-
EPS INTERROGE UN GENETICIEN
ALBERT JACQUARD
Pour satisfaire les nombreuses demandes de nos lecteurs, la
rubrique « EPS interroge » poursuit sa publication. Selon son
objectif, elle tente de faire connaître les données scientifiques
les plus récentes, susceptibles d'ouvrir de nouveaux champs
d'investigation ou, tout au moins, d'interrogation, dans le domaine
de l'Education Physique et du Sport.
Aujourd'hui, EPS donne la parole à un spécialiste de la
génétique des populations, Albert Jacquard. Par ses divers
ouvrages, écrits avec un constant souci pédagogique, ce
scientifique de renom international a su mettre à la portée d'un
très vaste public l'ensemble des découvertes de la biologie
contemporaine et tenté d'apporter un éclairage sur la
responsabilité des hommes face à la survie de leur « espèce ». La
réflexion critique d'Albert Jacquard relative aux déterminismes
génétiques du comportement social nous interpelle, comme en
témoigne cet entretien. Le thème de nos questions ne pouvant pas
toujours donner des réponses s'étayant sur des savoirs
scientifiques rigoureux, c'est alors à son éthique qu'il nous
renvoie. Le scientifique rejoint ici les positions du philosophe
pour nous rappeler que : « L'objectif de la science ne doit pas
être de répondre aux questions, mais de préciser le sens de ces
questions ». |6]
EPS
Interview préparée et réalisée par Jean Keller, professeur EPS.
UER-EPS d'Orsay ; Pierre Parle-bas, professeur, UER Sciences
Sociales, Sorbonne (Paris V) ; Marie-Martine Ramanantsoa,
pro-fesseur EPS, Laboratoire de Neuro-sciences, INSEP ; Suzanne
Forget pour la Revue EPS,
PHOTOS : ARVIDIA-P GRANDPERIN
8
Revue EP.S n°208 Novembre-Décembre 1987 c. Editions EPS. Tous
droits de reproduction réservé
-
•Dans votre ouvrage : « Eloge de la différence » |6|, vous dites
qu'il n'est
pas possible d'améliorer l'espèce hu-maine. Pourtant, ne peut-on
pas considé-rer que l'évolution des performances spor-tives est un
signe de l'amélioration mo-trice de l'homme ?
•Il faut faire attention au piège des mots. Quand on dit par
exemple,
« on a amélioré l'espèce chevaline », je réponds : les chevaux
de course « pure race » ou « pur sang » sont des êtres
biologiquement lamentables. On a amé-lioré leur capacité à courir
vite, mais on ne peut pas parler d'amélioration de l'espèce. Ce qui
fait la valeur d'une espèce, c'est un ensemble de
caractéris-tiques.
En ce qui concerne notre espèce, qu'est-ce qui fait la valeur
d'un homme ? On attend encore une réponse. Une capacité qui semble
spécifique à l'homme, c'est de se faire des cadeaux à soi-même.
C'est pourquoi je définis ainsi l'espèce humaine : « un animal qui
a le pouvoir de s'attribuer collectivement du pouvoir ». Peu
importent alors les dons que chacun a reçus, puisqu'il est capable
de se les faire à lui-même.
Quels sont les « hommes de valeur » ? Pour moi, ce sont les
hommes qui m'ont fait des cadeaux. Qui m'en a fait ? un type un peu
« arriéré » comme Van Gogh, un individu à la charge de la société,
vivant parfois dans des asiles, ce qui coûtait cher à la
collectivité. Pour-tant, c'est cet homme-là qui me permet de
regarder mieux les champs de blé et les corbeaux. Autrement dit,
les « hom-mes de valeur » sont ceux qui ont fait des cadeaux à
l'humanité, et qui bien souvent, ont été mal perçus par leur
environnement. En fait, il est impossible d'établir une hiérarchie
entre les hom-mes. Il y a des cas limites, c'est vrai, comme celui
d'un enfant qui n'a pas de cerveau à cause de sa neurogénétique
(encore faudrait-il ajouter qu'on aurait pu l'empêcher de naître) ;
mais même l'enfant mongolien peut être une chance pour certains
couples...
L'amélioration de l'espèce suppose que l'on établisse une
hiérarchie entre les hommes ; pour moi, cela est le commen-cement
de la stupidité, du mensonge, de l'horreur : c'est pourquoi je me
bats constamment contre le fameux quotient intellectuel (QI) ;
c'est une mesure qui pourrait avoir un sens, pourquoi pas ? mais
certainement pas pour dire : « vo-tre QI est de 125, le mien de
118, donc vous êtes supérieur à moi ». Non ! Sim-plement votre QI
est supérieur au mien, c'est tout ! Pour revenir à votre question,
j'ajouterai que l'amélioration des performances de chacun peut être
souhaitable, mais à condition que la seule comparaison soit établie
par rapport à soi-même.
Dans cette optique, peut-être vais-je vous choquer, je pense que
l'admiration entretenue pour les champions est dra-matique, car
l'on donne à chacun des références inatteignables. Si l'on me dit :
« l'homme idéal, c'est celui qui saute 6 mètres à la perche », je
constate qu'avec ma morphologie, jamais je n'at-teindrai cette
performance ; alors, je suis un pauvre type, un sous-homme ! On
peut certes me dire : « regarde cet athlète, admire l'harmonie de
ses ges-tes », oui, je l'admire, mais je ne suis pas jaloux.
