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Ethnologie française, XLV, 2015, 2, p. 209-222 Entre guerre et paix : Israël au jour le jour Dafna Shir-Vertesh Université Ben Gourion du Néguev Fran Markowitz Université Ben Gourion du Néguev RéSUMé Cette étude examine en quoi la situation d’Israël se caractérise par un état de quasi-guerre. Partie intégrante du quotidien des citoyens israéliens et palestiniens, cet état crée une tension entre la normalité du quotidien et une atmosphère de quasi-guerre toujours présente. L’article montrera comment durant l’opération « Pilier de la Défense » en 2012, les résidents de la ville israé- lienne de Beer-Sheva et de ses environs ont lutté pour préserver une forme de routine journalière. L’observation des diverses réactions face à l’éruption de la violence dans la vie quotidienne amène à penser que ce que l’on croyait éphémère est devenu permanent, et à voir dans cet état intermédiaire entre la guerre et la paix, un mode de vie et d’être de plus en plus accepté et acceptable. Mots-clés : Chronotopes. Conflit israélo-palestinien. Quasi-guerre. Opération Pilier de la Défense. Israël. Fran Markowitz Department of Sociology and Anthropology Ben-Gurion University of the Negev P.O.B. 653 Beer-Sheva 84105 Israel [email protected] Dafna Shir-Vertesh Department of Sociology and Anthropology Ben-Gurion University of the Negev P.O.B. 653 Beer-Sheva 84105 Israel [email protected] Habiter en Israël signifie vivre dans un pays à la fois impliqué dans un conflit régional et empoisonné par la guerre. Depuis la guerre d’Indépendance de 1948 (connue sous le nom de Al-Naqba, la Catastrophe, en arabe), Israël a combattu les armées nationales de ses voi- sins à sept reprises. Plus récemment, la force de défense israélienne (fdi) a mené deux opérations contre les militants de Gaza, qui visaient, d’après le gouvernement israélien, à faire cesser le trafic d’armes dans Gaza ainsi que les tirs de roquettes au-delà de la frontière. Contrai- rement aux guerres précédentes, où le combat était mené contre des troupes pleinement armées, les opé- rations « Plomb durci » (27 décembre 2008 - 18 janvier 2009) et « Pilier de la Défense » (14-22 novembre 2012) ont été engagées contre les brigades de Palestiniens de la bande de Gaza sous contrôle du Hamas, qui n’avaient ni blindés, ni aviation de combat. Vers la fin de 2012, l’opération Pilier de la Défense a brisé cette atmosphère tendue de quasi-paix/quasi-guerre qui régnait depuis le cessez-le-feu de 2009 conclu entre Gaza et Israël. Pen- dant les huit jours qu’a duré l’opération, les populations palestinienne et israélienne ont fait l’expérience de l’in- tensité d’assauts de plus en plus violents contre leurs villes, leurs maisons et leurs vies. Cet article, fondé sur le récit de l’expérience vécue des résidents de la ville israélienne de Beer-Sheva et de ses environs explore la façon dont, pendant l’opération, ceux-ci ont fait face au danger que représentaient les tirs de missiles et de roquettes pour eux-mêmes et pour leurs proches. Il analyse la diversité des réactions à cette violence, ainsi que ses effets sur la vie quotidienne des Israéliens, y compris après la cessation des hostilités. Hormis la deuxième guerre du Liban de 2006 qui a duré 34 jours, depuis la fin du XX e jusqu’au début du XXI e siècles, Israël n’a pas été impliqué dans une guerre de grande ampleur 1 . En revanche, le pays a vécu deux Intifadas, plusieurs attentats-suicides commis par des Palestiniens contre des civils israéliens, et nombre d’attentats israéliens ciblés contre d’éminents militants palestiniens, qui se sont soldés par des pertes elles aussi civiles. Simultanément, les confrontations entre Israël et le Hezbollah au Liban ou le Hamas dans la bande
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Entre guerre et paix: Israel au jour le jour

Apr 04, 2023

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Yael Amitai
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Ethnologie française, XLV, 2015, 2, p. 209-222

10 février 2015 11:14 AM – Revue Ethnologie française n° 02/2015 – Collectif – Revue Ethnologie française – 210 x 270 – page 209 / 400 - © PUF -

Entre guerre et paix : Israël au jour le jourDafna Shir-Vertesh Université Ben Gourion du NéguevFran MarkowitzUniversité Ben Gourion du Néguev

RéSUMé 

Cette étude examine en quoi la situation d’Israël se caractérise par un état de quasi-guerre. Partie intégrante du quotidien des citoyens israéliens et palestiniens, cet état crée une tension entre la normalité du quotidien et une atmosphère de quasi-guerre toujours présente. L’article montrera comment durant l’opération « Pilier de la Défense » en 2012, les résidents de la ville israé-lienne de Beer-Sheva et de ses environs ont lutté pour préserver une forme de routine journalière. L’observation des diverses réactions face à l’éruption de la violence dans la vie quotidienne amène à penser que ce que l’on croyait éphémère est devenu permanent, et à voir dans cet état intermédiaire entre la guerre et la paix, un mode de vie et d’être de plus en plus accepté et acceptable. Mots-clés : Chronotopes. Conflit israélo-palestinien. Quasi-guerre. Opération Pilier de la Défense. Israël.

Fran MarkowitzDepartment of Sociology and AnthropologyBen-Gurion University of the NegevP.O.B. 653 Beer-Sheva84105 Israel [email protected]

Dafna Shir-Vertesh Department of Sociology and AnthropologyBen-Gurion University of the NegevP.O.B. 653 Beer-Sheva84105 Israel [email protected]

Habiter en Israël signifie vivre dans un pays à la fois impliqué dans un conflit régional et empoisonné par la guerre. Depuis la guerre d’Indépendance de 1948 (connue sous le nom de Al-Naqba, la Catastrophe, en arabe), Israël a combattu les armées nationales de ses voi-sins à sept reprises. Plus récemment, la force de défense israélienne (fdi) a mené deux opérations contre les militants de Gaza, qui visaient, d’après le gouvernement israélien, à faire cesser le trafic d’armes dans Gaza ainsi que les tirs de roquettes au-delà de la frontière. Contrai-rement aux guerres précédentes, où le combat était mené contre des troupes pleinement armées, les opé-rations « Plomb durci » (27 décembre 2008 - 18 janvier 2009) et « Pilier de la Défense » (14-22 novembre 2012) ont été engagées contre les brigades de Palestiniens de la bande de Gaza sous contrôle du Hamas, qui n’avaient ni blindés, ni aviation de combat. Vers la fin de 2012, l’opération Pilier de la Défense a brisé cette atmosphère tendue de quasi-paix/quasi-guerre qui régnait depuis le cessez-le-feu de 2009 conclu entre Gaza et Israël. Pen-dant les huit jours qu’a duré l’opération, les populations

palestinienne et israélienne ont fait l’expérience de l’in-tensité d’assauts de plus en plus violents contre leurs villes, leurs maisons et leurs vies.

Cet article, fondé sur le récit de l’expérience vécue des résidents de la ville israélienne de Beer-Sheva et de ses environs explore la façon dont, pendant l’opération, ceux-ci ont fait face au danger que représentaient les tirs de missiles et de roquettes pour eux-mêmes et pour leurs proches. Il analyse la diversité des réactions à cette violence, ainsi que ses effets sur la vie quotidienne des Israéliens, y compris après la cessation des hostilités.

