-
ISBN : 2-84597-190-7ISSN : 1633-597XNumro seizemai 200619
CONTReTeMPS
T
T
CONTReTeMPS
7 Actuelles7 Jean-Marie Harribey : Mozart cologiste ou le
principe dconomie est un droit
15 Dossier : Postcolonialisme et immigration17 Mamadou Diouf :
Les tudes postcoloniales lpreuve des traditions
intellectuelles et des banlieues franaises31 Alix Hricord,
Nicolas Qualander : Pour un usage
politique du postcolonialisme45 Todd Shepard : Une rpublique
franaise
postcoloniale . La fin de la guerre dAlgrie et la place des
enfants des colonies dans la Ve Rpublique
54 Sad Bouamama : Immigration, colonisation et domination.
Lapport dAbdelmalek Sayad
64 Laure Pitti : Diffrenciations ethniques et luttes ouvrires
Renault-Billancourt
76 Abdellali Hajjat : Lexprience politique du Mouvement des
travailleurs arabes
86 Houria Bouteldja : Fminisme et antiracisme96 Myriam Paris,
Elsa Dorlin : Genre, esclavage et racisme:
la fabrication de la virilit106 Philippe Pierre-Charles :
Actualit de Fanon en Martinique :
une actualit de sommation !111 Jean Nanga : FranAfrique les
ruses de la raison postcoloniale125 Sylvie Thnault : Lhistorien et
le postcolonialisme
133 LU DAILLEURS143 Emmanuel Barot : Pour sortir du postmarxisme
143 Alexandre Mamarbachi : Quand La Fracture coloniale fait
disparatre
les rapports de classes150 Jean Ducange : Antinomies of
Modernity: Essays on Race, Orient,
Nation155 Thierry Labica : Alain Ruscio, La Question coloniale
dans
LHumanit (1904-2004), Paris, La Dispute, 2005159 Michel Henry
(1922-2002), Un Marx mconnu:
la subjectivit individuelle au cur de la critique de lconomie
politique
171 Flneries politiques173 Ccile Portier, Lignes de conduite
lusage des incapables (deux extraits)
181 Rectificatif
xHSMIOFy971905z
Emmanuel BarotSad BouamamaHouria BouteldjaMamadou DioufElsa
DorlinJean DucangeAbdellali HajjatJean-Marie HarribeyMichel
HenryAlix HricordThierry LabicaAlexandre MamarbachiJean NangaMyriam
ParisPhilippe Pierre-CharlesLaure PittiCcile PortierNicolas
QualanderTodd Shepard Sylvie Thnault
Postcolonialisme et immigrationMozart cologisteUn indit de
Michel Henry
TT
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CONTReTeMPSnumro seize, janvier 2006
Postcolonialisme et immigrationMozart cologisteUn indit de
Michel Henry
TTT
-
CONTReTeMPSnumro seize, avril 2006
Postcolonialisme et immigrationMozart cologisteUn indit de
Michel Henry
CONTRETEMPS
nnuummrroo uunn,, mmaaii 22000011Le retour de la critique
sociale Marx et les nouvelles sociologies
nnuummrroo ddeeuuxx,, sseepptteemmbbrree 22000011Seattle, Porto
Alegre, Gnes Mondialisation capitaliste et dominations
impriales
nnuummrroo ttrrooiiss,, ffvvrriieerr 22000022Logiques de guerre
Dossier : mancipation sociale et dmocratie
nnuummrroo qquuaattrree,, mmaaii 22000022Critique de lcologie
politique Dossier : Pierre Bourdieu, le sociologue et
lengagement
nnuummrroo cciinnqq,, sseepptteemmbbrree 22000022Proprits et
pouvoirs Dossier : Le 11-Septembre, un an aprs
nnuummrroo ssiixx,, ffvvrriieerr 22000033Changer le monde sans
prendre le pouvoir? Nouveaux libertaires, nouveaux communistes
nnuummrroo sseepptt,, mmaaii 22000033Genre, classes, ethnies :
identits, diffrences, galits
nnuummrroo hhuuiitt,, sseepptteemmbbrree 22000033Nouveaux
monstres et vieux dmons : Dconstruire lextrme droite
nnuummrroo nneeuuff,, ffvvrriieerr 22000044Lautre Europe : pour
une refondation sociale et dmocratique
nnuummrroo ddiixx,, mmaaii 22000044LAmrique latine rebelle.
Contre lordre imprial
nnuummrroo oonnzzee,, sseepptteemmbbrree 22000044Penser
radicalement gauche
nnuummrroo ddoouuzzee,, ffvvrriieerr 22000055 quels saints se
vouer? Espaces publics et religions
nnuummrroo ttrreeiizzee,, mmaaii 22000055Cit(s) en crise.
Sgrgations et rsistances dans les quartiers populaires
nnuummrroo qquuaattoorrzzee,, sseepptteemmbbrree
22000055Sciences, recherche, dmocratie
nnuummrroo qquuiinnzzee,, ffvvrriieerr 22000066Clercs et chiens
de garde. Lengagement des intellectuels
nnuummrroo sseeiizzee,, aavvrriill 22000066Postcolonialisme et
immigration
Les ditions Textuel, 200648, rue Vivienne75002
Pariswww.editionstextuel.com
ISBN : 2-84597-190-7ISSN : 1633-597XDpt lgal : avril 2006 T
TT
Ouvrage publi avec le concours
du Centre national du livre.
-
CONTReTeMPS numro seize 9T
CONTRETEMPS
DDiirreecctteeuurr ddee ppuubblliiccaattiioonn ::Daniel
Bensad
CCoommiitt ddee rrddaaccttiioonn ::Gilbert Achcar, Antoine
Artous, Sophie Broud, Emmanuel Barot, Sebastien Budgen,Vronique
Champeil-Desplat, Vincent Charbonnier, Sbastien Chauvin, Carine
Clment,Philippe Corcuff, Jean Ducange, Jacques Fortin, Isabelle
Garo, Rene-Claire Glichtzman,Fabien Granjon, Janette Habel, Michel
Husson, Bruno Jetin, Samuel Johsua, Razmig Keucheyan,Sadri Khiari,
Stathis Kouvlakis, Thierry Labica, Sandra Laugier, Stphane
Lavignotte,Claire Le Strat, Michal Lwy, Alain Maillard, Braulio
Moro, Olivier Pascault, Sylvain Pattieu,Willy Pelletier, Philippe
Pignarre, Nicolas Qualander, Violaine Roussel, Sabine Rozier,Ivan
Sainsaulieu, Catherine Samary, Paul Sereni, Partick Simon, Francis
Sitel, Andr Tosel,Josette Trat, Enzo Traverso, Sophie Wahnich
Le projet initial de ContreTemps, prsent dans lditorial du
premier numro, tait de sinscrire dansla dynamique de renouvellement
des mouvements sociaux en tissant des liens entre engagement
mili-tant et recherches universitaires ; entre la gnration forme
dans leffervescence des annes 1970 etla nouvelle, forme dans le
contexte de la contre-rforme librale ; entre les controverses
nationaleset les recherches internationales. Le pluralisme thorique
du comit de rdaction, sest avr stimu-lant pour capter des
interrogations qui travaillent les expriences politiques et
sociales en cours.ContreTemps a rempli jusqu ce jour ce rle de faon
satisfaisante. Plusieurs nouveaux collaborateurset collaboratrices
ont demand rejoindre le comit de rdaction de la revue. Comme en
tmoigne leremaniement de la composition du ce dernier, nous les y
accueillons avec grand plaisir, convaincusque leur apport largira
le champ de notre rflexion et contribuera renforcer nos capacits.
Commeles ressources humaines et intellectuelles ne sont jamais en
excs, ce renfort nous permettra denvi-sager une amlioration de
notre fonctionnement et de celui du Projet K, rseau europen de
revuescritiques auquel ContreTemps est associ.
CONTReTeMPSnumro seize, fvrier 2006
7 Actuelles7 Jean-Marie Harribey : Mozart cologiste ou le
principe dconomie est un droit
15 Dossier : Postcolonialisme et immigration17 Mamadou Diouf :
Les tudes postcoloniales lpreuve des
traditions intellectuelles et des banlieues franaises31 Alix
Hricord, Nicolas Qualander : Pour un usage politique
du postcolonialisme45 Todd Shepard : Une rpublique franaise
postcoloniale .
La fin de la guerre dAlgrie et la place des enfants des colonies
dans la Ve Rpublique
54 Sad Bouamama : Immigration, colonisation et
domination.Lapport dAbdelmalek Sayad
64 Laure Pitti : Diffrenciations ethniques et luttes ouvrires
Renault-Billancourt
76 Abdellali Hajjat : Lexprience politique du Mouvement des
travailleurs arabes
86 Houria Bouteldja : Fminisme et antiracisme96 Myriam Paris,
Elsa Dorlin : Genre, esclavage et racisme:
la fabrication de la virilit106 Philippe Pierre-Charles :
Actualit de Fanon en Martinique :
une actualit de sommation !111 Jean Nanga : FranAfrique les
ruses de la raison postcoloniale125 Sylvie Thnault : Lhistorien et
le postcolonialisme
133 LU DAILLEURS143 Emmanuel Barot : Pour sortir du postmarxisme
143 Alexandre Mamarbachi : Quand La Fracture coloniale fait
disparatre les rapports de classes150 Jean Ducange : Antinomies
of Modernity: Essays on Race,
Orient, Nation155 Thierry Labica : Alain Ruscio, La Question
coloniale dans
LHumanit (1904-2004), Paris, La Dispute, 2005159 Michel Henry
(1922-2002), Un Marx mconnu: la subjectivit
individuelle au cur de la critique de lconomie politique
171 Flneries politiques173 Ccile Portier, Lignes de conduite
lusage des incapables
(deux extraits)
181 Rectificatif
-
CONTReTeMPS numro seize 1 1T
A c t u e l l e s
Jean-Marie HarribeyProfesseur de science conomiques et sociales,
Universit Bordeaux IV.Membre du conseil scientifique dAttac et de
la Fondation Copernic.
Mozart cologisteouLe principe dconomie est un droit
Le 27 janvier 2005 tait le 250e anniversaire de la naissance de
Mozart. Peut-on ajouter uncommentaire la clbration de lun des plus
grands compositeurs qui resteune nigme tant par son gnie crateur
que par sa prcocit ? son sujet, lesociologue Norbert Elias a montr
comment les grandes crations naissenttoujours de la dynamique
conflictuelle entre les normes des anciennes couchesdominantes sur
le dclin et celles des nouvelles couches montantes. ()Mozart mne
avec un courage tonnant, en tant que marginal bourgeois au ser-vice
des cours, une lutte de libration contre ses matres et
commanditairesaristocratiques1 .En sinspirant de la dmarche dElias
qui replace luvre de Mozart dans soncontexte social, peut-on saisir
loccasion de cet anniversaire pour poser laquestion des rapports
entre cologie et socit ? Pour cela je voudrais soutenirlide que
Mozart est peut-tre un cologiste en ce sens quil a port au plushaut
lart de faire du sublime avec une conomie de notes. Je ne prendrai
quunexemple, celui de ces deux mesures rptes deux fois tires de
Vesperaesolennes de Confessore (KV 339, Beatus vir , mesures 178
181) chantespar le Tutti Tenori. Cette monte en arpge sur laccord
de sol 2 avec arrive surla 7e est dune simplicit enfantine mais
procure une forte motion. Et Mozart ya ajout un piano pour la faire
goter. Il devait la goter lui-mme beaucouppuisque cette structure
revient dautres endroits dans ce morceau.
