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ÉLOGE DU VOYAGE DOM 6,60 € - BEL 6,50 € - CH 12,00 FS - CAN 8,30 $ CAN - ALL 7,50 € - ITL 6,60 € - ESP 6,60 € - GB 5 £ - AUT 6.70 € - GR 6,60 € - PORT CONT 6,60 € - MAR 60 DH - LUX 6,60 € - TUN 7,3 TND - TOM /S 900 CFP - TOM/A 1400 CFP - MAY 6,50 € DOSSIER QUELLES UTOPIES POUR AUJOURD’HUI ? GRANDE ENQUÊTE www.magazine-litteraire.com - Juillet-août 2012 3:HIKMKE=^U[UU\:?a@p@c@b@q; M 02049 - 521 S - F: 6,00 E - RD Avec Montaigne, Sand, Jules Verne, Loti, Segalen, Thoreau Michaux, Leiris, Gide, Kerouac, Bouvier, Magris Coatalem, Jordis, Blas de Roblès Le Clézio, Deville Chatwin... Carnets de Homs LE NOUVEAU RÉCIT DE JONATHAN LITTELL « Notre monde manque de candeur » ENTRETIEN AVEC WILLIAM T. VOLLMANN BONNES FEUILLES LES 5 ROMANS FRANÇAIS DE LA RENTRÉE
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Eloge du voyage

Mar 25, 2016

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Bien avant que l’accolement des substantifs « écrivain » et « voyageur » tende à catégoriser des auteurs pratiquant une multiplicité de genres, les écrivains ont entretenu avec le voyage une relation complexe. Quelles que soient ses conséquences dans l’œuvre, il est pour tous un moment d’ouverture du regard et de mise à l’épreuve du réel.
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Quelles utopies pour aujourd’hui ?

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www.magazine-litteraire.com - Juillet-août 2012

3:HIKMKE=^U[UU\:?a@p@c@b@q;M 02049 - 521 S - F: 6,00 E - RD

Avec Montaigne, Sand, Jules Verne, Loti, Segalen, Thoreau Michaux, Leiris, Gide, Kerouac, Bouvier, Magris

Coatalem, Jordis, Blas de Roblès Le Clézio, Deville

Chatwin...

Carnets de HomsLe nouveau récit de Jonathan LitteLL« Notre monde manque de candeur »entretien avec WiLLiam t. voLLmann

boNNes feuilles Les 5 romans français de La rentrée

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3 Éditorial

Juillet-août 2012 | 521 | Le Magazine Littéraire

Édité par Sophia Publications74, avenue du Maine, 75014 Paris.Tél. : 01 44 10 10 10 Fax : 01 44 10 13 94Courriel : [email protected] : www.magazine-litteraire.com

Service abonnements Le Magazine Littéraire, Service abonnements 17 route des boulangers 78926 Yvelines cedex 9Tél. - France : 01 55 56 71 25Tél. - Étranger : 00 33 1 55 56 71 25Courriel : [email protected] France 2011 : 1 an, 12 numéros, 62,50 €.Achat de revues et d’écrins : 02 38 33 42 87 U. E. et autres pays, nous contacter.

Rédaction

Pour joindre directement par téléphone votre correspondant, composez le 01 44 10, suivi des quatre chiffres placés après son nom.

Directeur de la rédactionJoseph Macé-Scaron (13 85)[email protected]édacteur en chef Laurent Nunez (10 70) [email protected]édacteur en chef adjoint Hervé Aubron (13 87) [email protected] de rubrique « La vie des lettres » Alexis Brocas (13 93) [email protected] couverture A noirConception maquette Blandine PerroisDirectrice artistique Blandine Perrois (13 89) [email protected] photo Michel Bénichou (13 90) [email protected]édactrice Enrica Sartori (13 95) [email protected] Valérie Cabridens (13 88)[email protected] Christophe Perrusson (13 78)Directrice administrative et financièreDounia Ammor (13 73)Directrice commerciale et marketing Virginie Marliac (54 49)

Marketing directGestion : Isabelle Parez (13 60) [email protected] : Anne Alloueteau (54 50)

Vente et promotionDirectrice : Évelyne Miont (13 80) [email protected] messageries VIP Diffusion Presse Contact : Frédéric Vinot (N° Vert : 08 00 51 49 74)Diffusion librairies : Difpop : 01 40 24 21 31

PublicitéDirectrice commerciale Publicité et Développement Caroline Nourry (13 96)Publicité littéraire Marie Amiel - directrice de clientèle (12 11) [email protected]é culturelle Françoise Hullot - directrice de clientèle (secteur culturel) (12 13) [email protected] communication Elodie Dantard (54 55)

Service comptabilité Sylvie Poirier (12 89) [email protected]

Impression Imprimerie G. Canale, via Liguria 24, 10 071 Borgaro (To), Italie.

Commission paritairen° 0415 K 79505. ISSN- : 0024-9807

Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus.Copyright © Magazine LittéraireLe Magazine Littéraire est publié par Sophia Publications, Société anonyme au capital de 115 500 euros.

