Une visite BedlamdeEugne ScribeCollaborateur : PoisonPERSONNAGES
:ALFRED DE ROSEVAL.AMELIE, sa femme.LE BARON DE SAINT-ELME, son
oncle,CRESCENDO, compositeur italien.TOMY, jardinier du baron.La
scne se passe auprs de la nouvellemaison de fous de Bedlam,aux
portes de Londres.Le thtre reprsente un parc l'anglaise fort lgant,
orn de statues et d'arbres exotiques; dans le fond, un jardin ferm
d'un grillage, avec une porte galement en treillage; gauche, sur le
premier plan, un pavillon; au troisime plan, l'entre du parc; sur
le devant du thtre, droite, un saule pleureur, avec un banc de
gazon au pied.SCNE PREMIRE.LE BARON, AMELIE,
CRESCENDO.CRESCENDO.Oui, siguora, de l'me, dou sentiment, de la
mthode et de la voix; voil tout ce qu'il faut pour la mousique
italienne, et vous possdez tout cela dansla perfection.AMELIE.J e
crains que votre colire ne vous fasse pas honneur.CRESCENDO.Point
du tout. Il n'y a pas dix lieues la ronde oune de nos ledys qui
puisse soutenir la comparaison.LE BARON.Savez-vous, signor
Crescendo, que je m'tonne toujours de voir un talent tel que le
vtre rester en Angleterre.CRESCENDO.Que voulez-vous?AIR: Un homme
pour faire nu tableau. Sur les beaux arts et les talents Peu de
gloire est ici seme;Paris seul dispense en tout temps Les palmes de
la renomme. Des talents faits pour l'illustrer Il est l'asile
tutlaire... En France on sait les admirer,
{C0A8C59F-6E8F-43c4-8453-65D208276F40}{280D8B8F-5BA6-4A80-821D-
A682DFAF82CC}{C0A8C59F-6E8F-43c4-8453-65D208276F40}Mais on les paie
en Angleterre.(Parl.) D'ailleurs, le grand homme est de tous les
pays... J e vous rserve aujourd'hui un petit air d'opra que j'achve
en ce moment :Barbar amor ! crudel tyran !Car je compose, tel que
vous me voyez; ce qui ne m'empche point d'aller droite et gauche
donner des leons dans les chteaux voisins.LE BARON.J 'entends : I
virtuosi ambulanti.CRESCENDO.C'est cela mme. J e djeune le matin
Bedlam, je dne Southwarck, et je soupe Tudor-Hall : le gnie mange
partout. Moi, je ne suis pas fier, et j'affectionne surtout votre
chteau, monsou le baron. Quoique Franais, vous savez apprcier le
macaroni; et l'on trouve ici les gards, les attentions, une voix
dlicieuse, une couisine franaise et une mousique italienne. C'est
un sjour enchant!LE BARON.J e suis charm qu'il vous plaise. Mais
est-ce que nous ne continuons pas la leon?CRESCENDO.La signora a
l'air fatigu. J e vais avant le dner revoir la romance que votre
charmante nice m'apermis de loui ddier. Un mot encore : comment
mettrai-je pour la gravoure? A madame, ou madamigelle?LE
BARON.Qu'est-ce que cela fait?CRESCENDO.Oh! c'est trs essentiel.
Voyez-vous eu gros caractres : Ddi par son trs humble serviteur
Crescendo... et ctera, et ctera.AIRdu vaudeville du Printemps.Que
jinscrive ici votre nom ! Du succs je rponds d'avance; Et vous
regarde avec raison Comme l'auteur de la romance.AMELIE.C'est l'tre
bon compte, en effet. CRESCENDO.Eh ! mon Dieu ! que d'autres, je
gage,Qui sont auteurs, et qui n'ont faitQue mettre leur nom
l'ouvrage !(Parl.) Mais il y a une difficoult : c'est que depuis un
mois que je donne des leons la signora, je n'ai pas encore pu
savoir si elle tait madame ou madamigelle.LE BARON.tait-ce bien
ncessaire connatre pour lui enseigner des roulades et des
cadences?CRESCENDO.Noullement, et je vous prie d'excouser mon
indiscrtion.LE BARON.Ce n'en est pas une; et vous pouvez mettre
hardiment...CRESCENDO.A madamigelle.LE BARON.Au contraire : madame,
madame la comtesseAmlie.CRESCENDO.Ah ! madame ! c'est diffrent. J e
m'en tais toujours dout. C'est qu'il est tonnant que nous n'ayons
pas encore vou monsieur le comte. Il doit s'estimer bien heureux,
monsieur le comte; et il faut que madame se soit marie bien
jeune... Mais, pardon; c'est que, voyez-vous, l'amour et la
jeunesse...L'amor la giovent...J 'ai un rondeau l-dessus. (Se
frappant le front.) Attendez : c'est la fin de mon grand air.
Depuis deux jours je la guettais :Crudel tyran !... ah ! ah ! ah !
ah !J 'y suis; je cours profiter de l'inspiration.AMELIE.Prenez
garde qu'elle ne vous mne trop loin.CRESCENDO.Soyez tranquille, je
ne passerai pas l'heure du dner.(Il sort en chantant et en
gesticulant. )SCENE II.LE BARON, AMELIE.AMELIE.Allons , et lui
aussi va faire des commentaires sur la conduite de mon mari,
s'tonner de ce que monsieur le comte...LE BARON.C'est qu'en effet
il y a de quoi s'tonner.AMELIE.Eh ! pourquoi donc, mon oncle ? J e
trouve tout naturel qu'un mari reste loign de sa femme.LE
BARON.Oui, mais qu'il y reste pendant huit ou dix mois! On m'a
assur cependant qu'il t'aimait perdument. AMELIE.Mon oncle, vous
n'tiez pas Paris lorsqu'on m'unit monsieur Alfred de Roseval, ainsi
vous ne pouvez pas savoir...LE BARON.Non; mais sans le connatre, je
sais que c'est le plus tourdi, le plus aimable et le plus brave de
tousles officiers franais.AMELIE.Un vritable enfant, qui se croyait
le plus heureux des hommes quand il tait par de son grand uniforme,
ou qu'il montait son cheval de bataille; et qui aurait tout sacrifi
au bonheur de passer son rgiment en revue ! LEBARON.Vrai ? Eh bien
! il mesemble impossible qu'un homme comme celui-l ne soit pas
charmant. AMELIE.En vrit, mon oncle, vous me donneriez de l'humeur
!LE BARON.Non ; mais avec un tel caractre, on doit tre gai, franc,
incapable de tromper; on doit aimer sa femme, et quoique tu en
dises, il faut qu'il y ait un peu de ta faute, et tu ne m'as pas
tout avou.AMELIE.Moi, mon oncle! Grand dieu ! si on peut dire...