Savez-vous qu'au Québec, un nouveau mot vient d'être inventé par le
Ministère de l'Education nationale ? Il s'agit de « la douance ».
Selon cette théorie, il faut donner aux enfants prétendus doués un
enseignement supérieur, tant pis pour
les autres. J'ai envoyé sur ce sujet un article tout à fait « au
vitriol » ; le res-ponsable canadien m'a répondu qu'il était en
complet désaccord avec mon texte, et qu'en conséquence, il le
pu-bliait !... Bravo à la Revue de l'Educa-tion au Québec ! J'ai
essayé d'expliquer que tout enfant n'est pas fait pour faire
n'importe quoi, bien sûr. Mais on ne peut pas dire d'un enfant,
sauf cas pa-thologique, qu'il ne pourra jamais com-prendre telle ou
telle chose. On n'a pas le. droit de le dire, car on n'en sait rien
! Certaines acquisitions peuvent deman-der plus ou moins de temps
selon les enfants, mais pourquoi tant tenir compte de la rapidité ?
Je suis professeur et je me suis toujours méfié des élèves qui
semblent comprendre vite. C'est la pro-fondeur qui compte ; ce sont
les ques-tions que l'on pose. Alors, améliorer l'espèce humaine,
oui, pourquoi pas ? mais ça voudrait dire quoi ? Fabriquer un homme
qui va com-prendre plus vite et qui ira plus vite à la course ?
Pour moi, c'est celui qui est capable de dire « moi je... je suis »
et surtout de s'adresser aux autres en sa-chant leur dire « tu » et
en entendant le « tu » qui lui est adressé. Améliorer l'espèce
humaine, c'est faire comprendre à chaque enfant qu'il appar-tient à
la même espèce que Michel Ange, Mozart, Einstein ; c'est lui faire
prendre conscience de l'infinie valeur de chaque individu ; c'est
tirer parti de ce que la nature nous a donné, car elle nous a donné
le pouvoir de nous attribuer des pouvoirs.
•Plusieurs articles de magazines ont fait récemment l'éloge de
l'initiative
prise par un homme d'affaires californien pour créer une banque
de sperme alimen-tée par des prix Nobel... Que penseriez-vous d'une
démarche analogue faite au-près de champions sportifs ?
•Pour courir un 100 mètres dans des temps records, il serait
étrange que
l'on ne puisse pas sélectionner des jeu-nes en faisant les
croisements voulus. Mais sélectionner un caractère, c'est abîmer
tous les autres caractères. Par exemple, dans le cas des animaux,
si vous augmentez la quantité de lait, vous diminuez le taux de
crème du lait ; on pourrait imaginer la même chose pour les femmes.
Si l'on revient au cas des individus qui veulent courir plus vite
sur 100 mètres, croyez-vous qu'ils soient capables de faire autre
chose que l'exploit pour le-quel ils auront été sélectionnés ? Oui,
ils auront des influx nerveux rapides, des pieds plus longs, etc ;
mais compte tenu du fait que ces hommes ou ces femmes auront été «
fabriqués » par sélection, ce seront des êtres très diminués
biologi-quement.
ALBERT JACQUARD dirige le dépar-tement de génétique de
l'Institut Na-tional d'Etudes Démographiques, en-seigne dans
diverses universités pari-siennes et étrangères. Polytechnicien
Doctorat d'Université de Génétique (Pa-ris) Doctorat d'Etat en
Biologie Humaine (Toulouse) Ingénieur d'Organisation et Méthode,
puis Secrétaire Général Adjoint du SEITA. Chargé de Recherches à
l'INED (Institut National d'Etudes Démographiques) « Research
Worker » à Stanford, Cali-fornie (Génétique) Directeur de
Recherches à l'INED de-puis 1968 Expert en Génétique auprès de
l'OMS depuis 1973 Membre du Comité National d'Ethique
Vice-Président du Mouvement Universel de la Responsabilité
Scientifique Président de l'Observatoire du Livre et de la Presse
Scientifique et Technique Membre du Conseil de Direction du Centre
d'Hémotypologie du CNRS Membre du Comité de Rédaction de nombreuses
revues scientifiques.
EPS № 208 NOVEMBRE DECEMBRE 1987 9 Revue EP.S n°208
Novembre-Décembre 1987 c. Editions EPS. Tous droits de reproduction
réservé
-
•Ces tentatives de sélection ne peu-vent-elles pas laisser
croire qu'une
société pourrait décider un jour : il nous faut tant de
sportifs, tant de mathémati-ciens...
