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Lespri t incarn : un df i pour la pense occidentale
E N T R E T I E N A V E C E N T R E T I E N A V E C E N T R E T
I E N A V E C E N T R E T I E N A V E C
G E O R G E L A K O F F G E O R G E L A K O F F G E O R G E L A
K O F F G E O R G E L A K O F F
P A R J O H N B R O C K M A NP A R J O H N B R O C K M A NP A R
J O H N B R O C K M A NP A R J O H N B R O C K M A N (m(m(m(mars
1999)ars 1999)ars 1999)ars 1999)
GEORGE LAKOFF est professeur de linguistique lUniversit de
Berkeley, en Californie, depuis 1972. Il exerce lInstitut dtudes
Cognitives. Il a t membre du conseil dadministration de la Socit de
Science Cognitive, prsident de lAssociation Inter-nationale de
Linguistique Cognitive, et membre du Conseil Scientifique de
lInstitut de Santa Fe. Il est lauteur de Metaphors We Live By (avec
Mark Johnson), Women, Fire and Dangerous Things: What Categories
Reveal About the Mind, More Than Cool Reason : A Field Guide to
Poetic Metaphor (avec Mark Turner), Moral Politics, une application
de la science cognitive ltude des systmes conceptuels des Dmocrates
et des Rpublicains. Son dernier ouvrage, La philosophie dans la
chair (Philosophy in the Flesh) (avec Mark Johnson), vient de
sortir. Il sagit dune rvaluation de la philosophie occidentale sur
la base de rsultats empiriques portant sur la nature de lesprit. Il
travaille maintenant avec Rafal Nunez sur un livre provisoirement
intitul : Where Mathematics Comes From : How the Embodied Mind
Creates Mathematics, une tude de la structure conceptuelle des
mathmatiques.
Traduction : Bernard Pasobrola
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JB : Quest-ce quun corps ? LAKOFF : Cest une question
intressante. Pierre Bourdieu a soulign que notre corps et ce que
nous en faisons sont sensible-ment diffrents dune culture lautre.
Les Franais ne marchent pas comme les Amricains. Les corps des
femmes sont diffrents de ceux des hommes. Le corps chinois nest pas
comme le corps polonais. Et notre comprhension de ce quest le corps
a chang radicalement au fil du temps, comme les postmodernistes
lont souvent observ. Nanmoins, nos corps ont normment de points
communs. Nous avons tous deux yeux, deux oreilles, deux bras, deux
jam-bes, du sang qui circule, des poumons qui servent respirer, une
peau, des organes internes, et ainsi de suite. Les aspects et
conventions que lon retrouve dans divers systmes conceptuels
tendent tre structurs par ce que nos corps ont en commun,
cest--dire normment de cho-ses.
JB : Mais si nous sommes une machine lie un systme dinformation,
finale-ment, ces orifices nont peut-tre rien voir l-dedans...
LAKOFF : Lorsque vous commencez tu-dier le cerveau et le corps dun
point de vue scientifique, vous utilisez invitable-ment des
mtaphores. Les mtaphores de lesprit que vous voquez ont volu au fil
du temps des machines aux tableaux de commande lectroniques puis
linformatique. La science ne peut pas viter la mtaphore. Dans nos
travaux, nous utilisons la mtaphore du Circuit Neuronal omniprsente
en neuroscience. Si vous tudiez la computation neuronale, cette
mtaphore est ncessaire. Dans lactivit de recherche quotidienne sur
les
dtails de la computation neuronale, le cerveau biologique passe
au second plan et cest avec les circuits neuronaux intro-duits par
la mtaphore que lon travaille. Mais peu importe si une mtaphore est
omniprsente, il est important de garder une trace de ce quelle
dissimule et de ce quelle introduit. Si vous ne procdez pas ainsi,
le corps ne tarde pas disparatre. Nous manions nos mtaphores avec
pru-dence, comme devraient le faire la plupart des scientifiques JB
: Il ny avait pas de mtaphores de traitement de linformation il y a
35-40 ans et donc le corps est-il rel, ou in-vent ? LAKOFF : Il y a
une diffrence entre le corps et la faon dont nous le
conceptuali-sons. Le corps est le mme quil y a 35 ans, la
conception du corps est trs diff-rente. Nous avons maintenant des
mta-phores du corps que nous navions pas cette poque, et une
science relativement avance construite sur ces mtaphores. cet gard,
le corps contemporain et le cer-veau, conus en termes de circuits
neuro-naux et autres mtaphores de traitement de linformation, ont t
invents . Ces inventions sont indispensables la science. Notre
comprhension mergente de lincarnation de lesprit ne serait pas
possible sans elles. JB : Comment cette approche est-elle ne partir
de vos travaux prcdents ? LAKOFF : Ma vraie premire recherche a eu
lieu entre 1963 et 1975, quand jappliquais la thorie de la
Smantique gnrative. Durant cette priode, jai t tent dunifier la
grammaire transforma-tionnelle de Chomsky et sa logique for-melle.
Jai aid mettre au point un grand nombre daspects initiaux de la
thorie de la grammaire de Chomsky. Noam procla-mait alors et il le
fait toujours, autant que je puisse en juger que la syntaxe est
indpendante du sens, du contexte, du sa-voir implicite, de la
mmoire, du proces-sus cognitif, de lintention communicative, et de
toute attache corporelle.
