Gabriel TAMALET Mémoire de Master 1 Littérature Comparée Septembre 2011. ÉCRITURES DU MÉTISSAGE ET DE LA DIVERSITÉ du texte comme tisserand d'un monde à relier dans Todas las Sangres de José María Arguedas (1964) et Tout-Monde d’Édouard Glissant (1993). Sous la direction de Madame Danielle PERROT-CORPET. UNIVERSITÉ DE P ARIS IV SORBONNE, UFR - Lettres Modernes - Littérature Comparée.
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Écritures du métissage et de la diversité dans "Todas las Sangres" (1964) de José María Arguedas & "Tout-Monde" (1993) d'Édouard Glissant
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Gabriel TAMALETMémoire de Master 1Littérature Comparée
Septembre 2011.
ÉCRITURES DU MÉTISSAGE ET DE LA DIVERSITÉ du texte comme tisserand d'un monde à relier
dans Todas las Sangres de José María Arguedas (1964) et Tout-Monde d’Édouard Glissant (1993).
Sous la direction de Madame Danielle PERROT-CORPET.UNIVERSITÉ DE PARIS IV SORBONNE,
UFR - Lettres Modernes - Littérature Comparée.
Je remercie ma famille, foyer d'impulsion, pour m'avoir donné l'opportunité de partir un an à
la découverte des richesses du Pérou,
La famille Ponce, de Huancayo, pour m'avoir offert un si bel accueil et enseigné le monde de
la sierra,
Cecilia Esparza, professeur de littérature péruvienne à la Ponticifia Universidad Católica del
Perú,
Carina Kurta, Adómas Koreniukas et Jacky Dubuisson, maîtres en relation et compagnons de
drives,
Tous ceux du Bacánflor dont la trace demeurera active et indéfectible.
À la mémoire d’Édouard Glissant, décédé cette année.
1. José María Arguedas et Édouard Glissant, deux auteurs à la jonction des cultures, produits et acteurs de l’histoire...............................................................................................p5
1.1 José María Arguedas (1911-1969)............................................................................1.1.1. Un homme entre deux cultures, représentant et défenseur de la diversité péruvienne.........................................................................................................................1.1.2. Le cambio cultural1 péruvien, source et raison de Todas las Sangres................1.1.3. Todas las Sangres, miroir d'une société en transformation.................................1.1.4. « La Table Ronde » de l'Institut des Études Péruviennes (1964), une mise à l'épreuve des considérations ethnographiques et de la validité testimoniale de Todas las Sangres..............................................................................................................................
1.2 Édouard Glissant (1928-2011)..................................................................................1.2.1. De la « trace » des Antilles au « Tout-monde »..................................................1.2.2. Pour un essor de la « Relation » : thèses et balises conceptuelles dans la poétique d’Édouard Glissant.............................................................................................(Tout-Monde / Relation / Errance / Opacité / Créolisation / Trace.)1.2.3. Tout-monde, un roman de la Relation tourné vers l'étendue et la diversité diversité..............................................................................................................................
p5
p5p10p12
p15
p18p18
p20
p24
2. .Oppositions et convergences des projets narratifs totalisants de Todas las Sangres et de Tout-monde.............................................................................................................................p27
2.1 Des lieux et des espaces tissés en diversité..............................................................2.1.1. Le microcosme exemplaire de Todas las Sangres.............................................2.1.2. Tout-Monde : un espace narratif en archipel......................................................
2.2 Des esthétiques romanesques différentes, à l'image des idéologies qu'elles soutiennent............................................................................................................................
2.2.1. Le réalisme néo-indigéniste engagé de Todas las Sangres................................2.2.2. Tout-Monde, l'opacité mise en œuvre.................................................................2.2.3. Histoire narrée, histoire sublimée : de l'écriture du feu à l'écriture océanique, étude des registres dans Todas las Sangres et Tout-Monde.............................................
2.3 Des romans de personnages où se croisent les discours et les vérités....................2.3.1. Le roman « totalisant » appelle une multiplicité de personnages......................2.3.2. Polyphonie de Tout-monde et de Todas las Sangres, une ouverture à la complexité et aux vérités.................................................................................................2.3.3. Le problème des instances narratives : chanteur(s) ou chef d'orchestre ?.....................................................................................................................2.3.4. Je parle donc je suis...........................................................................................
p27 p27p28
p29p29p33
p37
p41p41
p43
p47p50
1 Changement culturel
3. Des œuvres qui s'édifient en « miroirs effectifs » , à la fois témoins et acteurs de réalités en processus de transformation..............................................................................................p53
3.1 De nouveaux romans fondateurs ?............................................................................
3.1.1. La tentation de l'épique.......................................................................................
3.1.2. Le « cri » d'une « utopie réalisable »...................................................................
3.1.3. Des romans-archive où se travaillent les imaginaires.........................................
3.2 Des textes métisses tisseurs de métissages...............................................................
3.2.1. Des romans métisses...........................................................................................
3.2.2. Écrire et être, « dans la présence de toutes les langues » …...............................
3.2.2.1. Multilinguisme et traduction dans Tout-Monde et Todas las Sangres..........
3.2.2.2. La langue comme support perceptif et culturel.............................................
3.2.2.3. Sculpter la langue, s'en délivrer.....................................................................
3.2.2.4. Langues et traumatismes...............................................................................
3.3 L’Autre dans l’œuvre, du déni à la reconnaissance...................................................
3.3.1. L'être et le reflet de l'autre, une liberté en Relation.............................................
3.3.2. Reconnaître dans Todas las Sangres et Tout-Monde: entre la définition du
Même et l'opacité de l'Autre............................................................................................
ÉCRITURES DU MÉTISSAGE ET DE LA DIVERSITÉDu texte comme tisserand d'un monde à relier
Introduction
« Chaque chose en tout temps marche avec son contraire »
Les Mille et une Nuits.
« Un honnête homme est un homme mêlé »
Les Essais, III, IX, Montaigne.
Le monde contemporain est un paradoxe bouillant où se croisent les diversités. Dans
l'étonnant de la rencontre, dans le foisonnement des discours, il s'est révélé en complexité et se
vit aujourd'hui en chaos
1
, dans une errance aigre-douce, riante, libre ou dramatique, qui
demande où va-t-on, depuis l'individu jusqu'au monde. Cet espace mondial est uni comme il est
disparate, il se tisse en relations, en réseaux sociaux, en échanges humains et informationnels, en
économies où valsent les capitaux et les marchandises, il se grise en vitesse et en modernité, il
rapproche ses distances au fil des lignes aériennes pendant qu'en parallèle, il se déchire de chocs,
d'incompréhensions, d'oublis et d'abandons, de cloisonnements communautaires dressés comme
des remparts devant l'effroi du relatif, devant l'étrange et l'inconnue de la rencontre, devant la
crainte de la disparition et la vitesse du changement, imprévisible et inéluctable. Selon
l'imaginaire qui porte le regard et interprète le monde, mariage de ciel et d'enfer, et selon les
conditions offertes aux participants de cette vaste ronde, ce phénomène change de visage, il se
fait chance ou malheur, sans qu'un dernier mot puisse être prononcé.
Cette planète unique abrite des mondes de diversités : diversité des lieux où naissent les
hommes et leurs premières perceptions, diversité des hommes qui les habitent et les pensent en
cultures, diversités des cultures où vivent et s'édifient les langues, les religions, les esthétiques,
les modèles sociaux... Le concept s'exprime au singulier A la diversité A mais il ne s'éprouve
pourtant qu'au pluriel, et ces mondes au contemporain se fréquentent en accéléré, de radio en
télévision en internet, de rails en bateau en avion, dans un voyage d'humanité allant tour à tour,
voire même en simultané, de drames en bonheurs et inversement. Ces mondes se rencontrent,
s'accordent ou se choquent, s'influencent et évoluent dans un vaste tourbillon métissant. Mais
parmi les incertitudes, entre les exclusions, les racismes prononcés ou latents, les conflits armés,
les revendications extrémistes, il est certain que la formule de ce brassage reste à forger.
1
« J'appelle Chaos-monde le choc actuel de tant de cultures qui s'embrasent, se repoussent, disparaissent, subsistent
pourtant, s'endorment ou se transforment, lentement ou à vitesse foudroyante : ces éclats, ces éclatements dont nous
n'avons pas commencé de saisir le principe ni l'économie et dont nous ne pouvons pas prévoir l'emportement »
Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde, p22
1
Cette formule, de nombreux penseurs, artistes et poètes la cherchent et l'ont cherchée
dans la création, laquelle est profusion, souplesse en accueil, lieu de synthèse où se tissent en
nouveauté les influences et les expériences. Parmi ceux-là qui œuvrent et œuvraient dans la
bibliothèque de Babel
2
, le poète, écrivain et anthropologue Péruvien José María Arguedas ainsi
que le poète, écrivain et essayiste Français Édouard Glissant se sont distingués en tant qu'acteurs
et modèles de cette croisée des cultures. José María Arguedas est né dans la sierra3 où il passa
son enfance entre le monde indigène et le monde criollo4, entre les communautés indiennes
libres et les haciendas5 héritières de la colonisation. Il a le quechua pour première langue mais
écrit ses travaux universitaires et ses romans en espagnol, chantant des harawi traditionnels
6
tout
en étant capable de dédier une ode au Jet
7
, à la modernité. Édouard Glissant quant à lui est né en
Martinique, avec l'Afrique pour héritage biologique et la culture créole et française pour legs
culturels, tout un capital humain qu'il fit croître au gré des ses expériences et des rencontres,
mené par un pensée allant toujours créolisant, dans une assimilation bourgeonnante et sans
bornes. Il vit entre la Caraïbe, Paris et les États-Unis, conscient d'écrire « en présence de toutes
les langues » dans un français « déménagé » à volonté, à l'image du monde. Au gré de leurs
expériences, de leurs écrits et de leurs combats, ces deux poètes et penseurs se sont fait « le sel
de la Diversité »
8
, exhausteurs et produits du tourbillon de l'Histoire.
Nous traiterons ici de leurs œuvres Todas las Sangres9 (1964) et Tout-Monde (1997),
respectivement écrites par José María Arguedas et Édouard Glissant. Toutes deux se constituent
comme des récits testimoniaux et participatifs d'un monde où les cultures sont bouleversées,
appelées à changer, à se défendre parfois, à mettre en partage leurs diversités, à vivre en relation
dans un métissage tolérant ou une association instable. Dans Todas las Sangres, on trouve le
reflet synthétique de la société péruvienne des années soixante où l'espace traditionnel de la
sierra, peuplé de villageois criollos et de métisses, de communautés indiennes et de seigneurs
féodaux (hacendados10
) voit son mode de vie menacé par l'implantation d'une industrie minière
2
La biblioteca de Babel, Jorge Luis Borges.
3
Zone montagneuse typique des Andes, on dit des habitants qu'ils sont des serranos par opposition aux habitants de la
costa (côte) qu'on appelle costeños et à ceux de la forêt équatoriale (selva) appelés selváticos.4
Adjectif qui réfère aux péruviens d'origine espagnole et qui en on gardé des traits (culturels et biologiques), quoique
déjà travaillés par le temps. On parle de criollo pour les désigner, mais aussi pour désigner leurs musiques, danses,
gastronomie...
5
Grandes propriétés agricoles héritière de la Conquista, de type patriarcales, où un seigneur féodal anciennement lié à
la couronne d'Espagne faisait travailler des indiens -appelés colonos-, en échange de leur évangélisation, c'est à dire
de la possibilité d'entrer au Paradis. Elles disparaissent au Pérou dans les années 60.
6
Poèmes quechuas
7
« Oda al Jet », Poesa, Ediciones de la Rama Florida, Lima, 1966.
8 Tout-Monde, p 274 & 501.
9
Littéralement « Tous les Sangs ». ARGUEDAS JOSÉ MARIA, Tous sangs mêlés,trad. J.-F. REILLE, coll. « du monde entier /
roman », NRF Gallimard, Paris, 1970.
10
Possesseurs d'haciendas, domaines agricoles où travaillaient des indigènes appelés colonos dont le seul salaire
consistait dans leur évangélisation et ergo, le droit d'accès au Paradis.
2
et l'arrivée de la modernisation, du capital occidental, ce qui le oblige à changer son mode de vie
pour s'adapter. Dans Tout-Monde, il s'agit de suivre d'époque en époque, dans les turbulences de
l'histoire, de l'espace et des mots qui les mêlent et les recréent, les drives11 de deux personnages,
Mathieu Béluse et Raphaël Targin, originaires de la Martinique et tout entiers livrés aux aléas du
monde, lancés à la rencontre des diversités qui le peuplent, cherchant à comprendre
l'insaisissable de cet ensemble où tout fluctue.
Il s’agira dans cette étude de confronter les écrits de José María Arguedas et de Édouard
Glissant, tel un collisionneur de particules, afin de révéler, non pas le fond de la matière, mais
les structures propres aux écritures du métissage et de la diversité, les originalités et les points de
concordances des récits, des poétiques qui les portent, afin de mesurer l'étendue de leur
témoignage et de quelle façon, depuis quels lieux, ils racontent, travaillent les imaginaires, les
représentations de l'autre, sculptent les langues et les échanges. Ces œuvres, en faisant vivre en
leur sein les diversités, se font par ailleurs métisses et l'on se demandera comment s'organise et
sous quelles perspectives s'effectue telle association.
Afin de clarifier les concepts majeurs développés dans ce mémoire, il semble bon de définir les
termes de « diversité » et de « métissage ».
Diversité :
La notion de diversité s'entend assez aisément comme désignation d'une pluralité d'éléments
présentant des signes distinctifs. Le terme n'a pas de limite dans son application et il recouvre
aussi bien le champ de la physique que celui de la culture. Voir la diversité, c'est ainsi voir les
différences. D'ailleurs, l'étymologie parle d'elle-même, puisque diversité vient de diversitas, qui
pouvait se traduire par « variété » aussi bien que par « divergence ». Ces différences, qui ne se
révèlent qu'au sein d'un ensemble constitué, peuvent être observées selon un regard positif,
valorisant, on parlera alors d' « originalités », ou selon un regard négatif, qui y voit
morcellement d'un « tout », étrangeté, « divergence »...
Si aujourd'hui le terme est plutôt valorisé dans le sens de richesse, abondance, multiplicité A
notre parti pris est de se réjouir de la diversité culturelle, vue comme source d'inspiration et
d'enrichissements A il avait au moyen-âge la connotation négative de « méchanceté » ; la diversité
étant peut-être entendue comme ce qui menace la communauté, une prise d'indépendance
luciférienne. Il s'agira de voir comment ces divergences pourront emprunter le chemin commun
du monde.
11
Mot créole formé sur « dérive », employé par Glissant pour représenter l'errance infreinable dans laquelle se trouve
l'homme pris dans le « chaos-monde ». « [...]c'est cet aller aussi bien que ce revenir, à tous les vents », Tout-Monde, p18.
3
Pour qui se plairait au calcul, il faudrait concevoir que chaque cerveau humain possède
environ mille milliard de neurones, que chaque individu a environ un million de milliard de
possibilités d'être, et que ce résultat peut être conjugué avec les six milliards
12
d'hommes vivant
sur terre ! Nous sommes tissés de diversités, les phénomènes humains opèrent hors de toute
norme, et le « champ du possible »
13
n'est pas prêt d'être épuisé...
Métissage:
Donner une définition au terme de métissage est un exercice ardu en raison de l'instabilité de
la notion et d'une sémantisation différente selon les auteurs qui l'utilisent. José María Arguedas
l'emploie de façon classique, au plus près de son acception étymologique (métissage, ou
mestizaje en espagnol, a été formé a partir du latin mixtus, qui signifie « mélangé »), pour
désigner le « mélange » culturel qui s'opère lorsque les diversités se rencontrent. Édouard
Glissant préfère au terme de métissage celui de créolisation14, terme qu'il a lui-même forgé, car
il considère que le mélange-métissage renvoie trop à l'idée d'un processus social formateur d'un
nouvel ensemble, stable et homogène, à l'image d'une association de couleurs complémentaires,
alors qu'en pratique, il s'agit d'un phénomène chaotique, imprévisible, et dans une recréation
permanente.
Dans cette étude, le terme métissage a été préféré au terme de créolisation, en raison de son
emploi plus ouvert et pour éviter que la notion soit restreinte, inconsciemment à l'espace créole
caribéen. Il sera employé en conformité à la définition que proposent François Laplantine et
Alexis Nouss dans Le Métissage15
, lesquels le conçoivent comme un phénomène social
inéluctable et imprévisible dans sa production, comme un processus permanent de changement,
d'émulsion, de rééquilibrage d'une humanité chaotique. Ce n'est pas « la fusion, la cohésion,
l'osmose, mais la confrontation, le dialogue »
16
, ce n'est pas non plus « le kitsch, le patchwork,
le melting pot (ou) le New Age », un assemblage réalisé sous l'égide d'une esthétique directrice,
c'est un fait social dont la « grande et seule règle […] consiste en l'absence de règles». Il n'est
pas compris toutefois comme une dégradation qui irait d'un degré « pur » à une composition
nouvelle « impure », étant entendu que ces critères de valeur -pureté, impureté- se fondent déjà à
partir d'un système idéologique. « Chaque métissage est unique, particulier, et trace son propre
devenir.»
17
12
« 6 775 235 700 », selon la Banque Mondiale, en 2009.
13« Ô mon âme, n'aspire pas à la vie éternelle, mais épuise le champ du possible. » Pindare, « Pythiques », III.
14
Voir la section 1.1.2, ''Pour un essor de la « Relation » : thèses et balises conceptuelles dans la poétique d’Édouard
Glissant''.
15
LAPLANTINE FRANÇOIS & NOUSS ALEXIS, Le Métissage, coll. « [Ré]édition », éd. Téraèdre, Paris, 2009.
16 Idem, p9
17 Ibid, p10.
4
1. José María Arguedas et Édouard Glissant, deux auteurs à la jonction des cultures, produits et
acteurs de l’histoire
1.1 José María Arguedas (1911-1969)
1.1.1. Un homme entre deux cultures, représentant et défenseur de la diversité péruvienne
José María Arguedas est renommé pour sa connaissance du Pérou et de ses cultures, pour
l'acuité sensible et intellectuelle avec laquelle il a vécu, interprété, et valorisé cette diversité,
cherchant à la protéger mais aussi à en aider l'harmonisation. Dans cette brève biographie, il ne
sera pas question d'être exhaustif quant à la vie de l'auteur mais davantage de rappeler comment
en cet homme s'est incarnée la diversité culturelle péruvienne et quelles furent les sources de sa
production littéraire.
Il est né en 1911 dans la petite ville andine d'Andahuaylas, située dans la province
d'Apurímac
18
. Son père est un avocat de Cuzco, et sa mère l'héritière d'une riche famille
d'Andahuaylas. Ils appartient à la blanche classe aisée. Du fait du décès prématuré de sa mère
(quand il avait deux ans), et des départs permanents de son père (juge itinérant), son enfance est
placée sous le signe de l'abandon et du conflit culturel. Il passe ses premiers âges sous la garde
de sa belle-mère, une riche hacendada19 qui, selon l'auteur, n'avait que mépris à son égard et
l'envoyait vivre dans la cuisine, avec les indiennes. Elles s'en occupent comme de leur propre
fils, et il prend pour cela la langue quechua comme langue maternelle, n'apprenant réellement le
castillan que vers l'âge de huit ans. Son demi-frère quant-à-lui le maltraite physiquement et
psychologiquement, il l'oblige à observer ses « prouesses » sexuelles et abuse de ses
prérogatives de fils d'hacendado pour maltraiter (coups, viols) les indiens, lesquels le craignent
comme ils le haïssent. Ce demi-frère violent devient le le motif originel des personnages négatifs
de la narration arguédienne, l'archétype du gamonal20 abusif, cruel et obsédé sexuellement à
l'instar du personnage de don Bruno dans Todas las Sangres.
Vient l'âge d'or de son enfance. Avec Aristide, son frère biologique tout juste revenu de ses
études à Lima, il fugue dans l'hacienda d'un oncle où il vit durant deux ans parmi les indigènes
qui y travaillent. Les sentiments fraternels avec lesquels ils les accueuillent font contrepoint à la
déstructuration familiale, et laisse à José María Arguedas l'empreinte d'un âge d'or utopique, la
persuasion qu'une société de poésie et de partage proche de la terre peut exister.
« Los indios y especialmente las indias vieron en (él) exactamente como si fuera uno de ellos, con
18
Zone de la sierra sur où le quechua, la langue indigène héritière de la culture Inca était -et est encore- largement
répandue, tout comme demeurait vivace le système féodal des haciendas ainsi que la division indios-mestizos-señores, même après l'indépendance du Pérou (1821)
19
Propriétaire d'une hacienda.
20
Propriétaire possesseur d'indiens
5
la diferencia de que por ser blanco acaso necesitaba más consuelo que ellos y (le) dieron a manos llenas ».21
Mais cependant qu'il trouve la joie dans le monde indigène, il est aussi le témoin conscient
des violences ségrégationnistes exercées. Il raconte l'histoire d'un colono ayant volé des bananes
châtié jusqu'au sang à coups de fouets
22
et que l'on meurt encore dans les prisons des haciendas.
Ces expériences dramatiques forgent son sens moral de la justice et de la fraternité et sa décision
de lutter contre les iniquités, de donner à voir réellement la condition de l'indien, de montrer la
richesse de cette culture tout en cherchant un équilibre entre les pôles culturels indio et criollo.
Ainsi, le développement affectif du jeune Arguedas se fait au contact du peuple indigène
quechua, lequel lui « insuffle l'incorruptible tendresse dans laquelle (il) vit ». Il ne rédige
d'ailleurs ses poèmes qu'en quechua, langue pour lui de la nature et de la sensibilité, avant de les
traduire à l'espagnol.
« Yo entendía el mundo y la vida como la entendían los indios ; este modo de comprender las cosas y de juzgarlas era no sólo extraño en muchos aspectos, sino contrario al modo como lo entendían los señores. Ciertas cosas que ellos consideraban despreciables y feas (trajes, algunas comidas, algunas danzas y cantos, muchas creencias) era para mí lo más amado o apetecido y bello. »23
Par la suite, il approfondit sa connaissance du Pérou en accompagnant d'abord son père dans
ses déplacements, visitant plus de 200 pueblos, haciendas, communautés indigènes libres, puis
en étant placé en pension dans la ville d'Abancay où il fréquente des élèves de toutes
provenances sociales (depuis les fils d'hacendados, au bourgeois de ville, jusqu'au fils d'indien
enrichi) sous la tutelle de pères religieux et conservateurs (ce sera le motif de son œuvre, Los
Rios Profundos24). Ses études le mènent ensuite à Ica, sur la côte désertique du Pérou, puis à
Lima, à l'Université Nationale de San Marcos où il entre en 1931. Au cours de toute cette
période, il apprend à s'adapter rapidement, à décortiquer les codes et coutumes locales, à élever
en conscience le mode de vie des lieux où il passe afin d'être accepté, développant ainsi son
habileté dans le décodage anthropologique, dans l'art de l'empathie, tel un driver né.
Toutefois, si cette jeunesse toujours en départ est à l'origine d'une extraordinaire richesse
culturelle, elle est aussi créatrice de traumatismes, poussant l'auteur à voir et à vivre avec un
degré extrême les fractures sociales que portent le pays : une république où tous sont citoyens,
21
« Les indiens, et spécialement les indiennes, (le) regardaient comme si (il) était exactement un des leurs, à ceci près
que pour être blanc, (il) avais peut-être besoin de plus de réconfort qu'eux, et ils (lui) en donnèrent à pleines mains. »
ARGUEDAS, JOSÉ MARÍA(et alii..), Primer Encuentro de Narradores Peruanos, Lima, 1986. Latinoamericana Editores,
p36
22
ARGUEDAS, JOSÉ MARÍA, « La literatura como testimonio y contribución », Arguedas : Documentos y Testimonios. Mimeo, Universidad Agraria la Molina, Dic, 1973. p11
23
« Je comprenais le monde et la vie comme le comprenaient les indiens ; cette façon d'envisager les choses et de les juger était non seulement étrange en de nombreux aspects, sinon contraires à la façon dont les envisageaient les messieurs. Certaines choses qu'ils considéraient comme méprisables et sales (certains vêtements, certaines nourritures, certaines danses et chants, beaucoup de croyances) étaient pour moi ce que j'aimais le plus, ce qui me donnait le plus envie ou ce que je trouvais de plus beau ». Idem.
24 Les Fleuves Profonds – 1958 / Los Rios Profundos, 1935, coll. « Letras Hispánicas », Catedra, Lima, 1956.
6
mais où certains le sont plus que d'autres. Dans la sierra, il devient le forastero, l'étranger qui
n'a pas de lieu ni de cadre culturel clairement défini, un personnage à la croisée de l'indien, de
l'hacendado ou du villageois ; dans la costa, il devint un serrano25, un andin descendu de ses
montagnes dont les pensées sont mal oxygénées du fait de l'altitude...Cette douleur de n'avoir
pas eu réellement de lieu culturel ni d'environnement affectif stables dans son enfance, et surtout
d'avoir vécu et vu des scènes de ségrégation raciales violentes demeure en lui toute sa vie, tel un
monstre antique à abattre. Il proteste contre ces mensonges d'abord par l'excellence scolaire, puis
par ses écrits universitaire ou littéraires. Il lui faut montrer au monde qu'être de la sierra et
porter en soi la culture andine indigène n'est pas une honte ni un handicap, mais au contraire une
richesse.
Avec son entrée à l'université et la fréquentation d'autres intellectuels, il trouve à témoigner
de son expérience humaine, à la valoriser, s'enorgueillit de porter en lui cette part indigène qui le
rend original, qui le multiplie intérieurement. On le reconnaît.
« ''Llegué a Lima y en la universidad, en la clase, las gentes comprendían que yo traía algo nuevo, algo distinto...''26 « En la universidad, los escritores de mi generación y muchos maestros, estimaron en mí lo que encontraron de original, acaso de ''indio'', en la vasta significación que tiene la palabra. Este mutuo afecto y respeto hizo que, recíproquamente, aprendíamos, ellos de mí y yo de ellos »27
Il se fait alors émissaire du monde andin - rares étaient les personnes bilingues quechua-
castillan à l'université dans les années 30 – et se propose comme figure représentative de la
diversité culturelle péruvienne, telle la synthèse incarnée du pays et du conflit culturel qui
l'anime, un homme-pont entre le monde quechua et criollo.
« […] intenté convertir en lenguaje escrito lo que era, como individuo, un vínculo vivo, fuerte, capaz de universalizarse... El vínculo podía universalizarse, extenderse ; se mostraba un ejemplo actuante. El cerco podía y debía ser destruido ; el caudal de las dos naciones se podía y debía unir. »28
Il revendique son identité indigène, cherche à montrer que cette culture décriée peut être un
enrichissement pour le monde occidental soit disant supérieur et que l'on peut s'inscrire dans
25
Habitant de la sierra, par opposition aux costeños, habitants de la côte.
26 « Je suis arrivé à Lima et dans l'université, dans la classe, les gens comprenaient que j'apportais quelque chose de nouveau, quelque chose de différent... »ARGUEDAS, JOSÉ MARÍA, « Cómo me hizo escritor », en MOROTE GAMBOA, Godofredo, 1988, Motivaciones del Escritor, Lima, Universidad Nacional Fredereico Villareal, p23
27 « Dans l'université, les écrivains de ma génération et beaucoup de professeurs estimaient en moi ce qu'ils trouvaient d'original, peut-être d' ''indien'', parmi les nombreuses acceptions du mot. Cette affection mutuelle et ce respect fit que, réciproquement, nous apprenions, eux de moi et moi d'eux. » ARGUEDAS, JOSÉ MARÍA, « La literatura como testimonio y contribución », Arguedas : Documentos y Testimonios. Mimeo, Universidad Agraria la Molina, Dic,
1973.
28 « J'ai cherché à convertir en langage écrit ce que j'étais comme individu, un lien vivant, fort, capable de s'universaliser...Le lien pouvait s'universaliser, s'étendre ; il s'offrait en exemple actif. La clôture pouvait et devait être détruite ; le flux des deux nations pouvait et devait s'unir ». ARGUEDAS, JOSÉ MARÍA, « No soy un aculturado »,
discours pour la réception du prix Inca Garcilaso de la Vega.
7
celui-ci sans pour autant se dénaturer, trahir sa culture originelle :
"Entiendo y he asimilado la cultura llamada occidental hasta un grado relativamente alto; admiro a Bach y a Prokofiev, a Shakespeare, Sófocles y Rimbaud, a Camus y Eliot, pero más plenamente gozo con las canciones tradicionales de mi pueblo; puedo cantar, con la pureza auténtica de un indio chanka, un harawi de cosecha. ¿Qué soy? Un hombre civilizado que no ha dejado de ser, en la médula un Indígena del Perú; indígena, no indio. Y así, he caminado por las calles de Párís y de Roma, de Berlín y de Buenos Aires. Y quienes me oyeron cantar, han escuchado melodías absolutamente desconocidas, de gran belleza y con un mensaje original."29
Toute son œuvre ainsi prendra la forme d'un vaste témoignage de ses expériences, cherchant
à dévoiler aux péruviens la réalité sociale de leur pays telle que lui l'a éprouvée dans cette
jeunesse si riche et si forte.
« a través de todo lo que he escrito no he hecho más que expresar estas impresiones de la infancia y adolescencia. »30
Dans ce parcours, il est véritablement influencé par les thèses du philosophe socialiste José
Carlos Mariátegui, directeur du célèbre journal progressiste Amauta (professeur en quechua),
rédacteur des 7 essais d'interprétation de la réalité péruvienne, et s'en inspira pour la revue
Palabra (Parole) qu'il créa en 1936. Il s'employe ainsi à faire connaître depuis l'intérieur la
société andine encore méconnue et fantasmée par le monde occidental costeño et à dénoncer, en
regard de sa propre expérience, les « monstrueuses déformations » (aussi bien des indiens que
des hacendados, changés en oppresseurs sanguinaires) faites par les écrivains indigénistes
criollos tels Ciro Alegría, Enrique López Albújar ou encore certains articles de la revue Amauta,
écrits par des intellectuels urbains qui n'avaient pas une réelle connaissance du monde de la
sierra31
.
Son parcours ensuite est partagé entre l'enseignement, la recherche universitaire, de
multiples postes prestigieux chargés de la protection et de la promotion du folklore péruvien,
ainsi que ses travaux de création littéraire. Il commence d'abord par enseigner l'espagnol dans
des villages de province, puis il entre au ministère de l'éducation et se trouve nommé
29
« Je comprends et j'ai assimilé la culture appelée occidentale jusqu'à un niveau relativement élevé ; j'admire Bach et Prokofiev et Shakespeare et Sophocle et Rimbaud, j'admire Camus et Eliot, mais je jouis davantage avec les chansons traditionnelles de mon peuple ; je peux chanter un harawi de récolte avec la pureté authentique d'un indien chanka. ¿Ce que je suis ? Un homme civilisé qui n'a pas arrêté d'être, au fond de moi, un Indigène du Pérou ;un indigène, non pas un indien. Et en indigène j'ai marché dans les rues de Paris et de Rome, de Berlin et de Buenos Aires. Et ceux qui m’entendirent chanter ont entendu des mélodies absolument inconnues, de grande beauté, avec un message original. »DORFMAN ARIEL, « Conversación con José María Arguedas ». Trilce Nº15-16, febrero -
agosto de 1969, p.67
30
« A travers tout ce que j'ai écris, je n'ai fait rien de plus qu'exprimer ces impressions de l'enfance et de
l'adolescence ». ARGUEDAS, JOSÉ MARÍA, « Cómo me hizo escritor », en MOROTE GAMBOA, Godofredo, 1988, Motivaciones del Escritor, Lima, Universidad Nacional Fredereico Villareal, p22
31
Il faut lire à propos de cela la thèse passionnantes d'Efraín Kristal, Una visión urbana de los Andes : génesis y desarrollo del indigenismo en el Perú 1848-1930 col. “Tiempo de Historia”, PUC, Instituto de apoyo agrario, Lima,
1991.Celle-ci explique la provenance sociale de ces écrivains, montrant qu'ils appartenaient généralement à l'élite
commerçante exportatrice et non propriétaire, attachée à promouvoir la condition indienne, à moderniser le pays et à
« protéger » les indigènes en les transformant en salariés.
8
Conservateur Général de la culture, puis devient chef de la section Folklore et Beaux-Arts et
demande à ce que soient entreprises des missions de recherche pour étudier les cultures de tout
le pays (Ashaninka, Chipibos, Ayamara, Quechua...). Enfin il prend le poste de directeur de
l'Institut des Études Ethnologiques du Musée National de la Culture Péruvienne, et dirige en
parallèle la revue Folklore Americano. En 1963, il est nommé directeur de la Maison de la
Culture du Pérou.
À propos de sa carrière universitaire, il obtient sa licence d'anthropologie avec pour travail
final «l'évolution des communautés indigènes » et présente en 1963 sa thèse de doctorat
intitulée « Les communautés d'Espagne et du Pérou » après un voyage d'étude financé par
l'UNESCO. De 1958 à 1968, il est professeur d'ethnologie à l'Université de San Marcos et de
1967 à 1969, il est nommé chef du département de sociologie à l'Université Agraire de la
Molina, à Lima.