Soyez notre juge : on nous maria; il disait qu'il m'aimait, je
voulus bien le croire : ils le disent tous, et l'on est convenu de
ne pas disputer l dessus. Pendant huit jours, je dois pourtant lui
rendre cette justice, il parut beaucoup plus occup de moi que de
ses chevaux, et mme de son uniforme ! Il fallut partir pour une
mission importante; il en fut dsol, rien n'gala sa douleur;
moi-mme, par compassion, je daignai eu tre touche ! Au bout de huit
jours, il devait m'crire, quinze se passent! Enfin la lettre arrive
: elle a t retarde par une foule d'vnements plus ou moins
extraordinaires; vous sentez qu'on n'est pas dupe de tout cela. J e
rponds trs froidement. On me rcrit, mais d'un ton, vousen auriez t
indign ! J e ne rponds pas, comme vous vous en doutez bien :
j'attendsqu'on me fasse des excuses, qu'on me demande pardon; eh
bien! point ! Un mois, deux mois se passent, aucunes nouvelles!
Vous sentez que, ma vie en et-elle dpendu, jene serais point
revenue la premire ? A cette poque vous passez en France; vous me
proposez de quitter Paris, dont le sjour me paraissait insipide, de
venir habiter avec vous un chteau que vous avez au bord de la
Tamise, prs du nouvel tablissement de Bedlam. J 'accepte avec joie
, et c'est dans cet asile enchanteur, au sein des arts et de
l'amiti, que vous croyez que je puis conserver quelques regrets ou
former quelques dsirs ! Non, mon oncle, rassurez-vous, je ne
regrette rien; je n'aime rien que vous seul, et je jouis, grce au
ciel, d'une tranquillit et d'une indiffrence que rien ne pourra
troubler.LE BARON.Le ton dont tu me le dis me persuade, et je ne
conserve plus aucun doute. Il y a bien dans ton rcit quelques
petits dtails que tu ne m'avais pas raconts; mais c'est gal, tu as
raison, compltement raison. Et que fait Alfred maintenant ?
AMELIE.J 'ai appris indirectement que sa mission tait termine, et
qu'il voyageait pour son plaisir.AIRde la Robe et des Bottes.On
prtend qu'il parcourt le monde; Qu'blouissant toutes les cours, Il
va, promenant la ronde Son or, son faste et ses amours.LE BARON.En
tous lieux s'il est infidle,C'est qu'il veut connatre par l La plus
aimable et la plus belle...J e suissr qu'il te
reviendra.AMELIE.Lui! Quelle ide! En tous cas ce serait inutile,
car mon parti est pris; je vous le dis sans humeur, sans colre : je
ne le reverrai jamais! J amais je ne rendrai ma tendresse ni mon
estime quelqu'un qui, volontairement, apu vivre une anne entire
loign de moi !SCENE IIILESPRECEDENTS; TOMY.LE BARON.Eh bien ! que
nous veut Tomy ?TOMY.Ah ! c'est vous, not' matre? tant pire.LE
BARON.Pourquoi tant pire?TOMY.C'est que j'ai quelque chose vous
demander.LE BARON.Eh bien ! imbcile ?TOMY.Pas tant... Dans le fond,
c'est bien vous; mais je m'entends : c'est madame que je voulais
d'abord m'adresser, parce que quand c'est madame qui parle, on est
toujours sr d'obtenir.AMELIEVraiment! je ne me croyais pas tant de
crdit.TOMY.Oh! tout le monde ici le sait bien, allez.AMELIE.Eh bien
! voyons donc, monsieur Tomy?TOMY.Madame, c'est que je viens de la
taverne du Grand-Amiral.LE BARON.J 'aurais d men douter
!TOMY.Imaginez-vous que je trouve l un beau jeune homme qui
arrivait en poste; six chevaux, trois postillons; clic, clac : tout
tait sens dessus dessous pour le recevoir... Hol ! la fille, les
garons,toute la maison; qu'on me donne djeuner ! On voulait lui
servir de ce bon porter que j'aime tant ! car il y en a d'excellent
la taverne de l'Amiral. Ah bien ! oui : du Champagne, du bordeaux,
du vin de France; vive la France ! Aussi faut-il lui rendre
justice, il les a traits en compatriotes. Vous voyez queje ne vous
passe rien.AMELIE. Oh ! Tomy conte bien.TOMY.Ah , pendant qu'il
djeunait et qu'il avait derrire lui deux grands laquais... Madame
l'htesse, est-il possible de visiter la nouvelle maison royale de
Bedlam ? J e suis tranger, et je voudrais voir en dtail ce bel
tablissement. On lui dit alors que a n'est pas public, et qu' moins
d'un mot de recommandation d'un des propritaires des environs... Eh
! qui diable voulez-vous qui me recommande? je ne connais personne.
Alors , monsieur, je me suis avanc : je lui ai dit que s'il voulait
permettre, j'allais m'adresser mon matre...LEBARON.Ah ! nous y voil
!TOMY.Qui tait un riche et brave seigneur.LE BARON.Et tu lui as
promis ta recommandation auprs de moi?TOMY.Dam, oui, monsieur : le
dsir d'obliger, vu surtout qu'il m'a donn une pice d'or, et que je
suis sr qu'il m'en donnera encore autant. Vous ne voudriez pas me
faire perdre cela ? AMELIE.D'ailleurs il ne faut pas compromettre
le crdit de M. Tomy!LE BARON.J e vois qu'il a eu raison de compter
sur ta protection.(Il ouvre la porte du pavillon, et crit.)