Quelles consquences en tirer pour une rflexion sur les rapports
entre colo-gie et socit ? Jen vois deux.La premire est de
rhabiliter le principe dconomie quil est de bon ton parmiun certain
courant cologiste de vouer aux gmonies au nom de la lutte
contrelconomisme. Pour le dire autrement, toute conomie , tout
raisonnement
-
1 2 Tdonn par le libralisme. Tout ne se vaut pas, ou, dit
autrement, toutes lesthories ne peuvent tre renvoyes dos dos.Donc
la rhabilitation du principe dconomie revt une double dimension.
Lapremire est celle qui soumet toute activit la Raison : conomiser
pluttque gaspiller, cette conomie prenant la forme dun gain de
productivit vri-table si on est capable dintgrer dans ce calcul
tous les lments en jeu (cequi nest pas chose facile cause des
multiples externalits sociales ou envi-ronnementales), et la
productivit du travail tant linverse mathmatique dela
valeur-travail.La deuxime dimension de la rhabilitation du principe
dconomie est de luidonner sa place (rien que sa place mais toute sa
place) dans les grilles dana-lyse que nous mobilisons pour
comprendre et critiquer la socit capitalistequi a port au plus haut
point la finalit conomique, non pas en soi, mais lafinalit du
profit, caractre rducteur sil en est. Or si, au nom de la lutte
contrelconomisme, on rejetait toute analyse mettant en lumire la
spcificit delaccumulation du capital, lextorsion de la plus-value
qui en est la base, lerapport social salarial quelle implique
obligatoirement, et la ncessaire ad-quation minimale entre cette
ralit et les formes institutionnelles tant poli-tiques
quidologiques, non seulement on risquerait de se priver
decomprhension mais aussi de moyens daction. Car alors, lutter pour
lannu-lation de la dette, les taxes globales, les services non
marchands, la protec-tion sociale, contre les ingalits de toutes
sortes et les discriminations,relverait dun tel conomisme et nous
serions dsarms. Sil fallait des indicesmontrant que la thse dune
autonomie dune sphre (lconomique) parrapport une autre (le social)
ne tient pas, on les trouverait dans le capita-lisme le plus
nolibral quand il veut absolument transformer les rgles de gestion
de la force de travail sans quoi il ne peut aujourdhui agrandir ses
marges de profit, et aussi dans le ple oppos que nous tendons ce
capita-lisme nolibral, savoir rintroduire la dmocratie partout, mme
et peut-tre dabord dans lconomie.Le deuxime enseignement que je
vois dans l conomie mozartienne estde rendre accessible tous ce qui
relve du gnie. Cest tellement simple quetout le monde peut chanter
larpge ci-dessus, surtout lorsque lharmonieorchestrale vient le
soutenir, et la preuve est alors faite que la pratique de lartpeut
devenir dmocratique. Aussi le principe dconomie doit devenir un
droitpour tous. Mais pour construire des droits pour tous, il faut
dabord se dbar-rasser de lide selon laquelle il existerait des
droits naturels a priori.Lhistoire de la philosophie du droit
naturel est un long cheminement depuislAntiquit avec Hraclite jusqu
lpoque moderne avec Hegel notamment, en passant par Aristote,
Thomas dAquin et les philosophes des Lumires.
CONTReTeMPS numro seize 1 3T
conomique seraient pour certains bannir parce que lconomie
serait une invention de lOccident3 ou bien que tout raisonnement
conomique serait invitablement li au productivisme, ou bien encore
que tout appel une rationalit se perdrait dans la rationalit
capitaliste, voire, dans quelquescas extrmes, tout appel la Raison
serait le signe dune soumission des exigences non naturelles et
dune adhsion cette modernit dteste.Quand on a jet par-dessus bord
le principe dconomie et la Raison, il nereste plus quune voie :
celle de la croyance et du retour un tat mythiquenaturel pour
sortir de lconomie en mme temps que du dveloppementobligatoirement
dfini pour les besoins de cette cause comme synonyme decroissance
de la production4.Or le principe dconomie est la base mme de ce que
en langage familier on appelle la loi du moindre effort et que lon
peut tendre lutilisation desressources de la plante. Je suis conome
lorsque je ne gaspille pas mes forces physiques et intellectuelles
et lorsque je ne gaspille pas les ressourcesauxquelles jai accs5.
Ce principe nest autre que celui qui permit Aristotede donner le
premier sens du mot conomie par opposition la chrma-tistique6 qui
consacre lart de mettre lconomie au service du profit. Et
ceprincipe est celui qui est la figure cache de la clbre mais
gnralementincomprise loi de la valeur-travail .Il est donc
important de distinguer le caractre anthropologique de
lactivitconsistant produire les conditions matrielles dexistence
(toute socit syadonne, toute socit a donc une conomie dans laquelle
le principe ponymeest en tendance appliqu) et le caractre
historique des rapports sociaux danslesquels cette activit
seffectue. Je suis trs sceptique vis--vis dune inter-prtation de
Polanyi7 dont on tirerait lide selon laquelle la modernit
auraitinvent lconomie, alors quelle na sans doute invent que sa
domination surlensemble de la socit.Si lconomisme consiste faire de
lconomie le moteur principal, voireunique, de lvolution des socits,
cette vision nest pas satisfaisante, maisje ne connais aucun grand
penseur qui lait affirm aussi brutalement. Pourprendre deux
exemples que lon oppose souvent ( tort lorsquon en fait unsystme),
Marx et Weber, aucun des deux ne se reconnatrait dans les
rac-courcis que lon prsente habituellement de leurs thories de
lhistoire (enoubliant la dialectique chez Marx et les pages de
Lthique protestante etlesprit du capitalisme de Weber o celui-ci
demande lavance de ne pasfaire de sa thse loppose de celle de
Marx8). De plus, mme si lon peut cri-tiquer un certain marxisme
pour avoir tordu le bton dans le sens du primatdes forces
productives, il convient toutefois de ne pas assimiler le primat
auniveau des causes donn par le marxisme et le primat au niveau des
finalits
-
reprsentations humaines de cette ralit. Or, si les
reprsentations peuventavoir un effet sur la matire, il y a tout de
mme un point infranchissable entreles deux10.Si lon pose lexistence
dun droit naturel dfini comme lensemble des normes universelles ,
on court le risque de concevoir celles-ci comme ext-rieures ou
antrieures la conscience et laction collectives, ou produites
exnihilo. Et cest sur cette base qua pu tre avance et impose la
croyance selonlaquelle le droit de proprit tait un droit naturel
alors quil est prcisment uneinvention idologique destine masquer
lappropriation sans laquelle il ny apas de proprit prive, le droit
dit naturel venant alors la lgitimer. Profitonsde lexemple de la
proprit pour remarquer que reconnatre lhistoricit desdroits ne
signifie par leur reconnatre un bien-fond ou un caractre juste.La
divergence ci-dessus est thorique et politique et elle a plusieurs
dclinai-sons possibles. Premier exemple : peut-on considrer que des
rfrencesnormatives chappent la culture ? Si lon rpondait oui, on
retomberaitdans la contradiction signale plus haut : le naturel ne
serait quun nou-veau dguisement du surnaturel.Deuxime exemple :
peut-on considrer quil existe des intuitions moralesuniverselles,
cest--dire indpendantes de la volont humaine ? Que signi-fie des
intuitions (forcment humaines) indpendantes de la volonthumaine ?
Cest une contradiction dans les termes.Troisime exemple : si lon
disait que les animaux et la nature ont des droits autres que les
devoirs que simposent les hommes envers eux, on viderait deson sens
le concept de droit qui est typiquement humain. La dshumanisationdu
concept de droit passe par sa naturalisation. Comment ne pas
stonner decette tautologie selon laquelle il existerait des
rfrences normatives ancresdans la nature humaine tout en dfinissant
les rfrences normatives prcis-ment comme naturelles ?Quatrime
exemple : peut-on soutenir que la nature a une valeur intrin-sque
linstar des conomistes noclassiques frachement convertis ladfense
de lenvironnement ou de certains cologistes qui croient bien
faireen disant que la discipline conomique ignore la valeur de la
nature ? Cestignorer la polysmie du mot valeur . Lorsque des
conomistes, cologistesou non, affirment ncessaire de donner une
valeur conomique la nature oude mesurer la cration de valeur
conomique par celle-ci, ils confondentvaleur dusage et valeur
dchange, rduisent la premire la seconde, sansvoir que, en ce qui
concerne la nature, nous sommes dans un registre quichappe au
domaine conomique mais fait appel un tout autre sens du mot valeur
. Sil fallait un exemple pour rfuter leur ide : quelle est la
valeur de la lumire solaire, ou du climat, etc.11 ? Donc lide que
la nature
CONTReTeMPS numro seize 1 5T
Hobbes surtout montre que lide dun droit naturel permettant la
librationtotale du dsir est contradictoire en elle-mme car elle
conduit la mort. Etcest avec les philosophes des Lumires que
commence vraiment la critiquedes conceptions thologique et
cosmologique du droit naturel au profit duneconception
anthropologique. Hegel achve la critique en distinguant la notionde
nature correspondant une vie naturelle o ne rgne que la violence
etdont il faut sortir, et la notion de nature renvoyant une essence
universellede lhomme aspirant la libert. Les Lumires et Hegel
renouent avec lintui-tion dAristote pour qui il ny avait pas
dexigence naturelle en dehors des normes convenues entre les
hommes.La question du droit naturel renvoie donc au rapport entre
nature et culture puisque lhomme est un tre social, et aussi au
degr duniversalitdes rgles morales. On comprend que, face au droit
proclam de sourcedivine , donc surnaturel , par les tenants de
lAncien Rgime, les philo-sophes des Lumires et les rvolutionnaires
de 1789 se soient battus pourimposer ce quils considraient comme
tant propre la condition humaine, la nature humaine , donc relevant
dun droit dit naturel .Mais on peut juger, trois sicles aprs, que
cette conception et cette appella-tion mritent dtre revisites.
Parce quelles entrent en contradiction avec uneautre ide selon
laquelle les droits humains sont des constructions sociales(ide
dAristote dailleurs) et dont le caractre duniversalit nest pas
donna priori mais rsulte dun choix conscient et toujours de
conqutes arrachesde haute lutte. Ainsi peut natre une philosophie
de la ralit loigne duneconception ternelle, immuable vers laquelle
tentent de nous ramener certaines thorisations cologistes comme
celle-ci : Est nature tout ce quisemble relever dune vidence qui
chappe larbitraire personnel ou collec-tif. Aucun collectif ne peut
se structurer et habiter un monde en commun sanspartager les
rfrences dont chacun convient quelles chappent larbitrairede chacun
et de chacune : sans cela, la discussion sur tous les points est
sansfin, et aucune coopration ni cohabitation nest possible. Une
partie de cecadre est naturel, au sens o il existe bien une ralit
indpendante desjugements humains, et une autre partie, jusqu un
point indfinissable, estconstruite puis naturalise, au sens o
lartifice originel disparat sous lvi-dence dune prsence et dun
appui fiable et durable9. Le premier problmedans cette citation
vient mon sens du fait que lauteur dcide de donner lestatut
dindpendance vis--vis des jugements humains aux jugementshumains
justement. Et il renvoie un autre problme qui tient lambigut
duconcept de ralit qui tantt est utilis pour dsigner la matire
totalementindpendante de laction et de la volont humaine (par
exemple, relve decette catgorie la rotation des plantes), tantt est
utilis pour dsigner les
1 4 T
-
1 N. Elias, Mozart, sociologie dun gnie,Paris, Seuil, 1991, p.
18-19.
