous n'en avons pas rencontr. Depuis le moment o
Charlema-gne a tir du demi-sommeil o elles languissaient les tudes
et les coles, de grandschangements, certes, se sont accomplis, mais
d'une manire spontane et irrflchie;ils taient le produit d'un
mouvement anonyme, impersonnel, inconscient de ladirection qu'il
suivait et des causes qui le dterminaient. Nous n'avons, aucun
mo-ment, rencontr sur notre route ni un Comenius, ni un Rousseau,
ni un Pestalozzi qui,en se servant de ce qu'il possdait de science,
ait entrepris de construire mthodique-ment, en pleine connaissance
de cause, un plan d'ducation totalement ou partielle-ment diffrent
de celui qui fonctionnait sous ses yeux. La constitution de
l'Universit,la fonction des Collges, les variations par lesquelles
a pass l'idal pdagogique, toutcela s'est fait de soi, pour ainsi
dire, sans qu'aucun thoricien soit intervenu pourindiquer, par
avance, la voie suivre, en donnant les raisons de ses affirmations
et deses prfrences.
C'est qu'en ralit toute cette partie de notre histoire scolaire
n'a t que le dve-loppement trs lent, trs progressif d'une seule et
mme ide. Nous avons vu, en effet,comment le formalisme grammatical
de l'poque carolingienne est devenu peu peule formalisme logique de
l'ge suivant, qu'il contenait dj en germe ; comment l'co-le
cathdrale a essaim autour d'elle des coles prives qui se sont
confdres etcomment, en resserrant progressivement les liens qui les
unissaient, elles sont deve-
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mile Durkheim (1904-1905), Lvolution pdagogique en France. 2e
partie. 7
nues l'Universit, sans que jamais il y ait eu aucune saute de
vent, aucun brusquerevirement. Or, les changements aussi continus,
distribus sur d'aussi longs espacesde temps et fragments, par
suite, en parcelles infiniment petites, sont
naturellementinsensibles. Toutes ces transformations s'oprrent donc
sans que les contemporainsen aient eu le sentiment. L'ide chemina
lentement, d'elle-mme, dans l'inconscient,la sensation des besoins
nouveaux qui se manifestaient venant dterminer au jour lejour les
modifications immdiatement ncessaires, mais sans qu' aucun moment
lapense ait t incite anticiper l'avenir, se tracer un plan
d'ensemble et diriger,en consquence, la marche des vnements. Dans
ces conditions, toute thoriepdagogique tait impossible.
Il n'en est plus de mme au XVIe sicle. Cette fois, la tradition
scolaire cesse dese dvelopper dans le mme sens que par le pass ;
une rvolution est en prparation.Au lieu que le mouvement continue
suivre, paisiblement et silencieusement, la voieo il tait engag
depuis sept sicles, brusquement il s'en dtourne et en cherche
uneautre entirement nouvelle. Dans ces conditions, il n'tait plus
possible de laisser leschoses suivre spontanment leur cours
ordinaire, puisqu'il fallait, au contraire, leurrsister, leur
barrer la route, leur faire rebrousser chemin. A l'instinct,
l'habitudeacquise, il fallait opposer une force antagoniste qui ne
pouvait tre que celle de larflexion. Puisque le systme nouveau
auquel on aspirait ne pouvait pas se raliserpar une simple et
grande transformation de celui qui tait en vigueur, il fallait
doncbien qu'on comment par le construire tout entier et de toutes
pices par la pense,avant de pouvoir chercher le faire passer dans
les faits ; et, d'autre part, pour luidonner une autorit qui
l'impost aux esprits, il ne suffisait pas de l'noncer avec,chaleur,
il fallait l'accompagner de ses preuves, c'est--dire des raisons
qui semblaientle justifier; en un mot, il fallait en faire la
thorie. Voil pourquoi nous voyons brus-quement clore au XVIe sicle
toute une littrature pdagogique, et c'est pour lapremire fois dans
notre histoire scolaire. C'est Rabelais, c'est rasme, c'est
Ramus,c'est Bud, Vivs, c'est Montaigne, pour ne parler que de ceux
qui intressent plusspcialement la France. Pour retrouver une
production aussi abondante, il faut des-cendre ensuite jusqu'au
XVIIIe sicle, c'est--dire jusqu' notre seconde grandervolution
pdagogique. L'apparition de cette multitude de doctrines ne tient
pas d'unhasard qui aurait fait natre ce moment une pliade de
penseurs; mais c'est la criseviolente traverse alors par notre
systme d'ducation qui a veill la pense et suscitles penseurs.
Et ainsi nous nous trouvons disposer, pour faire l'histoire de
l'enseignement auXVIe sicle, d'informations trs prcieuses qui nous
manquaient jusqu' prsent.Jusqu'ici, en effet, la matire immdiate de
nos recherches, c'taient les institutionsscolaires ou pdagogiques
telles qu'elles apparaissent, quand elles sont constitues,tout au
moins quand elles ont dj pris une premire forme extrieure et
sensible,quand elles sont autre chose que des projets, quand elles
ont dj commenc fonc-tionner dans les murs, car nous ne pouvons les
saisir qu' ce moment. Quant auxmouvements d'ides, aux aspirations,
aux tendances dont ces institutions procdent etqu'elles traduisent,
dont elles sont la consquence visible, nous ne pouvons pas
lesobserver directement; car, pour les raisons que nous avons
dites, tout cela se passaitdans l'inconscient, sans que les hommes
eux-mmes en eussent un sentiment distinct.Nous ne pouvions que les
conjecturer aprs coup d'aprs les effets produits, c'est--dire
d'aprs les institutions scolaires et les mthodes pdagogiques qu'ils
avaientsuscites.
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mile Durkheim (1904-1905), Lvolution pdagogique en France. 2e
partie. 8
Au XVIe sicle, au contraire, l'observateur se trouve dans des
conditions bien plusfavorables. Car, ces processus mentaux qui nous
chappaient jusqu' prsent, nouspouvons ici les observer directement,
puisqu'ils viennent se montrer au-dehors, fleur de peau, pour ainsi
dire, dans les oeuvres de pdagogues. Les thories pdagogi-ques, en
effet, ne sont autre chose que l'expression des courants d'opinion
qui travail-lent, en matire d'ducation, le milieu social o elles
ont pris naissance. Le pdago-gue, c'est une conscience plus large,
plus sensible, plus claire que les consciencesmoyennes, et o les
aspirations ambiantes viennent se heurter avec plus de force et
declart. Ainsi nous pourrons cette fois pousser l'analyse plus loin
qu'il ne nous taitpossible jusqu'alors : et au-del de l'organe
scolaire, au-del des pratiques pdagogi-ques constitues, nous
pourrons descendre jusqu' ces tats profonds de la
consciencesociale, d'o tout le reste dcoule, et qui prcdemment se
drobaient l'observation.Essayons donc d'utiliser dans cet esprit
les grandes doctrines pdagogiques de laRenaissance qui sont
parvenues jusqu' nous. Il ne s'agit pas d'tudier chacune d'elles
part, dans tous les dtails de son conomie intrieure, d'en faire en
un mot la mono-graphie, mais, au contraire, de les rapprocher, de
les clairer les unes par les autres,de voir les cts par o elles se
confondent et les cts par o elles divergent les unesdes autres, de
manire dgager les grands courants d'opinion qu'elles traduisent,
etqui sont la racine des rformes scolaires dont nous aurons nous
occuper ensuite.
Je dis : les grands courants d'opinion... C'est qu'en effet, la
Renaissance est unproduit de facteurs trop complexes pour que des
mouvements d'opinion trs diffrentsne se soient pas fait jour au mme
moment. On peut prvoir par avance que, sans s'enrendre compte, les
peuples ont d tre travaills par des tendances, par des concep-tions
divergentes. Il en est deux notamment qu'il nous parat trs
important dedistinguer. Non pas sans doute qu'elles s'excluent et
se repoussent radicalement ; il estdes points par o elles se
confondent ; aussi, il n'y a peut-tre pas un seul des
grandspenseurs de la Renaissance qui n'ait senti et exprim l'une et
l'autre quelque degr.Mais, d'un autre ct, elles sont trop
diffrentes pour que le mme esprit puisse ais-ment pouser et pouse
l'une et l'autre galement. Suivant les pdagogues, la naturede leur
gnie personnel, le milieu o ils ont vcu, c'est tantt l'un, tantt
l'autre qu'ilssentent plus vivement et qu'ils reprsentent aussi de
faon plus adquate. Alors, il estrelativement facile de les
dissocier, sauf rechercher leurs rapports et leurs points
decontact.
De ces tendances, la premire est celle dont Rabelais est
l'incarnation la pluscomplte et la plus puissante. La dfinir d'un
mot n'est pas facile. Voyons de prs enquoi elle consiste.
L'ide qui domine toute l'uvre de Rabelais, c'est l'horreur de
tout ce qui estrglementation, discipline, obstacle apport la libre
expansion de l'activit. Tout cequi gne, tout ce qui contient les
dsirs, les besoins, les passions des hommes est unmal : son idal
est une socit o la nature, affranchie de toute contrainte, peut
sedvelopper en toute libert. C'est cette socit parfaite que ralise
la fameuse abbayede Thlme dont le rglement tient tout entier dans
cette formule trs simple : Fais ceque voudras. Toute la vie des
Thlmites, dit Rabelais, tait employe non par lois,statuts ou
reigles, mais selon leur vouloir et franc arbitre . Ils mangeaient,
buvaient,dormaient quand ils voulaient, comme ils voulaient, autant
qu'ils voulaient. Nullemuraille ce monastre, construit tout au
rebours des monastres ordinaires. Point devux, bien entendu,
puisque les vux ont pour objet de lier, d'enchaner la volont.Pas
mme de cloches ni d'horloges qui dcoupent la journe en tranches
dfinies, enpriodes dlimites consacres des occupations dtermines.
Les heures sont
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mile Durkheim (1904-1905), Lvolution pdagogique en France. 2e
partie. 9
comme des bornes mises au temps; il faut que lui aussi coule
avec aisance et enlibert, sans qu'il ait, pour ainsi dire,
conscience de lui. Ce qui est la racine de toutecette thorie, c'est
ce postulat fondamental de toute la philosophie rabelaisienne,
quela nature est bonne, tout entire, sans rserve, sans restriction.
Mme les besoins quipassent pour les plus bas ne font pas exception;
en dpit du prjug, ils sont bonspuisqu'ils sont dans la nature.
C'est, comme on voit, cette conviction de la bontfondamentale de la
nature qui est la base du ralisme de Rabelais. S'il en est
ainsi,pourquoi rglementer ? Rglementer la nature, c'est lui imposer
des bornes, c'est lalimiter, c'est, par consquent, la mutiler.
Toute rglementation est donc un mal, puis-que c'est une destruction
gratuite et sans raison.