TOMY.D'autant plus que monsieur connat le directeur de la maison
des fous, et qu'ainsi il n'y a besoin que d' griffonner un mot. (A
AMELIE pendant que LE BARON crit.) Pour en revenir not' jeune
seigneur, je l'ai laiss arrangeant sa cravate devant une glace, et
cajolant miss Jenny, cette jolie petite fille... AMELIE.C'est bon,
c'est bon.TOMY.AIRdu ballet des Pierrots.Il d'maud' son compte; on
1' lui prsente; Il pay' sans en r'garder l montant; Et puis il
parle, il rit, il chante, Et tout a dans le mme instant. Il faut
voir comme il se dmne : Franchement, Bedlam lui convient; Et loin
d' croir qu'il y va, morguenne ! On croirait plutt qu'il en
vient.LE BARON, ayant achev d'crire. Parl.Eh ! sait-on quel est cet
original ?TOMY.Ma fine, oui, car un de ses gens l'a nomm devant
moi, et je crois qu'il a dit le comte de... de
Roseval.LEBARON.Roseval !AMELIE. Alfred ! grands dieux ! (Elle
court vers le ct par o TOMY est entr.)LE BARON.Eh bien ! o vas-tu
?AMELIE, revenant.Mon oncle, je ne reste pas ici: je ne veux pas
m'exposer le rencontrer.LE BARON.Bon ! quel enfantillage ! je ne
vois rien l dedans qui puisse t'effrayer : ce n'est pas ici qu'il
vient.AMELIE, cherchant se remettre.Vous avez raison, ce n'est
qu'une aventure fort ordinaire.LEBARON.Oh! fort ordinaire! (A
part.) Quel vnement! Alfred dans ce pays ! Alfred si prs de nous !
ne laissons point chapper cette occasion! mais par quel moyen? Eh!
sans doute! (A TOMY.) Tiens, porte-lui cette lettre; propose-lui de
le conduire toi-mme Bedlam. TOMY.Pardin' ! je sais bien o c'est; la
maison des fous, deux pas d'ici.LEBARON.Oui, maisalors... (Il lui
parle bas l'oreille.)TOMY.Comment, monsieur? mais il n'y a pas de
conscience.LE BARON.Fais ce que je te dis, et surtout...TOMY.Ah !
soyez tranquille... ma foi, a sera drle; car je n'y comprends
rien.(Il sort.)SCNE IV.LE BARON, AMELIE.AMELIE.Mais, mon oncle,
quel est votre dessein ? et que prtendez-vous faire ?LE BARON.Ne
t'inquite pas. AMELIE.J e vous l'ai dit; vous savez ce que je
pense, ce que j'ai jur; je ne le verrai pas; je ne le verrai
jamais. LEBARON.A la bonne heure; toi, tu ne peux pas seulement
l'envisager, c'est trop juste; mais moi, je n'ai pas fait de
serment; et la tendresse qu'on doit sa famille...AIR: Tenez, moi,
je suis un bon homme.J e dois accueillir sur sa route Un neveu qui
m'est inconnu, Qui visite, sans qu'il s'en doute, Un oncle qu'il
n'a jamais vu. Auprs d'un parent qu'il ignore, Crains-tu qu'il ne
reste toujours, Lorsque avec les gensqu'il adore A peine reste-t-il
huit jours ?AMELIE. (Parl.)Ah ! quel plaisir j'aurais le voir mes
pieds, et le dsesprer !LE BARON.Eh bien ! tout cela est trs
possible.AMELIE.Comment ?LE BARON.Rentre au chteau : je vais aller
te rejoindre et t'expliquer mon projet.AMELIE.Vous ne tarderez pas,
n'est-ce pas, mon oncle ?LE BARON.Donne-moi au moins le temps de le
recevoir.AMELIE.Si vous me le disiez tout de suite?LE BARON.On
vient...AMELIE.Non, mon oncle; je vous assure que ce n'est
personne.LE BARON.Eh si, vraiment, te dis-je !AMELIE.Mon Dieu ! que
c'est impatientant ! Me voil maintenant d'une inquitude ! on avait
bien besoin de recevoir ici ce mauvais sujet !(Elle sort en
regardant plusieurs fois le ct par lequel ALFRED doit venir.)SCENE
V.LE BARON, ALFRED, CONDUIT PAR TOMY.TOMY.Par ici, monsieur, par
ici.ALFRED, dans le fond.L'entre est fort bien, c'est un sjour fort
agrableque Bedlam; on ne se douterait jamais qu'on est dans une
maison de fous! (Montrant LE BARON.) C'en est un que
j'aperois?TOMY.Non, monsieur, c'est le matre de la maison.ALFRED.Ah
!oui, le directeur... C'est bon , laisse-moi. Tiens, voil pour
boire ma sant; je te remercie de m'avoir conduit Bedlam.TOMY.Il n'y
a pas de quoi, monsieur.ALFRED.Dis ton matre que le comte de
Roseval demande la permission de lui prsenter ses respects avant de
quitter ce pays.TOMY.Oui, monsieur... (A part.) Vl d' l'argent bien
gagn !(Il sort.)SCENE VI.LE BARON, ALFRED.LE BARON, part.Ses
respects ! c'est un garon fort honnte que mon neveu.ALFRED.C'est au
docteur Willis que j'ai l'honneur de parler?LE
BARON.Monsieur...ALFRED. Voici une lettre qui vous est adresse;
daignez, je vous prie, en prendre connaissance.LE BARON, part.J e
pourrais m'en dispenser. (Haut.) Hum! hum! On m'engage vous faire
voir l'intrieur de la nouvelle maison de Bedlam. Monsieur, vous
n'aviez pas besoin de recommandation; un gentilhomme tel que vous
est toujours sr d'tre bien reu. Je suis fch cependant que vous
veniez aujourd'hui : nous avons plusieurs parties de l'tablissement
qui ne sont pas visibles; et je ne puis mme que dans un instant
vous conduire dans l'intrieur de la maison.ALFRED.Comment donc,
monsieur, je suis vos ordres, et j'attendrai tant qu'il vous