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En travaillant sur certains dtails de sa thorie, au cours de la
premire phase, jai trouv quelques cas o la smantique, le contexte,
et dautres facteurs de ce genre faisaient partie des rgles rgissant
les oc-currences syntaxiques des phrases et des morphmes. Jen suis
venu poser les ba-ses dune thorie alternative en 1963 et, avec de
merveilleux collaborateurs comme Haj Ross et Jim Mc Cawley, nous
lavons dveloppe au cours des annes soixante. Pour en revenir 1963,
la smantique si-gnifiait alors la logique logique dduc-tive et
modle thorique et notre groupe a dvelopp une thorie de la Smantique
Gnrative qui unissait la logique formelle et la grammaire
transformationnelle. Dans cette thorie, la smantique (sous la forme
de la logique) tait considre comme prioritaire sur la syntaxe ; on
en voulait pour preuve que des considrations s-mantiques et
pragmatiques taient pr-sentes dans les gnralisations rgissant la
structure syntaxique. Chomsky a, depuis, adopt un grand nombre de
nos innova-tions, mais il les a combattues violemment dans les
annes 60 et 70. En 1975, jai eu connaissance de certains rsultats
de base provenant des diverses sciences cognitives qui pointaient
vers une thorie de lesprit incarne la neurophy-siologie de la
vision des couleurs, les prototypes et catgories de niveau de base,
le travail de Talmy sur les concepts de relations spatiales, et le
cadre smantique de Fillmore. Ces rsultats mont convaincu que
lessentiel de la recherche en linguistique gnrative et en logique
formelle tait sans issue. Je me suis joint Len Talmy, Ron
Langacker, et Gilles Fau-connier pour forger une nouvelle
linguis-tique qui soit compatible avec la recher-che en science
cognitive et avec la neuros-cience. Cest ce quon a appel la
Lin-guistique Cognitive et cest une entreprise scientifique
florissante. En 1978, jai d-couvert que la mtaphore nest pas un
genre mineur de tropes utilis en posie, mais un mcanisme
fondamental de lesprit. En 1979, Mark Johnson est arriv au
Dpartement Philosophie de Berkeley et nous avons commenc peaufiner
les
dtails de cette thorie et ses implications philosophiques. Nous
collaborons depuis 20 ans. Mark a maintenant une chaire de
philosophie dans lOregon. JB : Comment distingue-t-on science
co-gnitive et philosophie ? LAKOFF : Cest une question profonde et
importante, qui est au centre de lentreprise La philosophie dans la
chair. La raison pour laquelle la question na pas de rponse simple,
cest quil existe deux formes de science cognitive, lune mode-le sur
les hypothses de la philosophie anglo-amricaine et lautre (pour
autant que lon puisse en juger) indpendante des prsupposs
philosophiques spcifiques qui dterminent les rsultats de la
recher-che. A ses dbuts, la science cognitive, ce que nous appelons
la science cognitive de premire gnration (ou science co-gnitive
dsincarne ), a t conue pour sadapter une version formaliste de la
philosophie anglo-amricaine. Autrement dit, elle partait de
prsupposs philosophi-ques propres dterminer une partie im-portante
des rsultats scientifiques. Retour la fin des annes 1950 : Hilary
Putnam (un minent philosophe, trs dou) a formul une position
philosophi-que appele fonctionnalisme . (Par ail-leurs, il a depuis
renonc cette position.) Il sagissait dune position philosophique a
priori, ne reposant sur aucune preuve quelconque. La proposition
tait la sui-vante : -Lesprit peut tre tudi partir de ses fonctions
cognitives cest--dire des oprations quil effectue in-dpendamment du
cerveau et du corps. -Les oprations effectues par lesprit peuvent
tre correctement modlises par la manipulation de symboles formels
d-nus de sens, comme dans un programme informatique. Ce programme
philosophique est en ac-cord avec les paradigmes qui existaient
lpoque dans un certain nombre de disci-plines. Dans la philosophie
formelle :
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-Lide que la raison peut tre convena-blement caractrise en
utilisant une logi-que symbolique base sur la manipulation de
symboles formels. En linguistique gnrative : -Lide que la grammaire
dune langue peut tre convenablement dfinie en ter-mes de rgles
portant sur des symboles formels dnus de sens. En intelligence
artificielle : -Lide que lintelligence en gnral consiste en
programmes computationnels qui manipulent des symboles formels
d-nus de sens. Dans la psychologie de traitement de linformation :
-Lide que lesprit est un dispositif de traitement de linformation,
o le traite-ment de linformation est vu sous la forme dune
manipulation de symboles formels dnus de sens, comme dans un
pro-gramme informatique. Tous ces champs se sont dvelopps partir de
la philosophie officielle. Ces quatre domaines ont converg dans les
annes 1970 pour former la premire g-nration de la science
cognitive. Leur vi-sion de lesprit sassimilait une manipu-lation de
symboles formels et dsincarns dnus de sens. JB : Comment cela
sintgre-t-il dans la science empirique ? LAKOFF : Cette vision
ntait pas empiri-que, puisquelle venait dune philosophie a priori.
Nanmoins, elle a dbroussaill le terrain. Ce quelle avait de bon,
cest quelle tait prcise. Ce quelle avait de dsastreux, cest quelle
dissimulait une vision philosophique du monde qui se d-guisait en
rsultat scientifique. Et si vous acceptiez cette position
philosophique, tous les rsultats en contradiction avec cette
philosophie ne pouvaient tre consi-drs que comme des non-sens. Pour
les chercheurs forms dans cette tradition, la science cognitive
cest ltude de lesprit lintrieur de cette position philosophique a
priori. La premire gnration de cher-cheurs en science cognitive a t
duque penser ainsi, et de nombreux manuels dcrivent encore la
science cognitive de
cette faon. Ainsi, la science cognitive de premire gnration nest
pas distincte de la philosophie ; elle est ne partir dune vision
philosophique a priori qui impose des contraintes de fond sur ce
que peut tre l esprit . Voici quelques-unes de ces contraintes :
-Les concepts doivent tre littraux. Si lon doit dfinir le
raisonnement en termes de logique formelle traditionnelle, il ne
peut rien exister de semblable un concept mtaphorique ou une pense
m-taphorique. -Les concepts et raisonnements sur les concepts
doivent tre distincts de limagerie mentale, car limagerie utilise
les mcanismes de la vision et ne peut tre assimile une manipulation
de symboles formels dnus de sens -Concepts et raisonnement doivent
tre indpendants du systme sensori-moteur dans la mesure o le systme
sensori-mo-teur est incarn et ne peut donc pas tre une forme de
manipulation abstraite et dsincarne de symboles. Le langage
galement il sagissait dtre en adquation avec le paradigme de la
manipulation de symboles doit tre litt-ral, indpendant de
limagerie, et indpen-dant du systme sensori-moteur. Dans cette
perspective, le cerveau ne pou-vait tre que le support de lesprit
abstrait neuroniel sur lequel les programmes de lesprit se
trouvaient tre ralisables. Lesprit, daprs ce point de vue, ne
repose pas sur le cerveau et nest pas model par lui. Lesprit est
une abstraction dsincarne et il se trouve que nos cerveaux sont en
mesure de sen ser-vir. Ce sont l non pas des rsultats empi-riques,
mais plutt des consquences de prsupposs philosophiques. Au milieu
des annes 1970, la science co-gnitive a finalement t dote dun nom
et mme dune socit et dun journal. Les personnes qui ont constitu le
domaine acceptaient le paradigme de la manipula-tion des symboles.