2 Le fa dise est la cl mme si ici il ne se voit pas car les
mesures sontphotocopies au milieu de la porte.
3 S. Latouche, LInvention de lconomie,Paris, Albin Michel,
2005.
4 Voir notamment G. Rist,Le Dveloppement, histoire dunecroyance
occidentale, Paris, Presses de Sciences-po, 1996, 2e d. 2001.
1 6 T5 Voir J.-M. Harribey, Lconomie conome,
le dveloppement soutenable par la rduction du temps de travail,
Paris, LHarmattan, 1997.
6 Aristote, Les Politiques, I, 8, 9 et 10, 1256-a 1258-a, Paris,
GF-Flammarion,1993, p. 110-122.
7 K. Polanyi, La Grande Transformation, aux origines politiques
et conomiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1983 [1944].
8 Il est hors de question de soutenir une thse aussi
draisonnable et doctrinaire qui prtendrait que lespritdu
capitalisme () ne saurait tre quele rsultat de certaines influences
de la Rforme, jusqu affirmer mme que le capitalisme en tant que
systmeconomique est une cration de celle-ci.() Est-il ncessaire de
protester que notre dessein nest nullement desubstituer une
interprtation causaleexclusivement matrialiste, une interprtation
spiritualiste de la civilisation et de lhistoire qui ne seraitpas
moins unilatrale ? , M. Weber,Lthique protestante et lesprit du
capitalisme, 1905, Paris, Plon-Agora, 1964, p. 103, 226.
9 F. Flipo, Le dveloppement durable est-il lavenir de la
dmocratie ? , La Revue du MAUSS, n 26, second semestre 2005, p.
305.
10. Voir M. Godelier, LIdel et le matriel,pense, conomies,
socits, Paris,Fayard, 1984.
11 Voir : J. Martinez-Alier, Valeurconomique, valeur cologique
,cologie politique, n 1, janvier 1992,p. 13-39.M. Angel, La Nature
a-t-elle un prix ?,Critique de lvaluation montaire des biens
marchands, Paris, Les Presses de lcole des Mines, 1998.J.-M.
Harribey, Marxisme cologique oucologie politique marxienne in J.
Bidet,E. Kouvlakis (sous la dir. de), DictionnaireMarx
contemporain, Paris, PUF, ActuelMarx Confrontation, 2001, p.
183-200 ; La misre de lcologie ,Cosmopolitiques, n 10, septembre
2005,p. 151-158 ; La richesse au-del de la valeur , La Revue du
MAUSS, n 26, second semestre 2005, p. 349-365
;http://harribey.u-bordeaux4.fr.
12 H. Jonas, Le Principe responsabilit, une thique pour la
civilisationtechnologique, 1979, Paris, d. du Cerf, 1990.
13 Une araigne fait des oprations qui ressemblent celles du
tisserand, et labeille confond par la structure de ses cellules de
cire lhabilet de plusdun architecte. Mais ce qui distingue ds
labord le plus mauvais architecte de labeille, cest quil a
construit lacellule dans sa tte avant de la construiredans la ruche
, K. Marx, Le Capital,Livre I, 1867, Paris, Gallimard, La
Pliade,tome 1, p. 728.
CONTReTeMPS numro seize 1 7T
aurait une valeur (conomique, car cest toujours dans ce sens-l
que la tho-rie dominante de lenvironnement lentend) intrinsque
(donc indpendantede la volont humaine ) est rapprocher de lide quil
existe un droit natu-rel , intrinsque lui aussi en quelque sorte.La
reconnaissance de notre environnement comme une dualit faite de
donn(on devrait dire plutt, pour chapper aux connotations de ce
dernier terme,non humain) et de construit devrait permettre dviter
de dfinir dun ct lanature en soi indpendamment de notre insertion
en son sein, et lautreextrme la nature comme totalement construite.
Dans le premier cas, le risqueest la paralysie, dans le second, le
risque est de transformer lhomme endmiurge dvastateur, oubliant que
lhomme na pas dautre habitat sa dispo-sition que la plante Terre.
Entre le fondamentalisme de lcologie profonde etlappel dHeidelberg,
il y a donc un espace thorique et politique.Le refus du relativisme
ne senracine pas dans un droit naturel mais dansune laboration
volontaire. Les droits sont tous dats historiquement et cenest pas
les relativiser que de reconnatre leur historicit, cest au
contraire lesrenforcer puisquils ont t conquis et non donns de
toute ternit. La dfensedes droits de lhomme ou des droits des
femmes ne repose pas sur deslois naturelles mais ces droits sont
insparables de la lutte pour les obtenir.En rsum, une conception
anthropologique du droit, des droits, est coh-rente avec une
conception sociale de lcologie, une conception dans laquellecest
ltre humain qui conoit et porte la responsabilit (au sens de
HansJonas12) de la nature, lenvironnement, etc. Une conception
naturelle du droitest au contraire beaucoup plus proche, mme son
corps dfendant, duneconception fondamentaliste de lcologie, dont
aux tats-Unis la deep ecologyest un exemple.Le principe dconomie
est un principe humain. Pourrait-on donc dire quilnest que le
pendant dun principe de vie puisque les plantes prennent le
pluscourt chemin pour aller vers la lumire du soleil ? Je ne le
pense pas car on nepeut attribuer aux plantes qui se dveloppent
sous leffet de la chaleur unevolont consciente. Tandis que ltre
humain ne pense pas toujours bien maisil pense13. Le moins de notes
possibles, pourvu quelles saiment disaitWolfgang Amadeus. Quel gnie
quand mme, cologiste deux cent cinquanteans avant les
altermondialistes !
-
CONTReTeMPS numro seize 1 9T
Dossier :Postcolonialisme
et immigration
Coordonn par Sadri Khiari et Nicolas Qualander
T
-
d o s s i e r
Mamadou DioufDepartment of history, Center for Afroamerican and
African Studies,University of Michigan, Ann Arbor.
Les tudes postcoloniales lpreuve des traditions intellectuelles
et des banlieuesfranaises
Cette rflexion1 sinscrit dans un moment particulier la rsurgence
du dbat sur les traces laisses et les contours et dtours de lempire
colonial franais, autanten France que dans les ex-colonies,
territoires et dpartements doutre-mer et une trajectoire singulire.
Ils saffichent dans des expressions publiquestelles que les dbats
et controverses sur limmigration, la monte des reven-dications
dites communautaires dont le point dincandescence est atteint
avecla publication du Manifeste des indignes de la Rpublique , le
vote le23 fvrier 2005 qui intime aux ducateurs de la Rpublique de
souligner les aspects positifs de la colonisation franaise , les
meutes qui ont secou,en octobre/novembre 2005 les banlieues
parisiennes et le recours larsenalrpressif de la loi de 1955 sur
ltat durgence2 pour les contenir. Le contextedlaboration parat
autoriser une approche qui mle les rfrences autobio-graphiques et
universitaires. Les premires servent situer la rflexion dansune
trajectoire individuelle et des interrogations qui senracinent dans
deslieux prcis, qui sont chargs de mmoires : une ancienne colonie
devenueune nation souveraine, africaine et francophone, le Sngal ;
une anciennemtropole, la France, devenue le recours absolu et la
dispensatrice de dis-cours et de pratiques qui signent les rves et
ambitions dune nation priseentre lislam et lOccident3 , et enfin
linstallation chez lennemi culturel etlinguistique, les tats-Unis,
un empire qui svertue nier son statut en insis-tant sur son
exceptionnalisme , une histoire prtendument sans tache colo-niale
et des mmoires de gnocide (des Amrindiens), de mises en
esclavage(des Africains) et de domination coloniale (des Blancs)
touffes dans unsilence assourdissant par lautorit du destin
manifeste (manifest destiny) decommunauts qui sidentifient dans
leur projet davenir tout en se taillant unpass qui supporte leurs
interventions dans lespace public comme frag-
CONTReTeMPS numro seize 2 1T
-
travail forc, le portage, la partition des peuples et des
territoires, la domina-tion coloniale En guise de rparations, les
indignes rclament la restitutiondes terres et biens confisqus et un
traitement citoyen. Pour afficher la souf-france et les peines des
victimes (les minorits raciales, religieuses ou eth-niques, les
femmes et les anciens coloniss), il est demand la mise en placede
projets de restructuration conomique, de commissions de vrit
etrconciliation, de politiques de discrimination positive
(affirmative action)dans des pays tels que les tats-Unis,
lAustralie, le Canada, le Brsil et lInde(avec les dalit et les
communauts tribales), ou de promotion des groupesmajoritaires qui
sont domins conomiquement (la Malaisie au dbut desannes 1960 ou
lAfrique du Sud aujourdhui). Ils rclament une place dans lefutur de
la communaut, en demandant dtre intgrs dans le pass de lanation,
leurs conditions et avec leurs ressources historiques propres.
Cestcette rcriture de lhistoire, qui nest pas uniquement un
exercice universi-taire ou culturel mais forcment politique, qui
fait lobjet de rcriminations, deconflits et de violence. La France
en a fait lexprience en novembre 2005. LaGrande-Bretagne a t secoue
par les mmes interrogations avec la multipli-cation des incidents,
conflits et meutes qui, ds le dbut des annes 1980,prennent un
caractre public et revtent de plus en plus une dimension poli-tique
et raciale. Cette situation, si elle ne favorise pas louverture dun
nou-veau territoire de recherches, donne une nouvelle ampleur aux
British CulturalStudies qui placent la race et les facteurs lis
lhistoire de lempire britan-nique au centre de leurs
interrogations. Le Birmingham Center forContemporary Cultural
Studies, autour de Stuart Hall notamment, a particip la
configuration du versant Black Britishness ou Englishness. Hall et
ses col-laborateurs montrent, dune part, que la race est une
catgorie essentielle la comprhension du Royaume-Uni contemporain et
insistent, dautre part,sur le rle de lempire dans la production des
bases de la cohsion sociale etculturelle de la mtropole
britannique.Les controverses et dbats de la fin du XXe sicle ont
fini de mettre rudepreuve loptimisme naf des thses de la fin de
lhistoire au profit descontestations relatives lhistoire du prsent,
la nature, aux raisons etenjeux du pass racont et adopt par une
communaut. De cette tensionentre le prsent vcu et le pass retenu
comme histoire nationale, se consti-tue la condition postcoloniale.
Jean-Paul Sartre rend admirablement comptedu discours qui
laccompagne dans sa prface aux Damns de la terre de FranzFanon. Un
discours hors de porte de loppresseur auquel il ne daigne pas
sadresser mme sil est fortement question de lui. Sa prsence dans le
discourssigne son absence comme acteur de lhistoire, du moins
nest-il plus luniqueacteur de cette histoire, agissant sur le
colonis qui ne se rvle qu son
CONTReTeMPS numro seize 2 3T
ment4 dune communaut nationale plutt que comme citoyen. Les
secondes,qui se rapportent des proccupations universitaires, sont
alimentes parune abondante littrature constitue des monographies
des anciennes colo-nies, des ouvrages collectifs, et des manuels
universitaires. Elles permettentde suivre la trace la gnalogie des
tudes postcoloniales, les dbats etcontroverses qui traversent ce
nouveau champ de recherches. La notion cen-trale qui se dvoile dans
chacune des rubriques mentionnes ci-dessus estcelle de la diversit.
