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SENS ET NATURE DE L'ARGUMENT
DE SAINT ANSELME
t'er fidem enim ambulamus et non per speciem.SAixr PAUL.Il
Cor/nth 5, 7.
Deuique quoniam inter fidcm et speciem intellectum,quem in hac
vita capimus, esse medium intelligo, quantoaliquis ad illum
proficit, tanto eum propinquare speciei,ad quam omnes anhelamus,
existimo.
SAt\r ANSELME.De /d'enseigner saint Anselme tel que je croyais
le comprendre, maisen gardant au moins le sentiment que, l o tout
le monde est endsaccord, un individu isol bien peu de chances
d'atteindrela vrit'.
Je ne me flatte pas aujourd'hui de l'avoir dcouverte, maisde si
importantes contributions l'tude de la question ont parurcemment,
notamment celles de Karl Barth et du P. AnselmStoltz, qu'il m'a
sembl moins inutile qu'auparavant de proposermes hypothses. Jamais,
en effet, la question n'a t serre d'aussiprs qu'elle vient de
l'tre. Karl Barth a soumis le texte de saintAnselme une exgse aussi
scrupuleuse que s'il se ft agi d'uncrit inspir pour discuter son
livre, il faudrait en crire unautre, deux fois plus long. qui
tiendrait compte la fois de lathologie de saint Anselme et de celle
de Karl Barth. Le P. An-selm Stoltz a critiqu Karl Barth, et l'on
ne pourrait apprcier
Les pages qui suivent contiennent les quatre dernires ]eons
ducours professe en J934. au Collge de France, sur La doctrine de
saint.4n~e~c.
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6 ARCHIVES D'HISTOIRE DOCTRINALE ET LITTERAIRE DU MOYEN AGE
justement son travail qu'en en faisant l'objet d'un autre
travail.Je ne crois pas que l'un ni l'autre aient dit le dernier
mot surla question, mais l'un et l'autre ont certainement mis en
reliefcertains lments essentiels de la pense anselmienne, que
l'onavait trop ngligs jusqu'ici.
Il m'a sembl que les conclusions auxquelles j'tais arriv demon
ct, en partie concordantes avec les leurs, permettaient derendre
justice ce que leurs interprtations contiennent de vrai,sans aller
pourtant jusqu'aux extrmes o l'un et l'autre se sontlaiss conduire.
Je laisserai donc de ct ce que l'on a dj ditet fait cent fois je ne
reproduirai mme pas, une fois de plus, letexte du fameux argument
(qu'il est d'ailleurs impossible de rap-porter exactement sans le
reproduire d'une faon littrale) pourconsacrer tout mon effort
dgager ce qui me parait tre le sensde l'argument. J'entends, par
sens de l'argument , une signi-fication aussi approche que possible
de celle que saint Anselmemme lui attribuait.
1
EXISTENCEET VMT
L'objection classique contre l'argument de saint Anselme,est
qu'il fait sortir l'existence de la pense. C'est mme
cetteobjection, qui explique l'pithte d' ontologique'),
habituelle-ment employe, depuis Kant, pour le dsigner. L'objection
estvalable, du point de vue de toute thorie de la connaissance
quirequiert l'exprience sensible comme son fondement ncessaire.Or
c'est l une question qu'Anselme ne s'est pas pose, car il n'apas de
thorie de la connaissance proprement dite. Par contre, dfaut d'une
notique, il a une pistmologie, et l'inconvnientle plus grave des
rfutations qui s'inspirent d'une notique tran-gre sa pense, est
qu'elles dtournent l'attention de l'pist-mologie qui, seule, permet
de comprendre sa preuve, parce qu'ellela fonde.
Oublions donc, pour un instant, la question classique desavoir
si l'on peut ou non faire sortir l'existence d'une chose,ft-ce
Dieu, de l'ide de cette chose, et demandons-nous scrupu-leusement
ce que saint Anselme lui-mme a eu conscience defaire. De quelque
manire que l'on interprte l'argument, tout
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L'ARGUMENT BE SAINT ANSELME 7
1t Jt'.111L1C tttt=VttteW .tJte yu cnc vc ncu, U~5\"U~~C; vu i
v.uovys~ ~.v
suppose le ralisme anselmien. Il faudrait le contester, si l'on
entendait
par ta que cette res possde, dans la pense, une ralit
existentielle
prupre, et que la preuve consiste transformer cette existence in
mfe!!ectuen une existence in re. Rien ici de tel. Mais saint
Anselme constate qu'ily a des contenus de la pense indpendants de
tout arbitraire, qu'elle ne
peut ni faire ni dfaire .1 son gr, et qu'elle ne peut
qu'accepter tels quels.Ce --nnt, pourrait-on dire, des essences n,
doues d'une ncessit intrin-
i-euuc irrductible. Le feu, l'eau, et la notion de Dieu, sont de
ce genre.Voir ~r.i.~ofjtton, cap. IV P. L., t. 158, c. 229 A.
fe monde accorde que son objet immdiat est de nous contraindre
reconnatre l'impossibilit de penser Dieu comme n'existant
pas. donc aussi la ncessit de penser Dieu comme existant. On
peut formuler toutes les rserves que l'on voudra quant la
valeur
probante d'une telle mthode, mais on ne peut nier
qu'Anselmel'ait employe.
