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Éditorial Ni plus ni moins

Mar 30, 2023

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Engel Fonseca
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• grand entretien pascal laMy 19 L’OMC entre deux mondes
et annick steta
• France-Japon : une nouvelle histoire louis schweitzer 35 Des valeurs et des intérêts communs
Makoto katsuMata 37 La perspective des relations entre
le Japon et l’Afrique à l’âge
de la mondialisation
tsuyoshi tane 52 Entretien
et anouck Jourdain L’acier, la nature et l’histoire
thierry Moulonguet 59 L’alliance Renault-Nissan
sawako takeuchi 67 Entretien
pour sentir le monde »
à la découverte du Japon
corinne Quentin 85 Les relations éditoriales franco-
japonaises. Un mouvement
Michaël Ferrier 93 Entretien
s o M M a i r e
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yoshito ohno 108 Entretien
catherine diverrès 114 Un jour avec Kazuo Ohno
xavier de Bayser 117 La laque et le cristal
Mineaki saito 119 Entretien
christine vendredi-auzanneau 136 La scène artistique japonaise en 2013
édith de la héronnière 142 Susumu Shingu, sculpteur de vent
yves gandon 148 Esquisses japonaises. Des presses de
l’Asahi aux bannières du sumo
• critiQues • livres
olivier cariguel 168 Secrets intimes du Journal
de Jacques Lemarchand
• disques
de magiques « correspondances »
• notes de lecture 181 Jean-pierre van deth par Jean-Paul Clément, iphigénie Botouropoulou par
Jean-Paul Clément, guillauMe duval par Yves Gounin, Marc graciano par Édith de
La Héronnière, JacQues lacarrière par Édith de La Héronnière, violaine gelly et paul gradvohl par Olivier Cariguel, ugo riccarelli par Gérard Albisson.
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Éditorial Ni plus ni moins
lorsque Roland Barthes écrivit l’Empire des signes, quelque part au tournant des années soixante-dix, le temps de la fascination pour le Japon, l’étoile montante technologique qui avait régné
sur les sixties était passé. Le livre de Barthes ouvrait une autre porte plus subtile. Barthes n’était pas le premier Français, loin de là, à sentir ces choses. Paul Claudel avant lui, en 1898, puis de nouveau en 1921 (pour y rester jusqu’en 1927), comme ambassadeur, avait parfaitement « reçu » le message. Jean-Pierre Dubois le rappelle ici : en écrivant à Alexis Leger (alias Saint-John Perse) que la « France devait devenir le correspondant du Japon en Europe », Claudel ne se contentait pas de faire briller des clichés faciles, il jouait au contraire d’une étrangeté aux mille facettes, impossible à cerner. La France pouvait devenir le pays « correspondant » pour le seul plaisir. Y a-t-il donc une autre manière d’être avec autrui ? Cette curiosité exem- plaire de deux écrivains français aussi dissemblables nous aura servi de boussole pour la composition de ce numéro spécial.
Il paraît deux ans après le désastre de Fukushima. Pour autant, cet anniversaire douloureux ne relève pas, pour ce qui nous concerne, de cette curiosité morbide qui consisterait à admirer l ’extraordinaire « ténacité des Japonais dans l’épreuve du malheur ». On nous a beaucoup servi de ce brouet indigeste. L’idée n’est pas d’en rajouter sur ce point mais bien plutôt de scruter dans les plis, les
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angles, la réalité créatrice d’un pays dont l’écrivain Michaël Ferrier rappelle ici l’hybridité foncière. L’auteur insiste sur la capacité d’importation, de transformation et de réappropriation du peuple japonais : point de pathos ici, point de cette fatigue lourde qui donne si souvent l’impression d’être la vérité secrète du Vieux Continent. Le Japon, pourtant étrillé par le sort, échappe au goût mortifère du malheur. Sans nul doute (et l’on s’en voudrait ici de jouer du cliché facile), une certaine aptitude naturelle à l’élégance, à la légèreté pro- fonde, à une intelligence du présent dans ses myriades de possibles n’est-elle pas pour rien au fait que le Japon, quoique frappé de plein fouet, ne paraît nullement dans les cordes. Amateurs d’apocalypse, vous pouvez rentrer chez vous, ce pays n’est pas pour vous.