Ce qu'il y a au fond de cette conception, c'est une impatience
de tout frein, detoute borne, de tout ce qui arrte, c'est un besoin
d'espaces infinis, o l'homme puisselibrement dvelopper toute sa
nature. C'est cette ide que l'humanit, telle que l'a
faitel'ducation traditionnelle, n'est qu'une humanit tronque,
incomplte, diminue.C'est la conviction qu'il y a en nous des
rserves presque illimites d'nergie inutili-se, qui ne demandent qu'
se dployer, mais qu'un dplorable systme dcourage etrefoule, alors
qu'il faudrait, au contraire, leur mnager des ouvertures par o
ellespuissent s'chapper et se rpandre au-dehors. Au-del de la vie
mdiocre, trique,coupasse et artificielle que tranent la gnralit des
hommes, Rabelais en conoitune autre, o toutes les forces de notre
nature seraient utilises sans exclusion en m-me temps que portes un
degr de dveloppement dont l'humanit ne se souponnepas capable, et
c'est cette vie-l qui lui parat tre la vie vritable. Voil,
vraisem-blablement, pourquoi c'est dans des gants que s'incarne
l'idal rabelaisien. C'est quedes gants seuls sont de taille le
raliser. Le gant, c'est le modle populaire du sur-homme, de l'homme
suprieur l'homme moyen. Or, il s'agit justement de dpasserla
condition humaine moyenne. Il tait donc tout naturel que cette
humanit leveau-dessus d'elle-mme prt facilement dans l'imagination
des formes et des propor-tions gigantesques.
Appliquons ce principe l'ducation ; quelles sont les consquences
qui endcoulent ?
C'est, videmment, qu'il faut exercer chez l'enfant toutes les
fonctions du corps etde l'esprit sans distinction et que chacune,
de plus, doit tre porte au plus haut degrde dveloppement dont elle
est susceptible. Aucun des acquts de la civilisation nedoit lui
rester tranger. Gargantua d'abord, Pantagruel ensuite, seront des
hommescomplets, auxquels rien ne manque, des hommes universels. Les
forces du corps,l'habilet manuelle, les arts d'agrment, les
connaissances pratiques comme thori-ques de toute sorte, rien ne
doit tre laiss de ct et, en chaque spcialit, tout ce quise peut
savoir doit tre puis. Gargantua ne se bornera pas apprendre la
musique ;il saura jouer de tous les instruments, il connatra tous
les mtiers, il sera au courantde toutes les industries. Il allait
observer, dit Rabelais, comment on tiroit les mtauxou comment on
fondoit l'artillerie ; ou alloit voir les lapidaires, orfvres et
tailleurs depierreries, ou les alchymistes et monnoyeurs ; ou les
haultelissiers (faiseurs de tapis-series de haute lisse), les
tissotiers (faiseurs de tissus), les velotiers, les
horologiers,miralliers (faiseurs de miroirs), imprimeurs,
organistes, tincturiers . Il visitait lesbouticques des drogueurs,
herbiers et apothecaires, et soigneusement considroit lesfruicts,
racines, feuilles, gommes, semences.... ensemble aussi comment on
lesadultroit . Allait voir les basteleurs, trjectaires et
theriacleurs (charlatans), etconsidroit leurs gestes, leurs ruses,
leurs sobressaulx et beau parler . Mme intem-prance, mme luxuriance
dans tout ce qui concerne l'ducation physique. Jeux
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mile Durkheim (1904-1905), Lvolution pdagogique en France. 2e
partie. 10
d'adresse et gymnastique tiennent dans sa journe une place
considrable. Il se livre une vritable orgie d'exercices physiques.
Changeant de vestements, monstoit susun coursier, sus un roussin,
SUS un genet, sus un cheval barbe, cheval legier, et luidonnoit
cent quarieres ; le faisoit voltiger en l'air, franchir le foss,
saulter le palys,court tourner en un cercle, tant destre comme
senestre... De sa lance assere...rompoit un huys, enfonoit un
harnoys, acculoyt un arbre, enclavoyt un anneau... Puisbranloit la
picque, sacquoit de l'espe 2 mains, de l'espe bastarde, de
l'espagnole,de la dague et du poignard... Couroit le cerf, le
chevreuil, l'ours, le daim... Jouoit lagrosse balle... Luctoit,
couroit, saultoit , etc. Sans doute, suivant le mot de
Sainte-Beuve, Rabelais s'amuse ici. Cependant, ces fantaisies
gigantesques ne sont pas sim-ples amusements. Ce qu'il y a
d'excessif et d'exubrant dans ce programme n'est passeulement d aux
dbordements d'une imagination effrne, mais tient troitement la
conception que Rabelais se faisait de l'homme et de la vie,
c'est--dire la naturede son idal.
Mais ce qui doit tenir dans les proccupations de l'ducateur une
place tout faitprpondrante, c'est la science. En effet, suivant
Rabelais, c'est par la science et parelle seule que l'homme peut
arriver raliser pleinement sa nature; elle est donc lacondition mme
de la batitude. Toutes les autres formes de l'activit humaine
nesont que les degrs infrieurs qui mnent ce stade suprme. C'est ce
que montrebien le rcit allgorique qui remplit les dernires pages du
livre. F. Jean desEntommeures, premier abb de Thlme, s'est embarqu
en compagnie de Panurge ets'aventure travers des contres fabuleuses
la recherche de la formule du bonheur.Ils arrivent donc dans une le
lointaine, o s'lve un temple mystrieux consacr la dive Bouteille ;
c'est cette bouteille mystique que nos voyageurs viennent de-mander
le secret du bonheur. Or, interroge par Panurge, elle rpond d'un
mot et d'unseul : boire. Boire, c'est l'ivresse qui donne la
batitude.
Il est hors de doute que cette rponse a un sens allgorique. Ce
n'est pas pour treiniti aux joies de l'ivresse vulgaire que Panurge
a fait ce long voyage : de ces joies, ilavait dj, par lui-mme, une
trs suffisante exprience. Rabelais, lui-mme, nousavertit que, dans
le temple de la dive Bouteille, rien ne doit tre pris la lettre :
tout yest symbole et raisons mystiques . On n'y est admis que si
l'on a tmoign aupralable, par un acte symbolique, que l'on a le vin
en mpris ; que si, l'imitation des pontifes et tous personnages qui
s'adonnent et ddient contemplation deschoses divines , on a su se
maintenir l'esprit hors toute perturbation des sens,laquelle plus
est manifeste en yvrognerie qu'en autre passion quelle qu'elle soit
.Ainsi, les penses les plus leves, les plus hautes maximes morales
sont graves surles murs, afin de disposer les fidles au
recueillement qui convient. Enfin, ce qui estpeut-tre plus
significatif, c'est que ce qui sort de la dive Bouteille, ce n'est
pas duvin, c'est de l'eau, bonne et frache eau de fontaine, limpide
et argentine . Ainsi, dittrs justement M. Gebhardt, l'ivresse dont
l'homme gotera les transports aumoment o il atteindra sa fin propre
n'est autre chose que le ravissement de l'esprit,l'allgresse hroque
de la pense qui s'est abreuve de vrit . La soif dont il est
iciquestion, c'est la soif insatiable de la science, et c'est bien
ainsi que l'entend Bacbuc,la prtresse du lieu : Notez, dit-elle, F.
Jean et Panurge, notez, amis, que de vindivin on devient, et n'y a
argument tant sr ni art de divination moins fallace... Carpouvoir
il a d'emplir l'me de toute vrit, tout savoir et philosophie. Et
quellesolennit dans les paroles qu'elle prononce au moment o elle
remet aux deux amistrois flacons de cette eau merveilleuse : Allez,
amis, en protection de cette sphreintellectuale de laquelle en tous
lieux est le centre et n'a en lieu aucun circonfrence,que nous
appellons Dieu : et, venus en vostre monde, portez tmoignage que
sous
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mile Durkheim (1904-1905), Lvolution pdagogique en France. 2e
partie. 11
terre sont les grands trsors et choses admirables... Ce que du
ciel vous apparois, ceque la terre vous exhibe... n'est comparable
ce qui est en terre cach.
Ainsi le souverain bonheur doit tre recherch dans cet tat o se
trouve l'mequand elle se plonge avec enthousiasme dans le fleuve de
la science. Quand on se faitde la science une si haute ide, quand
on l'aime d'une passion aussi absolue, aussiimmodre, on doit
naturellement tendre rclamer que l'ducateur en abreuve sonlve, sans
compter, sans modration ni mnagement d'aucune sorte. Seule la
posses-sion intgrale de la science humaine pourra lui permettre de
satisfaire ce besoinfondamental de sa nature. Il faut lui apprendre
non pas telles ou telles branches dusavoir, mais le savoir dans sa
plnitude; il faut l'initier aux joies de l'ivresse scienti-fique.
Je n'ai pas d' aultre trsor, crit Gargantua Pantagruel, que de te
voir unefois en ma vie absolu et parfaict... en tout scavoir libral
et honneste. Somme, que jevoy (en toi) un abyme de science . -Et
dj, l'ampleur de cette conception, on al'impression que nous nous
loignons de l'idal mdival. Cependant, le Moyen Age,lui aussi, a aim
la science ; lui aussi connut, plus peut-tre qu'aucune poque,
lesgrands enthousiasmes intellectuels. Mais ce qui achve de
diffrencier Rabelais et decaractriser la nouvelle orientation dont
il est le reprsentant, c'est la manire dont ilconoit cette science
dont il est si passionnment, si perdument pris.
Pour le Moyen Age, la science se rduisait l'art tout formel de
combiner commeil convient les propositions du syllogisme
dialectique. Pour Rabelais, au contraire, ilfaut avant tout savoir
des choses, acqurir des connaissances positives. Pantagruel,s'il
suit les conseils de son frre, tels qu'ils sont formuls dans
l'admirable lettre dulivre II, ne se bornera pas apprendre
l'arithmtique, la gomtrie, le droit civil quisont encore des
disciplines formelles ; je veux ardemment que tu t'adonnes
curieu-sement la connaissance des faits de nature , qu'il n'y ait
mer, riviere, ni fon-taine dont tu ne cognoisses les poissons ;
tous les oiseaux de l'air, tous les arbres,arbustes, et fructices
des forets, toutes les herbes de la terre, tous les mtaux cachsau
ventre des abymes, les pierreries de tout orient et midy, rien ne
te soit incogneu .Puis, par frquentes anatomies, acquiers toi
parfaicte congnoissance de l'aultremonde, qui est l'homme .
Et, cependant, il s'en faut que la science de la nature, la
connaissance des chosesextrieures constitue pour Rabelais le tout
de l'enseignement. Il y a aussi les langues,et c'est mme elles
qu'il rserve expressment la premire place. J'entens et veulxque tu
apprennes les langues parfaictement. Premirement la Grecque comme
le veultQuintilien, secondement la Latine, et puis l'Hebracque pour
les Sainctes Lettres, et laChaldacque et Arabicque pareillement.