Hormis la deuxième guerre du Liban de 2006 qui a duré 34 jours, depuis la fin du XXe jusqu’au début du XXIe siècles, Israël n’a pas été impliqué dans une guerre de grande ampleur1. En revanche, le pays a vécu deux Intifadas, plusieurs attentats-suicides commis par des Palestiniens contre des civils israéliens, et nombre d’attentats israéliens ciblés contre d’éminents militants palestiniens, qui se sont soldés par des pertes elles aussi civiles. Simultanément, les confrontations entre Israël et le Hezbollah au Liban ou le Hamas dans la bande

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Dafna Shir-Vertesh et Fran Markowitz

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de Gaza sont devenues de plus en plus violentes, fré-quentes et meurtrières. Tout en étant relayées par de longs récits historiographiques sur la légitimité de la propriété et l’immoralité des déplacements de popu-lation, les études faites sur ces hostilités ont, pour l’essentiel, analysé la géopolitique régionale et les conflits d’intérêt apparemment sans fin, à la fois terri-toriaux, économiques et religieux [voir, par exemple, Horowitz et Lissak, 1989 ; Kimmerling, 2008 ; Mor-ris 2001]. Fort peu en revanche se sont préoccupées de l’impact des combats sur la vie de tous les jours en Israël2. Quant aux études qui traitent d’Israël comme d’une société militariste [Ben-Eliezer, 1998 ; Kim-merling, 1993 ; Lomsky-Feder et Ben-Ari, 1999], elles se focalisent avant tout sur les questions de sécu-rité, qu’elles abordent d’ailleurs dans un esprit de sus-picion [Och, 2011]. D’après ces travaux, la violence, celle de la fdi comme celle de la menace palestinienne, fait intrinsèquement partie du quotidien, qu’Israël soit activement engagé dans des opérations militaires ou pas [cf. Allen, 2008].

Les premiers écrits de Baruch Kimmerling fondés sur une enquête conduite immédiatement après la guerre de Yom Kippour de 1973 auprès de civils israéliens, proposaient quant à eux un nouveau regard. Kimmer-ling estimait en effet pouvoir mieux comprendre la société israélienne en tant que système dual de guerre et de paix – soit un système « capable d’interrompre la routine et d’y revenir, de compartimenter la guerre et la non guerre à la fois institutionnellement et psy-chologiquement » [1985 : 200 ; Kaplan, 2009]. De la même façon, Virginia Dominguez relevait le contraste entre la vie quotidienne en Israël et la « frénésie, l’in-tensité, la synergie et la concentration » [2013 : 202] qui avaient accompagné l’irruption de la guerre du Liban en 1982. Les changements comportementaux soulignés par Kimmerling et Dominguez laissent ainsi penser qu’Israël n’est ni une société complètement militarisée dans laquelle la peur est un mode de vie [Green, 1994], ni une société civile vivant complète-ment en paix ; elle se caractérise plutôt par une dualité non-guerre/guerre.

�■ L’espace‑temps des pratiques quotidiennes  

Nous allons montrer dans cet article que, loin d’être une société duale qui naviguerait entre deux états

dichotomiques de non-guerre et de guerre, la vie en Israël se caractérise par un état fluide de quasi-paix et de quasi-guerre. Ces états de quasi-guerre et de quasi-paix sont mutuellement constitutifs, ils s’infor-ment l’un l’autre en permanence et sous-tendent de concert les pratiques de la vie. Lorsque règne un calme relatif, que la disposition à la guerre reste à l’état dor-mant, les habitants vivent néanmoins une tension et une insécurité qui font partie intégrante de leur vie quotidienne. Pendant les éruptions de violence, des sentiments de peur et de vulnérabilité passent au pre-mier plan, et chacun adapte son comportement en conséquence. Mais là aussi, même si l’habitus de temps de guerre reflue quand arrive un cessez-le-feu, il en reste des traces qui imprègnent subtilement le quoti-dien et sont promptes à être réactivées dans la pratique.

C’est dans les perceptions et les pratiques de l’espace- temps ou, en empruntant à Bakhtine [1981], dans les chronotopes qui sous-tendent la vie des Israéliens et en façonnent le récit, que ces changements cognitifs et comportementaux structurés par l’axe quasi-paix/quasi-guerre sont sans doute les plus apparents. Les chronotopes sont des matrices spatio-temporelles qui modèlent toutes les structures textuelles, en relation avec d’autres structures textuelles et d’autres expres-sions. à la fois concepts cognitifs et traits narratifs, ils démontrent que la vie humaine est concrètement incorporée dans un espace temporel physique spé-cifique. Comme on le verra, l’espace et le temps prennent des sens particuliers dans la situation de quasi-guerre ; ils affectent divers aspects de la vie de tous les jours comme la maison et ses environs, mais également l’espace, la façon dont les régions d’Israël sont imaginées et définies, et le temps, son calcul et le mode de division des jours.

Notre analyse repose à la fois sur des entretiens eth-nographiques, des groupes de discussion menés avec des amis et des voisins ayant vécu l’opération Pilier de la Défense, et sur nos expériences de citoyens- anthropologues [pace Weingrod, 2004 ; Shokeid, 1992]. Pour commencer, nous examinerons les assertions sur la dichotomie « nous » vs « eux » qui se sont exprimées à la suite de l’opération, lorsque les Israéliens évoquent leur rencontre avec la (quasi-) guerre contre les Pales-tiniens de Gaza. Nous exposerons ensuite les réactions de nos informateurs à l’opération et analyserons les récits qu’ils font des changements survenus dans la vie de tous les jours, en suivant les quatre thèmes révélés par leurs propos : retrait et convergence, fuite, main tendue, et anxiété et vigilance. Ces thèmes témoignent

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de ce que pendant la confrontation militaire, les civils expérimentent des modes de réaction divers, qui par-fois se chevauchent. Il était en effet impossible, compte tenu de cette diversité, de généraliser nos observations ethnographiques et d’en proposer une description dense qui fût dépourvue de distorsions. En revanche, l’espace et le temps étant re-conceptualisés et reconfi-gurés pour faire face aux réalités changeantes de tous les jours, toutes les réactions rencontrées étaient struc-turées par des chronotopes de quasi-guerre.

�■ « Nous » vs « Eux »

Pendant les cycles de violences de l’opération Pilier de la défense, il est évident que l’on attaquait et que l’on était attaqué, que l’on bombardait et que l’on était bombardé. Que cet article soit centré sur l’expérience des juifs israéliens ne signifie nullement que la souffrance émotionnelle leur soit réservée, ni que l’angoisse d’Israël surpasse celle des résidents de Gaza. Pendant l’opération, plus de 160 Palestiniens ont été tués, et seulement 6 Israéliens3. Si la mort n’est pas l’unique forme de souffrance, c’est la plus ultime qui permet certainement de mettre en perspective la détresse éprouvée.

Une semaine environ après le cessez-le-feu, en 2012, Fran avait demandé à la réceptionniste du cabi-net de son médecin comment elle et sa famille s’étaient débrouillées pendant l’opération Pilier de la défense. Sveta répondit : « Pour nous ça allait, merci. Mais je ne pouvais m’empêcher de penser à toutes les femmes et les enfants innocents qui étaient en train de souffrir à Gaza. Je m’en faisais vraiment pour eux ». Un homme assis dans la salle d’attente se joignit à la conversation. « Vous vous en faisiez pour eux ?! », s’exclama-t-il. « Comment est-ce possible ? On ne leur a pas demandé de nous bombarder ! Qui a commencé cette pagaille ? Je regrette seulement que la fdi n’y soit pas allée, et qu’on en finisse une fois pour toutes ! »

Parmi nos interviewés aussi, sont apparues des divergences d’opinions sur la souffrance des habitants de Gaza bombardés par l’aviation israélienne. Témoin, ces propos tenus lors d’une discussion de groupe : « Je me sens mal pour les enfants palestiniens », déclara Gilli. « Non que je pense que nous n’avions pas besoin de faire ce que nous avons fait, mais tous ces petits enfants qui n’ont pas bénéficié de l’attention dont ils avaient besoin… » Efrat désapprouva : « ça ne m’a

même pas traversé l’esprit, pas une seconde. Il y a des enfants ici qui ne bénéficient pas d’attention ! A Ash-kelon, Ashdod, Sderot et je ne sais pas où ! » Meirav s’interposa : « Tout le monde est perdant ici ». « Nous avons néanmoins une sorte de port d’attache – l’abri anti-bombe », ajouta Shirli. La conversation se trans-forma alors en une frénésie enflammée d’explosions simultanées, les uns exprimant de la sympathie pour les enfants de l’autre bord ; les autres pas4.