plaira. Vos jardins seuls mritent d'tre vus; il y rgne un got, une
varit... en honneur, j'en connais peu d'aussi beaux.LE BARON,
part.S'entendre dire cela soi-mme! un propritaire!... c'est
charmant !ALFRED.AIRdu Verre.A vos fous il ne manque rien, Ils sont
les plus heureux du monde; En France on les traite moins bien;Chez
nous pourtant l'espce abonde; Que j'aime ces ombrages frais ! Si
chez vous... (cela m'intresse) La Folie habite un palais, Comment
loge-t-on la Sagesse ?(Parl.) On doit se trouver trop heureux de
passer sa viedans un sjour semblable. Parbleu! vous devriez bien me
permettre de m'y tablir.LE BARON.Y pensez-vous ? nous n'avons ici
que des gens dont la tte...ALFRED.Eh bien! justement; je vous jure
que je n'y serais pas plus dplac que beaucoup d'autres.LE
BARON.Auriez-vous par hasard quelques chagrins?ALFRED.C'est selon,
voyez-vous; si j'y pensais, j'en aurais de trs grands... Tel que
vous me voyez, je suis mari; vous ne vous en douteriez pas, ni moi
non plus. Une femme charmante qui m'aurait fait mourir de douleur,
si je n'y avais pris garde.LE BARON.Vraiment! et o est-elle en ce
moment?ALFRED.Vous allez rire; vrai, je n'en sais rien. Je prsume
cependant qu'elle est Paris, au milieu des plaisirs et des
adorateurs; nous sommes brouills mort. Une lgret, un caprice, ce
serait trop long vous raconter. D'ailleurs, tout est fini; je l'ai
jur!LE BARON.Vous l'avez jur!ALFRED.Oui, monsieur. Cependant j'ai
fait les avances; j'ai crit, on ne m'a pas rpondu, ma conscience
est tranquille.LE BARON.Et vous ne ftes pas de reproches?.ALFRED.J
'en eus d'abord envie, mais c'est dj si singulier d'tre mari ! et
puis un mari qui se plaint, comprenez-vous, on en voit partout :
soit dpit, soit amour-propre, je prfrai une vengeance plus digne de
moi. J 'allai au bal, je me lanai dans toutes les socits; il faut
bien se faire une raison ! C'est ce que je me dis depuis un an !
aussi les voyages, les bals, les concerts, les spectacles, je ne
sors pas de l. Enfin, monsieur, vous voyez l'homme le plus
malheureux!LE BARON.Croyez, monsieur, que je compatis bien
sincrement... (A part.) Allons, je m'en doutais, ce n'est qu'un
tourdi.SCENE VII.LESPRECEDENTS; TOMY, PARAISSANT ET APPELANT PAR
SIGNES LE BARON.TOMY.St, st, st, monsieur le baron !LE BARON,
part.Diable! il faudrait prvenir ma nice.(TOMY sort.) ALFRED.Eh
bien ! qu'attendons-nous pour commencer notre visite?AIR du
vaudeville de lEcu de six francs.Allons, htons-nous, je vousprie,
Et daignez combler mon espoir.LE BARON.Vous serez surpris, je
parie, De tout ce que vous allez voir.ALFRED.Parmi tant de monde,
je gage, Qui bientt doit m'environner, Ce qui va le plus m'tonner,
C'est de me trouver le plus sage.SCENE VIII.LESPRECEDENTS;
CRESCENDO.CRESCENDO, tout hors de lui.Monsu le baron, monsu le
baorn, mon air est achev :Crudel tyran... ah ! ah !LE BARON,
part.Ah ! diable! notre musicien! je n'y avais pas song.ALFRED.Quel
est cet homme?LE BARON, bas ALFRED.C'est un fou, mais de ceux qui
ne sont pas dangereux, et qui on laisse la libert. Vous ne croiriez
jamais ? c'est un grand personnage, un chancelier de l'chiquier,
qui a la manie de se croire un grand compositeur, et qui ne parle
que musique. Tenez, regardez-le. Il voit partout des protecteurs,
et, moi-mme, il me prend pour un baron qui il veut ddier un
opra.ALFRED.Ah ! ah ! ah ! le pauvre homme !LE BARON, bas
Crescendo.C'est un prince russe, grand protecteur des beaux-arts,
et qui raffole de la musique italienne.CRESCENDO.Che gusto !LE
BARON, ALFRED.J e vous demande encore un instant. (A part.) Allons
retrouver ma nice. Je reviens au plus vite.SCNE IX.ALFRED,
CRESCENDO.CRESCENDO.Me sera-t-il permis de vous prsenter mes
respects ? Combien nous devons nous tenir honors d'oune semblable
visite!ALFRED, le regardant.Voil bien la figure la plus originale!
Qui diable reconnatrait l un chancelier ? (Haut.) C'est moi ,
monsieur, qui suis trop heureux de faire connaissance avec un aussi
grand talent. Vous dites que vous vous appelez ?CRESCENDO.Il signor
Crescendo.ALFREDMa foi, signor Crescendo, je trouve bien tonnant
que l'amour de la composition vous ait fait tout--fait oublier vos
anciennes fonctions.CRESCENDO.Non pas. J e me rappelle, j'ai t chef
d'orchestre Turin et matre de chapelle Florence; mais l'intrigue,
la cabale. Bah ! quoi bon les places? Vive le vrai compositor!
l'artiste indpendant qui n'obit qu' son gnie.AIRdu vaudeville du J
aloux malade.Quel art plus noble et plus sublime ! Qui sait chanter
doit tout savoir : La nature sa voix s'anime, Et tout reconnat son
pouvoir.Les morts s'lancent de l'rbe;Et ce fut jadis un rondoQui
fit btir les murs de ThbeEt tomber ceux de Jricho.ALFRED.Ah ! ah !