Président-directeur général et directeur de la publicationPhilippe ClergetDépôt légal : à parution

Par Joseph Macé-Scaron

L e secret est au cœur de la vie et de la pensée de Freud comme de celles de Marcel Proust. » C’est cette tranquille certitude qui a conduit Jean-Yves Tadié à mettre en parallèle l’existence

des deux hommes. Le Lac inconnu (1) est un travail délicat de marqueterie littéraire où les thèmes se croisent et se recroisent pour établir finalement un véritable dialogue entre Proust et Freud.L’image du lac inconnu désigne l’inconscient chez Proust. Tadié nous rappelle à cette occa-sion que les parallèles sont une forme de critique ancienne, sans même remon-ter à Plutarque : trouver des conver-gences entre deux esprits, dresser la car-tographie de leurs ressemblances. Tout commence par le rêve pour Freud ; tout débute par le sommeil pour Proust. Le baiser du soir est-il une scène freu-dienne ? L’ enfance proustienne n’est-elle pas habitée de passions, de cauche-mars, de malheur ? La mémoire freudienne n’est-elle pas proche de la mémoire proustienne par cette conjugaison entre l’association d’idées et la plongée dans le passé ? Le style a la fluidité de ces différents courants qui agitent les profondeurs du lac immo-bile. Loin de réduire Proust à une lecture freu-dienne, le travail de Tadié nous donne à lire un écri-vain qui, comme Shakespeare, embrasse toutes les zones de l’être, y compris les plus inaccessibles : « Proust est à la fois celui qui parle, comme le patient, et celui qui analyse, qui interprète tout (sauf ses propres rêves), comme le psychanalyste. »

V ermeer, Whistler, Giotto, Pavé, Extase, Femme de chambre : ce sont là les entrées de l’abé-cédaire de Luzius Keller (2). Éditeur, com-

mentateur, traducteur en allemand de l’œuvre de Proust, il réunit dans cet ouvrage les textes parus séparément dans le Dictionnaire Marcel Proust, non sans les avoir enrichis. Keller flâne dans les allées et contre-allées proustiennes. Il s’attarde sur un pas-sage, cueille une phrase, écarte de sa canne une inter-prétation intempestive, rassemble en un bouquet plu-sieurs textes. Il a la modestie savante d’un Jerphagnon. La seule entrée « Marquise », en dépit de ses onze lignes, est un petit joyau. Peut-être ce livre est-il une des meilleures invitations à pénétrer dans l’œuvre

sans crainte d’être écrasé. Il est parfois préférable de s’introduire dans une cathé-drale par les transepts.

L es deux livres se parlent. Normal, tous les proustiens

sont en dialogue. Notam-ment lorsqu’ils évoquent ce que l’on nommera le « mys-tère de la chambre 43 ». C’est dans cette pièce de la maison de passe de Jupien que le baron de Charlus se fait attacher et fouetter. Au départ, le narrateur situe cette action dans une autre chambre : la 14bis. La 43 étant celle d’où il est censé observer la scène par- dessus une cour intérieure.

Par quelle étrangeté la chambre du narrateur devient-elle celle des deux « invertis » ? L’écrivain l’aurait-il trahi ? Commet-il un lapsus volontaire, révélant ses propres pratiques ? Cette thèse est défendue avec éclat par le comparatiste italien Mario Lavagetto et contestée tout aussi brillamment par Antoine Com-pagnon, qui estime qu’il s’agit là d’une erreur de l’écrivain qui n’a pu être corrigée. Keller penche pour la première interprétation, Tadié pour la seconde.Il est remarquable de voir combien un simple détail – mais ce sont ces détails qui font précisément le tissu du roman – peut redéployer toute l’œuvre proustienne comme une carte d’état-major. Un pil-poul proustien ? Oui, mais qui dépasse La Re cherche : un écrivain peut-il rompre le pacte romanesque entre le narrateur et le lecteur ? Pourquoi traquer ainsi tous les indices qui nient l’autonomie du nar-rateur ? Ce dernier est-il aussi forcément asthma-tique ou fils de médecin ? Non. L’auteur et le narra-teur sont condamnés à vivre des destins parallèles, et ce pour notre plus grand plaisir.

[email protected]

(1) Le Lac inconnu. Entre Proust et Freud, Jean-Yves Tadié, éd. Gallimard, « Connaissance de l’inconscient », 192 p., 16,50 €.(2) Proust et l’alphabet, Luzius Keller, éd. Zoé, 304 p., 21 €.

Vies parallèles

Ce livre est une des meilleures invitations à pénétrer dans l’œuvre sans crainte d’être écrasé. Il est parfois préférable de s’introduire dans une cathédrale par les transepts.

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Juillet-août 2012 | 521 | Le Magazine Littéraire

Deux articlesen complémentde notre dossierAndré Gide en URSS, par Frank Lestringant, et Blaise Cendrars,par Claude Leroy.

Carnetd’adressesNotre sélection des meilleures librairies parisiennes spécialisées dans les beaux livres.

Le cercle critiqueChaque mois, des critiques inédites exclusivement accessibles en ligne.Su

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n° 521 Juillet-août 2012Sommaire

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Perspectives : Quelle utopie pour aujourd’hui ? Dossier : L’invitation au voyage Entretien avec William T. Vollmann

En couverture : Paysage toscan de Lorenzo Mattoti. En vignette : image extraite du fi lm Immortel (ad vitam), d’Enki Bilal (2004), Collection Christophe L© ADAGP-Paris 2012 pour les œuvres de ses membres reproduites à l’intérieur de ce numéro.

Abonnez-vous page 87

Ce numéro comporte 6 encarts : 1 encart abonnement sur les exemplaires kiosque, 1 encart abonnement Quo Vadis, 1 encart Edigroup sur exemplaires kiosque de Suisse et Belgique, 1 encart RSD, 1 encart La Croix et 1 encart Tapisseries d’Aubusson sur une sélection d’abonnés.

Le feuilleton de Charles Dantzig.