•Là vous êtes en train de changer de langage. Qu'est-ce qui vous
dit
qu'une caractéristique intellectuelle est inscrite dans le
patrimoine génétique ? Le problème est vraiment sérieux ; il est
vrai que l'intelligence a un support bio-logique, c'est le système
nerveux central. D'accord il faut un cerveau pour mani-fester une
certaine activité intellectuelle. Ce cerveau, c'est cent milliards
de neu-
rones et un million de milliards de connexions. Pour le décrire,
il faut un million de milliards d'informations. Dans un patrimoine
génétique, il n'y a qu'environ cent mille informations. Donc,
fabriquer le support de l'activité intellectuelle, c'est fabriquer
une ma-chine d'un million de milliards de pièces à partir de cent
mille informations. Ce n'est pas possible, et pourtant cela se fait
! Dans « l'Homme neuronal », Jean-Pierre Changeux explique que la
structure du cerveau ne peut être pré-établie dans le patrimoine
génétique ; donc cela vient d'ailleurs ; cela vient essentiellement
d'une auto-fabrication. Ce livre de J-P. Changeux, il faut le lire
jusqu'au bout. C'est vers la fin de son ouvrage, dans les deux
derniers chapi-tres, qu'il y a l'essentiel ; c'est là qu'il parle
de l'auto-organisation ; la seule façon d'expliquer la fabrication
du cer-veau, c'est d'admettre qu'il se fabrique lui-même. C'est un
concept tout nou-veau, développé par Henri Atlan, Il y a Prigogine
et bien d'autres. Si vous ad-mettez que le support de l'activité
intel-lectuelle est auto-fabriqué, il est exclu que vous puissiez
le sélectionner par transmission ; il n'était pas dans les gamètes
: dans un spermatozoïde, rien n'est intelligent... Il peut y avoir
des ratés, des informations incomplètes qui entraînent des idioties
pathologiques. A partir de là, on a pensé qu'il y avait des
déterminations génétiques inverses de l'idiotie qui seraient
responsables d'une intelligence supérieure. Cela n'a pas de sens !
Les autobus peuvent vous casser une jambe, il n'y a pas d'autobus
qui inversement, vous donne de bonnes jambes ; ce n'est pas
symétrique. On connaît les déterminismes génétiques de certaines
idioties, mais on ne connaît pas le moindre caractère intellectuel
positif dont on ait pu démontrer qu'il était génétique. C'est
pourquoi je m 'é lève con t r e le concep t de « douance » dont on
a parlé tout à l'heure.
Si je vous dis que vous êtes « sur-doué », je suis en train de
dire que les autres ne le sont pas, c'est d'une certaine façon les
assassiner ; c'est admettre qu'ils ne méri-teront qu'un système
scolaire moins ri-che ; c'est dire, pour une grande majo-rité
d'enfants, qu'ils ne seront pas capa-bles de... Mais c'est à celui
qui l'affirme d'en apporter la preuve, on ne peut pas l'apporter,
sauf pour certains cas patho-logiques. Je veux bien croire qu'un
en-fant qui n'a pas de cerveau ne deviendra pas polytechnicien,
mais les autres ? Chacun connaît l'Ecole Polytechnique. Est-ce que
cela a le moindre sens de penser que ces gens-là avaient un
poten-tiel un peu supérieur ? A priori la ré-ponse est non. Ils
étaient simplement dans de bonnes conditions, parce que pour entrer
à l'Ecole Polytechnique, il faut que les parents s'en préoccupent
dès le plus jeune âge.
•En définitive, les progrès moteurs d'un athlète sont-ils
transmissibles
ou pas ?
•Certainement pas ! Après m'être entraîné, je sauterai,
par exemple, 1,60 m alors qu'au départ je ne sautais que 1,20 m.
Mais le fait que je me sois entraîné ne passera pas dans mes
spermatozoïdes. Il n'y a aucune hérédité des caractères acquis.
Rien de ce que l'on a appris ne se transmet par la voie
génétique.
•On entend dire souvent que certains athlètes sont plus aptes
que d'autres
à l'accomplissement de performances sportives, par exemple les
athlètes noirs dans les courses de vitesse. Qu'en pense le
généticien ?
•Chez un noir, il y a des gènes qui font que dans sa machine
biologi-
que, l'usine à fabriquer la mélanine dans le derme, fonctionne
mieux que chez les blancs. Que cette usine à mélanine soit liée aux
caractéristiques concernant la vitesse à la course, l'influx
nerveux ou la capacité des muscles, pourquoi pas ? Si cela est
démontré, je l'admettrai volon-tiers ; mais actuellement, je ne
connais
« GÉNOTYPE » ET « PHÉNOTYPE » Il est nécessaire de distinguer
dans chaque être deux aspects : d'une part, l'individu que nous
voyons, unitaire, monolithique, vivant une expérience unique de
développement, de vieillis-sement, puis de disparition ; d'autre
part, la collection de gènes dont il est doté, gènes multiples dans
leurs fonc-tions, provenant de deux origines im-médiates, le père
et la mère, capables de faire d'eux-mêmes un nombre illi-mité de
copies, inaltérables, inaccessi-bles aux attaques du temps, quasi
éternels puisqu'ils seront toujours iden-tiques à eux-mêmes
lorsqu'on les re-trouvera présents chez le fils ou le petit-fils
longtemps après la mort du père. Cette dualité est fondamentale ;
ne pas la reconnaître est la source de la plupart des contresens
commis à propos de la transmission des caractères Il est utile de
fixer cette dualité par des mots ; ceux qui sont disponibles sont
malheu-reusement bien pédants : - le « phénotype » correspond à
l'appa-rence de l'individu, ou plus précisément à l'ensemble des
caractéristiques que l'on peut mesurer ou qualifier chez lui, et
dont certaines sont en fait, bien peu apparentes, nécessitant des
investiga-tions complexes, ainsi certains systè-mes sanguins ; - le
» génotype » correspond à la col-lection de gènes dont a été doté
l'indi-vidu lors de sa conception. L'étude de la transmission des
caractè-res consiste à préciser l'interaction entre génotype et
phénotype. en tenant compte, bien sûr, du rôle du milieu. Cette
interaction est nécessairement complexe ; il faut se méfier de
toute explication simpliste, se méfier surtout des conclusions
chiffrées, obtenues au terme de longs raisonnements et de calculs
laborieux, et qui donnent l'illu-sion d'une compréhension claire du
phénomène. La seule démarche scienti-fique sérieuse est celle qui
respecte la réalité : si celle-ci est complexe, la présenter de
façon simple ne peut être qu'une trahison. Extrait de « Eloge de la
différence » [6], p. 20.