Mais quel est le but de cet enseignementphilologique ? S'agit-il de
former le got de l'lve, de l'initier aux beauts de la litt-rature
classique et de lui apprendre les imiter ? Ces proccupations sont
presquecompltement trangres Rabelais. C'est tout au plus si, en
passant, Gargantua re-commande son fils de former son style quant
la Grecque l'imitation de Platon,quant la Latine de Cicron . Il est
difficile de voir dans ce conseil trs bref et jeten passant un
grand enthousiasme littraire. Mais ce qui montre avec vidence
que,pour Rabelais, l'intrt pdagogique de ces tudes est ailleurs,
c'est la nature desauteurs dont il recommande plus spcialement la
lecture. Si son but tait, avant tout,de faire de son lve un fin
lettr, il devrait se borner lui faire mditer les chefs-d'oeuvre de
la littrature classique. Or, nous le voyons, au contraire, composer
sonprogramme avec une parfaite insouciance de la valeur littraire
des crivains. Gar-gantua nous dit qu'il se dlecte galement lire les
Moraulx de Plutarche, les beaulxDialogues de Platon, les Monumens
de Pausanias et les Antiquitez d'Atheneus .
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mile Durkheim (1904-1905), Lvolution pdagogique en France. 2e
partie. 12
Singulier clectisme que celui qui met ainsi Platon sur le mme
pied qu'Athne,Plutarque et Pausanias. Dans un autre passage (1,
24), on voit le Rusticque dePolitian, obscur auteur du XVe sicle,
plac ct des Travaux d'Hsiode et desGorgiques de Virgile.
Manifestement, ses auteurs prfrs ne sont pas les grandscrivains,
les grands potes, les grands orateurs, mais les compilateurs les
plus richesen renseignements, en informations de toute sorte. C'est
Pline, Athne, Dioscoride,Julius Pollux, Galien, Porphyre, Oppien,
etc. Beaucoup de ces noms ne sont connusque des rudits. Si Virgile
est cit, c'est comme l'auteur des Gorgiques et parce queles
Gorgiques contiennent de curieux dtails sur les procds agricoles
des anciens.L'antiquit n'est donc pas pour Rabelais un instrument
de culture esthtique, unmodle de style, d'lgance littraire, mais
une mine de connaissances positives. C'esten rudit qu'il l'apprcie,
et c'est en rudit qu'il veut la faire tudier. S'il la fait
con-natre, c'est qu'il est curieux de savoir ce que les anciens ont
pens et dit sur la natureet sur eux-mmes, sur les choses et sur
leur vie; c'est, en un mot, et pour reprendre lepoint de vue de
Rabelais, c'est que, si on l'ignore, c'est honte qu'une personne se
diescavante .
Ainsi, c'est toujours du savoir qu'il s'agit. La littrature,
elle aussi, n'est qu'unmoyen de satisfaire, d'apaiser partiellement
cette soif ardente de savoir que ressentRabelais et qu'il voudrait
communiquer la jeunesse par la voie de l'enseignement. Ily a ainsi
comme deux sortes de sciences, d'une part, la connaissance directe
des cho-ses, du monde, de la nature ; de l'autre, la connaissance
des hommes, surtout deshommes de l'Antiquit, de leurs opinions, de
leurs murs, de leurs croyances, deleurs usages, de leurs doctrines,
etc. Mais, si, pour la clart de l'exposition, j'ai crudevoir
distinguer ces deux formes du savoir, cependant, il est certain
que, pourRabelais, elles n'taient pas vraiment sparables l'une de
l'autre. Pour lui, savoir leschoses, c'tait, en grande partie,
savoir ce que les anciens ont dit des choses.
Assurment, il serait inexact de dire que Rabelais n'ait pas eu
lui-mme le sens dela ralit et de ce qu'elle avait par elle-mme
d'ducatif ; il n'tait pas sans se rendrecompte de l'intrt qu'il y
avait mettre directement l'enfant en contact avec elle.Certaines
des leons que reoit Gargantua ressemblent, par certains cts, ce
quenous appelons aujourd'hui : leons de choses. Quand il est table,
on lui parle de lavertus, proprit, efficace et nature de tout ce
qui... estoit servi,: du pain, du vin, del'eau, du sel, des
viandes, poissons, fruictz, herbes, etc. . Mais l'autre point de
vuerapparat aussitt : car on lui parle de ces choses et de leurs
proprits travers lestextes anciens qui en traitent. Ce que faisant,
aprint en peu de temps tous lespassages ce comptent en Pline,
Athne, Dioscoride, Jullius Pollux, etc. Quand ilse promne dans la
campagne, il visite les arbres et les plantes , mais de
quellemanire ? En les confrant, dit Rabelais, avec les livres des
Anciens qui en ontcrit, comme Thophraste, Dioscoride, Marcinus,
Pline, etc. Quand il joue auxosselets avec son matre, recoloient
les passages des auteurs anciens esquels estfaite mention ou prise
quelque mtaphore sur iceluy jeu . Il y a l un trait tout
faitcaractristique de la notion que la Renaissance se faisait de la
science, mme leshommes qui en avaient l'ide la plus haute. La
science directe, objective de la natureet l'rudition purement
livresque sont inextricablement confondues, et c'est la secondequi
bien certainement constitue la partie la plus importante du savoir.
Ce qui attireRabelais et tous les hommes de son temps, ce qu'ils
brlent de savoir, ce sont moinsles choses en elles et pour
elles-mmes que les textes qui en parlent. Entre la ralit
etl'esprit, le texte s'intercale, et trs souvent c'est lui qui est
l'objet immdiat de lascience et de l'enseignement. Tant il a t
difficile l'homme de se dbarrasser de
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mile Durkheim (1904-1905), Lvolution pdagogique en France. 2e
partie. 13
tout intermdiaire pour entrer en contact direct et en communion
avec ce monde quil'entoure et qui parat si proche, alors qu'en
ralit il est si loin de nous.
Par l, on le voit, Rabelais et son temps se rattachent au Moyen
Age et la scolas-tique. Le livre reste, malgr tout, l'objet d'un
culte superstitieux, quoique d'un autregenre ; le texte reste chose
sacro-sainte. Mais, d'un autre ct, quel changement,quelle rvolution
s'accomplit ! C'est tout autre chose qu'on vient chercher dans
lelivre, outre que, au-del du livre, on n'est pas sans voir merger,
quoique timidementet d'une manire incertaine, la chose. Jusqu'
prsent, les socits europennesn'avaient connu qu'un enseignement
tout formel ; elles taient passes du formalismegrammatical au
formalisme dialectique. Voici, enfin, qu'apparat pour la premire
foisl'ide d'un enseignement nouveau qui aurait pour objet non de
faire contracter l'esprit une dextrit toute formelle, mais de le
nourrir, de l'enrichir, de lui donner dela substance. Au lieu de
ces disputes o il s'exerait vide, o il ne pouvait que setendre
nerveusement sans s'alimenter, voici qu'une riche matire est mise
sa porte,qu'il est invit s'assimiler. Le savoir proprement dit
devient la chose dsirable parexcellence; on en sent mme le prix un
tel point, on en est tellement pris qu'ilapparat aux esprits comme
une sorte d'absolu qui est lui-mme sa propre fin. On nepense mme
pas qu'il est l pour autre chose que pour lui-mme, qu'il est un
moyenen vue d'un but dont il tire sa valeur. Il semble, au
contraire, qu'il est bon par lui-mme, sous toutes ses formes et
tous les degrs. Ce qu'on veut, ce n'est pas savoirce qui est utile
ceci ou cela, la culture de l'intelligence, par excellence, ou
lapratique de la vie ; ce qu'on veut, c'est savoir, purement et
simplement, mais savoir leplus qu'il est possible. Toute ignorance
est mauvaise ; toute connaissance est un bien;mme celles qui ne
servent rien sont recherches avec passion et accueillies avecjoie.
C'est ainsi que Rabelais s'intresse aussi bien aux singularits des
polygraphes,aux rcits les plus purils des anecdotiers, aux dtails
les plus insignifiants de lamythologie qu'aux doctrines des grands
philosophes ou aux institutions sociales despeuples. Il connat tous
les oracles, tous les auteurs, toutes les fantaisies prophtiquesde
l'ancien monde, toutes les bacchantes qui entourent le char de
Bacchus. Il n'accor-de pas plus d'attention aux thories de Platon
sur l'immortalit, qu' telle opinionbizarre d'Hippocrate, qu' tel
problme trange comme celui-ci que proposait Alexan-dre Aphrodise :
Pourquoi le lion qui, de son seul cri, pouvante tous
animauxseulement craint et rvre le coq blanc.
On voit aisment comment cette soif insatiable de connaissance
n'est qu'uneconsquence de ce besoin d'illimit que nous avons trouv
la racine des conceptionsrabelaisiennes. Puisque c'est par la
science que l'homme ralise le mieux sa nature, ilest naturel que
l'activit intellectuelle, plus encore que toute autre, dpasse
facilementun peu la mesure. Et ce besoin d'illimit lui-mme n'est
que la traduction, dans l'ordremoral, du trait par lequel, dans le
chapitre prcdent, nous avons cru pouvoir carac-triser la
Renaissance. La Renaissance, avons-nous dit, c'est le moment o
lessocits europennes sont entres dans la pleine jeunesse. Or, il
est dans la nature dela jeunesse d'ignorer tout ce qui est bornes
et limites. Parce qu'elle sent en elle uneplthore de vie qui ne
demande qu' s'couler, il lui semble qu'elle n'aura pas tropd'espace
libre devant elle pour y dployer son activit. Elle aspire l'infini.
L'idequ'un moment peut venir o elle doive s'arrter lui est
insupportable, et elle la nie.C'est seulement avec le temps que
l'homme apprend la ncessit de la mesure et de lamodration. C'est
seulement par l'exprience qu'il dcouvre les limites
infranchis-sables de sa nature et qu'il apprend les respecter. Les
peuples sont sujets cette
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mile Durkheim (1904-1905), Lvolution pdagogique en France. 2e
partie. 14
gnreuse illusion de la jeunesse, tout comme les individus, et
cela aide comprendrecette pdagogie de Rabelais qui n'est, sur ce
point, que l'interprte de son temps.Nous verrons, en effet, que ces
aspirations ne lui sont point spciales et que la Re-naissance a
fait effort pour raliser cet idal irralisable.