On peut nier, par exemple, que nous ayons un concept deDieu sur
lequel construire la preuve, mais toute l'argumentationde saint
Anselme suppose que lui-mme avait un tel concept, ou
croyait en avoir un, si bien qu'une telle objection ne peut en
riennous clairer sur le sens qu'il attribuait sa preuve. Pour la
com-
prendre comme il la comprenait, il faut se placer dans la
pers-pective qui lui tait familire. Or Anselme ne connat que
deux
classes de dialecticiens, ceux qui rduisent le contenu de la
pense des voces, et ceux qui y trouvent des res. Ce sont ceux que
nous
nommons aujourd'hui les nominalistes et les ralistes. Ainsi
quelui-mme le dit au chapitre IV du Proslogion, quand on penseau
'< feu'), ou l' eau on peut entendre par l, soit des mots,soit
des choses. Si ce ne sont que des mots, rien n'empche de
dire que le feu est de l'eau, ou inversement; si l'on pense
auxchoses que ces mots dsignent, c'est impossible. Il en va
pareil-lement de notre notion de Dieu. Si nous l'exprimons sans
penser ce que les mots signifient, nous pouvons dire qu'un tel
tren'existe pas mais si nous pensons ce que les mots signifient,ce
n'est plus une vox, c'est une res qui est dans notre pense, etc'est
d'elle qu'il nous devient impossible de ne pas poser l'exis-tence
comme relle, hors de la pense. Au fond, l'insens pensecomme
Roscelin c'est un nominaliste~. Pour se soucier de savoirs'il avait
le concept ') empirique rclam par Gaunilon et ses
successeurs, il et fallu que saint Anselme acceptt leur
notique,ce qui n'est prcisment pas le cas.
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8 ARCHIVES D'HISTOIRE POCTRINALE~ ET LITTERAIRE DU MOYEN ACE
Quant ce qui est d'objecter, que, si l'on n'a pas de
conceptempirique de Dieu, on n'a rien dont on puisse tirer son
existence,c'est oublier que saint Anselme a prcisment sa
disposition unesignification intelligible du mot Dieu, qui lui
suffit pour tablirsa preuve. Lorsque nous examinons cette
signification, elle estpar l mme dans notre pense, et le contenu de
notre pense estune res, d'o qu'il vienne. Nous n'avons certainement
pas trouvun concept propre de Dieu dans l'exprience sensible, mais
nousn'avons pas non plus arbitrairement fabriqu la notion que
nousavons de lui comme nous recevons du feu la notion de feu,
del'eau la notion d'eau, nous recevons notre notion de Dieu de
larvlation. C'est la foi qui nous l'enseigne et nous n'avons
qu'l'accepter. Gaunilon n'a pas le droit de dire qu'il n'a pas
cettenotion, parce qu'il est catholique et ne peut pas tre
catholiquesans avoir la foi. A supposer mme qu'on ne tnt pas cette
notionde la foi, on pourrait la former partir de l'exprience,
puisquesaint Paul affirme que Dieu peut tre connu partir de sa
cra-ture 1. Croyants et incroyants peuvent donc, et doivent donc,
pos-sder cette notion. Une fois admis que nous l'avons, son
originene compte plus pour rien dans la dmonstration qu'on en
tireet l'analyse de son contenu suffit dmontrer l'existence de
Dieu.Mais s'agit-il vraiment de la dmontrer P
Certains historiens sont'alls jusqu' contester ce point.