ma foi, il est trs amusant.CRESCENDO.A propos de cela, mon
prince...ALFRED.Me voil prince, prsent.CRESCENDO.J 'oubliais de
vous chanter mon grand air :Crudel tyran... ah ! ah ! ah
!Mettez-vous dans la situation. C'est le jeune hros qui marche au
supplice, et qui, avant de monter l'chafaud, commence en mi
bmol...ALFRED.Le morceau me parat dj bien plac.CRESCENDO.C'est que
je vois que vous ne connaissez pas mon opra. Que c'est heureux pour
vous ! je m'en vais vous le chanter. Il est en rptition dans ce
moment au grand thtre de Londres. Ce n'est pas sans peine! des
passe-droits, des injustices, quinze mois l'toude, a ne serait pas
pire l'Opra de Paris. L'ouvertoure, maestoso!Tra la, la, la, la,
tra, la, la, la, la...Et l'obo qui se fait entendre :Pon, pon, pon,
pon, pon, pon...Mais quand j'y pense... quelle ide! ah! mon prince
! si ce n'tait pas abuser des bonts de Votre Altesse, je lui
demanderais...ALFRED.Vous n'avez qu' parler.CRESCENDO.D'accepter la
ddicace de mon opra.ALFRED.Avec plaisir. C'est servir la cause des
beaux-arts que d'tre utile un compositeur aussi
distingu.CRESCENDO.Ma fortune est faite !SCNE X.LESPRECEDENTS; LE
BARON.CRESCENDO, au baron qui arrive.Ah ! monsou le baron ! il est
enchant de mon opra; il ne l'a pas entendu; mais il en a accept la
ddicace : me voil connu Saint-Ptersbourg ! J e cours crire mon
grand air, et nous l'excuterons aprs le dner. Votre Altesse, monsou
le baron, croyez que jamais je n'oublierai... Rcitatif...Che
veggio... qual spettacolo ! Suona l'orribil tromba ! Crudel
tyran... ah! ah! ah! ah!(Il sort en chantant, et en
gesticulant.)SCENE XIALFRED, LE BARON.ALFRED.Ah! ah! ah! j'avoue
d'abord que je le plaignais; mais ma foi, je n'ai pu y rsister. Ce
pauvre chancelier ! savez-vous que c'est un fou trs divertissant
?LE BARON.Vous allez en voir bien d'autres : venez.(On entend un
prlude.) ALFRED.Ecoutez donc.AMELIE, en dehors. AIR: Combien j'ai
douce souvenance.Il est parti loin de sa mie, Loin du beau ciel de
sa patrie; Mais en vain l'ingrat tous les joursM'oublie, Serai
fidle mes amoursToujours.ALFRED, avec motion.Quelle jolie voix !LE
BARON.Chut! c'est notre jeune comtesse. Venez de ce ct;
gardons-nous de la troubler.ALFRED.Un instant, je vous prie.LE
BARON.Non pas; c'est l'heure de sa promenade. Elle aime tre seule,
et nous respectons sa douleur.ALFRED, regardant vers la droite.Oui,
elle s'avance dans cette alle, elle s'arrte; sa dmarche et sa
taille, je parierais qu'elle est charmante.LE BARON.C'est le mot.
Une femme bien estimable et bien plaindre, qui a eu le malheur
d'pouser un mauvais sujet.ALFRED.Voyez-vous cela !LE BARON.Et qui
la mauvaise conduite de son mari a fait perdre la
raison.ALFRED.Vous m'avouerez que c'est indigne.LEBARON.Oui,
monsieur, elle est folle d'amour.ALFRED.Ah! pas possible! (Dans ce
moment, AMELIE parat dans le jardin du fond; elle ouvrela grille,
et vient s'asseoir sous le saule.) Je vous en supplie laissez-moi
lui parler. Pauvre petite! folle d'amour! Et vous dites qu'elle est
jolie! J e ne la drangerai pas de sa promenade; mais permettez-moi
de la voir.LE BARON.Songez donc que mon devoir me rclame.ALFRED.Eh
bien! cher docteur, ne vous gnez pas; faites vosaffaires, je vous
rejoins dans l'instant.(Il pousse LE BARON dehors par la
gauche.)SCNE XII,ALFRED, AMELIE.AMELIE, la tte couverte d'un grand
chapeau la Pamla.DEUXIEME COUPLET.Il est parti lami que j'aime !Ai
tout perdu, le bonheur mme;N'en est pour moi qu'avec celuiQue
j'aime !Tout est chagrin, tout n'est qu'ennui Sans lui !ALFRED.
Cette voix ! quelle illusion ! Mais non, c'est
impossible.AMELIE.Enfin, me voil seule. (Otant son chapeau.) Oui,
seule ici, seule dans le monde.ALFRED, qui s'est approch.Ciel !
c'est elle !... Quel changement dans ses traits ! Mais c'est bien
elle, c'est Amlie, plus jolie que jamais.AMELIE.Amlie!... Qui m'a
appele? que veut cet tranger?ALFRED.Elle ne me reconnat pas!...
Amlie!(Il lui prend la main.)AMELIE.Laissez-moi; votre vue me fait
mal.ALFRED.Et c'est moi qui suis la cause...AMELIE.Non, ne t'loigne
pas; tu pleures, tu as du chagrin... Ecoute : est-ce que tu as t
trahi, abandonn?ALFRED.J 'ai perdu tout ce que
j'aimais.AMELIE.Reste alors, reste en ces lieux. Et moi aussi, j'ai
tout perdu... Tu ne sais donc pas... Il est parti, il s'est
loign.ALFRED.Comment se peut-il que sa raison se soit ainsi...
Amlie! reviens toi, reconnais-moi, je suis Alfred.AMELIE.Alfred,
dites-vous ?... Oui, Alfred, c'tait son nom... O
est-il?ALFRED.Auprs de toi.AIRde M. Frdric Kreub-AMELIESerait-ce
l'ami que sans cesseJ e dsirais ? Voil sa voix enchanteresse,Voil
ses traits. Mais non, une flatteuse ivresseM'abuse ici ! Et tes
yeux ont trop de tendresse :Ce n'est pas lui !ALFRED.J 'avais quitt
mon Amlie.AMELIE. C'est comme lui.ALFRED. J 'avais mconnu mon
amie.AMELIE. C'est comme lui.ALFRED.Mon cur n'a brl que pour elle :
J 'en jure ici !AMELIE. Quoi ! ton cur fut toujours fidle
?(Douloureusement.)Ce n'est pas lui !(Parl.) Je savais bien que
vous me trompiez. Alfred ne doit pas revenir. Mais c'est lui que je
plains; oui, monsieur, je le plains.AIR: A Paris et loin de sa
mre.Ce n'est pas par coquetterie, Mais je crois entendre souvent
Dire que je suis embellie, Et mon miroir m'en dit autant. Que ce
soit ou non un prestige, J e ne suis pas si mal encor!... Voyez
pourtant ce qu'il nglige;Dites, dites-moi, n'a-t-il pas grand
tort?ALFRED. (Parl.)C'est qu'en effet elle est charmante !