En parallèle, sa production littéraire se poursuit, toujours axée sur la représentation de la
diversité culturelle péruvienne et les évolutions du pays. Parmi les récits notables, nous
trouvons :
• Yawar Fiesta (1941) roman qui traite de l'organisation d'une « corrida » typiquement
andine, où un condor est cousu sur le dos d'un taureau, où s'associent en énergie le monde du
ciel et celui des forces telluriques.
• Los Ríos Profundos (1958),
• El Sexto (1961) qui relate l'expérience carcérale de José María durant la dictature du
général Bénavides 1937-1938,
• Todas las Sangres (1964),
• , El Zorro de Arriba y el Zorro de Abajo (1971), œuvre posthume et inachevée où
s'entrecroisent journaux intimes de l'auteur, en proie à une terrible phase dépressive, et récit de
la vie effervescente et sans morale d'une cité portuaire industrielle, Chimbote, où des hommes
venus de toutes provenances, de toutes cultures, viennent chercher emploi dans les usines où
se fabrique la farine de poisson.
Depuis l'année 1944, José María Arguedas souffre de dépression, et son labeur acharné, la
vie difficile, les douleurs de l'enfance, l'opposition que l'on fait à ses travaux
32
et donc le coup
porté à ses convictions et son influence sociale qui justifiaient le sens de sa vie, ainsi le refus
d'être amoindri le conduisirent au suicide, en 1969. Il demeure néanmoins persuadé que son
32
Voir le 1.1.4, à propos de la Table Ronde sur Todas las Sangres qui eut lieu en 1965 (cf. 1.1.4) « he vivido en vano ».
9
œuvre n'a pas été vaine, comme d'aucuns lui avaient laissé entendre, et, dans le dernier carnet du
Zorro de Arriba, il demande à ce qu'avec sa mort s'éteigne aussi une page de l'histoire
péruvienne, lui qui représentait fortement une certaine époque du pays. Il était conscient que le
mouvement de fusion culturel et d'essor des diversités dominées prenait forme définitivement.
“Despidan en mí a un tiempo del Perú”
“...Quizá conmigo empieza a cerrarse un ciclo y a abrirse otro en el Perú y lo que él representa: se cierra en el la calandria consoladora, del azote, del arrieraje, del odio impotente, de los fúnebres “alzamientos”, del temor a Dios y del predominio de ese Dios y sus protegidos, sus fabricantes; se abre el de la luz y de la fuerza liberadora invencible del hombre de Vietnam, el de la calandria de fuego, el del dios liberador. Aquel que se reintegra.”33
1.1.2. Le « cambio cultural
34
» péruvien, source et raison de Todas las Sangres
Pour bien comprendre à quel phénomène social fait référence le roman de José María
Arguedas, Todas las Sangres, il paraît nécessaire de faire un point sur ce qu'est le cambio
cultural peruano. Il s'agit d'un mouvement économico-social complexe qui s'est déroulé entre
les années 1930 et 1970 -plus fortement encore durant la période 50-60 - qui consiste en une
avancée culturelle occidentale toujours plus forte à l'intérieur du pays. Ce mouvement
bouleverse les traditions et favorise l'immigration andine, avec la côte comme destination, telles
les villes de Ica ou Lima. Arguedas, particulièrement attentif aux changements sociaux du pays,
témoigne de ces changements :
« El vuelco masivo actual de « indios » hacia las ciudades costeñas y serranas ha tenido consecuencias transformadoras. Hay en Lima, ahora, 500 mil Analfabetos. Yo no pude reconocer casi a la ciudad de Ica, por la multitud de serranos que ahora trabajan allí y la cantidad de casas y de edificios de infiliable « modernidad » que han sustituido a las serenas residencias grandes o pequeñas de tipo colonial ; ese vuelco, que se revierte también hacia los Andes, ha convertido al Perú en un hervidero donde la personalidad de la mayoría de sus gentes está igualmente revuelta, buscando cambios, sacudiéndose de sus raíces tradicionales, pugnando por alcanzar la « modernidad » y dándole a tal sustrato rasgos confusos, originales, tragicómicos, pero cargados de un impulso indomeñable e implacable »35
À l'origine de ces changements, on trouve l'accélération économique due à la manne du
33 « Dites adieux en mon nom à une époque du Pérou » / « Peut-être avec moi commencera à se fermer un cycle et à s'ouvrir un autre au Pérou, et ce qu'il représente : se ferme en lui l'alouette consolatrice, le temps du fouet, du joug, de la haine impotente, des funèbres 'soulèvements', de la crainte de Dieu et du la prédominance d'un tel Dieu et de ses protégés, ses fabricants ; il s'ouvre celui de la lumière et de la force libératrice invincible de l'homme du Vietnam, celui de l'Alouette de feu, celui du dieu libérateur. Celui-là qui se réintègre. ». JOSÉ MARÍA ARGUEDAS, El Zorro de Arriba y el Zorro de Abajo, éd Horizonte, 6
éme
éd.Lima, Perú, 2011, p221.
34
Changement culturel
35 « L'actuelle arrivée massive d' ''indiens'' jusqu'aux villes de la côte et de la sierra a eu des conséquences transformatrices. Il y a maintenant dans Lima 500 mille analphabètes. Je ne peux quasiment pas reconnaître la ville d'Ica, pour la multitude de serranos qui y travaillent maintenant et pour la quantité de maisons et d'édifices d'une intraçable ''modernité'' qui a remplacé les sereines résidences, grandes ou petites, de type colonial ; cette arrivée, qui s'opère également jusqu'aux Andes, a changé le Pérou en un bouillonnement dans lequel la majorité de ses habitants ont leur personnalité bouleversée, cherchant des changements,secouant leurs racines traditionnelles, luttant pour atteindre ''la modernité'' et donnant à un tel substrat des traits confus, originaux, tragi-comiques, mais chargés d'une impulsion indomptable et implacable ». ARGUEDAS, JOSÉ MARÍA, « La literatura como testimonio y
contribución », Arguedas : Documentos y Testimonios. Mimeo, Universidad Agraria la Molina, Dic, 1973.
10
guano au XIXe siècle, l'industrie minière qui connaît un fort développement à partir des années
30, les gouvernements autoritaires, tel celui du général Sánchez Cerro, qui attirent les
investisseurs étrangers. La domination du territoire et l'intégration des zones isolées se fait à
l'aune de cette motivation économique. Des routes sont construites, les produits et les hommes
circulent plus facilement, les échanges culturels également et les régions andines perdent de leur
isolement, d'autant plus que les technologies modernes permettent une plus rapide circulation de
l'information (radio, téléphone, télévision).
Avec ces bouleversement, un nouveau personnage social se développe, typique aujourd'hui
de la population péruvienne; il s'agit du cholo36. Le cholo, c'est l'indien ou le métisse typé indien
ayant quitté sa culture pour rejoindre l'univers urbain et le modèle occidental ; c'est un métisse
culturel volontaire. Cependant, Arguedas distingue deux types de cholo : le cholo acculturé et le
cholo transculturé. Le premier aurait « trahi » sa culture, se serait dénaturé pour se changer -au
mépris de l'assemblée entière- en un autre qu'il ne sera jamais. Dans Todas las Sangres, ce
personnage négatif du cholo est représenté par le grand propriétaire terrien Adalberto Cisneros,
un nouveau riche abusif et pervers voulant jouer les seigneurs féodaux, n'ayant que mépris pour
les indiens alors même que sa mère en était une. L'indien transculturé en revanche serait
représenté par Demetrio Rendón Willka, un membre d'une communauté indigène libre parti
vivre à Lima pour apprendre la langue et les ressorts du monde occidental et revenir auprès des
siens plein d'usage et raison, tel un intermédiaire entre deux univers culturels. Le sociologue
Anibal Quijano dans sa thèse Domination et culture, le cholo et le conflit culturel au Pérou37
tente d'en dresser une typologie, montrant l'adaptation toujours en travail des cultures
traditionnelles à ces espaces urbains effervescents, expliquant comme en l'espace de deux
générations on passe de l'« indigène émigré » à l'urbain totalement cholificado38 et comme ce
groupe social nouveau s'assoce à celui des criollos de basse condition. Aujourd'hui, on trouve
dans les boutiques des bibelots où l'on peut lire des slogans populaires tels, «todos somos
cholos, todos somos peruanos »
39
, qui dévoilent l'idée que le cholo pourrait bien être le modèle
directeur, unificateur, du citoyen péruvien.
C'est autour de ces transformations sociales que Todas las Sangres développe sa fiction, afin
que ce développement du pays se fasse en conscience, avec une intelligence considérative.
36
Mot datant de la colonisation, qui viendrait de l'ayamara “cchulu”, et dont la signification serait “métisse” mais
pour désigner un croisement de chiens. A l'origine le terme était péjoratif ; aujourd'hui il s'emploie entre amis qui se
reconnaissent d'une même culture, pour se héler dans la rue.
37
Quijano, Aníbal: Dominación y cultura, lo cholo y el conflicto cultural en el Perú , éd. Mosca Azul, Lima, Perú,
1980.
38
Lors d'une visite à Lurín (périphérie de Lima) je pus rencontrer une famille originaire de la sierra de Apurímac dont
la grand-mère ne parlait que le quechua et comprenait l'espagnol, dont la fille parlait et comprenait le quechua et
l'espagnol, et dont le petit-fils ne parlait que l'espagnol et comprenait le quechua...
39
« nous sommes tous des cholos, nous sommes tous péruviens »
11
1.1.3. Todas las Sangres, témoignage engagé d'une société en transformation
Todas las Sangres est le roman le plus ambitieux écrit par José María Arguedas. Après avoir
publié deux recueils de contes
40
et quatre romans
41
dont les intrigues se déroulent dans un espace
géographique restreint, tel l'internat du village d'Abancay pour Los Rios profundos et le village
de Puquio pour Yawar Fiesta, l'auteur a choisi de changer d'échelle narrative et de représenter
dans toute sa complexité les changements socio-économiques péruviens ainsi que les
mécanismes qui les entraînent. Pour ce faire, il déploie son récit entre l'espace international, le
monde traditionnel de la sierra, et l'effervescence moderne de la costa, entre une petite ville de
province, San Pedro de Lahuaymarca, Lima, la capitale, et les lointains bureaux nord-
américains des investisseurs étrangers. Cet ouvrage, cumul des expériences narratives passées,
cherche à honorer une promesse que s'était faite l'auteur :
« Prometí […] revelar el mundo que había vivido. Prometí ofrecer una imagen veraz de ese mundo. De ese modo podría acaso convencer como el campesino quechua constituía una promesa para el país y hasta qué grado continuaba siendo atroz e insensato el menosprecio social y el cerco en que continuaba encerrado. Al mismo tiempo, mostraría el rostro de los otros personajes, complejísimos, no indios, del universo andino, su ser y sus perspectivas. Una literatura así lograda podría revelar maticas originales del alma humana y aspectos igualmente no descritos, no interpretados, de un paisaje cautivante por sus extremados contrastes y variedad sin límites. »42
Dans la ville de Province de San Pedro de Lahuaymarca, le grand seigneur féodal don
Andrés Aragon de Peralta se suicide en se jetant du haut de l'église. Avant d'embrasser la terre, il
avait maudit les habitants du village, le curé, et davantage encore ses fils, don Fermín et don
Bruno, pour avoir vécu tels des corrompus dans un monde en déréliction, fondé sur la mauvaise
foi et l'exploitation, pour l'avoir dépouillé de ses richesses, de sa noblesse au point qu'il
s'exclame : «¡ me han convertido en un indio ! »
43
. Avec sa mort, c'est métaphoriquement la
disparition du monde traditionnel de la sierra qui est représentée : le temps des grands seigneurs
et des grandes haciendas héritières de la colonisation est en crise, le pouvoir ne relève plus du
titre de noblesse mais du pouvoir économique, et la terre ne paye plus à l'âge industriel. « El
viejo » est mort, et avec lui s'achève aussi un certaine représentation du passé. Place au chaos de
la modernité.
40 Agua en 1935, la Agonía de Rasu-ñiti, 1962
41 Yawar Fiesta, 1941, Diamantes y Pedernales, 1954, Los Ríos Profundos, 1958, el Sexto, 1961
42 « Je me suis juré de montrer le monde dans lequel j'ai vécu. Je me suis juré de présenter une image véridique de ce monde. De cette façon, j'allais peut-être pouvoir convaincre que le paysan quechua constituait une promesse pour le pays et jusqu'à quel point se poursuivait l'atroce et ridicule mépris social ainsi que la limitation dans laquelle il continuait d'être enfermé. En même temps, j'allais montrer le visage des autres personnages du monde andin, extrêmement complexes, qui n'étaient pas indiens, son être et ses perspectives. Une littérature réussie sur ce modèle pouvait révéler les nuances originales de l'âme humaine et également les aspects non décrits, non interprétés, d'un paysage captivant pour ses contrastes extrêmes et sa variété sans limites ». ARGUEDAS, JOSÉ MARÍA, « La literatura como testimonio y contribución », Arguedas : Documentos y Testimonios. Mimeo, Universidad Agraria la Molina,
Dic, 1973.
43
« Ils m'ont changé en indien ! », p10.
12
Le roman Todas las Sangres présente ainsi comment le village de San Pedro de
Lahuaymarca, centre autour duquel gravitent les haciendas et les communautés indigènes libres
de Paraybamba et Lahuaymarca, va devoir évoluer et s'adapter à la modernité. Le récit repose
principalement sur les projets et interactions de trois personnages : les fils de don Andrés
Aragón de Peralta, don Fermín et don Bruno, ainsi que Demetrio Rendón Willka, un indien de la
communauté de Lahuaymarca.
Don Fermín Aragón de Peralta est l'aîné de la fratrie. C'est un entrepreneur athée, un froid et
lucide calculateur qui n'accorde plus aucune foi dans le système des haciendas et qui, désireux
de s'enrichir et de moderniser son pays, cherche à ouvrir une exploitation minière au cœur de la
montagne Apark'ora. Il pense que cela permettra de changer la condition servile des indigènes
pour les transformer en ouvriers salariés. Pour ouvrir sa mine cependant, il lui faut devenir le
propriétaire exclusif du filon, ce qui le mène à racheter sans scrupules, financé par le trust
économique de la Wisther-Bozart, les terres des habitants de San Pedro de Lahuaymarca. A
terme, il provoque la ruine du village et la déroute de ses habitants.
Le frère de don Fermín, don Bruno, est quant-à lui un esprit tourmenté qui oscille entre le
saint et le possédé. Dans sa jeunesse, il vit dans « le péché », et abuse de son statut pour assouvir
ses pulsions sexuelles, mêler son sang à celui des indiennes et des métisses. Poursuivi par les
démons de la culpabilité, il se change en fervent mystique catholique. Pour lui, la modernité
n'est un progrès que pour le diable, et il cherche par tous les moyens possibles à freiner cette
décadence des valeurs du monde féodal, à préserver les esprits de l'argent qui mange les âmes.
Afin de racheter ses péchés, il décide alors de se sacrifier et d'organiser son hacienda selon un
modèle paternaliste, désireux de conserver ses indiens « purs » en leur interdisant l'accès au
système monétaire et la fréquentation des « corrompus » athées du monde occidental. Il tente
ainsi de recréer un éden pastoral, un âge d'or où l'hacendado vivrait en harmonie avec ses
indiens colonos. Dans les communautés indigènes, il trouve un bastion où les hommes ont
encore leur âme, où réside encore l'esprit de fraternité, « pure », et décide de les aider à se
reformer selon leur organisation traditionnelle, qui date de l'empire Inca. En autorisant ses
indiens à aider les communautés libres, il rompt la tradition féodale et s'aliène sa caste
seigneuriale. En cherchant à reconstituer le passé, il a formé une relation nouvelle. Dans cette
quête désespérée, il est appuyé pas Demetrio Rendón Willka...
Ce dernier est dans Todas las Sangres le personnage pivot entre le pôle occidental que
figure don Fermín, et le pôle traditionnel représenté par don Bruno. C'est un personnage
complexe, opaque, dont le talent est de savoir se placer entre les antagonismes afin d'atteindre
ses objectifs, lesquels, sans forme à l'origine, se précisent à mesure qu'évolue cet espace andin
en ébullition. L'origine de sa détermination au changement remonte à un épisode traumatique de
13
son enfance. Fils du varayo'k44 de Lahuaymarca, il est choisi pour aller à l'école du village et
apprendre l'espagnol, la culture criolla, et ainsi devenir un pont entre les deux sociétés. Les
habitants du village, indignés qu'un indien partage les mêmes bancs d'écoliers que leurs enfants
demandent à ces derniers de lui rendre la vie insupportable. Mais il arrive qu'un jour, pour
défendre un enfant qui l'avait pris d'affection, il frappe un des écolier. La scène fait scandale, le
jeune indien est humilié, puni en public par quinze coups de fouets, puis expulsé de l'école. C'est
alors le départ de Rendón Willka pour Lima. Les femmes de sa communauté, à l'instant de son
départ, le saluent avec un chant absolument programmatique :
“No has de olvidar, hijo mio, Jamás has de olvidarte:vas en busca de la sangre,has de volver para la sangre,fortalecido;[...]45
« Tu ne dois pas oublier, mon enfant ;jamais tu ne dois oublier :va à la recherche du sang,
du dois revenir pour le sang,fortifié ;[...]»
Il vit alors à Lima sept années. Là-bas, en plus d'apprendre la langue des dominants, il
apprend à fréquenter diverses théories politiques et à réfléchir sur les thèses dissidentes,
communistes, socialistes et indigénistes. Athée comme don Fermín, n'ayant foi qu'en la machine,
ce qu'il désire, c'est rendre les indiens fiers d'eux-mêmes, affranchis de la « terreur mythique »
imposée depuis des siècles par les colons et nourrie de superstitions. Ce projet vise à rendre son
peuple, volontairement soumis par les colons, conscient du pouvoir qu'il porte, lequel réside
dans la force fraternelle. De retour à San Pedro de Lahuaymarca, il est d'abord engagé par don
Fermín en tant que contremaître de la mine Apark'ora, mais peu à peu, voyant comme don Bruno
se positionne à l'égard des indiens, il se rapproche de lui. Don Bruno, d'abord méfiant quant-aux
motivations de Rendón Willka, trouve en ce dernier une telle force charismatique qu'il le juge
envoyé par Dieu et choisit de suivre ses conseils, d'accorder crédit à sa sensibilité d'indigène
transculturé, finit par le nommer, administrateur de son hacienda la Providencia, et responsable
de sa femme et de son fils.
Ces trois destins, qui portent chacun en eux un univers social, se croisent, s'influencent, et
résolvent leurs contradictions dans une fin tragique : le monde occidental finit par imposer son
ordre et ses machines, par forer jusqu'au cœur le dieu-montagne (Apus) Apark'ora. Les
hacenderos perdent leurs terres et leur pouvoir. Les villageois ruinés fuguent par la route neuve
jusqu'à la ville-monstre qu'est Lima. L'utopie de don Bruno et de Rendón Willka s'écroule sous
les troupes du gouvernement mis au service des trusts étrangers, mais elle s'écroule après avoir
donné espoir et montré une troisième voie aux communautés libres devenues désormais
44
Représentant d'une communauté indigène selon l'organisation traditionnelle inca.
45- TLS p78
14
suffisamment fortes pour s'adapter à la modernité sans se dénaturer. Don Bruno, pour avoir tenté
dans un dernier recours d'assassiner son frère don Fermín, termine emprisonné et Demetrio
Rendón Willka ainsi que d'autres indiens meurent fusillés. Mais alors que la détonation de la
salve s'essouffle dans les airs, un bruit de « grands torrents qui secouaient le sous-sol, comme si
les montagnes s'étaient mises en marche »
46
se fait entendre. La rencontre de « tous les sangs »
est tragique, mais elle s'achève cependant avec une ouverture possible : les communautés
indigènes ont commencé, sous l'impulsion de Rendón Willka, à prendre conscience de leur
valeur.
1.1.4. « La Table Ronde » de l'Institut des Études Péruviennes (1964), une mise à l'épreuve
des considérations ethnographiques et de la validité testimoniale de Todas las Sangres
Contrairement à l’œuvre d’Édouard Glissant, toute entière tournée en poésie, celle de José
María Arguedas a fermement le projet de se présenter tel un tableau littéraire fidèle de la réalité
péruvienne, un modèle à partir de quoi les péruviens sont appelés à concevoir de quels fils est
tissé leur pays. Ainsi, après la parution de Todas las Sangres, est organisée à l' Institut des Études
Péruviennes une grande table-ronde où des critiques littéraires (Sebastian Salazar Bondy, José
Miguel Oviedo...) aussi bien que des sociologues (Henri Favre, Anibal Quíjano, Guillermo
Rochabrún...) se sont réunis afin d'éprouver l’œuvre, tel qu'on éprouve une théorie scientifique
pour en vérifier la validité. La question qui fut posée lors de ce débat était : Todas las Sangres
offre-t-il oui ou non une vision juste de la réalité péruvienne des années soixante ? L'intérêt
anthropologique et l'honnêteté testimoniale de l’œuvre sont ainsi mis à la question, et ce avec
d'autant plus de force que l'on s'apprête à inspecter la création d'un écrivain lui-même
anthropologue et universitaire. Mais on oublie dans cette démarche que l'objet analysé n'est pas
une théorie scientifique ni une recherche universitaire déguisée en roman, mais une production
artistique. Un point de distinction entre les narrations de Arguedas et Glissant vient d'être posé :
il s'agit du caractère anthropologique-analytique de leurs œuvres. La première, Todas las
Sangres, cherche à dévoiler des ensembles culturels et à montrer les traits et le folklore qui s'y
rattachent, dans un style précis, tandis que la seconde, Tout-Monde, cherche davantage à étudier
le mouvement même du brassage des cultures, à donner à lire comment les individus s'insèrent
dans les cultures et les marient, avec certes le pôle antillais comme figure dominante, mais sans
en chercher l'approfondissement, comme nous le verrons.
On le sait, et Édouard Glissant le concède aisément, la richesse de la littérature est de ne pas
avoir d'esprit de système, de développer une intelligence sensible capable d'aller au-delà du
46 « un sonido de grandes torrentes que sacudían al subsuelo, como que si las montañas empezaran a caminar »,
ARGUEDAS, JOSÉ MARÍA, Todas las Sangres, edición Peisa, 2001, p603
15
théorique fondé en raison et de laisser planer l'équivoque. Laquelle raison ne s'édifie qu'à partir
de postulats permettant la création d'un ensemble cohérent). Todas las Sangres est alors jugé
inutile, du moins dans le domaine de l'anthropologie, pour accueillir en son sein des points de
vue opposés, l'indigène et l'occidental.
Sebastian Salazar Bondy dira ainsi :
“Entonces, encuentro una contradicción porque encuentro dos concepciones del mundo. Y veo que socilógicamente la novela no sirve como documento, salvo que establezca muy minuciosamente, muy prolijamente, la línea de separación de estos dos mundos, cosa que creo que es una tarea imposible de realizar.”47
Est relevé alors que l'affirmation tranchée est rejetée dans le projet romanesque de l'écriture
du métissage justement par le fait qu'une telle écriture joue avec cette ligne de séparation (et de
contact !) interculturelle. L’œuvre ne se plie pas au modèle d'une théorie, elle prend la forme de
la réalité, brute, dans sa complexité. Arguedas répond :
“No hay contradicciones; es decir, las contradicciones son las que naturalmente existen entre las differentes gentes que hay en nuestro país, entre diferentes modos de ver el mundo. La gran ambición del libro fue precisamente mostrar esa multiplicidad de concepciones, según los grados de aproximación de un mundo puloso.”48
Paradoxalement, l’œuvre d'Arguedas présente pourtant une tournure néo-indigéniste dans sa
formulation de la représentation de la réalité. Le roman n'est certes pas écrit de la main d'un
urbain de la côte, il ne propose pas à la façon d'un roman indigéniste classique une vision de
l'indien comme un être spolié qu'il faut éduquer (de façon occidentale) pour qu'il s'élève dans la
société, il décrit les deux pôles culturels depuis l'intérieur, préservant dans la mesure du possible
les deux sensibilités. Le critique littéraire Martin Lienhardt dit même à propos de l'écriture
arguedienne qu'il s'agit d'un « indigénisme à l'envers », c'est-à-dire qu'Arguedas, au lieu d'avoir
une écriture allant de l'espace criollo vers l'espace serrano, opte pour une sensibilité indigène
qui, à partir de ce socle s'ouvre au monde criollo. Dans cette perspective, le roman différencie
les personnages selon des critères de castes : indiens, métisses, seigneurs. Cette organisation en
caste est dénoncée par l'ethnosociologue français Henri Favre qui affirme à partir de son
expérience de 18 mois passés dans la région de Huancavelica dans les années soixante que
l'opposition de castes a désormais été remplacée par une opposition de classes. Comment peut-
on expliquer leur différence de point de vue ? N'ont-ils pas rencontré les mêmes personnes ? La
vision de Arguedas quant-au monde de la sierra andine serait-elle rétrograde ?
47“En résumé, je trouve une contradiction parceque je trouve deux conceptions du monde. Et j'avoue que sociologiquement le roman ne sert pas comme document, sinon par le fait qu'il établit très minucieusement, très prolifiquement, la ligne de séparation de ces deux mondes, chose qui je crois est une tâche impossible à réaliser.” ROCHABRÚN GUILLERMO, La Mesa Redonda sobre « Todas las Sangres » del 23 de junio de 1965, Instituto de Estudios
Peruanos, Pontificia Universidad Católica, Lima. 2nda éd,dic 2000, p28.
48
“Il n'y a pas de contradictions; c'est-à-dire, les contradictions sont celles qui existent naturellement entre les différentes personnes qu'il y a dans notre pays, entre les différentes façons de voir le monde. La grande ambition du livre fut précisément de montrer cette multiplicité de conceptions, selon les degrés d'approche d'un monde pululeux”. Idem, p30.
16
La question de l'indien est alors posée : demeure-t-il au Pérou des indiens dans les années
soixante, et quelle définition moderne de l'indien peut-on donner ?
Arguedas, pour défendre la validité des faits qu'il expose, allègue avec douleur et véhémence
la véracité de son expérience :
“¡Que no es un testimonio! Bueno, ¡diablos!, si no es un testimonio entonces yo he vivido por gusto..., es decir no, no...he vivido en vano, o no he vivido. ¡No! Yo he mostrado lo que he vivido”49
Finalement, il est possible de trouver un point de concordance entre les deux visions du
Pérou. Dans son roman, José María Arguedas retranscrit les discours tenus par les habitants, qui
parlaient encore selon la distinction d'indiens, de métisses et de seigneurs-propriétaires, alors
que dans la réalité, avec la transformation sociale déjà bien avancée dans certains endroits, ces
discours ne sont plus valables, simples vestiges langagiers, et la société se divise alors selon des
critères de classe. Aníbal Quijano formule bien ainsi une définition de l'indien contemporain :
[...] lo indio no puede ser más tomado en este momento ni desde el punto de vista racial, ni desde el punto de vista estrictamente cultural, lo indio ya no es de ninguna manera la cultura prehispánica. […]
Lo indio de alguna manera es algo que puede contener, grosso modo, los siguientes elementos: elementos que provienen de la cultura prehispánica, pero totalmente modificados [...] y los elementos republicanes actuales [...] reinterpretados y modificados.”50
Dans la représentation de Todas las Sangres, Arguedas montre qu'on est toujours l'indien de
quelqu'un et que cette définition fluctue selon la définition donnée par l'autre.
Malgré les attaques faites à José María Arguedas et à son roman quant à l'analyse de la
société péruvienne, l'ethnologie contemporaine lui donne aujourd'hui raison d'avoir eu la justesse
de ne pas enfermer ses recherches dans les théories sociologiques de l'époque -très influencées
par les thèses marxistes- et d'avoir conservé la complexité de la réalité en multipliant les points
de vue et en ayant accepté au sein de son ouvrage les diversités -et non les contradictions- telles
qu'elles se présentaient.
“No hay una contradicción entre una concepción mágica y una concepción racionalista, sino que cada personaje ve al mundo de acuerdo con su formación humana.”.51
49« Que ce n'est pas un témoignage ! Bon sang, que diable ! Si ce n'est pas un témoignage, c'est que j'ai vécu pour du beurre..., c'est-à-dire que non, non...j'ai vécu en vain, ou je n'ai pas vécu. Non ! J'ai montré ce que j'ai vécu ». Mesa Redonda, p3737.
50 « Ce qui est indien ne peut plus être conçu en ce moment ni depuis le point de vue racial, ni depuis le point de vue strictement culturel, ce qu'il y a d'indien n'est déjà plus en aucune manière la culture préhispanique [...].
Ce qu'il y a d'indien, d'une certaine façon, c'est quelque chose qui peut contenir grosso modo: des éléments qui proviennent de la culture préhispanique mais totalement modifiés [...] et les éléments républicains actuels [...] réinterprétés et modifiés. »
Mesa Redonda, p57-58
51 « Il n'y a pas de contradiction entre une conception magique et une conception rationaliste, sinon le fait que chaque personnage voit le monde en accord avec sa formation humaine. » Mesa Redonda, p31.
17
1.2 Édouard Glissant (1928-2011)
1.2.1. De la « trace » des Antilles au « Tout-monde »
Édouard Glissant est né en 1928 sur le morne
52
de Bezaudin, situé au nord de l'île de la
Martinique. Il porte d'abord le nom de sa mère, Godard, avant de prendre celui de son père,
Glissant, lequel est géreur d'Habitation
53
et l'emmene avec lui découvrir le travail des hommes
dans les plantations. La famille était modeste et se constitue de cinq enfants. Au Bezaudin il ne
vit que très peu de temps mais il conserve la trace de ce lieu où il reçut l'impact de la naissance
telle une présence vivace constitutive, l'espace d'un attachement fondamental, un incontournable
à partir de quoi se lance tout voyage et toutes rencontres.
A cette époque, la Martinique n'est pas encore considérée comme un département français
(elle ne le sera qu'en 1946, après la Seconde Guerre mondiale) et la société est toujours établie
selon l'organisation coloniale. L'esclavage avait certes été aboli depuis 1848 mais il demeure au
gouvernement français la volonté de diffuser son modèle culturel métropolitain sans considérer
les spécificités culturelles antillaises, produits de l'adaptation tricentenaire des cultures africaines
déportées et refondées en secret.
A l'école de la III
ème
République, il est donc interdit aux enfants de parler créole, il faut du
mieux possible s'acculturer. Excellent élève, il obtient en 1938 une bourse pour entrer au Lycée
Shoelcher de Fort-de-France, ainsi que la reconnaissance officielle de son père. Il suit alors la
formation des futures élites françaises, selon un enseignement dont la vision du monde est toute
coloniale. Cependant, il demeure conscient et critique à l'égard de ces préceptes. En 1940, Aimé
Césaire entre, avec ses thèses novatrices, comme professeur de philosophie au lycée. Celui-ci
trouve auprès de ses étudiants un vif succès. Commencent alors à être débattues les thèses de la
culture antillaise, de la négritude, du marxisme en vogue à l'époque. Du fait que le marxisme
demeure trop éloigné de la problématique identitaire et ne privilégie pas la préservation des
diversités, Glissant demeure donc réservé dans son adhésion à ces thèses, tout comme il
s'éloigne légèrement de la pensée de la négritude pour réfléchir avec son groupe d'amis au sein
de leur revue « Franc-Jeu », à la spécificité de la Martinique, aux principes d'une pensée
caribéenne, au développement possible d'une identité apte à rendre compte de l'épaisseur
anthropologique et des spécificités historiques de ce peuple insulaire aux racines maltraitées.
«De 1940 à 1945, j’ai fait partie de cette jeunesse militante, aux idées bouillonnantes, saturée de politique, de poésie, de littérature». 54
En 1946, alors qu'il n'avait que dix-huit ans, il s'embarque pour Paris afin de poursuivre ses
52
Montagne.
53
Propriété agricole coloniale (plantations de cannes à sucre, bananeraies...)
54
Les Nouvelles littéraires, nº 1631, 4 décembre 1958, p. 9 (lors de la remise du prix Renaudot pour La Lézarde)
18
études à l'Université de la Sorbonne, en philosophie. Cette capitale, déjà tant dévoilée à travers
la littérature est d'un contact austère, Paris n'est pas encore une ville si cosmopolite, et le jeune
Glissant vit l'expérience de l'étranger isolé que son ouvrage Soleil de la conscience (1956)
expose. Situation éprouvante que les difficultés matérielles n'arrangent pas. Il fait cependant des
rencontres décisives et trouve sa vie intellectuelle propulsée. Il devient ainsi grand ami de Frantz
Fanon, et fréquente encore les appelés au renouveau de la poésie tels que Henri Pichette, Yves
Bonnefoy, Maurice Roche, Kateb Yacine, Roger Giroux qui ont foi en la décolonisation, « pour
que l’Europe aux anciens parapets paie son tribut aux damnés de la Terre »
55
.