Nous
On a prtendu, ce sujet, que la preuve du Proslogion
prsupposecelles du Monologium. Saint Anselme ne dit rien de tel. En
soi, l'argumeutdu Proslogion ne prsuppose que la notion de Dieu
fournie par la foiPourrions-nous tirer cette notion d'ailleurs que
de la foi Oui et il estvrai qu'on pourrait alors l'obtenir par des
arguments analogues auxpreuves du ~o~m~. Mais remarquons bien que
si l'on liminait duMonologium lui-mme la foi, qu'il requiert, pour
prouver Dieu par laseule raison, l'argument du Proslogion se
dvelopperait ensuite, non partir de la preuve de l'existence de
Dieu ainsi obtenue, mais partir dela seule ide obtenue par cette
preuve. Ce serait donc une au
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L'ARGUMENTnE SA)~'TANSELME 9
aurons chercher pourquoi, car il ne suffit pas de constater
unetelle erreur, ni mme de prouver que c'en est une, il faut
encoreexpliquer comment elle a pu natre. Contentons-nous de
rappeler,pour le moment, les expressions si claires dont use saint
Anselme et so~um ad
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10 ARCHfVES D'mSTOIRE DOCTR)?!AT..E ET L!TTRA!KH ))U MU~EN
comprendre sa pense. Demandons-lui donc quels claircisse-ments il
nous apporte sur l'argument du Proslogion.
A travers une grande varit d'applications, le De veritate
dveloppe deux ides essentielles. La premire est que toute
vritest une rectitude la deuxime est qu'il n'existe, en dernire
analyse, qu'une seule vrit, par laquelle toutes les autres
vrits
sont vraies, et qui est Dieu. En disant que toute vrit est
une
rectttudo, il veut dire que la pense est vraie, quand elle
exercela fonction pour laquelle elle est faite. Or elle est faite
pour dire
que ce qui est, est, et que ce qui n'est pas n'est pas Si
l'onn'admet pas cette finalit interne de la connaissance
rationnelle, ilest inutile de vouloir suivre les raisonnements de
saint Anselmeon s'est spar de lui ds le point de dpart.
Supposons donc que cette position soit concde 'ere et rectaet
vera est (st~m/tcatto~, cum SK~M~cat esse quod est. Pour qu'ilen
soit ainsi, il faut en outre que la vrit soit toujours un
rapport celui qui relie une signification correcte ce
qu'ellesignifie. Cette rectitude, qui fait la vrit, se trouve donc
dansla pense, (puisque c'est la pense qui est vraie), en tant
qu'ellepense comme elle doit. Mais la cause de cette rectitude et
de cette
vrit, c'est au contraire dans l'objet qu'elle se trouve, car
c'estlui qui mesure et rgle la pense. Sans une pense qui fait
ce
qu'elle doit, il n'y aurait pas de vrit mais sans un objet
parrapport auquel la pense se comporte comme elle doit, et sur
lequel elle se rgle, il n'y en aurait pas davantage. La
chosenonce est-elle la vrit de renonciation ? ') demande le Matre
son Disciple et le Disciple rpond Non. Mais, ajoute-t-il, sila
chose nonce n'est pas dans l'nonciation vraie, et par suiten'est
pas sa vrit, on doit dire qu'elle est la cause de sa vritsed causa
veritatis ejus dicenda est.
Conservons cette conclusion prsente la pense il n'y a pasde
pense vraie sans un objet auquel elle se conforme, et qu'ellenonce
tel qu'il est, parce que sa fonction propre est de l'noncerainsi.
Je pense qu'une telle remarque, formule en fonction du
problme que nous avons dfini, laisse assez aisment deviner
ses
implications. Il n'y aura jamais un Dieu parce qu'il y a des
preuves de l'existence de Dieu, mais il y a des preuves de
l'exis-
SAINTNSRMK:.De Veritate, cap. II P. L.. t. 158, c. 470 A.Op.
cit., cap. II P. L., t. 158, c. 469 C.
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L'ARGUMENT DE SAINT ANSELME 1JJ
Dieu narce au'il v a un DiM) Car nn np nfut ~)n~ro t~tencc de
Dieu parce qu'il y a un Dieu. Car on ne peut joindre ladeuxime
conclusion du De l'eritate la premire, sans voir aussi-tt la
gnralit de la thse il y a une seule vrit de tout ce quiest vrai,
parce qu'il n'y a qu'une seule Vrit, cause de tout cequi est
vrai.
Saint Anselme a clairement dcrit l'univers dans lequel semeut sa
pense et hors duquel elle ne saurait jamais tre pleine-ment eHe-mme
ni se dployer librement. Rduisons cette des-cription aux traits qui
sont pour nous essentiels. Il y a des pro-positions nonces dans le
discours pour tre vraies, elles doiventfaire ce pour quoi elles
sont faites, c'est--dire exprimer exacte-ment ce qu'est la pense
dont elles sont la formule. H y a despenses formules par ces
propositions pour tre vraies, ellesdoivent faire ce pour quoi elles
sont faites, c'est--dire exprimerles choses telles qu'elles sont. H
y a en outre des choses, que cespenses expriment pour tre vraies,
ces choses doivent faire cepour quoi elles sont faites, c'est--dire
demeurer fidles leursessences, se conformer leurs ides en Dieu. Il
y a donc Dieu, leVerbe, et les Ides divines, qui ne se conforment
rien, puis-qu'eHes sont la cause de tout le reste ensuite les
choses, avec lavrit qui leur est propre, et qui, cause en elles par
Dieu. cause son tour celle de la pense et des propositions qui
l'expriment.Quant la vrit qui se trouve dans la proposition et dans
lapense, elle est le reflet des vrits prcdentes cause par
elles,elle n'en cause son tour aucune autre.