3 L’éditorial de Joseph Macé-Scaron 6 Contributeurs

Perspectives 8 Quelle utopie pour aujourd’hui ?

pages coordonnées par Patrice Bollon 10 Cauchemars éclairés, par Patrice Bollon 12 Entretien avec Miguel Abensour 15 Ernst Bloch, par Patrice Bollon 16 Cornelius Castoriadis, par Nicolas Poirier 17 Bibliographie

L’actualité 18 La vie des lettres Édition, festivals,

spectacles… Les rendez-vous du mois 28 Le feuilleton de Charles Dantzig

Le cahier critique 30 Jonathan Littell, Carnets de Homs 31 Sébastien Amiel, L’Homme arrêté 32 Jacqueline de Romilly, Ce que je crois 33 Pascal Pia, Chroniques littéraires 34 Luc Dardenne, Sur l’affaire humaine 35 Fernando Trías de Bes, Encre 36 Kressmann Taylor,

Journal de l’année du désastre 37 Luigi Guarnieri,

Une étrange histoire d’amour 38 Paco Ignacio Taibo II,

Le Retour des Tigres de Malaisie 39 Pier Paolo Pasolini, C. 40 Francesc Serés, Contes russes 40 Tuomas Kyrö,

Les Tribulations d’un lapin en Laponie 42 Nos collaborateurs publient 44 Guy Goffette, La Ruée vers Laure 44 Jeanne Benameur, Notre nom est une île 46 Jean-Luc Despax, Des raisons de chanter

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Prochain numéro en vente le 30 aoûtDossier : Raymond Queneau

Le dossier 48 L’invitation au voyage

dossier coordonné par Aliette Armel,avec Joseph Macé-Scaron

50 Entretien avec Michel Le Bris 52 Loti et Segalen, par Clémentine Baron 54 Entretien avec Patrick Deville 56 J.M.G. Le Clézio, par Marina Salles 58 Claudio Magris, par Alexis Liebaert 60 Nicolas Bouvier, par François Laut 64 Bruce Chatwin, par Christine Jordis 66 André Gide au Congo, par Frank Lestringant 68 Michel Leiris, par Aliette Armel 70 Henri Michaux, par Anne-Élisabeth Halpern 72 H. D. Thoreau, par Thierry Gillybœuf 74 Jules Verne, par Jean-Luc Steinmetz 76 George Sand, par Martine Reid 78 La comtesse de Gasparin, par Sarga Moussa 80 Montaigne en Italie, par Joseph Macé-Scaron 82 Éloge du petit dieu des carrefours,

par Jean-Luc Coatalem 83 Feuilles de route, par Olivier Weber, Christine

Jordis, Cédric Gras, Sébastien Lapaque, Olivier Germain-Thomas, Jean-Marie Blas de Roblès, Serge Delaive et Sylvain Prudhomme

Le magazine des écrivains 88 Grand entretien avec William T. Vollmann 94 Bonnes feuilles de la rentrée

Peste et choléra, de Patrick Deville 96 Le Sermon sur la chute de Rome,

de Jérôme Ferrari 98 Réanimation, de Cécile Guilbert 100 L’Inconscience, de Thierry Hesse 102 Le Maréchal absolu, de Pierre Jourde 104 Visite privée « Les arcs-en-ciel du noir »,

dessins de Victor Hugo, par Valérie Mréjen 106 Le dernier mot, par Alain Rey

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Perspectives

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Jugées irréalistes ou enclines au totalitarisme, les utopies ont laissé place à un morne fatalisme. Elles ne se réduisent pourtant pas nécessairement à des systèmes dogmatiques, mais instillent un mouvement fondamental de la politique et, au-delà, de la pensée : celui qui ne se résigne pas face à un état de fait.Pages coordonnées par Patrice Bollon, illustrations Chloé Poizat pour Le Magazine Littéraire

Quelle utopie pour au jourd’hui ?S’ il y a un enseigne-

ment majeur dans la récente élection pré-sidentielle, cette espèce de sondage

« en grand » ou « réel » sur l’état de notre société, c’est bien celui de sa désespérance. Ainsi, au premier tour, on en a vu beaucoup se prononcer pour Mme Le Pen, tout en sachant qu’elle ne serait pas élue, parce que même elle n’avait aucune chance de l’être – comme s’ils avaient voulu signifier par là leur entier rejet de tout. Puis, au second tour, il y a eu ce phénomène, très peu commenté en définitive, des votes blancs ou nuls, qui ont atteint un pourcentage (près de 6 % des votes exprimés) à peu

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Perspectives

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« Oui, bien sûr, mais c’est la crise ! » Cette rengaine paraît évoquer une catastrophe naturelle.

près jamais atteint. Mais même ceux qui ont assuré la victoire de François Hollande semblent l’avoir fait dans le plus profond désabusement : « Il ne réalisera pas de miracles, mais, au moins, il fera mieux que l’ancien pré­sident ! », rapportait un quotidien, le lendemain de l’élection, parmi les phrases recueillies lors de la fête don­née en son honneur à la Bastille.