En 1953 il obtient sa licence de philosophie ainsi que son diplôme supérieur en ethnologie
sous la direction de Jean Wahl avec cette recherche « Découverte et conception du monde dans
la poésie contemporaine ». Il participe encore activement à la revue Les Lettres Nouvelles ,
fondée par ami Maurice Nadeau, où il continue à diffuser ses idées et à élaborer, par son travail
de critique, ses conceptions esthétiques et poétiques. En parallèle, il poursuit ses travaux
littéraires et publie en 1955 un nouveau recueil de poésie, La Terre inquiète. 1956 sera une année
phare, avec la publication de Soleil de la conscience, et Les Indes. Dans ce dernier recueil, il
dresse au gré des chants une vision de l'histoire depuis la découverte de Christophe Colomb
jusqu'à nos jours, montrant les changements qui se sont opérés. Il dira lors d'une interview avec
Pierre Dumayet en 1957, à propos de la parution de son ouvrage : « c'est Christophe Colomb qui
est parti, et c'est moi qui suis revenu ».
En 1958, à 30 ans, il reçoit le prix Renaudot pour La Lézarde, œuvre où il dresse la
trajectoire d'une groupe de jeunes anticolonialistes martiniquais, tout en inscrivant ses
personnages dans ce lieu originel duquel tout départ se fait. La Lézarde est cette rivière qui
s'initie depuis les mornes et les bois, depuis les mythes et les légendes de quimboiseurs, et qui
débouche sur le monde politique imposé, monde où l'on s'engage et proteste. Engagé, il l'est :
• au sein du Cercle international des intellectuels révolutionnaires (qu'il quittera après
l'insurrection de Budapest et la désillusion d'un « communisme à visage humain »),
• et de la Fédération des Étudiants Africains Noirs et de la Société Africaine de Culture,
en participant à la revue Présence Africaine, • en assistant aux différentes sessions du Congrès International des Écrivains et Artistes
Noirs (où il se lie d'amitié avec Albert Béville, alias Paul Niger),
• en fondant le Front Antillo-Guyanais militant pour l'autonomie des îles de la Caraïbe
(dissous par de Gaulle en 1961, alors que la crise algérienne fait rage. Glissant fut
interdit de séjour aux Antilles pendant cinq années),
• en créant en 1967 l'Institut Martiniquais d’Étude, pour enseigner aux jeunes martiniquais
leur histoire et leurs culture,
• ou encore en fondant en 2007 l'Institut du Tout-Monde, laboratoire et espace de culture
où se réfléchit avec des conférences, des séminaires, et se déploie en œuvres d'art
présentées les richesses du monde toujours en créations et défis.
55
http://www.edouardglissant.fr/jeunesse.html
19
Il participe encore à de nombreux manifestes collectifs, tel De l'Intraitable Beauté du
Monde, Adresse à Barack Obama56où dans un souffle poétique, avec Partick Chamoiseau ils
rappellent l'immense trajet parcouru entre le commerce triangulaire et la nomination d'un
président noir aux États-Unis, hèlent à une prise de conscience de ce vent du monde qui ira
toujours brassant les cultures et les identités.
Si Édouard Glissant a commencé par soutenir dans ses premiers écrits la fondation d'une
littérature Antillaise, toujours cherchant à formuler un cadre à cette diversité en carence
d'histoire, il ouvre peu à peu ses travaux à l'espace mondial. Après la somme anthropologique,
sociologique et littéraire qu'est Le Discours Antillais (publié en 1981) et Mahagony (1987), ses
récits, toujours empreints du lieu original, embarque urbi et orbi, et la parution du roman Tout-
Monde (1993), en marque le tournant décisif. Il faut dire qu'entre temps, des écrivains tels que
Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant ou Maryse Condé, ont repris la sculpture de cette voix
antillaise. Certainement, cet élargissement de l'espace littéraire vient en lien avec sa nomination,
en 1981, au poste prestigieux de directeur du Courrier de l'Unesco, journal de grande envergure
et publié officiellement dans vingt-six langues, qui lui offre un poste idéal pour demeurer à
l'écoute du Monde. En 1988, il décide de relayer cette vue sur le Monde et les mots par
l'enseignement, d'abord à L'Université de Lousiane où il organise des colloques tel des ponts
entre le monde créole américain et le monde créole antillais, puis ensuite, en 1995, à la City
University of New-York où il occupe la chaire de littérature française.
Et toujours il demeure à la recherche d'une poétique apte à rendre compte de cette voix du
monde, de ses changements, de ses échanges insensés ne connaissant fin ; et il publie, entre 1969
et 2006 pas moins de cinq ouvrages de poétique ainsi que d'autres essais dont les titres sont
éloquents : L'Intention Poétique, Poétique de la Relation, le Traité du Tout-Monde, Introduction
à une Poétique du Divers, Philosophie de la Relation dont le sous-titre est Poésie en
Étendue...Il s'agit encore et toujours de trouver, dans « la présence de toutes les langues »
comment peut se rendre et se donner, se recréer une parole originale, reflet humain de ce Tout-
Monde bouillant, en appuyer le mouvement.
1.2.2. Pour un essor de la « Relation » : thèses et balises conceptuelles dans la poétique
d’Édouard Glissant
On dit souvent à propos des œuvres d’Édouard Glissant qu'il s'agit d'une poésie de
philosophe ou d'une philosophie de poète. Classifier importe peu, il y a toujours dans cette
56
GLISSANT ÉDOUARD & CHAMOISEAU PATRICK, De l'Intraitable Beauté du Monde, Adresse à Barack Obama, éd Galaade,
Paris, 2008.
20
volonté un effort de circonscription réducteur ; il n'empêche cependant que les œuvres d'Édouard
Glissant sollicitent un travail de l'intellect et de la sensibilité, appellent à un déverrouillage de la
pensée. Entrer dans le Tout-Monde, dans cet espace nommé par Glissant mais propriété d'aucun,
lieu où la vanité de l'assurance est débusquée, arrachée dans la grandeur du monde et la croisée
des cultures et des vérités n'est pas de tout repos. Pour lui, il est plus beau aujourd’hui d’être
incertain dans la multiplicité du monde que d’être sûr de soi et de sa pensée, et la recherche de
vérité ne se fait qu'en allant d’un lieu de connaissance à un autre lieu de connaissance
57
.
Pour ne pas s'égarer dans l'étendue peuplée du monde, Édouard Glissant, au gré de ses
œuvres, a modelé peu à peu ce que l'on pourrait appeler des balises conceptuelles, peut-être des
esquifs poétiques, chargées d'accompagner le sujet qui erre dans l'enrichissante et inénarrable
dérive des jours. Si la pensée d’Édouard Glissant n'est pas dans l'affirmation tranchée mais au
contraire dans l’accueil des diversités, il n'en demeure pas moins qu'elle soutient une thèse :
celle qui appelle à l'abolition des frontières étroites, quelles soient de nations ou de cultures, à la
promotion des rencontres créatrices, à ce que les imaginaires de l'homme se sculptent en partage
et que ses jugements de valeur perdent de leur ethnocentrisme. Deux des principales maximes
sont :
• « Je peux changer, en échangeant avec l'autre, sans me perdre ni me dénaturer »
• « Agis dans ton lieu, pense avec le monde »,
et il confie dans l'Introduction à une Poétique du Divers :
« j'essaie d’écrire en vue de ce moment où le lecteur ou l'auditeur […] sera ouvert à toutes sortes de poétiques et pas seulement aux poétiques de sa langue à lui. »58
Pour mener à bien cette sculpture de nos imaginaires, il recourt donc à des outils poétiques et
conceptuels dont on tâchera de définir quelques uns. Ces outils, puisqu'ils parlent du monde, de
la diversité, des métissages, nous chercherons par la suite à voir de quelle façon ils peuvent être
appliqués en relation avec l’œuvre de José María Arguedas.
Tout-Monde :
C'est avec la Relation, un des concepts clés de l’œuvre glissantienne, une vue sur ce qui est,
à partir de quoi se lancent les autres notions. Le tout-monde est aussi bien un lieu physique qu'un
lieu imaginaire. Il est le monde avec la conscience de ses diversités entrelacées et de leurs rétro-
actions permanentes. Le tout-monde est cet espace hors-nous, de brassages, d'échanges
génétiques et de produits. Il est aussi cet espace en-nous, imaginaire et pourtant bien réel, de
constitutions bigarrées, d'influences ; la production inévitable d'un monde connecté, faisant que
« je est des autres » internationalement, interculturellement. Mathieu Béluse en donne une
57
France Culture, Les Vendredis de la philosophie, émission du 10 avril 2009
disponible sur http://www.edouardglissant.fr/mediatheque.html
« J'appelle Tout-monde notre univers tel qu'il change et perdure en échangeant et, en même temps, la ''vision'' que nous en avons. La totalité-monde dans sa diversité physique et dans les représentations qu'elle nous inspire : que nous ne saurions plus chanter, dire ni travailler à souffrance à partir de notre seul lieu, sans plonger à l'imaginaire de cette totalité. » 59
Cependant, comme l'exprime Glissant, « Le Tout-Monde, qui est totalisant, n'est pas (pour
nous) total. »
60
. Il n'est pas encore réalisé, il ne le sera jamais (le total achevé serait une clôture),
et le monde se donne à entendre sous la forme d'un « cri ».
Relation :
La Relation, ce serait l'art réalisé d'un dialogue des diversités, hors de toutes morales, hors
de toute aliénation effectuée sous une « transcendance légitimante » qui imposerait alors une
vérité, et exclurait les autres. Dans l'entretien qu’Édouard Glissant a fait avec François
Noudelmann lors de la publication de Philosophie de la Relation61, il donne comme définition
que
« La RELATION, c’est le rapport de toutes les différences du monde sans qu’on en puisse oublier une seule […] (À quoi il oppose le concept d'universel qui) peut en oublier beaucoup. »
La notion d'universel en effet est attaquée, car elle repose sur des valeurs occidentales
cherchant une unification et dont le projet, à terme, devrait tendre vers une uniformisation et
ainsi un appauvrissement.
« A force de penser l’universel, on en oublie les fécondes différences. » Parce que si « identique
à identique donne identique ; différent à différent donne autre chose ! » 62
Être en Relation, c'est alors préserver son quant-à-soi, sa différence, tout en étant dans
l'échange et l'enrichissement. Ce lieu imaginaire de disponibilité, Glissant le nomme sous le nom
de Poétique de la Relation, un espace mental qui accueille l'étranger et, en retour, retransmet
une originalité enrichie, un espace mental capable d’accueillir et de faire vivre en soi, tel le
poète-caméléon imaginé par Keats, les contradictions.
Glissant le définit ainsi :
« J'appelle Poétique de la Relation ce possible de l'imaginaire qui nous porte à concevoir la globalité insaisissable d'un tel Chaos-monde, en même temps qu'il nous permet d'en relever quelque détail, et en particulier de chanter notre lieu, insondable et irréversible. L’imaginaire n’est pas le songe, ni l’évidé de l’illusion.»63
59 Traité du Tout-Monde, p176
60 Idem, p22.
61
France Culture, Les Vendredis de la philosophie, émission du 10 avril 2009
disponible sur http://www.edouardglissant.fr/mediatheque.html
62
Idem.63 Traité du Tout-Monde, p22.
22
L'errance :
Elle est nécessaire à l'état d'esprit présidant toute poétique de la relation :
« L'errance, c'est ce qui incline l'étant à abandonner les pensées de système pour les pensées, non pas d'exploration, parce que ce terme a une connotation colonialiste, mais d'investigation du réel, les pensées de déplacement, qui sont aussi des pensées d'ambiguïté et de non-certitude »64
L'errance est valorisée dans le sens où elle préserve de la volonté de donner un sens unique à une
réalité...Mathieu Béluse et Raphaël Targin peuvent être considérés comme des « errants »
exemplaires. Celui qui erre à un degré extrême est dans la drive, c'est-à-dire « la disponibilité, la
fragilité, l'acharnement au mouvement et la paresse à déclarer, à décider impérialement ».65
L'opacité :
L'opacité prend une valeur si importante dans l’œuvre de Glissant que celui-ci la revendique
comme un droit : le droit à ne pas souffrir de l'illusion d'être lisible, décodé, c'est-à-dire chosifié,
vu comme un amas de rouages manœuvrables ; conquis. Cette opacité, représentative des
hommes, du monde, des destins croisés, s'illustre nettement dans les deux ouvrages du corpus.
Avec évidence dans l'illisibilité de tous les personnages de Glissant ; dans la complexité
imprévisible des personnage de don Bruno et Rendón Willka chez Arguedas. L'opacité est une
constante pour qui lit dans le Tout-Monde, elle est présente dans le monde, qui ne révèle pas les
secrets de sa présence, dans l'infini des hommes, dans l'inconcevable de leurs interactions.
Créolisation :
« Mettez tout ça de tout le monde dans le coui, et secouez. Vous ne savez jamais ce qui tombe par le goulot » g « Parole de Panoplie »66
La créolisation, c'est ce que nous avons choisi d'appeler par commodité le métissage. Le
terme est spécifique à Glissant. La créolisation est le produit de la Relation. Elle est opaque,
«imprévisible, elle ne saurait se figer, s’arrêter, s’inscrire dans des essences, dans des absolus
identitaires »
67
. Glissant préfère cette notion à l'idée de transculturation et de métissage, qui
selon lui « suggère(nt) qu'on pourrait (en) calculer et prévoir les résultantes ».
La Trace :
Il s'agit de la dernière notion qu'il nous semblait essentiel d'aborder. Elle évoque l'espace et
le temps, le lieu, incontournable, et l'histoire qui le hante. La Trace, est « ce qui nous met, nous
64 idem, p130.
65 Ibidem.66 Tout-Monde, p280.
67 Traité du Tout-Monde, p22.
23
tous, d'où que venus, en Relation ».
« La trace, c’est manière opaque d’apprendre la branche et le vent : être soi, dérivé à l’autre. C’est le sable en vrai désordre de l’utopie.
La pensée de la trace permet d’aller au loin des étranglements de système. Elle réfute par là tout comble de possession. Elle fêle l’absolu du temps. Elle ouvre sur ces temps diffractés que les humanités d’aujourd’hui multiplient entre elles, par conflits et merveilles
Elle est l’errance violente de la pensée qu’on partage.»68
La trace est ce qui permet d'avancer, mais elle est à saisir aussi bien qu'à construire, elle n'est
jamais un acquis. On peut la penser solide et inconsciente, A comme dans les peuples jugés par
Glissant « ataviques », ceux qui n'ont jamais souffert d'arrachements culturels, telle l'Europe,
dont les racines suivent une continuité (exemple, culture grecque-culture latine-culture
catholique) A ou brisée et à reformuler, comme dans les pays d'Amérique latine ayant souffert la
Conquista et les destructions culturelles de la colonisation, comme dans les Antilles où l'identité
se partage entre culture occidentale et héritage africain. Les traces sont actives, elles travaillent
dans les soubassements de l'identité, et la créolisation du monde appelle à marcher dans sa
pensée, considérant tous les départs ; à lier ces en-allés dans une création permanente. Création
qui se fait dans l' « enroulement vertigineux » du tourbillon, dans le ressac répété du
ressassement toujours porteur de bois nouveaux.
1.2.3. Tout-monde, un roman de la Relation tourné vers l'étendue et la diversité
Le roman d’Édouard Glissant, Tout-Monde, publié en 1993, s'inscrit dans une continuité
romanesque extraordinaire et ancienne de plus de cinquante ans. Depuis La Lézarde, édité en
1958, à Mahagony (1987), en passant par Le quatrième siècle (1964), ce sont toujours les
personnages de Mathieu Béluse, Raphaël Targin (Thaël), Marie Celat (Mycéa) ou encore les
apparitions du vieil homme Longoué que l'on suit à travers les époques, presque selon une
échelle temporelle et narrative I, au point qu'ils traversent la littérature pour se faire co-auteurs,
tel ce Mathieu Béluse qui nous dispense ses enseignements dans le Traité du Tout-Monde
(1997).
La fiction de Tout-Monde est à l'image de notre réalité : incernable, surprenante, relevant
d'une structure d'apparence déstructurée, opaque, ayant des intrigues multiples et ouvertes à la
dérive. À l'opposé de Todas las Sangres, le fil directeur du récit est ténu. Il n'y a ni réel début, ni
réelle fin. L'action s'ouvre in medias res sur un « rappel des péripéties qui ont précédé »,
lesquelles s'étendent de 1789 à nos jours, à partir de quoi se donne dans un souffle poétique,
magnifique entrée au Tout-Monde, un regard dont la respiration va de la Martinique jusqu'au
monde jusqu'à la Martinique...et l'action se ferme sur la « blessure » tant attendue par Mathieu
Béluse, celle que le vieux quimboiseur
69
Longoué lui avait prédit, dont la leçon demeure opaque
68 Traité du Tout-Monde, p20.
69 « Le quimboiseur était marabout, médecin, envoûteur et beau parleur. Il tenait séance pour vous, quand rien d'autre 24
et décevante tant l'anticipation de cette blessure lui avait donné de l'importance. Édouard
Glissant lui-même raconte à propos de son œuvre :
« Je ne vois pas comme un livre qui a pour titre Tout-monde pourrait être linéaire et conventionnel comme les romans de début de ce siècle. Non, c'est un roman qui est appliqué à la matière du monde, qui est dilaté comme la matière du monde ».70
Dans cet espace narratif indéterminé viennent aboutir les échos divers du monde, des éclats
de souvenirs, des scènes qui se vivent, hors du jugement ou d'une quête de profondeur.
Cependant, émergent de ces visions de l'étendue du monde, noyée dans les strates du temps,
deux personnages « principaux » : Mathieu Béluse et Raphaël Targin. Tous deux ont des
trajectoires indépendantes, ils se sont échappés d'un bout à l'autre du monde, mais ils filent leurs
destins en les croisant, réunis par le vieil homme Longoué, tel deux frères qui vont à « se
combattre d'amitié »
71
. Mathieu Béluse est poète et penseur, il est celui « qui ne sait pas prendre
le vent dans ses mains mais qui peut voir »
72
, celui qui voudrait comprendre ce monde qui
indéfiniment lui résiste. Il le parcourt en attendant que vienne cette « blessure »qui lui fut
prédite ; « Thaël », lui, pragmatique et rude, soldat engagé, dérive sans quête en ce monde, mais
cependant dans la recherche d'un inconnu qui lui viendra:
« Vous avez accueilli votre prédiction, que vous irez dans le monde et que vous agraferez cette blessure (dit-il en s'adressant à Mathieu Béluse qu'il s'imagine présent )73.
Mais je parcours dans le monde aussi ! Voyez même que je suis déjà sur le chemin, et on estimera lequel des deux voyages aura porté le plus loin. […]
Et, comme il y aura eu deux voyages, tout de même il y aura deux manières de raconter »74
Le roman inclut et surpasse ces deux manières de raconter. L'énigmatique narrateur-
démiurge, que l'on soupçonne être Édouard Glissant lui-même masqué dans la peau d'un Béluse
qui échappe, qui dit « nous », « on » puis « il » ou « elle » jusqu'à ce que le collectif revienne,
nous embarque en compagnie de Raphaël Targin dans un transatlantique faisant le voyage
inverse à celui de Colomb, allant des Antilles vers la métropole parisienne chargé d'étudiants
curieux. Ce narrateur-chroniquer nous jette sur les routes de la Martinique avec Artémise et
Marie-Annie, deux vieilles insulaires amoureuses des tours en taxi-pays, qui content le temps de
l'enfance du Béluse au Bezaudin et révèlent les traces que l'on porte. Il nous fait chavirer dans un
chapitre méta-textuel où une lectrice d'un précédent roman visite l'auteur, lui conte son histoire A
antillaise immigrée devenue femme de maison à Paris et courtisée par son employeur A et lui
annonce « Mycéa c'est moi ». Ce narrateur raconte encore le souvenir de jeunesse de Mathieu
Béluse sur la côte italienne, mais « dans un vertige qui mélangeait les espaces des deux
n'avait fonctionné », Tout-Monde, p12.
70 Introduction à la poétique du divers, p129-130.71 Tout-Monde, p139.
72
Dixit le vieux Longoué, idem, p122
73
NDLR.
74 Tout-Monde, p139
25
endroits, Gênes Vernazza, et les embruns des deux époques » où il y a cette femme, Amina, qu'il
rencontre en 1955 et qu'il retrouve en 1986, conjuguant à l'évocation les Vernazza (ou les
Vernazzi si les deux villes ont tant changé !) d'hier à aujourd'hui
75
, repensant le passé et
considérant les évolutions, les apprentissages du monde, constatant que les réponses s'éloignent
à mesure que l'on s'en approche. Ce voyage dans le Tout-Monde des espaces, des cultures et des
temps montre aussi la guerre (guerre d'Indochine, guerre d'Algérie), ses zones d'ombres et ses
surprises à travers le récit de Rigobert Massoul, compagnon d'arme de Thaël au Laos, qui prend
femme et enfant là-bas et qui, à la fin de son affectation, les abandonne et se construit
définitivement en France une autre vie, plus en accord avec les normes de son époque. C'est
également l'histoire des nombreuses résurrections de Stepan Stepanovitch l'intarissable et rude
slovène recruté dans tous les conflits depuis la seconde guerre jusqu'aux oppositions
balkaniques.
Mais au-delà des anecdotes et des portraits de sociétés innombrables, d'un passage où des
carnets de voyages esquissés en descendant le Nil sont donnés in extenso, d'un ensemble où des
rêves prophétiques dévoilent en opacité « ce qui est » et « ce qui fut », on accède par entrevue,
par l'intermédiaire du narrateur qui philosophe en poésie et poétise en philosophie, à une
profondeur du monde et de la relation. On décèle alors des bribes de l'amour ambigu que partage
Mathieu Béluse et Marie Celat, dont le dialogue compris d'eux-seuls se poursuit. On voit
Mathieu Béluse revenir après tant d'errances à l'origine de toute trace, au «point ténu fixe »
76
de
la maison natale, près duquel finalement il trouve cette blessure tant attendue : un coup de
coutelas qui lui ouvre, dans une demie vision d'agonisant, la compréhension de combien il avait
galvaudé cet instant, qu'en somme, tout était là.
«[...] il admettait maintenant que cette blessure et cette souffrance étaient là pour conclure le désordre la déambulation, sans qu'on débrouille ce que le plus loin (voir citation ci-avant) voulait dire. »77
Il ne meurt pas. La déambulation se prolonge, pour tous, dans l'immensité de l'étendue
toujours changeante, qui ne révèle ses secrets qu'à mesure qu'on les crée.
75 Tout-monde, p44.
76 Idem, p505.
77 Ibidem, p508.
26
2. Oppositions et convergences des projets narratifs totalisants de Todas las Sangres et de
Tout-monde
« Le Tout-Monde, qui est totalisant, n'est pas (pour nous) total. »Traité du Tout-Monde.78
Comme nous avons pu le constater, les vies comme les œuvres de José María Arguedas et de
Édouard Glissant décrivent le chaos du monde en même temps qu'elles le pensent et le fédèrent.
Le monde est vu dans sa complexité et il faut en révéler la diversité, donner à le concevoir non
plus depuis l'unique d'un lieu, mais dans l'imaginaire de cette totalité. Pour ce faire, les œuvres
Todas las Sangres et Tout-Monde, procèdent chacune à leur manière., tour à tour opposées ou
complémentaires dans leur projet.
2.1 Des lieux et des espaces tissés en diversité
2.1.1. Le microcosme exemplaire de Todas las Sangres
La fiction mise en place dans Todas las Sangres, on l'a dit, vise à représenter la rencontre des
diversités culturelles constitutives du Pérou dans un projet romanesque plus ambitieux que les
écrits précédents puisqu'il vise à représenter dans sa totalité le conflit culturel péruvien entraîné
par la modernisation du pays. Toutefois, le cadre énonciatif ne cherche pas l'ubiquité et se
concentre surtout sur la vie des habitants de la province de Lahuaymarca. Ce que réalise José
María Arguedas à travers la représentation de cette province, c'est à concentrer en un même
point les diversités du pays afin de mettre en évidence, à une échelle microscopique, aisément
compréhensible, ce qui se joue à l'échelle macroscopique de la nation. De là l'idée que l'univers
déployé dans Todas las Sangres, relève d'un microcosme exemplaire.
Relativement au cadre spatial, l'essentiel du récit se déroule entre la mine de don Fermín,
représentative du monde occidental mécanique et guidé par un capitalisme désincarné, unique
endroit où une route récente a été construite ; le village de San Pedro de Lahuaymarca, terre
neutre, partagée entre petits propriétaires, commerçants et artisans, intermédiaire entre le
gouvernement et la province ; l'hacienda de don Bruno, La Providencia, qui à l'origine s'était
constituée comme un sanctuaire de la culture féodale traditionnelle mais qui peu à peu se lie
avec les communautés indigènes, tous réunis dans la lutte contre la « dévoration » de
l'exploitation minière, et se transforme en laboratoire de syncrétisme culturel ; et les
communautés indigènes de Lahuaymarca et de Paraybamba (voisine de la Providencia), qui se
gardent volontairement à la périphérie de ce grand processus de transformation et s'organisent
afin de présenter un pôle fort et soudé pour « entrer au monde » sans se perdre. Par ailleurs, lors
78 Tout-Monde, p22.
27
d'incises ponctuelles, l'espace du récit se déplace dans les lieux où sont prises les décisions. On
découvre ainsi la sous-préfecture de la Province, où don Bruno revendique ses droits, dénonce
l'entreprise minière, et se fait enfermer pour tentative d’assassinat sur son frère (chapitre XIV) ;
et davantage encore l'univers costeño, à Lima principalement, où siège le pouvoir exécutif
manœuvré par les investisseurs étrangers (chapitre X, où l'on assiste à une réunion entre le
patron de la Wisther-Bozart, qui se fait appeler « el Zar », et l'ingénieur minier Cabrejos »). La
représentation de l'espace dans Todas las Sangres distingue ainsi deux zones, l'une faisant office
de laboratoire social, celle de la province de Lahuaymarca, et l'autre, comme pouvoir régulateur
des paramètres de changement.
L'organisation temporelle de Todas las Sangres est quant à elle des plus simples, le roman
suit un déroulement linéaire depuis le suicide de don Andrés Aragón, jusqu'à l'édification
définitive de l'industrie minière, la mise à mort de Rendón Willka et l'emprisonnement de don
Bruno. A la lecture de l’œuvre, nul ressassement, sinon la sensation d'assister au choc
inéluctable, dans une progression permanente, de deux plaques tectoniques culturelles, et d'en
voir les effets. On notera toutefois quelques analepses explicatives telles que le récit donné par le
narrateur sur la jeunesse de Rendón Willka et le traumatisme responsable de son départ pour
Lima, le témoignage donné par celui-ci sur sa vie passée à Lima ainsi que celui de don Bruno
sur ses perversions.
2.1.2. Tout-Monde : un espace narratif en archipel.
En regard, l’œuvre d’Édouard Glissant est bien différente. Le roman ne s'inscrit pas dans un
projet national, mais à l'échelle mondiale ; il ne se configure pas selon un pôle social
expérimental et un pôle décisionnel de pouvoir, mais selon une diffraction en archipels, une
esthétique défendant que chaque lieu du monde est un centre, et que chaque centre se multiplie
dans les strates du temps, identiques et pourtant changés. Le roman est ainsi guidé par une
« pensée archipélique », c'est-à-dire une pensée qui reconnaît les particularités, et qui les
préserve en même temps qu'il les conçoit comme participant d'un même ensemble. Pour éclairer
cette image de l'archipel, particulièrement chère à Glissant, il faut se souvenir que l'archipel est
un groupement d'îles, et dans le cas des Antilles, ce groupement est le résultat d'un même « point
chaud », un même volcan dont le magma jaillit par intermittence, au gré de la dérive des
continents. Dans Tout-Monde, le phénomène du métissage et de la diversité est ainsi observé à
une échelle plus vaste que dans Todas las Sangres. Cependant, si ce projet est lui-aussi totalisant,
il affirme d'avance qu'il ne sera pas « total », exhaustif. A rebours de Todas las Sangres, qui
symbolise l'espace au point de transformer la province de Lahuaymarca en métaphore du pays,
qui permet une conceptualisation imaginaire d'un « tout », le roman Tout-Monde ne se veut pas
28
révélateur d'un livre du monde tel qu'on se le figurait au moyen-âge mais s'évertue à le transcrire
par fragments. Fragments d'époques, fragments de lieux, que les identités porteuses de traces
réunissent. Ainsi, on trouve non pas une fiction continue, mais brisée, qui invite à penser le
monde dans la grandeur de son étendue et la profondeur de son histoire.
Cet enchevêtrement des temps et des lieux s'illustre ainsi dans d'innombrables récits et
esquisses de vies, tels le récit des vacances de jeunesse de Mathieu Béluse en Italie, les
discussions animées des békés Senglis et Laroche, propriétaires vivant à l'époque de la
Révolution Française, la vie contemporaine d'Anestor Klokoto, un Zaïrois qui ne parle aucune
langue du Zaïre parce qu'« il a(vait) quitté avec sa mère, laquelle a(vait) suivi son mari, un
Belge, probablement le seul qui dans l'ancien Congo a(vait) eu le front d'épouser, de vraiment
épouser, une Africaine.»
79
Ou encore le récit des vies multipliées ou divisées des immigrés qui ne
peuvent être conçues ni même suivies dans leur totalité.
« C'était comme ça pour les Antillais. Ils partaient chacun de son côté mais forcément, ils menaient plusieurs vies à la fois. La vie en mouvement qu'ils poursuivaient au loin, les amis, la famille s'il se trouve, tous ces apparentements nouveaux mais où on ne connaissait d'eux que cette part d'eux-même qu'ils avaient en quelque sorte déportée ».80
Cette multiplication des lieux et des espaces passe aussi par les narrations insérées dans les
discours des personnages, comme lorsque le béké Laroche raconte à Senglis la vie de ce métisse,
enfant d'une esclave marronne et d'un propriétaire amoureux (Laroche lui-même, qui l'avoue à
demi-mot), devenu un homme libre et engagé. Un opiniâtre qui a tenu des discours place
publique sur l'île de Saint-Pierre, qui s'est enfui en Nouvelle-Orléans, qui a mené des actions
publiques à Londres et à Paris, puis qui a achevé la boucle en revenant à la Martinique, avec
l'assurance d'un homme libre capable de demander des comptes aux békés, tel ce Senglis qui lui
doit de l'argent
81
...Autre narration insérée, qui ouvre à d'autres espaces et d'autres temps : les
mille résurrections de Stepan Stepanovitch par exemple (voir Tout-Monde, partie II chapitre IV).
2.2 Des esthétiques romanesques différentes, à l'image des idéologies qu'elles soutiennent.
Si l'étude du traitement spatio-temporel révèle déjà beaucoup sur le projet narratif et les vues
idéologiques des auteurs, l'analyse des variations esthétiques entre les deux œuvres permet de
saisir encore davantage dans quelle perspective conceptuelles se placent les auteurs.
2.2.1. Le réalisme néo-indigéniste engagé de Todas las Sangres.
On a pu voir que Todas las Sangres présentait à son lecteur un fil narratif progressif où les
espaces délimitant les frontières culturelles sont clairement identifiables, entre costa et sierra,
79 Tout-Monde, p393.
80 Tout-Monde, p280-281.
81
Idem, p 71 à 86.
29
entre zones indigènes et zones urbaines criollas, exception faite de l'hacienda de don Bruno,
transformée en terre d'indécision, partagée entre destruction et création sociale. Cela s'explique
par le fait que José María Arguedas cherchait avant tout à faire de son roman un reflet fidèle et
exemplaire de la réalité péruvienne, le portrait d'un monde encore divisé. Ainsi, l'histoire de la
province de Lahuaymarca est représentative des changements de l'époque, d'où le fait que l'on
puisse établir aisément des analogies entre le récit de Todas las Sangres et celui de Redoble por
Rancas,le roman de Manuel Scorza (publié six ans plus tard), où la montagne Apark'ora est
échangée par le Cerro de Pasco, et où les habitants sont expropriés avec une même violence
sinon plus infâme encore.
L’œuvre de José María Arguedas est motivée par des enjeux politiques et anthropologiques
directs : la défense de la cause indigène, l'appel à prendre en considération l'installation abusive
et destructrice des exploitations minières, le défi éminemment actuel d'une modernisation de la
sierra devant se faire par la transculturation, la métamorphose qui préserve l'identité initiale, qui
la complète, et non l'acculturation qui remplace et élimine. La démonstration du fait que la
culture andine indienne est à valoriser, est indéniablement présente et filtre dans toutes les
franges de la population serrana. Pour cela, elle cherche à se présenter comme un ''bloc''
littéraire dense et ferme, inscrit dans une perspective culturelle qui se voudrait la plus neutre
possible, consciente de son lieu d'énonciation. Une production romanesque capable de
convaincre son lecteur de la véracité des faits exposés. La narration arguedienne ainsi, par son
souci d'objectivité énonciative, s'est construite en rejet des écrivains indigénistes et folkloriques
précédents, tel Clorinda Matto de Turner, Ciro Alegria ou López Albujar, qui étaient d'extraction
urbaine criolla, sans réelle connaissance de l'esprit indigène, et qui concevaient l'indien depuis
l'univers des ville. Il était vu comme un être exotico-romantique, mystérieux, impénétrable,
magique, ou bien comme un homme qu'une société cruelle et injuste avait soumis, privé de ses
droits, et qui devait être accueilli dans « la société » et scolarisé selon ce même modèle. Comme
il a été dit dans la biographie de José María Arguedas, l'auteur a cherché tout au long de son
œuvre à faire franchir à son lecteur la barrière culturelle, à donner à voir ce qu'il y avait dans le
visage de l'autre, travaillant à partir des souvenirs de sa jeunesse « brûlée entre l'amour et le
feu ». Son œuvre Todas las Sangres prend ainsi une tournure réaliste, testimoniale, mais recourt
également à un mode de penser indigène en faisant référence à la cosmovision andine, en
incluant des perspectives mythiques dans la fiction.