Cette hirarchie des causes et des effets dans Fordre de
laconnaissance m'a toujours sembl la pice centrale dans l'arma-ture
des preuves anselmiennes de l'existence de Dieu 1. Karl Bartha eu
le grand mrite d'en signaler l'importance et, si je ne me
Vides etiam quomodo ista rectitude causa sit otnnimn
aliarumveritatum et rectitudinum, et nihil sit causa illius Vido et
animadvertoM aliis quasdam esse tantum effecta quasdam vero esse
causas et effecta'tt, cum veritas, quae est in rerum existentia,
sit effectum summae veri-tatis, ipsa quoque causa est veritatis
quae cogitationis est, et ejus quae estm propositione et istae duae
veritates nullius sunt causa veritatis. Beneconsidras unde jam
intelligere potes quomodo summam veritatem m meo.Muno~to (cap. 18)
probavi non habere prmcipium vel finem. per veri-tatem orationis.
SAt\r A~.st;mE. De veritate, cap. X P. L., t. 158, c. 479 A..) ai
ajoute la fin de ce texte, pour montrer que le ~ono~og; lui-mmeft
non pas seulement le Proslogion, est justiciable de t'epistmoto~ie
duM'- veritate. Cf., dans le mme sens, Carmelo OrrAvuKo, Anselmo
d~m
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13 ARCHIVES D'HISTOIRE DOCTRINALE ET'tTTTRA'IRE DU MOYJ;
A(.):
t~T~~o f)'a~'r
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L'ARCUMEKTm: SAINTANSELMH i~.1~3
ccption qui voit dans le contenu de la pense des ~'cs
irrductibleset rsistantes. Car si la raison pour laquelle on ne
peut penser lefeu comme de l'eau, est que le feu n'est pas de
l'eau, chaque fois
que l'on se heurtera une rsistance invincible du mme genre.on en
conctuera naturellement que l'on se heurte la rsistanced'une res
dans la pense. Tel est srement le cas, lorsqu'on ne
peut refuser d'attribuer un prdicat un sujet sans violer le
prin-cipe de contradiction. On est donc bien fond dire, qu'au
termede cette analyse. l'aliquid quo ;
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14 ARCHIVES D'HISTOIRE DOCTRINALE ET LITTRAIRE DU MOYEN G)i:
D~eu n'est qu'une imitation, par mode. de.connaissance, de
lancessit intrinsque de l'existence relle de Dieu.
Que nous dit-il, en effet Que l'aliquid quo majus co~rtnon
valet, existe, e~ in intellectu e~ in re mais il ajoute aussitt.que
ce quelque chose existe si vraiment (i. e. son existence est unesi
vraie existence) que l'on ne peut mme pas penser qu'il n'existepas
Quod utique sic vere est, ut nec cogitari possit non esse.
C'e~tdonc bien la nature propre de l'existence divine, qui fait
que,mme dans la pense, il est impossible de ne pas affirmer
cetteexistence hors de la pense. D'ailleurs, continue saint
Anselme,nous pouvons penser quelque chose qu'il est impossible de
pensercomme n'existant pas; ce quelque chose est videmment
plusgrand que ce qu'il est possible de penser comme n'existant
pasen d'autres termes, Dieu est plus grand que la crature, et il
l'esten ce sens tout spcial, que l'existence lui appartient selon
unmode unique Et quidem quidquid aliud est praeter solum te,potest
cogitari non esse. Solus igitur verissime om.nmm, et ideomaxime
omnium habes esse quia quidquid aliud est, non sic ~ercest, e<
idcirco mmus habet esse 1. Il y a donc des choses qui pour-raient
ne pas exister, et dont nous pensons en consquencequ'elles
pourraient ne pas exister mais il y a une chose dont, casunique,
nous ne pouvons mme pas penser la non-existence, c'estl'aliquid quo
majus. Comment cela se fait-il C'est justementqu'elle-mme ne peut
pas ne pas exister. La ncessit de sonexistence s'impose donc notre
pense et c'est elle qui, se faisanten quelque sorte reconnatre,
oblige la pense l'affirmer.