« Sauver les meubles »On connaît la rengaine qu’on oppose en général à cette situation, et qui est censée en fournir l’explication : « Oui, bien sûr, mais c’est la crise ! » Comme si, par cette expression im­personnelle, on se trouvait non en présence d’un enjeu humain, à traiter

par les hommes, mais devant une es­pèce de phénomène naturel, trem­blement de terre ou tsunami d’un autre genre, doté de son intention­nalité propre et face auquel nous n’aurions d’autre choix que de « sau­ver les meubles », de l’endurer en attendant qu’il passe lui aussi « natu­rellement », par épuisement mé­canique… N’est­ce pas dans ce fata­lisme face à la crise plutôt que dans la crise elle­même que s’ancre le pré­sent désabusement ? Et comment pourrait­il en être autrement quand

GlossaireUtopie, uchronie,

dystopieLe mot « utopie » vient du nom propre inventé par l’avo-cat, humaniste, ami d’Érasme et homme politique anglais Thomas More (1478-1535) dans son récit, publié initialement en latin en 1516, De optimo rei publicae statu deque nova insula Utopia (« De la meilleure forme de communauté politique et de l’île nouvelle d’Utopie »), qu’on considère, historique-ment, comme le premier du genre. Ce néologisme est sou-vent présenté comme dérivant des mots grecs ou- (prépo-sition privative) et topos (lieu). L’utopie serait donc le « lieu de nulle part ». Mais Utopia étant un mot latin formé à partir du grec, il peut également renvoyer à eu- (préfixe signifiant « bon ») topia, soit un lieu de félicité où tout est bien, ou encore à ude-topia, lieu d’aucun temps. C’est dire l’ambiguïté dans laquelle More a inscrit le terme et son œuvre. Le « lieu du Bon » serait ainsi non seulement de nulle part mais de nul temps, ce qui ferait formellement de toute utopie aussi une « uchronie » (de ou- et chronos, le temps), quoiqu’on réserve en général ce terme à l’histoire « alternative » ou « contrefactuelle » : ce qui aurait pu advenir mais n’a fina-lement pas eu lieu. L’inscription de l’utopie d’un lieu autre à un temps autre (le futur), illustrée par la triade des grandes utopies sociales du xixe siècle (Saint-Simon, Fourier, Owen), est une des tendances majeures qui structurent l’histoire du genre utopique. Le mot « dystopie », apparu d’abord en anglais (dystopia) sur le préfixe grec dys- (connotant le carac-tère mauvais ou erroné) pour nommer ces fictions pessi-mistes comme Le Meilleur des mondes de Huxley (1931) et 1984 d’Orwell (1949), oscille lui aussi entre les notions diffé-rentes – mais qu’on distingue rarement – d’« anti- utopie », de critique dénonciatrice de l’utopie, et de « contre-utopie », d’utopie opposée à celles qui existent. C’est au sein de ce réseau subtil d’ambivalences que se déploie la signification philosophique complexe de l’idée d’utopie. P. B.

les deux candidats principaux nous ont assuré – avec les quelques diffé­rences de détail qui siéent à toute compétition – qu’il n’était pas d’autre solution à cette crise que le « réa­lisme » comptable et l’austérité ? La France n’aurait en bref, ainsi que l’a dit la porte­parole de Nicolas Sarkozy, que « le choix entre l’effort [elle pen­sait à la droite] et les sacrifices [la gauche] ». On a connu des dilemmes plus exaltants.Qu’il semble loin le temps où un pré­sident avait pris pour slogan de sa campagne le mot d’ordre « Changer la vie » ! Il est vrai qu’il n’a guère tenu parole : c’est même à lui que nous devons de nous être convertis à ce capitalisme financier qui nous a

Quelle utopie pour au jourd’hui ?

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18La vie des lettresLa vie des lettres 18

qu’ils alignent. Pour Gallimard, Tahar Ben Jelloun (Le Bonheur conjugal, le 22 août), Philippe Djian (« Oh… ») et Joy Sorman (Comme une bête, le 30 août). Le Seuil mise sur Patrick Deville (Peste et choléra, sur les disciples de Pasteur, lire extrait p. 94-95), Tierno Monénembo (Le Terro-riste noir, centré sur la figure méconnue d’un chef de réseau de résistants noir, qui opéra dans les Vosges)… Grasset compte sur Pascal Quignard (Les Désar-çonnés) et fera paraître les pro-chains romans de Claude Arnaud (Brèves saisons au paradis), d’Amin Maalouf (Les Déso-rientés), de Christophe Donner (À quoi jouent les hommes) et le journal de la campagne de François Hollande que tint Laurent Binet (Rien ne se passe comme prévu).Littéraire (prix). Variété d’échalote universellement courue. Soigne parfois la méses-time de soi. Certaines ont le pou-voir de changer le papier en or.Nouveau (venu). (Syn. : primo-romancier, impétrant.) Chaque année se rejoue le mythe de la

Jourde (Le Maréchal absolu, Gallimard, lire extrait p. 102-103), Jean-Marc Parisis (La Recherche de la douleur, Stock), ou Alexis Salatko (Le Parieur, Fayard).Emblématique. Certains écri-vains le sont pour leur maison : Serge Joncour pour Flammarion (L’Amour sans le faire, le 22 août). Actes Sud pourra comp-ter sur Mathias Énard (Rue des voleurs), Jérôme Ferrari (Le Ser-mon sur la chute de Rome, lire extrait p. 96-97), Sébastien Lapa-que (Convergence des alizés) et Laurent Gaudé (Pour seul cor-tège, sur Alexandre le Grand). Stock verra sa bannière bleu nuit portée par Vassilis Alexakis (L’En-fant grec), Christian Authier (Une certaine fatique)…Galligrasseuil. S’étonner de leur pouvoir d’influence et s’ébaubir des auteurs importants

virginité littéraire, et toute l’édition participe à cette mise en scène. Repérer toutefois ceux qui sont fils d’éditeur, d’écrivain, de comédien connus. Privilégier les autres par goût de la vertu.Outre-Atlantique. Terre loin-taine d’où viendra le renouveau littéraire, en tout cas riche en talents récemment identifiés : cette année, l’Américain Robert Goolrick (Arrive un vagabond, éd. Anne Carrière) et le grand auteur à tendance policière Ron Rash (Le Monde à l’endroit, qui n’est pas un polar, paraîtra en « Cadre vert » au Seuil).Posthume (parution). Sou-vent anecdotique, elle permet de se pencher de façon apaisée sur une œuvre, à l’écart du bruit qu’elle a fait. Calmann-Lévy repu-blie des nouvelles épuisées du Nobel allemand Hermann Hesse, Le Seuil annonce un texte (iné-dit) de Christa Wolf et le premier roman de José Saramago (Relevé de terre). Également attendu, un recueil de textes de Soljenitsyne contenant deux nouvelles in-connues des lecteurs français (La Confiture d’abricot, Fayard).