AMELIE.Et puis... (Mystrieusement.) c'est un secret au moins, il ne
faut pas lui en parler !... son retour, je voulais le surprendre
par mes progrs. Avec quel plaisir j'tudiais!... c'tait pour lui!...
(Avec gaiet.) Vous ne savez pas?... j'ai fait son portrait... si
j'tais sre que vous ne lui dissiez point, je vous le montrerais...
(Regardant autour d'elle.) Tenez, regardez vite; n'est-il pas
ressemblant?...ALFRED.Ah ! je n'y tiens plus; j'en mourrai de
douleur ! AMELIE.J e ne vous parle pas de ma harpe, de mon piano
!... mais vous savez comme il aimait la valse?... eh bien !
monsieur, je valse ravir.ALFRED.Elle valse ravir! est-on plus
malheureux ! Quelle femme j'avais l !AIR de M. Doche.(AMELIE fait
quelques pas de valse sur la ritournelle.) Quel charme heureux !
quelle, grce lgre Semble animer ses yeux dj si doux ?(AMELIE
s'arrte et le regarde.)Daigne un instant couter ma prire : C'est
ton amant qui tombe tes genoux.AMELIE, le regarde tendrement et
recommence valser.Tra la, la, la, la, la, la, la, la, la, laire,
Tra la, la, la, la, la, la, la, la, la.ALFRED, tombant ses
genoux.C'est Alfred... c'est ton poux, qui n'a jamais cess de
t'aimer.SCNE XIII.LESPRECEDENTS; CRESCENDO.CRESCENDO, paraissant
dans le fond , un papier de musique la main. Che veggio ! Qual
spettacolo !AMELIE, qui tait prte se trahir, aperoit CRESCENDO,
pousse un grand cri, et s'enfuit enfermant la grille sur
elle.Ah!CRESCENDO.Son Altesse aux pieds de mon colire !ALFRED.Elle
a disparu! (Prenant CRESCENDO au collet.) Malheureux ! c'est ta
prsence qui l'a fait fuir!... o est-elle, dis-moi , tu m'en
rpondras?CRESCENDO.Mon prince... (A part.) A qui en a-t-il
?ALFRED.Eh bien! que fais-je?... je suis aussi insens que lui; mais
vit-on jamais un malheur gal au mien ? (Regardant le portrait.)
Amlie ! bonne Amlie !CRESCENDO.Mon prince... c'est ce fameux air en
mi bmol.ALFRED.Eh! laisse-moi tranquille... Dis-moi plutt...
connais-tu cette jeune dame qui, tout l'heure?...CRESCENDO.Sans
doute.ALFRED, avec feu.Tu la connais, tu la vois souvent ? Ah ! je
t'en prie, parle-moi d'elle.CRESCENDO.C'est la comtesse
Amlie.ALFRED.Oui...CRESCENDO.C'est la nice de Monsieur le baron, du
matre de ce chteau, du possesseur de cette maison de plaisance...
de celui que vous avez vu.ALFRED.Allons, le chteau, le baron...
Voilsa tte qui se perd... Aussi, o m'avisais-je d'aller lui
demander des renseignements ?...CRESCENDO.C'est mon colire : c'est
moi qui lui montre la musique... et une voix !... une
mthode!...ALFREDEh ! au nom du ciel, laissons l la musique !
Rappelez-vous que vous ntes pas plus musicien que
moi.CRESCENDO.Comment ! pas musicien !ALFRED.Eh ! non, M. le
chancelier.CRESCENDO.Moi, chancelier!... rabaisser ainsi un
compositeur distingu!...ALFRED.Allons, je ne m'en tirerai pas!...
Morbleu! laissez-moi.CRESCENDO.Non... l'on a abus Votre Altesse;
mais elle va connatre il signor Crescendo ! Voici les lettres les
piou flatteuses qui m'ont t adresses par des princes et des
directeurs de spectacles; voici des lettres de recommandation pour
les piou grands personnages qui doivent tre en ce moment en
Angleterre; pour M. l'ambassadeur de France, pour M. le marquis de
Valmont, M. le comte de Roseval...ALFRED.De Roseval, dis-tu
?CRESCENDO.Oui, monsieur, lui-mme.ALFRED, lui arrachant la
lettre,et la dcachetantQu'est-ce que a signifie
?CRESCENDO.Monseigneur est sans faons...ALFRED.Eh! oui... c'est
pour moi; c'est le chevalier de Forlis, mon ami intime...
lisons.D'aprs ta dernire lettre, tu dois tre Londres dans ce
moment. Je t'adresse et te recommande il signor Crescendo, mon
matre de musique...CRESCENDO.C'est moi. ALFRED, continuant.Un
original.CRESCENDOC'est moi.ALFRED, continuant.Qui ne manque pas de
talent. C'est datd'hier... Comment! il serait vrai... vous seriez
rellement... Et ce chteau... Amlie, le baron...CRESCENDO.Sont
rellement ce que je vousai dit. ALFRED, vivement.Quel bonheur! Oh !
oui, c'est cela... c'est cela mme, mon cur a besoin de le croire...