Les propos des hommes interviewés qui se référaient fréquemment aux aspects militaires de la confron-tation, illustraient là encore les divers niveaux d’em-pathie envers l’expérience des habitants de Gaza. Roy observa :

Cette fois, on avait le sentiment qu’ils allaient rentrer [envoyer des troupes d’infanterie dans Gaza] et faire quelque chose de plus sérieux, et ils ont encore tout foiré. Je voudrais qu’ils y aillent et qu’ils en fassent plus… Nous sommes une armée humaine et tout, et nous n’avons pas rasé. Je veux dire, nous avons rasé… mais pas des choses remarquables, les hauts commandements ou les institutions gouvernementales. Moi je dis que si l’opinion publique internationale est déjà à fond contre nous, autant accomplir les basses œuvres. Noam fit cette remarque :La pensée que « nous ne sommes pas à Gaza » m’a tra-versé l’esprit. Ce ne sont pas des bombes d’une tonne qui tombent sur nos têtes, nous n’avons pas affaire à des soldats qui entrent dans votre maison au milieu de la nuit et qui la démolissent. Ça c’est quelque chose qui rend anxieux. Ce sont ces choses qui mettent votre vie en l’air. Mais ça ? Donc une fois de temps en temps tu vas à l’abri anti-bombe. Allez, je t’en prie ! 

Beaucoup d’autres ignoraient les Gazaoui dans leur récit, ou plutôt évoquaient la réalité inexplorée de la quasi-guerre qu’ils avaient eux-mêmes vécue, et expri-maient leur colère de la voir continuer. Efrat fit part de sa frustration : « Il y a ce sentiment que comment, comment peuvent-ils [le gouvernement] nous laisser prendre en otage ? » « S’il vous plaît, écrivez com-bien c’est dangereux ! » plaida Gilli. « Vous entendez constamment les coups : Boum ! Boum ! Boum ! Je mange mon petit déjeuner et j’entends des explosions, en pensant : dans quelle réalité hallucinante je vis ? »

Ces énoncés illustraient non seulement la diversité des opinions politiques des Israéliens mais aussi leur croyance sur le conflit en général. Pour certains, l’em-pathie envers « l’Autre », le Gazaoui aidait à mettre sa détresse en perspective et facilitait sa prise en charge.

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Dafna Shir-Vertesh et Fran Markowitz

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Ils savaient que la disparité de puissance entre la fdi et le Hamas avaient des conséquences très différentes dans les deux camps : les Israéliens n’étaient pas sujets à des raids aériens ; ils disposaient d’abris anti-bombes ainsi que du fameux « dôme de fer » (Kipat Barzel) – un système de défense qui intercepte et détruit nombre de roquettes tirées sur Israël. Pour d’autres, voir les Palestiniens responsables de leur détresse permettait de comprendre le sens de leur « réalité hallucinante » et les aidait à tenir face à la sensation d’un danger existen-tiel. Toutefois, ces positions n’étaient pas toujours aussi tranchées : les expressions politiques de colère avan-cées par les Israéliens étaient souvent dictées à la fois contre l’ennemi de Gaza, et contre le gouvernement israélien qui, pour commencer, laissait une pluie de roquettes tomber sur le Néguev.

�■ Retrait et convergence

Parmi les thèmes principaux ayant émergé de nos entretiens et de nos conversations sur l’opération Pilier de la défense, figurait la centralité de la maison, et particulièrement de l’abri intérieur. Il existe en Israël deux types principaux d’abris – le Miklat et le Mamad. Le Miklat est un abri anti-bombe qui peut être un abri privé adjacent à la maison. Mais c’est plus souvent un équipement public partagé par un certain nombre de voisins, allant jusqu’à desservir un quartier entier. Le Mamad est un « espace résidentiel sécurisé », une pièce normale mais renforcée au sein de la maison. Il est donc privé. En 1991, après la première guerre du Golfe, la division d’ingénierie et de protection à la direction de la Haga (protection civile), a publié « des règles de défense civile et édicté des spécifications pour la construction d’abris dans les bâtiments résidentiels à destination des communautés exposées ». Selon cette règlementation, toute unité résidentielle nouvelle ou rénovée doit avoir un espace résidentiel sécurisé à l’intérieur de l’appartement ou à l’étage. Aujourd’hui, d’après l’association des entreprises de bâtiment, envi-ron 25 % des constructions en Israël en disposent5.

La maison, nous a-t-on dit, devenait un havre de sécurité, tandis que le Miklat et le Mamad étaient décrits comme des sanctuaires. « Quand vous êtes dans la mai-son, une minute c’est beaucoup de temps », expli-qua Meirav, faisant allusion au temps qu’il faut pour atteindre l’abri entre le signal de la sirène et l’impact de la roquette. « Quand vous êtes en dehors de la maison,

ce n’est rien. » Noam répéta : « Si vous êtes à l’intérieur de la maison, une minute c’est un temps long, long ». « Je n’ai jamais été nerveux » affirma Roy, « parce que je savais que si vous êtes dans un Miklat, vos chances de survie sont vraiment vraiment élevées ».

Se trouver hors de la maison était une situation entièrement différente, aussi chaque sortie devait-elle être soigneusement pensée. Un jour au cours de l’opé-ration, Fran s’était arrêtée pour rendre visite à sa voisine Sari, qui avait l’air perplexe. Elle avait obtenu un ren-dez-vous médical pour son fils des semaines à l’avance. « Normalement je ferais l’aller-retour à Beer-Sheva deux fois par jour, je ne me poserais pas la ques-tion, mais maintenant pendant l’opération je réfléchis 100 fois pour savoir si je sors ». Sari a reprogrammé le rendez-vous.

Beaucoup de nos informateurs commandaient dans les épiceries et réduisaient leurs courses au minimum. Quand ils abandonnaient la relative sécurité de leur maison et se rendaient dans des espaces ouverts et sans protection, beaucoup se sentaient dangereusement exposés. « Vous vous sentez comme une oie dans un champ de tir ! » déclara Efrat. Meirav ajouta : « Vous conduisez dans un champ de bataille ! C’est comme conduire en enfer. » La disparité entre les sentiments de sécurité à l’intérieur et de danger à l’extérieur condui-sait à établir une distinction entre les divers espaces protégés –  particulièrement le Miklat et le Mamad. Nombreux sont ceux qui ne disposent pas d’espace sécurisé chez eux, et quand l’alarme retentit, il leur faut courir pour rejoindre l’abri public. Tel était le cas de Shirli vivant dans un mobile home au kibboutz. Elle partageait son expérience avec le reste du groupe de discussion : « Il fallait courir au Miklat. La nuit c’était dur. Réveiller les enfants et courir. D’un autre côté, c’est aussi effrayant de ne rien faire du tout. On hésitait sur ce qu’il fallait faire, à chaque fois ». 