Je ne me dissimule pas ce qu'a de paradoxal une telle
inter-prtation. Le reproche ordinairement dirig contre saint
Anselmeest que sa preuve n'atteint pas l'existence, ne va-t-il pas
falloirdire ici qu'elle la prsuppose, et qu'au lieu de prouver
Dieu, c'estDieu qui la prouve P Non, ce n'est pas Dieu qui la
prouve, carc'est bien elle qui le prouve, mais c'est lui qui la
fonde. Pris lui seul et tel qu'il est dvelopp dans le chapitre II,
son argu-ment prouve bien, partir du mot Dieu , que Dieu existe
:nintellectu et in re mais nous savons que, dans sa doctrine, ni
lavrit de l'nonciation, ni celle de la pense ne crent aucune
SAINTANSELME,Proslogion, cap. III P. L., t. 158, c. 228. Sur
lesens de vere esse , voir saint Augustin, dont saint Anselme
s'inspire deprs De moribus AfMuchaeorurrt, cap. I, n. 1 P. L., t.
32, c. ]345.
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L'ARGUMENT DE SAINT ANSELME 15
T' r '1' -J. t
L ARGUMENT DE SA1P.T ANSELME :t0
vrit . La pense ne pense le vrai qu'en concevant et nonantdes
choses qui sont, telles qu'elles sont. Si l'insens peut dire
queDieu n'existe pas, c'est justement qu'il ne pense pas vraiment
ce qu'est Dieu en le disant. Qu'il conoive Dieu comme l'a~mdquo
majus, il ne pourra plus le dire 1. C'est donc qu'ici, comme
toujours, penser la vrit consiste soumettre la pense la nces-sit
d'une essence, l'obliger la rectitude c'est--dire recon-natre que
ce qui est, est, et que ce qui n'est pas, n'est pas.
L'argument de saint Anselme n'est donc ni un verbalisme,ni un
cercle vicieux. Il ne dduit pas l'existence, car il se meut,ds le
dbut, dans l'ordre existentiel, tel que l'a dfini le dialogueDe
Veritate. Ce n'est pas non plus un cercle vicieux, car l'argu-ment
ne prsuppose pas l'existence de Dieu, il la trouve il la
trouve, prcisment, en mettant en pleine lumire la
ncessitrationnelle d'affirmer de Dieu l'existence, ncessit qui,
selon
l'pistmologie du De Ver~afe, ne peut avoir d'autre cause
quecelle mme de son objet. De l ces formules ritres de saint
An-selme Quod qui bene intelligit, utique intelligit idipsum sic
esse,ut nec cogitatione queat non esse. Qui ergo intelligit s:e
esseDeum, nequit eum non esse cogitare 2. Ou encore, ces
formules
qui attestent bien la prsence d'un Dieu rglant et se
soumettantla pense Sic ergo vere es, Domine, Deus meus, ut nec
co~ar:possis non esse, et merito. Si enim aliqua mens posset
cogitarealiquid melius te, ascenderet creatura super Creatorem, et
judi-caret de Creatore, quod valde est absurdum 3.
Pour rejeter cette interprtation, il faudrait soutenir
quel'pistmologie du De veritate ne doit pas intervenir dans
l'expli-cation du Proslogion. Malheureusement, il suffit de
comparer lesdeux textes pour se convaincre que l'un se souvient
toujours del'autre et qu'il n'y a, dans toute l'uvre de saint
Anselme, qu'uneseule doctrine de la vrit. Ou bien encore il
faudrait soutenir
que, dans cette doctrine, Dieu est la cause de toute vrit, sauf
decelle qui se rapporte lui-mme. On pourrait supposer sans tm-rit
que saint Anselme n'a jamais imagin pareille chose, maisil s'est
exprim assez clairement pour nous dispenser mme d'unehypothse aussi
lgitime. Autant de choses, autant de rectitudes ))