L a différence entre le critique litté-raire et le collé-gien ? Avant la ren-trée, le cartable du

premier est déjà plein – de livres et de programmes de parution –, et le voilà en demeure de rendre son premier devoir : l’article qui présente, en amont de toute publication, un panorama forcé-ment incomplet de livres dont on parlera dans deux mois. Le tout est de donner à ce véné-rable marronnier une forme ori-ginale. Celle d’un dictionnaire de très lointaine inspiration flauber-tienne, par exemple…Août. Le mois de la rentrée de septembre. S’irriter (même pour de faux) que, chaque année, sep-tembre commence de plus en plus tôt.Cercle. Rassemble les lecteurs manifestant une telle fidélité à un auteur qu’elle finit par com-penser des ventes, souvent élevées, mais inférieures à 100 000 exemplaires. Certains écrivains peuvent compter sur le leur, comme Alain Blottière (Rêveurs, Gallimard), Pierre

édition�L’abécédaire de la rentrée littéraireQuelques jalons de l’automne prochain, de Pascal Quignard à Salman Rushdie, en passant par Olivier Adam, Jim Harrison, des inédits de Soljenitsyne....

Également au programme, des nouvelles de Hesse et le premier roman de Saramago.

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Pascal Quignard, Joy Sorman, Tahar Ben Jelloun (de gauche à droite).

Serge Joncour.

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19 La vie des lettres 19

Réalisme. Bête curieuse qu’on cherche un peu partout sans jamais la trouver tout entière quelque part. Être pour ou contre.Roth (Philip). Ne publie pas en cette rentrée. Le regretter, même si ses derniers livres avaient le charme des discours funéraires. Se rabattre sur le Britannique Howard Jacobson (Kalooki Nights, éd. Calmann-Lévy), qui pratique le même genre d’hu-mour que Roth à ses débuts et chez lequel l’obsession du sexe et de la religion n’a pas encore été supplantée par l’obsession du cimetière.Saint-Germain. Bocal où tour-nerait en rond le milieu littéraire français, voué aux gémonies par ceux qui le contemplent de l’ex-térieur et rêvent de s’y tremper.Transfert. S’en scandaliser : il en va aujourd’hui des écrivains comme des footballeurs qui ne pensent qu’à se vendre au plus offrant. Puis relativiser : les émo-luments que touchent nos auteurs transférés ont de quoi faire sourire le moindre tâcheron de crampons chaussé. Cette année, parmi les grands trans-férés, Olivier Adam (ancien auteur emblématique de L’Oli-vier, passé chez Flammarion avec Les Lisières), Benoît Duteurtre (qui publie À nous deux Paris chez Fayard, suite de L’Été 76

paru chez Gallimard), et Florian Zeller (ex-auteur Flammarion qui publie La Jouissance, chez Gallimard).Vieille connaissance (des lecteurs français). Se dit des auteurs étrangers qui ont connu un gros ou plusieurs petits succès chez nous : Richard Powers (Gains, Le Cherche midi), Jim Harrison (un roman, Grand maître, et un recueil de poèmes annoncés chez Flammarion), Michael Ondaatje (l’auteur du Patient anglais, qui publiera La Table des autres), Ferdinand von Schirach (Coupables, un recueil de nouvelles, chez Gallimard), Juan Gabriel Vásquez (Le Bruit des choses qui tombent, Le Seuil), Yoram Kaniuk (1948, Fayard), Elsa Osorio (La Capi-tana, Métailié), Salman Rushdie (Joseph Anton. Mémoires, Plon), ou encore le dramaturge franco-phone Wajdi Mouawad (Anima, Actes Sud).Zététique. Étude rationnelle des phénomènes paranormaux. Nous sont annoncés tout d’un coup la création d’une maison nommée Ring, dirigée par un grand nom de l’édition (Raphaël Sorin), et le retour d’un Maurice G. Dantec narratif sous ces nou-velles couleurs (Satellite Sisters). Pas moins de 22 000 exem plaires seraient prévus pour la mise en place. Alexis Brocas