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mile Durkheim (1904-1905), Lvolution pdagogique en France. 2e
partie. 15
Deuxime partie : De la Renaissance nos jours
Chapitre IILa Renaissance (suite)Le courant humaniste. rasme
Retour la table des matires
Nous avons dtermin dans la dernire leon l'un des deux grands
courantspdagogiques qui se sont fait jour la Renaissance : c'est
celui qui a trouv dansl'uvre de Rabelais son expression la plus
caractrise. Ce qui le distingue de toutautre, c'est ce qu'il y a de
gigantesque dans l'idal o il tend. Il traduit un besoin devie la
fois intense et diverse, une sorte d'aspiration vers une humanit
dont les for-ces, toutes les forces, seraient portes un degr de
dveloppement que le spectaclede l'homme moyen ne permet pas de
souponner. Il s'agit d'affranchir la naturehumaine des bornes
troites dans lesquelles l'a renferme une ducation artificielle etde
l'amplifier dans tous les sens. Mais il est un ordre de facults
qu'il faut exercer etexalter plus particulirement que toutes les
autres, parce qu'elles nous expriment plusminemment, ce sont les
facults cognitives, c'est la facult de connatre sous tous
sesaspects. L'homme ne ralise vraiment sa nature que s'il fait
reculer les limites de saconnaissance aussi loin qu'il est
possible, que s'il largit sa conscience de manire ce qu'elle
embrasse l'Univers. Il n'est vraiment et absolument heureux que
dans l'tatd'exaltation o se trouve l'intelligence en possession de
la vrit ; c'est dans les joiesde l'ivresse scientifique qu'il doit
chercher la batitude suprme. Il y a, il est vrai,
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mile Durkheim (1904-1905), Lvolution pdagogique en France. 2e
partie. 16
dans cette conception quelque chose de tellement illimit qu'on
pourrait tre tent, aupremier abord, de n'y voir qu'une fantaisie,
une sorte de rverie potique dans la-quelle se serait complu
l'imagination de Rabelais. Mais ce qui montre bien qu'il s'agitici
de tout autre chose que d'une construction personnelle, c'est que
nombreux sont leshommes de la Renaissance qui ont voulu cet idal et
qui ont cherch le raliser.Sans doute, et nous le verrons dans
quelques instants, il n'est pas le seul qui ait alorsoccup les
esprits ; mais il plane sur toute cette poque dont il traduit
certainement unaspect.
Et d'abord, s'il est quelqu'un qui ait rellement vcu cette
morale et qui se soitappliqu lui-mme cette pdagogie, c'est
Rabelais. Bien loin qu'il l'ait construitecomme une sorte de roman,
elle ne fait que rsumer l'ducation qu'il s'tait donne lui-mme.
Toutes les langues dont il recommande l'tude Pantagruel par la
bouchede Gargantua, il les possdait ; rudit passionn, il
connaissait tout de l'Antiquitjusqu'aux minuties ; mdecin,
jurisconsulte, archologue, thologien, il est, en outre,un des
premiers qui aient procd des expriences d'anatomie ; enfin, par la
maniredont il parle des arts de son temps, des mtiers, de la
gymnastique, il montre bienqu'aucune de ces techniques ne lui est
trangre. Et il s'en faut qu'il soit le seul avoirdploy une aussi
prodigieuse activit. Voil Ramus, par exemple : il n'est pas
dediscipline humaine que non seulement il ne connaisse, mais dont
il n'ait trait avecune certaine matrise. Humaniste minent, c'est,
en mme temps, un dialecticien quientreprit de substituer la
scolastique une dialectique nouvelle ; grammairien, il fitlui-mme
une grammaire latine, une grammaire grecque et une grammaire
franaise,et sa grammaire grecque est encore cite avec loge un sicle
plus tard par Lancelot ;il entreprit une rforme rationnelle de
l'orthographe ; il fut un des premiers mathma-ticiens de son temps
; il crivit sur l'optique et sur l'astronomie des scolae physicae,o
il essaye de substituer aux spculations abstraites du Moyen Age une
science de lanature, bien qu'il ignore encore la mthode
exprimentale ; il composa un ouvrage detactique militaire, De
militia Caesaris, dont on fit grand cas pendant assez
longtemps.Sans tre un spcialiste en droit et en mdecine, il n'tait
pas sans s'en tre occupe.Enfin, il essaya de rformer la
thologie.
Mais c'est surtout en Italie que l'on rencontre de ces gants
intellectuels, de ceshommes universels qui sont un des traits
caractristiques de la Renaissance. Ce n'estpas sans raison que
Dante, dj, tait appel par les uns pote, par les autres philo-sophe,
par d'autres encore thologien, comme le rapporte Boccace. Quiconque
a lu laDivine Comdie est oblig de reconnatre qu'il n'y a gure dans
le monde des corpset dans le monde des esprits un objet important
qu'il n'ait approfondi et sur lequel ilne se soit prononc avec une
autorit souveraine, mme quand son opinion se rsumeen quelques mots
. Nous savons, d'autre part, qu'il dessinait merveilleusement,
qu'iltait grand amateur de musique; aussi, son pome renferme sur
les arts de son tempsdes indications qu'un homme trs comptent
pouvait seul donner. Faut-il rappeler lesnoms de Pie de La
Mirandole, de Lonard de Vinci, du pre de Cellini, qui fut lafois
architecte, musicien, dessinateur, pote, etc. ? Mais le plus
extraordinaire de cesgnies, c'est Lon-Baptiste Alberti (mort la fin
du XVe sicle), et qui parat avoirralis la lettre l'idal
rabelaisien. Ds son enfance, Alberti a excell dans tout ceque les
hommes applaudissent. On raconte de lui des tours de force et
d'adresseincroyables : on dit qu'il sautait pieds joints par-dessus
les paules des gens ; que,dans le dme, il lanait une pice d'argent
jusqu' la vote de l'difice ; qu'il faisaitfrmir et trembler sous
lui les chevaux les plus fougueux. Voil pour la force physi-que et
l'habilet manuelle. Sous l'empire de la ncessit, il tudia le droit
pendant delongues annes, jusqu' tomber malade d'puisement; lorsqu'
un ge avanc il
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mile Durkheim (1904-1905), Lvolution pdagogique en France. 2e
partie. 17
constata que sa mmoire avait baiss, mais que son aptitude pour
les connaissancesexactes restait entire, il s'adonna l'tude de la
physique et des mathmatiques, sansprjudice des notions pratiques
les plus diverses, car il interrogeait les artistes, lessavants et
les artisans de tout genre sur leurs secrets et leurs expriences.
Il cons-truisit une chambre optique qui fit l'admiration de ses
contemporains. Voil pour cequi concerne la science. Enfin, il
apprit la musique sans matre, ce qui n'empchapas ses compositions
d'tre admises des gens du mtier... De plus, il s'occupait
depeinture et de modelage et faisait mme de mmoire des portraits et
des bustes frap-pants de ressemblance... Qu'on ajoute cela une
grande activit littraire : ses critssur l'art, en gnral, offrent au
lecteur d'importants tmoignages pour l'tude de laforme l'poque de
la Renaissance, particulirement en ce qui concerne l'architec-ture.
Puis viennent des compositions latines en prose, des nouvelles,
dont plusieursont t prises pour des ouvrages de l'Antiquit, de
joyeux propos de table, des lgies,des glogues.... des traits de
morale, de philosophie, d'histoire, des discours, desposies, mme
une oraison funbre en l'honneur de son due . Voil pour ce
quiregarde la culture artistique et littraire. Ne dirait-on pas le
prototype de Pantagruel etde Gargantua ?
Ainsi, il est donc bien certain que l'idal rabelaisien tait
aussi, du moins enpartie, l'idal de son temps. L'homme qu'il
voulait former par l'ducation tait l'hom-me qu'il avait voulu tre
et, avec lui, beaucoup de ses contemporains. Son uvren'exprime donc
pas une pense personnelle, mais traduit une tendance de son
sicle.Seulement ce n'est pas la seule qui ait alors sollicit
l'opinion. Il en est une autre qui,au mme moment, passa au premier
plan. Bien que par certains cts elle ne soit passans se rapprocher
de la premire, elle n'en est pas moins trs diffrente ; elle
corres-pond une tout autre orientation de l'esprit public. Ne nous
tonnons pas de voir unemme socit traverse, au mme instant, par des
courants divergents ou mmecontradictoires. N'arrive-t-il pas sans
cesse que l'individu est divis contre lui-mme ;qu'une partie de
lui-mme est entrane dans un sens, alors que tout le reste est
attirdans une autre direction ? Or, ces divergences, voire mme ces
contradictions, sontpeut-tre encore plus normales chez les peuples
que chez les individus. Surtout ellessont invitables aux poques
dcisives et de transition ; il est donc tout naturel que leXVIe
sicle ne puisse pas tenir dans une seule et unique formule.
Cette seconde tendance, que nous allons essayer de dterminer,
est celle qui trou-ve son expression la plus parfaite dans l'uvre
d'rasme, et c'est l que nous pouvonsl'tudier. Il est vrai qu'rasme
n'est pas un Franais, et que nous nous occupons icisurtout de
l'enseignement tel qu'il est dans notre pays. Mais, outre qu'rasme
vcut enFrance, notamment pendant sa jeunesse, puisqu'il fut lve du
collge Montaigu, sonaction ne saurait se localiser dans aucun pays
dtermin. Ce fut un homme europen ;son influence ne fut pas moindre
chez nous que dans son pays natal. Nous pouvonsdonc tre assures que
ses ides et ses aspirations en matire d'ducation taient aussicelles
de la socit franaise, qu'elles comptaient des reprsentants dans
toutes lesgrandes socits d'Europe. Elles sont principalement
exposes dans les trois ouvragessuivants : Anti barbaros, c'est une
violente diatribe contre l'enseignement scolasti-que ; Declamatio
de pueris ad virtutem ac litteras statim et liberaliter
instituendis,idque protinus a nativitate, et, enfin, un trait De
ratione studii ou du plan d'tudes.
Quand on lit les premires pages du Plan d'tudes, on pourrait
croire, au premierabord, qu'rasme poursuit le mme idal que
Rabelais. rasme, en effet, rclame, luiaussi, du matre une science
universelle. Il faut, dit-il, qu'il sache tout : omnia sciatnecesse
est. Je ne me contenterai pas, ajoute-t-il, de dix ou douze
auteurs, mais
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mile Durkheim (1904-1905), Lvolution pdagogique en France. 2e
partie. 18
j'exige qu'il ait parcouru tout le cercle de la science, orbem
doctrinae ; je veux qu'iln'ignore rien, alors mme qu'il se
proposerait de n'enseigner que les lments. Il devraavoir tudi tous
les crivains de tous les genres et de toutes les spcialits ; qu'il
lised'abord les meilleurs, mais qu'il n'en laisse aucun, mme parmi
les plus mdiocres,dont il n'ait got. Il tudiera donc la
philosophie, de prfrence chez Platon et chezAristote, la thologie
chez Augustin, Chrysostome, Basyle, Ambroise, Hironosyme,la
mythologie chez Homre et chez Ovide, la cosmographie (entendez
gographie)chez Pomponius Mla, Ptolme, Pline ; l'astrologie,
l'histoire, les diffrentes scien-ces naturelles. S'il n'a pas un
gnie suffisant pour s'assimiler ces connaissances ency-clopdiques,
il devra au moins possder ce qu'il y a d'essentiel dans chacune de
cesdisciplines (et l'on sait qu'rasme s'tait appliqu lui-mme la
rgle de conduitequ'il prescrivit ainsi autrui). Il semble donc
qu'il soit anim de la mme soif desavoir, du mme enthousiasme
scientifique, du mme besoin de connatre pour con-natre que nous
avons rencontr chez Rabelais. En ralit, les deux doctrines ne
seressemblent gure que dans la lettre
l'inspiration est toute diffrente.