Dans les manifestations réalistes de son œuvre, il faudra observer que l'auteur privilégie
l'usage des dialogues afin de donner le sentiment d'une action qui se déroule et se crée à la
lecture même de l’œuvre, le narrateur n'étant alors présent que pour favoriser la compréhension,
décrire le contexte et les immensités péruviennes. C'est encore à travers le jeu des dialogues que
30
les personnages sont décrits, que l'on apprend leurs pensées et la justification de leurs actions.
Par ailleurs, il n'y a pas de solution de continuité dans la relation allant des mots à l'objet qu'ils
évoquent, la convention affirmant qu'il y a communication de signifiant à signifié est établie
dans l'univers du roman. Ainsi, les noms des lieux et les références aux bureaux du
gouvernement tels la sous-préfecture, la prison d'el Sexto, le río Lahuaymarca, les références à
la jeep de don Fermín, incarnent le récit dans la réalité. Mais ce qui accrédite l'effet de réel, c'est
surtout le nombre des figurants, la complexité des relations qu'ils entretiennent entre eux ainsi
que les différentes classes sociales et ethniques qui interagissent dans la formidable fresque
humaine qu'est Todas las Sangres.
Pour ce qui est de la représentation de la pensée indigène dans l’œuvre, elle revient
- au signifié de leurs discours, parce que l'auteur sent qu'il est peuplé de la même sensibilité
qu'eux, lorsqu'il affirme lors de la table-ronde :
“Es probable que yo esté en parte transido de esa visión del mundo; de tal modo transido que soy capaz de mostrarlo con una..., con...conrasgos...auténticos. 82
- à leur « parler », si particulièrement retranscrit par l'auteur (que nous étudierons ci-après), à
l'insertion directe, dans la langue même, de mots et chansons quechua ancestrales et nouvelles,
- mais aussi à la sensibilité du narrateur qui encadre les dialogues, dont l'attention à la nature
n'est pas occidentale, chosifiante et rationnelle, mais tout entière animée par la cosmogonie
andine, par le sentiment d'une communication générale et permanente entre l'homme et le monde
extérieur, par une vision poétique et interprétative. Dans les termes de Lévi-Strauss : de la
pensée sauvage. Ainsi, le décors n'est pas un simple ornement, il est au contraire un personnage,
et lorsqu'au dernier chapitre le capitaine de la troupe fait fusiller les présupposés communistes
indiens, on peut lire que le grand Pisonay, l'arbre emblématique de l'hacienda de don Bruno,
pleure ses fleurs :
“-¡Fuego!- gritó el capitán
La mujer cayó sobre el cuerpo del mozo. […] Las flores del pisonay fueron arrastradas por el viento. Y todos vieron que eran opacas y sedosas junto al color de la sangre de esa mujer con sus hijos. El árbol cabeceó con el viento; y él, si agitándose, solo, en el patio inmenso, lloro largo rato. Todos lo vieron hacer caer sus flores calientes sobre el empedrado y despacharlas, rodeando, hacia los dos muertos”.83
La représentation de la pensée indigène revient encore dans l'attention faite à la musique,
82
- « Il est probable que je sois en partie transi par cette vision du monde ; transi d'une telle façon que je suis capable de la montrer avec une..., avec...avec des traits...authentiques. » ROCHABRÚN GUILLERMO, La Mesa Redonda sobre « Todas las Sangres » , p30
83 « -Feu!- cria le capitaine.-La femme tomba sur le corps du jeune homme […] les fleurs du pisonay furent arrachées par le vent. Et ils
virent tous qu'elles étaient opaques et soyeuses à côté de la couleur du sang de cette femme avec son fils. L'arbre balança ses ramages avec le vent ; et lui, lui qui s'agitait, seul, dans l'immense patio pleura un long moment. Tous le virent faire tomber ses feuilles chaudes sur le pavage et les disposer, tournoyantes, jusqu'aux deux morts » Todas las Sangres, p602-603
31
expression de l'harmonie universelle, de l'équilibre, comme on la trouve chez Gregorio
Juscamayta le charanguista84 métisse (ce qui n'est pas un hasard, encore l'équilibre!) qui :
“cantaba lindo [...]; hacía llorar a los arbolitos, a los luceros con canto triste”85
...ou encore l'évocation constante du chant des oiseaux, comme celui qui se pose auprès de don
Andrés et lui inspire l'étendue du monde, comme celui qui ponctue de ses trilles la réunion de
seigneurs hacendados donnée par don Bruno, où il explique ses projets réformateurs. Après la
prise en compte de tels passages, la supercherie réaliste est démasquée au grand jour : toute
littérature est le produit de nombreux choix, ceux-là témoins d'une subjectivation du réel
inéluctable. Todas las Sangres se révèle alors clairement comme une œuvre dont le propos est
filtré par un prisme esthétique et moral indigène. Cependant, les effets réalistes n'en souffrent
pas pour autant, car on ne trouve dans le roman nulle trace d'éléments surnaturels, réellement
magiques. Seule change l'interprétation des manifestations du monde. On s'accordera donc avec
la thèse de Martin Lienhard disant le néo-indigénisme de José María Arguedas est un
indigénisme à l'envers, embrassant, depuis une pensée andine, compréhensive au sens profond
du terme, le monde occidental héritier de Descartes, où l'esprit, tel Urizen dans la cosmogonie
blackienne, a tronqué son corps.
Mais aussi réaliste qu'elle soit, l’œuvre n'est pas neutre pour autant et prend une tournure
programmatique faisant que les épisodes plausibles du récit peuvent être lus comme
symboliques voire même rénovateurs de mythes populaires. On proposera plusieurs passages
clés de l’œuvre :
• l'expulsion du jeune Rendón Willka, où l'on mesure la volonté de l'auteur d'équilibrer son
récit, lorsqu'il montre que des enfants ont pris d'affection cet indien nouveau venu,
lorsque l'enfant responsable du châtiment de celui-ci crie pitié à sa place,
• le scandale, véritablement scandale, de l'enterrement de doña Rosario Aragón de Peralta,
la vieja, que don Bruno fait enterrer dans le cimetière des comuneros de Lahuaymarca
selon le rituel indien, faisant d'une hacendada de longue tradition une renégate à son
identité originelle, parce que les habitants de San Pedro on déjà vendu leur âme au
monstre capitaliste en cédant leurs terres,
• les colonos de don Bruno, prêtés à don Fermín et guidés par Rendón Willka, qui
dépassent leur terreur mythique en creusant la montagne, et l'emportent sur les ouvriers
salariés normaux avec leur travail collectif, rassemblé autour du cri comme
¡¡¡¡wiffaaa !!!!.
84
Joueur de charango, petite guitare à 10 cordes typique de la sierra et employée pour jouer les huaynos, musique
absolument métisse dont le rythme à trois temps est caractéristique.
85 « Chantait joli ; faisait pleurer aux arbres, aux étoiles avec triste chant » (Parole de Rendón Willka) Todas Las Sangres, p216.
32
• Il y a l'humiliation d'Adalberto Cisneros, le cholo spoliateur, mis à nu puis battu par les
indiens de Paraybamba nouvellement constitués en communauté, à nouveau forts et fiers.
• Il y a enfin le bruit souterrain de grands torrents de montagne qui se fait entendre après
l'exécution de Rendón Willka, écho direct au mythe messianique andin de l'Inkarrí où
l'on raconte que les membres tranchés d'Atahualpa (le dernier empereur Inca), enterrés
d'un bout à l'autre des terres péruviennes, cheminent sous terre jusqu'au jour où elles se
rejoindront, faisant apparaître celui qui réinstaurera l'âge d'or du Tawantinsuyu, l'empire
des quatre province...
L'esthétique développée dans Todas las Sangres présente donc le monde à travers une
sensibilité indigène dominante qui orchestre, sous un couvert réaliste, des épisodes pouvant se
prêter à une lecture symbolique et programmatique.
2.2.2. Tout-Monde, l'opacité mise en œuvre.
L’œuvre de Tout-Monde, quoiqu'engagée à représenter le monde dans sa diversité, à en
montrer les rencontres et à faire voir les fracas de l'histoire, ne se propose aucunement comme le
témoignage exhaustif d'une réalité anthropologique circonscrite. Tout-Monde n'est pas un roman
qui enseigne comme s'il y avait un défi imminent à relever, comme s'il y avait la nécessité
urgente de dénoncer, d'établir une forme, de donner un cadre, une définition, à ce qui est, afin de
promouvoir l'action et le changement. Tout-Monde enseigne à voir, à considérer l'étendue,
l'obscur et le multiple de l'univers afin de sculpter en tolérance et considération l'imaginaire de
son lecteur, qu'il vive cette poétique de la Relation. Il ne s'agit pas tant de donner un visage au
monde par la narration d'épisodes passés ou présents, mais de travailler le regard qui le
découvre. A rebours de Todas las Sangres qui tente de dresser une cartographie de la société, où
l'on peut reconnaître des groupes sociaux et déceler une lisibilité dans la relation, où l'on observe
qu'il y a progression sur le fil tendu d'un récit, Tout-Monde préfère l'esthétique du tourbillon, du
ressassement, qui considère qu'il y a des avancées, à l'instar de ce Béluse qui, au terme de son
voyage, trouve cette blessure tant cherchée, mais que ces progrès ne permettent pas de révéler
« ce que plus loin veut dire »
86
, que le vivre consiste en un non-aboutissement permanent et que
la vérité est de trop haute connaissance pour un jour être atteinte définitivement. Comme le dit
Roca, un ami de Mathieu Béluse :
"La spirale et le cercle c'est presque le même, dit Roca. Le cercle est parfait il vous renforce, la spirale est forte elle vous mène en parfaisance"87
Et comme l'exprime Édouard Glissant dans la présentation de son ouvrage « ce roman est
une anthologie de toutes les sortes de voyages possibles, hormis ceux de conquête », que celle-ci
86 Tout-Monde, p508
87
Tout-Monde, p470
33
soit de terre ou de sens.
En raison de cette optique d'ouverture et d'une lisibilité impossible du réel, trop confus dans
les maquis de la trace, l'esthétique de Tout-Monde valorise l'opacité, la déconstruction
préfigurant le chaos-monde, mais aussi permet la représentation de l'absurde, de la folie, de
l'anecdotique comme on a pu le constater dans l'analyse du cadre spatio-temporel. Cette opacité,
les personnages du roman l'expérimentent et l'expriment eux-même, faisant alors qu'elle affecte
leurs propres discours. On pourra remarquer que dans Todas las Sangres, les personnages
changent, évoluent culturellement, prennent des décisions, mais ils ne réfléchissent pas
philosophiquement le monde, ils n'en sont pas détachés, plongés dans la contemplation de leur
propre action ainsi que le font Mathieu Béluse et Raphaël Targin dans leur compétition à demi
voilée. Ainsi, lorsque don Fermín expose ses plans financiers, il n'est pas dans la question de la
constitution de son identité, dans le morcellement réflexif, mais tout entier attaché à son
entreprise et incarné dans le « je » qui le constitue en même temps qu'il le profère, sans dérive.
De la même façon, des personnages plus complexes, en processus de construction, tels que don
Bruno ou Rendón Willka ne questionnent pas la racine de l'être, de l'identité, leur situation dans
le monde, puisqu'ils sont tenus par des convictions et une mission: la purification des âmes, le
rachat et l'obéissance à Dieu pour don Bruno, la raison, la machine industrielle et la préservation
du groupe indigène pour Rendón Willka. L’œuvre de José María Arguedas est ainsi dans l'agir,
l'engagement, travaillant à l'échelle de la collectivité pendant que celle d’Édouard Glissant se
situe davantage dans la considération, dans un travail de sagesse en débâcle où les destinées
individuelles parcourant le Tout-Monde sont mises plus en avant que les groupes d'où elles ont
émergé. Les notions de collectivité demeurent cependant, mais elles sont comprises dans le jeu
similitude/différence – partie/tout A intériorité/extériorité. Il y a le tout-monde en chaos, dans ce
tout-monde, des lieux et des groupes culturels (ici, en particulier, le groupe Antillais) et dans ces
groupes culturels, des individus divers, à la foi liés et isolés, seuls et pourtant réunis par les
imaginaires collectifs.
Comme victimes d'une malédiction, les personnages de Tout-Monde (et l'écrivain compris)
sont trop conscients de la complexité dans laquelle ils évoluent, de ces liens groupe-individu, et
leur finesse intellectuelle fait qu'ils peinent à affirmer, à s'engager (voir la définition de
l'errance). Leur parole, qui refuse la clarté simplifiante, ne peut s'élever que dans la dimension
poétique, seule capable de révéler l'ineffable opacité du monde. Et l’œuvre entière,
contemporaine, consciente des modalités de son écriture, inclut dès l'ouverture du roman cette
réflexion méta-linguistique. On pourra alors dire de l’œuvre qu'elle présente des traits
métafictionnels dans la mesure où l'auteur, penseur principal de cette complexité, transcrit dans
les paroles de ses personnages principaux (Mathieu Béluse s'affirmant comme un double fictif)
34
ce que lui-même réfléchit. Il s'agit ainsi de penser et de dire le monde selon un style adéquat,
style à partir duquel se travaille un mode d'être et de compréhension du monde. Mais ce style,
qui est en travail dans l’œuvre, travaille lui-même le lecteur qui, associé aux personnages, se
trouve lui-même en recherche. Le narrateur, qu'on soupçonne être l'auteur lui-même mais à qui
on refuse de donner une étiquette, nous avertit à l'entrée du livre :
« […] vous entamez d'avertir ce qu'on appelle un style, plus secret que le changer de peau d'une bête-longue au plus fond d'un bois-campêche, et qu'est-ce qu'ils appellent un style, c'est rien que la manière dont vous racontez la roche de rivière et le courant du vent sur la misère et le malheur, et la fumée des bois sur tous les bonheurs rassemblés.
Et alors enfin vous tournez la parole non plus comme un fil mais comme un tourbillon, et avec tout ce vent et toute cette fumée vous convoquez la tempête, un cyclone qui débâcle sans déraciner, et là vraiment vous imaginez le monde alentour.
Vous voyez le monde en tempête et vous essayez non pas de dérouler votre débandade de mots dans cette folie mais bien plutôt d'étirer ce style de la tempête et d'en soutirer le taffia noir et clair où vous buvez [...]. »88
Ce style auquel le lecteur est invité, qui permet de dire le monde, la misère et le malheur, les
bonheurs rassemblés, ne propose pas un regard linéaire sur le monde, de suivre un « fil » tendu
d'un ici vers un là-bas où des ensembles se constitueraient, comme on le trouve encore dans
Todas las Sangres, mais plutôt d'aller selon une logique du « tourbillon » qui préserve la
continuité (le fil n'est pas coupé, le cyclone ne déracine pas) et qui considère, dans l'opacité (la
fumée, la tempête), toutes les connexions. Il ne s'agit pas de « dérouler » les mots, de les ouvrir,
d'aller dans l'explication, l'ordre nouveau et le système, la segmentation analytique, mais plutôt
d' « étirer ce style de la tempête », d'être dans la création avec, en vivacité dans ce chaos, en
« départ dans l'affection et le bruit neufs ! »
89
.
L'esthétique mise à l’œuvre dans Tout-Monde relève donc d'une poésie de l'opacité...
« L'opacité n'est pas le dérèglement, elle a sa propre transparence, non imposée, qu'il faut savoir mériter de sentir […] L'opacité accueille et recueille le mystère et l'évidence de toutes les poétiques, c'est-à-dire de tous les détails des lieux du monde, sans les offusquer jamais et sans tenter de les réduire à l'unité. »90
... et du chaos créatifs.
Cette opacité, on le comprend, n'est pas pour témoigner d'une impuissance de l'homme face au
monde, elle n'obstrue pas la connaissance, elle appelle seulement à considérer l’emmêlement de
l'étant, la densité du réel, mais pas dans une savoir de conquête, sinon de liberté, ouvert aux
visions. Les modalités du conte, en narrant des faits extraordinaires dont on ne saurait dire s'ils
sont réels ou oniriques, mais dont le propos a sa propre valeur, en faisant appel à des symboles
poétiques aptes à développer par la suggestion un imaginaire plus vaste que le simple dire,
participe à montrer que le monde est plus trouble, profond de toute son histoire, que ce que la
88 Tout-Monde, p20.
89
A. Rimbaud, Les Illuminations, « Départ ».
90 Philosophie de la Relation, p70
35
seule expérience du présent pourrait laisser entendre. Cela s'illustre par exemple à travers
l'épisode magique des quatre morts de Longoué, le fameux quimboiseur, qui depuis son grabat
d'agonie entre dans un cycle où il est amené à observer à travers « la barrique » A cet objet
poético-quimboisé qui permet si l'on s'y plonge de considérer les époques et leur chaos A les âges
de l'île, depuis la bateau négrier qui emmena son aïeule jusqu'à l'instant de sa mort où viennent
les révélations.
« Il soupesait la barrique et […] il décomptait combien de processions de temps avaient enfourné et concassé dedans : le temps du bateau négrier, (qui avait noyé tous les temps d'avant dans sa soute à grande odeur), le temps d'Habitation, lui-même considéré en deux parties qui n'étaient qu'une, de la mort véritable esclave et de la mort soi-disant ouvrier, le temps de bourg et de beurre rouge […], le temps de docteur, de pharmacie à quinine […], le temps de cinéma sans parole […], le temps de fusillade dans les champs-cannes, […] le temps des deux puissances qui était à venir, qui devaient user leurs corps sous tant d'hommes délirants ». 91
Dans sa troisième mort, « celle qui connaît », Longoué aperçut « un de ceux qui avaient effleuré
cette terre, […] bien avant que les autres qui se désignent comme les grands maîtres l'eussent
violentée jusqu'aux mornes. Un Galibi des fonds. »92
Avec ce natif de l'île, il entretient une
discussion gnostique sur le peuplement originaire de l'île, le suicide des indiens natifs, les
anciens dieux, la quête de lumière, dans un style qui pourrait s'apparenter, telle une adaptation
contemporaines, aux récits de rêve de Jean Paul.
Cependant, si l'opacité du monde est révélée par l'intermédiaire du conte, de la mystique et de la
réflexion existentielle éperdue, il faut montrer encore que l’œuvre possède une dimension
réaliste et testimoniale omniprésente. A l'instar d'une biofiction, les épisodes narrés coïncident
avec la vie de l'auteur, mais ils ne sont pas restreints dans une littérature du moi ; l'expérience
personnelle de l'histoire est partagée. Par exemple, lorsque Raphaël Targin s'apprête à débarquer
en France pour la première fois, en 1946, date à laquelle Édouard Glissant arrive à Paris, on
apprend un détail de l'Histoire en découvrant que sur le bateau se trouvent aussi des Français
« échoués en Martinique en 1940 […] » qui rentrent « anxieux de retrouver leurs banlieues de
Marseille ou leurs usines de Saint-Étienne »93
; mais encore les récits de combat pendant la
guerre d'Indochine, puis d'Algérie ; ou enfin les carnets de voyage qui croquent le monde en
même temps que celui-ci se révèle à l'auteur. La dimension réaliste testimoniale de l’œuvre
passe encore par l'évocation de l'esclavage moderne, des douleurs du mal du pays, des saccages
écologiques transformant la mangle en mangrove polluée, jusqu'à en faire un parking de
supermarché.
En observant les esthétiques développées dans les deux œuvres, qui témoignent des vues
sociologiques et philosophiques des auteurs, de leurs projets d'écriture, on peut mettre en
91 Tout-Monde,p111.
92 *On appelle Galibi les indiens précolombiens. Tout-Monde, p112.
93 Tout-Monde, p126.
36
évidence quelques traits communs et originalités. Ainsi, dans Todas las Sangres, on remarque
que le récit s'organise selon une continuité narrative, avec un cadre romanesque traditionnel
réaliste, occidental, mais guidé par un narrateur animé d'une sensibilité indigène. Par ailleurs,
l’œuvre développe sa dimension critique en faisant un témoignage dénonciateur au premier
degré, qui appelle le lecteur à réagir par l'indignation. Tout-Monde se présente quant à lui comme
une fiction absolument contemporaine, émaillée de ruptures, d'allers et retours dans le temps et
l'espace, traversée par des visions plus ou moins oniriques, incluant une part métafictionnelle qui
pense et justifie son propre style ; fiction contemporaine consciente des enjeux du langage, de la
convention romanesque, mais qui demeure cependant toute appliquée à montrer la diversité du
monde dans sa réalité, à travers l'évocation biographique (à demi voilée entre les expériences des
deux personnages principaux) et le récit historique. Cependant, là où l'auteur de Todas las
Sangres cherche à évoquer cette situation de façon à éclairer son lecteur, à lui rendre compte (à
la façon d'un reportage) de la complexité du monde par le truchement d'une structure
transparente, l'auteur de Tout-Monde, s'évertue à rendre son récit opaque, à emporter son lecteur
dans une errance où il devra apprendre que le monde est un réseau dense, qu'il faut y driver. Là
où le lecteur de Todas las Sangres subit, impuissant, le récit des vicissitudes du monde andin et
se suffit d'apprentissage factuel ; celui de Tout-Monde, va apprendre à démêler les intrigues, à
jongler entre les temps, les lieux et les noms, à surfer sur l'opacité du texte. Édouard Mathieu
Glissant formule ce projet dans le Traité du Tout-Monde :
« Celui qui est au maelström ne voit ni ne pense le maelström. C'est pourquoi un art de la littéralité, un élémentarisme pas plus qu'un réalisme, ne me mettrait pas à même de vivre le monde, de l'approcher ou de le connaître, il ne me donnerait que de le subir passivement. »94
2.2.3. Histoire narrée, histoire sublimée : de l'écriture du feu à l'écriture océanique, étude
des registres dans Todas las Sangres et Tout-Monde..
Métisser les cultures, aller vers la différence au delà de l'assurance de sa vérité, se remettre à
l'errance qui ne comprend pas tout, accepter d'être peuplé de l'autre, d'accueillir l'étranger, n'est
pas toujours chose aisée, et les communautarismes édifiés en barricades, les réactions racistes,
témoignent des craintes que cela peut susciter. Pourtant, malgré la déstabilisation inhérente à ce
phénomène, ce chaos gagnerait à être conçu comme une stimulation nécessaire à la création
permettant à la société comme aux individus de ne pas se fermer dans la stérilité du même. Parce
que comme le formule Édouard Glissant, identique avec identique donne identique, différent
avec différent donne autre chose ! On pourra alors se demander sous quelle tonalité émotionnelle
les œuvres de Todas las Sangres et Tout-Monde rendent compte de ce processus social de
métissage. En effet : il y a d'une part les faits, qui possèdent un registre émotionnel propre, mais
94 Traité du Tout-monde, p161
37
il y a également la façon de raconter ces faits. D'un élément tragique, il est possible, si la lecture
est (très) bien amenée, de rire. Ainsi, il sera intéressant de voir sous quels registres ils entendent
présenter le phénomène du métissage, entre l'urgence passionnée de l'Histoire vécue et l'écriture
qui sélectionne et sublime.
On pourra dire que Todas las Sangres présente une vision dramatique du changement
culturel, vu comme la lutte d'un groupe minoritaire indigène devant un bloc occidental
surpuissant, détenteur du pouvoir économique comme du pouvoir politique. Le processus de
métissage n'est pas choisi, il est imposé, et l'auteur cherche à témoigner de cette violence sociale
afin d'éveiller chez son lecteur, choqué, une réaction de protestation face aux injustices en raison
du précepte d'adhésion naturelle de l'homme au parti des « bons ». Par le choix de l'écriture
réaliste et de la priorité au discours, la violence apparaît d'elle-même ; néanmoins, elle est
augmentée par le regard du narrateur qui en souligne le pathétique et la cruauté. Cela s'illustre
dans des scènes marquantes telles que celle où Anto, l'ex-majordome indien de don Andrés,
défend à en mourir, devant les énormes caterpillars de l'entreprise minière, la terre que son
maître lui a confiée pour ses bons services, ou lorsque la troupe envoyée par le gouvernement
vient mater la révolte « communiste » des indiens de Paraybamba :
“g ¡Le hubiera dado en la cabeza! g decía g . ¡ Saltan feo, caray, cuando se les da en la cabeza! […]Oyeron llantos.Unos cien niños, de seis a ocho años, bajaban llorando, por el camino de a pie. Corrían, sin tropezar, sacudiendo sus harapos.g ¡Quién, pues, va tener pena de esas criaturas! Mejor estarían si los matamos g comentó el sargento g . Si habría en la orden...Pero no hay. Que griten, pues.g ¿ Cómo pueden correr así? ¿ Son gente? g preguntó el costeño.”95
Cette violence, comme on peut le constater, est exposée pleinement, non seulement à travers
les discours racistes et pervers des soldats, mais encore à travers le motif choisi (des enfants
fuyant alors que leur village est saccagé), la mise en scène (ils descendent le chemin et nous
partageons le point de vue des soldats) et les détails descriptifs : l'accent est mis sur leur
dénuement, les haillons qu'ils portent, et sur leur habileté courageuse puisqu'ils courent, « sans
trébucher ». Automatiquement, à la lecture d'un tel passage, le lecteur se place au côté des
enfants, ce qui crée alors un lien inconscient de communauté affective entre le peuple indigène
et le lecteur -supposément- occidental. Toujours pour demeurer dans un registre dramatique,
passionné, on observe comment la nature est invoquée. Elle se présente toujours comme un
95 « g Je lui en aurait bien mise une dans la tête ! g dit-il g . ¡ ça saute drôlement, quand on leur en met une dans la tête […]Ils entendirent des pleurs.Environ une centaine d'enfants, de six à huit ans, descendaient en pleurant, à pied, par le chemin. Ils courraient sans trébucher, secouant leurs haillons.g Et puis qui aura de la peine pour ces mômes ! Ça vaudrait mieux qu'on les tue g commenta le sergent g . Si on avait eu l'ordre...Mais on ne l'a pas. Qu'ils crient après tout.g Comment peuvent-ils courir comme ça ? Sûr que ce sont des humains ? g demanda le costeño. »Todas las Sangres, p390.
38
élément d'harmonie où la terre et les animaux constituent un ensemble uni, pacifique, sont dans
la musique (de la rivière, des oiseaux), ce qui fait clairement contrepoint avec les hommes qui
eux sont dans la parole et le bruit.
“La calendria que prefería el pisonay del inmenso patio se posó en la más alta rama, y cantó. Todo el árbol enrojecido de flores, y la sombra, donde el color rojo se apagaba sin perder su intensidad, se animaron”96
L'écriture arguédienne est une écriture tripale, d'un lyrisme intense, violent, rouge, qui s'efforce
de retranscrire la fureur du monde comme si l'auteur était possédé par le wamani, l'esprit envoyé
par le dieu-montagne, l'Apus, et que possèdent si bien les danzantes de tijeras97
. Il faut qu'elle
redonne en littérature la force tellurique de ce pays, la puissance que porte en lui le peuple
indigène tout entier chargé des Andes et appelé à s'élever. Cette tension émotionnelle, en
quechua, est figurée dans l'image du yawar mayu, le fleuve de sang, qui bat dans la terre et le
cœur des hommes. Il faut que l’œuvre possède et débonde toute l'énergie contenue en un courant
qui changera les rapports humains, la considération des cultures. Pour José María Arguedas,
“allí en esa novela, vence el Yawar Mayu andino, y vence bien.”
98
On peut dire ainsi que Todas
las Sangres est un roman du feu, de l'histoire narrée sur le vif, passionnée.
L’œuvre d’Édouard Glissant n'est pas une œuvre de bataille, elle est bâtie entre les océans et
travaille comme les vagues, dans le ressassement et la connaissance des profonds ; elle s'écrit en
présence de toutes les langues, lesquelles portent l'écho des temps, dans le soleil d'une
conscience pacifiante. La dimension métafictionnelle du récit (qui a été évoquée ci-avant)
confère à l’œuvre un recul théorique et stylistique propre à sublimer la douleur pour la changer
en imaginaire
99
constructif.
On peut comprendre cette différence entre les deux œuvres par l'écart dans les dates
d'écriture ainsi que par les formations littéraires. Lorsqu'en 1964 José María Arguedas écrit
Todas las Sangres, c'est en parallèle des processus mondiaux de décolonisation, au moment où
les nations sont repensées et où commencent à se défendre les minorités ethniques ; c'est encore
sous l'influence des modèles romanesques du XIX
e100
. Antillais comme Andins, il s'agit de
manifester ses particularités culturelles, de les valoriser afin de les préserver, de refonder une
96 « Le passereau qui préférait le pisonay de l'immense patio se posa sur la plus haute branche, et il chanta. L'arbre rougit de toutes ses fleurs, et l'ombre, où la couleur rouge s'éteignait sans perdre de son intensité, s'animèrent. » Todas las Sangres, p241.
97
Littéralement, « danseurs de ciseaux ». Il s'agit d'une danse de transe originaire de la province d'Apurímac où un
homme, initié, porteur de lourds ciseaux en métal servant à faire de la musique devient le messager de la montagne.
Celle-ci lui envoie un esprit, apparaissant sous la forme d'un animal, qui va le posséder et faire faire à son hôte des
prouesses sensationnelles (danser sur la tête, faire des cascades, danser sur un fil depuis le clocher d'une église
jusqu'à la mairie...). La nouvelle de José María Arguedas La agonía de Rasu-ñiti en rend merveilleusement compte.
98
“Ici, dans le roman, le Yawar Mayu andin l'emporte, et il l'emporte bien.”
On ne le dira jamais assez : « l'imaginaire n'est pas le songe, ni l'évidé de l'illusion » Traité du Tout-Monde, p22.
100
La critique littéraire Carla Sagástegui explique dans son article « José María Arguedas y el tema del héroe » que la
jeunesse de la littérature péruvienne serait responsable de la survivance de modèles littéraires anciens.
39
Trace et de dénoncer l'oppression. Édouard Glissant, après avoir lutté exclusivement pour le
développement et la reconnaissance de la culture antillaise agrandit son champ d'étude jusqu'à
considérer la diversité dans son ampleur mondiale, mais toujours refusant de subir passivement
dans une littérarité réaliste. Si le Monde est un immense indifférent, le Tout-Monde n'invite pas
à la tristesse ni à l'apitoiement ; la vie est en mouvement permanent, et son organisation en chaos
sollicite la créativité. Dans Tout-Monde, l'Histoire, et toutes les tristesses qui l'accompagnent,
sont dévoilées en même temps que sublimées par le travail poétique, lequel permet une saisie
constructive, sensible et esthétique, de la blessure. Ainsi, dans le chapitre la folie de Marie
Celat, lorsque celle-ci, parle avec Mathieu des deux fils qu'elle a eus de lui, tous deux décédés,
la douleur est insoutenable, mais sa parole, qui n'est pas sans rappeler la voix d'Ysé dans
Partage de Midi, de Paul Claudel, obscure, qui appelle la matière du monde, transcende pour le
destinataire l'enfer qui la peuple en dedans :
« Sans que je bouge, tu me vois partir. Sans partir, je m'en vais partout...Voyez mes os sécher dans ma chair tout en craie. Je tombe en était. Je tombe l'état Je parais et je disparais, plus que la roche qu'on a jetée. Jetez-moi dans vos déraillades. Prenez-moi jetez-moi dans vos carnavals, sous vos voitures, dans vos monoprix, par la vitrine où vous dératez vos grimaces, mais même ! même aussi ah aussi, dans la mémoire qui grandit sans bouger. »101
Enfin l’œuvre ne manque pas d'humour, et à travers les anecdotes, le récit des amitiés, de la
jeunesse en départs, des détails du quotidien, la rencontre de personnages truculents...les
épisodes plus âpres de la réalité sont dédramatisés. Il y a dans ce récit un goût rabelaisien du
bon-vivre, et l'on peut dire que la référence au manger est omniprésente. Après tout, c'est en
mangeant un pays qu'on découvre les goûts de ses habitants ! Et le temps du repas, est aussi le
lieu de la convivialité et de l'échange. Exemple à cela : lorsque Mathieu Béluse et son ami poète
surnommé, « le déparleur », cherchent à rejoindre Paris alors qu'ils n'ont pas un sous vaillant. Ils
attendent de recevoir les fonds collectés par leurs amis déjà rendus à la capitale, mais en réalité
ils attendent en vain, parce que ceux-là font « bombance » dans un fameux troquet de Paris...