Jai t, lorigine, lun dentre eux (sur la base de mes pre-miers
travaux sur la smantique gnra-tive) et jai donn lune des confrences
inaugurales lors de la premire runion de
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la Socit de Science Cognitive. Mais juste au moment o le domaine
tait offi-ciellement reconnu et organis autour du paradigme de la
manipulation de symbo-les, les rsultats empiriques ont commenc
affluer appelant la remise en question du paradigme lui-mme. Il y
avait un ensemble tonnant de rsul-tats qui allaient tous dans le
mme sens, celui que lesprit ntait pas dsincarn et quon ne pouvait
pas le dfinir en ter-mes de manipulation de symboles sans
signification et indpendants du cerveau et du corps, cest--dire
indpendants du systme sensori-moteur et de notre faon dtre dans le
monde. Lesprit est plutt incarn, non pas au sens trivial o il est
implant dans un cerveau, mais dans le sens essentiel o la structure
conceptuelle et les mcanismes de la raison reposent en fin de
compte sur et sont faonns par le systme sensori-moteur du cerveau
et du corps. JB : Pouvez-vous le prouver ? LAKOFF : Il existe une
norme quantit de travaux qui vont dans ce sens. Voici quel-ques-uns
des rsultats fondamentaux qui mont le plus intress : la structure
du systme de catgorisation des couleurs est faonne par la
neurophysiologie de la vision des couleurs, par nos cnes de couleur
et les circuits neuronaux pour la couleur. Les couleurs et les
catgories de couleurs ne sont pas l-bas dans le monde, mais sont
interactionnelles, cest--dire quelles reprsentent le rsultat non
trivial de la rflectance des objets selon diffrentes longueurs
donde et en fonc-tion des conditions dclairage, dune part, et de
nos cnes de couleur et des circuits neuronaux de lautre. Les
concepts de couleur et les infrences bases sur les couleurs sont
donc structurs par notre corps et notre cerveau. Les catgories de
niveau de base sont structures en termes de gestalt perceptive,
dimagerie mentale, et de schmas moteurs. De cette manire, le corps
et le systme sensori-moteur du cerveau interviennent centralement
dans nos systmes conceptuels. Les concepts de relations spatiales
dans les diffrentes lan-
gues du monde (par exemple, dans, tra-vers, autour, en franais,
sini en mixtque, mux en Core, et ainsi de suite) sont com-poss des
mmes images-schmas primitifs, cest--dire dimages mentales
schmatiques. Celles-ci, leur tour, sem-blent rsulter de la
structure des systmes visuel et moteur. Cest la base de
lexplication de la faon dont nous pou-vons adapter le langage et le
raisonnement la vision et au mouvement. Les concepts aspectuels
(qui caractrisent la structure des vnements) semblent d-couler des
structures neuronales en charge du contrle moteur. Les catgories
peuvent utiliser des proto-types de diverses sortes pour raisonner
sur les catgories dans leur ensemble. Ces prototypes se dfinissent
en partie en ter-mes dinformation sensori-motrice. Le systme
conceptuel et infrentiel per-mettant de raisonner sur les
mouvements du corps peut tre ralis par des modles neuronaux aptes
modliser la fois le contrle moteur et linfrence. Les concepts
abstraits sont largement mta-phoriques et bass sur des mtaphores
qui font usage de nos capacits sensori-motri-ces pour effectuer des
infrences abstrai-tes. Ainsi, la raison abstraite, sur une grande
chelle, semble maner du corps. Ce sont les rsultats les plus
marquants pour moi. Ils nous obligent reconnatre le rle du corps et
du cerveau dans la rai-son humaine et le langage. Ils sont donc
loppos de toute notion desprit dsin-carn. Cest pour ces raisons que
jai abandonn mes travaux antrieurs sur la smantique gnrative et
commenc tudier la faon dont lesprit et la langue sont incarns. Cela
fait partie des rsultats qui ont conduit une science cognitive de
deuxime gnration, la science cognitive de lesprit incarn. JB :
Revenons ma question sur la diff-rence entre la science cognitive
et la philosophie. LAKOFF : OK. La science cognitive se consacre
ltude empirique de lesprit, sans tre entrave par des hypothses
philosophiques a priori. La science cogni-
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tive de premire gnration, qui suppose un esprit dsincarn,
obissait un pro-gramme philosophique. La science cogni-tive de
deuxime gnration, qui prend en compte la nature de lesprit telle
quil est en ralit incarn ! a d surmonter la construction
philosophique de la science cognitive antrieure. JB : Est-ce que la
science cognitive de deuxime gnration prsuppose une philosophie ?