Et, tout d'abord, si le matre est tenu de possder cet immense
savoir, ce n'est paspour le communiquer progressivement l'lve,
mais, au contraire, c'est, en partie,pour le lui pargner. Je vois
bien, dit rasme, aprs avoir numr toutes les con-naissances qu'il
exige du matre, je vois bien que vous froncez le sourcil et
m'accusezd'imposer un trop lourd fardeau au prcepteur; c'est vrai.
Mais, si je charge ce pointun homme, c'est pour allger la tche du
plus grand nombre. Je veux qu'un seul lisetout, pour que chacun
n'ait pas besoin de tout lire. L'lve, lui, n'aura nullementbesoin
de connatre tous les auteurs, mais seulement quelques-uns choisis
parmi lesmeilleurs, et la liste qu'en dresse rasme n'est pas bien
longue : Lucien, Dmosthneet Hrodote; Aristophane, Homre et
Euripide, voil pour les Grecs ; Trence, certai-nes comdies de
Plaute, Virgile, Horace, Cicron, Csar, Salluste, si l'on veut,
voilpour les Latins. Cette modration, cette extrme discrtion dans
la composition duprogramme scolaire contraste singulirement avec
les exigences intemprantes deRabelais. videmment, pour rasme, la
science n'est pas un bien en soi, le bien parexcellence auquel
l'homme doit chercher participer le plus possible ; car, s'il en
taitainsi, l'lve n'en saurait tre exempt. Au lieu d'tre la fin de
l'ducation, le savoirn'est plus qu'un instrument d'action entre les
mains du matre, un moyen dont il abesoin pour atteindre le but o il
doit tendre. Mais ce but est ailleurs. O donc est-il eten quoi
consiste-t-il ?
Ce but, rasme l'nonce d'ordinaire dans les termes suivants:
orationis facultatemparare. Il s'agit de former chez l'enfant la
facult de discourir, entendez de discourirsoit oralement, soit par
crit. Ce qu'il appelle orationis facultas, c'est l'art de
dvelop-per une ide, non pas seulement dans une langue correcte,
mais lgante, abondante,approprie au sujet, etc. C'est l'art
d'analyser sa pense, d'en disposer les lmentsdans l'ordre le
meilleur et surtout de lui donner, l'expression convenable; en un
mot,c'est l'art de parler ou d'crire. Voil quel est, pour rasme,
l'art par excellence, celuiqu'il faut avant tout autre inculquer
l'enfant. Il n'y a, dit-il, rien de plus admirableni de plus
magnifique que le discours (oratio), quand, riche d'ides et de
mots, ilcoule abondamment tel qu'un fleuve d'or. En d'autres
termes, la facult qu'il fautexercer, dvelopper avant toutes les
autres, c'est la facult verbale ; c'est ce que dcla-re expressment
rasme au dbut de son Plan d'tudes. La connaissance, dit-il,
peutprendre deux formes. Il y a celle des ides et celle des mots,
rerum ac verborum.
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mile Durkheim (1904-1905), Lvolution pdagogique en France. 2e
partie. 19
C'est par les mots qu'il faut commencer, verborum prior. Il
ajoute, il est vrai, queles ides ont plus de valeur, rerum potior.
Mais nous verrons plus tard ce qu'il entendpar l; en tout cas, ce
qui est certain, c'est que l'enseignement verbal doit, lui
seul,occuper toute la jeunesse. Vivs, qui pourtant est sur ce point
plus modr qu'rasme,estime que jusqu' quinze ans l'enseignement doit
se rduire la seule tude deslangues. C'est donc dans cette tude que
rasme, avec Vivs, faisait consister lamatire principale de
l'ducation intellectuelle.
Ce but une fois pos - et nous verrons plus tard ce qui
l'explique - toute une pda-gogie nouvelle en dcoule.
La seule manire d'apprendre aux jeunes gens crire d'un style pur
et lgant,c'est de les faire vivre dans le commerce le plus intime
possible des grandes uvreslittraires qui leur servent de modle et
au contact desquelles leur got puisse seformer. Or, au XVIe sicle,
les seules langues qui satisfaisaient cette conditiontaient les
langues anciennes. D'o vient l'importance prpondrante attribue au
latinet au grec par rasme, Vivs et tant d'autres qui y voient
l'aliment intellectuel parexcellence.
Or, c'est l, il faut le comprendre, une grande nouveaut. Sans
doute, pour leMoyen Age aussi, le latin tait la langue scolaire,
d'une manire peut-tre mme plusexclusive qu' l'ge suivant : la
langue nationale tait, en effet, compltement banniedes Universits
et des Collges; les lves ne devaient mme pas s'en servir dansleurs
conservations, alors qu'au contraire certains pdagogues de la
Renaissance enpermettent l'emploi mme dans les explications.
Seulement, les scolastiques ne son-geaient pas lui attribuer une
valeur ducative ; ils s'en servaient comme d'unelangue vivante,
commode parce qu'elle tait comprise des diffrentes nationalits,mais
qui ne diffrait pas en nature des idiomes vulgaires. Ils trouvaient
tout naturelque, comme toute langue vivante, elle continut voluer
de manire exprimer lesides nouvelles et les besoins nouveaux qui se
faisaient jour. Aussi ne craignaient-ilspas de le dformer quand
c'tait ncessaire, d'y introduire des nologismes qui taientautant de
barbarismes, mais qui ne les choquaient aucunement. Au contraire,
pourrasme et Vivs, ces dformations taient autant d'actes d'impit et
de vandalisme.C'est que, pour eux, le latin n'tait pas simplement
une langue internationale com-mode. Ils y voyaient un instrument
incomparable d'ducation. Et puisque le latindevait le rle qui lui
tait ainsi attribu ce fait qu'il tait une langue littraire, le
seullatin qui, de ce point de vue, et droit de cit dans les classes
tait celui qui prsentaitce caractre au plus haut degr, c'est--dire
le latin de l'poque classique. Lui seulpouvait rendre les services
qu'on en attendait.
Aussi bien, loin qu'il y ait lieu de le laisser se mler la vie
et voluer avec elle, ilfallait, au contraire, l'en retirer, le
soustraire aux changements, le dbarrasser detoutes les altrations
et de toutes les corruptions qu'on y avait introduites, et le
main-tenir dans l'tat de puret et de perfection o il tait pass vers
le sicle d'Auguste ;c'est fig sous cette forme immuable qu'il
fallait dsormais l'enseigner. Il s'agissaitdonc, en ralit, d'un
tout autre latin qu'au Moyen Age ; c'est le latin comme languemorte
qui, pour la premire fois, entrait dans l'enseignement. Et c'est
pourtant de cettelangue morte qu'on allait faire le modle d'aprs
lequel devrait tre forme la pensedes vivants.
Voil ce qui nous explique pourquoi l'lve n'a pas besoin de
connatre tous lesauteurs, pourquoi une anthologie bien faite
suffit. C'est qu'il ne s'agit pas de lui
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mile Durkheim (1904-1905), Lvolution pdagogique en France. 2e
partie. 20
donner des connaissances tendues et varies, mais seulement de
former son got. Or,pour cela, ce qui importe, ce n'est pas qu'il
connaisse une multitude d'auteurs, c'estqu'il ait pratiqu assidment
les meilleurs, tous ceux qui peuvent lui servir de mod-les. Il faut
donc les choisir, et avec discernement. La manire mme dont ils
sontchoisis marque toute la diffrence qu'il y a entre les principes
pdagogiques d'rasmeet ceux de Rabelais. Il n'est plus question de
ces rudits, de ces compilateurs dontRabelais faisait ses lectures
prfres ; les crivains dont l'tude est spcialementprescrite sont
ceux que recommande leur mrite littraire : c'est Virgile, c'est
Horace,c'est Homre, c'est Euripide. Il est vrai que le matre doit,
lui, possder une plus largerudition. Mais ce n'est pas que cette
rudition soit bonne par elle-mme et ait je nesais quelle vertu
intrinsque ; c'est tout simplement qu'elle est ncessaire au
matrepour qu'il puisse faire goter ses lves les uvres qu'il leur
explique. Car, pourqu'ils en sentent le mrite littraire, encore
faut-il qu'ils les comprennent, et, pour lesleur faire comprendre,
il est indispensable qu'on soit au courant de toute la
civili-sation ancienne. Aussi, si le matre doit connatre la
mythologie, ce n'est pas qu'il soitutile de savoir de quoi sont
faites les religions d'autrefois, c'est uniquement pourpouvoir
interprter les potes dans les uvres desquels les mythes tiennent
une sigrande place ; s'il doit avoir tudi la gographie, c'est pour
pouvoir lire les histo-riens, et s'il doit avoir lu les historiens,
c'est qu'il n'y a gure d'crivains chez qui il nesoit question
d'vnements historiques. C'est pour la mme raison qu'il devra tre
aucourant de l'art militaire et de l'art agricole, de l'art
culinaire et de l'architecture ou dela musique dans l'Antiquit.
L'rudition, loin d'tre une fin en soi, est donc mise auservice
d'une autre culture; c'est un moyen d'explication littraire. rasme
va jusqu'dire que, s'il faut tudier les choses de la nature et
leurs proprits, ce n'est pas pourles connatre, mais pour pouvoir se
rendre compte des mtaphores, comparaisons,figures de style de toute
sorte qui en sont drives.
Dj, on sent combien cette pdagogie nouvelle se rapproche de
celle qui, avecdes attnuations et des corrections, est encore mise
en pratique dans nos lyces. Mais,si l'on entre dans le dtail, les
ressemblances sont peut-tre encore plus apparentes etplus
importantes. C'est, en effet, avec rasme et ses contemporains
qu'apparaissentcertains exercices scolaires qui sont encore la base
de notre enseignement. C'est,d'abord, l'explication littraire des
textes. Au lieu de l'expositio des scolastiques dontl'objet
principal tait de reconstituer la marche logique de la pense, ce
qui est main-tenant recommand c'est un commentaire qui fasse
ressortir les beauts ou lescuriosits littraires de l'ouvrage
expliqu. Le matre devra mettre en relief les lgan-ces, faire
remarquer les archasmes ou les nologismes; il signalera les
endroitsobscurs ou critiquables; il rapprochera du passage comment
des passages du mmeauteur ou d'un autre qui rappellent le premier.
N'est-ce pas ainsi qu'ont procd pen-dant des sicles nos professeurs
de rhtorique ? Mme, si l'lve suit les conseilsd'rasme, il devra
noter avec soin les expressions heureuses, les tournures, les
dve-loppements qui paraissent plus particulirement dignes d'tre
imits. C'est la premireforme du cahier d'expression que les
rhtoriciens employaient encore il y a moins devingt ans. rasme a
mme t jusqu' faire, sous le titre de Commentarius deverborum copia,
un trait qui n'est autre chose qu'un vaste cahier d'expressions mis
la disposition des rhtoriciens de l'avenir.