L’espace sécurisé étant devenu la partie centrale de la maison et de la vie en général, il était souvent modifié pour accueillir la famille. « J’ai complètement trans-formé le Miklat », dit Meirav. « J’ai jeté une quantité de choses, mis des matelas, et couvert un mur de papier pour pouvoir peindre ». Le Mamad, qui est à l’intérieur de la maison, est l’espace le plus confortable où rester pour de longues périodes. « Mon voisin vient d’avoir un Mamad », expliquait Efrat. « Ce n’est pas la question de “ça“ ; c’est une question de “quand“. Vous mettez les enfants dedans, et vous ne vous réveillez pas la nuit. Vous n’avez pas ce stress. »

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Élise, qui habite à Beer-Sheba dans un pavillon mitoyen avec patio, a construit un Mamad dans sa mai-son il y a quelques années et après l’opération Plomb durci, elle l’a décoré pour le rendre plus gai. Pendant les semaines qui ont précédé Pilier de la défense, elle a établi une nouvelle règle familiale : quand les sirènes commençaient à retentir, chacun devait courir vers le Mamad, se réunir à l’entrée, s’embrasser en groupe, et alors seulement entrer dans la pièce sécurisée. Sa fille, une pré-adolescente était venue avec d’autres jeunes du quartier et avait transformé le Miklat qui était morne comme un bunker en une salle de jeux dans lequel ils avaient apporté leurs ordinateurs et des fournitures de dessin, joué de courtes pièces de théâtre et montré des vidéos. Chez eux et au milieu leur espace sécurisé, les habitants s’efforçaient de maintenir ou de créer des routines dans des situations où il était difficile de le faire. Quand Dafna a demandé à Roy ce qu’il se rap-pelait de l’opération Pilier de la défense, sa réaction immédiate a été : « Pour moi ça voulait dire que tout dans ma routine avait changé. Aussi bien à la maison qu’au travail. Toute cette histoire avec les sirènes, et courir vers l’abri. Pendant le jour, pendant la nuit. Ouvrir internet, lire les nouvelles tout le temps. »

Au sein d’un groupe de discussion, les quatre femmes auxquelles on avait demandé si elles étaient arrivées à maintenir une forme de routine, avaient toutes répondu d’un « Oui ! » sonore. Gilli déclara que la télévision était le fondement de leur routine fami-liale, et toutes les femmes rirent en acquiesçant. « Une routine paresseuse » ajouta Efrat. Meirav objecta : « Non, pour nous c’était le petit déjeuner. Voir [via le site web de l’école] si les enseignants nous collaient du travail à la maison. Douches l’après-midi. Une routine minimale. Ne pas laisser les enfants se coucher trop tard. On ne savait pas non plus si on allait être réveillé au milieu de la nuit… »

Mais bien qu’offrant une sécurité, la maison en venait aussi à représenter un espace de confinement et à être perçue comme une sorte de prison. Efrat raconta : « Je me souviens de cette semaine comme d’un cauchemar complet… Je travaillais depuis la mai-son mais avec 3 enfants chez moi, mes nerfs étaient en miettes. Vous nettoyez et vous faites la cuisine toute la journée. C’est comme une cocotte minute. Vous ne pouvez pas aller dehors ; vous ne pouvez pas aller au terrain de jeu et brûler un peu d’énergie ». Gilli ajouta en riant : « Les enfants devenaient fous parce qu’ils étaient à la maison tout le temps. Il faut faire face au stress toute la journée et à l’état d’urgence

en permanence ». « C’était horrible », dit Noam qui ajouta sardoniquement : « Chaque seconde était une élévation spirituelle. Le seul aspect positif c’est que nous n’avons pas travaillé. Au début, ce n’était pas si mal, mais à un certain moment, les enfants commen-çaient à grimper l’un sur l’autre… ».

Dans le Sud israélien, pendant l’opération, les explo-sions de bombes et de roquettes étaient fréquentes : le temps et l’espace n’étaient plus perçus de la manière habituelle. Selon leur région, les habitants disposaient de plus ou moins de temps après le retentissement de la sirène pour atteindre un abri. Les résidents de Beer-Sheva, par exmple, disposaient de 60 secondes pour rejoindre un espace sécurisé. Leur vie était scandée par des intervalles de 60 secondes, et toutes les activités étaient planifiées en en tenant compte. Par conséquent, le rapport à l’espace était lui aussi modi-fié. La maison devenait un havre sécurisé seulement s’il avait une aire protégée susceptible d’être atteinte en 60 secondes. Et comme les gens passaient du temps dans ces abris, ils espéraient qu’ils seraient accueillants.

�■ Fuir

La « cocotte minute » que devenait la maison condui-sait parfois leurs habitants à la quitter pour quelques jours voire pour la totalité de l’opération, et à se rendre dans des endroits hors de portée des roquettes. Telle fut l’option choisie par Dafna après une première nuit de bombardements très intenses. Dana avait emmené ses trois jeunes fils dans le Nord, et était restée là-bas une semaine. Beaucoup considéraient cette option comme irréaliste ou non viable. Certains, comme son mari, y voyaient une fuite devant un problème qui n’allait pas disparaître de sitôt : « Je n’étais pas très ravi que tu partes. Parce que notre réalité est telle que ces choses-là arrivent de temps à autre, alors quoi ? On va tout quitter, arrêter notre vie ordinaire de tous les jours et partir ? » D’autres n’avaient personne chez qui se rendre, ou ne pouvaient se permettre de payer un hôtel.

L’opération Pilier de la défense présentait encore d’autres difficultés : parce que, dans le nord du Néguev, les tirs de roquettes étaient hasardeux, beaucoup redoutaient que le seul fait de se rendre dans un espace sécurisé ne fût très dangereux. « J’ai commencé à télé-phoner », se souvint Efrat, « parce que j’ai entendu dire que des gens à Jérusalem et à Tel-Aviv offraient à des

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Dafna Shir-Vertesh et Fran Markowitz

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gens du Sud des lieux où séjourner. Je voulais vraiment y aller, mais le temps que je cherche un endroit, c’était trop tard. Et alors les fusées ont commencé à tomber ici aussi… tout ce que nous voulions, c’était partir de là, trouver de l’air ». « Avant, vous aviez le sentiment que si vous conduisiez sur une courte distance, vous étiez en sécurité », ajouta Shirli. « Maintenant, presque tout est devenu dangereux. Il n’y avait pratiquement aucun endroit où se détendre ». Meirav acquiesça : « C’était trop effrayant de se lever et de partir. La conduite est périlleuse, et les enfants ne voulaient pas partir. »

Après être restée enfermée dans la maison et avoir cédé aux pressions des membres de la famille qui vivaient hors de portée des missiles, Meirav par-tit finalement pour trois jours. Elle décrit l’angoisse du voyage en voiture : « Les enfants n’arrêtaient pas de demander : ”Est-ce qu’on est hors de portée des roquettes ? ” Et quand nous avons dit ”Oui”, ils se sont évanouis. Ils ne se sont pas contentés de dormir – ils se sont évanouis ! Et lorsque nous sommes revenus, c’était comme si on retournait au champ de bataille ». Se mouvoir dans l’espace était devenu un luxe que tous ne pouvaient s’offrir, non seulement pour des raisons financières mais aussi pour des raisons de sécurité. Ils élaboraient une carte cognitive d’Israël qui divisait le pays en deux zones, « sécurisée » et « dangereuse ». Les roquettes visant des zones beaucoup plus éloignées de Gaza que lors des conflits précédents, Pilier de la défense défiait les schémas mentaux acquis, ce qui ren-dait les excursions et même la fuite moins acceptables que le fait de rester chez soi.