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poésie Orphée revient

L ancée en 1989, la collection « Orphée » a laissé aux amou-reux de la poésie le souvenir d’une sorte de miracle per-manent : voulue par Joaquim Vital, le fondateur des éditions

de La Différence, qui en avait confié la direction à Claude Michel Cluny, elle réussit le prodige de publier 218 titres au format de poche jusqu’en 1998, avec un total éclectisme, illustrant la poésie des cinq continents et de plus d’une trentaine de langues, du chinois au malais, du latin au nahuatl, du polonais au coréen, sans oublier la redécouverte de poètes français et francophones méconnus, pré-sentés par de grands auteurs contemporains : Michel Houellebecq préfaçait ainsi Remy de Gourmont, ou Guy Goffette, Max Elskamp… Les volumes traduits étaient tous bilingues, selon un principe auquel Claude Michel Cluny, grand voyageur, tenait et tient toujours. À qui lit un poète en traduction, la présence du texte original importe, même s’il ne peut le lire : le regard lui aussi voyage, captivé par les mots inconnus, séduit par les calligraphies étrangères.Certains volumes de la collection furent de grands succès, mais le rythme de parution (de 36 à 40 volumes par an) ne permettait guère aux libraires de tout suivre. En 1998, Joaquim Vital et Colette Lambrichs durent se résigner à cesser l’aventure, tout en se refusant à pilonner : depuis quatorze ans, les volumes s’écoulaient lentement chez les soldeurs.Voici qu’aujourd’hui, fidèles au rêve de Joaquim Vital, disparu en 2010, Colette Lambrichs et son associé Claude Mineraud rappellent « Orphée » des Enfers, toujours avec la compli-cité de Claude Michel Cluny (dont les éditions de La Différence rééditent le premier tome de l’Œuvre poétique paru en 1991). Plusieurs titres épuisés sont réimprimés, et l’ensemble du stock retrouve le chemin des librairies. Le format demeure inchangé (11,5 x 16,5 cm), les volumes simples (128 pages) seront vendus 5 euros, et les doubles (192 pages) 7 euros. Après Arman et Jœlio Pomar, c’est le peintre serbe Milos Sobaïc qui a dessiné la tête d’Orphée, dont la couleur varie au gré des langues, tandis que celle de la couverture indique le continent. Le rythme des parutions sera plus lent : six nouveautés par an. Les deux premières sont à la hauteur du passé de la collec-tion : elles surprendront la plupart des lecteurs qui ignorent que le romancier américain Frederic Prokosch (1908-1989) et le grand écrivain autrichien Thomas Bernhard (1931-1989) ont commencé par écrire des poèmes. Ulysse brûlé par le soleil rassemble les poèmes écrits par Prokosch pendant la Seconde Guerre mondiale, publiés en 1944 à Londres, excellemment traduits par Michel Bulteau et présentés par Claude Michel Cluny. Sur la terre comme en enfer est le titre retenu par Susanne Hommel, psychanalyste allemande de langue française, pour un choix de poèmes de Bernhard qu’elle présente de façon très personnelle, en attendant la traduction complète à laquelle elle travaille. Signalons enfin, parmi les anciens titres réédités, L’Offrande d’Anna de Noailles (1876-1933), choix de poèmes présenté par Philippe Giraudon : une magnifique introduction à l’œuvre d’une grande figure du xxe siècle, encore trop méconnue. Jean-Yves Masson

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Critique

Le Magazine Littéraire | 521 | Juillet-août 2012

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Carnets de Homs, Jonathan Littell, éd. Gallimard, 256 p., 18,90 €.

L a fi ction peut-elle s’emparer d’un sujet tel que le génocide de la Seconde Guerre mondiale ? C’était, pour le dire vite, la question autour de laquelle critiques et historiens s’étaient disputés en 2006,

lors de la parution des Bienveillantes de Jonathan Lit-tell (éd. Gallimard). La controverse, cette fois, n’aura pas lieu. « Ceci est un document, pas un écrit, prévient-il dès les premières lignes de ses Carnets de Homs. Il s’agit de la transcription, la plus fi dèle possible, de deux carnets de notes que j’ai tenus lors d’un voyage clan-destin, en janvier de cette année. » Pas d’invention, de personnages, d’effets de style, mais une écriture-télé-gramme qui observe, rend compte, aligne les faits sans charme ni beauté, puisque l’enjeu n’est pas là. « Docu-ment », le mot doit s’entendre comme « témoignage », « preuve » même, attestant des atrocités commises par le régime de Bachar al-Assad dès le début de la révolu-tion syrienne, en février 2011, dans le sillage du Prin-temps arabe. Aujourd’hui, le massacre continue : plus de 11 000 morts au total. Malgré le cessez-le-feu entré en vigueur le 12 avril dernier, les forces gouvernemen-tales tirent encore sur des civils, principalement dans

les quartiers rebelles de Homs, « capitale de la révolu-tion » pour les militants. Parlons de combattants pour les membres de l’Armée syrienne libre (ASL), consti-tuée de déserteurs de l’armée régulière (très active lors du séjour de Littell, écrasée depuis). Des gens, dit-il en avant-propos, « qui nous ont apporté leur aide, spon-tanément et souvent au risque de leur vie ». Il a passé deux semaines et demie là-bas, envoyé par Le Monde, avec le photographe Mani, pour faire un reportage. Gilles Jacquier est mort sur place le 11 janvier 2012, Jonathan Littell arrivait le 16. Le gouvernement du pays

D’homme à HomsPar Thomas Stélandre

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E x t r a i t

Ces carnets devaient au départ servir de base pour les articles que j’ai rédigés en rentrant. Mais peu à peu, entre les longues périodes d’attente ou de désœuvrement, […] ils ont pris de l’ampleur. C’est ce qui rend possible leur publication. Ce qui la justifi e est tout autre : le fait qu’ils rendent compte d’un moment bref et déjà disparu, qua-siment sans témoins extérieurs, les derniers jours du soulèvement d’une partie de la ville de Homs contre Bachar al-Assad, juste avant qu’il ne soit écrasé dans un bain de sang qui, au moment où j’écris ces lignes, dure encore.

Carnets de Homs, Jonathan Littell

Jonathan Littell (à droite) en février, durant son reportage à Homs, dans le quartier de Bab Amr. À gauche, un combattant de l’Armée syrienne libre surveille la ligne de front.