Mais, pour apprendre crire, il ne suffit pas de lire, il faut
s'essayer soi-mme crire. La plume, dit rasme, est le meilleur des
matres dans l'art d'crire. De l unnouveau genre d'exercice,
l'exercice de style, la composition crite, qui fait pour lapremire
fois son apparition. Jusqu' prsent, il n'avait rien exist de
pareil. Al'Universit, dans les collges du Moyen Age, le travail
actif des lves se rduisait
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mile Durkheim (1904-1905), Lvolution pdagogique en France. 2e
partie. 21
aux rcapitulations et aux disputes. Comme on n'attachait alors
d'importance qu'aufond et non la forme, comme les ides taient mme
tenues de se couler dans lesformes impersonnelles du syllogisme, il
ne pouvait mme pas venir l'esprit d'insti-tuer des exercices de
style. Tout se passait oralement. On sait que l'ide a fait
duchemin, puisqu'elle n'a pas tard tout envahir, sans laisser
presque aucune place auxexercices oraux.
Au reste, ce qu'il y a de plus curieux, c'est que d'emble ces
exercices ont pris laforme qu'ils ont garde presque
jusqu'aujourd'hui. Sans parler des exercices de tra-duction, de
versification, nous voyons apparatre la composition proprement
dite,narration, dveloppement d'une pense morale, discours, lettre.
Discours, par exem-ple, d'Agamemnon Mnlas pour l'engager renoncer
sa vengeance ; discours deMnlas aux Troyens pour qu'ils lui rendent
Hlne; lettre d'un ami Cicron pourl'engager refuser les conditions
d'Antoine, etc. Tout comme aujourd'hui, le thmepropos devait tre
accompagn d'une matire plus ou moins abondante, o setrouvaient
indiques les principales ides dvelopper. D'ailleurs, rasme n'a
pasinvent de toutes pices ce genre d'exercices ; il en empruntait
l'ide aux rhteurs del'Antiquit, tels que Libanius, Snque, etc. Le
XVIe sicle les a tirs du long som-meil o ils dormaient depuis si
longtemps, leur a infus une vie nouvelle et leur adonn la forme
sous laquelle ils sont parvenus jusqu' nous.
Nous voil bien loin et de la scolastique et de Rabelais. Pour le
Moyen Age, eneffet, comme pour Rabelais, c'tait la science qui tait
l'instrument par excellence dela culture. Certes, ils avaient de la
science une ide trs diffrente. Pour le MoyenAge, c'tait un tournoi,
une escrime de la pense; pour Rabelais, c'tait un vaste
etplantureux banquet o les plus robustes apptits pouvaient se
satisfaire. Mais, pourl'un et pour l'autre, c'tait l'entendement,
c'tait la facult soit de comprendre, soit deconnatre, de raisonner
ou de savoir, qu'il fallait avant tout exercer et dvelopper.Pour
rasme, c'est l'art de l'expression, c'est la facult littraire. Non
pas, sans doute,qu'il exclue compltement toutes les connaissances
scientifiques, mais la place qu'illeur accorde est plus que
secondaire ; il ne les mentionne gure qu'accessoirement eten
passant. Il dit bien, dans une lettre Vivs, que la connaissance des
langues estune prparation de plus hautes disciplines, graviores
disciplinae. Mais quoi serduisent ces disciplines ? Il n'ose pas
proscrire compltement la lecture del'Organon ; il consent que
l'lve, une fois reue la culture littraire, s'en occupe ;mais, il
recommande qu'on n'y passe pas beaucoup de temps. La dialectique ne
l'int-ressait que dans la mesure o elle pouvait servir d'auxiliaire
la rhtorique. Demme, pour les mathmatiques, il suffira d'y avoir
quelque peu got, degustare saterit. Pour la physique, il n'est pas
plus exigeant ; il se contente que l'lve en aitquelque teinte,
nonnullus gustus. Et, la manire dont il parle de physique dans
deuxde ses Colloques familiers, il est vident que, pour lui, ces
connaissances n'avaientgure d'intrt que comme matire des
dveloppements littraires. Il s'y amuse raconter toute sorte de
lgendes fabuleuses ou examiner des questions comme celle-ci: D'o
vient que les antipodes qui sont sous nos pieds ne tombent pas dans
le ciel ?
Nous sommes donc en prsence d'une conception pdagogique trs
diffrente decelle que nous avons observe jusqu'ici. Ce qu'elle a de
caractristique, c'est que lalittrature y est considre comme la
discipline la plus hautement ducative. C'est elle essentiellement
qu'on demande les moyens de former les esprits. D'o vient
doncl'importance si exceptionnelle, l'efficacit pdagogique qui lui
fut ainsi attribue, etqu'elle a garde dans l'opinion pendant si
longtemps ?
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mile Durkheim (1904-1905), Lvolution pdagogique en France. 2e
partie. 22
Une des causes qui ont suscit cette grande rvolution
intellectuelle et morale dela Renaissance, c'est, avons-nous dit,
l'accroissement de la fortune et du bien-trepublics. Or, un peuple
qui s'enrichit s'veille des besoins nouveaux. Le luxe qui
sedveloppe affine les caractres, qui s'adoucissent et deviennent
moins brutalementcombatifs. Les hommes se dfont de leur rudesse et,
par suite, des murs, des mani-res dont ils ne sentaient pas
jusqu'alors la grossiret leur deviennent intolrables.Alors, peu peu
grandit en eux le got de la socit polie avec ses lgances,
sesPlaisirs plus dlicats, ses joies plus manires. Car une socit
polie, c'est un milieuo l'pret des gosmes se dissimule tout au
moins sous une sorte de sympathiegnrale et mutuelle, o l'on vit
d'une vie un peu imaginaire, un peu idale, loin desralits de
l'existence dont on se dtourne pour un instant, o l'esprit, par
consquent,peut se recrer et se dtendre.
Ce qui montre combien ce besoin tait ressenti par rasme, c'est
un livre qu'ilcomposa : De civilitate morum puerilium, en vue
prcisment d'apprendre la politesseaux enfants. Il attachait la
politesse une telle importance qu'il en fait un des
objetsessentiels de l'ducation. C'est la premire fois que la
question tait traite d'unemanire spciale, mthodique et tendue ;
c'est la preuve que ce got venait de natre.D'un autre ct, le succs
extraordinaire qu'eut ce petit livre montre que cette ten-dance
tait gnrale l'poque, qu'il rpondait une aspiration confusment
ressen-tie. Deux ans ne s'taient pas couls depuis l'apparition de
l'ouvrage Ble, en 1530,qu'il tait dj rimprim Londres. Mais c'est
surtout en France qu'il fut apprci. Ily devint trs vite un livre
usuel des coles, un manuel de classe. A partir de 1537,
lestraductions et les imitations se succdent sans interruption.
D'ailleurs, Rabelais partage aussi ce sentiment. Que
reproche-t-il, en effet, cesprofesseurs Sorbonnagres qui furent
d'abord chargs d'instruire Gargantua ? D'enavoir fait une sorte de
lourdaud, de malappris, qui ne sait pas tenir sa place dans
lasocit. A tant son pre aperut que vraiment il tudiait trs bien...
toutefois qu'enrien ne proufitait et, qui pis est, en devenait
niays, reveur et tout rassott. Est-il dansle monde ? Toute sa
contenance est de pleurer comme une vache , de se cacher le visage
avec son bonnet , sans qu'il soit possible de lui tyrer aucune
parole . Ace maladroit, ce rustre, produit de la vieille ducation,
Rabelais oppose le savoir-vi-vre, le dcorum parfait, la politesse
d'Eudmon, jeune page tant bien testonn, tantbien pousset, tant bien
tir, tant honneste en son maintien que trop mieuxressembloit
quelque petit angelot qu'un homme . Invit saluer Gargantua,
Eudmon..., le bonnet au poing, la face ouverte, la bouche
vermeille, les yeulx assu-rs, et le regard assis sur Gargantua,
avec modestie juvnile, se tint sur ses pieds, etcommena le louer et
magnifier... avec gestes tant propres, prononciation tant
distinc-te, voix tant loquente et langage tant orn et bien latin
que mieux ressembloit unGracchus, un Cicron ou un milien du temps
pass qu'un jouvenceau de ce sicle .Qu'est-ce, d'ailleurs, que
l'abbaye de Thlme, sinon la socit la plus polie, la pluslgante, la
plus raffine qui ait jamais t imagine ? Le bonheur que l'on y gote
estfait tout entier des joies que des esprits divers prouvent se
voir, s'entretenir, commercer ensemble.
Ce qui, d'ailleurs, donnait un corps ces aspirations, ce qui les
dterminait et, enmme temps, les rendait plus vives, c'est que cette
socit polie, dont on sentaitconfusment le besoin, n'tait pas
construire ni imaginer de toutes pices. Il enexistait, ds lors, un
exemplaire relativement parfait que l'on avait sous les yeux
:c'tait le monde de la noblesse. Le jeune chevalier, en effet, tait
lev tout autrementque le jeune clerc, que le futur bachelier s
arts. On lui enseignait non la dialectique,
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mile Durkheim (1904-1905), Lvolution pdagogique en France. 2e
partie. 23
mais l'quitation, l'escrime, la gymnastique, la danse, le chant,
la musique, les bonnesmanires, l'art de se tenir, de parler avec
convenance, de converser agrablement. Onne lui apprenait pas
ncessairement l'art d'crire; mais il connaissait en gnral
plu-sieurs langues trangres et toutes les formes de la littrature
hroque, depuis cellesque nous a lgues l'Antiquit. Aussi, ds le
Moyen Age, les chteaux, les cours desseigneurs constituent autant
de foyers de vie lgante, o la jeunesse jouait un rletout fait
prpondrant. Or, maintenant que, par suite des changements survenus
dansla distribution de la fortune publique, la distance entre les
diffrentes classes avaitdiminu, maintenant que les classes aises se
sentaient rapproches de la noblesse, iltait naturel qu'elles
prouvassent le dsir de reproduire leur usage, d'imiter pourleur
propre compte ce modle de vie raffine qu'elles avaient admir, envi
de loin,pendant des sicles, sans songer mme qu'elle pt devenir leur
un jour.
En fait, il n'est pas douteux que cet idal de la chevalerie
n'ait hant l'esprit despdagogues du temps, de certains d'entre eux
tout au moins. C'est la politesse descours que rasme se propose de
vulgariser dans son De Civilitate; il nous en avertitds le dbut de
son trait. Le jeune Eudmon, ce produit de la nouvelle ducation,nous
est prsent comme un jeune page. Et qu'est-ce que l'abbaye de Thlme,
sinonune socit de gentilshommes et de gentilles dames, mais o la
noblesse intellectuelleest mise sur le mme pied que la noblesse de
sang ? Mme, si l'on songe la placequ'y tiennent les conversations
relatives aux sentiments tendres, c'est une vritablecour
d'amour.