�■ Tendre la main

Outre qu’ils avaient peur de quitter leurs maisons et de s’aventurer sur les routes, certains avaient une bonne raison de rester – à savoir aider les autres dans le besoin. « Je n’ai pas du tout travaillé durant cette période  », déclara Shirli, psychologue  «  excepté un jour lorsqu’ils m’ont demandé d’apporter du soutien émotionnel aux gens d’Ofakim6 qui souffraient d’an-xiété. Ils me l’ont demandé ; ils ne m’ont pas forcée. J’ai conduit vraiment vite, en priant constamment ».

« Hormis pour sortir voir la famille quelques jours, nous n’avons quitté la maison qu’une seule fois », dit Meirav. « Nous sommes allés apporter de l’aide aux soldats. Pour l’opération Plomb durci on leur avait apporté un tas de choses, mais cette fois ils n’avaient

rien. On est allés au supermarché leur acheter une énorme quantité de trucs, et on les leur a apportés ». Meirav note à juste titre que durant l’opération Plomb durci les gens étaient venus en foule aider les sol-dats. Et ils ont fait de même pour l’opération Pilier de la défense. Yaakov, un jeune lieutenant de réserve, remerciait avec enthousiasme « les volontaires qui nous ont soutenus avec de la soupe chaude, des boissons et des friandises pendant qu’on attendait dans le champ (le long de la frontière de Gaza) un ordre qui n’est jamais venu ».

L’essentiel de l’aide était en fait dispensé à proximité de la maison. Lors de l’opération Pilier de la défense, comme il y eut très peu de soldats blessés, la plupart des actions bénévoles se sont portées ailleurs. Sari, qui durant l’opération de 2008-2009 avait cuit des gâteaux pour les apporter aux soldats à l’hôpital Soroka, a en 2012 annulé le rendez-vous là-bas pour son fils, par peur des missiles. Mais elle n’a pas réfléchi deux fois pour aller rendre visite tous les jours à sa belle-mère âgée et souffrante. Et à la maison de retraite, elle a rencontré des groupes de jeunes gens qui, étant donné la fermeture de l’école, étaient venus réconforter les résidents.

En tant que fille de parents ayant survécu à l’Holo-causte, Malka, tout juste la soixantaine, est une femme pour qui le volontariat est un mode de vie. Comme elle le dit, la main tendue « m’a donné une dignité, une place dans la vie ». Comme pendant l’opération Plomb durci, le collège où elle travaillait étant fermé, elle a organisé une activité de groupe pour les enfants des médecins et des infirmières de l’hôpital Soroka à vingt minutes en voiture de chez elle. De même pen-dant l’opération Pilier de la défense, Malka « n’allai[t] pas rester assise à la maison toute la journée ! ». Mais cette fois, au lieu de rester 40 minutes sur la route à découvert, elle s’est rendue au service social de sa communauté et a travaillé avec des adultes handicapés tôt le matin jusqu’à deux heures de l’après-midi.

Le temps de guerre a intensifié les activités volon-taires de Malka. Durant les deux opérations militaires, son lieu de travail a fermé, et plutôt que d’utiliser ce temps à se détendre chez elle, elle a augmenté le temps habituel qu’elle consacre au volontariat en passant d’un jour par semaine à six, de manière à pouvoir sortir de la maison et se sentir utile. Mais lorsqu’en 2012, il lui a fallu circonscrire ses sorties à des lieux spatialement plus sûrs et temporellement plus proches de la maison, elle a dû changer le chronotope de guerre avec lequel elle avait fonctionné en 2009.

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Entre guerre et paix : Israël au jour le jour

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Alors que la conception cognitive de l’espace pous-sait les gens à rester chez eux, ceux-ci cherchaient néanmoins à rester en relation avec d’autres pour entre-tenir un sentiment de communauté et de solidarité. C’était non seulement évident à travers les pratiques de volontariat, mais aussi le maintien des contacts par téléphone et par courriel, voire même la saveur des inévitables rencontres dans le Miklat, quand les sirènes retentissaient. Meirav, par exemple, décrivit comment, de retour de son excursion pour aider les soldats, la sirène a retenti, la forçant à s’arrêter au milieu de la rue et à courir jusqu’au bâtiment le plus proche. « La chose la plus drôle », se souvient-elle, « c’est qu’au moment où nous sommes arrivés à l’escalier, ma fille a com-mencé à embrasser une fille. En fait, elles étaient du même club ! » Shirli renchérit : « Quand on a couru vers le Miklat communal, tous les voisins couraient de même. Tout le quartier a fini par se rencontrer dans le Miklat et s’est mis à discuter ».

�■ Anxiété et vigilance

Qu’ils aient choisi de rester ou de partir, les gens décrivaient souvent une sorte de tension corporelle qui se faisait constamment sentir. « Nous étions dans la voiture, avant que tout commence, et nous avons entendu [à la radio] que Jabari était liquidé.7 », se rappelle Gilli « Le corps entre en mode prépara-tion, et la roue dans le cœur commence à tourner : “D’accord. Mode urgence”… Même quand on est partis deux jours, je sentais constamment cette ten-sion dans mon corps ».

Cette tension se manifeste à travers plusieurs formes de vigilance, dont la plus évidente est de rester à l’in-térieur. Mais même chez eux, les gens prenaient des mesures spéciales ; de simples tâches comme le fait de prendre une douche étaient solidement pensées. Certains racontent avoir laissé les portes ouvertes pen-dant qu’ils prenaient leur douche pour économiser du temps au cas où la sirène retentirait, ou avoir pris des douches de jour parce que les sirènes avaient plus de chance de retentir la nuit. S’il était besoin de sortir en voiture, ils laissaient les vitres ouvertes pour entendre les sirènes.

Pour beaucoup, par comparaison avec d’autres périodes de combats, pendant l’opération Pilier de défense le niveau d’anxiété est monté. « C’était la pre-mière fois que j’ai eu vraiment peur que quelque chose

arrive », dit Efrat. « Dans le Miklat je me sentais encore en sécurité, mais dire de sortir pour aller chercher une glace ou aller au terrain de jeu, quand je faisais ces choses-là la dernière fois [pendant l’opération Plomb durci] je ne sentais pas que le danger était réel. Et cette fois ? J’avais peur de quitter la maison ». « Cette fois, il n’y avait pas de répit », ajouta Shirli. « Parce que nous n’avons pas de Miklat dans la maison, et aussi à cause de la fréquence et de la quantité de roquettes. Ce n’était pas facile. J’étais anxieuse ». Meirav renchérit : « La fréquence des sirènes et la quantité de roquettes chaque fois était dingue. Vous allez dans le Miklat et vous n’entendez pas un ou deux boums. Vous en comptez dix ! Et c’était tout le temps, sans arrêt, aucun répit ». « Cela ressemblait plus à une guerre », se sou-vient Gilli « parce qu’il y avait constamment des tirs. Surtout des dommages matériels mais tout de même, on sentait que ça se rapprochait de plus en plus. »

D’autres amis et voisins qui étaient restés près de chez eux affirmaient avoir ressenti moins d’anxiété en 2012 qu’en 2009. Élise expliquait que la première fois qu’elle avait expérimenté le « boum » de bombes explosant tout près pendant l’opération Plomb durci, elle n’avait aucune idée de ce à quoi s’attendre, alors que pendant Pilier de la défense, elle était restée dans son Mamad décoré et s’était sentie mieux installée et plus en sécurité. Pendant l’opération Plomb durci, le mari d’Élise voyageait à l’étranger et, seule à la maison avec son jeune enfant, elle s’est sentie anxieuse et vul-nérable. Cette fois, elle a insisté pour qu’il demeure sur place avec le reste de la famille. Tous ensemble dans leur intérieur bien garni, ils ont été capables de préparer et de savourer des repas et de profiter de la compagnie de chacun, ce qui a rendu l’expérience de la guerre de 2012 moins effrayante que la précédente.