« Ah ! Nous sommes un peu salauds, hein ! Quand on pense à ces pauvres qui attendent là-bas ! » Puis se renversant en arrière sur la banquette, ils s'écriaient : « Mais il faut dire que c'est bien bon, tout ça ! »102
Et le récit, allègre dans le témoignage de ses personnages hauts en couleur, ne craint pas de nous
révéler quelques anecdotes de mauvais goût, comme lorsque Rigobert Massoul, alias Soussoul,
parle de la cuisine métisse de sa femme venue le rejoindre en Algérie quand il était en service :
« C'est là que mon épouse est venue me rejoindre. Le moral remonte illico, sans compter que la provision s'améliore. Elle découvre le manger du coin et tout aussitôt elle est devenue la fatma du couscous. Toutes les qualités de couscous on les a pratiqués, mais encore aujourd'hui, si les Arabes savaient ça je serais mort, on vote à fond pour couscous au ragoût cochon ».103
101 Tout-Monde,p368-369.
102 idem, p253
103 ibid, p322
40
D'autres passages montrent des anecdotes heureuses avec des faits graves en arrière plan,
comme lorsque, durant la Seconde Guerre mondiale, un pharmacien antillais, noir, est capturé
par les allemands et qu'au moment d'être envoyé dans un camp de la mort, le général « qui était
peut-être un SS », après avoir vu ses papiers se met à lui parler en créole ! Il y avait séjourné
quatre ans, il avait adoré, il était « grassement heureux de pratiquer ou de taquiner son créole, à
l'allemande » et pour cela il lui délivre un Ausweiss, le droit de traverser la ligne de démarcation.
Enfin, toujours pour souligner la convivialité omniprésente dans le texte, on remarquera quel
plaisir il y a à donner des diminutifs aux personnages, ce qui donne une tournure familiale,
présente un certain état d'esprit insulaire où tout le monde se connaît. Ainsi, le visionnaire
Colino selon les jours sera Colino-philosophe ou Colino-fou-en-tête, Raphaël devient Thaël,
Marie Celat devient Mycéa, Rigobert Massoul se changera en Soussoul, Longoué est Papa
Longoué, et ce phénomène s'étend aux personnages auxiliaires, comme l'indien Jorge de
Rocamarron « que tous dans la mangrove appelaient Roca ». Curieusement, Mathieu Béluse
échappe au diminutif. Pour demeurer dans la dimension ludique, on peut encore observer qu'à la
fin de l'ouvrage est composée par un commentateur inconnu mais très sûr de lui, une liste des
expressions cocasses apparues dans le texte, telles que « on fait ce qu'on peut, on n'est pas des
cheval » (parole du marin surnommé Tarzan sur la Colombie) ou, plus rabelaisien : « Je me paie
un cent » « Je me sens un pêt », parole des joueurs de Vernazza.
Si on peut considérer que Todas las Sangres présente le métissage ''culture traditionnelle
andine-monde occidental costeño'' selon une esthétique du feu, dans un registre tripal qui
dramatise la violence et retranscrit à vif les tensions selon une logique d'affrontement plus que
de métissage ; on peut qualifier à rebours l'écriture de Tout-Monde d'« océanique » puisqu'elle
lie, panse par un travail de sublimation poétique les brûlures de l'histoire, crée en son intérieur
un monde tourné sur la convivialité. Mais n'est-ce pas après tout le récit d'un conteur ?
2.3 Des romans de personnages où se croisent les discours et les vérités
Les romans tels que Tout-Monde ou Todas las Sangres, par leur volonté de dévoiler une
représentation totalisante de la société, de révéler la complexité du réel, font alors se croiser une
multiplicité de personnages, lesquels témoignent de la diversité et permettent la confrontation
des vérités au sein des œuvres qui privilégient les dialogues.
2.3.1. Le roman « totalisant » appelle une multiplicité de personnages
La diversité dans les deux œuvres apparaît par un jeu des contrastes entre les personnages.
Ainsi, dans Todas las Sangres, on identifie -comme le fait Elena Aibar Ray dans Identidad y
resistencia cultural en las obras de José María Arguedas- trois catégories ethniques et sociales :
41
blanche, métisse, indienne, avec une précision spatiale pour les costeños. L’œuvre présente ainsi
la diversité sous un rapport de castes, diversité encore démultipliée par les différents emplois et
points de vue.
• Dans la catégorie des blancs, nous retrouvons donc les hacendados Andrés Aragón
de Peralta, ses deux fils ; don Bruno et don Fermín, Mathilde Ribera de Aragón,
l'épouse de don Fermín, don Lucas, le jeune homme cultivé don Aquiles
Monteagudo, et, dans le groupe des habitants de San Pedro: doña Adelaida de
Saño, don Ricardo de la Torre et sa fille Asunta, don Fabricio « El Gálico », la
famille Brañes.
• Dans le groupe des métisses : le cholo Adalberto Cisneros, propriétaire de
l'hacienda la Parquiña, le graveur Acisclo Bellido et son fils Perico, doña Adelina,
Pedraza, l'administrateur de Cisneros, les ouvriers qualifiés de la mine de don
Fermín, Camargo et Portales. Parmi les proches de don Bruno : Nemesio
Carhuamayo maître d’œuvre des indiens de la Providencia, Policarpo Coello,
Vincenta Gutiérrez l'amante de don Bruno, la naine bossue Gertrudis qu'on
appelle Kurku, et Gregorio Juscamayta le chauffeur de l'ingénieur Cabrejos.
• Dans le groupe indigène : le maître d’œuvre de la mine de don Fermín puis
l'administrateur de l'hacienda de don Bruno, Demetrio Rendón Willka, le maire
(Varayo'k) de la communauté de Lahuaymarca Felipe Maywa, le majordome de
don Andrés Anto López K'encho, Filiberta l'épouse de Pedraza, Adrian K'oto,
premier délégué des indiens de la Providencia, David K'oto, son frère, Santos
K'oyowasi, second délégué, les travailleurs de la mine : Policarpo Chamochumbi-
Ledesma et Anachos, tous deux traîtres à la communautés, ayant vendu leurs
services à Cisneros ; Justo Pariona perforateur minier.
• Enfin, dans le groupe costeño : Hernán Cabrejos, l'ingénieur du consortium, le
sous-préfet métisse Llerena, le juge, les soldats (de toutes provenances), le Zar,
Palalo l'auxiliaire du Zar, les ingénieurs Velazco et Jorge Hidalgo Larrabure.
Dans Tout-Monde, l'organisation des personnages ne se fait pas selon une classification de
caste, mais comme toujours, selon le chaos de la rencontre, qui ne sélectionne pas. Parmi les
soixante personnages que l'on croise dans l’œuvre, il est cependant possible de considérer
comment se relient des groupes de personnes, entre insulaires, amis parisiens, amis de vacances
en Italie, compagnons d'arme, personnes rencontrées au cours des conflits et du hasard. Comme
dans Todas las Sangres, certains sont définis comme inscrits dans leurs lieux, tels les acteurs
42
d'une même compagnie, -et l'auteur-conteur va jusqu'à les présenter en faisant une liste!-
• Pour la Martinique, on trouve : Colino, Marie-Annie, Artémise, Longoué, Monsieur
• les personnages liés à la guerre : Rigobert Massoul, Santonin...le pharmacien antillais, le
général Mülher, la femme ammanite et sa fille...
mais très rapidement, une telle tentative s'épuise, le monde déjà n'est plus cloisonné, et les
Bretons, les Auvergnats, les Marseillais, le marin Tarzan du Colombie, le Dieu de l'invention,
l'ami psychiatre qui n'est autre que Franz Fanon, Patrick Chamoiseau alias Gibier se croisent et
se changent. Les noms de pays n'ont pas assez de finesse pour dire. On pourra encore observer
les diversités d'emplois, allant de chauffeur de taxi-pays à militaire de carrière, à écrivain,
quimboiseur, pharmacien, épicier spécialiste en produits antillais dans les hauteurs de Barbès-
Rochechouart.
En somme, il faut retenir que toutes ces diversités, que ce soit dans Todas las Sangres ou
dans Tout-Monde, croisent leurs discours, se tissent les unes les autres dans les paroles de l'autre,
transformant les œuvres en chants polyphoniques.
2.3.2. Polyphonie de Tout-monde et de Todas las Sangres, une ouverture à la complexité et
aux vérités.
Le critique littéraire Péruvien Antonio Cornejo Polar, dans son ouvrage Los espacios narrativos
de José María Arguedas, définit Todas las Sangres comme un roman choral (novela coral) en
raison de la domination absolue du discours direct par rapport à la parole du narrateur. Cette
définition, nous pouvons l'appliquer également à Tout-Monde. On note cependant que dans
Todas las Sangres, le dialogue structure l’œuvre, dans le sens où toutes les péripéties ont pour
origine la parole, le narrateur ne révélant sa présence que pour faciliter la mise en place du cadre
énonciatif. Dans Tout-Monde, c'est à l'inverse le narrateur A instance parlante si particulière qui
prend autant la figure du conteur que celle d'un acteur du conte A qui organise dans sa
subjectivité le récit, se plaît à changer les temps et les lieux, absolument maître de l'énonciation.
Il ne suit pas une aventure dont la réalité est présupposée hors de l'univers romanesque, sauf à
l'intérieur de micro-séquences insérées dans le cadre global de l’œuvre, telles que les dialogues
104
Voir Tout-Monde, p130
43
entre les békés Senglis et Laroche, Longoué et Mathieu Béluse, etc...
Pour en revenir à l'expression de Cornejo Polar parlant de « roman choral », il semblerait plus
approprié à propos de Todas las Sangres de parler d'une « polyphonie discordante » car les
participants à ce chant de tous les sangs ne trouvent pas d'harmonie, un unisson (métisse). Dans
Tout-Monde, les dissensions étant moins fortes, tous s'accordent pour dire qu'ils partagent une
même immersion dans le cours du monde et des temps. Encore une fois, dans Tout-Monde, ce
n'est plus le temps de l'action effrénée, combative, mais celui du retour de tous ces destins quant
aux parcours qu'ils ont effectués ; la blessure pouvant se lire comme une marque de sagesse.
Dans son étude, Cornejo Polar distingue trois types de relations discursives, lesquelles
peuvent être appliquées aux deux œuvres. Une telle étude permet de définir comment
s'établissent les rapports entre différentes personnes, en particulier lorsqu'il s'agit de relations
inter-ethniques, ce qui permet de mettre en évidence les écarts culturels, mais aussi les postures
mentales des participants, de voir s'il y a disponibilité au changement, reconnaissance de l'Autre,
ou s'il y a indifférence voire tentative d’annihilation. Ainsi, parmi les trois types de relations
discursives évoquées l'on retrouve :
-celle qui va dans le sens de l'accord, de la confiance, du partage et de l'écoute, qui est un pôle
constructif, où il y a Relation, comme lorsque don Bruno accorde sa confiance à Demetrio
Rendón Willka après l'avoir fait agenouiller devant Dieu et réciter le Notre-Père, après avoir
jugé qu'il devait être guidé par une volonté divine pour être si charismatique, et qu'il le nomme
administrateur de son hacienda. Faisant cela, il est dans la reconnaissance et l'accord, ils
compromettent leurs destinées.
Cependant, de telles relations sont rares dans Todas las Sangres, et hormis les rapports d'intérêts
et d'association de deux membres d'un même univers social, comme ceux que partagent don
Fermín et l'ingénieur Cabrejos, el Zar et son acolyte Palalo, le sous-préfet et les soldats, on ne
retrouve guère d'estime mutuelle et de confiance inter-ethnique qu'entre don Bruno et Rendón
Willka.
Dans Tout-Monde, les temps de dialogues inter-culturels et de réflexions partagées sont
omniprésents, comme dans l'échange entre Mathieu Béluse et Roca, le natif de l'île mangroveur,
homme de sagesse qui lui enseigne à lire le tout-monde selon un regard indigène, comme
lorsque Longoué rencontre le Galibi des grands fonds ou l'Homme, dans sa troisième mort, ou
dans la scène où Mathieu et Marie Celat se rencontrent, à l'ombre d'une fête, et qu'ils retracent
leur parcours commun, qu'elle lui révèle sa souffrance et le questionne, l'amène à faire un retour
sur ce qui aurait pu être. On pourrait encore citer la scène où Mathieu et Amina retracent le
temps et cherchent encore et toujours à vivre la terre, s'enseignent l'un l'autre un chemin,
44
concèdent à l'effort, dans la Vernazza retrouvée :
« Mais la terre est toujours au milieu, entre les deux, dit Amina, et non pas dans les abîmes impénétrables ni dans les hauteurs délétères. Tenez-vous là bien d'attaque et debout. Vous sentez ? La terre est un équilibre.-Délétères, hein ? Dit Mathieu. D'accord, je vous suivrai sur ce chemin. Fermez les yeux et imaginez la route. »105
-celle qui correspond à un « discours dans le vide », où les personnages expriment leurs idées
sans trouver de thèse adverse. Dans cette relation, trois cas de figure sont possibles : il n'y a
personne pour contester ; le destinataire est en accord avec la proposition ou soumis au
locuteur ; il n'y a pas d'écoute ni de considération de la part du locuteur. Ce type de discours à
sens unique se trouve principalement dans Todas las Sangres et permet d'incarner les
personnages dans leur cadre social, les transformant ainsi en emblèmes. Il est possible de citer
• l'épisode où don Bruno ignore absolument le métisse Cisneros, parce qu'il n'est pas du
même rang, de la même tenue, et qu'il le considère comme un imposteur sans âme,
• celui où don Fermín expose à son épouse Mathilde ou à l'ingénieur Cabrejos ses
conceptions d'entrepreneur moderne à travers une tirade où il impose sa parole sans
permettre d'autre réponse que l'acquiescement,
• l'épisode où don Lucas au chapitre VI prend le titre du seigneur féodal en ruine,
maudissant don Bruno et don Fermín en leur absence, accusant Dieu de les avoir obligé
à dominer les indiens et à les châtier pour qu'ils se comportent comme des bêtes, pour
empêcher leur émigration vers les villes par la nouvelle route, son souhait d'envoyer ses
enfants vivre en Argentine pou leur éviter cette vie aujourd'hui en faillite.
Ces passages quasi monologiques ont une motivation allant au-delà de l'effet perlocutoire de
la parole, ils sont destinés au lecteur et prennent une tournure didactique permettant de découvrir
dans son entièreté une vue particulière sur la réalité, de dévoiler le système de pensée ou la
confusion qui anime le personnage. On remarque cependant que pour les personnages à la
croisée des cultures, placés dans l'incertitude du métissage et de l'innovation, l'affirmation est un
exercice beaucoup plus difficile et que leurs projets varient d'un discours à l'autre, se forment
bien souvent dans le lieu même de la parole. Ils sont dans la pensée complexe, hors d'un
partisanat destructeur. Ainsi, à mesure que progresse le roman, l'on peut voir peu à peu comme
Rendón Willka forme son discours et prend la figure de leader indigène, sans soutenir toutefois
une idéologie définie telle que le communisme ou le socialisme. Dans son grand discours qui
ouvre le chapitre XII, qui arrive juste après que les habitants de San Pedro ont brûlé leur église,
il annonce ses idées pour l'indien comunero, il conteste la politique, il dresse un tableau de
l'ambiguïté des jeux de pouvoir et d'une confiance impossible à accorder. Dans son parler si
105 Tout-Monde, p54.
45
particulier, il masque ses contradictions : il prêche pour la fraternité en même temps que pour le
combat, il appelle à l'athéisme indigène, au règne de la machine en même temps qu'il accuse les
ingénieurs occidentaux d'avoir perdu leur âme, il rejette Dieu en même temps qu'il l'invoque.... Il
avoue enfin sa méconnaissance. En dehors d'une démonstration d'éloquence et de charisme, d'un
appel déterminé à un bouleversement, nulle vision future n'est présentée, son discours demeure
dans l'opaque, hors d'un système. Néanmoins, ce n'est pas l'impuissance.
“[...]Entonces el comunero, cuando aprenda que el cerro es sordo, que la nieve es agua, que el cóndor wamani muere con un tiro, entonces curará para siempre. Para comunero no habrá Dios, el hombre no más, la gente humilde con su corazón que aprende fácil todo bien y mata todo mal. La alegría viene de ver en cada comunero a un hermano que tiene derecho igual a cantar, a bailar, a comer, a trabajar. Cuando muera el Dios del comunero no habrá ya miedo, no habrá el amargo para el corazón. Cuando el vecino, el señor, quema a su Dios, más amargo, más rabioso, más loco se vuelve. Don Bruno está llorando; ingenieros que han matado a Dios en lo adentro de su alma, comen veneno día y noche; comunistas también que han matado a Dios pelean entre ellos, más que alacranes se quitan el mando. Apristas...sapos y culebras son; arrodillan delante de jefes ociosos, putañeros! Comunero es distinto...¿comunista? ¡Que vengan, pues! Nosotros cortaremos su tenaza de alacrán, su venenito; entonces serán hermanos. ¿Apristas? ¿Cuál es sapo, cuál es culebra, cuál es hermano? En siete años no he podido saber. Ellos también no saben. “Gran Hablador”. Haya, dicen, sabe. Y en su cabeza hay un rato alacrán, otro rato culebra, otro rato hermano grande, como en el Dios de los señores. ¡Yo firme! ¡Comunero de...cuarenta pueblos, haciendas, firme![...]”106
Cette opacité s'accorde avec les discours que tiennent les personnages de Tout-Monde, qui
eux, sont rendus à un stade plus avancés dans la connaissance qu'ils ont de la drive et de la
fragilité de la vérité. Aussi, lors de grands monologues, ils ne parlent pas en terme de
programme ou de vues et d'attente, mais en terme de quête (la fameuse blessure, la recherche de
compréhension), et surtout, ils s'abandonnent au récit passé. Ils ne préjugent pas du devenir, ils
s'enrichissent de l'advenu. Les récits de Rigobert Massoul et de Stepan Stepanovitch en sont
l'exemple même : ils rebondissent de leurs expériences tout entiers au présent, ils les narrent et
les recréent dans l'espace de la parole, ils s'accordent au temps, vont de combats en combats,
prennent position sans s'ancrer pour autant en racine unique.
- Et dans le dernier type de relation dialogique, il y a celle de l'affrontement des diversités. Deux
réactions sont envisageables : l'annihilation de l'un des opposants ou la réflexion post-
conflictuelle de chacun des partis ; l'option de l'ignorance mutuelle ayant déjà été abordée. Dans
106
«Quand l'indien aura appris que la montagne est sourde, que la neige est de l'eau, que le condor wamani peut être tué d'une balle, alors il guérira pour toujours. Pour le comunero il n'y aura pas de Dieu ; l'homme c'est tout ; les gens humbles qui avec leur cœur apprennent facilement et tuent tout le mal. La joie vient du fait de voir dans chaque comunero un frère qui a le même droit à chanter, à danser, à manger, à travailler. Quand mourra le Dieu du communautaire il n'y aura plus de peur, plus d'amertume pour le cœur. Quand le voisin, le seigneur brûle son Dieu, il devient plus amer, plus enragé, plus fou. Don Bruno pleure ; les ingénieurs qui ont tué Dieu dans leur âme boivent du venin jour et nuit ; les communistes aussi, qui ont tué Dieu se battent entre eux pour le commandement, pire que des scorpions. Les apristes...ce sont des crapauds et des serpents ; ils se mettent à genoux devant des chefs fainéants et putassiers ! Le communautaire, c'est différent...Communiste ? Qu'ils viennent ! Nous leur couperons leur pince de scorpion, leur dard venimeux ; alors ce seront des frères. Les arpistes ? Où est le crapaud, où est le serpent ? Où est le frère, parmi eux ? En sept ans je n'ai pas pu le savoir. Eux non plus ils ne le savent pas. Le « Grand Parleur ». Haya sait, dit-on. Et dans sa tête c'est tantôt le scorpion, tantôt le serpent, tantôt un grand frère, comme chez le Dieu des seigneurs. Moi je tiens bon ! Communautaire de....quarante villages et haciendas ! » Todas las Sangres, p521-522.
46
Todas las Sangres, un point d'entente n'ayant pu être trouvé entre les partis extrémistes, don
Bruno, désespéré, se résout à l'acte fratricide (manqué puisque don Fermín ne meurt pas) et la
troupe militaire, téléguidée par la Wisther-Bozart, fait fusiller les mutins indigènes. Les
personnages de Tout-Monde témoignent quant-à-eux des conflits guerriers A degré extrême
d'affrontement des blocs culturels et idéologiques A mais en eux-même, dans leur système de
valeur où importe avant tout le respect de l'homme et la tranquillité personnelle, ils ne
témoignent d'aucun racisme et se contentent de nommer les personnes telles qu'elles sont. On ne
trouvera donc pas de scène où les diversités s'opposent violemment. Seule peut-être la scène où
Longoué, parcourant sa troisième mort, rencontre à son grand dépit le 'Galibi des fonds', un de
ces hommes qui habitaient l'île avant qu'elle ne fût colonisée, ce qu'il voit d'abord comme une
régression. « Ho, fallait-il donc que je tombe, ah ! sur un de ces vieux Galibis ? ». La discussion
commence difficilement, mais Longoué, ce driveur averti, finit cependant par prêter l'oreille,
reconnaître la sagesse de l'homme, et concéder son attention :
« Vous savez tout, hein, dit-il, de véritable connaissance, hein ? Voilà pourquoi vous bouleversez mon agonie avec votre tabac et vos conversations. » Il devinait qu'ils étaient du même côté de ce qui avait été pour lui la face sombre de la Terre ; qu'il allait retrouver cet Homme dans une autre lumière ; que la connaissance véritable dont l'Homme semblait avoir la primauté serait aussi -bientôt- la sienne, à lui Longoué ».107
~
En observant ainsi la diversité des personnages et l'omniprésence des dialogues dans les
deux œuvres (même si la part narrative de Tout-Monde est plus marquée), leur orchestration
selon trois types de relation (accord, ignorance, opposition) il apparaît que les points de vue sont
multipliés, que la confrontation des partis est favorisée et que, en évitant le filtre d'un narrateur-
interprète trop prégnant, les échanges sont retranscrits dans leur intégrité et leur vivacité. Par ce
truchement, il est ainsi possible de faire coexister au sein de l’œuvre des systèmes de pensées
contradictoires et pourtant existant dans la même réalité, ce que reprochaient les détracteurs de
Todas las Sangres qui espéraient un roman à thèse unique.
2.3.3. Le problème des instances narratives : chanteur, chanteurs ou chef d'orchestre ?
Reste cependant à considérer un personnage absolument clé dans les deux œuvres, et dont
l'identité se prête au jeu des masques : il s'agit du narrateur. Derrière le narrateur, on cherche
également où se situe l'auteur, le véritable grand horloger du récit. Dans Todas las Sangres, le
narrateur tient un rôle aisément définissable et on le nomme volontiers chef d'orchestre de
l'ensemble polyphonique (malheureusement discordant) qu'il constitue. Il s'agit d'un narrateur
extra-diégétique et omniscient, mais qui cherche le plus possible à ne pas dévoiler les pensées
107 Tout-Monde,p115.
47
intérieures des personnages ; son rôle se cantonne principalement à l'enregistrement de paroles
émises et à les retranscrire dans un ensemble cohérent, apportant des informations (si l'auteur n'a
pas pu les glisser dans les discours de ses acteurs-chanteurs) complémentaires. Cependant,
comme il a été souligné précédemment, ce narrateur, qui n'est que regard et parole, possède aussi
une sensibilité et un pouvoir d’interprétation de la nature tout-à-fait indigène, ce qui fait qu'en le
lisant, il semble parfois voir le monde à travers le regard de l'indien ou de Rendón Willka. Dans
la perspective où on le considère comme production en accord avec l'auteur, on pourra dire de ce
dernier qu'il invente le monde selon un regard indigène, un lieu d'énonciation qui ne fait pas
semblant d'être neutre donc. La vision du monde qu'il développe manifeste alors une conscience
cosmogonique du monde, où tout est connecté dans une sorte de concert universel, et ce d'autant
plus visiblement dans les moments de fraternité, d'épanouissement. Cette perception indigène
présuppose qu'il y a communication entre le monde extérieur et la perception intérieure de
l'homme, entre le physique et la pensée, sans solution de continuité. Pour illustrer cette idée, on
peut évoquer la scène où Rendón Willka, obéissant aux ordres de don Bruno, part sonner les
cloches encore intactes de l'église tout juste brûlée en l'honneur de l'espoir qui ne meurt pas et du
premier mois de Frederico Andrés Aragón de Peralta, le fils de don Bruno et de la métisse
Vicenta :
“Los negros muros del templo se animaron, los caídos arbustos del centro de la plaza empezaron a moverse. […] El ya negro Apukintu tomó contacto con el sol. Había estado aislado, solo, frente a don Bruno. La voz de las campañas, el himno que tocaba en ellas Demetrio, devolvió a la montaña protectora del pueblo su conexión con la villa y con la cadena de cerros y nevados de la que se había aislado, ennegreciendo, cruzándose de rocas y de arbustos muertos.”108
A travers la vision d'un tel narrateur, le lecteur occidental traverse une frontière et adopte le
regard de l'étranger ; inconsciemment il métisse sa perception.
Dans Tout-Monde, définir distinctement où se situe le narrateur et où se situe l'auteur dans
l’œuvre est une tâche bien plus ardue. On ne saurait dire qu'il y un narrateur mais plutôt
plusieurs. On pourrait même mener l'investigation jusqu'à interroger le fondement de l'identité et
se demander si le sujet est un, ou s'il est en vérité un amas de voix disparates. On pourrait
également penser que seule la conscience qui se souvient et lie les éléments ensemble, agit dans
la formation de ce tout, en connaissance, fonde. Édouard Glissant, dans l'Introduction à la
Poétique du Divers témoigne lui-même de ces étranges figures parlantes qui peuplent et
aménagent le récit :
108 « Les murs noirs du temple s'animèrent, les arbres tombés du centre de la place commencèrent à bouger. […] L'Apuintu déjà noir pris contact avec le soleil. Il avait été isolé, seul, face à don Bruno . La voix des cloches, l'hymne que jouait en elle Demetrio, rendit à la montagne protectrice sa connexion avec la ville, avec la chaîne de pics et de névés dont elle avait été isolée en devenant noire, striée de rocs et d'arbustes morts. »Todas las Sangres, p524.
48
« Ce livre est fait de telle manière qu'on ne peut pas dire qui parle.[...] Cela ou celui qui parle est multiple ; on ne peut pas savoir d'où il vient ; il ne le sait peut-être pas lui-même et il ne contrôle pas, il ne dirige pas l'émission de la parole. Ce qui est projeté comme parole rencontre un autre multiple qui est le multiple du monde. »109.
La diversité de ces figures parlantes, autant de doubles ou de costumes d’Édouard Glissant,
étend son royaume jusqu'en dehors de l’œuvre à proprement parler (on ne connaît pas
exactement ses limites d'ailleurs, on présume qu'elle s'initie à la dédicace et s'achève au
sommaire), puisque dans la rubrique finale intitulée « sur les sentences » on trouve ceci : « Note
du commentateur, qui n'est pas Mathieu Béluse ni Raphaël Targin ni Marie Celat ni ce
chroniqueur, ce poète, ce romancier ni ce déparleur » à quoi l'on pourrait rajouter, ni même
conteur. On trouve en effet dans l’œuvre une multiplicité de voix narratives venant organiser les
autres voix. L'on peut distinguer cependant un narrateur principal, qui est omniscient, capable de
passer de l'époque de la Révolution française à la notre. Il analyse les scènes et se présente
comme un maître à penser, donnant par exemple des révélations sur l'obscur, la dérive, tel que
pourrait le faire Papa Longoué ou Mathieu Béluse. Mais ce narrateur principal pourrait bien être
considéré comme deux instances parlantes différentes, celle narrant l'époque de Laroche et
Senglis, comme un narrateur absolument externe au récit, et une autre qui évoque des détails de
la vie martiniquaise, dans tout son cocasse, interpellant son lecteur par le truchement d'un
« nous » pouvant sauter sans prévenir à un « vous », mais un nous qui se fait vous pour vous
permettre d'expérimenter au plus près l'aventure narrée, afin d'inviter à l'empathie, comme
lorsqu'il évoque l'excentricité métissante de Panoplie Derien :
« Sa spécialité, c'est de défiler le plus lent qu'il peut dans les courants de vitesse des vidés du Carnaval ; il parade […] costumé en Inca d'Afrique, avec des toiles hindoues et des ferrailles de Bricolag, on ne sait pas s'il vous bénit ou s'il rame pour tenir l'équilibre, sous son uniforme apparaté en papillon volant. Il nous montre le monde au loin, que nous voyons. ».110
Et impossible de dire si ce narrateur-chroniqueur interne, qui connaît Mathieu Béluse,
RaphaëlTargin, au point de pouvoir exprimer un « nous », n'est pas lui-même l'écrivain de ces
retours en arrière historiques...Par ailleurs, un autre narrateur, qu'on pourrait appeler narrateur-
conteur, insère lui aussi son discours dans le récit, là où s'arrête la connaissance du chroniqueur-
interne et du chef d'orchestre externe. Ce narrateur-conteur, dont la parole est typographiée en
italique et entre parenthèses, interpelle son public-lecteur, l'invite à développer son imaginaire,
définit les espaces. On peut voir la transition entre ces différentes instances parlantes juste avant
le moment ou Mathieu Béluse et Marie Celat s'immergent dans leur douloureux dialogue :
D'abord le chroniqueur-interne :
« nous faisions semblant de ne pas avoir remarqué leur à-part, mais c'était pure convention ; nous savions bien qu'ils délibéraient dans une langue inconnue de nous, et que notre
109 Traité du Tout-Monde, p131.
110 Tout-Monde, p22.
49
discrétion même les mettait en scène, dans ce théâtre. »111
Puis le conteur qui assure la transition avant le dialogue au style direct :
«([...]Reconnaissez une femme un homme, Marie Celat Mathieu Béluse, serrez dans la nuit leur histoire, lassez-les vivre au loin, tout le temps qu'une rivière se dessèche, et puis convoquez-les ![...] Mathieu Mycéa, dont on ne sait s'ils vont bouger ou lentement se pétrifier, sur le sable.)»112
Enfin, dans le chapitre La tragédie d'Askia, à travers les passages oniriques « rêve de ce qui
est »/ « rêve de ce qui fut », et les carnets de voyage rédigés entre le Pérou et le Nil, c'est un
narrateur-personnage posant fermement un « je », où viennent converger les expériences, qui
nous évoque l'ampleur du monde. Mais impossible de dire à qui revient ce « je » ; il faudra
présumer qu'il est celui de Mathieu Béluse, d’Édouard Glissant lui-même, de la projection
poétique de l'auteur, d'un sujet dont l'identité est ouverte et à peupler.
Quelles conjectures peuvent être établies alors suite à l'analyse de ces narrateurs ? Il serait
possible de considérer Tout-Monde comme un lieu de convivialité où viennent converger les
voix, un œuvre tissée à plusieurs mains, et l'impression est donnée au lecteur d'assister à un
spectacle collectif au sein d'un public nombreux. La multiplicité des instances parlantes
questionne aussi l'alter qui nous compose. Édouard Glissant est l'écrivain, mais en lui-même il
est peuplé de tous ces personnages, aussi bien Mathieu Béluse -écrivain du Traité du Tout-
Monde- que Raphaël Targin ou le conteur, il écrit bien en présence de toutes les langues, dans la
conscience d'une diversité intrinsèque. La solitude ou l'idée d'individualité strictement
personnelle en somme sont des notions illusoires, puisqu'au fond du « je » apparaissent
effectivement « les autres », puisque tout être s'affirme comme un être au temps, héritier des
générations passées, aussi bien dans les traditions que dans le langage. Ouvrant les yeux,
impossible de ne pas voir que le métissage est au fondement même de la constitution humaine.
Pour José María Arguedas, la question du narrateur se révèle moins problématique, puisqu'il est
unique. Cependant, la question de l'altérité intrinsèque à la personne est dévoilée elle aussi, ne
serait-ce que par la capacité à figurer une multiplicité de discours émis par des figurants divers.
Il est possible de juger que dans Todas las Sangres, la part anthropologique plutôt que la
littérarité du roman est valorisée, et inversement dans Tout-Monde.
2.3.4. Je parle donc je suis.
Certes, il y a dans les deux œuvres une multiplicité de voix qui se croisent, une place
accordée à l'expression des diversités ; cependant, il faut questionner dans quelle mesure ces
diversités trouvent à s'exprimer, s'il y a équilibre ou non dans leur représentation. Car si un livre
111 Idem,p346-347.
112 Ibid, p347.
50
sans lecteur n'existe pas, il en va de même pour une personne sans parole ni présence. On
remarque que dans Todas las Sangres, les personnages ayant le plus droit au chapître sont don
Fermín, don Bruno, l'ingénieur Cabrejos et Rendón Willka. On observe qu'aucun de ces actants
n'appartient au pôle social le plus humble, c'est-à-dire à l'indien comunero et encore davantage à
l'indien colono serf dans l'hacienda. Rendón Willka est certes né indigène, mais son parcours de
vie, les idées qu'il soutient l'ont déjà transformé en un sujet différent. S'il est possible d'écouter
par instant les voix d'indiens comuneros tels que Felipe Maywa, le chef de la communauté de
Lahuaymarca ou encore des indiens tels qu'Adrian K'oto ou son frère, on ne trouve pas dans
l’œuvre un passage où un indien colono prend véritablement la parole. Comme le souligne José
María Arguedas lors de la table ronde. “desventuradamente en este libro los personajes de
indígenas no son muchos ; aparecen como masa”
113
. On remarque en effet que les personnages
de plus simple condition souffrent d'un manque de représentation dans l’œuvre, et ne se laissent
deviner que dans le discours de l'autre, comme par exemple lorsque don Bruno ou don Lucas
parle de leurs indiens; et s'ils se font entendre, c'est au sein d'une parole collective, comme
lorsque les colonos de don Bruno travaillant dans la mine de don Fermín crient « Wifaaa » pour
s'encourager et vaincre la peur du serpent mythique Amaru, gardien des entrailles de la terre.