Or, par quel moyen atteindre le but o l'on tendait ainsi ?
Comment dfaire leshommes de leur rudesse et de leur grossiret,
comment leur faire acqurir la finessede got et la dlicatesse
ncessaires cette existence plus noble qu'ils ambitionnaient,sinon
en les faisant vivre dans le commerce intime des littratures, o le
gnie despeuples les plus lettrs, les plus affins, les plus civiliss
qu'ait jusqu'alors connusl'histoire est venu s'exprimer, et o nous
le retrouvons encore aujourd'hui ? De cepoint de vue, les peuples
anciens et surtout leurs grands crivains devaient toutnaturellement
apparatre comme les instituteurs dsigns. C'est bien de l qu'il
fautpartir, quand on veut apprcier cette pdagogie, ce que nous
ferons dans le prochainchapitre.
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mile Durkheim (1904-1905), Lvolution pdagogique en France. 2e
partie. 24
Deuxime partie : De la Renaissance nos jours
Chapitre IIILa pdagogie du XVIe sicleComparaison des deux
courantsHumaniste et rudit
Retour la table des matires
Nous avons successivement dtermin les deux grands courants
pdagogiques quise sont fait jour au XVIe sicle. Le premier, que
reprsente Rabelais, se caractrisepar un besoin d'amplifier la
nature humaine dans tous les sens, mais surtout par ungot
intemprant pour l'rudition, par une soif de savoir que rien ne peut
apaiser. Lesecond courant, qu'rasme personnifie, n'a pas cette
ampleur et ne manifeste pas de sihautes ambitions : au contraire,
il rduit tout le principal de la culture humaine laseule culture
littraire, et il fait de l'tude de l'Antiquit classique
l'instrument presqueunique de cette culture. L'art d'crire et de
parler tient ici la place qu'occupait le sa-voir dans la pdagogie
rabelaisienne. L'objet essentiel de l'ducation serait
d'exercerl'lve goter les chefs-duvre de la Grce et de Rome et les
imiter avec intel-ligence. Ainsi le formalisme pdagogique, dont
nous paraissions la veille de nouslibrer avec Rabelais et les
grands rudits du XVIe sicle, nous ressaisit avec rasme,sous une
forme nouvelle. Au formalisme grammatical de l'poque carolingienne,
auformalisme dialectique de la scolastique, succde maintenant un
formalisme d'unnouveau genre : c'est le formalisme littraire.
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mile Durkheim (1904-1905), Lvolution pdagogique en France. 2e
partie. 25
Aprs avoir ainsi caractris ce second courant, il nous fallait
chercher l'expli-quer. La question est d'autant plus importante
qu'il y a des rapports vidents entre cesconceptions pdagogiques, en
apparence si lointaines, et celles qui sont encore labase de notre
enseignement classique. Il est donc d'un trs grand intrt de savoir
d'oelles sont venues, quels besoins elles rpondaient.
Or, au moment mme o se manifeste cette tendance pdagogique
nouvelle, seproduisait dans les murs un changement dont on peut
difficilement exagrer l'im-portance : c'est la formation d'une
socit polie. Sans doute, comme nous l'avons dit,le monde de la
noblesse, le monde des chteaux avait toujours constitu un
milieuspcial o, sous l'influence dominante des femmes, les murs et
les manires taientempreintes d'une lgance et d'une courtoisie qui
ne se retrouvaient pas ailleurs.Mais, au XVIe sicle, ce besoin de
politesse, d'affinement, ce got pour les plaisirsplus dlicats de la
socit s'intensifient en mme temps qu'ils se gnralisent. On
peutvoir, dans le livre de M. Bourciez : Les Murs polies et la
littrature de cour sousHenri II, comment, ce moment, aux tournois,
aux grandes chevauches, aux lon-gues chasses o la chevalerie, en
temps de paix, trouvait ses distractions, succdentles cercles et
les salons, o la femme joue encore le rle prminent.
Ce qui prouve d'ailleurs que ce besoin tait trs vif, c'est que,
quand les moyensde le satisfaire par les voies normales manquaient,
on s'ingniait en artifices. Leslettrs, disperss sur toute la
surface de l'Europe, ne pouvant s'entretenir oralement,remplaaient
les plaisirs de la conversation par ceux de la correspondance.
Nepouvant causer, ils s'crivaient. La littrature pistolaire prit
alors une importance etun dveloppement tout fait exceptionnels.
Ptrarque nous dit qu'il avait pass unebonne partie de sa vie crire
des lettres. Ces lettres n'taient pas de simples messa-ges
familiers comme ceux que nous crivons aujourd'hui, et dont le but
est derenseigner un absent sur ce que nous faisons et sur ce que
nous devenons. C'taientdes morceaux littraires, o l'on traitait
quelque sujet d'intrt gnral, quelqueproblme de morale, quelques
questions littraires, comme on et pu faire dans unsalon. Ils ne
s'adressaient pas d'ailleurs un seul correspondant, mais, sous
forme decopies tout au moins, passaient de main en main,
circulaient. L'ensemble des lettrsd'Europe formait ainsi comme une
socit de beaux esprits qui, tout en tant dispersssur tous les
points du continent, de Naples Rotterdam, de Paris Leipzig, ne
laissaitpas d'avoir son unit, tant tait grand le soin que mettaient
ses membres se tenir enrapports et commercer malgr la distance.
Or, il est bien clair que la scolastique n'avait rien de ce
qu'il fallait pour satisfaireces gots nouveaux, qu'elle ne pouvait,
au contraire, que froisser. N'attachant aucuneimportance la forme,
elle ne craignait pas de plier brutalement la langue toutes
lesncessits de la pense, sans aucun souci de la puret ou de
l'harmonie. Par suite de laplace si considrable qu'elle faisait la
discussion, elle dveloppait le got, non desides dlicates, nuances,
mesures, mais, au contraire, des opinions arrtes, angles droits,
artes saillantes, susceptibles de s'opposer nettement les unes
auxautres, et les disputes violentes qui naissaient de ces
oppositions ne pouvaient quefavoriser une rudesse de murs semblable
celle que les tournois et les autres exer-cices analogues
entretinrent pendant si longtemps chez les nobles
chevaliers.L'tudiant du Moyen Age tait proccup d'craser son
adversaire sous le poids deses arguments, mais sans aucun souci de
plaire et de sduire. La ngligence de satenue, la rusticit de son
attitude, de ses manires traduisait le mme tat d'esprit.
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mile Durkheim (1904-1905), Lvolution pdagogique en France. 2e
partie. 26
Voil ce qui explique l'horreur - le mot n'a rien d'exagr - que
les hommes de lanouvelle gnration prouvrent pour la scolastique et
ses mthodes. La violence deleurs invectives parat, au premier
abord, dtonner par son exagration dans unequerelle purement
pdagogique. Mais c'est que la question tait en ralit plus large.Le
XVIe sicle ne reproche pas simplement la scolastique d'avoir employ
tels outels procds scolaires contestables ou regrettables, mais
d'avoir t une cole debarbarie et de grossiret. De l les expressions
de barbarus, de stoliditas, derusticitas qui reviennent sans cesse
sous la plume d'rasme. Pour ces esprits dlicats,un scolas. tique,
c'est, la lettre, un barbare (qu'on se rappelle le titre du
livred'rasme : Antibarbaros), qui parle une langue peine humaine,
aux sons rudes, auxformes inlgantes, qui ne se plat qu'aux
disputes, aux cris assourdissants, aux batail-les de paroles et
autres, qui ignore, en un mot, tous les bienfaits de la
civilisation, toutce qui fait le charme de la vie. On conoit
aisment les sentiments que pouvait inspi-rer ce systme
d'enseignement des hommes dont l'objectif tait de faire une
huma-nit plus douce, plus lgante, plus cultive.
Le seul moyen d'atteindre ce but, de dfaire les esprits de leur
grossiret, de lespolir, de les affiner, tait de les faire vivre en
contact et dans le commerce familierd'une civilisation lgante,
raffine, dont ils pussent se pntrer. Or, la seule quisatisft alors
cette condition, c'est celle des peuples classiques, telle qu'elle
s'taitexprime et conserve dans les uvres de leurs grands crivains,
potes, orateurs,etc. ; il tait donc tout naturel que l'on vt en eux
les instituteurs ncessaires de lajeunesse. Qui donc, dit rasme, qui
donc a pu incliner ces rudes hommes de l'gede pierre vers une vie
plus humaine, vers un caractre plus doux, vers des murs pluspolices
? N'est-ce pas les lettres ? Ce sont elles qui forment l'esprit,
qui adoucissentles passions, qui brisent les lans indomptables du
temprament. Or, il n'y avaitpour cela d'autre littrature constitue
et dveloppe que celle de Rome et de laGrce.
C'tait avec tout ce qui restait de cette littrature qu'il
fallait composer le milieumoral o, de ce point de vue, devait tre
form l'enfant. Et voil d'o vient la place siconsidrable que les
monuments de la civilisation grco-latine prennent alors
dansl'attention publique. Si on les estime et si on les admire, si
l'on cherche les imiter, cen'est pas qu'ils aient t exhums ce
moment et qu'en se rvlant ils aient inculqusubitement aux hommes le
got des belles-lettres. Tout au contraire, c'est parce que legot
des belles-lettres, parce que le got d'une civilisation nouvelle
venait de natre,qu'ils sont devenus tout d'un coup l'objet d'un
pieux enthousiasme ; car ils apparurent,et cela lgitimement, comme
le seul et unique moyen dont on dispost pour donnersatisfaction ce
besoin nouveau. Si cette vaste littrature tait reste nglige
jusque-l, ce n'tait pas qu'elle ft ignore - nous avons vu que les
uvres principales taientconnues - mais on n'en apprciait pas les
vertus, parce qu'elles ne rpondaient aucunbesoin du temps. Si, au
contraire, elles prenaient alors au regard de l'opinion, ou toutau
moins d'une certaine opinion, une valeur incomparable, c'est qu'une
mentalitnouvelle tait en train de se former qui ne pouvait se
raliser qu' leur cole. Et mmeon peut se demander si la frquence
plus grande des trouvailles, des exhumations quise firent cette
poque ne vient pas de ce que, comme on apprciait dsormais le prixde
ces dcouvertes, on s'ingniait davantage les provoquer. Pour
trouver, il fautchercher, et l'on ne cherche bien que ce que l'on
se sent intress trouver.
Ainsi la pdagogie humaniste n'est pas le produit d'un accident ;
elle tient, aucontraire, un fait dont on peut difficilement exagrer
l'influence sur l'histoire moralede notre pays ; je veux dire la
formation d'une socit polie. Si, en effet, la France
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mile Durkheim (1904-1905), Lvolution pdagogique en France. 2e
partie. 27
est devenue, ds le XVIe sicle, un foyer de vie littraire,
d'activit intellectuelle,c'est parce qu'il s'est form chez nous, ce
mme moment, une socit choisie, unesocit de beaux esprits laquelle
nos crivains se sont adresss. Ce sont les ides,les gots de cette
socit qu'ils ont traduits, c'est pour elle qu'ils ont crit, c'est
pourelle qu'ils ont pens. C'est l, c'est dans ce milieu particulier
que s'est labor leprincipal de notre civilisation depuis le XVIe
jusqu'au milieu du XVIIIe sicle. Or,l'objet de l'ducation, telle
que la conoit rasme, est de prparer l'homme de cettesocit spciale
et restreinte.