à les écouter, la plupart des hommes interviewés se disaient moins anxieux que les femmes, et arboraient une façade nonchalante. Liran et Avishai, par exemple, s’efforçaient de capter l’image des roquettes sur leurs caméras digitales, qui -  selon leurs calculs mathéma-tiques -, ne pouvaient pas frapper leur maison. Roy a continué à travailler comme si de rien n’était, il n’a pris aucun temps de libre, et lorsque son travail l’a conduit vers des zones dangereuses, il n’a pas hésité à y aller. En même temps, il a bel et bien maintenu une forme de vigilance. « J’essayais d’aller dans le Miklat dès que les sirènes s’arrêtaient. Je pensais aux enfants, je ne vou-lais pas en faire des orphelins », rit-il. « J’étais simple-ment plus vigilant. Quand j’étais en voiture, je baissais le volume de la radio, je laissais la fenêtre ouverte ou

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Dafna Shir-Vertesh et Fran Markowitz

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des choses comme ça, je ne me souviens pas vraiment. Mais j’étais plus vigilant ». Plus tard il a ajouté : « Je serais beaucoup plus nerveux s’il s’agissait d’attaques chimiques ou quelque chose de ce genre. Si c’était chimique, tout le monde deviendrait nerveux. Mais ces roquettes – c’est du sérieux, les gens meurent et tout – mais si vous êtes dans un abri, alors les chances d’être blessé sont vraiment très minces ».

Ces effets physiques et émotionnels perdurent, y compris dans des temps de quasi-paix. Des bruits de motocyclettes ou même certaines chansons, nous a-t-on dit, généraient souvent une réaction d’effroi. Des événements annoncés aux nouvelles, comme les assassinats ciblés d’officiels du Hamas à Gaza, relèvent les niveaux de vigilance. Certains de nos informateurs ont préféré de ne pas aller à certains endroits où, selon eux, des roquettes pouvaient encore tomber.

Des mois après la fin de l’opération Pilier de la défense, tous nos interviewés ont affirmé qu’il suffisait d’attendre pour voir arriver un nouveau cycle de vio-lences. Noam, par exemple, s’est exclamé : « Bien sûr qu’il y aura un nouveau cycle. Nos vies sont faites pour ça ! » Puis, souriante : « Sans adrénaline, que devien-drions-nous ? La Scandinavie ? » Un focus group fut organisé pour discuter des effets persistants de la quasi-guerre durant la quasi-paix.

— Efrat : C’est comme ça. Retour à la vie normale. C’est étonnant que chaque fois on le prenne avec autant de nonchalance. Retour à la vie normale, jusqu’à la pro-chaine fois. Tous lui firent écho, en riant à moitié : Jusqu’à la pro-chaine fois .— Meirav : C’est notre réalité. C’est clair pour chacun d’entre nous que c’est la réalité. Effrat : Chaque fois que j’entends aux nouvelles qu’il y a de la tension à la frontière je me raidis. — Gilli : Moi aussi.— Meirav : Je sens que même quand c’est passé, avec toute la joie que ce soit passé, ça prend du temps pour que ça passe vraiment. Les enfants ont encore dormi dans notre lit pendant plusieurs jours, ils me demandaient de rester près d’eux quand ils prenaient leur douche. — Gilli : Il y a encore certains bruits qui me font bondir, et certains endroits où je n’irais pas. Mais ça diminue avec le temps. — Meirav : J’ai laissé le Miklat tout prêt pour la pro-chaine fois. — Efrat : Le mien dispose d’eau, et d’une tétine. De temps à autre je vérifie la date d’expiration des choses que je garde. Parce que vous ne savez jamais quand ça va vous tomber dessus ni combien de temps ça va durer.

— Gilli (avec un soupir) : Ce n’est pas la guerre. Les roquettes Grad ne sont rien à côté de ce qui s’annonce. Un peu de chimique, un peu de biologique… j’ai peur qu’ils veuillent nous annihiler. Qu’il n’y aura tout sim-plement plus de pays. Il y aura une catastrophe j’en suis sûre.

Tout en exprimant la conviction que ce n’est qu’une question de temps avant que la violence ne surgisse à nouveau, et bien que tous soient d’accord là-dessus, à la fois dans le sens incarné et pratique de la chose, les membres du groupe ont aussi appris à « baisser le ton » en faisant de petites blagues et en ayant recours à l’humour noir. Leur rire aide à refouler l’anxiété dans la coulisse et à continuer la vie de tous les jours, avec la parfaite connaissance qu’en cas de besoin le « mode-guerre » est facile à réactiver. Et que le pro-cessus – changements de comportement et de chrono-topes – va recommencer encore et encore.

�■ Pas tout à fait la paix, pas tout à fait la guerre

Durant les premières décennies du XXIe siècle, la situation d’Israël a été celle de quasi-paix/quasi-guerre. La plupart du temps, les Israéliens ont vécu leur quo-tidien sans prêter trop d’attention à la menace d’une attaque, tout en incorporant de banals éléments de sécurité dans leur façon de traverser et de négocier le temps et l’espace [Ochs, 2011]. Tous les Israéliens savent que le coffre de leur voiture sera fouillé quand ils entreront dans un parking souterrain, et qu’ils doivent ouvrir leur sac quand ils se présentent à l’entrée de bâtiments publics – qu’il s’agisse d’hôpitaux, d’écoles, de magasins ou de cafés. Ces pratiques de sécurité font partie du quotidien, et elles vont tellement de soi que l’on est enclin à oublier qu’à l’origine ces mesures exceptionnelles avaient été prises pour réduire l’im-pact des actes de violence commis pour atteindre des civils pacifiques.

Malgré ces pratiques et d’autres, les éruptions de violence telles que des attentats-suicides contre des bus et des cafés, ou des explosions de missiles sur le sol israélien en provenance de Gaza ou du sud-Liban ne sont pas complètement dépourvues d’anticipations. Si certaines périodes, comme les deux opérations dont il est question ici se démarquent du quotidien en rai-son de leur extrême violence, leur reconnaissance en

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Entre guerre et paix : Israël au jour le jour

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tant qu’opération est davantage assimilable à l’intensi-fication de tensions permanentes qu’à des événements notoirement isolés.

Néanmoins, comme l’a montré cet article, les bar-rages de missiles et les tirs de mortiers changent la manière dont les Israéliens se meuvent dans l’espace et dans le temps. Durant les périodes de calme relatif, ceux qui se déplacent d’un endroit à l’autre planifient leur voyage de façon à atteindre leur destination aussi rapidement que possible. En temps de quasi-guerre, les Israéliens « cartographient » leur itinéraire en termes d’abri – combien de temps seront-ils à découvert sur la route, et combien de secondes ou de minutes fau-dra-t-il pour aller d’un endroit sécurisé à un autre ? Tout en préservant leurs différences, les chronotopes de quasi-paix/quasi-guerre glissent les uns vers les autres et changent de sens. Quand les Israéliens se déplacent en période d’accalmie, ils se souviennent des routes empruntées par temps de guerre et les choi-sissent parfois parce qu’elles sont toujours possibles à titre d’alternatives. Qu’un motocycliste pétarade ou qu’un lourd hélicoptère commence à tournoyer et une sensation spatio-temporelle de guerre jaillit, qui fait que la population se met à courir – ou pense à courir – pour se couvrir.