1 Op. c:t., cap. IV P. L., t. 1.5S.c.
228-229.=/btd.,c.229B.SAtr
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16 ARCHIVES D'HISTOIRE DOCTRINALE ET LITTERAIRE DU MOYEN GE
possibles de la pense leur gard, autant de vrits possiblesmais,
que la pense conoive ou non cette rectitude'), elle n'enexistera
pas moins, car elle prexiste en Dieu notre pense.Cette rectitude x
qu'est la vrit ne commence pas d'existeravec l'nonciation qui la
signifie, au contraire, significatio
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L'ARGUMENT DE SAINT ANSELME 17
Ce qui rend difficile d'accepter une telle interprtation, ce
n'est pas seulement que nous lisons Anselme travers des pis-
tmologies diffrentes de la sienne, ni mme que nous l'isolons
de la famille spirituelle laquelle il appartient, mais aussi
quesa pense prsente des caractres originaux que nous avons ten-
dance mconnatre, mme l'intrieur de cette famille. Car
il est bien vrai de dire que, dans sa doctrine, la ncessit
del'existence de Dieu est cause de la ncessit d'affirmer son
exis-
tence, mais il ne dit nulle part, il ne pense mme videmment
pas, que prouver l'existence de Dieu consiste montrer
comment
sa ncessit cause la ncessit o nous sommes d'affirmer son
existence. Et le cas de saint Anselme est, en cela, presque
unique.Le fait est d'autant plus curieux, que tout l'invitait
s'en-
gager dans la voie de la causalit. Saint Anselme est et se dit
unfidle disciple de saint Augustin 1 or il y a, chez saint
Augustin,bien des preuves de l'existence de Dieu, mais saint
Anselme
n'ignorait certainement pas celle du De libero arbitrio, qui
prouve Dieu comme cause de la vrit dans la pense. Rien de
plus facile pour lui que de raisonner ainsi la raison ne peut
pasne pas affirmer l'existence de Dieu or cette ncessit, qui est
uncas unique, requiert une cause cette cause ne peut tre dans
la
pense mme, qui est contingente elle doit donc se trouver en
Dieu. dont la lumire claire la pense et la contraint
recon-naitre cette vidence. C'est en joignant ainsi
l'illumination
augustinicnne l'argument du Proslogion que saint Bonaven-ture
l'incorporera sa propre doctrine 2 mais c'est l une syn-
1 Saint Anselme affirme que son Monologium s'accorde entirement
avecla doctrine des Pres et maxime beati Augustin! Mbno!o
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18 ARCHIVES D'HISTOIRE DOCTRINALE ET LITTERAIRE DU MOYEN GE
thse nouvelle que l'on ne saurait porter au compte de saint
An-selme. Descartes s'engagera plus tard sur une route analogue
enprouvant Dieu comme cause de l'ide que nous avons de
luiMalebranche, son tour, essaiera d'tablir l'existence de
Dieucomme cause de notre notion gnrale d'tre Saint Anselme,au
contraire, ne fait rien de tel et c'est pourquoi son argumentlaisse
tout philosophe l'impression de flotter dans le vide. Ilne prouve
pas Dieu comme cause d'un effet sensible, ni commecause d'une ide,
ni mme comme cause de la ncessit du rai-sonnement qui affirme son
existence. Il pose simplement sonexistence comme ncessaire en soi
parce qu'elle l'est pour lapense, en ajoutant que c'est parce
qu'elle l'est en soi qu'ellel'est pour la pense mais il ne l'ajoute
que parce qu'il sait djque Dieu existe et afin de nous dire
pourquoi il le sait.
II
LE PROSLOGION )) ET LA THOLOGIE
Nous ne sommes pas au terme de nos difficults. Lorsqu'onprend
tous les textes du Proslogion en considration, le problme
L. GiLsN, Etudes sur le rle de la pense medtA'a~e dans la
/or~:a
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L'ARGUMENTDESAINTAKSELME 19
n'est pas seulement de montrer que la preuve ne prsuppose
pasl'existence de Dieu connue dj par la raison, mais aussi
decomprendre pourquoi, prsupposant cette existence par la
foi,Anselme peut encore prtendre prouver par la raison que
Dieuexiste. Car nul n'ignore que le Proslogion part de la foi en
l'exis-tence de Dieu. Le titre primitif de l'ouvrage tait Fides
quaerensintellectum, et l'on fait bien de le lui restituer Non
seulementAnselme croit afin de comprendre, mais il croit cela mme,
qu'ilfaille croire afin de comprendre le nisi credideritis non
intelli-getis l'oblige admettre, par la foi, qu'il faut commencer
par lafoi si l'on veut atteindre l'intelligence Neque enim
quaerointelligere, ut credam sed credo ut intelligam. Nam e( hoc
credo,quia nisi credidero, non intelligam. Le dbut mme de lapreuve
est un autre appel la foi Ergo, Domine, qui das fideiintellectum,
da mihi ut, quantum scis expedire, intelligam quiaes, sicut
credimus, et hoc es, quod credimus. La notion de Dieudont il tire
sa preuve lui est fournie par la foi Et quidem cre-dimus te esse
aliquid quo nihil majus cogitari possit. Enfin lapreuve se conclut
par une action de grces Dieu qui accordel'intelligence de la foi
celui qui la cherche: Gratias tibi,bone Domine, gratias tibi, quia
quod prius credidi te donante,jam sic intelligo te illuminante, ut
si te esse nolim credere, nonpossim non intelligere 1. Que nous
faut-il d'autre pour tablirque nous sommes en pleine thologie
?a
Sur le titre primitif de l'ouvrage, voir Proslogion, Prooemium
P. L..t. 1.58, c. 224-225. Les textes cits ensuite se trouvent,
dans l'ordre ou ilssont cits: Proslogion, cap. 1 P. L., t. 158, c.