LAKOFF : Nous avons montr que non, quelle suppose simplement quon
sengage prendre les recherches empiri-ques au srieux, rechercher
les gnrali-sations les plus larges possible, et cher-cher des
preuves convergentes de nom-breuses sources. Cest prcisment sur
cela que la science sengage. Les rsultats des recherches sur
lesprit incarn nimpliquent, et ne prsupposent, aucune thorie
philosophique particulire propos de lesprit. En effet, ils ont
ncessit quon loigne de la science lancienne philoso-phie. JB : En
quoi cela sloigne-t-il de cette philosophie ? LAKOFF : cause de la
dcision de tout recommencer partir dune position empi-riquement
responsable. Les jeunes philo-sophes devraient tre ravis. La
philosophie est tout sauf la mort. Elle doit tre repen-se en tenant
compte des rsultats obtenus propos de lesprit incarn. La
philoso-phie sintresse aux questions les plus pro-fondes de
lexistence humaine. Il est temps de les repenser et cest l une
pers-pective excitante. JB : Que pensez-vous des guerres
aca-dmiques entre la philosophie postmo-derne et analytique ?
LAKOFF : Les rsultats suggrent que les deux parties taient
perspicaces, certains gards, et dans lerreur dautres gards. Les
postmodernistes avaient raison de dire que certains concepts
peuvent changer au fil du temps et varient selon les cultures. Mais
ils avaient tort de laisser entendre que tous les concepts sont
comme a. Des
milliers de concepts ne le sont pas. Ils sur-gissent travers le
monde, culture aprs lculture, sur le fondement de notre
incar-nation commune. Les postmodernistes ont eu raison de faire
remarquer qu maints endroits, la thorie populaire des essences
choue. Mais ils avaient tort de laisser entendre que cette faille
ruine nos syst-mes conceptuels et les rend arbitraires. La
tradition analytique caractrise avec pers-picacit la thorie des
actes de langage. Bien que la logique formelle ne fonctionne pas
toujours, ni mme la plupart du temps, pour ce qui touche la raison,
il y a des endroits o quelque chose qui sapparente la logique
formelle (amplement rvise) dfinit certains aspects limits de la
rai-son. Mais la tradition analytique a eu tort dans certaines de
ses thses centrales : la thorie de la vrit-correspondance, la
thorie de la signification littrale, et la nature dsincarne de la
raison. Le monde universitaire est maintenant en mesure de
transcender les deux positions, chacune ayant apport quelque chose
dimportant et ayant besoin dtre rvise. JB : Y a-t-il une division
cte Est et cte Ouest ? LAKOFF : Dan Dennett sest rfr au Ple Est et
au Ple Ouest au dbut et au milieu des annes 1980, comme si les
partisans de lesprit dsincarn se trou-vaient tous sur la cte Est et
les partisans de lesprit incarn taient tous sur la cte Ouest. Les
recherches sur lesprit incarn ont eu tendance commencer sur la cte
Ouest, mais mme dans ce cas, la caract-risation gographique tait
simpliste. lheure actuelle, les deux positions sont reprsentes sur
les deux ctes et dans tout le pays. Cambridge et Princeton, dans le
pass, ont pench le plus souvent vers lancienne position de lesprit
dsincarn, au moins dans certains domaines. Mais il y a tant de
penseurs intressants sur les deux ctes et dans tout le pays que je
pense que toutes les divisions gographi-ques qui existent encore ne
dureront pas longtemps. Lorsque Dennett faisait cette distinction,
les grandes rvolutions en neu-roscience et en modlisation
neuronale
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commenaient peine. La linguistique co-gnitive tait tout juste
naissante. Meta-phors We Live By venait peine de sortir et Women,
Fire, And Dangerous Things navait pas encore t crit. On navait pas
non plus Bright Air, Brilliant Fire 1 dEdelman ni Descartes Error 2
de Dama-sio, ni The Human Semantic Potential de Regier, ni les
diffrents livres de Pat et Paul Churchland. Au cours des quinze
dernires annes, la neuroscience et la computation neuronale ont
modifi le paysage de la science cognitive et elles vont le changer
encore davantage au cours de la prochaine ou des deux prochaines
dcennies. Ces changements vont invita-blement nous faire parcourir
encore un bon bout de chemin vers la prise en compte du caractre
incarn de lesprit. Vous ne pouvez pas penser sans utiliser le
systme de neurones de votre cerveau. La structure fine des
connexions neuronales dans le cerveau, leurs connexions avec le
reste du corps, et la nature de la computa-tion neuronale
continueront tre tudis. Plus nous connatrons les dtails, plus nous
arriverons comprendre la manire dont la raison et les systmes
conceptuels par lesquels nous raisonnons sont incar-ns. Lide de la
raison dsincarne est une ide philosophique a priori. Elle a dur
2500 ans. Je ne peux pas imaginer quelle puisse exister 30 ans de
plus dans les milieux scientifiques srieux. JB : Et quoi
devons-nous nous atten-dre ? LAKOFF : La science cognitive et la
neu-roscience sont en train de dclencher une rvolution
philosophique. La philosophie dans la chair est seulement une
partie de la premire vague. Au cours de la pro-chaine dcennie ou
des deux prochaines, la thorie neuronale du langage devrait
suffisamment se dvelopper pour rempla-cer lancienne conception du
langage comme manipulation dsincarne de sym-
1 EDELMAN (Gerald M), Biologie de la conscience, d
Odile Jacob, 2008 (NDT) 2 DAMASIO (Antonio-R), L'erreur de
Descartes - La
raison des motions, d Odile Jacob, 2001 (NDT)
boles dnus de sens que lon trouve dans la vieille tradition
chomskyenne. Mais le plus grand et lun des plus importants
changements viendra de notre comprhen-sion des mathmatiques. Le
prcurseur de ce changement fut The Number Sense de Stanislas
Dehaene, qui a runi des lments de preuve partir de la neuroscience,
du dveloppement des en-fants, et de la recherche sur les animaux
qui indiquent que nous (et certains autres animaux) avons volu en
consacrant une partie de notre cerveau lnumration et larithmtique
simple touchant un petit nombre dobjets (environ quatre). Rafael
Nez et moi partons de ces conclusions et nous demandons comment une
arith-mtique aussi perfectionne (et les lois de larithmtique)
a-t-elle pu se dvelopper, cest--dire comment les mcanismes
conceptuels ordinaires de la pense hu-maine ont-ils donn naissance
aux ma-thmatiques ? Nous rpondons que lesprit ordinaire in-carn,
avec ses schmas-images, ses m-taphores conceptuelles, et ses
espaces mentaux, a la capacit de crer les plus sophistiques des
mathmatiques via lutilisation quotidienne des mcanismes
conceptuels. Dehaene sest arrt larithmtique simple. Nous allons
au-del pour montrer quon peut rendre compte de la thorie des
ensembles, de la logique symbolique, de lalgbre, la gomtrie
analytique, la trigonomtrie, le calcul et les nombres complexes
travers les m-canismes conceptuels dont on use au quotidien. En
outre, nous montrons que la mtaphore conceptuelle est au cur du
dveloppement des mathmatiques com-plexes. Ce nest pas difficile
voir. Pen-sez la droite numrique. Elle est le r-sultat dune
mtaphore selon laquelle les nombres sont des points sur une ligne.