De là, une place importante faite dans ce numéro aux archi- tectes, aux artistes, aussi bien qu’aux industriels. À l’heure où se des- sinent les contours d’un nouveau partenariat économique entre les deux pays, on gagne à rompre avec les préjugés. Non, il n’y a pas un « miracle » japonais dont il suffirait d’extraire la théorie pour l’appli- quer maladroitement ailleurs. Mais il y a sûrement un pays en plein exercice de son intelligence, à la fois pragmatique et attaché à une continuité plus que millénaire. Si un tel numéro peut avoir au sens, au-delà de la mise en scène artificielle d’un prétendu lien singulier entre nos deux pays, c’est justement dans la curiosité libre. Le lien privilégié entre la France et le Japon a ses lettres de noblesse, elles sont rappelées ici, jusque dans les réalisations les plus récentes (comme l’aventure Renault-Nissan retracée ici par Thierry Moulonguet). Mais le plus précieux est dans un amour de curiosité que nous avons envie de porter sur un pays qui nous émeut comme peu d’autres. Il n’y a pas de justification particulière à cela, sinon peut-être un merveilleux désir de voyage. Un simple désir de partance est à l’origine de ce numéro. Ni plus ni moins. Qui dit mieux ?
Bonne lecture, M.C.
La Revue des Deux Mondes tient à exprimer particulièrement sa gratitude à Mme Sawako Takeuchi, directrice de la Maison de la culture du Japon à Paris, et à Mme Noriko Carpentier-Tominaga, directrice du Comité d’échanges franco-japonais, pour la réalisation de ce numéro.
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lundi José Cabanis, Saint-Simon ambassadeur ou Le siècle des Lumières. Publié en août 1987, ce texte était en réalité un « ouvrage hors
commerce offert par votre libraire à tout souscripteur des Mémoires de Saint-Simon publiées dans la “Bibliothèque de la Pléiade” ». On peut s’étonner, plus de vingt ans après, que la maison Gallimard n’ait jamais songé à faire un vrai livre de ce pur chef-d’œuvre. Les souscripteurs avaient bien de la chance : aujourd’hui, il faut se contenter d’un agenda Pléiade, voire d’un « album », c’est peu en comparaison de ce merveilleux ouvrage richement illustré. C’est aussi qu’il y eut entre Cabanis et Saint-Simon une entente d’outre- tombe dont on n’a pas même l’idée de nos jours, où il faut expliquer sans cesse qui est qui. On avait vraiment de la chance en 1987.
Beaucoup de lecteurs de José Cabanis sont venus à lui par Saint-Simon, son Saint-Simon l’admirable dont je ne me suis jamais séparé, du premier moment jusqu’à ce jour de mars 2013 où j’écris ces lignes. Saint-Simon, comme Chateaubriand, aurait pu être ambassadeur à Rome, il le fut à Madrid. Nous aurions eu droit à une ambassade romaine bien différente de celle de René, « trop occupé de ses songes », comme dit Cabanis. « Cette Italie, le rêve de mes
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jours », disait Chateaubriand. Mais Saint-Simon n’était pas un rêveur, observe l’auteur de Charles X, roi ultra, que tout amateur de cette période inépuisable devrait connaître par cœur. « Rome est pour Saint-Simon “le premier théâtre de l’univers”, “patrie commune des nations catholiques”, mais surtout “pays des nouvelles, des affaires et des curiosités”. » Sur cette scène, ajoute Cabanis, « paraissent d’innombrables personnages, les uns venus de toutes les capitales de l’Europe, les autres y jouant un rôle permanent, quoique menacé par les sourdes menées de l’ambition et de l’envie. Ce qui se passe à Rome, dit Saint-Simon, voilà qui doit donner “de l’attention à ceux qui sont sur le théâtre et de l’amusement au parterre, parce que tout y amuse et qu’on a que cela à faire”. » Le bel emploi, ici, note Cabanis, « que celui d’ambassadeur, qui a pour fonction de regarder et écouter tout, pour qui aime cela ».