Elle inscrit lmergence des tudes postcoloniales dans lesillage de
linflexion culturelle (cultural turn) qui se lance lassaut de
lhistoiresociale et de sa dtermination conomique en dernire
instance. Deux ques-tions paraissent centrales dans les nouvelles
dmarches qui sont autant litt-raires, historiques, anthropologiques
que sociologiques : la question raciale etses diffrentes
articulations historiques et contemporaines5 et les
situationscoloniales, impriales et postcoloniales.
Une gnalogie des tudes postcolonialesIl nest pas ais dcrire une
histoire mme trs limite et sommaire de ce quilest convenu dappeler
les perspectives (le pluriel simpose) postcolonialespour plusieurs
raisons dont la diversit des approches, le nombre assez levdes
chapelles dont les querelles et les polmiques sont affiches dans
lesrevues scientifiques et les collections diriges par leurs matres
penser etbien sr, les qualificatifs qui rendent compte des
diffrentes pratiques : tudes(post)coloniales, postcolonialisme,
thorie postcoloniale, condition postcolo-niale (postcolonial
condition, postcoloniality) Il est tout aussi malais dta-blir une
frontire rigide entre les tudes portant sur la priode coloniale
etcelles relatives la squence suivante qui justifie le recours au
prfixe (post).Il semble, en effet, admis que le colonialisme a
profondment influenc ladirection culturelle, politique, conomique
et sociale emprunte par les soci-ts anciennement sous domination
coloniale.Dans son article introductif au dossier Redresser-Rparer
les Torts/RcrirelHistoire (Righting Wrongs, Rewriting History),
Rajeswari Sunder Rajanplante le dcor et campe la scne sur laquelle
se joue le thtre des tudescoloniales. Se rfrant Aim Csaire, qui
rvle avec force la violence consti-tutive du systme colonial, dont
laction et les discours sont tout autant des-tructeurs des
civilisations indignes et europennes, Rajeswari Sunder
Rajanidentifie les circonstances qui ont favoris le recours aux
approches postcolo-niales la fin XXe sicle, dans la prolifration
des rclamations de divers peuples et gouvernements relativement aux
crimes dont ils ont t victimes etpour lesquels ils exigent
reconnaissance, repentances et rparations . Lecahier charge porte
sur les crimes de guerre, les conqutes territoriales, le
2 2 T
-
CONTReTeMPS numro seize 2 5T
1947, et lmergence de lAsie du Sud. Il sest poursuivi avec les
dcolonisa-tions africaines des territoires (fin des annes 1950 et
1960) et, avec plus dedifficults et deffusions de sang, des
colonies portugaises (1975) et ledmantlement du systme dapartheid
(1994). Lhistoire courte sintresse la lutte historique contre le
colonialisme europen et lmergence de nou-veaux acteurs politiques
et culturels sur la scne du monde, au cours de laseconde moiti du
XXe sicle. Cette prsence change profondment la produc-tion du
savoir et les rapports de pouvoir. Lhistoire longue, dlimitant
unepriode qui commence avec la colonisation et se poursuit encore
aujourdhui,a surtout les faveurs des universitaires des anciennes
colonies de peuplementbritanniques (Canada, Australie,
Nouvelle-Zlande, tats-Unis). Ils distinguentla colonisation interne
pour marquer la prsence de populations indignes et le colonialisme
classique. Cette approche privilgie la longue dure delexpansion
europenne, de lexploration la conqute, la colonisation
terri-toriale et la formation impriale qui est, selon Stuart Hall,
le versant externe(outerface), lextrieur de lEurope et par la suite
de la modernit du capita-lisme occidental, aprs 149210 . Elle
analyse les relations historiques, tech-nologiques,
socio-conomiques et culturelles entre lEurope, lAsie, lAfriqueet
les Amriques depuis le premier voyage de Christophe Colomb.Les
tudes postcoloniales ont leur bible , Orientalism11, leur pre
fondateur,E. Sad qui en est lauteur et leurs prophtes, Gayatri
Chakrabarty Spivak12 etHomi Bhabha13, qui constituent avec ce
dernier, la sainte Trinit de lanalysedu discours colonial14 . Elles
apparaissent dans le sillage du tournant cultu-rel (cultural turn)
des annes 1980 et des polmiques relatives la difficiletransition de
lhistoire sociale lhistoire culturelle15 ou de la
socit16.Orientalism interroge la nature, les significations et les
morphologies des pro-ductions littraires et culturelles dans leurs
relations avec les formes de domi-nation et de structuration du
pouvoir que lEurope a forges au cours de sonexpansion coloniale. Il
traque les compositions culturelles qui informent etsont informes
par ces oprations, le rle quelles jouent dans la constitutionde
lconomie des connaissances, qui rendent compte de ces lieux et de
leurspopulations. Il fournit aussi les instruments qui permettent
la reprsentationde lautre lintrieur de ce V. Y. Mudimbe dnomme la
structure colonisa-trice (colonizing structure) qui embrasse les
aspects physique, humain etspirituel de lexprience coloniale17.
Lintervention de Orientalism porte surcinq questions : les
relations de pouvoir entre les cultures et les peuples, lesformes
de domination, en particulier le pouvoir de reprsenter, de crer,
decontrler et de manipuler ces reprsentations, ltablissement de
laconnexion entre la production du savoir et du pouvoir, en
particulier lre desempires, lexploration du rle jou par la culture
dans la formation de limp-
contact et en marge de ses rcits de voyages, dexplorations et de
ses rap-ports militaires et administratifs6. Si lon suit Sartre,
les prises de parole des Jaunes et des Noirs mettant un discours
humaniste pour dnoncer lin-humanit de lEurope7 forcent, dune part,
les colonisateurs explorer leuridentit et, dautre part, les
coloniss ne pouvoir ni rejeter ni sappropriersystmatiquement les
valeurs occidentales, prcisment cause du dcalageobscne entre les
valeurs dhumanisme professes et les monstruosits dusystme
colonial8.Cest dans ce contexte des annes 1980 du sicle pass que
spanouissentles tudes postcoloniales, dans un environnement
intellectuel domin, auxtats-Unis, par les travaux de Michel
Foucault, Jacques Derrida, Jean-FranoisLyotard, Jean Baudrillard,
Pierre Bourdieu, Jacques Lacan, Michel de Certeauet Mikhal
Bakthine.
Temporalits, gographies et pistmologiesDiffrentes appellations
plus ou moins contrles rendent compte des ap-proches qui sont ici
prsentes, de la plus gnrale, les tudes postcolo-niales , la plus
sophistique, la raison postcoloniale (postcolonialreason), en
passant par des variations telles que la thorie postcoloniale , la
postcolonialit (postcoloniality), la condition postcoloniale
(postcolo-nial condition) et la critique postcoloniale . La
dfinition gnraliste met envidence lexistence de deux trajectoires.
La premire reflte lhistoire des tho-ries et pratiques des luttes
anticoloniales et de constructions dtats-nationsdans les priodes
qui encadrent la Seconde Guerre mondiale avec la
confrenceafro-asiatique de Bandoung en 1956 comme point culminant ;
la seconde quali-fie des pratiques universitaires directement
impliques dans lhistoire et lido-logie des pratiques coloniales et
les constructions identitaires des mtropolescoloniales. Les
tensions cres par la convergence de ces deux trajectoires avecles
migrations et installations de communauts des anciennes colonies
dans lesmtropoles europennes sont lorigine des nouvelles
interrogations, provo-quant une crise profonde dans la production
des savoirs.Il est donc possible de faire une premire pause pour
proposer, la suite deStuart Hall, que les tudes postcoloniales
portent autant sur le processusgnral de dcolonisation que sur les
formes variables et changeantes de lagouvernance coloniale. Comme
la colonisation elle-mme, celle-ci a profond-ment marqu, certes de
diffrentes manires, autant les socits colonisesque les mtropoles
colonisatrices9. Hall offre ainsi les deux temporalits
desproductions postcoloniales : une histoire courte qui dcrit et
analyse les mou-vements de libration nationale et les pripties de
la construction dtats etde nations nouveaux. Le processus est
inaugur par lInde et le Pakistan, en
2 4 T
-
nomiques. La postcolonialit de manire gnrale signifie, selon N.
Dirks,les lieux et histoires (plutt que les thories gnrales) qui
rsistent (soit defaon active ou par le recours la simple exclusion
du mmorable) luniver-salisation des positions et des perspectives,
mme si elle reconnat lextraor-dinaire puissance des forces de la
globalisation La postcolonialit affiche lefait que la culture et la
modernit ont toujours t les masques sducteurs etconqurants de la
colonisation elle-mme qui sappuie invariablement sur laviolence et
la domination18 . Elle nest pas, selon Dirks, un abandon du rel
etdes conditions socio-conomiques, au contraire, elle porte un
intrt plussoutenu aux enjeux identitaires (identity politics), aux
questions multicultu-relles et aux approches postmodernes et
poststructuralistes. Les objetsquelle examine ou quelle se
constitue comme objets dtudes sont les cultureshybrides et leur
circulation dans les interstices et fractures des frontires
culturelles, mettant ainsi en cause la rigidit de la sparation
entre mtro-poles et colonies, introduisant la colonisation et les
cultures coloniales nonplus dans les priphries exotiques coloniales
mais au cur de la cultureeuropenne. Sad, qui a permis de dvoiler
ces transactions entre colonies etmtropoles, avait peu insist sinon
ignor, dans Orientalism, les capacits du colonis agir sur la
culture coloniale par laltration et la rvision. Lesthories
postcoloniales insistent plus lourdement sur la transgression
desfrontires tablies par ltat-nation, des structures conomiques et
socialesdominantes, tout en se lanant lassaut de la conception
eurocentrique dutemps et de la logique interne de la philosophie
des Lumires, qui associesolidement lecture, reprsentation et espace
public. Dans la dmarche de H. Bhabha, elles reprsentent une rupture
critique davec les traditions de lasociologie du dveloppement et
les thories de la dpendance. Comme modedanalyse, elle rejette toute
la pdagogie nationaliste ou nativiste qui consti-tue les relations
entre le premier monde et le tiers-monde dans des
termesdoppositions structurelles binaires, en reconnaissant que les
frontires sociales entre les deux mondes sont beaucoup plus
complexes et poreuses19.La mise lpreuve la plus russie des
perspectives postcoloniales est luvredu collectif des Subaltern
Studies (Groupe des tudes des subalternes). Cegroupe, dans la
diversit intellectuelle des individualits qui lont anim, sestactiv
soumettre lpreuve la perspective dgage par Orientalism, tout enla
ramnageant et la critiquant par une srie daltrations, dajouts et de
varia-tions qui affichent Gramsci, Foucault et les praticiens de la
French Theory. Sagrande proccupation, les formes, les contours,
lesthtique, la potique de la gouvernementalit coloniale et une
critique de la rationalit de la philoso-phie des Lumires qui
dgagent des voies alternatives daccs et de manifes-tation dune
modernit soustraite au grand rcit europen du progrs.