10
Revue EP.S n°208 Novembre-Décembre 1987 c. Editions EPS. Tous
droits de reproduction réservé
-
pas d'études qui aient été faites sur ce sujet. Remarquons de
plus ceci : quand on parle des athlètes noirs, on parle souvent de
noirs très particuliers que sont les noirs américains et qui ne
sont déjà plus noirs africains ; ce sont des American-nègros,
c'est-à-dire environ, un croisement de 25 % de gènes euro-péens
avec 75 % de gènes africains.
• Parmi les records français les plus • récents en athlétisme,
on retrouve
aussi plusieurs Antillais...
•Concernant les Antillais, il est très rare qu'ils soient issus
de parents
« purement » africains : je ne dis pas que c'est à cause des «
bons » gènes blancs qu'on leur aurait donnés et qui auraient
arrangé les choses... ni l'inverse d'ailleurs. Dès qu'on a des
croisements, se mani-feste ce qu'on appelle « l'hétérosis »,
c'est-à-dire le fait que lorsque l'on a reçu de son père et de sa
mère des collections de gènes très différents, l'on est plus riche
biologiquement. Dans la mesure où cela est bon pour les animaux et
les végétaux, pourquoi sur le plan moteur, chez l'homme,
n'obtien-drait-on pas de bons résultats ? Mais il y a une chose
importante à ajouter, il faut souligner l'écart entre ce qu'est un
individu en tant qu'être vivant unique, et ce qu'il est en tant que
pro-créateur. On ne transmet pas ce que l'on est, on transmet la
moitié de ce que l'on a reçu. Cette distinction est importante.
• Que peuvent apporter les données I actuelles de la génétique
pour définir
le concept de « race » ?
•Pour les généticiens (exemple Fran-çois Jacob), le mot « race »
a prati-
quement disparu, pour des raisons très simples, l'humanité peut
être analysée en un ensemble de populations. Si l'on essaie de
caractériser chaque population par les gènes qu'elle possède, on
s'aper-çoit que ce qui les différencie, ce n'est pas qu'elles ont
ou pas tel gène, mais qu'elles en possèdent une proportion plus ou
moins grande. Par exemple, le gène B est beaucoup plus présent en
Asie Centrale qu'en Russie, en Russie qu'en Allemagne, en Allemagne
qu'en France. On dira donc que le gène B est plus fréquent dans
l'Est que dans l'Ouest. De mêmes écarts apparaissent en ce qui
concerne le Rhésus ou tout autre sys-tème de gènes. La meilleure
façon de définir les races serait donc d'établir une liste de
toutes les populations en écrivant en face de chacune toutes les
fréquences de tous leurs gènes, et de dire : deux populations sont
voisines, donc elles appartiennent à la même « race » si elles ont
à peu près
les mêmes fréquences pour la plupart des gènes. On peut, selon
diverses mé-thodes mathématiques, calculer la dis-tance génétique
entre une population A et une population B. Cette démarche aboutit
par exemple chez le chien et permet de regrouper les populations de
cockers, de bergers allemands en races. Chez l'homme, par contre on
reste dans le brouillard ; il n'est pas possible de tracer des
frontières entre les popula-tions et ainsi de définir les races ;
tout simplement parce que les hommes ont trop bougé et échangé de
gènes. Il a pu y avoir des races humaines il y a vingt mille ans,
mais leurs limites se sont diluées. Cela ne veut pas dire cependant
que l'on soit tous pareils ! On est tous différents, mais les
différences ne sont pas là où on les croit.
•Quand un record sportif détenu de-puis de longues années est «
battu »,
la question est souvent posée de savoir si l'on peut déceler des
plafonds qui fixe-raient des seuils indépassables aux per-formances
sportives, ou autrement dit, les limites motrices de l'homme
sont-elles inscrites dans ses gènes ?
•Peut-on imaginer qu'un homme courra un jour un 100 mètres
en
quatre secondes ? C'est difficile à concevoir ! Mais il reste
une question principale : les limites de l'homme sont-elles
inscrites dans ses gènes ? Est-ce que la durée de la vie est
généti-que ? La réponse est oui ! Les carpes peuvent vivre 200 ans.
Mais les hommes, jusqu'à présent, ne dépassent pas 114/115 ans.