Si en temps de quasi-guerre l’espace est mesuré en termes de « Combien de temps cela prend-il pour aller d’un abri à l’autre ? », et si dans le temps de quasi-paix cette perception rivalise avec le quotidien, alors les mêmes conditions valent pour l’espace domes-tique. Inutilisé en « temps normal’, le Miklat disparaît presque de la carte mentale des résidents du quartier pour redevenir un abri anti-bombes. Alors que durant les périodes de quasi-paix, le Mamad se transforme en chambre, en chambre d’amis, en pièce de jeu ou en bureau, il suffit qu’un bombardement survienne pour le voir converti en foyer de sécurité domestique.

A en juger par la forte propension d’amis et de voisins à comparer l’opération Pilier de la défense aux autres opérations et guerres qui l’ont précédée, il semble que chaque cycle de violence initié de façon externe, loin d’être perçu comme l’occurrence d’une anomalie qui perturbe la routine [Kimmerling, 1985] s’intègre au contraire dans les circonstances passées et futures. Les explosions de violence guerrière devraient par consé-quent être considérées comme une variable constante de la vie des Israéliens, comme faisant partie du conflit régional en cours. La violence elle-même est habituel-lement dormante, mais de temps en temps elle éclate sous des formes effrayantes, nuisibles et meurtrières.

Notre ethnographie montre que les Israéliens font face à ces éruptions de violence de diverses façons : certains les normalisent ; d’autres tendent la main à ceux qui en ont besoin ; d’autres enfin deviennent de plus en plus anxieux. Nombre de nos informateurs ont fait montre de réactions mitigées : si d’un certain côté ils considèrent que les bombardements sont normaux, de l’autre ils refusent d’accepter « comme normale » la réalité même qu’ils décrivent.

Au cours de l’été 2013, Israël et l’Autorité pales-tinienne ont rouvert les pourparlers de paix. Néan-moins, à travers tout Israël, les experts en politique, les commentateurs de télévision et nombre de nos amis et voisins se disaient certains que l’« insondable réalité » de la quasi-guerre n’était pas prête de s’ar-rêter. Selon une enquête réalisée en août 2013, les Israéliens étaient 73 % – et les juifs israéliens 80 % – à estimer que les pourparlers avaient une petite voire une très petite chance d’aboutir8. En d’autres termes, ces pourparlers sont fréquemment déconsi-dérés et perçus comme des tentatives qui ne mènent à rien. Le manque d’optimisme quant à la résolution du conflit milite encore plus pour l’acceptation du statu quo israélien de quasi-paix/quasi guerre. Les tirs de mortiers et les missiles, jadis considérés comme extraordinaires et éphémères, peuvent maintenant plus que jamais être considérés comme faisant partie d’une réalité courante.

En Israël, cette situation « quasi » est aussi une situation « pas tout à fait » : Israël n’est pas tout à fait  en état de paix, mais pas tout à fait non plus en état de guerre. Ainsi, pendant l’opération Pilier de la défense, les Israéliens ont tenté de maintenir contrôles et routines. Même s’ils prétendent que leur vie est fichue en l’air par les tirs de missiles, notre étude montre que les principaux éléments de détresse résident dans les conceptualisations et les pratiques changeantes du temps et de l’espace. Au cœur des attaques de missiles de 2012, il a suffi que les habi-tants réussissent à conserver le contrôle du temps et de l’espace pour faire baisser leur niveau d’anxiété. Les aspects « quasi/presque » de violence, comme la perception d’un sentiment de sécurité dans les abris de quartier et des pièces sûres de la maison, ont permis de tenir la crainte des missiles éloignée et de rendre les choses vivables, malgré l’angoisse. La véritable hantise existentielle était et reste liée à la peur d’une future catastrophe imaginée comme l’inévitable aboutissement de l’escalade d’un conflit régional non résolu.

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Dafna Shir-Vertesh et Fran Markowitz

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�■ Post scriptum, septembre 2014

L’été 2014, alors que la traduction de l’article était en cours, les combats ont repris entre Israéliens et Gazaoui. Vu la complexité et l’ambiguïté de la situation, et les points de vue opposés sur la manière dont ce cycle de violence a commencé, nous avons cru bon de nous référer au rapport du Bureau pour la Coordination des Affaires Humani-taires des Nations Unies, qui dit ceci :

Le 7 juillet 2014, l’armée israélienne a lancé sur la bande de Gaza une vaste opéra-tion militaire dont le nom de code est « Bordure protectrice », ayant pour objectifs de stopper les tirs de roquettes palestiniens au sud d’Israël et de détruire l’infrastructure militaire du Hamas et des autres groupes armés. Ce développement a marqué l’effon-drement de l’accord de cessez-le-feu négocié entre les Égyptiens, Israël et le Hamas en novembre 2012 et qui depuis décembre 2013 était de plus en plus attaqué. La der-nière escalade a commencé début juin, marquée par une intensification des attaques aériennes israéliennes et des tirs de roquettes depuis Gaza vers le sud d’Israël. Les ten-sions se sont ensuite accrues après l’enlèvement et l’assassinat le 12 juin de trois jeunes Israéliens au sud de la Cisjordanie, que le gouvernement israélien a attribué au Hamas9.

Les combats se sont soldés par la mort de 2 100 Palestiniens et de 73 Israéliens10. La durée de cette opération et l’importance des pertes en vies humaines n’ont fait qu’intensifier bien des aspects de l’opération Pilier de la défense décrite plus haut.

Amis et voisins ont pour la plupart choisi, une fois de plus, de rester à la maison et à proximité d’un abri. Nombre de nos informateurs sont restés près de leurs enfants aussi souvent que possible. Une étude conduite pendant l’opération a montré que pendant ce laps de temps près de 30 % des Israéliens ne s’étaient pas rendus à leur travail, et bien davantage lorsqu’ils habitaient des zones adjacentes à la bande de Gaza [Frenkel, 2014].

De nombreux Israéliens ont cherché à se rapprocher de l’idf, donné de la nourriture et des vêtements, ont rendu visite aux soldats blessés à l’hôpital et leur ont apporté des extras. En fait, le premier civil israélien blessé était un homme d’âge moyen touché par un obus de mortier alors qu’il se rendait à la frontière de Gaza, chargé de paquets et de douceurs pour les soldats. Des centaines et des milliers de citoyens ont assisté aux funérailles des soldats israéliens tombés au front.

Même si nombre d’Israéliens s’attendaient à ce que l’opération Bordure protectrice déclenche une recrudescence des attaques, les niveaux d’anxiété étaient à nouveau très élevés et persistaient même après les déclarations de cessez-le-feu. L’appel à des unités de réservistes devait encore accroître l’émoi général dans la mesure où presque chaque famille avait soit des parents soit des amis impliqués dans les combats à Gaza.

Comme d’Eilat à la Galilée, la plupart des régions du pays étaient touchées par les attaques de missiles, la possibilité de fuir était cette fois plus réduite, ce d’autant que l’opération a duré 50 jours, soit significativement plus longtemps que Plomb durci ou Pilier de la défense. Des compagnies aériennes étrangères ayant supprimé leurs vols pour Israël, plusieurs milliers d’Israéliens ont dû annuler leurs projets de vacances d’été, cependant que d’autres étaient bloqués à l’étranger. Alors que pendant les opérations précédentes, la plupart des Israéliens avaient considéré leur maison comme un refuge, en août 2014, dans les villes, les moshav11 et les kibboutz situés à proximité de la bande de Gaza, les chronotopes ont subi une altération dramatique. Les habitants n’avaient plus que 15 secondes pour se mettre à l’abri de bombardements constants et, parce qu’elles craignaient pour leurs vies, beaucoup de familles ont évacué temporairement leur logement pour rejoindre des zones moins exposées où elles avaient plus de temps (40 à 90 secondes) pour gagner un mamad ou un miklat en cas de besoin.