On nest pas obligs de considrer les nom-bres comme des points sur
une ligne. Larithmtique fonctionne parfaitement bien sans tre pense
en termes de go-mtrie. Mais si vous utilisez cette mta-phore, les
rsultats en mathmatiques sont beaucoup plus intressants.
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Ou bien prenez lide qui est la base de larithmtique, que les
nombres sont des ensembles, avec zro comme ensemble vide, un comme
ensemble qui contient lensemble vide, et ainsi de suite. Cest une
mtaphore aussi. Les chiffres ne doi-vent pas ncessairement tre
considrs comme des tats de ltre. Larithmtique nous est parfaitement
bien parvenue de-puis 2000 ans sans nombres conceptuali-ss comme
des ensembles. Mais si vous utilisez cette mtaphore, alors vous
obte-nez des rsultats intressants en mathmatiques. Il y a une
troisime mta-phore moins bien connue, au sujet des nombres, selon
laquelle les nombres sont des valeurs de stratgie dans la thorie
des jeux. Alors, que sont-ils pour finir ? Sont-ils des ensembles ?
Ou, fondamentale-ment, les nombres sont-ils juste des va-leurs de
stratgie dans la thorie des jeux ? Ces mtaphores portant sur les
nombres font partie des mathmatiques, et vous devez toujours faire
un choix selon le type de mathmatiques que vous pratiquez. La
conclusion est simple : la mtaphore conceptuelle est centrale pour
la concep-tualisation des nombres en mathmati-ques, quelle que soit
leur complexit. Cest une ide tout fait sense. Les m-taphores
conceptuelles sont des mappages croiss inter-domaines qui prservent
la structure dinfrence. Les mtaphores mathmatiques sont le produit
des liens entre les diffrentes branches des math-matiques. Un de
nos rsultats les plus int-ressants concerne la conceptualisation de
linfini. Il existe de nombreux concepts dinfini : les points
linfini dans la go-mtrie projective, linfini des ensembles, linfini
des unions, linduction mathmati-que, les nombres transfinis, les
suites infi-nies, linfini des dcimales, linfini des sommes, des
limites, sans parler des bor-nes suprieures et des infinitsimaux.
N-ez et moi avons trouv que toutes ces notions peuvent tre
conceptualises comme des cas particuliers dune simple mtaphore de
base de lInfini. Lide de linfinit actuelle linfinit non seu-lement
comme aller de plus en plus loin, mais comme objet est
mtaphorique,
mais la mtaphore, comme nous le d-montrons, se rvle assez simple
et existe en dehors des mathmatiques. Ce que les mathmaticiens ont
fait, cest chercher laborer soigneusement des cas particu-liers de
cette ide mtaphorique de base. Ce que nous pouvons conclure, cest
que les mathmatiques telles que nous les connaissons sont une
cration du corps et du cerveau humains, elles ne font pas par-tie
de la structure objective de lunivers de celui-ci ou de tout autre.
Ce que nos rsultats semblent contredire, cest ce que nous appelons
le Roman des mathmati-ques, lide que les mathmatiques exis-tent
indpendamment des tres dots dun corps et dun cerveau et quelles
structu-rent lunivers indpendamment des tres incarns qui les ont
cres. Cela ne conduit pas, bien sr, considrer les mathmatiques
comme un produit culturel quelconque, comme le voulaient certains
thoriciens postmodernistes. Cela veut simplement dire que cest un
produit sta-ble de notre cerveau, de notre corps, de notre
exprience dans le monde, et de certains aspects de notre culture.