Cette réflexion autour de l'expression du personnage subalterne, Gayatri Chakravorty Spivak
dans Can the Subaltern Speak114 ? la théorise. Elle montre les rapports entre langue dominante et
langue minoritaire, les relations de pouvoir et de parole. Cette réflexion sera approfondie
toutefois dans la troisième partie de l'étude. Il faut voir pour l'heure dans la sous-représentation
du discours de l'indien dans Todas las Sangres, encore une fois, un témoignage de la domination
culturelle et physique sous laquelle il se trouve. L'homme soumis, avili, incapable d'autonomie à
qui il a été refusé de se fonder en tant que sujet.
Dans Tout-Monde, la problématique de la représentation se pose différemment puisque l'étendue
est préférée à la profondeur et que les pôles culturels sont abordés avec un moins grand souci
d'exhaustivité. Il est à voir cependant que des scènes exceptionnelles donnent la parole à ceux
qui généralement ne l'ont pas. Ainsi, lorsque dans le bateau négrier, à travers la vision de la
première mort de Longoué (!), la superbe noire Oriamé, énonce aux hommes, amoureux de sa
beauté et ravisseurs de malheur, leurs vérités. Mais déjà sa figure est exceptionnelle. Elle est dite
princesse d'Orimo, et elle parle au nom de tous, avec une dignité immense :
« Princesse ou servante, nous avons cette puissance, d'avoir été violentées nuit après jour ! Nous savons pour toujours ce que sont ces hommes, si ce sont des hommes. Nous marchons en avant de vous ! Le vent vous jette nos crachats dans la figure et dans le cou ! »115
113
« Malencontreusement dans ce livre, les personnages indigènes ne sont pas nombreux ; ils apparaissent comme une
masse. »Mesa Redonda, p47.
114
Gayatri Chakravorty Spivak Can the Subaltern Speak, Columbia University Press, 2010.
115 Tout-Monde, p97.
51
Enfin, dans Tout-Monde, le projet n'est pas de révéler l'organisation d'une société dans sa
verticalité, ce qui oblige alors à représenter les acteurs selon une hiérarchie. L’œuvre, édifié en
d'éclats, tenue par le goût du transversal, peut se permettre d'énoncer à tous les niveaux. Ainsi, là
où il n'y aurait guère d'utilité romanesque de présenter le dialogue d'indiens colonos parlant
d'une tâche qu'ils ont à effectuer pour l'hacienda, dans Tout-Monde, on se plaît à découvrir les
dialogues et le quotidien d'Anestor Masson et Anestor Klokoto. L'un de Sarcelle, l'autre français
d'origine zaïroise habitant au sud de Paris, tout deux sans aucun pouvoir important à l'échelle
nationale. Plutôt que de focaliser le récit sur un bouleversement social drastique, il y a le goût,
plus libre, de dévoiler les bouleversements du quotidien. Cela permet de donner voix à ceux qui,
habituellement, ne l'ont pas. La scène sans doute la plus marquante de Tout-Monde à ce sujet est
celle du chapitre Mycéa, c'est moi où un femme s'adresse à l'écrivain (Mathieu Béluse / Édouard
Glissant, on ne sait pas : elle dit « Monsieur ») et lui raconte comme les malheurs de sa vie
s'apparentent à ceux de Mycéa. Faisant cela, elle conte son parcours et prend place dans l’œuvre.
Elle, si petite, venue pour parler d'un personnage avec qui elle voit connivence, devient alors
personnage, à son insu, A on se doute bien que si elle savait elle n'en dirait pas autant A , et prend
la parole, de façon exemplaire. Le romancier, dans une telle perspective, se fonde alors bel et
bien comme sel de la diversité : un révélateur, lui qui édifie le discours.
52
3. Des œuvres qui s'édifient en « miroirs effectifs » , à la fois témoins et acteurs de réalités en
processus de transformation.
L'écrivain, et le tisserand partagent un même savoir faire : l'un lie les expériences, les
influences et le sens dans le texte qu'il délivre, l'autre tisse ses réseaux de fils colorés en textile ;
tous deux font Relation. Par delà les différences narratives, esthétiques et idéologiques de Todas
las Sangres et Tout-Monde, on peut également considérer que ces œuvres, qui témoignent d'une
réalité composite où se métissent les influences, se font aussi actrices en elles-mêmes de ce
processus social. Elles se font « miroirs » littéraires, mais miroirs qui ne réfléchissent pas le
monde en toute neutralité, ils ont encore des « effets ». On pourra alors se demander de quelle
façon ces récits proposent à partir du chaos de la réalité une organisation, en quoi eux-même
incarnent et accompagnent ce processus social, et dans quelle perspective humaniste ils se
fondent.
3.1 De nouveaux romans fondateurs ?
A travers le projet de représentation totalisant des deux œuvres, il est possible de
questionner dans quelle mesure celles-ci cherchent à présenter une vision d'un pays ou du
monde, et, à travers elles, à fédérer les disparités autour d'un imaginaire commun. Trois points
seront explorés : l'épique et l'utopique, dont les qualités imaginatives sont à même de développer
un sentiment de communauté par la mise en exergue de valeurs et l'aperçu d'un possible monde
heureux à partager ; ainsi que le questionnement identitaire, première étape dans la construction
de soi, nécessité antérieure à toute relation.
3.1.1. La tentation de l'épique
S'il est impossible de dire ex abrupto que les œuvres Tout-Monde et Todas las Sangres sont
des œuvres épiques, il est toutefois concevable de considérer certains traits des fictions comme
participant à cette tonalité. Les œuvres en effet ne prennent aucunement la tournure d'un long
poème (comme c'est le cas par exemple dans la chanson de Roland), elles ne sont pas rédigées
en vue de produire l'émerveillement national par le récit d'exploits extraordinaires. Et, en raison
de la multiplicité des personnages, il est difficile de nommer un héros central, sauf dans le cas
d'un parti-pris, qu'il soit conscient ou non. Enfin, ces fictions ne s'achèvent pas sur le triomphe
de la justice (laquelle présuppose un ordre moral transcendant, et donc un système) ni sur celui
du héros, mais, dans le cas de Tout-Monde, sur une errance qui se prolonge et, dans Todas las
Sangres, sur la destruction du village de San Pedro, l'enfermement de don Bruno, la mise à mort
de Rendón Willka et la victoire du consortium. Cependant, certaines figures de ces œuvres font
preuve d'exemplarité, centralisent l'attention émotionnelle et se débattent dans le tourbillon du
53
monde à la façon de héros épiques, comme le font Mathieu Béluse, Raphaël Targin, Longoué,
dans Tout-Monde, don Bruno et Rendón Willka dans Todas las Sangres. On pourrait tendre
également à voir les personnages de Tout-Monde comme des héros picaresques contemporains
ballottés au gré des vents, du fait des recherches philosophiques et spirituelles qui les animent,
du refus de l’œuvre à se plonger dans la gravité et le sérieux, ce qui n'est pas le cas dans l’œuvre
de José María Arguedas où la lutte et la survie plutôt que l'errance prédomine. Tout-Monde porte
une dimension épique avec une tendance au picaresque, tandis que Todas las Sangres dans sa
dimension épique, tend vers le tragique. Par ailleurs, comme il a été vu, le style littéraire de
Todas las Sangres fait écho à celui de Victor Hugo, maître d'écriture pour l'auteur, dont les
œuvres romantiques met en scène des héros prêts à mourir pour leurs idéaux, (Rhuys Blas ou
Hernani).
L'épique se révèle ainsi dans Todas las Sangres lorsque Rendón Willka, alors maître d’œuvre
délégué à la gestion du travail des colonos prêtés gratuitement par don Bruno sur le chantier de
l'Apark'ora, arrive à fédérer les indiens de façon à ce que leur production soit plus compétitive
que celle des ouvriers salariés normaux. A la façon d'une bataille du travail s'opposent alors les
ouvriers salariés, divisés, travaillant pour leur propre solde, et les indiens colonos, liés par
l'esprit fraternel indigène, pour qui le travail est une tâche sacrée qu'il faut accomplir en parfaite
harmonie, motivés par les k'ollana (chefs de section), sous le cri de « ¡¡Wifaaa !! » répété à
l'unisson. Sous la direction de Rendón Willka, et à travers ce premier épisode où les indiens
prennent conscience de leur pourvoir lorsqu'ils s'assemblent et font revivre des traditions
ancestrales, s'initie la geste indigène. Cette geste indigène, par delà l'action, pourrait bien être
vue aussi comme chanson de geste puisque des chants quechuas viennent ponctuellement
commenter les exploits, exhorter les hommes à faire preuve de courage, souligner les malheurs
de la communauté, ralliant l'ensemble autour d'une sensibilité et de thèmes archétypiques
porteurs de valeurs.
Il s'instaure un autre moment charnière et du même acabit, lorsque les indiens comuneros de
Paraybamba, sous les conseils de don Bruno, monté sur son superbe cheval blanc, élisent à
nouveau leurs varayo'k (maires de communauté) et décident d'en finir avec les abus du cholo
Cisneros.
Don Bruno comme Rendón Willka font l'objet de descriptions qui les instituent au rang de
personnages hors du commun, fortement valorisés comme étant « des justes ». On le remarque
lorsque don Bruno examine le regard de Rendón et qu'il y trouve toute la paix et la grandeur de
la création, une parfait discours entre le monde intérieur et extérieur :
“[...] encontró en los ojos del comunero como una especie de reflejo de la paz y la dulzura del cielo, y del agua tranquila y silenciosa de los manantiales que se guardan incontaminados en las grandes alturas. La arena juega, como movida por la mano oculta de los inmensos nevados
54
protectores, en la agua pura de esos manantiales. Juega, transmite alegría, deslumbramiento ; retrata el alma sin sus sombras y cada grano es un mundo feliz.”116
Ou bien lorsque don Bruno, prenant l'éthos de l'instrument de la volonté divine, vient faire
justice en allant tuer le cruel hacendado don Lucas, qui affame ses indiens, contrôle les
naissances et les torturait afin qu'ils demeurent tel des sous-hommes.
““g ¡Don Bruno, dicen!g Don Bruno ha aparecido!g ¡Ahistá don Bruno!Los capataces se quedaron con el pito en la boca al ver el potro blanco.g En caballo blanco. ¡Arcangel!El hacendado espoleó al potro y lo hizo galopar sobre el empedrado. No miró a los colonos que se agolpaban tras él, y lo seguían. […] “¡Ahora verá don Lucas el infierno!”, iba diciendo.”117
A travers ces deux héros de Todas las Sangres, un flot de valeurs, à l'image des colonos
rassemblés derrière la monture de don Bruno, prennent corps : celle de la justice, de la fraternité,
de la paix, de la volonté divine...Valeurs rassemblées et gravées dans les esprits par un vecteur
émotionnel permettant ainsi à la communauté de se forger un imaginaire commun et de se
renforcer. Cependant, à l'instar d'Olivier et Roland dans la Chanson de Roland, les deux
compagnons prennent des sentiers qui bifurquent. Ainsi que l'analyse le critique William Rowe,
don Bruno, le seigneur féodal transculturé tout en violence, prend la direction d'un rejet total et
destructeur de l'ancien et du nouveau monde. Il s'aliène au monde qui l'a vu naître dans son
fanatisme intransigeant tandis que Rendón Willka -qui n'est pas maudit- prend le contre-pied en
cherchant à faire renaître les structures sociales du passé tout en préservant les avancées de la
modernité, ne cherchant pas la destruction à l'instar de don Bruno mais la fraternité indigène.
Rendón Willka, fusillé à la fin de l’œuvre, s'incarne alors comme ce Roland qui aura tenu le
combat jusqu'au dernier moment, tel un véritable héros apte à devenir une figure mythique pour
les groupes indigènes ; et José María Arguedas l'a en effet pensé ainsi. En observant le nom
même de celui-ci, Willka, il apparaît une référence directe à la mythologie andine.
Les « Willkas » à l'origine étaient les enfants jumeaux, un garçon et une fille de Pachacámac, le Dieu des tremblements de terre, des bouleversement et, de Pachamama, la terre-mère. Dans le mythe, il est raconté que Pachacámac meurt noyé dans l'océan et que Pachamama, dans une interminable nuit, part avec ses enfants sans leur annoncer la mort de leur père. Sur le chemin, ils trouvent une lumière : c'est la grotte du Wa-Qon, un géant anthropophage. Pendant le sommeil des
116
« Il trouva dans les yeux du comunero une sorte de reflet de la paix et de la douceur du ciel, de l'eau tranquille et silencieuse des sources qui sur les hauteurs se préservent pures de toute souillure. Le sable joue, comme mis en mouvement par la main secrète des immenses névés protecteurs, dans l'eau pure de ces sources. Il joue, il irradie la joie, il illumine ; il reproduit l'âme sans ses ombres et chaque grain est un monde heureux. » Todas las Sangres, p522.
117« g Don Bruno , dirent-ils !g Don Bruno est apparu !g Voilà don Bruno !Les contremaîtres restèrent bouche bée en voyant sa monture blanche.g Avec un cheval blanc. C'est un archange ! L'hacendado éperonna sa monture et la fit galoper dans la cour. Il ne regarda pas les colonos qui se
rassemblaient derrière lui, et le suivaient. […] '' Maintenant don Lucas va voir l'enfer !'' disait-il ». Todas las Sangres, p575.
55
deux Willka, le Wa-Qon dévore Pachamama. Au réveil, il raconte aux enfant que leur mère est partie et leur propose de rester (dans le projet de les dévorer plus tard). Vient la mère renard qui les informe des actes et intentions du Wa-Qon ; elle leur propose de s'enfuir avec elle. Au cours de leur fuite, le garçon se change en soleil et la fille en lune...118
Bien qu'il ne faille pas abuser des mythes et leur plaquer un sens direct, il est cependant possible
de considérer qu'en appelant son héros « Willka », au singulier. José María Arguedas avait pour
idée de faire coexister au sein d'un même personnage deux entités opposées : le soleil et la lune,
peut-être aussi le monde occidental et le monde indigène. Par ailleurs, le mythe des Willkas est
un mythe de création. Comment ne pas considérer que Rendón Willka est lui aussi à l'origine
d'un commencement ? Enfin, dans le dictionnaire Qquichua-Castellano de González Holguín, il
apparaît que willka signifie « arbre », symbole de croissance et de ramification. Malgré sa fin
désastreuse de martyr indigène, Rendón Willka par ses actes, comme par son nom, incarne alors
une figure d'espoir et de relation, de fraternité.
Dans Tout-Monde, on retrouve également un « couple » épique dans la relation
qu'entretiennent Mathieu Béluse et Raphaël Targin. Mais l'épique est revisité là encore de façon
contemporaine : les héros de jadis dont on contait les brillantes aventures au présent, ne sont
plus, remplacés par deux frères avouant leur incapacité à comprendre le monde, allant
d'expériences en expériences, suscitant l'admiration par leurs facultés et connaissances, mais
incapables pourtant de s'édifier en exemples. Thaël, après la mort de Valérie lacérée par ses
propres chiens semble plongé dans un exil perpétuel et une solitude inexpugnable ; Mathieu
Béluse, toujours pensant, toujours théorisant, aussi estimé soit-il dans son labeur d'écrivain est
aussi toujours absent, et Marie Celat le lui rappelle en évoquant la mort de leur deux enfants.
Mathieu comme Thaël ne sont pas d'inimitables guerriers, ils sont à notre image, absolument
humains, impuissants aussi, et en cela il est possible de les considérer comme nos égaux. Ils
errent, cherchant le jour où ils seront enfin dans la connaissance de ce tout-monde qu'ils
effleurent tant mais qu'ils ne peuvent définir ni même vivre encore à la façon de Longoué, le
quimboiseur visionnaire et savant, détenteur de la barrique des temps. Peut-être ces personnages,
pour n'avoir comme leçon que la connaissance de leur méconnaissance, sont-ils anti-épiques ;
mais comme les naufragés exemplaires de l'odyssée humaine prolongée, ils sont hautement
représentatifs de l'insensé du monde, et fédèrent en cela permettant la construction d'une
communauté. La figure d'Ulysses contemporains se prête bien à leur épopée, il est d'ailleurs
question de navigation par delà les Grandes Eaux. Thaël et Mathieu ont quitté leur île natale, ils
ont parcouru le monde, ils en ont vu le chaos. Raphaël Targin, au fil des guerres, est allé de
Charybde en Scylla, mais le voyage de l'existence ne trouve pas d'achèvement, de vérité, sinon
118
RESCANIERE A. ORTIZ, De Adaneva a Inkarri, Retablo de papel, Lima,1973. 56
dans la réalisation de soi, l'abandon au cours du monde ; un inatteignable si l'esprit de conquête
demeure.
Dans le récit des morts de Longoué, il y a aussi une micro-épopée apocalyptique et hautement
symbolique. Longoué, l'agonisant transformé en héros, vogue alors de visions en visions,
accompagnant dans sa première mort la princesse Oriamé sur le premier bateau de misère,
retraçant dans la seconde, « la mystérieuse », les âges de l'île en une seule phrase, depuis 1789
jusqu'à nos jours, rencontrant dans sa troisième mort, « celle qui connaît », le Galibi des fonds,
l'Homme premier de l'île, qui est sage ; mais ce n'est que dans sa quatrième mort qu'il trouve sa
révélation, et il lui aura fallu une large bataille pour y parvenir. Une odeur depuis le début de son
voyage le pourchassait, mais il ne pouvait l'identifier.
« Mais, ô Dono, mélopait Longoué, quelle est cette odeur-là qui me poursuit dans ma première mort et qui voyage avec moi sur ce bateau bourré de nègres mourants et haïssant, et que je ne peux pas mélanger dans les autres odeurs, et que je ne peux pas désigner par son nom, dites-le-moi, Dono Odono, ô désignateur! »119
Livré à l'errance lui aussi, autre Ulysse, il « mélope » afin que lui soit désignée la clé de ce
mystère...et il la trouve, refaisant le parcours.
« Et en effet, là dans sa quatrième mort, Longoué rencontra cela même qu'il avait cherché depuis qu'il avait entrepris sa dernière séance, depuis qu'il avait parcouru, de ce bateau à cette fête, - et il en fut illuminé.''C'est le pied de térébinthe : cria-t-il. C'est ce pied que j'ai planté avec vous, ma chère Edmée, depuis si longtemps j'avais oublié. […] Il n'est pas mort dans ma vie et il vivra dans ma mort ! »120
Son épopée prend fin sous la tutelle de Mnémosyne, lorsque ses souvenirs le ramènent à cet
arbre médicinal qu'il avait planté avec Edmée, son vieil amour. L'odeur n'était autre que la Trace
qu'il fallait retrouver, renouer dans sa mémoire pour se lancer pleinement, « plein d'une fête
éternelle », dans sa dernière mort. Cet épisode des morts de Longoué apparaît comme une mise
en abyme de l’œuvre entière et la représentation symbolique de tout destin humain accompli : la
trajectoire d'un homme ayant débusqué son point de départ pour tailler dans l'existence son
épopée, et revenir plein d'usage et raison à la considération apaisée qu'il y a vanité à courir à
contre du monde, que la réponse se trouvait déjà au commencement, dans la simplicité et le
mystère poétique du pied de térébinthe, comme il en va des boutons d'aubépines roses
121
.
L'épique, dans Tout-Monde, est ainsi placé sous la signe du tourbillon, qui est aussi bien spirale
ouvrante qu'illustration de la parole de Prisca exclamant dans La Mémoire122, « Hep ! Camarade.
On fait du sur place». Il serait ainsi possible de lire Tout-Monde, comme la geste de driveurs
cherchant lumière dans l'opacité ; mais une geste qui est en même temps une anti-épopée,
puisqu'elle défend non pas la conquête mais le ressassement, puisqu'elle ne valorise pas
119 Tout-Monde, p98.
120 Idem., p121.
121
PROUST MARCEL, À la Recherche du Temps Perdu, Du Côté de Chez Swann, 1913
122 Tout-Monde, p306.
57
l'engagement partisan cherchant à annihiler la différence mais l'acceptation souple et le rebond
créole.
Il serait alors possible de résumer cette étude de l'épique et de ses fonctions dans Todas las
Sangres et Tout-Monde par la conception qu'en donne Édouard Glissant dans Introduction à la
Poétique du Divers, lorsqu'il dit :
« Je crois que l'épique est […] ce qui est crié quand la communauté, non encore sûre de son identité, traditionnellement a besoin de ce cri pour se rassurer face à une menace. […] Je crois que l'épique c'est le chant rédempteur de la défaite ou de la victoire ambiguë »123
Et effectivement, c'est œuvres viennent comme un cri devant la menace, pour José María
Arguedas, de l'écrasement de la culture traditionnelle andine et de l'acculturation indigène ; pour
Édouard Glissant, celles des pensées de système et de conquête. Mais comme on l'a remarqué,
ce cri ou ce chant n'est pas transparent, il vient avec la défaite ou la victoire ambiguë et demeure
comme une exhortation à la vigilance, à la recherche. Par les récits et les personnages qu'ils
mettent en œuvre cependant, figures d'espoir incarnant des valeurs ou modèles réflexifs en avant
de nos recherches, ils donnent des perspectives et fédèrent en tissant des imaginaires communs,
dans la sensibilité comme dans l'idéal. Pour l'un, il s'agit de voir de quelles façon on participe
d'un pays de tous les sangs ; pour l'autre, il s'agit d'apprendre à vivre dans le tout-monde de ce
monde, en Relation.
3.1.2. Le « cri » d'une « utopie réalisable »
« Une utopie est une réalité en puissance. »
Herriot, Notes et maximes.
La tonalité épique ne peut s'affirmer comme force fédératrice et récit fondateur que si elle
est portée en amont par le dessein d'un meilleur atteignable. Dans le cas de José María Arguedas
et d’Édouard Glissant, il y a clairement désir d'utopie ; un rêve lancé plus loin que de raison afin
d'en voir les retombées plus grandes que l'estimé. L'écriture des œuvres témoigne de ce gros
désir, donne à voir qu'il est un monde heureux accessible...au prix de plus ou moins lourds
ressaisissements. Il ne s'agit pas de proposer des réformes fouriéristes ou d'opposer à la réalité
un monde parfait à la façon de Thomas Moore, mais de faire sentir le « réalisable » qu'il y a dans
l'utopie, qu'elle peut être bel et bien belle et bonne dans ce lieu inexorable qu'est la terre. José
María Arguedas écrivait toujours dans le souvenir de cet âge d'or où il travaillait avec les
colonos de l'hacienda de son oncle, partageant les tâches, en toute fraternité, sûr de vivre d'une
façon qu'il appellerait « pure », et il est certain que la vision de Rendón Willka partage le même
123
Introduction à une poétique du divers, p39.
58
idéal. Édouard Glissant, absolument conscient lui aussi de la complexité de l'époque
contemporaine, des crises du chaos-monde, des disparités, prend le parti contraire de la
médiocrité et appelle à substituer le « cri du monde » par « un cri, tout simplement un cri.
D'Utopie réalisable. » parce que « si le cri est repris par quelques-uns et par tous, il devient
parole. Chant commun. »
124
Partant, il prend de la force, approche des conditions de sa
réalisation. Une utopie d'autant plus réalisable qu'elle a des modèles existants. La vallée du
Mantaro au Pérou, entre Huancavelica et La Oroya, où les indiens comuneros ont réussi à
préserver leurs traditions communautaires tout en s'insérant dans le système économique
moderne en est un. Les îles Caraïbes, considérées jadis comme arriérées culturellement et qui
aujourd'hui sont un « en-avant » dans le monde connecté, toujours invité à se métisser
davantage, en sont un autre. Sous quels traits alors se manifestent les perspectives utopiques de
Todas las Sangres et Tout-Monde ?
Il faut voir dans Todas las Sangres que les moments utopiques A rares A laissant
entr'apercevoir comment pourrait être le monde, viennent toujours en contraste à la violence
raciale et sociale ; toujours extrême, omniprésente. Ceux-ci se manifestent à travers des scènes
exemplaires, où les différences se font oublier, où les personnages sont pris dans un même élan,
au-delà du clivage des cultures. Cela se remarque très distinctement au chapitre XII lorsque les
habitants de San Pedro, ruinés, après avoir incendié leur église, font leurs adieux au village et
tentent de fuir définitivement pour Lima en arrêtant les camions. Les indiens de Lahuaymarca,
aimants et solidaires, les suivent toute la journée, leur donnent de la nourriture, et, le soir venu,
ils conjurent ceux n'ayant pas trouvé de véhicule de venir se réfugier dans la communauté. Tous
se retrouvent finalement à la petite chapelle, et, partageant la même détresse, guidés par la voix
divine de la naine bossue Kurku, chantent à l'unisson, en quechua, se remémorant les beautés de
leur terre appelée à disparaître. Les villageois s'aperçoivent alors de ce qui aurait pu être s'ils ne
s'étaient pas mesquinement déchirés entre eux, s'ils n'avaient pas « vendu leur âme » en se
trahissant les uns les autres. Pour le lecteur, c'est aussi une leçon : le bonheur était dans la
solidarité, atteignable et humaine.
Enfin, par delà les faits exposés dans le roman, des personnages portent en eux-même des
projets de société parfaite, qui s'achèvent en utopies déçues. Pour don Bruno c'est le souhait de
préserver ses indiens des salissures de l'argent et du système capitaliste, de recréer une société de
type patriarcale fondée sur les préceptes catholiques de l'amour et du don de soi. Il pousse ainsi à
l'extrême le système initialement prévu des haciendas, qui consiste à faire travailler l'indien en
échange du droit d'accéder au Paradis par l'évangélisation, et va même encore plus loin puisqu'il
attribue à chacun de ses serf une parcelle afin que celui-ci puisse dispenser de ses propres
124 Traité du Tout-Monde, p233.
59
ressources. Le reste du travail reste attribué à la communauté-hacienda. La personnalité exaltée
et destructrice de don Bruno, le danger que ces réformes représentent pour les autres hacendados
et les tenants du pouvoir craignant de voir l'indien sortir de son abrutissement, entraînent sa
chute. La gouvernance de l'hacienda revient alors à son épouse, la métisse Vicenta, et à Rendón
Willka, l'administrateur et le parrain de son enfant.
Pour Rendón Willka, bien qu'il fonctionne en accord avec don Bruno, le projet est différent. Il
consiste à rassembler les groupes indigènes entre eux afin de leur faire prendre mesure de la
force qu'ils possèdent une fois réunis en fraternité et de les rendre fiers d'eux-même, de leur
culture, indépendants. En lien avec don Bruno, les valeurs défendues sont celles de l'amour, du
don de soi, avec comme différence l'idée d'une égale valeur culturelle, l'absence de foi, et une
gestion commune de l'exploitation. Les premiers succès de l'entreprise de Rendón Willka
apparaissent à la fin de l’œuvre, lorsque don Bruno, emprisonné pour avoir tenté d'assassiner son
frère, lui confie l'hacienda. Dans le grand discours antérieur à la mort de Rendón, le temps
heureux semble enfin voir le jour, le leader indigène proclame :
“Ya no habrá tierras del patrón y tierras de los colonos. Todo es la hacienda […] Tokoswayk'o va a quedar propiedad para la comunidad de Paraybamba. Ahora ellos ya serán gran comunidad, y tendrán un solo destino con La Providencia. […] ¿ Qué van a decir el gobierno, los soldados? […] Yo tengo escritura, nuestra señora Vicenta está conforme. […] Hermanos de antiguo: ninguno es dueño de la tierra que va a trabajar; es de la hacienda y también del común. Desde este día somos la comunidad de Pukasira de La Providencia. Libres somos.”125
A la fin du roman, ce qui n'était encore que rêve utopique A la réforme des haciendas et la
libération de l'indien colono g est en passe de se réaliser. Et par delà la mort de Rendón Willka et
l'invasion des soldats, tout porte à croire qu'elle va demeurer voir même s'étendre, comme
l'indique ce bruit de lourds torrents entendu par tous.
Don Fermín, le frère dont on ne saurait dire s'il est Caïn ou Abel, possède également un plan de
société parfaite. Il consiste dans l'instauration d'une conscience patriotique forte, l'essor d'un
pays tout entier tourné vers l'économie moderne où primerait l’individualité sur le
communautarisme. Les indiens éduqués ne seraient plus « idolâtres » ni animés d'une
« tendresse sauvage et méprisable », et, bien entendu, laisseraient le pouvoir à la classe criolla
dominante. Ce plan là aussi recherche un bien commun, mais selon un modèle occidental
acculturant et inégalitaire concevable comme utopique seulement depuis le point de vue du
dominant. Ce plan national auquel don Fermín tente de participer par son exploitation minière se
fracasse également puisque, actionnaire minoritaire dans la Wisther-Bozart, il finit par être
125 «Voilà qu'il n'y aura plus de terres du patron, ni de terres des colonos. Tout est à l'hacienda. […] Tokoswayk'o va rester la propriété de la communauté de Paraybamba. Maintenant ils vont devenir une grande communauté et n'auront qu'un seul destin avec La Providencia.[...] Que vont dire le gouvernement, les soldats ? […] J'ai les papiers, notre maîtresse Vicenta est en règle. [...] Frères de longue date : seul est maître de la terre celui qui la travaille ; elle est à l'hacienda mais aussi au commun. A partir d'aujourd'hui nous sommes la communauté de Pukasira de La Providencia. Nous sommes libres. » Todas las Sangres, p594, 595.
60
expulsé de la mine qu'il a lui-même fondé, laissant malgré lui au « monstre apatride » du
consortium le bénéfice des extractions.
Dans Tout-Monde, la perspective utopique est plus difficilement décelable. Nulle proposition
d'organisation sociale ou de gestion de la diversité n'est faite, pas plus qu'on ne trouve de
descriptions présentant un univers parfait à la façon du royaume d'el dorado dans Candide. Ce
que l'on trouve en revanche, ce sont des espaces d'échanges où s'effacent toutes frontières, telles
que celui de la mangle ou mangrove, là où les eaux douces rencontrent les eaux salées de
l'océan, où le volcan libère des sources d'eaux chaudes, où se devine plus aisément la connexion
des magmas, zone mystique encore de confluence où se pratiquent les quimboiseries et les
rituels magiques, entre ciel, terre et mer, entre monde spirituel et monde incarné, comme on le
voit dans la seconde partie du chapitre Mycéa c'est moi. La cale du bateau Le Colombie avec
lequel Thaël s'embarque pour l'Europe est un autre espace indéterminé. La cale, le lieu du cri
étouffé, point immergé symbolique où Raphaël Targin s'enfonce, comme le Robinson Crusoé de
Michel Tournier dans sa grotte utérine, et qu'il...
« emplit de tout ce qui avait été connu de lui et de tout ce qui le serait, du matin et du soir, de hier et de demain, de la couleur de l'eau et de la couleur enfouie des fours à charbon. […] Tous ceux qui avaient donc poussé le cri et le pousseraient encore dans cet avenir plus connu que tous les passés troubles. »126
à voir tous ces invoqués alors...
« Les temps s'organisaient dans cet entassement et on pouvait, Thaël et sa fièvre, les suivre à la file enfin et comprendre. Tout ce désordre de gens ! Toutes ces histoires à quoi vous dites ne rien comprendre, ô gens. »127
On hésite à dire si ces deux zones ne sont pas des zones de non-lieu, véritablement des u-
topos, tant le fait qu'ils sont concentrateurs de tous les lieux, des terres où l'imaginaire qui les
peuple est si fort qu'elles en perdent leur réalité. Pour les personnages qui les vivent, nulle
utopie ; mais pour le lecteur, qui se retrouve projeté dans de tels espaces, s'élève le songe de
pouvoir invoquer en une place tous ces diffractés qui peuplent en silence ou en fracas la
conscience.