J e cours m'informer, achever de m'claircir... cette jolie Amlie !
son oncle... Ah! vous voulez me donner des leons!... Morbleu! je
leur rendrai!... Tant d'ides se croisent, se confondent dans ma
tte... Mon cher Crescendo !CRESCENDO.Monseigneur, vous allez
entendre mon grand air?ALFRED.Va toujours, je t'coute.CRESCENDOTra,
la, la , la.ALFRED, part.Mais j'aperois Amlie et le baron... Ne
perdons pas de temps.SCENE XIV.CRESCENDO, LE BARON, AMELIE, ENTRANT
AVEC PRECAUTION PAR LA DROITE.CRESCENDO, continuant.Tra, la, la,
la... (Parl.) Mille pardons, il y a des notes de passes.(Il corrige
au crayon.) AMELIE.Mon oncle, il n'est plus l !LE BARON.Aussi, tu
le quittes sans attendre mon arrive; ce n'est pas cela dont nous
tions convenus.AMELIE.C'est ce Crescendo qui tout coup m'a
effraye.CRESCENDO.Tra, la , la... Votre Altesse, mon prince! Eh
bien ! o est-il donc ?AMELIEQuel dommage! si vous aviez vu son
trouble, son dsespoir, le dsordre de ses traits; c'tait
charmant!..LE BARON.J e vois que tu es moins irrite contre
lui.AMELIE, svrement.Plus que jamais, mon oncle; comme s'il
suffisait d'un instant de repentir pour effacer tous les torts du
monde.CRESCENDO.Dites-moi, tes-vous bien sr que notre prince rousse
soit dans son bon sens?LE BARON.Comment ?CRESCENDO.Oui, que sa tte
ne soit pas... l... un peu. Pendant un quart d'heure, il me parle
d'un tas de balivernes o l'on ne conoit rien; et, lorsque je veux
commencer mon grand air, il part comme un clair; zeste !...LE
BARON, bas AMELIE.a n'est pas si dpourvu de bon sens.(On entend du
bruit.)SCNE XV.LESPRECEDENTS; TOMY, ARRIVANT EN DESORDRE.TOMY.Ah !
madame... ah !... messieurs... qui l'aurait cru... ce pauvre jeune
homme !AMELIE.Eh bien ! qu'as-tu donc ? Lui serait-il arriv quelque
chose ?TOMY.La tte n'y est plus.CRESCENDO.L, quand je vous le
disais. TOMY.Il faut que quelque rvolution subite ait partroubl sa
cervelle; mais il est fou... fou lier !AMELIE.Mon mari... o est-il?
conduis-moi de ce ct.CRESCENDO.Son mari ! allons, l'autre prsent...
ah , tout le monde perd donc la tte aujourd'hui?TOMY.Il est dans
une fureur, qu'il a dj ravag deux plates-bandes et bris nos cloches
melons... Il de-mande sa femme, il la voit partout, il lui demande
pardon, il s'accuse, et il casse tout ! AMELIE.Mon Dieu!
qu'avons-nous fait l... vous voyez? mon oncle, avec votre stratagme
: ce pauvre Alfred ! j'tais bien sre qu'il m'aimait! mais en perdre
la raison!... Mon oncle, je vous en supplie, envoyez chercher des
secours.LE BARON.Parbleu! je vais moi-mme voir un peu ce dont il
s'agit... Ce pauvre jeune homme!... aussi avec une tte comme la
sienne...AMELIE.Eh ! allez donc.LE BARON.J e reviens dans
linstant.(Il sort.)SCENE XVILES PRECEDENTS, except LE BARON.TOMY.Il
s'avance de ce ct... retirez-vous, il est furieux!CRESCENDO.Ohim
furioso! Madame, rentrons, je vous le conseille.AMELIE.Non, quel
que soit le danger, je reste ici, je ne le quitte plus.CRESCENDO.
Moi, je me sauve. (Il rencontre ALFRED, et s'enfuit de l'autre
ct.)ALFRED, dans la coulisse gauche.Laissez-moi ! laissez-moi !(Il
entre d'un air gar; ses vtements sont en dsordre; CRESCENDO, TOMY,
poussent un grand cri, et se sauvent.) SCENE XVII.ALFRED,
AMELIE.(ALFRED parcourt le thtre en furieux; AMELIE se retire
derrire un arbre.) ALFRED.Oui, cet Alfred est un monstre ! c'est
lui quejen veux !AMELIE, timidement.Mon Dieu! qu'il a l'air mchant!
Alfred, c'est moi, ne me faites pas de mal.ALFRED.Qui tes-vous?...
approchez.AMELIE.Vous ne me ferez pas de mal ?ALFRED.Vous le savez
bien; c'est Alfred seul qui mrite macolre.AMELIE.Il faut dire comme
lui pour l'apaiser. Oui, sans doute, c'est un mauvais sujet, un
mchant caractre, qui fait de la peine tout le monde; mais, si vous
maimez, faites comme moi, ne lui en voulez plus; il a press ma main
sur son cur !ALFRED.Connaissez-vous Amlie?AMELIE, timidement.Oui,
je la connais.ALFRED, avec feu.Vous la connaissez !AMELIE,
s'enfuyant.Ah! mon Dieu! (Tremblante.) Non, monsieur, non, je ne la
connais pas. Ah! mon Dieu! est-ce qu'il va toujours tre comme cela
?ALFRED.Non, vous ne la connaissez pas?AMELIE, disant comme lui.Non
, non , je ne la connais pas.ALFRED.Si vous la connaissiez, vous
l'aimeriez comme moi. Si vous saviez quelle fut ma conduite,
surtout depuis que je suis loign d'elle; je veux tout vous
raconter. AMELIE.Quelle situation ! une femme couter les
confidences de son mari! Dieu sait combien je vais en
apprendre.ALFRED.Quand j'arrivai Vienne, vous savez bien, jamais la
cour n'avait t si brillante. Une foule de femmes
charmantes...AMELIE.Ah ! mon Dieu !ALFRED..AIR de M. Mlesville. Une
surtout, frache et jolie, Au fin sourire, au doux minois, Des
Franais vantait la folie, La grce et les galants exploits.AMELIE.Et
vous disiez cette belle...ALFRED.J e disais, en amant fidle...Tra
la, tra la, Ne me parlez pas de cela.AMELIE. (Parl.)Comment!
monsieur, vous disiez... Mais c'est trs bien.ALFRED.Oh ! ce n'est
pas tout. Vous rappelez-vous, Berlin, cette jeune et jolie
comtesse; bonne et estimable femme !(Mme air.)Aux doux plaisirs
ainsi qu'au monde Elle voulait me rappeler.AMELIE.Et malgrsa
douleur profonde, Monsieur se laissa consoler...ALFRED, d'un air
gar. Devoirs, gards, dans mon dlire, Oubliant tout, j'osai lui
dire... (Gaiement.)Tra la, tra la, Ne me parlez pas de cela.AMELIE.