Lexplication du pourquoi les mathmati-ques fonctionnent si bien est
simple : elles sont le rsultat de lactivit de dizai-nes de milliers
de gens trs intelligents qui ont observ le monde attentivement en
adaptant ou en crant les mathmatiques en fonction de leurs
observations. Cest galement le rsultat dune volution ma-thmatique :
quantit de thories math-matiques inventes pour dcrire le monde ont
chou Toutes les formes de math-matiques qui sont en uvre dans le
monde sont le rsultat dun tel processus volutif. Il est important
de savoir que nous avons cr les mathmatiques et de comprendre
exactement quels sont les mcanismes de lesprit incarn qui rendent
les mathmati-ques possibles. Cela nous donne une ap-prciation plus
raliste de notre rle dans lunivers. Nous, avec notre corps physique
et notre cerveau, sommes la source de la raison, la source des
mathmatiques, et la source des ides. Nous ne sommes pas de simples
vhicules de concepts dsincar-ns, dune raison dsincarne, et de
ma-
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thmatiques dsincarnes flottant l-bas dans lunivers. Cela fait
que chaque tre humain incarn (le seul genre existant) est
infiniment prcieux une source et non pas un rcipient. Cela rend le
corps hu-main infiniment prcieux la source de tous les concepts, de
la raison, et des ma-thmatiques. Pendant deux millnaires, nous
avons progressivement dvalu la vie humaine en sous-estimant la
valeur du corps humain. Nous pouvons esprer que le prochain
millnaire sera plus humaniste et que lincarnation de lesprit en
arrivera tre pleinement apprcie,. JB : Quel est votre prochain
projet ? LAKOFF : Je me suis immerg aussi pro-fondment que possible
dans la recherche que Jerry Feldman et moi avons initie il y a une
dizaine dannes lInstitut Interna-tional dInformatique sur la thorie
neuro-nale du langage. Cest l-dessus que la plupart de mes efforts
de recherche concrte vont se concentrer pendant un bon moment.
Jerry a dvelopp la thorie du connexio-nisme structur (diffrent du
connexio-nisme PDP) au dbut des annes 1970. Le connexionisme
structur nous permet de construire des modles dtaills de la
computation neuronale des structures conceptuelles et linguistiques
et de lapprentissage de ces structures. Depuis 1988, nous avons
labor un projet reprenant une question qui nous a absor-bs lun et
lautre : dans une perspective de computation neuronale, un cerveau
humain est compos dun trs grand nom-bre de neurones connects de
faon spci-fique certaines proprits computation-nelles. Comment
pourrait-on obtenir des dtails sur les concepts humains, les
for-mes de la raison humaine, et lventail des langues humaines
partir dun lot de neu-rones connects comme ils le sont dans notre
cerveau ? Comment obtient-on la pense et la langue partir de
neurones ? Cest la question laquelle nous essayons de rpondre dans
notre laboratoire par la modlisation computationnelle neuronale de
la pense et du langage.
JB : Comment reliez-vous les structures du cerveau et les ides
de lespace ? LAKOFF : Terry Regier a franchi la pre-mire tape dans
son livre The Human Semantic Potential. Il a mis lhypothse que
certains types de structures du cerveau les cartes topographiques
du champ vi-suel, les cellules dorientation sensitives, et ainsi de
suite peuvent calculer les re-lations primitives spatiales (appeles
images-schmas ) que les linguistes ont dcouvertes. Le plus tonnant,
pour moi, cest que nous avons ainsi une ide coh-rente de la faon
dont certains types de structures neuronales peuvent donner lieu
des concepts de relations spatiales. Des recherches rcentes de
modlisation neu-ronale effectues par Narayanan nous a aussi donn
une ide de la faon dont les structures du cerveau peuvent computer
les notions aspectuelles (qui structurent les vnements), les
mtaphores conceptuel-les, les espaces mentaux, les espaces mix-tes
et autres facteurs essentiels des syst-mes conceptuels humains.
Ltape sui-vante, dcisive je pense, sera une thorie neuronale de la
grammaire. Ce sont de remarquables rsultats techni-ques. Quand vous
les additionnez dautres rsultats sur lincarnation de lesprit
provenant de la neuroscience, de la psychologie et de la
linguistique cogniti-ves, ils nous disent beaucoup de choses qui
sont importantes dans la vie quoti-dienne des gens ordinaires des
choses sur lesquelles les philosophes ont spcul depuis plus de 2500
ans. La science co-gnitive a des choses importantes nous dire sur
notre comprhension du temps, des vnements, sur la causalit, et
ainsi de suite. JB : Comme quoi ? Lorsque Mark Johnson et moi avons
exa-min en dtail les rsultats obtenus en science cognitive, nous
nous sommes aperus quil y avait trois rsultats princi-paux qui
taient incompatibles avec la quasi-totalit de la philosophie
occidentale ( lexception de Merleau-Ponty et De-wey), notamment :
Lesprit est intrinsquement incarn.
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La plupart de nos penses sont incons-cientes. Les concepts
abstraits sont largement m-taphoriques. Ce constat nous a conduits
poser la question suivante dans La philosophie dans la chair : que
se passerait-il si nous partions de ces nouveaux rsultats au sujet
de lesprit et reconstruisions la philosophie partir de l ? A quoi
la philosophie ressemblerait-elle ? Il savre que cela ressemble
quelque chose de tout fait diffrent de pratique-ment toute la
philosophie qui nous a pr-cds. Et les diffrences sont des
diffren-ces dimportance vitale. A partir des r-sultats de la
smantique cognitive, nous avons dcouvert beaucoup de choses
nou-velles sur la nature des systmes de mo-rale, sur la faon dont
nous concevons la structure interne du Moi, et mme sur la nature de
la vrit. JB : Cela ressemble une sorte de nou-veau projet distinct
? LAKOFF : Cest une tche intressante qui consiste prendre la
philosophie comme un objet dtude empirique en science co-gnitive.
La plupart des philosophes traitent la philosophie comme une
discipline a priori, o aucune tude empirique de lesprit, de la
raison et de la langue est ncessaire. Dans la tradition
anglo-amri-caine, on vous apprend penser comme un philosophe et il
est admis que vous pouvez, sur la base de votre formation
philosophique, vous prononcer sur toutes les autres disciplines.
Ainsi, il y a des branches de la philosophie comme la phi-losophie
du langage, la philosophie de lesprit, la philosophie des
mathmatiques, et ainsi de suite. Johnson et moi nous som-mes aperus
que la philosophie elle-mme, qui se compose de divers systmes de
pense, devait tre tudie du point de vue de la science cognitive, en
particulier de la smantique cognitive qui tudie les systmes de
pense de faon empirique. Notre objectif a donc t dapporter une
perspective scientifique la philosophie, en particulier du point de
vue de la science de lesprit.