227 C. cap. II. c. 227 C.cap. c. 229 B. Le te illuminante )' de ce
dernier texte est la seule for-mule que je connaisse, o l'on puisse
tre tent de retrouver l'illuminationaugustinienne. Si c'en est
vraiment une trace, elle est bien vague, caraucune des ides prcises
qui correspondent ce mot chez saint Augustin,ne joue le moindre rle
dans l'argumentation de saint Anselme. Ce qu'ily a d'augustinien
dans sa pense, c'est 1 ide que la restauration de l'intel-ligence
perdue est en nous une restauration de l'image de Dieu obscurciepar
le pch (Proslogion, cap. 1 P. L., t. 158, c. 226 AB), et cela
estfort important, mais ce n'est pas la doctrine de l'illumination
au senstechnique du terme.
J'ai autrefois signal la ncessit de tenir compte du rle que joue
lafoi dans l'argument du Proslogion voir La philosophie au moyen
ge,Paris, Payot, 1922, t. I, pp. 42-43 et p. 47. Etudes de
philosophie m
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20 ARCHIVES D'HISTOIRE DOCTRINALE ET LITTRAIRE DU MOYEN GE
Il est vrai qu'on liminerait ainsi bien des difficults, ettout
d'abord celle qui vient de nous retenir si longtemps. Au lieude
peiner pour comprendre en quel sens l'argument du Proslo-
~to~ est une preuve, il suffirait d'admettre que c'est une
expli-cation thologique. Partant de la foi, on irait, par la
raison,
l'intelligence de la foi, mais non pas la conqute de vritsne
relevant que de la raison. Telle est l'interprtation desaint
Anselme que Karl Barth nous propose, et que certains
philosophes no-scolastiques lui concderaient volontiers. II
im-
porte donc de l'examiner avec soin.Posons d'abord un point sur
lequel tout le monde doit
s'accorder. L'argument du Proslogion est l'oeuvre de ce quesaint
Anselme nomme l'intcllectus 1.
harmonie prtablie ne se soit pas tendue du rle des textes dans
)apreuve l'interprtation de la nature de la preuve.
dotons enfin que, pour saint Anselme, partir do la foi ne
signifie pasncessairement partir de l'Ecriture, mais aussi du
dogme, et le dogmemme doit tre entendu en un sens trs large ce
qu'il est impossiblede ne pas croire si l'on veut tre chrtien. Par
exemple. l' aliquid quonihil majus x ne vient pas de l'Ecriture,
mais de saint Augustin (voir t,p. 17, note 1), qui dclare aux
Manichens, que ne pas l'admettre estsacrilge o.
Saint Anselme s'inspire ici de saint Augustin. Le fait est
incontes-table, mais il faudrait une discussion minutieuse et bien
difficilepour dterminer la nature du lien qui le rattache son
matre.
1" Sur le fait, aucune hsitation. Saint Augustin enseigne,
avantsaint Anselme, que l'intelligence est la rcompense d'une foi
qui cherche,parce qu'elle est informe de charit. La formule
augustinienne fidesquaerit. intellectus invenit (De Trinitate, XV,
2, 2 P. L., t. 42, c. 105S)est, comme l'a fait remarquer J.
MARTIN,Saint Augustin, p. 122, l'antc-dent immdiat du Fides
quaerens intellectum (cf. notre Introduction
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L'ARGUMENT DE SAINT A:\St;L;E 21
Convenons de traduire ce terme par intelligence et enten-dons
par l l'acte de l'intellect apprhendant la vrit. H fautalors dire
que, dans l'conomie de la doctrine anselmienne, l'in-telligence est
un mode de connaissance qui prsuppose la foi etqui tend vers la
vision batifique :n
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22 AXCUtVES D'HJSTOIRE DOCTRINALE ET LITTRAIRE nu MOYEN AGn
batitique; t argument au j~rosto~ton est un cas particulier
ue
cette intelligence il s'agit seulement de savoir si l'on doit
con-sidrer une connaissance de ce genre comme thologique oucomme
purement rationnelle.