Il ne s’en est pas privé, continuant de se « renseigner » sur Rome bien après qu’il ait quitté la ville sainte. Ce catholique gallican, si à cheval sur des histoires de tabouret, a vu circuler autour de lui cette incroyable faune des princes de l’Église dont la version actuelle, réunie en conclave, donne une pâle idée. On a les conclaves de son temps. À celui qui tend l’oreille, il peut entendre, le soir, des notes de Mozart s’échapper des fenêtres de Castel Gandolfo, tout n’est pas perdu. Mais Castel Gandolfo n’eût guère intéressé Saint-Simon, alors que Rome figurait à ses yeux un analogue de Versailles. On ne s’étonne pas que sa plume si acérée trouve à Saint-Pierre de quoi s’abreuver, non sans relever au passage les rares cas de « saintes gens ». Ainsi du cardinal Davia, « très respectable » quoique malheu- reusement « goutteux, sourd et presque aveugle ». Pour le reste, le commun, ce ne sont qu’intrigues, complots, assassinats : « On a vu, écrit Saint-Simon, des papes faire tuer, noyer, emprisonner des cardinaux, plutôt que de leur ôter le chapeau. »
Et que dire du pape Clément XI, « au fond, un très bon homme et honnête homme, doux, droit et pieux » mais à la fin, dans ses dernières années, une loque : « fort gros, rompu aussi au nombril, relié de partout et soutenu par une espèce de ventre d’argent, en sorte que l’accident le plus léger et le plus imprévu suffirait pour l’emporter brusquement, comme il arriva. » Il n’est guère que dans la correspondance familiale des Borgia (un choix vient d’être édité au Mercure de France dans la collection bienheureuse « Le Temps
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retrouvé » (1)) qu’on trouve de tels échantillons. On ne s’en lasse pas, tant cela apporte de fraîcheur, la fraîcheur de la vérité brute. Et c’est bien ce qui enchantait Cabanis, à la lecture de Saint-Simon, qu’il connaissait par cœur. « De l’eau fraîche comme d’un puits », écrit-il de façon assez surprenante. On ne pensait pas forcément à la fraîche eau d’un puits devant tant d’ordure.
Madrid n’est pas Rome. Encore à Rome, notre petit duc éprouvait-il malgré tout le frisson de la grandeur. Bien plus tard, Stendhal éprouvera aussi un tel sentiment : on a beau être prévenu (Saint-Simon jugeait mal les frivolités cardinalices, Stendhal, en bon anticlérical, voyait les jésuites partout), une fois sous les voûtes de Saint-Pierre, c’est autre chose. Mais Madrid fait l’effet à Saint-Simon d’une boutique sale, sentant l’huile et le vieux poisson. Il n’est là que pour s’occuper de ses affaires, ses « ambitions familiales ». L’Espagne, avec ses mystiques, ses portraits du Greco, ne l’intéresse pas. C’est dommage, mais c’est comme ça. Saint-Simon ne pense d’abord qu’à lui et ensuite qu’à lui encore, mais c’est justement cela qui plaît à Cabanis, cette absence d’hypocrisie. Quant au reste, à Dieu, c’est une autre affaire. Le gallican Saint-Simon n’aura pas eu un regard pour les éclairs dans la ténèbre cellulaire d’un Jean de la Croix. « À aucun moment, écrit Cabanis, il n’a songé que la croyance qui était la sienne pouvait s’y présenter sous des dehors qui ne lui étaient pas habituels, mais qui, mieux compris, ne méritaient pas la dérision : il n’a donc pas approché du secret de l’Espagne. » Cabanis ajoute : « Il en revient toujours à Marie d’Agreda (une obscure “bienheureuse” que tout le monde a oubliée), mais que ne s’est-il enquis de Thérèse d’Ávila ? » Pour cet ami de Rancé, abbé de la Trappe, aller à la rencontre de Thérèse d’Ávila, c’eût été comme d’entrer dans un territoire vertigineux qui lui faisait sans doute un peu peur. En France, c’était la même chose. Madame Guyon, égérie involontaire (en est-on bien sûr ?) du quiétisme fénelonien, lui faisait autant horreur que les génuflexions transies de la fondatrice du Carmel. Cabanis le suit partout, dans ses imbroglios impéné- trables, et comme toujours chez Cabanis, les archives, les lettres, les vieux mémoires, servent de boussole au petit bonheur la phrase. C’est une merveille, vraiment, d’assister à cette composition scripturaire où les trois quarts du texte appartiennent à d’autres et où pourtant la signature est reconnaissable entre toutes. Chemin
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faisant, un monde paraît, des créatures se détachent : la princesse des Ursins, le roi Philippe V, à demi fou pour ne pas dire complè- tement cinglé, tant d’autres. Cabanis est le Goya de ce monde disparu, comme il l’est d’ailleurs dans tous ses « livres d’histoire ». La Providence fera-t-elle qu’un jour on le puisse lire en « Pléiade » ? Il le mérite tant !