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Entre guerre et paix : Israël au jour le jour

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Bordure protectrice fut à tous égards une guerre aux conséquences horribles. Bien que dans des proportions nettement plus désastreuses à Gaza, il y a eu en Israël aussi des dévastations et des blessés et ces expériences ont contribué à rendre les déclarations sur le nous/eux d’autant plus intenses. Tout en n’étant pas complètement absentes, les expressions d’empathie pour « l’autre » palestinien se faisaient plus rares. Au lieu de quoi, Israël était fréquemment vu comme la victime d’un ennemi en mal de vengeance tandis que la moralité de son armée, considérée comme exceptionnelle, tranchait avec la cruauté du Hamas et le peu de cas que celui-ci faisait des souffrances de son peuple.

Faisant écho au ton apocalyptique de ce post-scriptum, Sari, qui avait quitté le pays à la fin du mois de juin pour rendre visite à ses parents au Canada comme elle le faisait chaque année, écrivait ceci à Fran, le 20 juillet :

« Je suis profondément perturbée par la sauvagerie et le danger de ce qui se passe en Israël. Mon cœur saigne pour toutes les victimesLe Hamas pense-t-il continuer jusqu’à la destruction d’Israël ?Les Israéliens pensent-ils en finir une fois pour toutes ?Tout ceci n’est-il pas fou ? Et à quel prix. »

Tandis que nous écrivons ce post-scriptum en septembre 2014, l’état existentiel d’Israël demeure celui d’une normalité ostensible : les enfants sont à l’école et les adultes au travail. Dans tout le pays, les cafés sont animés, les affaires vont bon train, les cinémas et les salles de concert sont pleins. Mais en même temps, la menace de la guerre est toujours quasi présente et cette ambiance de paix est intrinsèquement cou-plée à une crainte naissante. ■

Traduit de l’anglais par Anne Gotman

Anne [email protected]

�❙ Notes

1. La seconde guerre du Liban de 34 jours qui a eu lieu en juillet août 2006 a commencé lorsque le ministre de la Défense d’alors, Ehud Barak a déclaré que la capture de deux officiers de la fdi par le Hezbollah constituait, de la part de l’état du Liban, un acte de guerre.

2. Il existe davantage d’études ethnogra-phiques sur l’effet de l’occupation israélienne sur les civils palestiniens. Citons parmi les plus notables d’entre elles les travaux de Lori Allen, Avram Bornstein, Glenn Bowman, Tobias Kelly et Julie Peteet. Sur les citoyens palesti-niens d’Israël ou les Arabes israéliens, voir, entre autres, les travaux de Aref Abu-Rabia, Sarab Abu-Rabia-Qeder, Rhoda Kanaaneh, Emanuel Marx, Cédric Parizot et Dan Rabinowitz.

3. Selon l’organisation des droits de l’homme B’Tselem, au moins 97 des Palesti-niens tués étaient des civils qui ne prenaient pas part aux hostilités (communiqué de presse de B’Tselem, 9 mai 2013). Sur les six Israéliens tués, deux étaient des soldats et quatre des civils.

4. Il vaut la peine de noter qu’à l’excep-tion d’une personne, l’expression de sympathie pour les Gazaoui allait toujours aux femmes et aux enfants. Les hommes en étaient catégori-quement exclus.

5. http://www.haaretz.co.i l/misc/ 1.1120725

6. Ville nouvelle située à 22 kilomètres de Beer-Sheva.

7. Ahmed Jabari, commandant en second de l’aile militaire du Hamas, a été tué lors d’une

attaque aérienne ciblée de la fdi en novembre 2012. Sa mort a officiellement lancé l’Opéra-tion Pilier de la Défense.

8. L’enquête fut conduite en août 2013 par Midgam, et sponsorisée par le Programme Evens de l’Université de Tel-Aviv et l’Institut Israélien de la Démocratie.

9. http://www.ochaopt.org/documents/ocha_opt_sitrep_04_09_2014.pdf

10. 67 soldats israéliens ont été tués, 5 civils, et un citoyen thaïlandais. D’après le rapport ocha des Nations Unies du 4 sep-tembre 2014, sur les 2131 Palestiniens tués, 1473 étaient des civils. http://ochaopt.org/documents/ocha_opt_sitrep_04_09_2014.pdf

11. Communautés agricoles coopératives associant plusieurs fermes individuelles [NdT].

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Dafna Shir-Vertesh et Fran Markowitz

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�❙ ABSTRACT

Between war and peace: Everyday IsraelThis study explores the existential setting of Israel as a country almost at war. War readiness is integrated into the daily lives of Israeli

and Palestinian citizens, creating a habitual tension between the normalcy of the everyday and an ever-present war-like atmosphere. The article shows how residents of the Israeli city of Beer-Sheva and its suburbs struggled to preserve some form of their daily routine during Operation Pillar of Defense in 2012. It presents their diverse reactions to violent eruptions of the mundane, and concludes that this state of between war and peace is increasingly becoming an accepted and acceptable way to live and be in Israel, as what was once believed to be ephemeral has become constant and permanent.

Keywords: Chronotopes. Israeli-Palestinian conflict. Almost-war. Operation Pillar of Defense. Israël.

�❙ ZUSAMMENFASSUNG

Zwischen Krieg und Frieden : Israel Tag für TagDiese Studie untersucht, inwiefern die Lage Israels durch einen Quasi-Kriegszustand charakterisiert ist. Dieser Zustand, der Teil des

täglichen Lebens der israelischen und palästinensischen Bürger ist, schafft eine Spannung zwischen der Normalität des Täglichen und einer Atmosphäre des Quasi-Kriegs, die immer mitschwingt. Der Artikel zeigt auf, wie während der Operation „Säule der Verteidi-gung“ im Jahr 2012, die Bewohner der israelischen Stadt Beer-Sheva und der Umgebung dafür gekämpft haben, eine Form alltäglicher Routine beizubehalten. Die Beobachtung verschiedener Reaktionen auf die gewaltsamen Einbrüche des täglichen Lebens führen zu der Überlegung, dass das was man für vergänglich hielt, konstant und anhaltend ist. In diesem Zwischenzustand zwischen Krieg und Frieden eine Lebensform zu sehen, ist immer akzeptierter und akzeptabler.

Stichwörter: Chronotop. Israelisch-palästinischer Konflikt. Quasi-Krieg. Operation Säule der Verteidigung Israel.

Page 13: Entre guerre et paix: Israel au jour le jour

Ethnologie française, XLV, 2015, 2

Entre guerre et paix : Israël au jour le jour

10 février 2015 11:14 AM – Revue Ethnologie française n° 02/2015 – Collectif – Revue Ethnologie française – 210 x 270 – page 221 / 400 - © PUF -

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�❙ RéSUMEN

Entre guerra y paz : Israel al díaEste estudio explora como la situación de Israel está caracterizada por un estado de casi-guerra. Integrado en la vida cotidiana de los

ciudadanos israelíes y palestinos, este estado genera una tensión entre la normalidad de la vida cotidiana y un ambiente de casi-guerra, siempre presente. El articulo demuestra cómo, durante la operación « Pilar de la defensa » en el 2012, los residentes de la ciudad israelí de Beer-Sheva y de sus alrededores han luchado para preservar una forma de rutina cotidiana. La observación de diversas reacciones a las erupciones violentas de la vida diaria lleva a pensar que lo que se creía efímero se ha vuelto constante y permanente — y a ver en este estado intermediario entre guerra y paz un modo de vida y de ser cada vez más aceptado y aceptable.

Palabras-clave. Cronotopes. Conflicto israelí-palestino. Casi-guerra. Operación Pilar de la Defensa. Israel.