CONTReTeMPS numro seize 2 7T
rialisme occidental en Afrique, en Asie (Inde et Pakistan en
particulier) et auMoyen-Orient et dans le processus de rsistance
lexpansion coloniale et dedcolonisation de diffrentes rgions du
monde.Orientalism, par une analyse rigoureuse de la constitution du
monde noneuropen comme objet dtude, de fascination et de contrle,
est aussi uneinterrogation et une remise en cause de la tradition
intellectuelle occidentale,en accordant une attention particulire
la production dune conomie dusavoir qui reprsente lautre en
recourant des tropes qui renvoient sonessence, son statut
dinfriorit et aux formes et formules de la subjugationcoloniale.
Sad montre de manire convaincante, le rapport direct entre
cer-taines reprsentations des socits asiatiques et la littrature
canonique occi-dentale pour tirer trois importantes conclusions :
lexamen de la manire dontlOccident et lOrient se constituent
mutuellement pour expliquer commentles diffrentes formulations
politiques deviennent imaginables ou concevableset analyser les
situations coloniales en tenant en compte le fait que les
cat-gories, prsuppositions et sources ont t fortement faonnes par
la domi-nation coloniale. La colonisation ne se manifeste pas
seulement dans lesailleurs lointains et exotiques, elle est
inscrite au cur de la culture euro-penne. En liant trs solidement
les savoirs coloniaux et lexpertise universi-taire, Sad dvoile
larmature centrale du travail ralise par Orientalism etCulture and
Imperialism, le savoir europen est un savoir colonial.
La prsentation des diffrentes perspectives, des histoires
coloniales (colonialhistories) la raison postcoloniale
(postcolonial reason), est le propos de cettesection. Les histoires
coloniales ont une ambition plus rduites et procdentplutt un
largissement du champ classique de lhistoire coloniale et
postco-loniale en intgrant les objets matriels (littrature,
photographie, muses,publicit, sports et loisirs) pour tudier les
reprsentations coloniales etdbattre des formulations relatives au
genre de lidentit nationale et colo-niale, ses drivations
masculines ou fminines, et leur rinsertion dans lescircuits
mtropolitains. leur suite, les tudes postcoloniales scrutent
simul-tanment lhistoire passe et les hritages de la colonisation
europenne pourdesserrer lhgmonie conomique, intellectuelle et
symbolique, dont ellecontinue de jouir, et pour la rduire nant.En
revanche, la (post)colonialit ([post]-coloniality), tout comme la
conditionpostcoloniale (postcolonial condition), a une prtention
plus thorique. Cesdeux dmarches sintressent autant linscription du
sujet postcolonial enun lieu quaux amnagements des espaces et
mouvements des corps pourdterminer les relations complexes entre le
local, ses formes, formules et tra-jectoires, et les figures
universelles des classes et formations sociales et co-
2 6 T
-
vrer la souverainet (agency)20 du subalterne et dautre part, les
relationsentre lcriture de lhistoire et les formes de la
domination, entre le temps dumythe et celui de lhistoire, et entre
les idiomes de la pense indigne et lesfigures du fragment. Les
travaux de Dipesh Chakrabarty illustrent le mieux letournant pris
par le collectif. Sa formule, la fois provocatrice et vocatrice,de
provincialiser lEurope (provincializing Europe) en rend compte.
Ildgage deux missions la nouvelle entreprise historiographique :
faire sensde lhistoire hors des frontires de la rationalit
circonscrite par la philoso-phie des Lumires et constituer un
territoire propre. Non linaire et fragmen-te, elle scarte des
instruments drivs du rationalisme et reconnat leurcaractre partial
dans la production des significations relatives la tradition, la
religion et la spiritualit.Plusieurs critiques des approches
postcoloniales existent. Elles sadressentautant aux figures
variables du postcolonialisme quaux travaux du collectifdes
Subaltern Studies. Les thmes de controverses portent sur les tours
etdtours (turns) culturels, linguistiques de lcriture de lhistoire,
qui soulventdes questions philosophiques, pistmologiques et
politiques relatives auxpasss sociaux (social pasts) et futurs
politiques (political futures), la viematrielle et les
significations culturelles, la mise en ordre structurelle de
lex-prience du monde et les formes disponibles et possibles de la
subjectivit.Relativement au territoire postcolonial, les critiques
proviennent dhorizonsthoriques et de proccupations politiques trs
divers ; elles sont soit internes,soit externes. Les premires sont
tout fait hostiles la dmarche postcolo-niale qui est suspecte de
connivence avec le libralisme politique et cono-mique et de
rsistance au marxisme. Les secondes sont des critiques internesqui
tentent damnager des passerelles entre les sources et ressources
cultu-relles du postcolonialisme et la matrialit des conditions de
vie des individuset communauts.La critique externe, trs violente,
accuse les thoriciens postcoloniaux decomplicit avec les forces de
la domination et de loppression capitalistes. N. Dirks propose la
prsentation la plus rigoureuse et la plus convaincante decelles-ci.
Concernant les premires, il observe trs justement que les
inter-ventions rcentes de A. Dirlik, Neil Lazarus, Sumit Sarkar,
Harry Harootnian etcelles plus insultantes et bruyantes de A. Ajaz,
identifient les causes de lafaillite des tudes postcoloniales dans
leur rejet du marxisme, la substitutionde lidalisme
poststructuraliste et du jeu littraire libre lanalyse matria-liste,
la rfrence aux revendications identitaires et au multiculturalisme
am-ricain pour masquer les oprations continues et insidieuses des
classesdominantes et du capital, en particulier les nouvelles
relations tablies par lecapitalisme industriel lre de la
globalisation.
CONTReTeMPS numro seize 2 9T
lorigine, lintervention historiographique du collectif se
limitait troisfronts : une critique des deux formules qui
dominaient la production historiquesur lInde ; la critique de
lhistoire nationaliste (le nationalisme bourgeois) quisubordonne
les ractions populaires au grand rcit de la cration de la
nationindienne. En contrepoint, les animateurs du groupe se lancent
dans ltude delchec historique de la nation se raliser. Considrant
que ni lhistoire, ni lapolitique, ni lconomie ou la sociologie ne
constituent exclusivement de la subalternit , ils examinent les
comportements, les idologies et systmesde croyances pour installer
la culture au cur de la condition subalterne. Pourparvenir leurs
fins, ils procdent une relecture minutieuse des archives, tout en
ajoutant au rpertoire habituel de lhistorien, des textes
littraires,philologiques, iconographiques, anthropologiques et
oraux. Le rsultat est une histoire par le bas qui affiche le rle
des masses dans lhistoire des luttes anti-coloniales, en associant
au moins dans la premire phase la traditionmarxiste, une analyse
crative des formes et des limites de la domination, res-taurant en
particulier le rle actif (agency) de la paysannerie ; une critique
delhistoriographie de lcole historique impriale et du Commonwealth
(en par-ticulier du Sud-Est asiatique), de Cambridge qui privilgie
une interprtationdes luttes politiques mettant laccent sur le
factionnalisme de llite indienne,au dtriment de la mobilisation des
subalternes. Et, enfin, la lecture marxistequi, en se focalisant
sur la lutte des classes et les dterminations conomiques,rate
compltement la centralit de la culture dans les expressions et
lescontours de la condition subalterne.Suite aux critiques de G. C.
Spivak portant sur la faiblesse de la prsencepoststructuraliste,
les prjugs de genre et surtout la place trop importante son got des
formules du sujet souverain, combine la croyance en lapossibilit de
recouvrer et de rendre compte de la souverainet et de lauto-nomie
politique des subalternes (subaltern political agency), le
collectifopre un tournant qui a eu des consquences autant sur sa
cohsion que surla rception de ses produits, en particulier la revue
Subaltern Studies.Writings on South Asian History and Society,
publie par Oxford UniversityPress (Delhi). Prenant en compte les
propositions de Spivak, les tudes setournent de plus en plus vers
les analyses du discours et des exercices tex-tuels et
iconographiques. Elles accordent une attention plus soutenue
auxoppositions et diffrences entre lInde et lOccident. Les tensions
et desconflits lintrieur du groupe tournent autour de deux
questions, le rle dela politique et le recours aux mthodes
matrialistes. Ds lors deux formulesavec diffrentes variantes se
dgagent. Dune part, un ple dont les rfrencessoutenues Gramsci et
Foucault organisent une rflexion autour de la micro-histoire, de la
spcificit de la trajectoire indienne et des difficults de
recou-
2 8 T
-
interactions rciproques des figures du colonisateur et du
colonis quind-pendamment de tout, de leurs relations mutuelles en
particulier. En usant duconcept dhybridit, Bhabha rexamine la
nature duelle des arguments prc-demment utiliss concernant la
culture dans les contextes coloniaux, maislextrme abstraction de
ses laborations thoriques rend difficile lattributiondun contenu la
notion et dafficher les manires dont les modes dinterac-tions et
dengagement diffrent22 . Cooper conclut fortement en invitant
affecter lhistoire la place qui lui revient dans ltude de la
situation colo-niale, en composant avec la densit des histoires en
prsence.Concernant le collectif des Subaltern Studies, sans
reprendre les critiques quiles alignent avec le postcolonialisme,
les charges releves leur encontre metlaccent sur le statut du
marxisme dans lhistoriographie indienne, les cons-quences de
ladoption des thories poststructuralistes et des
prdispositionspostmodernes, la place trop importante accorde la
culture obscurcissant lesanalyses en termes de classes et capital,
les dbats sur la place du colonialismedans lhistoriographie de
lAsie du Sud et enfin le reproche de tourner le dos auxhistoires
matrialistes du capitalisme et de la production littraire dans
diff-rentes aires gographiques et moments historiques. Cependant,
le plus grandreproche fait au travail du collectif est lesthtisme
de leurs approches tex-tuelles privilgiant lexploration du pouvoir
discursif des textes coloniaux etleurs capacits de reprsentations
qui seffectue au dtriment de rechercheshistoriques intertextuelles
rigoureuses. Plus largement, le dbat soulve direc-tement la nature
et les effets du versant culturel la mission civilisatrice de
ladomination coloniale. la question lindigne est-il agi ou agit-il,
les africanistessemblent avoir labor les propositions les plus
stimulantes. Deux conversa-tions mritent une mention spciale : les
discussions et controverses autour dela notion de conscience
coloniale pour rendre compte de la manire dont col-lectivement ou
individuellement les Africains ont interrog, dtourn, dissousou
largi ou encore ddaign les discours coloniaux, conduites par Jean
et JohnComaroff23 et les propositions littraires de Stephanie
Newell et SimonGikandi24. Newell a forg la notion de paracolonial
pour, dune part, chap-per la priodisation commande par la rfrence
europenne (prcolonial,colonial et postcolonial)25 et dautre part,
pour assurer une reconnaissance de lanature dialectique et
dialogique de la rencontre coloniale, dont les effets frag-mentent
leurocentrisme en mme temps quils loignent lhistoire africaine
desples authentiques ou alins26. En dnonant labsence de spcificit
et dins-cription gographique dans les thorisations postcoloniales,
elle rejette ladichotomie colonial/postcolonial, les paradigmes
centre/priphrie et la cl-bration du cosmopolitisme contre le local,
en particulier des thoriciens postco-loniaux de la globalisation
elle met laccent sur les transactions, les rseaux
CONTReTeMPS numro seize 3 1T
Considrant que les thories postcoloniales sont le produit de la
rencontreentre les projets thoriques et politiques marxistes,
poststructuralistes etfministes, il identifie les questions
centrales autour desquelles se dploie lacritique externe,
lauthenticit, lanalyse culturelle et la raison universellepour
largir la discussion aux controverses sur la qualit et la
pertinence dusavoir et des connaissances produits par les indignes
sur leurs propres soci-ts, en crivant : que lon considre () la
violente attaque de M. Sahlinscontre Gananath Obeyeseke (un
anthropologue sri lankais) invoquant lesavoir indigne pour
critiquer le savoir anthropologique sur les indignes,Dirlik dnonant
les salaires astronomiques des thoriciens postcoloniaux,Ahmad
cachant soigneusement son pass duniversitaire amricain tout
enexhibant son ressentiment lendroit de ceux qui ne peuvent ou ne
veulent [selibrer du pige du libralisme], Harootunian risquant la
comparaison des his-toriens du collectif des tudes subalternes
(subaltern historians) aux fascistesjaponais de lavant-guerre (),
on se rend toujours compte que lidentit delindigne est en cause21
.La critique interne, elle, tente de redresser les excs
culturalistes des approchesen essayant de les dlester des bagages
excessifs des thories postmodernespour les reconnecter aux
proccupations politiques en restreignant lapprocheculturaliste au
profit de lexploration de la matrialit (materiality) de la
domi-nation coloniale qui sinscrit autant dans les processus
socio-conomiques,lorganisation de lespace domestique, les
environnements locaux et les corpshumains. Elle opre un dplacement
en combinant discours, circonstances etconditions, rejetant ainsi
le privilge accord au signifi au dtriment du signi-fiant, pour
tourner le dos la rhtorique malmenant les grands rcits libra-teurs
et rvolutionnaires pour retourner aux enjeux politiques des
conditionsmatrielles, sociales et existentielles des situations
(post)coloniales.Entre les critiques internes et externes, se situe
le travail de critique thoriqueet historique de Fred Cooper qui
dplore une tendance la gnralisation etlabsence dlaboration
historique et/ou empirique, la qute systmatique delabstraction qui
gomme les spcificits relevant des diffrentes
gographies,ethnographies et conomies politiques dune part et les
variations des tem-poralits dautre part, aussi bien de lOccident
(ou de lEurope) que des terri-toires (post)coloniaux. Les
consquences de ces choix pistmologiques sont,selon lui la rptition
et la distorsion. Le trope de lAutre ou de laltrit estdevenu un
clich dans les tudes littraires. Il est devenu problmatique, non
pas seulement cause de sa grande banalit mais surtout parce
quildtourne lattention des formes non dualistiques des relations
culturelles. ()Mmes les textes les plus stimulants, comme par
exemple le court et trs l-gant essai de Homi Bhabha sur le mimtisme
(mimicry) ne peut traiter des
3 0 T
-
1 Pour des raisons de place, une grandepartie des trs nombreuses
rfrencesbibliographiques donnes par lauteur ont d tre supprimes
(note deContreTemps).