Donc il y a une limite de durée de la vie qui est quelque part
fixée dans le patrimoine génétique. Du mo-ment que vous appartenez
à l'espèce humaine, vous ne vivrez pas 500 ans ; ce n'est pas
possible ! Mais comment est-ce que cela est écrit ? On n'en sait
rien. On s'est également posé la question de l'hé-ritabihté de la
longévité ; des études sérieuses ont été faites et montrent en fait
que l'espérance de vie d'un individu n'est pratiquement pas
fonction de la durée de vie de ses parents ou de ses
grands-parents. Si vos quatre grands-parents sont morts à 98 ans,
eh bien, votre espérance de vie, c'est 74 à 78 ans comme tout le
monde. C'est la même chose s'ils sont morts à 60 ans ; on n'arrive
pas, dès qu'on considère des milliers de cas, à faire apparaître un
lien entre la capacité à vivre vieux d'un indi-vidu et la longueur
de vie de ses antécé-dents. Si au niveau de l'espèce il est clair
que c'est génétique, au niveau des indi-vidus il est très difficile
de mettre en évidence des déterminismes. Ce qui est vrai pour la
durée de la vie peut être vrai aussi pour le plafond des records
sportifs. On peut imaginer un homme qui sautera un jour trois
mètres, donc cette détente sera liée à la structure même de
l'espèce humaine ; quoique un
beau jour, on peut imaginer un géant de quatre mètres qui ne
saurait faire que ça ! Arrêtons de plaisanter. Je crois que ce
n'est pas en ces termes qu'il faut poser le problème. Nous avons
des contraintes génétiques, on ne les connaît pas. Mais il est vrai
que l'athlète par exemple, s'en approche de façon asymptotique
Alors cela devient de plus en plus dérisoire de battre un record.
Si vous admettez que la limite finale n'est même pas définissa-ble,
qu'on va s'en approcher comme de l'asymptote, trouvez-vous que le
mil-lième de seconde de moins que l'autre présente de l'intérêt
?
• Dans le milieu sportif, pourtant, tout est basé sur le
principe de compéti-
tion...
PART DE L'INNÉ, PART DE L'ACQUIS
Les rôles de l'inné et de l'acquis dans la réalisation d'un
trait peuvent être com-parés à ceux de la grammaire et du
vocabulaire dans la signification d'une phrase. « Le chat mange la
souris » n'a de sens que si je comprends les mots « chat », «
souris ». » mange » et si je connais la règle attribuant le rôle
d'ac-teur au substantif précédant le verbe, le rôle d'objet à celui
qui le suit. La règle sans les mots est muette, les mots sans la
règle sont sans portée. Qui aurait l'idée de mesurer les
importances rela-tives de l'une et des autres ? De même, les gènes
isolés sont muets ; les apports du milieu sans les gènes sont sans
effet. On devrait donc en toute logique ne plus évoquer le problème
de « l'inné et l'acquis ». Mais nous sommes ici dans un domaine où
les dogmes sont infini-ment plus puissants que la logique ; nous
devons nous attendre à lire en-core fréquemment des affirmations
pé-remptoires attribuant aux gènes une part dans le déterminisme de
l'intelli-gence. 80 % étant le nombre le plus souvent cité. Il
serait relativement facile d'argumen-ter à propos de telles
affirmations si le nombre proposé était simplement faux ; si la
réalité était 30 ou 90 %, un accord finirait par être trouvé. Mais
ce nombre n'est pas faux, il est absurde. Si un interlocuteur
m'affirmait que la Lune se trouve à 500 000 kilomètres de la Terre,
je lui dirais que son chiffre me paraît faux, et, nous reportant
aux sour-ces, nous nous mettrions d'accord sur la distance indiquée
par une quelcon-que encyclopédie. Mais s'il prétendait que la Lune
est à 10 000 tonnes de la Terre, je ne pourrais marquer mon
désaccord sans être capable de propo-ser un autre nombre. Il ne
s'agit plus d'inexactitude, mais de non-sens. L'ex-périence prouve
qu'il est malheureu-sement beaucoup plus difficile de lutter contre
un non-sens que contre une erreur.
Extrait de « Au Péril de la Science » [7], p. 119.
EPS № 208 NOVEMBRE DECEMBRE 1987 11 Revue EP.S n°208
Novembre-Décembre 1987 c. Editions EPS. Tous droits de reproduction
réservé
-
•C'est vrai que certains exploits sportifs m'impressionnent.
Quand
je vois par exemple, un handicapé courir 100 mètres en quinze
secondes, alors qu'il ne courait pas du tout quelques années
auparavant, je- l'admire pour avoir réussi à dépasser cette limite.
Pour moi, un chef d'oeuvre sportif, c'est le cas de Mimoun qui a
eu, paraît-il, une maladie telle qu'on lui avait prédit qu'il ne
pourrait plus marcher. C'est après cette maladie qu'il est devenu
le cham-pion que l'on connaît. Là je suis d'ac-cord, c'est
magnifique. 11 a transmis un message, car il s'est dépassé
lui-même.
Mais quand je vois certains athlètes de haut niveau, je leur en
veux un peu car ils découragent ceux du bas niveau. Tant mieux pour
eux s'ils sautent plus haut ou courent plus vite que moi, mais il
ne faut pas qu'ils me disent que je dois faire comme eux ! Ce qui
m'intéresse, c'est de battre mon propre record, pas le leur !
•Pourtant, le sportif de haut niveau est souvent présenté comme
un modèle à
suivre !
•Pour moi, le modèle sportif, c'est, par exemple, jouer au foot
et être
aussi content d'avoir perdu que d'avoir gagné, parce qu'on a
aidé les autres à Faire une belle partie. C'est cela qui compte, à
mon avis. J'applaudis quand j'entends dire : « ils ont perdu, mais
grâce à eux, il y a eu un bon spectacle ». Le but n'est pas de
gagner, mais de faire une belle partie !