(Parl.)Et moi qui l'accusais ! Mais c'est un modle de fidlit
conjugale.ALFRED.Et vous-mme, vous tes bien jolie! je n'ai jamais
rencontr rien de plus attrayant ! eh bien ! vous tenteriez en vain
de me sduire. AMELIE.J 'ai bien envie d'essayer. (Tendrement.)
Alfred, si j'avais t abuse; si, vous retrouvant fidle, mon cur vous
pardonnait.ALFRED, faisant un mouvement qu'il rprime.Non! je ne
puis vous couter.AMELIE.Mon Dieu ! il va m'tre trop fidle prsent.
Et si j'tais cette Amlie que vous regrettez.ALFRED, avec feu.Amlie,
dites-vous? Etes-vous bien sre que ce soit elle?AMELIE.J e vous
jure que c'est moi.ALFRED.coutez; n'esprez pas m'abuser; je le
saurai bien. Amlie, d'abord, ne m'aurait pas dit : vous.AMELIE.Eh
bien ! Alfred, je te le jure.ALFRED.Amlieme donnait un nom plus
doux.AMELIE.Eh bien! mon ami, mon Alfred! (A part.) Il faut bien
faire tout ce qu'il veut.AIR : Quand toi sortir de la case. (Paul
et Virginie.)ALFRED.Amlie, hlas ! moins fire, Regardait plus
tendrement.AMELIE.Ai-je donc l'air si svre?(A part.)J e crains qu'
chaque moment Il ne se mette en colre.ALFRED , la regardant. Oui,
c'est son regard charmant,J e men souviens prsent.Mais je me
souviens quAmlie,Loin, hlas ! de me rsister,Mabandonnait sa main
jolie.(Il lui baise la main.)AMELIEIl ne faut pas larrter.
(Bis.)ALFRED.Oui, ce moment rue rappelleDes souvenirs bien plus
doux !(Il la serre dans ses bras.)AMELIE, mue. Quelle contrainte
cruelle ! Mais, Alfred, y pensez-vous ?ALFRED. S'il est vrai que ce
soit elle, Ne suis-je plus son poux? AMELIE. Mais, au fait, c'est
mon poux.ALFRED, vivement.Non, non , jamais mon AmlieSi longtemps
n'et pu rsister A son amant qui la supplie. (Il l'embrasse.)
AMELIE. Il ne faut pas l'irriter. (Bis.) (ALFRED tombe ses genoux.)
SCNE XVIII.LESPRECEDENTS; LE BARON, CRESCENDO, TOMY dans le
fond.AMELIE.Mon oncle! n'approchez pas ! il n'y a que moi..,ALFRED,
se relevant. Venez, venez, moncher oncle.AIRdu Pot de fleurs.Non,
vous n'avez plus rien craindre;(Montrant AMELIE.) Son cur n'tant
plus courrouc, A mon tour je cesse de feindre, Allez, mon accs est
pass. Sur ma parole qu'on se fonde; A ce baiser je dois ma gurison;
Et ce qui me rend ma raison La ferait perdre tout le monde.AMELIE.
(Parl.)Comment, monsieur !ALFRED.C'tait le seul moyen de te flchir.
M'en veux-tu d'avoir perdu la tte?LE BARON.Bah ! est-ce qu'une
femme ne pardonne pas toujours les folies qu'on fait pour elle !
mais ce que je ne te pardonne pas, ce sont mes plates-bandes, et
mes cloches de melons.CRESCENDO.Ah , messieurs, puisque vous avez
tous recouvr la raison, si vous entendiez mon air ?LE BARON.Aprs
dner.CRESCENDO.Au moins un petit allegro.VAUDEVILLE.AIR de M.
Mlesville.Enfin donc un ciel plus doux Pour vous succde aux
orages;Plus de courses, de voyages, Ah! restez toujours chez
vous.CHOEUR. Enfin donc, etc.LE BARON. De vos voisins, chaque jour,
Franais, votre humeur lgre Vous fait prendre tour--tour Le costume
et la manire. Chaque pays a ses gots : Pourquoi renoncer au ntre?
La France en vaut bien un autre. Ah! restez toujours chez
vous.CHOEUR. Chaque pays a ses gots, etc.TOMY.Ne courons point le
pays; Car souvent plus d'un orage Nous menace hors du logis. Et
quand dans votre mnage On vous dira, tendre poux, Que l'air vous
est ncessaire, Croyez votre mnagre, Mais restez toujours chez
vous,CHOEUR.Si l'on vous dit, tendre poux, etc.ALFRED.Etrangers,
qu'un sort jaloux Tient loin de votre retraite, Bientt enfin
puissiez-vous... (Ah ! mon cur vous le souhaite !) Goter le bonheur
si doux De retrouver votre amie; Rentrez dans votre patrie, Et
restez toujours chez vous .(Ce couplet fut chant en 1818, lorsque
la France tait encore occupe par les armes trangres.)CHOEUR.Gotez
le bonheur si doux, etc.CRESCENDO.Dans un somptueux htel, Lorsque
l'apptit megagne, A cinq heures j'entre; ciel ! Monsieur est la
campagne. Vous, dont les mets sont si doux, Dont on vante la
cuisine, Vous enfin chez qui l'on dne, Ah ! Restez toujours chez
vous.CHOEUR.Vous, dont les mets sont si doux,etc.AMELIEE, au
public.Deux poux, que met d'accord Une double extravagance, Pour
tre heureux, ont encor Besoin de votre indulgence. Messieurs,
tournant contre nous Lerefrain qu'on vous adresse, Quand on donnera
la pice, N'allez pas rester chez vous.CHOEUR. Messieurs, tournant
contre nous, etc.FIN