De tous ceux qui la considrent comme thologique, KarlBarth est
celui qui s'est exprim avec le plus de force. L'minent
thologien a bien vu, que rsoudre le problme en se contentantde
dire puisqu'on part de la foi on est dans la thologie, est
unesolution par trop simpliste. Pourquoi une rflexion
purementrationnelle ne s'inspirerait-elle pas d'une foi Ds lors
qu'ellene s'en dduit pas, c'est--dire ne lui emprunte ni prmisses
niconclusions logiques, elle reste rationnelle. K. Barth a conu
la
possibilit de cette hypothse et l'a formule avec vigueur,
nonsans inclure d'ailleurs dans sa formule les motifs de sa
con-damnation
Ou bien Anselme aurait-il conu tout cela d'une maniretoute
diffrente, aurait-il, au moins partiellement et occasionnel-
lement. conu tout cela d'une manire entirement autreAurait-il
rellement aussi cherch la loi de l'existence et de lamanire
d'exister de l'objet de la foi, dans la facult humaine deconcevoir
et de juger (comme identique avec sa loi) Aurait-i!
par consquent tenu pour possible et ncessaire un mode deconnatre
indpendant, puisant ses propres sources, c~e decelui de la foi Un
connatre, donc, qui serait quaerens intel-lectum partir de rien,
c'est--dire commenant avec les rglesd'une raison humaine autonome
et avec les donnes de l'exp-rience commune, et qui serait fnuentens
intellectum spontan-ment, c'est--dire au moyen de certaines
ncessits de penser
gnrales (comparables aux magiciens du Pharaon) Bref, unesorte de
sosie du Credo, beaucoup moins trouv que cr ?
Impossible de mettre plus habilement ses adversaires dansun plus
mauvais cas mais si cette page de K. Barth montre admi-rablement ce
qu'il a compris de saint Anselme, elle montre aussice qui,
peut-tre, lui en a chapp. Essayons donc de discernerl'un et
l'autre, afin de savoir ce qu'il faut conserver et o il y alieu de
complter.
Accordons, puisqu'aussi bien nous l'avons toujours dit,
quel'argument du Proslogion, prsuppose la foi. Ajoutons, avec
K. BAR-rn,op. c: p. 53.
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L'ARGUMENT DE SAINT ANSELME 23
K. Barth, cette prcision importante, qu'Anselme considre lavrit
de la foi comme indpendante de la spculation rationnellequ'elle
motive la foi ne cherche pas l'intelligence pour se fondercomme foi
neque enirn quaero intelligere, ut credam maiselle se pose comme
foi pour permettre l'intelligence sed credo,ut intelligam . Tout
cela est certain. Ajoutons-y ce troisimepoint, lui aussi
fondamental, que jamais la raison ne pourra treconue comme capable
de crer de rien sa vrit, c'est--dired engendrer un double du Credo,
qui serait fait de ncessitsrationnelles au lieu de l'tre de
croyances. Soutenir le contraire,c'est contredire directement saint
Anselme, qui ne reconnat lapense que te devoir de se soumettre ses
objets. Mais enrf"-u!te-t-il que l'argument du Proslogion soit un
fragment dethcotogie ?a
Remarquons d'abord quel est l'enjeu de la partie, car onpourrait
ne pas y penser. K. Barth est soucieux, avec raison, demaintenir
l'indpendance de la thologie, mais je crois que laphilosophie
l'intresse fort peu, et pour causer C'est mme pourcela que nous le
voyons si proccup de montrer, qu'il n'y a,dans l'argument du
Proslogion, aucun ontologisme"; et, lencore, il a raison, mais en
un sens qui n'a rien de philosophique.Si J'argument n'est pas, ses
yeux, ontologique, c'est parce que,le considrant comme purement
thologique, il refuse d'y voirune preuve quelconque de l'existence
de Dieu. Bref, puisquenous commenons, en thologiens, par la foi, il
n'est plus ques-
II ne serait pas exact de dire que K. Barth ne se soucie pas de)
indpendance de la philosophie, il s'en soucie au contraire
beaucoup,mais c'est pour lui interdire absolument l'accs de la
thologie. La philo-sophie existe, elle relve de l'ordre du monde
comme telle, elle doittre aussi compltement mundana qu'il est
possible, c'est--dire aussicompltement trangre Dieu, et a ce qui
est de Dieu, que possible. C'est ce prix qu'elle sera elle-mme, et
que l'on en dbarrassera la thologie.Pour cette dernire, Dieu parle,
le thologien coute et rpte ce que Dieua dit. C'est tout. Du point
de vue de ce calvinisme strict, la philosophiedoit donc tre spare
pour tre elle-mme, et pour tre damne. C'est ceprincipe fondamental
qui me semble commander toute l'interprtation
- 9d. Aur'tTTV~s n'tTHTDTR! nn(TTTtir
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1/ARGUMENT DE SAINT ANSELME 25
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