•Mais le but n'est-il pas aussi, pour certains, de sélectionner
les meilleurs
pour obtenir des rencontres sportives ga-rantes du succès
médiatique ?
•Là, pour moi, le sport est loin ! Le prototype de l'abomination
en ce
domaine, c'est le Paris-Dakar. D'abord par rapport aux gens chez
qui l'on va et qui ne trouvent plus une goutte d'es-sence pendant
des semaines, et dont les gosses se font écraser - de cela on ne
parle pas ; des gens qui n'ont pas cent sous pour acheter de la
Nivaquine alors que des milliards sont dépensés pour faire rouler
des camions et des voitures le plus vite possible, sans regarder le
paysage, sans aucune autre finalité, au-cun autre objectif, que de
démontrer que la Yamaha est meilleure que la Honda ou l'inverse !
Et ces conducteurs osent se présenter comme héros parce qu'ils
mettent leur vie ou leur santé en danger ? C'est plutôt une
démonstration de stupi-dité, car n'importe quel homme qui a une
réalité intérieure ne peut penser qu'à une chose lorsqu'il traverse
le désert : « regarder ». L'affaire du Paris-Dakar est vraiment
scandaleuse, c'est de l'ar-gent et du mépris. Il faudrait que les
journaux le disent. Dans cent ans, s'il reste des gens
raison-nables, ils diront : « c'était pire que chez les Romains de
la décadence qui allaient se faire vomir pour pouvoir continuer à
manger » ! La performance, pour moi, c'est Moites-sier qui, au
moment d'arriver premier, tourne à droite et s'en va ailleurs. Il
s'est dit : « je viens de faire le tour de la terre en bateau, ça
m'a coûté cher, je vais arriver le premier, tant mieux, mais je
retourne dans le Pacifique ; je ne joue plus, je vis ». La
performance, c'est aussi Mimoun dont je parlais tout à l'heure,
mais pas d'aller de Paris à Dakar dans un temps record.
I On constate que dans les communau-H tés humaines, chacun
invente ses
propres jeux (les jeux berrichons ou bre-tons sont différents
des jeux malgaches ou sénégalais). Or paradoxalement, le sport crée
un code national et aussi mondial ; il est unique pour toutes les
communautés. Comment interprétez-vous cette uniformi-sation des
pratiques motrices sous l'égide du sport ? Le sport ne
deviendrait-il pas « l'éloge de la non différence » ?
•C'est dramatique que tout le monde joue au football avec les
mêmes
règles. Elles ne sont ni bonnes ni mau-vaises, mais à partir du
moment où elles appartiennent à tout le monde, c'est un
appauvrissement général. L'un des dra-mes actuels de notre planète,
c'est le pouvoir de notre société industrialisée de détruire les
autres. Notre culture a des
succès ; elle sait guérir des enfants ; et je vous assure que
quand on se trouve par exemple en Afrique, chez les Dogons, et
qu'un enfant qui va mourir est sauvé grâce à un petit peu de
pénicilline, on est heureux d'appartenir à la société qui a inventé
ce médicament. Je ne nie pas les qualités de ma société, de ma
culture ; mais ces qualités se paient cher et on en fait payer le
prix à tous les autres. Ce que nous, Occidentaux, faisons n'est pas
mauvais en soi, mais le drame, c'est que toutes les autres cultures
se croient obli-gées d'en faire autant. C'est vrai qu'à ce niveau
le sport peut devenir un outil de nivellement, de non différence.
Il fau-drait que quelques Etats puissants disent NON !
• Mais on pourrait aussi dire le I contraire : « le sport est un
langage
commun, le sport peut permettre de se comprendre d'un pays à
l'autre ». N'est-il pas alors un trait d'union entre les
com-munautés humaines ?
•Cela est peut-être vrai pour les acteurs, mais est-ce aussi
vrai pour
les spectateurs ? Apparemment non, quand on voit des supporters
du type « Stade du Heysel ». Oui, jouer est une façon de
communiquer. Quelque chose passe quand on joue avec quelqu'un ;
mais est-ce bien naturel qu'on vous re-garde jouer ? A quoi ça sert
au juste les spectateurs autour d'un match ? A mon avis ça fausse
le jeu, car c'est à cause des spectateurs qu'on a peur de perdre
!
DU BIG BANG A NOUS Les neurones directement en communica-tion
avec le monde extérieur, par l'inter-médiaire des divers sens, vue,
ouïe tou-cher, etc., sont une infime minorité 'envi-ron un sur 5
000 ; les autres ne sont affec-tes que de proche en proche, et
selon des voies qui sont elles-mêmes à achever Le flux des
informations reçues au cours de l'expérience vécue, tout comme le
stock des informations génétiques rassemblées lors de la
conception, semble donc bien insuffisant pour rendre compte de la
réali-sation d'un ensemble aussi riche et aussi précis. C'est la
fameuse question concer-nant les rôles respectifs de l'inné et de
l'acquis qui se révèle ainsi dépourvue de sens. Il faut faire appel
à un troisième larron, la capacité du système nerveux central a
intervenir dans le processus de sa formation, son pouvoir
d'autostructura-tlon. La double source du patrimoine génétique reçu
et de l'aventure individuelle vécue donne au système nerveux
central une complexité fabuleuse. Celle-ci est telle que, dans
l'explication de ses transforma-tions, nous sommes amenés à ce
constat tout se passe comme si le cerveau était l'un des acteurs de
sa propre construction. Extrait de « 5 Milliards d'Hommes dans un
Vaisseau - [11], p. 34,
12
Revue EP.S n°208 Novembre-Décembre 1987 c. Editions EPS. Tous
droits de reproduction réservé
-
• Certains travaux récents d'éthologie humaine ont montré que
les jeunes
enfants possèdent des modes de communi-cation gestuelle,
posturale semblables, quelle que soit leur appartenance ethni-que.