JB : Comment est-ce que cela sarticule avec la philosophie
traditionnelle ? Lakoff : Cest une chose tonnante de se rendre
compte que la majeure partie de la philosophie occidentale est
incompatible avec les rsultats fondamentaux de la science de
lesprit. Mais dire cela, cest ngatif. Nous respectons et apprcions
la philosophie. Notre travail sappuie sur un amour profond de la
philosophie et dune dception face ce quelle a t au cours des deux
dernires dcennies. Nous avons voulu nous tourner vers les grands
mo-ments de lhistoire de la philosophie les prsocratiques, Platon,
Aristote, Descar-tes, Kant mme les philosophes analyti-ques et
montrer ce faisant, la lumire de la science cognitive, ce que cette
der-nire pourrait rvler sur la nature de la philosophie. Ce que
nous avons dcouvert tait fasci-nant : chaque grand philosophe
semble prendre un petit nombre de mtaphores pour des vrits
ternelles et allant de soi, et puis, avec une logique rigoureuse et
une systmaticit totale, suivre les implica-tions de ces mtaphores
jusqu leurs conclusions, o que cela puisse les mener. Elles
conduisent parfois certains endroits plutt tranges. Les mtaphores
de Platon impliquent que les philosophes doivent gouverner ltat.
Les mtaphores dAristote impliquent quil nexiste que quatre causes
et quil ne peut y avoir de vide. Les mtaphores de Descartes ont
pour effet que lesprit est compltement dsincarn et que toute pense
est cons-ciente. Les mtaphores de Kant conduisent la conclusion
quil y a une raison univer-selle et que celle-ci dicte des lois
morales universelles. Ces positions et bien dautres adoptes par ces
philosophes ne sont pas alatoires. Elles dcoulent de lattitude qui
consiste prendre des mtaphores banales pour des vrits et pousser
leur logique jusquau bout. JB : En quoi est-il important de
recon-natre que les mtaphores sont au cur du travail des premiers
philosophes ? LAKOFF : Il ne sagit pas seulement des premiers
philosophes, mais aussi des phi-
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losophes contemporains. Notre conclusion nest pas que leur
travail devrait tre cart parce quil est mtaphorique. Bien au
contraire. Dans la mesure o la majeure partie de la pense abstraite
est, et doit tre, mtaphorique, tous les systmes ri-goureux de pense
abstraite seront sem-blables ceux des grands philosophes dont nous
analysons les thories. En outre, le raisonnement quotidien de
chacun de nous est souvent de mme nature, mme sil est gnralement
peine logique. Lexamen de la philosophie dans une perspective
cognitive non seulement nous renseigne sur la pense des grands
philo-sophes, mais nous donne aussi un aperu trs clairant sur la
faon dont chacun dentre nous pense du moins quand nous le faisons
de manire cohrente et syst-matique. Et cela nous apprend aussi que,
dans la plupart des cas, les rponses aux questions les plus
profondes de lexistence humaine seront trs probablement des
r-ponses mtaphoriques. Il ny a rien de mal cela. Il faut simplement
que nous soyons conscients de la nature de nos mtaphores sont et de
ce quelles impliquent. Une autre chose positive : ce que nous avons
cherch faire tait dexaminer les plus fondamentaux des concepts
philoso-phiques dans la perspective de la smanti-que cognitive.
Mark a fait une liste des lments de base. En plus de la Vrit, nous
avons examin en dtail le Temps, la Causalit, les vnements, lEsprit,
Le Moi, la Morale et ltre. Heureusement, une bonne partie de ce
travail avait dj t ralise dans le cadre de la smantique cognitive.
Nous en avons tir les conclu-sions ensemble, les avons unifies et
d-tailles. Il nest pas surprenant que tous ces concepts abstraits
se soient avrs le plus souvent mtaphoriques, faisant usage de
mtaphores multiples, chacune ayant une logique diffrente. Ainsi, il
ny a pas un concept de causalit, mais environ 20, tous mtaphoriques
et chacun avec un modle infrentiel diffrent. Ainsi, les causes
peuvent tre des liens, des chemins, des sources, des forces, des
corrlations, des essences, etc. Choisissez lune des
mtaphores de la causalit et vous aurez des infrences diffrentes
chaque fois. La science et les sciences sociales utilisent toutes
des thories causales, mais les mtaphores de la causalit peuvent
donc varier considrablement et donc aussi les types de relations
causales que vous pou-vez envisager. Encore une fois, il ny a rien
de mal cela. Vous venez de vous apercevoir que la causalit nest pas
sim-plement une chose unique. Il existe plu-sieurs modes de
causation, chacun poss-dant des infrences logiques diffrentes que
les gens qui travaillent en sciences physiques, sociales et
cognitives attribue-ront la ralit en utilisant diffrentes mtaphores
de la causalit. L encore, il est important de savoir laquelle des
mta-phores de la causalit que vous utilisez. La science ne peut
exister sans avoir recours toutes sortes de mtaphores, commen-cer
par un choix de mtaphores de la cau-salit. Le plus intressant, si
vous regardez lhistoire de la philosophie, cest que vous trouverez
un nombre considrable de thories de la causalit . Lorsque nous
avons examin de prs les thories philo-sophiques de la causalit au
cours des si-cles, elles se sont toutes rattaches lune ou lautre de
nos mtaphores banales ex-primant la causalit. Ce que les
philoso-phes ont fait, ce nest que choisir leur mtaphore favorite
de la causalit et la mettre en avant comme une vrit ter-nelle. JB :
Do vient la morale dans tout cela ? LAKOFF : Lun des ensembles de
rsultats qui me parat le plus satisfaisant est celui qui concerne
la recherche des mtaphores rgissant la pense morale. Nous avons
trouv que tout le monde semble se poser naturellement dune manire
incarne la question des formes de bien-tre la sant, la richesse, la
droiture, la lumire, lintgrit, la propret et ainsi de suite. Un
rsultat particulirement intressant est que les systmes de morale
dans leur en-semble semblent mtaphoriquement orga-niss autour des
divers modles de la fa-mille. Encore une fois, cela ne devrait
pas
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sembler surprenant, car cest dans notre famille que nous
apprenons juger du comportement moral. Nous sommes maintenant en
mesure dtudier la structure mtaphorique de di-vers systmes moraux.