Dans une perspective plus simple, il est possible de voir les temps de fête, où les amis sont
rassemblés, comme dans la Vernazza de 1955 où l'on jouait au Giro d'Italia en même temps
qu'était bu l'apéritif, ou bien dans la maison de santé pour étudiant, ce chalet face au mont-blanc
où les pensionnaires content leurs histoires, où se livrent toutes entières et tout à trac celles de
l'incroyable Stepan Stepanovitch. Et encore les festivités du groupe amical martiniquais, réuni
autour de Longoué...Dans chacune de ces scènes, qui n'excluent pas le malheur inhérent à
126 Tout-Monde, p128.
127 Idem, p131.
61
l'existence, il y a Relation, écoute, rencontre, présence, partage, vie. Et c'est en cela que réside
l'utopique de Tout-Monde, dans l'aptitude à révéler la valeur de l'ouverture intellectuelle et du
spontané, de la Relation. Mais si l'on considère l’œuvre selon une échelle plus grande, il
apparaît que le projet utopique et réalisable de cette société en relation est inclus dans
l'architecture même de l’œuvre. Par le recours à l'esthétique de récits gigognes, par les sauts
temporels, les effets de mise en abyme, les jeux métafictionnels qui invoquent le lecteur dans la
fiction, il transparaît la volonté de montrer comme le monde dans toute la profondeur de ses
temps peut être conçu à la façon d'un tissage, est érigé en ensemble interconnecté, aussi
chaotique soit-il, et non en une entité absolument disparate et stérile. L'invitation utopique de
Tout-Monde est donc de dévoiler ces liens humains trop enfouis sous le marasme, les folies
passées, les peurs, d'en démêler les nœuds à la mesure du possible, et de se lancer à toute
créolisation dans l'étendue, dans l'avec et non le contre.
On peut voir ainsi que les perspectives utopiques, lancées comme cap à suivre pour la nation
péruvienne ou le monde, font de Todas las Sangres et de Tout-Monde des récits fondateurs, des
socles d'imaginaires et d'espérance pour que dans le chaos de l'histoire, il puisse se dégager une
solution humaine et harmonieuse. Afin que cette réalisation aboutisse cependant, besoin est de
constituer des pôles assurés d'où les bouleversements et les créolisations pourront s'initier.
L'identité, souche fondamentale de l'être humain et des nations, est alors questionnée en vue de
sa reconstruction.
3.1.3. Des romans-archive où se travaillent les imaginaires
Dans Tout-Monde et Todas las Sangres, les frontières culturelles sont bouleversées, le monde
s'offre en chaos, et des personnages exemplaires témoignent de ces changements, offrent des
perspectives, comme il a été vu. Dans Tout-Monde, parti est pris qu'il est impossible de deviner
la production future des rencontres ; Édouard Glissant rejette pour cette raison la notion de
transculturation et de métissage pour préférer celle de créolisation, qui suppose l'imprévisibilité
du phénomène, il explique dans L'imaginaire des langues :
« La notion de transculture n'est pas suffisante. Au fond, le terme de créolisation recouvre cette notion de transculture. Mais la notion de transculture suggère que l'on pourrait calculer et prévoir les résultantes d'une telle transculturation ; or, la créolisation selon moi est imprévisible. Elle produit du plus à chaque fois, c'est-à-dire que ce qui est produit est imprévisible par rapport aux composantes […] on peut aborder la transculturation par le concept, mais on ne peut aborder la créolisation que par l'imaginaire.».128
C'est donc par le travail de l'imaginaire qu'il cherche à montrer et à favoriser ce
bouleversement intérieur, qui n'est pas destruction mais multiplication de soi, au prix du chaos.
128
Introduction à une poétique du divers, p126.
62
À l'échelle individuelle comme à l'échelle « nationale », encore plus complexe, l’œuvre retrace
alors un parcours où les personnages principaux questionnent en permanence leur situation dans
le monde. Ils ne sont pas cependant dans un « qui suis-je ? » cherchant à se définir comme un
pôle identitaire fixe mais davantage dans un questionnement qui considère le point de départ
initial, par exemple le Bezaudin, et l'orientation de la drive, demandant parfois« où cela me
mène-t-il ? » et cherchant ce moment où pourra être saisi l'ensemble du parcours. La
construction identitaire dans Tout-Monde se fait, pour les personnages comme pour le lecteur qui
peut prendre exemple, dans un travail de reconstitution de la Trace, qui permet l'amalgame de
ses expériences et l'avancée créatrice. Ce travail permet ainsi d'édifier ce que Carl Gustav Jung
dans Ma Vie nomme « mythe personnel », un support imaginaire de soi, à partir de quoi peut
s'établir le dialogue. Le fonctionnement suit le même processus pour un ensemble plus vaste,
comme par exemple avec une nation. Il faut alors considérer ce que Benedict Anderson dans
Imagined Communities: Reflections on the Origin and Spread of Nationalism appelle
« l'imaginaire national » ou ce qui pourrait apparaître dans l’œuvre de Jung comme « inconscient
collectif » : ce fond de valeurs et de représentations qui peuplent et constituent l'univers intérieur
de chacun des sujets et permettent à l'ensemble des sujets réunis l'édification d'un espace de
partage collectif.
Dans Todas las Sangres, le travail de l'imaginaire se fait selon un conception différente : il y a la
thèse sous-jacente d'une nécessaire transculturation générale de la société péruvienne, où les
richesses traditionnelles (telles que la conception de la fraternité, les systèmes agricoles et les
réseaux hydrauliques incas, l'intérêt de la cosmovision et d'une prise en compte de l'harmonie
fondamentale du monde) doivent trouver à s'allier aux bienfaits de la modernité. Cependant, la
transculturation est un processus subtil de recherche d'équilibre entre les partis, et le danger
demeure de sombrer dans l'acculturation, la domination d'une culture sur l'autre. Dans le
questionnement identitaire présenté par l’œuvre, ce phénomène est retranscrit à travers le
discours des personnages selon deux figures imaginatives : l'âme et la terre. Par exemple,
l'infâme cholo Cisneros, qui voudrait tant être considéré comme un vrai Grand Seigneur, au
point qu'il se fait davantage bourreau d'indiens que n'importe quel autre hacendado, est considéré
par Rendón Willka et don Bruno comme ayant perdu son âme, puisqu'il a trahi les siens ; à
rebours, le personnage de Gregorio, le métisse musicien, qui ne nie pas sa part indigène -laquelle
se retranscrit dans sa poésie- et qui cependant vit au village, est valorisé comme un beau
personnage, un homme-pont, dont l'âme s'exprime à travers l'harmonie de sa musique. Il y a
aussi, selon les critères de don Fermín, des personnes qui n'ont pas d'âme ni de réelle valeur
intrinsèque parce qu'ils n'ont pas de terre ni de patrie. Pour n'avoir pas de lieu, ils n'ont pas
d'ancrage, ils sont alors instables et ne permettent pas d'établir de liens de confiance, à l'instar de
63
Cabrejos et des pieuvres du consortium, mais aussi des cholos immigrés. Enfin, les habitants du
village qui ont trahi en vendant leurs terres sont jugés eux aussi comme des félons ayant perdu
leur âme, dont le destin désormais sera réduit à l'errance. Par cette dichotomie entre personnages
intègres, ayant une âme et donc un lien (divin inclus) et les personnages traîtres à leurs origines,
Todas las Sangres bâtit un imaginaire permettant de concevoir le processus de transculturation
selon une logique binaire et aisément compréhensible : un guide pour sélectionner la bonne issue
au conflit culturel.
La création des imaginaires collectifs, dans Tout-Monde et Todas las Sangres, passe donc
par ces moyens, par l'épique et l'utopique aussi, comme il a été vu, mais tout ceci en englobant
tous ces effets dans une constitution en « romans-archive ». Cette thèse du roman-archive, qui
s'accorde avec l'idée du roman-totalisant, est défendue par Roberto González Echevarría dans
son étude, Mito y archivo. Una teoría de la narrativa latinoamericana129, où il considère que des
genres littéraires incarnent tout entier l'esprit d'une époque au point de se faire « archive », c'est-
à-dire fondements culturels collectifs, conscients ou non. Ainsi, il propose la rhétorique légaliste
pour l'époque coloniale, l'optique naturaliste et évolutionniste pour le XIXe avec des récits de
découverte comme ceux d'Humboldt ou Flora Tristán, et, à partir de la seconde décennie du
XXe, le discours anthropologique, à l'instar des romans indigénistes. Le roman moderne de la
seconde moitié du XXe, à vocation totalisante, comme par exemple Cien años de Soledad de
Gabriel Garcia Márquez et Los Pasos Perdidos de Alejandro Carpentier retiendront
particulièrement son attention car selon lui, ils se constituent comme des sommes littéraires de
toutes ces archives génériques engendrées par le temps, tels des foyers d'identification. Dans
quelle mesure alors les romans « totalisants » comme Todas las Sangres et Tout-Monde peuvent-
ils être eux aussi considérés comme romans-archive ?
Todas las Sangres, en dressant un panorama de la réalité sociale péruvienne des années soixante,
en faisant se croiser une multiplicité de discours, tous représentants de la diversité, se fonde
comme un état des lieux d'une époque et permet à partir du bilan dressé, ce point de départ
évoqué ci-avant, de considérer le parcours effectué. A la lecture, constat est fait que le Pérou est
effectivement un pays de tous les sangs, mis à sang aussi, liberté alors est donnée au lecteur pour
qu'il assemble en lui-même cette somme de connaissance acquise, et qu'il dirige son savoir afin
de choisir comment, au sein d'une même citoyenneté, pourront se marier toutes ces diversités.
Tout-Monde, tient aussi du roman-archive, et sans doute plus encore que Todas las Sangres, car
il travaille davantage le rapport à l'histoire, l'apprentissage à la reconstitution de cette trace
embroussaillée. La recherche va si loin que l'on trouve même, à l'instar de la littérature
dominante au temps des colonies, « ce qui semblait être une Chronique de famille et de nation
129
REFERENCE
64
en même temps. », avec des registres et des listes généalogiques
130
. Et le jeu narratif,
l'architecture en archipel du roman, qui montre l'intrication de tout ces éléments participe à
donner le sentiment d'une somme du monde, même si elle n'est que partielle. Ainsi, la barrique
des temps du vieux Longoué n'est pas sans rappeler les manuscrits du gitan plein de science,
Melquiades, où toute l'histoire de Macondo est écrite, mais aussi codée. Le travail de décodage
de ces manuscrits (archives) auquel se livre Aureliano Babilonia, s'apparente ainsi à celui réalisé
par Mathieu Béluse principalement, qui s'y échine par l'écriture, ainsi que par Mycéa et Thaël.
Ce trio de driveurs erre par le monde en même temps qu'il y cherche invariants et relation ; liens
et sérénité avec le tout-monde.
Il apparaît donc nettement que des œuvres comme Todas las Sangres et Tout-Monde, par les
influences du registre épique et le recourt au mythe, par la hardiesse à invoquer d'urgence cette
« utopie réaliste » rêvée et le travail de l'imaginaire dans un ensemble prenant forme d'un
document archivant la réalité et les échos de l'histoire, s'édifient comme des romans fondateurs,
où les diversités sont appelées à se changer, à échanger, sans se perdre ni se dénaturer.
3.2 Des textes métisses tisseurs de métissages
3.2.1. Des romans métisses.
Ces œuvres, en s'édifiant comme archives, ne sont pas seulement des romans écrits dans une
prose harmonieuse et égale de bout en bout, elles incluent en leur sein des éléments hétérogènes
qui témoignent d'une diversité littéraire. En ceci, parce qu'elles font coexister une diversité de
genres littéraires, elles font preuve de métissage. A l'instar de l'étude des manifestations du
métissage au sein des personnages, il sera analysé de quelle façon dans les œuvres cette
hétérogénéité générique est perçue. Est-ce un métissage homogène ou disparate ? Dans Todas
las Sangres, l’œuvre mêle avec une assez grande fréquence passages dialogiques, presque
théâtraux, passages narratifs, et chants quechuas. Ces derniers, en plus de témoigner de façon
anthropologique d'une réalité indigène – l'omniprésence du chant dans les tâches quotidiennes-
s'insère magnifiquement dans l’œuvre, au point que la parole poétique qui y est déployée vient
participer à la fiction, et ce avec d'autant plus de force qu'elle est soutenue par l'idée magique
que la parole comme la prière permet d'influencer la réalité ; et en touchant le cœur des hommes,
elle la change, effectivement. Le chant dans Todas las Sangres n'est donc pas ornemental et se
métisse harmonieusement avec l'ensemble de ce roman « choral », accompagne la tonalité
épique au point de former, avec et en parallèle de l’œuvre, une chanson de geste indigène. Par
ailleurs, ce chant se trouve parfaitement légitimé du fait qu'il permet au lecteur de se plonger
130 Tout-Monde, p438.
65
dans une esthétique poétique qui n'est pas la sienne, d'entrer en contact in extenso avec les airs
quechuas traditionnels et l'espace d'un instant, dans une certaine limite, de passer la frontière et
de s'immerger dans la culture indigène. Pour illustrer cette conception, il est possible d'évoquer à
nouveau la chanson programmatique des comuneros au moment du départ de Rendón Willka
pour Lima
131
, ou bien les chants d'adieu entonnés lors de l'enterrement de la vieja par les femmes
de la communauté de Lahuaymarca, ou encore ceux des femmes de Paraybamba lorsque
Pedraza, l'indien mis au service du cholo Cisneros est assassiné en même temps que son maître
est chatié, sans oublier enfin les chants métisses et sacrés des habitants en fuite de San Pedro et
des indiens de Lahuaymarca, dans la chapelle de la communauté. A la façon d'un chœur antique,
ces passages lyriques soulignent les moments forts de la fiction, donnent à entendre
l'interprétation des événements par le groupe, qui lui aussi fait office de guide moral.
Voici quelques exemples :
1) Lors de la mort de Pedraza
132
:
¡Ah a a a !...¡Uh u u u !...Mamallanri wak'amk'as
kay chiri sonk'o runamanta.
Ama mamallay llakiychu ;k'anchu kark'anki sonk'on
chirichik' ; [...]
¡Ah a a a !...¡Uh u u u !...Nos dicen que su madre llorará
por este hombre de corazón helado.
¡Oh madre ! No entrestezcas ;tú no fuiste quien heló su
corazón ; [...]
¡Ah a a a !...¡Uh u u u !...On nous dit que sa mère pleurera
pour cet homme au cœur gelé.
Oh mère ! Ne soit pas tristeCar de son cœur tu ne fus celle
qui le gela. [...]
2) Ou lorsque le vieux sacristain de San Pedro chante dans la chapelle pour louanger la naine
bossue Kurku, laquelle est considérée désormais par la foule comme une envoyée de Dieu tant
ses chants sont beaux, aptes à ramener les égarés au divin. Le sacristain, après l'avoir nommé
créature de Dieu, chante la déchéance du village et son erreur de n'avoir pas vu plus tôt le
pueblo,la mosca que anuncia la muertealetea en la puerta del templo ;torrentes de lodo amenazan ;
los perros están aullando todosen la plaza.
Voilà, je ne suis plus aveugle.Tes ennemis
nous poursuivent ;le nuage noir est entré dans mon
village,la mouche qui annonce la mort
bat des ailes à la porte du temple ;des torrents de boue menacent ;
les chiens hurlent pour toussur la place
À l'étude de ces chants, des images récurrentes apparaissent, toujours très concrètes, faisant
référence à la mythologie andine et à la communication entre le ciel, la terre, les rivières et
l'incarnation humaine. On trouve ainsi des références au colibri, au condor, à la montagne, au
131
Voir 1.1.3
132 Todas las Sangres, p357.
133 Idem, p541.
66
ver noir et au ver blanc (Yana kuru), symbole de mort, aux poissons d'argents, aux ondins des
rivières. Mais aussi, en ce qui concerne l'homme, aux grandes valeurs, aussi bien la tristesse que
la force, dont le symbole est le sang (yawar). Par l'insertion de ces chants quechuas, le récit se
trouve métissé littérairement, par l'insertion poétique, et aussi culturellement, par la présentation
de cette culture lyrique dont l'esthétique aux images stéréotypées réunit ses acteurs en une
communauté épique.
Dans Tout-Monde, le métissage littéraire de l’œuvre inclut davantage de genres puisque l'on
retrouve à la fois un récit testimonial, des épisodes de conte plus ou moins insérés dans les
discours des actants, mais encore des scènes de théâtre, où les personnages sont nommés par
leurs prénoms, avec des didascalies, comme dans le Rêve de ce que fut la tragédie d'Askia. Dans
ce court passage, deux saynètes sont proposées : la première, où l'empereur africain Askia
134
renonce à son amour pour Oriamé en connaissance de ses tueries passées et des malheurs
futurs des guerres et de la colonisation et la seconde, où le Passant Ibrahim abandonne lui aussi
Ida, son aimée, pour aller se battre auprès de son empereur. On trouve également dans Tout-
Monde des carnets de voyage, rédigés sur le Nil mais avec le souvenir du Pérou si brûlant que
l'auteur se plaît au jeu des comparaisons constructives. Il faut encore montrer la présence
d'épisodes apologiques, qui posent des problématiques plutôt qu'ils ne proposent une morale ;
avec par exemple l'histoire des « tiques du Sénégal »(partie II, chapitre 2). Les tiques du
Sénégal, ils s'appellent en miroir Il et Li, et ils débarquent à la Martinique cachés dans les
oreilles des buffles de Monsieur Alcide après avoir survécu à une épuration au bain d'acide
rigoureusement pratiquée par le vétérinaire local. Les tiques répandent alors l'invisible, la
maladie, et assurent par la lutte la survivance de leur espèce. C'est Rigobert Massoul qui raconte,
et il se sert du récit pour étayer son idée selon laquelle « la descendance, on ne peut pas la
transporter, la faire traverser à l'aplomb d'autant de mer, la déposer dans ce pays-là qui n'est pas
à (soi).[...] C'est comme (arracher) un plant pour le planter ailleurs ».
135
Il juge qu'on ne peut pas
enlever quelqu'un à son lieu sans qu'il en résulte du tort. Dans l’œuvre encore, dans les passages
soupçonnés d'être écrits par Mathieu Béluse, ce sont des envolées en prose poétique, où le sens
se perd au profit du rythme, du flux des images, représentatifs de ce monde en chaos.
D'abord vous dévalez dans des espèces de volcans de temps, de tous les temps que vous avez connus. Vous criez, c'est ce que vous faites de mieux, quand vous tombez ainsi de temps en temps, c'est-à-dire, non pas de moment en moment, mais en folie, et littéralement, de siècle en siècle, si vous pouvez considérer ce que c'est qu'un siècle, un nègre est un siècle, dans ce maelström, et vous tombez ainsi dans tous ces ascendants ah ! [...]136
134
chef de l'empire Songhaï, au Mali, à partir de 1493.
135 Tout-Monde, p294.
136 Tout-Monde, p18.
67
A la lecture de Tout-Monde, il est aisé de comprendre pourquoi les critiques parlent de
l' « univers romanesque » d'un auteur, car manifestement, c'est tout un peuplement de genres
littéraires, d'intonations, d'images, de concepts avec lesquels il faut apprendre à dériver en bon
entendement. Dans Tout-Monde, le métissage des genres et des discours révèle alors dans la
littérarité même du texte le chaos du monde ; et contrairement à l'insertion des chants dans
Todas las Sangres, la pluralité stylistique du roman de Glissant s'aménage en ruptures, en sauts,
en associations hétérogènes, qui ne détruisent pas la valeur entière de l’œuvre mais contribuent à
la rendre plus opaque.
Pour approfondir toutefois la notion d’œuvre métisse, il est nécessaire désormais de s'intéresser
à la variété des langages qui compose les œuvres ainsi qu'à l'importance des processus
linguistiques dans l'édification de l'identité.
3.2.2. Écrire et être, « dans la présence de toutes les langues »
3.2.2.1. Multilinguisme et traduction dans Tout-Monde et Todas las Sangres
Dans son Introduction à une Poétique du Divers, Édouard Glissant soutient la thèse que
l'écrivain contemporain, l'écrivain moderne, n'est pas monolingue, même s'il ne connaît qu'une
langue, parce qu'il écrit en présence de toutes les langues du monde137
. Le multilinguisme serait
alors inclu dans toute langue, alors même que celle-ci se proclamerait en conformité avec une
académie nationale. Il est vrai que les langues, quoique systématisées fréquemment par l'arsenal
normalisateur des grammaires et dictionnaires sont des produits du temps et des influences, de
pures créations métisses, toujours en évolution. D'une région à une autre, les mots et les accents
diffèrent, comme par exemple entre la Styrie et le Tyrol en Autriche.
Les romans du corpus ne se contentent pas de métisser les genres, ils croisent aussi les
langues. Ainsi, dans Todas las Sangres, le quechua, exposé à travers les chants indigènes, côtoie
le castillan, qui structure l'ensemble de l’œuvre. Le roman en effet, s'il traite en grande partie du
peuple indigène péruvien, est avant tout destiné à l'édification des péruviens hispanophones
criollos et au monde entier. L'idée d'écrire dans la langue quechua, qui est minoritaire et n'aurait
pas permis une large diffusion de l’œuvre, a donc été rejetée. Pour la commodité de la lecture,
José María Arguedas a alors pris l'option de traduire en langue espagnole les discours des
personnages parlant quechua. Ainsi, lorsque don Bruno s'adresse à ses indiens dans leur langue,
c'est de l'espagnol qui est donné à lire, et seules les indications du narrateur permettent de
connaître le contexte linguistique. Cependant, José María Arguedas se place dans une
perspective didactique et insère ponctuellement des mots quechuas, d'abord avec une traduction
en bas de page, ou insérée dans le discours même du personnage ou le contexte, puis, une fois
137 Introduction à la poétique du divers, p40.
68
que le mot a suffisamment été vu par le lecteur pour qu'il soit désormais enregistré, comme
yawar mayu138 pour le fleuve sang, il le laisse tel quel.
Dans Tout-Monde, œuvre essentiellement rédigée en Français, on trouve aussi diverses langues,
mais dans une très faible proportion. À la différence de José María Arguedas, Édouard Glissant,
n'est pas dans une perspective didactique et ne traduit pas les expressions. Cela peut s’interpréter
comme un refus de voir la langue créole transformée en donnée « exotique », mais aussi comme
un souci de préserver l'opacité de la langue et de ne pas proposer sa traduction, mais au contraire
de laisser le lecteur -selon une logique créolisante- libre d'inventer le sens même du mot ou de la
phrase. Ainsi surnagent quelques expressions italiennes dans le récit des vacances à Vernazza
comme « Sono battuto delle meduse ! ». Mais plus encore, ce sont les références à la langue
créole qui transparaissent, comme lorsque Mathieu Béluse fait rire ses amis italiens francophiles
en exclamant «Man pran an koutt san ! » ou dans des expressions courtes et exclamatives, à
l'instar de Marie Celat qui crie « Sei matto, sei matto ! »
139
ou dans des passages explicatifs
portant directement sur l'esprit antillais et la langue créole, comme « esse ou vlé bouè
kéchoz? »
140
. Enfin, les références à la langue créole se retrouvent dans la prose même du
narrateur, qui insère des mots comme « Pitt », « Caye », « Quimboiseur », « Drive », un rat
« pilori ». Contrairement à Todas las Sangres où le quechua est relativement présent, le créole
ne l'est que en petite quantité. On peut comprendre cela par le fait d' un souci de diffusion de
l’œuvre, mais aussi parce que le propos de Tout-Monde excède le cadre des Antilles. Dans
Soleil de la Conscience, il témoigne de cette décision :
« me voici depuis huit ans engagé dans une solution française […] je ne peux plus nier l’évidence que voici, dont le mieux est de rendre compte de manière imagée:à savoir qu’ici, par un élargissement très homogène et raisonnable s’imposent à mes yeux, littéralement, le regard du fils et la vision de l’Étranger.» 141
Cette dernière phrase - « le regard du fils et la vision de l’Étranger »- est lourde de sens, et il
s'agira de voir comment la faire résonner.
3.2.2.2. La langue, support perceptif et culturel.
La langue est au fond même du processus de construction psychique de l'identité. La parole
est pour l'esprit comme un outil qui servirait à saisir la réalité, à la diviser en éléments
manipulables sous la forme de concepts. Mais le mot est réducteur du phénomène qu'il désigne,
seule la sémantisation postérieure faite par le lecteur lui donne sa valeur et sa signification. Par
ailleurs, selon les langues, des nuances peuvent être faites. En quechua, il y a le mot chask'a
138 Todas las Sangres, p540.
139 Tout-Monde, p368.
140
Tout-Monde p386.
141
ÉDOUARD GLISSANT, Soleil de la conscience Seuil, Paris, 1956, p. 11
69
pour désigner l'étoile du matin ; en français, la traduction précise ne peut se faire que par
l'emploi du mot générique « étoile » auquel il faut ajouter un groupe nominal précisant. Entre
chask'a et l'étoile du matin, la relation n'est déjà pas la même. Par ailleurs, avec la pratique d'une
langue, les mots, par leur emploi répété, acquièrent une charge émotionnelle propre, et selon la
constitution personnelle du sujet, pour un même mot, des objets variés peuvent être désignés.
Par ailleurs, dans la constitution d'une langue, qui porte l'ensemble des mots de son système (et
donc des variantes), il y a une logique qui confère à l'esprit qui l'emploie un mode de
fonctionnement propre. La langue, par les mots et sa construction, conditionne la réflexion
humaine, son rapport perceptif avec le monde, avec lui-même, au point que celle-ci est conçue
comme l'origine même de l'identité par Nietzsche. Celui-ci ne la conçoit pas d'une autre façon
que comme sujet grammatical capable de faire converger l'ensemble des pulsions humaines
autour de la fiction d'un « je » uni, qui s'édifie alors en volonté. Il est aisé alors de concevoir le
poids culturel et perceptif d'une langue dans la constitution d'un individu, ainsi que la richesse
d'être capable d'en manipuler plusieurs. La matière du monde demeure la même, mais le sujet
qui l'interprète change, la matière du monde change, se complète. Les langues sont des terres
d'imaginaires. Cependant, si la langue est véritablement un support perceptif et culturel, un outil,
elle est aussi un système, un cloisonnement. Il est toutefois possible de la travailler, de l'ouvrir
par la poésie, où se révèlent espaces de sens et de sons nouveaux. Dans Todas las Sangres et
Tout-Monde, il ne s'agit pas de partir en quête, à la façon mallarméenne, d'une langue absolue,
qui irait au-delà de la logique intrinsèque qu'elle porte et qui nous enferme dans son système de
penser mais plutôt de secouer le pré-reçu et l'assurance de la langue, de la rendre plus vaste afin
qu'elle permette de changer de posture, de sentir la diversité des regards. Comme le demande
Édouard Mathieu Béluse Glissant dans Le Traité du Tout-Monde, alors qu'il parle du lieu et du
relatif: « N’allez pas croire à votre unicité, ni que votre fable est la meilleure, ou plus haute
votre parole ». Il faut quitter l'ornière, sentir la différence, traverser la frontière culturelle.
3.2.2.3. Sculpter la langue, s'en délivrer.
Pour ce faire, on assiste dans Todas las Sangres et Tout-Monde à un travail de poétique où la
langue se trouve véritablement sculptée, selon des optiques différentes cependant.
Depuis Yawar Fiesta jusqu'à Todas las Sangres, José María Arguedas a cherché à développer
une langue capable de retranscrire véritablement les modes de penser quechua dans la langue
espagnole, capable de métisser la forme espagnole et l'intelligence indigène et de faire les
discours selon une pure perspective transculturaliste qui ne réduirait aucun parti. Ainsi, celui qui
lirait ce quechñol serait capable d'entendre le monde de l'étranger alors même qu'il lit depuis son
propre lieu. L'auteur, dans son article le Roman et le Problème de l'Expression Littéraire au
70
Pérou témoigne de son projet :
“[...] traducirse, convertir en torrente diáfano y legitimo el idioma que parece ajeno; comunicar a la lengua casi extranjera la materia de nuestro espíritu. Es la dura, la difícil cuestión”. La universalidad de este raro equilibrio de contenido y forma […] es cosa que vendrá en función de la perfección humana lograda en el transcurro de tal extraño esfuerzo. […] Que los colores no sean sólo una maraña, la grotesca huella del agitarse del ser impotante; eso es lo esencial”.142
Cette sculpture linguistique est présentée dans la parlure de Demetrio Rendón Willka. Le
critique William Rowe, juge cette langue comme « un mélange instable et abstrait »
143
où sont
manifestes les difficultés rencontrées par Arguedas pour l'établir. Il sera possible alors de trouver
cette langue comme un « créole artificiel » puisqu'elle correspond à la définition de Édouard
Glissant qui « appelle langue créole une langue dont les éléments sont hétérogènes les uns aux
autres. »
144
En effet, bien qu'elle fût théorisée par l'auteur selon des normes linguistiques que
Elena Aibar Ray dans son étude Le langage comme modèle de transculturation145 définit
précisément, elle est appliquée dans le discours de façon aléatoire.
• Phonétiquement d'abord, il révèle qu'en quechua, le « i » et le « o » n'existent pas, aussi Rendón prononce-t-il
la plupart du temps « inginior » au lieu de « ingenior » (ingénieur), « cojodices » et « judido » au lieu de
« cojudices » (conneries) et « jodido » (foutu).
• Syntaxiquement, entre le quechua et le castillan, l'ordre des mots varie: le quechua s'écrit dans le sens sujet-
objet-verbe, tandis que le castillan dans celui sujet-verbe-objet. Dans le parler de Rendón, l'ordre des mots est le
plus souvent correct, parfois il diverge en quechua. Par ailleurs les articles, les réflexifs et les prépositions son
oubliées la plupart du temps, ce qui donne à son phrasé un style paratactique. Enfin, les verbes eux aussi sont
touchés : il y a une confusion permanente entre le verbes estar, haber, ser et existir (être temporairement/avoir/être
durablement et exister) puisqu'en quechua ils sont synonymes, ainsi qu'une inversion dans l'emploi du gérondif, qui
apparaît comme un impératif ou un prétérit.
• Morphologiquement, les mots eux aussi sont affectés par des tournures propres au quechua. Ainsi, on trouve
employé le suffixe “-y” pour les possessifs ou les diminutifs affectueux comme (“papay” “señoray”) ou encore le
suffixe “-ito” qui peut être affectueux ou dépréciatif (“arbolito”, “muertecita”).
• Il serrait possible d'ajouter encore que, stylistiquement, le quechua est une langue très concrète « où vivent
avec une force subjugante les images de la terre et du ciel, et où chaque mot réveille des sentiments
dominateurs »
146
.
Il peut être donné en exemple un extrait du passage où Rendón parle avec Mathilde, la femme de
don Fermín, après la mort de Gregorio, le métisse musicien mort trahi par l'ingénieur Cabrejos.
“Comunero respeta corazón, alma que pelea por bien contra mal; respeta hermosura, se
142« [...] Se traduire, convertir en torrent diaphane et légitime le langage qui semble étranger ; transmettre à la langue quasi étrangère la matière même de notre esprit. Voilà la dure, la difficile question. L'universalité de ce bizarre équilibre de contenu et de forme […] est une chose qui viendra en fonction de la perfection humaine obtenue dans le courant d'un effort si étrange. […] Que les couleurs ne soient pas seulement un enchevêtrement, la manifestation grotesque de l'agitation d'un être impotent ; cela est essentiel. » JOSÉ MARÍA ARGUEDAS, “la novela y el problema de la
expresión literaria en el Perú” in Textos Recopilados, PUCP, Lima, 1983.
AIBAR RAY, ELENA, Identidad y resistencia cultural en las obras de José Maria Arguedas, “El lenguaje como muestra
de la transculturación”, Pontificia universidad católica del Perú – Fondo Editorial, Lima, 1992.
146
José María Arguedas, « El wayno y el problema del idioma en el mestizo », Nosotros los maestros, Lima, Editorial Horizonte,
1985) 35-36
71
arrodilla. Su rabia es infierno de ceniza. […] Maestro Gregorio cantaba lindo en su puerta; hacía llorar a los arbolitos, a los luceros con canto triste. Pero señorita (doña Adelina) despreciaba canto; más triste cada tiempo. Ella es, pues, señorita; maestro Gregorio, mestizo […]”147
On le remarque, les images déployées sont très concrètes et les mots sans ambages, ainsi en
trois phrases à peine se trouvent évoquée: le cœur, le bien, le mal, l'enfer, les pleurs, la cendre, le
chant, les arbres et les étoiles. Il reste à dire que cette langue n'a pas été conçue par José María
Arguedas comme un espéranto métisse quechua-castillant à partir de quoi pourrait se fonder une
identité linguistique proprement péruvienne, qu'elle n'a jamais été employée ni même entendue
dans la réalité, qu'elle demeure comme une manifestation linguistique permettant, comme le dit
l'auteur, de donner à lire la pensée indigène tout en conservant « l'âme ».
Édouard Glissant, contrairement à José María Arguedas, ne se place pas dans une
perspective aussi scientifique dans l'édification du style, il n'y a pas cette recherche normative
d'une langue « métisse » franco-créole qui servirait de présentoir à la culture antillaise. Un projet
de synthèse ne correspondrait pas en effet à la conception glissantienne où importe avant tout la
considération du divers et l'idée de créolisation plutôt que du métissage. Cela ne l'empêche pas
cependant d'écrire sous influence, dans un français -langue choisie- déménagé. Ce n'est pas la
langue créole dans sa construction formelle qui importe, c'est l'esprit créole, cette capacité
d'assimilation et de production chaotique, libre, qui guide l'écriture. Glissant le reconnaît
lorsqu'il affirme dans le Discours Antillais148 que « la langue créole qui (lui) est naturelle vient à
tout moment irriguer (sa) pratique du français ». Dans la sculpture linguistique glissantienne, il
s'agira donc de «relativiser la langue française » avec le créole comme moteur, comme « mode
de l'emmêlement »
149
. Loin d'une perspective anthropologique didactique, le travail de la langue
permet d'abord la création de sa propre originalité, d'une assimilation de la langue de l'Autre et
d'une recréation de ses richesses pour la rendre propre à soi. Par le travail créole de cette
poétique, glissant se livre à la sublimation d'une structure qui lui était hétérogène. Comme
l'analyse Lise Gauvin dans son article L'imaginaire des langues : tracées d'une poétique150, d'une
« langue-empreinte », celle du colonial, il est passé à une « langue-errance », dont la poétique a
recomposé en originalité le poids du passé. Encore une fois, il adopte « le regard du fils et la
vision de l'Étranger », c'est-à-dire qu'il poursuit la filiation linguistique et qu'il réexploite cette
147 «Comunero respecte le cœur, âme qui lutte pour bien contre mal ; respecte beauté, il s'agenouille. Sa rage est un enfer de cendre. […] Maître Gregorio chantait joliment à sa porte ; il faisait pleurer les beaux arbres, les étoiles avec son chant triste. Mais jeune maîtresse méprisait le chant ; plus triste à chaque instant. Après tout, elle est jeune maîtresse ; maître Gregorio, métisse [...] »Todas las Sangres, p216.