Comment interpréter ces similitu-des ? Y aurait-il des universaux
moteurs qui feraient partie du patrimoine généti-que humain ?
•Votre question est de savoir s'il y a un comportement spontané
et
commun à tous les hommes qui serait génétique ? Pourquoi pas ?
Oui, il y a une permanence dans les rites de la présentation, de
domination, tels que les décrivent les éthologues. Certains disent
que les conditions anatomo-physiologi-ques de l'homme, quelles que
soient les communautés, sont très proches : la sta-tion érigée, le
regard, la position de la tète, de la clavicule, etc. On peut
penser que la probabilité d'utiliser les membres de telle ou telle
façon était déjà profon-dément conditionnée. Mais pour revenir à
votre question, si l'on peut dire que les rituels génétiques chez
les animaux sont inscrits quelque part, en ce qui concerne l'homme
il faut bien rechercher la preuve avant d'affirmer qu'une chose est
profondément déterminée par le patri-moine génétique.
• De quelle façon la mesure de la capacité par des tests, qu'ils
soient
physiques ou intellectuels, rend-elle compte de l'aptitude d'un
individu dans une pratique donnée ?
• La mesure de la capacité innée, de l'aptitude initiale à la
performance,
est-ce que cela a un sens ? Je n'y crois guère ; d'abord parce
que ce n'est pas du tout sûr qu'on soit capable de prévoir à partir
de ce que l'on est à 7 ans, ce que l'on sera à 18 ans. Ce qui
arrive avec le QI doit jouer de la même manière en matière de
sport. On dit de quelqu'un qu'il va être bon ; de ce fait même, il
devient bon ; il y a des prophéties auto-réalisatrices, des effets
pygmalions. On pourra sûrement sélectionner celui qui ne sera pas
un bon coureur parce qu'il n'a pas de bonnes qualités musculaires
;
mais celui qui sera Don ? Je crois que l'on bloque les individus
en leur annon-çant ce dont on les croit capables.
• Dans les luttes actuelles qui sont menées contre l'échec
scolaire, le
généticien peut-il apporter sa contribu-tion ?
•Il semble que oui. Le problème est de savoir si cet échec est
fatal ou
pas ; est-ce qu'il est inscrit dans la nature de l'enfant ou pas
? Il y a des cas où l'on peut répondre oui ! En tant que
généti-
OUVRAGES DE L'AUTEUR [I] 1970 : Structures génétiques des
Populations - Masson. Paris. [2] 1972 : Distances généalogiques et
distances génétiques - Thèse de Doctorat, Toulouse. [3] 1974 : a)
Les Probabilités - PUF, Paris, b) The Genetic Structure of
Populations - Sprin-ger Verlag, New York. c) Génétique des
Populations humaines - PUF, Paris. (4] 1976 : L'Etude des Isolats -
Espoirs et Limi-tes (Ouvrage collectif) - Editions INED. Paris. [5]
1977 : Concepts en Génétique des Popula-tions - Masson, Paris. [6]
1978 : Eloge de la Différence - la Génétique et les Hommes - Ed. du
Seuil. Paris. [7] 1982 : Au Péril de la Science ? Interrogations
d'un généticien - Ed. du Seuil. Paris. [8] 1983 : Moi et les Autres
- Ed. du Seuil. Collection Point-Virgule, Paris. [9] 1984 :
Inventer l'Homme - Ed. Complexe, Collection Le Genre Humain,
Bruxelles. [10] 1986 : L'Héritage de la Liberté - Ed. du Seuil.
Collection Science ouverte, Paris. [II] 1987 : a) Les Scientifiques
parlent... (Ou-vrage collectif) - Hachette. Collection La Force des
Idées. Paris. b) 5 Milliards d'Hommes dans un Vaisseau - Ed. du
Seuil, Collection Point-Virgule. Paris.
SUIS-JE INTELLIGENT ? Les multiples capacités de notre cerveau
qui nous permettent d'avoir une attitude réellement « intelligente
» ne sont prises en compte que très partiellement par les fameux «
tests » ; nous savons bien mal décrire ces capacités. Nous savons
plus mal encore préciser les mécanismes qui les ont réalisées.