mardi
M’intéresse cette remarque de Charles Dantzig, dans son essai À propos des chefs-d’œuvre (2), notant qu’un écrivain s’affirme d’autant qu’il sait « triompher de ses avantages ». Remarque d’autant plus judicieuse dans un livre aussi fourmillant de noms et de pistes, que Dantzig l’applique à Chateaubriand, habituellement stigmatisé pour l’inverse. Pourtant, je crois que Dantzig a raison sur ce point, s’agissant de Chateaubriand (mais on pourrait en citer d’autres, et de très grands : Proust, Stendhal, Hugo, etc.). Cela se voit à la loupe, dans une lecture attentive : la virtuosité toujours passible d’une économie d’énergie stylistique, où Chateaubriand se montre infiniment plus proche de Voltaire que de Bernardin de Saint-Pierre. Quel serait l’avantage, en l’occurrence ? Que l’auteur se paie une dernière tournée virtuose, histoire d’épater son public qui n’aime rien tant qu’on le berne avec de la poudre de perlimpimpin. Chateaubriand aimait séduire, c’est une évidence, je ne dirais sûrement pas qu’il a abusé de la poudre de perlimpimpin. Une preuve de cela est par exemple son goût pour l’exactitude dont Montherlant, je crois, fait la remarque dans une lettre à Philippe de Saint Robert. On peut la lire dans un livre du même Saint Robert d’abord paru aux Belles Lettres dans la collection « L’idiot international », que dirigeait alors le même Dantzig : Montherlant ou la relève du soir (3). Le volume vient de reparaître aux éditions Hermann. On peut y lire ce propos qui mérite certainement d’être recopié :
« Moi qui ne croit pas, je ne crois qu’à ceux qui croient. Et cependant je ne puis comprendre qu’ils croient. »
À bon liseur.
mercredi
Avec Saint-Simon, c’est comme avec Proust : vous goûtez du bout des lèvres, vous vous redites que vous n’avez pas que ça à faire, qu’on vous attend, et vous voilà pourtant happé, et pas moyen de refaire surface avant longtemps. Vous êtes foutu, vous le saviez, et puis zut à la fin, les derniers restes de culpabilité se consument dans votre cerveau. Lire, cette jouissance sublime. Pour être tranquille, jouir de cette langue inouïe, vous accrochez une pancarte à la porte de votre bureau : « Fermé pour cause d’inventaire. » Les Martiens peuvent bien débarquer, la planète Saint-Simon est à vous. Vous ouvrez le dernier volume paru en « Pléiade », celui des Traités politiques et autres écrits (4). Vous piochez au hasard, par exemple ce « mémoire succint sur les formalités », l’un de ces innombrables mémoires où Saint-Simon décortique à l’infini la mécanique liturgique du pouvoir, la grammaire du cérémonial de sacre, la place que les « pairs » doivent y occuper « en présence de tout le peuple de toutes les sortes qui attend dans la nef qu’on leur montre un roi ; tous, dis-je, en silence, simples et paisibles spectateurs, décorant la solennité de leur présence soumise ». On dit souvent, non sans bon sens, que ces textes sont frappés d’obso- lescence, illisibles, vains. C’est vrai, mais pas plus vrai ou pas moins vrai que lorsque nous contemplons, au Louvre, la stèle d’Hammurabi. Ce qui sidère, chez Saint-Simon, c’est l’insatiable énergie : si encore, il ne s’agissait que de résumer, de fourbir une sorte de kit à l’usage des courtisans. Mais non, il s’enfonce dans la jungle du rituel, il est pénétré de la certitude que négliger une molécule de détail met en péril tout l’édifice. Il n’a absolument aucun recul, à un point qui est prodigieux. Et nous qui croyons l’avoir, ce recul, sommes-nous plus clairvoyants ?