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Critique

Juillet-août 2012 | 521 | Le Magazine Littéraire

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L’Homme arrêté, Sébastien Amiel, éd. de L’Olivier, 164 p., 15 €.

N ous sommes en province, dans le Sud sans doute, il fait chaud, mais les lieux sont anonymes. C’est en fait une ban­lieue universelle : un périphérique, des zones industrielles,

des entrepôts, des carrefours, un petit pavillon avec à l’intérieur une famille qui s’effrite. Adam Contreras – prénom biblique et nom qui conjugue au futur (prophétique ?) le verbe « contrer » – vit avec sa femme Anna et son fils Martin. Il y a un chien aussi, qui fugue par­fois, et revient sanguinolent d’en avoir attaqué d’autres. L’intensité événementielle est faible en apparence, mais la tension omni­présente : c’est celle d’un drame à venir, anticipé dans le regard que porte Adam sur le monde.Sébastien Amiel, dans son premier et talentueux recueil de nouvelles, Presque rouge, agençait des récits en suspens, saisissant les frictions imperceptibles d’existences solitaires. Pour son premier roman, le voilà qui ordonne avec une grande puissance narrative la montée de l’angoisse, construisant L’Homme arrêté comme un thriller psycho­logique court et bouleversant. Il le réalise avec des moyens très simples, en jouant des ellipses, en instaurant une certaine modalité du regard qui soupçonne le réel, qui se focalise sur des états d’âme et des situations comme des oracles d’une détresse à venir, d’un drame en construction. Un après­midi, Adam Contreras se promène sur un plateau au pied d’éoliennes arrêtées faute de vent. Depuis ce promontoire, il observe « les confins de la ville se dilu[er] dans la plaine ». Il se souvient du chuintement des pales des éoliennes et surtout de cette « impression irrémédiable qu’on allait se faire cou­

per en deux ». Voilà comment avance le récit : on attend à chaque page l’arrivée de l’événement qui va couper la vie en deux, chaque scène semble l’annoncer, comme si ce paysage de banlieue sur­chauffée était tout entier prémonition.Et, lorsque le drame survient, c’est avec une banalité – presque une évidence – terrible. On pourrait le résumer en une phrase : un père s’endort sur la plage lorsque son fils part se baigner sur un canot gonflable. La justesse et la vio­

lence du récit tiennent dans l’événement mais aussi dans l’analyse de ses conséquences, dans la façon qu’aura ce couple de réagir et de ne pas réagir, de devenir fou de façon si normale. L’« homme arrêté » est ce père qui s’assoupit au bord d’un lac, puis qui s’arrête de vivre, qui part à la recherche d’un autre homme. C’est aussi l’homme à la parole arrêtée, et le livre tourne autour des silences, des incompréhensions au sein d’un couple vécu comme « un assem­blage de pièces manquantes ». Le plus impressionnant c’est que Sébastien Amiel réussit à ne pas transformer ce monde en un monde froid, asséché. Même si tout se délite, devient impossible à maîtriser, il subsiste une étrange douceur dans les relations qu’il décrit. « Je me demande si le reste du monde existe pour toi », dit sa femme à Adam. Et le livre ne parle peut­être que de cela : du degré d’existence et d’inexistence du monde dans les yeux d’un homme perdu.