Par l mme se trouve indiqu le caractre essentiel, en mme temps
que le vicefondamental, de cette pdagogie. C'est qu'elle est
essentiellement aristocratique. Lasocit qu'elle a pour objet de
former a toujours eu son centre la cour et s'esttoujours recrute
dans les milieux de la noblesse ou, tout au moins, dans les
milieuxaiss. Et c'est l, en effet, et l seulement que pouvait natre
cette fine fleur d'lganceet de politesse qu'il s'agissait avant
tout de faire clore et de dvelopper. Ni rasme,ni Vivs n'ont le
sentiment qu'au-del de ce petit monde, brillant mais limit, il y
ades masses profondes dont il y aurait lieu de se proccuper, dont
l'ducation devraitrelever le niveau intellectuel et moral, amliorer
la condition matrielle.
Quand l'ide leur traverse l'esprit, c'est bien rapidement et
sans qu'ils jugentncessaire de l'examiner longuement. Comme il se
rend bien compte que cette duca-tion coteuse n'est pas faite pour
tout le monde, rasme se demande ce que feront lespauvres; la rponse
qu'il fait l'objection n'a rien de compliqu : Tu demandes, dit-il,
ce que pourront faire les pauvres. Comment ceux qui peuvent peine
nourrir leursenfants pourront-ils leur donner l'ducation qui
convient et l'entretenir ? A cela, je nepuis rpondre que par ce mot
de l'auteur comique : On ne peut exiger que notrepouvoir aille
aussi loin que notre vouloir. Nous montrons la meilleure manire
deformer l'enfant, nous ne pouvons donner les moyens de raliser cet
idal. Il se borne 'souhaiter que les riches viennent en aide aux
esprits bien dous qui seraientempchs, par la pauvret, de dvelopper
leurs aptitudes. Et il ne parat mme pasapercevoir que, quand bien
mme cette ducation serait mise la porte de tous, ladifficult ne
serait pas rsolue: car cette ducation gnralise ne rpondrait pas
auxbesoins du plus grand nombre. Le plus grand nombre, en effet, a
avant tout besoin devivre, et ce qu'il lui faut pour vivre, ce
n'est pas de savoir parler avec art, c'est desavoir penser
droitement, de manire savoir agir. Pour lutter efficacement contre
leschoses et contre les hommes, il faut des armes solides et non
ces brillants ornementsdont les pdagogues humanistes sont tout
occups parer l'esprit.
Combien la scolastique, en dpit de ses abstractions, tait anime
d'un esprit pluspratique, plus raliste et social ! La dialectique,
en effet, rpondait des besoins rels.Le conflit des esprits, la
concurrence des ides constitue un lment et un lmentimportant de la
vie. D'ailleurs, la force, la nervosit acquise par la pense, grce
cette forte gymnastique, taient susceptibles d'tre utilises dans
bien des emploissociaux. Aussi, il faut se garder de croire que les
coles mdivales n'aient servi qu'faire des songeurs, des
abstracteurs de quintessence, d'inutiles ergoteurs. Tout
aucontraire, c'est l que se formrent les hommes d'tat, les
dignitaires ecclsiastiques,les administrateurs de l'poque. Cette
culture, tant dcrie, faisait des hommes d'ac-tion. C'est
l'ducation, recommande par rasme, qui ne prpare aucunement la
vie.La rhtorique y prend la place de la dialectique. Or, si la
rhtorique avait sa raisond'tre dans l'ducation des peuples anciens,
alors que l'loquence tait une carrire, etmme la carrire par
excellence, il n'en tait plus de mme au XVIe sicle, o ellen'avait
plus qu'une bien petite place dans la vie srieuse. Une pdagogie qui
faisait de
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mile Durkheim (1904-1905), Lvolution pdagogique en France. 2e
partie. 28
la rhtorique la principale des disciplines scolaires ne pouvait
donc dvelopper quedes qualits de luxe, sans rapport avec les
ncessits de l'existence.
Mais ce premier vice en implique un autre. Si cette ducation est
une ducation deluxe, c'est parce qu'elle ne cultive que des qualits
littraires, c'est--dire esthtiques.Or, une culture exclusivement ou
essentiellement esthtique contient en elle-mme ungerme d'immoralit
ou, tout au moins, de moindre moralit. En effet, l'art, par
dfini-tion, se meut dans le domaine de l'irrel, de l'imaginaire.
Alors mme que les tresreprsents par l'artiste sont emprunts la
ralit, ce n'est pas leur ralit qui fait leurbeaut. Peu m'importe
que le personnage que le pote fait vivre dans ses chants aitexist
dans l'histoire; si je l'admire, c'est parce qu'il est beau, et mon
admiration neserait en rien diminue s'il tait tout entier cr par
l'imagination de l'artiste. Mme,quand l'illusion est trop complte
et nous fait prendre pour relle la scne qui nous estreprsente, le
plaisir du beau s'vanouit. Nous ne le gotons que si nous
avonsconscience que les vnements dont nous sommes les tmoins ne
sont pas suscep-tibles d'affecter vraiment des destines humaines,
de faire souffrir des hommescomme nous, dans leur chair ou dans
leur me, que si nous pouvons voir les chosesqui nous sont dcrites
d'un tout autre il que quand elles se prsentent nous dans lavie
relle. En un mot, nous ne pouvons prouver pleinement l'impression
esthtiquequ' condition de perdre de vue la ralit.
La morale au contraire est du domaine de l'action, qui ne peut
se prendre qu' desobjets rels, ou se perdre dans le vide. Agir
moralement, c'est faire du bien des tresen chair et en os, c'est
changer quelque chose dans la ralit. Mais, pour prouver lebesoin de
la changer, de la transformer, de l'amliorer, il faut ne pas s'en
abstraire, ilfaut y tenir, au contraire, il faut l'aimer, malgr ses
laideurs, ses petitesses, ses mes-quineries. Il faut non s'en
dtourner pour porter ses regards sur un monde imaginaire,mais, au
contraire, avoir les yeux fixs sur elle. Voil pourquoi une culture
esthtiqueintemprante, en nous dtournant du monde rel, dtendrait les
ressorts de l'activitmorale. Ce n'est pas en apprenant combiner des
ides, ou agencer harmonieusementdes phrases ou des sons ou des
couleurs, qu'on apprend faire son devoir. Et l'art peutd'autant
plus faire de mal sous ce rapport qu'il est plus habile se voiler
lui-mmeses insuffisances. Car il peut choisir la morale elle-mme
pour matire de ses cra-tions et, nous mettant sous les yeux des
spectacles idaux d'une haute moralit, ilnous fait vivre en ide une
existence qui, sauf qu'elle est imaginaire, fictive, a lesaspects
extrieurs de la vie vraiment morale. Or nous prenons volontiers au
srieux cesimple jeu de l'esprit. On est tout prt se croire pieux,
parce qu'on sait louer la pitavec loquence ou parce qu'on l'entend
avec plaisir louer loquemment ; on se croitun homme de devoir,
parce qu'on sait parler du devoir avec proprit, ou parce qu'ongote
les dveloppements bien conduits o il en est parl. Est-il besoin de
dire que cen'est l qu'une fausse vrit ? Car la vrit, en son
essence, consiste agir, sedpenser, mettre quelque chose de soi hors
de soi, et non construire dans le silen-ce de l'esprit de beaux
tableaux, des figures mouvantes que l'on contemple intrieu-rement.
La vertu du plus lettr n'est trop souvent qu'une vertu
d'imagination.
Mais, si ce vice est inhrent toute culture exclusivement
littraire et esthtique,il y a dans la culture spciale, dont les
humanistes du XVIe sicle nous tracent leplan, quelque chose de
particulier qui aggravait le danger. De quoi s'agit-il en effet ?De
mettre l'enfant en prsence de la civilisation antique, non pas
simplement pourqu'il la connaisse en rudit, pour qu'il sache de
quoi elle est faite, mais pour qu'il s'enpntre, pour qu'il en
emboive les humeurs , comme dira plus tard Montaigne,puisqu'elle
doit servir le former. Il doit la vivre : puisque les principaux
exercices
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mile Durkheim (1904-1905), Lvolution pdagogique en France. 2e
partie. 29
consistent faire parler les Anciens, il faut qu'il s'assimile
leur manire de penser. Or,n'y a-t-il pas une vritable monstruosit
historique et pdagogique vouloir formerun homme du XVIe sicle au
moyen d'une civilisation qui avait atteint son apogequinze sicles
plus tt ? Est-ce donc que la morale laquelle aspirait le XVIe
sicle,celle dont il avait rellement besoin, pouvait vraiment n'tre
autre chose que lamorale paenne restaure et revivifie ? Mais alors
il faudrait considrer le christia-nisme comme une sorte de
hors-duvre historique, de dtour laborieux, mais inutile,qu'aurait
pris l'humanit, puisqu'il devait la ramener finalement son point de
dpart.Il n'est pas ncessaire de faire voir ce que cette conception
a d'inadmissible. La vrit,c'est que la longue volution qui s'tait
poursuivie depuis la fin de l'Empire romaintout le long du Moyen
Age, avait eu pour rsultat de mettre au jour un certain
nombred'ides morales, jusque-l inconnues, et qui, tout en tant
elles-mmes destines voluer, se transformer (car il n'y a rien
d'immuable, mme en morale), pouvaienttre cependant, considres comme
acquises l'humanit. La principale, celle quipeut tre considre comme
la caractristique de cette nouvelle thique, qui est deve-nue la
ntre, c'est l'ide de devoir.
Les moralistes de la Grce et de Rome l'avaient ignore, ou, en
tout cas, enavaient un sentiment bien obscur et bien faible ; car,
ni en latin, ni en grec, il n'existede mot qui rende l'ide de
devoir, ni d'expression qui en tienne lieu. Ils concevaient
lamorale non sous la forme d'une loi imprative qui commande, et
laquelle il fautobir parce qu'elle commande, mais comme un idal
sduisant qui attire, et verslequel la volont se porte spontanment
ds qu'elle a russi l'entrevoir. Pour eux, leproblme moral se posait
dans les termes suivants : quel est le souverain bien, c'est--dire
le bien suprmement dsirable ? Ils se reprsentaient le chemin du
bonheur sousdes formes diffrentes, mais ils concevaient la vertu
comme insparable de labatitude, et c'est pourquoi toutes leurs
doctrines, mme les plus leves, mme celledes Stociens, sont
empreintes d'un eudmonisme dont elle n'ont jamais pu se df