2 Les fortes couleurs coloniales de cetarsenal pour contenir les
manifestationset destructions remettent en mmoire les stratgies
mises en uvre au cours de la dernire priode coloniale
Thiaroye(Sngal), Madagascar ou Stif, pour ne citer que quelques
exemples.
3 Cest le titre dun livre de Sheldon Gellar,Senegal : An African
Nation between Islam and the West, Boulder, WestviewPress,
1982.
4 Notion emprunte Partha Chatterjee,The Nation and Its
Fragments, Princeton,Princeton University Press, 1993 qui est la
meilleure systmatisation des choixthoriques retenus par le
collectif desSubaltern Studies qui met laccent sur les composantes
(fragments) de la nationdans leur diversit en lieu et place de la
fiction nationale bourgeoise qui insistesur une communaut unique
etimagine (B. Anderson, ImaginedCommunities, London, Verso, 1982),
grce au lien de la citoyennet.
5 On peut suivre les variations de cesrflexions en lisant Stuart
Hall & al (eds.),Policing the Crisis. Mugging, The State,and
Law and Order, London, Macmillan,1978.
6 V. Y. Mudimbe, The Invention of Africa,Bloomington, Indiana
University Press, 1988.
7 A. Csaire fait la mme constatation (sur le pouvoir
d-civilisateur de la colonisation autant sur le colonisque sur le
colonisateur) et tire la mmeconclusion que Sartre : la
dcolonisationest une entreprise de sauvetage moral de lEurope.
8 A. Csaire rsume ce dilemme dans sa Lettre Maurice Thorez
(Paris,Prsence Africaine, 1957) en identifiantdeux manires de se
perdre : une sgrgation qui senferme dans lautochtonie (le
particulier) ou qui senferme dans la clbration sans retenue de
luniversel.
9 Stuart Hall, When Was The Post-Colonial? Thinking at the Limit
, Iain Chambers & Lidia Curti (eds.), The Post-Colonial
Question. CommonSkies, Divided Horizons, LondonRoutledge, 1996, p.
246.
10 Ibidem, p. 249.11 E. Sad, Orientalism, New York, Random
House, 1978.12 Gayatri Chakrabarty Spivak, A Critique of
Postcolonial Reason. Toward the Historyof the Vanishing Present,
Cambridge,Cambridge University Press, 1999, Outsidethe Teaching
Machine, op. cit. et Can the Subaltern Speak? , C. Nelson & L.
Grossberg (eds.), Marxism and theInterpretation of Culture,
Basingstoke,Macmillan Education, 1988 (217-313).
13 Il est lauteur entre autres de The Locationof Culture,
London, Routledge, 1994 et de louvrage collectif, Nation
andNarration, London, Routledge, 1990.
CONTReTeMPS numro seize 3 3T
dans une perspective postcoloniale, du statut et de la condition
de cette popu-lation franaise. Elle est le produit du dbat
juridique et politique qui secouelespace public forant les acteurs
de ce dbat devoir transiger entre licifranais et lailleurs
(anciennement imprial), lillusion et les ralits, lammoire et
lassimilation, crant ainsi des cultures hybrides et instables
quialimentent une autochtonie qui sinventent dans les conflits du
prsent. Lesindignes de la Rpublique produisent ainsi une indignit
qui dcline deslogiques de dpossession et de (re)possession
redfinissant une identitaujourdhui plurielle.
culturels et les larges groupes de consommateurs qui ont utilis
les produitsculturels coloniaux pour rsister, subvertir ou
manipuler les relations de pou-voirs. Elle affirme avec force que
la meilleure manire danalyser les ngo-ciations trs complexes qui
sont menes au niveau local, relativement latransmission culturelle
est dadopter un point de vue non colonial. Dans sa pers-pective, la
violence de la rencontre coloniale est certes indniable mais elle
nese traduit pas par une dictature culturelle mtropolitaine qui ne
laisseraitaucune place aux expressions des communauts sous
domination coloniale.Voyageant le long des routes trs frquentes des
changes, lintrieur etentre les territoires des empires, les
coloniss ont gnr leurs formes artis-tiques propres partir
desquelles ils ont t capables de construire descommentaires subtils
et appropris relativement leur accs aux richesses, aupatronage et
au pouvoir et de rflchir sur les conceptions et codes moraux
serapportant la rputation personnelle et au succs27. Lambition du
nologisme paracolonial est donc de capturer et de rendre compte des
relations socialeset formes culturelles qui se sont dveloppes en
raction la prsence britan-nique (dans le cas tudi par Newell). Le
prfixe para souligne toute lambi-gut des rseaux et formules
culturelles de lAfrique occidentale coloniale ensignifiant un en-de
(beside) et un au-del (beyond) de la domination colonialeet des
transactions culturelles qui en drivent.La notion introduite dans
la conversation postcoloniale par Newell est utileparce quelle
place au centre de la discussion la scne locale et la
productiondindices identitaires sous de multiples formes codes
vestimentaires, rseauxculturels associatifs, choix linguistiques
pour marquer de leurs empreinteslespace colonial. Ces empreintes
fortement influences ne sont nullementmtropolitaines et les voix,
les rythmes et les sons qui les accompagnent na-doptent, ni
lintonation, ni les couleurs du matre. Au contraire, ils sadressent
une audience locale. Composition autochtone et contrepoint de la
culturecoloniale, ils constituent, dans leur instabilit et
changement, des oprationsde rfrence et de recration28.La notion
parat tout fait adquate pour explorer les cultures des
banlieuesfranaises dont les jeunes, Franais aux origines diverses,
se sont lancs lassaut de la fiction citoyenne de la Rpublique
franaise pour rclamer uneplace et de la considration dans la socit
hexagonale. Elle pourrait aussiservir comprendre, du moins lire
dune manire moins rigide, lAppel des indignes de la Rpublique ,
prtant une attention soutenue non aux dis-jonctions et ruptures
mais au dialogue entretenu constamment par les colonset les
indignes, une approche qui interroge radicalement la notion
dintgra-tion si chre la rhtorique politique franaise. De manire
paradoxale, lanotion dindigne de la Rpublique est probablement la
meilleure expression,
3 2 T
-
d o s s i e r
Nicolas QualanderDoctorant en tudes politiques lEHESS (Paris) et
luniversit libanaise (Beyrouth).
Alix HricordDoctorante en histoire lInstitut universitaire
europen (Florence).
Pour un usage politique du postcolonialisme
Fin 2003, lors dun colloque organis luniversit de Columbia et
intitul Une approchepostcoloniale de la France : immigration,
citoyennet, empire, des interve-nants en majorit anglo-saxons,
taient convis sinterroger sur les pointssuivants : pourquoi les
tudes postcoloniales ont jou un rle si mineur enFrance et comment
cette marginalit est lie la presque invisibilit de nom-breuses
approches de lhistoire du colonialisme et de limmigration parmi
lesuniversitaires franais ? Comment le rle central que la Rvolution
franaisejoue encore dans la culture politique franaise sert-il
effacer limportance delempire colonial ? En dautres termes, comment
ce modle fait-il du rle delimprialisme dans lhistoire de la
mtropole et de la Rpublique une ques-tion sans pertinence ?
Pourquoi est-ce que les commentateurs franais pr-sentent
rgulirement le champ des tudes postcoloniales la fois commeune
importation trangre (anglo-saxonne), et univoque ? Comment,
simulta-nment, effacent-ils le rle jou par divers penseurs et dbats
franais dansles multiples approches qui cherchent comprendre le
postcolonial1 ? Sagissant de lhistoire impriale franaise, il est
peut-tre des questions quonne peut formuler aussi clairement que
sur le sol amricain. Ces questions noussemblent nanmoins possder
une pertinence et une actualit. Leur actualitrelve de la difficult
prenne en France dinterroger larticulation entreRpublique et
colonisation autrement que comme une trange autant que mar-ginale
et malheureuse contradiction2. Quant leur pertinence, elle tient
moins la distinction assez frquemment marque entre les PostColonial
Studies cette structuration pistmologico-acadmique dtermine et
anglophone delintrt pour le postcolonial et le fait postcolonial
lui-mme, qu lacomplexification de cette distinction. Il est certes
possible de rflchir lasituation postcoloniale, cest--dire tout
simplement aux traces de la colonisa-
CONTReTeMPS numro seize 3 5T
14 R. Young, Colonial Desire. Hybridity in Theory, Culture and
Race, London,Routledge, 1995, p. 163
15 G. Eley. A Crooked Line op. cit.16 E. Hobsbawn, From Social
History
to the History of Society , Deadalus, 100, 1971 (20-45).