Nous pensons que la science cognitive permet de raliser des
analyses beaucoup plus dtailles et plus pntrantes des systmes
mtaphoriques que celles qui taient disponibles aupara-vant. Par
exemple, dans notre tude de la thorie morale de Kant, nous
soutenons que ldifice de ce grand intellectuel d-coule de quatre
mtaphores de base seu-lement, et que cela nous permet de voir quel
point les diffrents aspects de la tho-rie morale de Kant se
tiennent. La science cognitive met en lumire non seulement la
structure conceptuelle des systmes moraux, mais aussi la politique
et les questions sociales. Certains de mes collgues et moi sommes
en train de for-mer un groupe de rflexion politique afin dappliquer
les mthodes de lanalyse co-gnitive des questions politiques
quoti-diennes et sociales. Le rsultat le plus simple est peut-tre
fi-nalement le plus fondamental. Nous som-mes des tres neuronaux.
Notre cerveau capte ses signaux partir du reste de notre corps. Ce
quoi nos corps ressemblent et leur faon dtre dans le monde
structurent donc les concepts eux-mmes, ceux dont nous nous servons
pour penser. On ne peut pas penser nimporte quoi seulement ce
quautorise notre cerveau incarn. La mtaphore semble tre un mcanisme
neuronal qui nous permet dadapter les systmes neuronaux utiliss
dans lactivit sensori-motrice pour crer des formes de raison
abstraite. Si cela est exact, comme cela semble tre le cas, nos
systmes sen-sori-moteurs dlimitent ainsi le champ de notre
raisonnement abstrait. Tout ce que nous pouvons penser ou
comprendre est faonn par, rendu possible grce, et li-mit par notre
corps, notre cerveau et nos interactions incarnes dans le monde.
Cest ce quil faut thoriser. Est-ce adapt la comprhension du monde
dun point de vue scientifique ?
Il y a tout lieu de penser que nos ressour-ces conceptuelles
incarnes peuvent ne pas tre suffisantes pour toutes les tches de la
science. Nous prenons des exemples de physique et en discutons dans
nos sec-tions sur le Temps et Causalit. La thorie de la relativit
est un bon exemple. JB : Alors, quel est le grand changement ici ?
LAKOFF : En qualifiant lespace-temps, Einstein, comme Newton avant
lui, a uti-lis la mtaphore commune que le temps est une dimension
spatiale. Mes temps et lieu prsents sont mtaphoriquement
conceptualiss comme un point dans un espace quatre dimensions, le
prsent tant comme un point situ sur laxe tem-porel. Pour quil y ait
une courbure dans lespace-temps, laxe du temps doit tre tendu il ne
peut pas tre seulement un point, le prsent. En plus du prsent, laxe
du temps doit inclure des portions de laxe du temps entendues comme
futur et pass afin quil y ait assez daxe du temps pour former un
espace-temps courb. Cela semble impliquer, comme les philosophes
lont soulign plusieurs reprises, quau moins certaines portions du
futur et du pass coexistent avec le prsent. Et si lavenir existe
actuellement, alors lunivers est dterministe. Franchement, il
semble bizarre de dire que le pass, le pr-sent et lavenir
coexistent et pourtant, la courbure de lespace-temps semble
limpliquer. JB : Est-ce que le problme incombe la thorie physique
ou aux mathmatiques utilises pour lexprimer ? LAKOFF : II incombe
la mtaphore commune Le temps est une dimension spatiale , qui est
utilise pour compren-dre la thorie mathmatique de lunivers physique
dEinstein. Limplication du d-terminisme philosophique ne vient pas
de la physique mathmatique, mais de cette mtaphore applique la
physique ma-thmatique. Est-ce dire que nous de-vrions laisser
tomber la mtaphore ou du moins essayer ?
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Pour le meilleur ou le pire, nous ne pou-vons pas nous
dbarrasser delle mme si elle a une implication bizarre. La
physi-que sintresse aux choses. Nous avons besoin de relier les
mathmatiques de la relativit une comprhension de lespace et du
temps. La mtaphore Le temps est une dimension spatiale remplit
cette fonction. Nous navons pas de meilleure mtaphore, ni de
concept littral sortant de notre esprit incarn susceptible de la
rem-placer. La mtaphore banale est peut-tre imparfaite et peut
avoir une implication farfelue, mais cest la meilleure que les
systmes conceptuels incarns de lhomme sont capables de crer. Ce qui
veut dire quil est important de sparer la physique mathmatique des
mtaphores courantes utilises pour la comprendre. Et il est
extrmement important de ne pas prendre ces mtaphores la lettre, mme
si nous navons pas de comprhension littrale du tout. Nous ne
devrions pas prendre le temps littralement pour une dimension
spatiale ; nous devrions recon-natre que nous utilisons une
mtaphore commune, et que la mtaphore trane der-rire elle le fardeau
non dsir du dtermi-nisme impliquant la coexistence du pr-sent, pass
et futur. La conclusion est que vous ne pouvez pas tenir les
systmes conceptuels pour acquis. Ils ne sont ni transparents, ni
simples, ni totalement littraux. Du point de vue de la science de
lesprit, la science elle-mme parat trs diffrente de ce qui nous est
communment enseign. La comprhen-sion scientifique, comme toute
compr-hension humaine, doit faire usage dun systme conceptuel faonn
par notre es-prit et notre corps.