Elles n'ont pu se déve-lopper initialement qu'à partir des apports
de notre patrimoine génétique, mais ce développement n'était pas en
totalité ins-crit dans le programme initial. Ce qui était inscrit
était la possibilité d'un apprentis-sage, non le contenu de cet
apprentis-sage. Celui-ci ne se réalise pas sans peine. Un effort
quotidien est nécessaire au gym-naste pour rendre son corps plus
fort et plus agile ; de même la puissance et l'agi-lité de notre
esprit ne peuvent être mainte-nues et développées sans effort. La
paresse la plus courante ne consiste pas à refuser de travailler,
mais à refuser de faire appel aux capacités les plus subti-les de
notre outil intellectuel, en particulier à l'imagination. Nous
sommes prêts à réa-liser de longs calculs, à résoudre des équations
complexes, à recourir à de labo-rieux développements, mais notre
esprit est rétif devant la recherche et la mise au point
d'interrogations formulées en termes nouveaux. Le mathématicien Th.
Guilbaud aime affir-mer que nous avons l'âge non de nos artères,
mais de nos algèbres. c'est-à-dire de notre capacité à modifier
d'un jour à l'autre les modèles par lesquels nous re-présentons le
réel. Un exercice quotidien dans ce domaine peut être aussi
rajeunis-sant qu'une séance de jogging. Extrait de « Moi et les
Autres » [8]. p. 120.
EPS N° 208 - NOVEMBRE-DECEMBRE 1987 13 Revue EP.S n°208
Novembre-Décembre 1987 c. Editions EPS. Tous droits de reproduction
réservé
-
cien, je sais qu'il existe telle ou telle maladie génétique qui
entraîne l'échec scolaire ou l'incapacité à suivre un cir-cuit
scolaire. On ne peut pas le nier ; mais on constate aussi des
progrès ; la phénylcétonurie, par exemple, maladie qui entraînait
l'échec scolaire de certains enfants à 100% il y a 30 ans, n'est
plus maintenant qu'un handicap. Par consé-quent, ce qui est
génétique n'est pas forcément fatal. Que signifie la notion d'échec
scolaire ? L'échec scolaire, c'est le plus souvent l'échec du
système scolaire que l'on camoufle en échec de l'enfant ! Quand un
jeune de 14 ans sort du système en disant « je ne vaux rien ! », ce
n'est pas vrai. Il valait quelque chose. C'est l'en-semble de nos
attitudes face à la fabrica-tion des hommes qu'il faut revoir. Un
homme est tout au long de sa vie, constamment à construire. C'est
pour-quoi il faut une éducation permanente. On ne doit pas « sortir
» de l'école ; il ne faut surtout pas de classes « termina-les ».
La terminologie même est révéla-trice : « Tu as fini, maintenant,
va-t-en ! » C'est toute sa vie que l'on a besoin des autres pour se
fabriquer. Il faut rénover de fond en comble notre système éducatif
et non pas se contenter de réformes en ajoutant des professeurs ou
en changeant des programmes. C'est
un changement d'attitude fondamental dont on a besoin ! Le rôle
du système scolaire, c'est d'aider les hommes à se fabriquer
eux-mêmes.
•Comment situez-vous la place très importante que prend
actuellement
l'évaluation ?
•Qu'est-ce que l'enseignant évalue ? En fait, il s'évalue
lui-même. Si
personne dans ma classe n'a compris ce que j'ai dit, c'est que
je suis un mauvais professeur. Si tout le monde a compris... je
suis un bon professeur. Oui, on peut évaluer la capacité d'un
enfant à suivre une classe, et je ne suis pas contre certai-nes
sélections ; il est inutile de raconter à l'élève un discours sur
les intégrales triples s'il ne sait pas ce qu'est une dérivée
partielle ; ce serait lui faire per-dre son temps. Je suis surtout
contre l'orientation qui consiste à affirmer : « Toi, tu es fait
pour ceci, toi, tu es fait pour cela ». Sauf cas pathologique, cela
ne corresond à au-cune réalité. On se leurre complètement et on
fait passer des tests pour mettre une façade de scientificité sur
des absur-dités. Cela ne signifie rien du tout de dire de quelqu'un
« qu'il est fait pour... ». Quand on déclare qu'un tel est fait
pour être un manuel et tel autre pour être un
intellectuel, on n'en a aucune preuve, il vaut donc mieux se
taire ! Toute orientation est abusive, sauf dans des cas tout à
fait exceptionnels. La preuve, c'est que les plus grands
accom-plissements humains ont été réalisés contre la prédiction. La
notion de capa-cité est à mon avis à redéfinir, ainsi que la notion
de potentiel intellectuel. Je crois que tous les discours à propos
de l'orientation ne signifient rien. L'objectif d'un professeur est
de provoquer des questions chez ses élèves, non de vérifier s'ils
ont appris des réponses. Les répon-ses assèchent, ferment ; les
questions ouvrent. L'individu créateur est celui qui n'a pas honte
de dire à quoi il a pensé ! et qui n'est pas « conforme ». La
créati-vité, c'est cela qu'il faut provoquer chez l'élève, lui
permettre de croire en lui et lui donner confiance. Le pire, c'est
que certains jeunes croient qu'ils sont des imbéciles, qu'il n'y a
rien à faire. Tout le système scolaire actuel semble fait pour
qu'il y ait acceptation et intériorisation de cela. C'est une
catastrophe !
• Donc le généticien a plutôt une vision • optimiste de l'élève
?
•Pessimiste vis-à-vis du système sco-laire, mais très optimiste
vis-à-vis de
l'élève ! •
14
Revue EP.S n°208 Novembre-Décembre 1987 c. Editions EPS. Tous
droits de reproduction réservé