17 V. Y. Mudimbe, op.cit., p. 2. Les troislments de la structure
coloniale retenus par Mudimbe sont : la dominationde lespace
physique, la rforme de la mentalit des indignes (la
missioncivilisatrice) et lincorporation desconomies politiques et
sociales localesdans la perspective occidentale.
18 N. B. Dirks, Postcolonialism and ItsDiscontents : History,
Anthropology, and Postcolonial Critique , J.W. Scott & D.
Keates (eds), Schools of Thoughts :Twenty Five Years of
Interpretative SocialScience, Princeton, Princeton UniversityPress,
2001, p. 227.
19 H. Bhabha, Conference Presentation , P. Mariani (ed.),
Critical Fictions. ThePolitics of Imaginative Writing,
Seatlle,Washington University Press, 1991, p. 63.
20 G. Eley, op. cit., p. 146.21 Dirks, op.cit., pp. 242-243.22
F. Cooper, Colonialism in Question,
op. cit., p. 46. Voir aussi sa remise en cause de la critique de
la rationalittablie par la philosophie des
Lumires(post-Enlightenment rationality) de
Dipesh Chakrabarty dans ProvincializingEurope : Postcolonial
Thought andHistorical Difference, Princeton, PrincetonUniversity
Press, 2000 et Habitations of Modernity. Essays on the Wake
ofSubaltern Studies, Chicago, ChicagoUniversity Press, 2002.
23 J. & J. Comaroff, Of Revelation and Revolution, Vol. 1.
Christianity,Colonialism, and Consciousness in SouthAfrica, et Vol.
2. The Dialectics ofModernity in South Africa, Chicago,Chicago
University Press, 1991 et 1997.
24 S. Newell, Literary Culture, op. cit.et Paracolonial
Networks. SomeSpeculations on Local Readerships and English
Literature in Colonial WestAfrica , Interventions, 3, 3, 2001
(317-321), Simon Gikandi, Maps of Englishness,op. cit. et Cultural
Translation and the African Self. A (Post)Colonial Case Study ,
Interventions, 3, 3, 2001(355-375).
25 S. Newell, Literary Culture, op. cit., p. 50.26 Ibidem, p.
44.27 S. Newell, Paracolonial , op. cit.,
p. 349.28 Jean Paul Sartre fait le mme constat
dans sa prface aux Damns de la terrede F. Fanon en indiquant que
le livre, touten parlant en abondance des Europens,ne leur est
pourtant pas destin. Il ne sadresse pas eux.
3 4 T
-
mentionnera en particulier le sort des Indiens dAmrique latine,
celui desPalestiniens israliens ou encore celui des habitants des
les britanniques oudes Bretons en France. Comme le remarque Robert
Hind, louverture de ce ter-ritoire de recherches ne reflte pas la
plus grande cohrence et ne va pas sansdistinction problmatique, on
retiendra par exemple celle qui dmarque le colonialisme
conventionnel du colonialisme domestique4 . Ainsi la thseselon
laquelle les relations actuelles entre Blancs et Noirs aux
tats-Unisrpercuteraient fondamentalement celles du colon et du
colonis ne signifiepas que cette relation est identique celle du
colonialisme historique, maisseulement que les Blancs pensent tirer
des privilges de cette relation. Cesdveloppements saccompagnent
galement dun retour critique sur la notionmme de comparaison
historique et du constat in fine dune lacune mthodo-logique.
Puisque bien sr les thories du colonialisme interne drivent
dana-logies5 , on peut trouver obscurantiste et artificiel de
projeter cette analogie-l, mais quand bien mme on la trouverait
fconde, commentcomparer avec rigueur deux situations historiques
distinctes. Il y a un largefoss entre noter un parallle et tablir
une identit6 .Concernant lespace franais lui-mme, ds 1976 le
travail de lhistorien am-ricain Eugen Weber traduit en franais en
1983 sous le titre La Fin des terroirs.La modernisation de la
France rurale. 1870-19147, utilisait explicitement leconcept de
colonialisme interne . Citant Frantz Fanon en exergue du
chapitrequil consacrait plus spcifiquement cette question, Eugen
Weber affirmaiten effet : On peut voir le fameux hexagone comme un
empire colonial quisest form au cours des sicles, un ensemble de
territoires conquis, annexset intgrs dans une unique structure
administrative et politique, nombre deces territoires possdant des
personnalits rgionales trs fortement dve-loppes, et certaines
dentres elles des traditions spcifiquement non- ouantifranaises. La
comparaison coloniale procde ici dun questionnementsur lunit
nationale franaise, postule par la Rvolution franaise commelun de
ses effets mcaniques alors quen ralit sa fabrication allait
releverdun processus de trs longue dure, achev selon Eugen Weber
seulement lextrme fin du XIXe sicle sous leffet de toute une srie
de facteurs de chan-gements : cole, routes et chemins de fer,
service militaire Dans le mmetemps, la ncessit politique,
contemporaine de la Rvolution franaise, daf-firmer lexistence dune
nation franaise unie et homogne, allait aussi parprincipe jeter le
soupon sur tout cart et diffrence avec la norme dfinie parle centre
et les lites urbaines. Cest dans ce cadre de rflexion quEugenWeber
constate la frquence dans la documentation du XIXe sicle de la
comparaison entre les tres priphriques que sont les paysans de
certainesrgions franaises et les coloniss de loutre-mer, runis dans
la mme
CONTReTeMPS numro seize 3 7T
tion dans les anciennes colonies comme dans leurs anciennes
mtropoles,sans mobiliser la bote outils des PostColonial Studies ou
dautres approchesissues du monde anglophone3. En mme temps,
insister sur lidiotisme de toutes ces approches anglophones ramenes
ainsi la fausse unit dunecole, nest-ce pas nationaliser abusivement
le dbat, mconnatre ainsi tousceux qui en France contriburent
analyser la situation postcoloniale, et enfindlgitimer en mme temps
que ces approches leur objet ?Toutefois ce registre dinterrogations
pourrait aussi commencer paratre unpeu dpass devant le succs certes
rcent, mais assez foudroyant en France,dans le champ politique
comme dans le champ acadmique et ditorial duneproccupation affiche
pour la situation postcoloniale, ainsi dailleurs quepour la
littrature anglophone affrente.
Postcolonialisme et colonialisme interne , la longue marche dun
conceptEn amont de toutes querelles nationales et dcoles, revenons
brivement surcette notion de postcolonialisme pour souligner la
profonde banalit pis-tmologique de cet objet, qui consiste
simplement rinscrire la colonisationdans la longue dure et se mfier
de lexcs explicatif accord lvnement dcolonisation . Il ne rentre ni
dans nos intentions ni dans nos comp-tences de rouvrir la querelle
historienne du temps long et de lvnement,mais de mme quil a pu
paratre intressant daucuns de se demander si par exemple lvnement
Rvolution franaise avait brutalement produit descitoyens, il peut
sembler pertinent de se demander si les dcolonisations onttout
aussi brutalement su produire sur les deux rives des d-coloniss
etdes d-colonisateurs .Bien que le terme mme de postcolonialisme
nait t que rarementemploy, cette perspective a dailleurs t fouille
dabondance par lhistorio-graphie franaise concernant les pays
anciennement coloniss sans que celafasse trop dbat, cest ces
derniers que traditionnellement sapplique enFrance le qualificatif
de postcolonial . En fait, la grille de lecture postcolo-niale en
France pose principalement problme quand elle sapplique la
Franceelle-mme, comme latteste la faiblesse numrique des travaux
sur cette ques-tion, ainsi que les discussions rcentes sur la
valeur heuristique du schmepostcolonial, rveilles semble-t-il par
la question du colonialisme interne .Les phnomnes qualifis de
colonialisme interne , et touchant aux liensentre la situation
coloniale et le prsent des pays anciennement colonisa-teurs, se
trouvent clairement formuls aux tats-Unis partir des annes1960,
autour en particulier du traitement des Indiens dAmrique, des Noirs
etdes minorits ethniques en gnral. Le champ des thories du
colonialismeinterne slargit ensuite toute une srie dautres zones et
problmes, on
3 6 T
-
laquelle correspond la pratique de lassimilation des populations
domi-nes, et par consquent la ncessit de diffrencier et de
hirarchiser lesindividus ou les groupes en fonction de leur plus ou
moins daptitude ou dersistance lassimilation. Cest cette forme la
fois subtile et crasantedexclusion/inclusion qui sest dploye dans
la colonisation et dans lavariante proprement franaise (ou
dmocratique) du fardeau de lhommeblanc9 . Mais ce qui nous intresse
ici plus particulirement, cest la faon donttienne Balibar comme
Jean-Loup Amselle jugent cet hritage colonial de las-similation
indispensable la comprhension de phnomnes dactualit.tienne Balibar
sapplique pour sa part complter lodysse du racisme telque
traditionnellement prsente : il y aurait un paloracisme teneur
biolo-gique, auquel aurait succd la figure complexe du racisme sans
races ,cette forme de racisme qui dut composer avec le tabou
entourant le terme de race depuis la Seconde Guerre mondiale et les
dcolonisations, et sornerdes atours de la diffrence culturelle et
du seuil de tolrance . Pourtantle noracisme culturaliste nest pas
aussi rvolutionnaire quon pourrait limaginer puisque avec la thorie
de lassimilation, il savre tre au fonde-ment de limprialisme
franais moderne. Quant Jean-Loup Amselle, danslaffaissement
progressif de ltat-Providence et les points marqus par cequil nomme
ltat libral-communautaire qui clive la population entredes
communauts minoritaires et une ethnie franaise majoritaire , il
voitune lointaine rsurgence des distinctions tablies dans lempire
franais entreles citoyens franais et les catgories btardes de
lempire quunifirent lestatut des indignes. Dans le cas des indignes
de jadis comme dans celuides communauts minoritaires de maintenant,
cest bien laffirmation deleur caractre inassimilable et de leurs
diffrences culturelles qui est au prin-cipe de leur
distinction/discrimination.Pour une grande part, les contributions
au dbat sur le fait postcolonial quenous venons dvoquer, si elles
sollicitent le matriau historique, restentassez trangres la
discipline historique elle-mme. Cest ce qui a chang enFrance,
depuis moins dune dizaine dannes, grce louverture de
nouveauxchantiers de recherches historiques10, ainsi qu
lintroduction, timideencore11, de certains dbats anglophones. Tous
ces travaux se dtachent en unsens sur lhorizon du postcolonialisme
puisqu ce jour, notre connais-sance, aucune recherche ne sest
propose de dmontrer que les dcolonisa-tions avaient t le
point-origine dun monde nouveau vierge de tout pass.On aurait pu
par consquent imaginer quils prosprent dans la bonne humeuret la
saine mulation, il nen est rien, nous allons maintenant essayer de
comprendre pourquoi.