interdisant aux journalistes étrangers d’œuvrer sur son territoire, il fallait échapper au système de surveillance. Clandestinité oblige, Littell et Mani ont adopté des « noms de guerre », respectivement Abu Emir et Raed, précaution qui, de prime abord, pourrait encourager l’idée d’un rôle, celui de l’écrivain qui s’en va jouer à la bataille. Écartons cela : avant d’écrire Les Bienveillantes, Littell a travaillé sept ans au sein de l’ONG Action contre la faim, en Bosnie­Herzégovine, en Tché­tchénie, en Afghanistan ou en République démocratique du Congo. C’est en habitué des conflits qu’il a composé ses cinq articles pour le quotidien, repris tels quels, mais complétés par des notes, des pré­cisions, des commentaires en italique.Littell souhaitait aller à la rencontre des Syriens ordinaires et des sol­dats de l’ASL. Ses carnets fourmillent de trajectoires personnelles prises dans le flux collectif. « Tout le monde ici a une histoire, et dès qu’ils voient un étranger ils veulent la lui raconter. » Ce sont des habi­tants des villes, des vieux, des médecins, qui relatent quarante ans d’oppression dans un texte ponctué de rafales de kalach. Ils ont tous un fils ou un frère mort, une mère torturée ou une fille violée. Les corps sont ouverts, organes dehors qu’on repousse dedans. Il faut voir les choses en vrai puis, lorsqu’on est invité chez l’un ou chez l’autre, les revoir en vidéo, sur un ordinateur ou un smartphone. « Tous ces téléphones sont des musées des horreurs. » Jour après jour, les morts augmentent, comme la fièvre et la toux. Littell flanche, le séjour est prolongé, il se demande quand il pourra enfin « sortir de cette foutue ville ». Avant cela, sa voix apparaît par bribes, dans des récits de rêves notamment. D’abord sans lien avec les lieux, ils proli­fèrent, imprégnés des violences alentour.L’écriture n’est pas aussi blanche qu’elle le prétend, c’est d’ailleurs heureux. Du romancier, Littell garde l’art du portraitiste. Voyez Bas­sam, ancien journaliste, qui parle d’une attaque des forces de sécurité avant de réciter un poème en arabe classique : il a « une belle gueule, fine, pointue, avec une barbe bien taillée et des yeux aigus, et un ban­deau autour de sa tête un peu dégarnie. Une gueule de boïevik tché­tchène de la grande époque. » Voyez ces décors, ciels et routes, cette nourriture, zaatar, labneh, voyez tout ce qui compose, échantillon­née, l’identité d’un pays où, curieusement, parfois, il fait bon vivre. « C’est tranquille, le soleil sort enfin et brille sur le toit recouvert de débris, de temps à autre un des gars lâche une rafale, sinon on dis­cute. On nous apporte des coussins brodés et on s’assoit contre le mur de la cage d’escalier, très à l’aise. Quelqu’un fait du thé, paraît­il. » Il ne rate rien, non plus, des prières et des danses, des youyous, des scènes de « liesse folle, électrique », des manifestations, de cette « énergie joyeuse et désespérée » qui fait le soulèvement populaire.Littell a quitté la Syrie le 2 février. Ainsi qu’il le note dans les der nières pages de ses Carnets, c’est seulement après que « les choses à Homs ont vraiment commencé à partir en vrille ». « Moi, je pensais que ce que j’avais vu était assez violent, et je croyais savoir ce que violent voulait dire. Mais je me suis trompé. » Le lendemain de son départ, des obus s’abattaient sur le quartier de Khalidiya, près de la place des Hommes­Libres. L’armée a poursuivi son pilonnage, dans l’indiffé­rence relative de la communauté internationale. Seuls les meurtres des Occidentaux ont semblé réveiller les consciences. Littell cite la journaliste américaine Marie Colvin et le photographe français Rémi Ochlik, tués le 22 février dans un bombardement ciblé. Quant aux Syriens rencontrés pendant le reportage, devenus des amis pour cer­tains, impossible de savoir ce qu’il est advenu d’eux, la plupart des moyens de communication ayant été coupés. Plusieurs doivent être morts. Littell écrit : « De beaucoup que j’ai nommés ici, par leur pré­nom, une initiale, ou un nom qu’ils s’étaient choisi pour se lancer dans cette aventure, il ne restera sans doute rien au­delà de ces notes, et de leur souvenir dans l’esprit de ceux qui les ont connus et aimés. » Laisser une trace, pièce à conviction et hommage.

Sous l’éolienne de DamoclèsPar Victor Pouchet

Page 10: Eloge du voyage

Le Magazine Littéraire | 521 | Juillet-août 2012

Dossier 48

De Montaigne à Le Clézio

L’invitation au voyageDossier coordonné par Aliette Armel, avec Joseph Macé-Scaron

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Heureux qui, comme Ulysse, [a fait un beau voyage,Ou comme cestuy-là qui conquit la toison,Et puis est retourné, plein d’usage et raison,Vivre entre ses parents le reste de son âge !

Les Regrets, Joachim Du Bellay, 1558

Depuis les temps mythiques d’Ulysse et de Jason, le voyage fait partie des activités hu-maines parmi les plus valorisées, et les poètes en font l’éloge, même si, lorsqu’ils se re-trouvent confrontés aux dangers de la route et aux diffi cultés de l’éloignement, face à la différence – celle de l’environnement géo-graphique, celle des coutumes et des ma-nières d’être –, les mouvements de l’âme dont ils font état peuvent incliner vers la nos-talgie – c’est le cas de Joachim Du Bellay dans Les Regrets – ou briller d’un sombre éclat, « Nuit, désespoir et pierrerie », comme chez Mallarmé, dans « Au seul souci de voyager ».Bien avant que l’accolement des substantifs « écrivain » et « voyageur » tende à catégoriser des auteurs pratiquant une multiplicité de genres (récits d’explorateurs, carnets de voyageurs, comptes rendus de scientifi ques, reportages au long cours, romans de haute mer ou de désert), les écrivains ont entre-tenu avec le voyage une relation complexe. Pour certains (Montaigne, Stendhal, Flaubert, Cendrars, Segalen…), il innerve une part ou la totalité de leur œuvre. Pour tous, il est un moment d’ouverture du regard et de mise à l’épreuve du réel, intégré à la formation (le traditionnel voyage en Italie puis en Orient), renouvelé à des occasions suscitées ou accep-tées, répondant à la « passion que j’avois de voir le monde » de Pétrarque ou à l’invitation de Catherine II de Russie pour Diderot.Le voyage déplace l’esprit tout autant que le corps, et cette double mise en jeu permet

D Depuis les temps mythiques d’Ulysse et de D Depuis les temps mythiques d’Ulysse et de Jason, le voyage fait partie des activités hu-D Jason, le voyage fait partie des activités hu-maines parmi les plus valorisées, et les poètes D maines parmi les plus valorisées, et les poètes en font l’éloge, même si, lorsqu’ils se re-D en font l’éloge, même si, lorsqu’ils se re-trouvent confrontés aux dangers de la route D trouvent confrontés aux dangers de la route et aux diffi cultés de l’éloignement, face à la D et aux diffi cultés de l’éloignement, face à la différence – celle de l’environnement géo-D différence – celle de l’environnement géo-graphique, celle des coutumes et des ma-D graphique, celle des coutumes et des ma-nières d’être –, les mouvements de l’âme D nières d’être –, les mouvements de l’âme

Page 11: Eloge du voyage

Juillet-août 2012 | 521 | Le Magazine Littéraire

Dossier 49

De Montaigne à Le Clézio

L’invitation au voyage L’écrivain Nicolas Bouvier photographié par Thierry Vernet en Anatolie, en 1953.