jeudi
Toujours dans Saint-Simon, bien entendu. Il écrit quelque part cette phrase, au sujet de Fénelon, qu’a relevé Cabanis : « Je n’ai jamais connu monsieur de Cambray que de visage. » Phrase extraor- dinaire dans sa radicale simplicité, qui me laisse pantois. On se dit, soudain : mais oui, il a raison, il n’est de connaissance des hommes
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que par ce qui fait qu’ils sont des hommes. Chateaubriand l’écrit quelque part dans les Mélanges politiques : « les hommes apprennent à connaître les hommes », phrase extraordinaire elle aussi dans son genre, qui sent sa Bible mais je n’ai pas le temps de vérifier. Une bonne âme lectrice de ces lignes le fera bien pour moi.
jeudi
J’ai réussi à m’extirper de Saint-Simon. Il le fallait, le devoir m’appelait, le monde réel s’impatientait. Tout juste ai-je pu voir s’élever l’hélicoptère pontifical dans l’air romain, qui emmenait Benoît XVI hors des agitations de ce monde. Que voyait-il de son hublot ? Ce petit rond de pierre ocre qu’on aperçoit, là tout en bas, c’est le Colisée : comme il a l’air d’un petit pâté de sable ! Les « communicants » éberlués ont suivi ce film où le moindre geste a une portée théologique immédiate. Pendant ce temps, les cardinaux, rouges comme des coccinelles, débattent de la succession à la lumière de Michel-Ange : on négocie à l’échelle du Jugement dernier. Quelle autre échelle possible ?
Vendredi
Hier soir au New Morning, pour écouter le quartette de Paolo Fresu, joueur de trompette et de bugle édité par Bonsai Music. J’ai aimé, beaucoup, ce petit homme tout recourbé en arrière comme s’il cherchait à souffler toujours de plus loin pour obtenir le maximum d’intensité. Le pied droit est vertical au plancher, comme d’un danseur torero. Vu de profil, Fresu a l’air d’être un point d’interro- gation. Rarement point d’interrogation aura aussi bien su se donner la réponse. On passe d’une aubade paisible à une version funky du Satisfaction des Rolling Stones : il y a là derrière aussi bien du Chet Baker que du Miles Davis. Salle comble, attentive, toute à son bon moment. X., à qui je parle à la pause, dit que la vie de musicien de jazz est devenue extrêmement difficile. À un quartette qui jouait récemment dans un autre club, le cachet complet à se partager à quatre, on a proposé la mirifique somme de 450 euros.
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Samedi
Stupéfiante lecture du livre de Michel Tauriac : De Gaulle avant de Gaulle. La construction d’un homme (5). Ce qu’il y a de stupéfiant dans la genèse adolescente de cet homme, retracée par Tauriac avec un incomparable luxe de précisions, c’est l’absence totale de doute quant à sa « vocation ». On se demande même si le mot « vocation » est bien le bon tant on guette en vain l’apparition d’un moment de doute, d’hésitation. Comment peut-on se sentir « appelé » dès lors qu’on vit dans la certitude d’être celui qui appelle ? Qui appelle celui qui appelle le premier ? Il y a toujours eu, dès l’âge de 4 ans, le général de Gaulle. On en vient quasiment à cette conclusion qui jette une sorte de malaise. Même les saints (surtout eux !) ont leur moment « fils prodigue ». Charles de Gaulle n’aura pas connu ce moment-là. Le malaise, à la lecture, vient de ce que Tauriac s’y montre un vigilant historien, mieux qu’un hagiographe qui n’hési- terait pas à charger la barque pour les besoins de la cause. Il y a quelque chose d’inhumain dans ce parcours unique dans l’histoire de France. Malraux dit dans les Chênes : « Il n’y a pas de Charles. » C’est peu de le dire. Il devait bien y en avoir un, tout de même, lors de ce voyage de noces aux îles Borromées, exceptionnelle pause dans un destin qui n’en connut que de très rares. Quiconque cherchera à percer le mystère du « Charles…