CONTReTeMPS numro seize 3 9T
figure du sauvage civiliser. propos des efforts civilisateurs de
ltatfranais en direction de ses campagnes, il crit quils reposent
sur la croyance prdominante que des zones et des groupes de
population impor-tants taient encore non civiliss cest--dire non
intgrs, non assimils lacivilisation franaise : ces populations
taient pauvres, arrires, ignorantes,sauvages, barbares, incultes,
et vivaient comme des btes avec leurs btes. Ilfallait leur
enseigner les manires, la morale, lalphabet, leur donner
uneconnaissance du franais et de la France, une perception des
structures juri-diques et institutionnelles existant au-del de
leurs communauts imm-diates . On notera pour finir que pour mieux
pntrer ces mcanismescomplexes de lassimilation et de la
colonisation, ainsi que pour poser laquestion du modernisme et
celle de la rception de ces politiques par lespopulations vises,
Weber sollicite des auteurs francophones : Frantz Fanon,mais aussi
Abdelmalek Sayad et Pierre Bourdieu.On ne reviendra pas dans le
cours de cet article sur lapport dsormais assezsouvent mentionn de
ces auteurs ltude du phnomne postcolonial, pr-frant considrer les
contributions dauteurs moins souvent sollicits sous cetangle,
Jean-Loup Amselle et tienne Balibar8. Ces deux auteurs ont en effet
encommun de montrer comment travers lhistoire coloniale se
configure lathorie rpublicaine de lassimilation et son implicite,
le racisme diffrentia-liste , dont nous hritons aujourdhui.Selon
Jean-Loup Amselle, il y aurait au point de dpart de la Rpublique
fran-aise telle quelle sest historiquement incarne, une forme
dantinomieentre dun ct le principe abstrait de luniversalisme, et
de lautre celuidune gestion communautaire de groupes distingus pour
leur diffrenceculturelle . Cette antinomie aurait trouv une forme
de stabilisation histo-rique tout au long du XIXe sicle travers
lexprience coloniale franaise dela rgnration assimilatrice .
Celle-ci tout en maintenant le principe dunedistinction des peuples
entre eux (ceux qui civilisent/ceux qui doivent treassimils),
limine en effet ce que cette distinction pourrait avoir
dirrm-diable si elle tait pense comme une diffrence biologique, en
lattribuantau retard culturel et en prservant du mme coup lhorizon,
bien entenduindfiniment repouss, dune galit de traitement. tienne
Balibar prciseconcernant la thorie coloniale de lassimilation
quelle constitue le creusetdu racisme franais dans ce quil a de
plus original ou national si lon prfre. propos de la forme
nationale des traditions racistes , il crit en effet : Sans doute
il existe une ligne spcifiquement franaise des doctrines
delaryanit, de lanthropomtrie et du gntisme biologique, mais la
vritableidologie franaise nest pas l : elle dans lide dune mission
universelledducation du genre humain par la culture du pays des
droits de lhomme,
3 8 T
-
avec lventualit que se perde force de raffinements la domination
colo-niale elle-mme.Ces dbats dans le champ de la recherche, il
nous faut les distinguer de ceuxns rcemment de lusage politique de
la notion de postcolonialisme, forceest pourtant de constater leur
tlescopage en particulier dans la rceptionsavante du Mouvement des
indignes de la Rpublique. Commenons par pr-ciser que comme
mouvement politique, les indignes de la Rpublique nontjamais eu la
prtention de se prononcer sur la validit pistmologique de telou tel
paradigme, et ce dautant moins que, comme nous lavons montr,
silexiste des dbats sur la nature, lintensit ou limportance des
continuitspostcoloniales, personne ne les a jusqu prsent nies.
Pourtant rapidementle champ savant sest proccup de la dmarche des
Indignes et empress de la classer dun point de vue pistmologique.
Ce fut dans le camp desManichens quon lenrla dabord, mais au corps
dfendant de ces derniersqui prirent lhabitude dimputer aux Indignes
le simplisme pistmologiqueque les Subtils leur prtent souvent. De
ce simplisme qui consisterait pr-tendre que la France de 2005 vit
en situation coloniale, ou encore quil existeun Code de lindignat
appliqu limmigration postcoloniale et publichez Dalloz, les
indignes de la Rpublique nont cess de se dfendre, maissemble-t-il
en vain puisque ces reproches persistent16.Dun point de vue
politique, laffirmation que nous sommes en situation post-coloniale
ne consiste ni mconnatre les changements de conjoncture inter-venus
aprs les dcolonisations ni nier larticulation des discriminations
derace, de sexe et de classe, mais en revanche elle implique le
refus que soitnie, marginalise ou relativise la spcificit
historique des discriminations caractre racial. Quant la fausse
polmique du Code de lindignat, elle tienttout simplement au niveau
de comprhension de ce texte de loi (lesprit/la lettre). Labolition
juridique du rgime de lindignat ou plus exactement des dispositions
dexception par lordonnance du 7 mars 1944 est un fait dhis-toire
indubitable, les indignes de la Rpublique ne lont, bien
entendu,jamais remis en question. En revanche, ils considrent que
lesprit du Code delindignat est revivifi de nos jours par un
certain nombre de pratiques dis-criminatoires17, et entendent de ce
constat tirer des revendications politiques.Dans les cas de surdit
prolonge, il faut sintresser au sourd plutt que dehausser le ton.
La conjoncture actuelle dappropriation par la scne franaisedes
travaux anglophones portant sur le postcolonialisme en fournit
locca-sion. Les PostColonial Studies comme les Subaltern Studies
ont t cresautour denjeux profondment politiques par des chercheurs
engags ; lagne ou le refus dans le champ acadmique franais de
considrer leur dimen-sion politique, nous suggrent que lune des
stratgies dominantes daccli-
CONTReTeMPS numro seize 4 1T
Les usages franais rcents du postcolonialisme : le refus du
politiqueLa nouvelle scne postcoloniale franaise se fragmente sous
les effets dedeux types denjeux, souvent tort rabattus lun sur
lautre : un enjeu pist-mologique et un enjeu politique.Dans
lintroduction quils ont donne leur ouvrage LEsclavage, la
colonisa-tion, et aprs, trs postcolonialement intitule Les traces
du pass escla-vagiste et colonial , Patrick Weil et Stphane Dufoix
formulent avec beaucoupde clart la nature de la querelle
pistmologique qui sest noue entre ceuxquon pourrait appeler, en
suivant ces auteurs, les Subtils et les Manichens.En guise de
pralable, prcisons bien que lhypothse dlments de conti-nuit entre
la priode coloniale et la priode postcoloniale est partage
parPatrick Weil et Stphane Dufoix : Labolition de lesclavage et la
dcolonisa-tion marquent certes une rupture et une fin matrialise
par des dcrets, destraits et des dclarations dindpendance. Mais on
ne saurait cependant enconclure la fin des ingalits et des
hirarchies, que ces deux phnomneshistoriques ont mises en uvre.
Lorsque ces deux auteurs pointent lesdfauts douvrages comme Le
Livre noir du colonialisme, ou encore ceux deshistoriens de
lACHAC12, ce nest donc pas leur exploration des relations entrele
pass et le prsent qui est vise, mais seulement le caractre
simpliste etunilatralement accusatoire de leur vue. On est
effectivement en droit de sedemander si une approche statique des
images, ou un catalogue des horreursobissant la double logique du
procs et du prlvement dcontextualisvalent comprhension fine du
phnomne. Cest pourquoi Patrick Weil etStphane Dufoix, rclamant plus
de subtilit, invitent ne pas simplifier laralit des pratiques
esclavagistes et/ou coloniales ainsi que de leur poids sur le
prsent, et les tudier dans toute leur complexit13 . ce souci
ducomplexe, nous aurions envie de demander jusquo il va, et si, par
exemple force de tonner systmatiquement contre les logiques
binaires qui opposentle colon au colonis, force den appeler tout
aussi systmatiquement ltude des interactions fines qui font la
chair du quotidien colonial, celle des hommes-frontires14 ou encore
celle de la femme du colon domine elleaussi, on nen vient pas
dissoudre la notion mme de domination colo-niale15 ? Mais notre
intention nest pas ici de rentrer trop avant dans cette que-relle,
et surtout nous pensons que le champ est bien trop mouvant
encorepour considrer que nous avons affaire deux coles constitues
et adverses.Nous reconnaissons toutefois volontiers que rsident l
certains enjeux pis-tmologiques consistants, ceux qui concernent la
majoration sensationnalistedu spectacle, ainsi que lutilisation des
notions dimage, dimaginaire et de culture populaire dconnecte des
mcanismes complexes de la rception,comme ceux qui touchent la
rvaluation de la dichotomie colon/colonis,
4 0 T
-
taire. Edward Sad aurait en effet ouvert la voie une
dpolitisation et uneds-universalisation de la question coloniale ;
son ouvrage majeur,Lorientalisme, se rduirait au fond ntre quune
approche littraire et culturelle du phnomne colonial. Ce qui est
explicitement remis en causeaujourdhui dans le champ acadmique
franais, cest bien lapproche cultu-relle du politique, le travail
sur limaginaire et la dynamique autonome de lidologie dans la
constitution de lhistoire impriale, ainsi que la tentativedes
Subaltern Studies de penser la question de laltrit et de la
diffrencedans les processus de rsistance au colonialisme.
Textuelles et identitaires,telles seraient les PostColonial et
Subaltern Studies.Aussi sagit-il de sinterroger sur la faon dont la
pense postcoloniale nousinvite penser la question du sujet
subalterne, colonis ou fils et fille de colo-nis, et sa condition
politique, culturelle, subjective. Subaltern et PostColonialStudies
sont minemment politiques, parce quelles cherchent penser
lesconditions dune relle mancipation, qui sincarnerait dans un
travail dedconstruction de limaginaire colonial et de ses effets
persistants. Ce travailne vise pas la rhabilitation dune histoire
endogne rve ni lenfermementdans une identit mythifie, mais accouche
dune dialectique transversaleentre un hritage culturel relu de
manire subversive et une politique dman-cipation par rapport aux
normes hrites. Enfin, Subaltern et PostColonialStudies ne cherchent
pas nier loppression de classe, mais bien articulercelle-ci avec un
ensemble plus vaste doppression, de genre, de race, dansla
perspective dune approche multi-dimensionnelle de linjustice21 .Si
Edward Sad opte pour une approche culturelle et textuelle du
phnomnecolonial, au travers notamment de son uvre phare,
LOrientalisme, publieen 1979, cest avant tout pour souligner
ltroite imbrication historique quil ya entre les auteurs
individuels et les vastes entreprises politiques formespar les
trois grands empires le britannique, le franais, lamricain sur
leterritoire intellectuel et imaginaire desquels les crits ont t
produits 22.Ltude du corpus littraire et artistique europen de la
seconde moiti duXXe sicle sert ainsi approfondir lanalyse de la
dynamique coloniale, celle-cinest pas seulement fonde sur un
rapport de force militaire et conomique,mais bien sur une
construction idologique qui prcde, puis renforce, ledispositif
imprial. Une lecture culturelle du politique ne sert pas dvier
dupolitique et de ses mcanismes dexploitation, mais bien en saisir
les mdia-tions : le succs de lentreprise coloniale fonctionne grce
la constructionprogressive dun consensus culturel large qui
traverse la socit dans sonensemble, toute classe sociale et tout
clivage politique confondus. LesPostColonial Studies tmoignent
ainsi, non pas dune fascination abstraitepour les aspects culturels
de la colonisation, mais bien dune rflexion sur la
CONTReTeMPS numro seize 4 3T
matation de ces travaux en France vise les dpolitiser, ce quon
est bien srautoris lire comme une opration minemment politique. On
comprendraun peu mieux, dans ce contexte, les difficults de
rception rencontres par unmouvement rsolument politique et
postcolonial comme celui des indignesde la Rpublique.Trente ans de
tr