148 Discours Antillais, p514. 149
Poétique de la Relation, p104.
150 GAUVIN, LISE, « L'imaginaire des langues : tracées d'une poétique », Poétiques d’Édouard Glissant, Colloque
international de la Sorbonne, 11-13 mars 1998, consultable sur www.edouardglissant.fr/sorbonne1998.html
trace coloniale. Ainsi, ayant rebâti la langue selon une originalité créole, il y trouve son
indépendance et devient alors cet « Étranger », avec un « É » majuscule, fondé en dignité
puisque libéré. Cette langue « relativisée » revendique alors son impureté, sa malléabilité, sa
faculté d'ouverture. Enfin, avec l'étape du Tout-Monde, le travail linguistique glissantien, d'abord
centré sur la création d'une originalité littéraire antillaise revendique désormais le tumulte dans
sa globalité. L'écrivain pose ses mots porté par un imaginaire des langues, faisant de sa prose
une « langue-archipel ». Dans Poétique de la Relation, Glissant soutient cet aspect composite
propre à toute langue en écrivant qu'« il est donné, dans toutes les langues, de bâtir la Tour »
151
,
de faire croître les discours dans le peuplement de l'imaginaire des langues, du côtoiement des
humanités. En écho au concept de Tout-Monde, Lise Gauvin parle même d'un « Tout-Langue »,
« cette langue dépossédée du poids de ses terreurs ataviques, […] seule capable de porter
l’immense chant du monde. » Ces « terreurs ataviques », nées de ces cultures conquérantes si
sûres de l'unité de leur héritage passé, sont balayées par un style qui s'élève alors, comme à
l'ouverture de Tout-Monde, tel un cyclone qui débâcle sans déraciner152. Un tourbillon qui
arrache les pensées de système et les chaînes du passé, qui débâcle, mais qui préserve cependant
la trace à partir de laquelle il faut construire. On trouvera alors dans la prose du narrateur et les
discours des personnages de Tout-Monde, des prises de liberté grammaticales où le sujet change
dans une même phrase, une ponctuation bouleversée, un goût prononcé pour les néologismes et
les déformations orthographiques, un plaisir de l'opacité (dont il a déjà été question), des
passages narratifs oralisés, avec des mots familiers comme « fruitaille », « fouailleur »,
« grappilleur », ou des locutions alambiquées comme « dérouler théâtre », « musiquer un
bonheur », qui semble manifester d'une difficulté à la clarté, dans la recherche des mots, en
même temps que dans les passages analytiques on trouve un style précieux et complexe.
Cependant, ce travail de la langue, qui édifie, vient en réaction aux souffrances que peut
procurer le langage lorsque celui-ci est brimé, stigmatisé, et, de n'être pas libéré et créateur, se
retourne sur le sujet opprimé. Todas las Sangres et Tout-Monde témoignent de ces conflits
linguistiques et de l'étrangeté à soi-même qui peut en résulter.
3.2.2.4. Langues et traumatismes.
Dans Poétique de la Relation, Édouard Glissant traite des souffrances du sujet soumis, pour
survivre, à une langue qui lui est étrangère. Pour nommer cette affection, il reprend le terme de
« diglossie » (divergence de langue) qu'il définit comme « la domination d’une langue sur une
autre ou plusieurs autres, dans une même région »
153
. Après avoir vu l'importance de la langue
151 Poétique de la Relation, p123
152 Tout-Monde, p18
153 Poétique de la Relation, p132.
73
dans la formation identitaire et culturelle, il est aisé de concevoir les effets destructeurs que peut
avoir l'interdiction de l'expression d'une langue ou la discrimination de celle-ci. Par ailleurs, et
cela se vit avec encore plus de souffrance dans les cultures minoritaires, il faut avoir à l'esprit
que, constitutivement, chaque être est animé d'une seule langue, qu'il a pour lui seul et qu'il ne
peut partager réellement. Cette perspective de la langue dominante qui soutient en même temps
qu'elle enferme, et dans le cas d'une langue d'acculturation, qui rend étranger à soi-même, a été
théorisée dans le petit essai Le Monolinguisme de l'Autre, de Jacques Derrida. Il montre qu'au
fond du sujet, il y a un monolinguisme essentiel et incontournable :
« ce monolinguisme, pour moi, c'est moi.[...] hors de lui, je ne serais pas moi-même. Il me constitue, il me dicte jusqu'à l'ipséité de tout, il me prescrit, aussi, une solitude monacale, comme si des vœux m'avaient lié avant même que j'apprenne à parler. Ce solipsisme intarissable, c'est moi avant moi, à demeure. »154
Mais la langue qui a formé ce monolinguisme, où le « je » s'affirme, est déjà une création
d'Autrui, ce qui donne au sujet qui en est constitué un sentiment de marginalité, de
décentrement, d'exil, et doublement encore si cette langue d'Autrui est imposée par l'histoire.
Jacques Derrida stigmatise cette réflexion par une phrase terrible :
« Je n’ai qu’une seule langue et ce n’est pas la mienne ».
Dans Tout-Monde, cette diglossie transparaît dans le personnage de Colino, qui est appelé
tantôt Colino-philosophe et tantôt Colino-fou-en-tête. Celui-ci, souffre visiblement d'un manque
de représentation, d'une tension interne qu'il ne peut libérer par le langage qui permettrait le
transfert. Il se transforme ainsi en personnage excentrique, exubérant, frappé de « délires »
( le« délire verbal coutumier », le « délire de communication », de théâtralisation, de
représentation, de persuasion... ) où s'exprime entièrement un besoin de reconnaissance, la
nécessité de renvoi d'une image de soi.
« Il pétillait les mots, c'était Colino-philosophe, qui mélangeait, disait-il, la poudre à canon dans une barrique de malédiction avec les débris en poussière de la bête-longue […]. Alors il était plein de ce tourbillon, les bras croisés serrés sur son corps, il allait de çà et là, il détournait comme une toupie mabial, et les mots en tourbillon précipitaient par sa gorge en sauts de roche. »155
L'enfermement dans la langue, la transmission indicible se dévoile également au travers des
mots de Marie Celat, qui porte le fardeau de la barrique des temps et le deuil de ses enfants. Elle
aussi est tombée en maladie. La souffrance inconcevable qu'elle supporte ne trouve plus d'écho
dans le discours de l'autre, son monolinguisme, chargé de toutes les langues en chaos et recrée
par sa douleur ne trouve plus accueil, elle est condamnée à la solitude de sa parole intérieure. La
Relation se dénoue. Le conteur explicite :
« Il faut consentir une fois pour toutes que Marie Celat parle un langage que nous n'approchons
154
DERRIDA, JACQUES, Le Monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996, p. 15
155 Tout-Monde, p21.
74
pas. Elle entend , au loin, des mots que nous n'entendons plus. » 156
« On se demande, à entendre Marie Celat […] si, au bout de ces mots déréglés, qu'elle a poussés si loin dans l'évanouissement, elle n'a pas rencontré la gueule grande ouverte d'un dieu terré, qui ne parle qu'à ceux-là qui sont déréglés ? »157
Plus tôt, elle avait dit qu'il faut laver tout ce travers, et détracer tous ces noms158. L'oubli
cependant ne semble pas suffire, peut être faut-il, à l'instar de Mathieu Béluse, trouver une
formule pour agencer tous ces chaos, les sublimer en poétique.
Dans Todas las Sangres, la problématique est posée différemment. En effet, les
communautés ethniques étant encore assez fermées, les interactions linguistiques demeurent
réduites : les indiens comuneros et colonos parlent strictement quechua et les criollos costeño
strictement espagnol. Cependant, sont bilingues un grand nombre de villageois et quasiment tous
les hacendados. On retrouve encore une situation dominant-dominé et l'on comprend l'utilité
pour les hacendados de savoir parler quechua : leurs indiens n'auront pas accès au pouvoir tant
qu'ils ne seront pas cultivés et aptes à se défendre dans la langue majoritaire. Pour cette raison, la
langue indigène est largement décriée par les indigènes eux-mêmes, qui se blâment de parler une
langue dont on leur a appris qu'elle était « inférieure ». José María Arguedas lui-même a des
paroles d'un réalisme très dur à propos du quechua et de la domination de l'espagnol. Il observe
que la langue indigène porte en elle-même des schémas de croyances qui, en fournissant une
réponse aux grandes questions de l'univers, l'empêche de se fonder comme une langue réflexive
et rationnelle. Il insiste également sur le concret et la rudesse de la langue, et finit par poser le
constat suivant :
¿Cuánto siglos de evolución necesitaría aún el kechwa para lograr la amplitud de horizontes del castellano...Creo que el kechwa como idioma única y propio retardaría la evolución del pueblo mestizo e indio. Porque es necesario que el pueblo mestizo e indio tiendan a ponerse al nivel de los pueblos más cultos. Hay en el pueblo mestizo actual una verdadera desesperación por dominar el castellano.159
Dans Todas las Sangres, il n'y a guère d'indigène que Demetrio Rendón Willka pour dominer
les deux langues, les autres sont contraints à l'isolement linguistique, ce dont témoigne la prise
de puissance des communautés indigènes à la fin du récit. Cependant, les personnages
considérés comme transculturés sans avoir perdu leur âme, sont capables, de quelque façon que
156 Idem, p358.
157 Ibid., p362.
158 Ibidem, p361.
159 « Combien de siècles faudrait-il encore pour que le kechwa atteigne l'amplitude des horizons du castillan...Je crois que le kechwa comme langue unique et propre retarderait l'évolution du peuple métisse et indien. Parce qu'il est nécessaire que le peuple métisse et indien tende à se placer au niveau des peuples plus cultivés. Il y a dans le peuple métisse actuel une véritable désespérance dans le maniement du castillan. » JOSÉ MARÍA ARGUEDAS, « El wayno y el problema del idioma en el mestizo », Nosotros los maestros, Lima, Editorial
Horizonte, 1985) 35-36
75
ce soit, d'exprimer dans les deux langues des sentiments forts et d'emporter l'adhésion. Le
formidable quechua de Rendón Willka transmet sa puissance à l'espagnol, ce qui frappe don
Fermín :
“Rendón: te creo, hijo -habló-. Tu lengua es más expresiva que la de todos los que hemos estudiado alto en las universidades. ¿Qué te han hecho en las barriadas de Lima, en la politiquería?”160
Dans le cas des individus métisses, censés parler dans les deux langues, il y a encore une
distinction de faite, et elle n'est pas toujours de bonne foi. Car au-delà de la langue, c'est aussi le
niveau culturel et social qui est jugé. Ainsi, lorsque don Bruno s'entretient avec les hacendados
et leur explique ses projets réformateurs (ce qui est presque une déclaration de guerre) et que le
ton s'échauffe avec le métisse Adalberto Cisnero :
(don Bruno)[…] soy señor desde mis antepasados más lejanos [...]. Usted -y se levantó el hacendado-, usted no está consagrado en sus posesiones par la ley de la herencia señorial.g ¡Carajo! ¡Puta!g ¿Oyen ustedes, caballeros? No lo puedo hacer castigar, porque al fin y al cabo, es un propietario. Pero queda muy claro que tiene lengua de mestizo corrompido, que no es nuestra casta.gg ¡Oiga usted! g gritó Cisneros g . Aquí no hay nadie. Sus indios están de mita...”161
Il est notable de voir dans ce passage la différence de langage et de tenue des deux
personnages. L'un manipule et provoque tandis que l'autre fulmine en grossièreté et ne trouve
d'autre argument que le cri et la rixe. Même si le personnage de Cisneros est largement diabolisé
par Arguedas, les arguments allégués par don Bruno correspondent aux critiques réelles
adressées.
Il faut enfin considérer que les souffrances linguistiques qui ont été mises à jour dans Tout-
Monde se retrouvent dans Todas las Sangres, notamment quand il est fait allusion aux indiens
cholos ayant immigré dans les villes. Cependant, par la présentation des chants quechua, par les
jugements des personnages, José María Arguedas valorise la capacité de la langue indigène à
transmettre des émotions jusqu'à sentir la transcendance du monde.
3.3 L’Autre dans l’œuvre, entre déni et reconnaissance
3.3.1. L'être et le reflet de l'Autre, une liberté en Relation
160 « Rendón: je te crois, fils g parle g . Ta langue est plus expressive que celle de tous ceux que nous avons durement étudié dans les universités. Qu'est-ce qu'il t'ont fait dans les bas-quartiers de Lima, dans la 'politiquerie'? » Todas las Sangres, p122.
161 «[...]Je suis seigneur depuis mes ancêtres les plus lointains […]. Vous – et l'hacendado se leva – vous n'êtes pas consacré dans vos possessions par la loi d'héritage seigneuriale.- Chié ! Putain !- Entendez-vous cela, gentilshommes ? Je ne peux pas le faire châtier, parce qu'après tout, c'est un propriétaire. Mais il reste très clair que sa langue est celle d'un métisse corrompu, qu'il n'est pas de notre caste. - Écoutez, vous ! g cria Cisneros g . Ici il n'y a personne. Vos indiens sont à la mita... » Todas las Sangres, p241.
76
Les œuvres de Tout-Monde et Todas las Sangres, révèlent les diversités à elles-même en
même temps qu'elles témoignent de leur existence. En effet, pour qu'une entité puisse être
fondée, il faut nécessairement une limite extérieure, une vue hétérogène, une définition. Cette
définition ne peut s'établir que dans un jeu dialogique, où l'Autre, par sa conduite ou son avis
critique, permet au sujet qui se compare, qui écoute l'interprétation donnée(hétérogène à son
propre discours intérieur) de ses actes et manifestations, de s'auto-évaluer, de se placer dans un
système de représentation. Ainsi, tout individu constitué est nécessairement un être en relation,
dont la structure ne s'est établie qu'au contact d'une autre structure. Dans l'étude des rapports
dialogiques entre les personnages (voir 2.3.2) a été observé comment les discours et les vérités
dans les œuvres se croisent, et il est apparu que cela préserve les œuvres de l'enfermement dans
une pensée de système. Cependant, impossible d'échapper aux représentations que l'Autre
adresse au Sujet qu'il observe, et par l'usage des mots, « indien », « fou », « philosophe »,
« cholo », il le définit, et par la même le restreint. Dans les processus de communication et de
reconnaissance, mis en avant par Lévinas dans Totalité et infini, il y a projection du Même, c'est-
à-dire de l'imaginaire intérieur du sujet, sur l'Autre, pour lui attribuer une image, une définition,
afin d'établir une relation. Mais, cette projection du Même, est simultanément associée à une
déconsidération de la différence essentielle de cet Autre en tant que Autre. Cependant, cette
projection du Même est une nécessité pour que puisse s'établir la Relation ; il faut avoir foi dans
cette communication, sous peine de sombrer dans un solipsisme désespéré. La constitution de
l'être dans le reflet considérant de l'Autre se fait ainsi selon un équilibre précaire où l'espace de
liberté concédé s'établit dans la relation Même-Autre, dans l'ouverture qu'il y a entre
reconnaissance d'égalité (les invariants nécessaires), mesure éthique d'imaginer l'autre, de le
concevoir et de prévoir ses réactions, et préservation de son opacité. Cette idée pourrait être
comprise dans la phrase : je suis parce que tu me regardes et me crées, mais ne m'enferme pas
dans ton imaginaire. Le dilemme, préservation de l'autre par la reconnaissance de son opacité A
imagination parallèle de l'unité est largement problématisé et revendiqué comme richesse par
Édouard Glissant :
Dans la rencontre des cultures du monde, il nous faut avoir la force imaginaire de concevoir toutes les cultures comme exerçant à la fois une action d'unité et de diversité libératrices. C'est pourquoi je réclame pour tous le droit à l'opacité. Il ne m'est plus nécessaire de « comprendre » l'autre, c'est-à-dire de le réduire au modèle de ma propre transparence, pour vivre avec cet autre ou construire avec lui. Le droit à l'opacité sera aujourd'hui le signe le plus évident de la non-barbarie. »162
...et l'étude de Tout-Monde a suffisamment montré ce souci de préservation de l'opacité des
personnages. Jacques Derrida, rappelle également dans Violence et Métaphysique, cette nécessité
162 Introduction à une poétique du divers, p71-72.
77
de l'altérité, de considérer le divers en posant que
« se priver de l’autre (non par quelque sevrage, en s’en séparant – ce qui est justement se rapporter à lui, le respecter – mais en l’ignorant, c’est-à-dire, en le connaissant, en l’identifiant, en l’assimilant), c'est s'enfermer dans une solitude (mauvaise solitude de solidité et d’identité à soi), et réprimer la transcendance éthique. » 163
Il s'agira alors de voir dans quelle mesure dans Tout-Monde et Todas las Sangres les personnages
se montrent aptes à reconnaître l'altérité et à lire dans le visage de l'autre cet « infini » qui, pour
ne plus attribuer de limite, de définition, établit une « transcendance éthique », le fondement
d'une Relation véritablement considérative. Il faudra bien voir que cette entrée à la
reconnaissance du tout-monde n'est pas la quête d'une universalité, qui serait forgée en
assimilation, mais bien davantage la mise en valeur des diversités dans la création
communicante (il faut croire) de leur chaos, libres.
3.3.2. Reconnaître dans Todas las Sangres et Tout-Monde: entre la définition du Même et
l'opacité de l'Autre
Il est possible de voir dans Todas las Sangres, et cela s'accorde avec la tonalité conflictuelle
du récit, que les personnages sont en permanence attachés aux définitions qu'on leur attribue. Et
que l'assurance des personnages dans leur conduite manifeste une prédominance de l'attribution
du Même sur l'Autre. Ainsi, don Fermín et Cabrejos exercent une violence sur l'Autre, sur
l'indigène et le villageois parce qu'ils ne reconnaissent pas dans leur différence un mystère
irréductible, sinon des données quantifiables qu'il faut manier afin d'aboutir à leurs fins. Leur
comportement se déshumanise pour trop être dans l'attribution d'une identité cloisonnante en
parlant par exemple des colonos de don Bruno, des ouvriers, des villageois. Ils changent le
monde et les destins collectifs selon leur seule perspective de progrès. Don Bruno tend
également à être dans la projection et l'écrasement de la différence, l'oubli de la complexité, pour
ne voir le court du monde qu'à travers le canal fanatique de son christianisme mystique.
Quoiqu'il se montre plus considérant de l'humanité et de la misère, lorsqu'il se plonge dans le
visage de l'Autre, ce n'est pas avec une vision ouverte à l'imprévisible, mais déjà avec une grille
de lecture normée, cherchant à débusquer les marques du démon ou de la volonté divine. Par
ailleurs, sa pensée de caste, qui attribue clairement des identités ethniques, témoigne à la fois de
la reconnaissance d'une altérité, mais, par la définition qu'il donne en nommant « indien »,
« cholo », il contourne l'opacité de cette altérité en la faisant tenir dans un ensemble délimité, ce
qui permet la conquête. Dans son article Le subalterne non-raconté164, Victor Vitch questionne la
représentation de l'indien dans Todas las Sangres et observe que
163
REFERENCE.
164 VICTOR VITCH, El subalterno « no narrado » : un apunte sobre la obra de José María Arguedas.
78
“[...] los indios no parecen sujetos realmente asimilables en la literatura de Arguedas. […] la cultura andina es una presencia que perturba y parece resistirse a la simple simbolización occidental”165
Ainsi, malgré les discours cloisonnants des personnages, la figure de l'indien et du monde andin
conserve une part d'opacité. Opacité révélée par instant lorsque les personnages dominateurs
baissent leur garde et se surprennent à écouter, à considérer. Comme à travers l'expérience
d'étrangeté et de reconnaissance faite par don Fermín un soir où prient les indiens :
“Los colonos, otra vez de rodillas, rezaban en quechua el padrenuestro: “Yayayku, hanak' pachapi kak'...”.
El minero sintió que le atenaceaban la noche y las estrellas, como si se hubieran acrecentado y tuvieran aliento.
“No son como nosotros. Son otros. Ese coro me preocupa, me convierte en algo que no sé. ¡Es de temer!”, pensó el minero con el rostro calenturiento por el alcohol.”166
Cette opacité encore avait été soulignée auparavant à travers la faible représentation de l'indien
dans les discours
167
, et cela peut être un artifice pour le préserver. Ainsi,
“no describir completamente al subalterno, no narrarlo, corresponde, por un lado, con una estrategia política de representación de la cultura diferente y, por otro, con una crítica al tradicional concepto de “identidad”168.
Finalement, il apparaît que le personnage emblématique le plus libre de l’œuvre, parce qu'il
ne répond à aucune définition, est encore une fois Demetrio Rendón Willka. Don Bruno, don
Fermín ou les membres du consortium ne savent pas comment le considérer ni le traiter, il savent
que ce personnage leur est nécessaire, mais impossible de dire qui il est ni quels sont ses projets.
Cette irréductibilité de Rendón Willka témoigne bien qu'il échappe à sa condition, gagne en
liberté tout en s'affirmant comme nouveau personnage social.
Dans Tout-Monde, les personnages, comme dans la réalité, se prêtent aux jeux de la
nomination, sont catégorisés selon des noms de pays, selon leurs traits culturels...mais ils sont
aussi préservés dans leur opacité. La langue qu'ils emploient et qui les transcrit est sculptée, et
lorsqu'ils sont pensés, ils le sont dans la profondeur de la trace, où l'infini du tout-monde, qui
tout charrie, est considéré. Dans la constitution des sujets cependant, on remarque l'importance
de l'Autre, tel papa Longoué, qui canalyse et dirige la destinée de ses protégés - Mathieu , Thaël,
165
« […] Les indiens ne paraissent pas des sujets réellement assimilables dans la littérature d'Arguedas. […] la culture
andine est une présence qui perturbe et qui paraît résister à la simple symbolisation occidentale. »
VICTOR VITCH, El subalterno « no narrado » : un apunte sobre la obra de José María Arguedas.p370
166
« Les colonos, à nouveau à genoux, récitaient en quechua le notre-père : “Yayayku, hanak' pachapi kak'...”.
Le mineur sentit que la nuit et les étoiles l'oppressaient, comme si elles avaient grandi et qu'elles respiraient.
Ils ne sont pas comme nous. Ils sont différents. Ce cœur me préoccupe, il me convertit en quelque chose ...je ne
sais quoi. C'est de craindre !, pensa le mineur dont le visage était chauffé par l'alcool. »
ARGUEDAS, JOSÉ MARÍA, Todas las Sangres, Peisa – El Comercio, Lima, 2001, p123
167
Voir la partie 2.3.3 Je parle donc je suis.168 « ne pas décrire complètement le subalterne, ne pas le raconter, correspond, d'un côté, avec la stratégie politique de
représentation d'une culture différente et d'un autre côté, à une critique du concept traditionnel d' « identité ». VICTOR VITCH, El subalterno « no narrado » : un apunte sobre la obra de José María Arguedas.p373.
79
et Mycéa- en les considérant cependant dans leur transcendance. C'est lui, ce quimboiseur
prophétique, qui a lancé les deux frères dans cette quête du Tout-Monde, qui a prédit à Mathieu
qu'un jour il rencontrerait la blessure. Et même si ces derniers ont mené leur dérive selon leur
propre entendement, ils l'ont menée en tissant autour de cette quête fondatrice. Véritablement,
« l'empreinte d'un homme sur un autre est éternelle »
169
.
Lorsque Longoué enfin, au moment de sa mort, cherche auquel de ses protégés reviendra la
barrique des temps, son sens de l'observation et sa capacité à lire au-delà de l'exprimé
apparaissent tout entiers, tout comme il reconnaît ces mêmes vertus à Mathieu Béluse :
« g Ce comparaison de Mathieu Béluse , dit-il, qui a tenu ses yeux dans mes yeux tout droit sans trébucher, comme une marmaille malélevée qu'il était, en travers de la glace ébréchée de ce coiffeur, g mais il sait comment regarder derrière tout ça qui n'a que le néant pour basse-cour... »170
Mathieu Béluse, ce double de l'auteur, est en effet un « comparaison », un lecteur capable de
reconnaître les diversités, ses infinis ou ses néants, de distinguer les originalités et de les tisser
en relation créative, même à travers la glace ébréchée du monde.
169« L'empreinte d'un homme sur un autre est éternelle, aucun destin n'a traversé le nôtre impunément. » François
Mauriac.
170 Tout-Monde, p110.
80
Conclusion :
José María Arguedas comme Édouard Glissant, à travers les œuvres Todas las Sangres et
Tout-Monde, cherchent et développent donc tous deux, chacun à leur façon, chacun depuis leur
lieu, une formule littéraire pour conter, penser, et donner à créer ce monde qui sans cesse métisse
ses diversités. On a pu voir ainsi que les enjeux immédiats des œuvres et les esthétiques qui les
portent divergent, à l'instar du monde immense où rien ne s'égale vraiment. Pour José María
Arguedas, qui écrit dans l'urgence et la violence du changement culturel péruvien, la
représentation du métissage et de la diversité se place sous le signe du feu ; un feu qui montre
l'incendie actuel, qui transcrit les brûlures nées du choc de la tradition et de la modernité, mais
aussi un feu qui met en lumière les zones d'ombre, les cultures méconnues et les étincelles
novatrices qui émergent. Pour représenter ces bouleversements, la formule littéraire adoptée
dans Todas las Sangres est métisse. Elle repose sur une structure traditionnelle d'ascendance
réaliste, absolument occidentale, mais regarde le monde depuis une sensibilité indigène, au point
de considérer que l’œuvre développe un indigénisme à l'envers. Revanche littéraire métisse,
Arguedas pourrait clamer: c'est l'espagnol qui a amené l'écriture, et c'est moi qui l'écrit, qui le
décrit. Et la description qu'il donne du monde andin et des processus de transculturalisation se
veut extrêmement précise, apte à en révéler au lecteur le fonctionnement dans toute sa
complexité et sa dimension humaine afin que, par la compréhension du phénomène, il prenne
conscience de lui-même et de ses actes, apprenne à se transculturer sans pour autant perdre son
âme, aide au changement. Pour Édouard Glissant au contraire, l'écriture du métissage et de la
diversité est océanique. L’œuvre, si elle ne manque pas d’appeler à l'utopie réalisable de la
relation, n'est pas dans le feu de l'urgence mais toute entière dans un long travail de ressassement
des temps et des lieux, dans une récit morcelé où il faut apprendre à rétablir les connections.
L'errance à laquelle elle embarque enseigne à tisser relation au-delà des Grandes Eaux, dans la
connaissance des Gouffres et des Profonds, dans la recomposition créative des traces, qui font
écho à toutes les époques. Loin du témoignage brut qui vise à dénoncer et éclairer, l’œuvre de
Tout-Monde est sublimation poétique, travail méta-textuel de cette expérience du chaos-monde.
Comme une caisse de résonance, elle en souligne l'opacité.
Cependant, ces œuvres du métissage et de la diversité ont aussi des points communs dans
leur constitution. Pour vouloir témoigner de la complexité, elles se fondent comme romans de
personnages où la multiplicité des voix, des points de vue des actants permet, dans un ensemble
choral, de faire cohabiter des vérités contradictoires, de montrer l'endroit et l'envers d'un même
lieu. La complexité ainsi participe nécessairement de l'opacité, il apparaît qu'aucune vérité ne
peut être proclamée dans un esprit de système lucide et simplifiant. L'opacité, quoique moins
81
révélée dans Todas las Sangres, est cependant présente, ne serait-ce que dans la conduite
imprévisible de Demetrio Rendón Willka, qui est emblématique d'un métissage créateur,
incernable. Par ailleurs, ce qui se conçoit en terme de transculturation chez Arguedas, on le
retrouve sous celui de créolisation chez Glissant, un même phénomène qui n'est autre que le
produit de la relation des diversités, des oppositions. Les deux œuvres encore, quoique fondées
sur la considération de la diversité, n'excluent pas de dévoiler leurs propres lieux, elles ne
dénaturent pas la trace fondamentale à partir de quoi elles s'édifient mais au contraire les
renforcent en les écrivant dans une langue réinventée à leur mesure. Dans Todas las Sangres,
c'est le monde indigène quechua qui est mis en avant, qui se constitue une littérature, par
l'insertion des chants quechua, un narrateur à la sensibilité indigène, et l'épopée fédératrice d'un
leader nouveau; dans Tout-Monde, apparaît l'univers archipélique et magmatique des Antilles,
avec les récits de quimboiseurs, la découverte de la mangrove et des mornes, l’immersion dans la
profondeur des temps de l'île au moyen de la barrique de Longoué. En lien avec cette
fortification de la trace, on aura vu comme la langue dans l'édification du métissage et de la
relation est de première importance, et comment par sa sculpture peut être mené une entreprise
fondatrice, où la poétique qui peuple le sujet n'est plus langue du Même de l'Autre, mais de soi-
même, libéré. Les œuvres ainsi de Todas las Sangres et Tout-Monde, dans les récits qu'elles
présentent comme dans leur constitution propre, témoignent d'une volonté de considération de la
diversité, de montrer les différences, en même temps qu'un projet de les lier en une création
nouvelle et fédératrice.
Il apparaît en étudiant ce processus que la notion de diversité est l'élément maître à
considérer, à partir de quoi se fonde tout lien et préservation des originalités. La conséquence
métisse ou créole de la relation de ces diversités, puisqu'elle est instabilité permanente n'existe
finalement pas. Seul le processus a de l'intérêt. Nommer ceci métisse ou cela créole, c'est déjà
conceptualiser, restreindre un phénomène dans un mot, un concept théorique, alors que cette
relation n'est que spontanéité, envoi et retour, accommodation sur le vif. Le chaos et l'opaque
dont témoignent ces deux œuvres doivent-ils faire perdre tout espoir d'harmonie, de stabilité?
Faudra-t-il aller jusqu'à une esthétique du délitement ? Le travail de poétique, qui est dans son
sens étymologique un travail de fabrication, permet d'établir cet équilibre fragile qui tisse
relation entre les diversités. Une telle écriture (ou une pensée) qui métisse, comme à tout instant,
requière de la finesse. Il s'agit d'osciller entre projection du Même et considération de l'Autre,
idée que l'on se fait du sujet et reconnaissance de notre incapacité à avoir une idée juste,
suffisamment grande pour se le figurer totalement. Cette oscillation entre Même et Autre court
deux risques : le danger de sombrer dans une perspective qui ne considérerait que sa propre
vision, la vérité de son lieu ; celui, de trop verser dans la considération de l'Autre comme un
82
infiniment différent, ce qui pousserait à l'opacité totale et au solipsisme. Il faut alors, au gré des
œuvres, forger son imaginaire en poétique, où la création métissante, créolisante, se fonde à
partir d'invariants, telle la figure du rhizome employée par Félix Guattari et Gille Deleuze
171
,
relayée par Édouard Glissant. Ce rhizome, figure imaginative, invite à reconnaître le Même
constitutif de chacun d'entre nous, par delà nos diversités, dans le magma sous-terrain de
l'humanité. Cet imaginaire lie fondamentalement, ce n'est plus la racine unique et la possibilité
d'une étrangeté totale, mais encore une fois l'Autre, reconnu dans sa valeur comme un égal, mais
aussi comme un autre infini. Les cultures et les perceptions peuvent diverger, la création est
commune, qu'elle soit de vivre, de lecture ou d'écriture, allant en relation, toujours tissant.
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Chamoiseau, Galaade / Institut du Tout-monde, Paris, 2009. • Philosophie de la Relation. Poésie en étendue, Gallimard, Paris, 2009.• L'imaginaire des langues. Entretiens avec Lise Gauvin (1991-2009), Gallimard,
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• Le quatrième siècle, Paris, Editions du Seuil, 1964.• Mahagony, Seuil, Paris,1987.• Les Indes : poèmes de l’une et l’autre terre, eaux-fortes d’Enrique Zanartu, Paris,
Falaize, 1956.• Pays rêvé, pays réel, suivi de Fastes et de Les Grands Chaos, 1ère éd. 1985, réed.
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Œuvres critiques :À propos de José María Arguedas :
• AIBAR RAY, ELENA, Identidad y resistencia cultural en las obras de José Maria
Arguedas, Pontificia universidad católica del Perú – Fondo Editorial, Lima, 1992.• MASTRO (DEL) CÉSAR, Sombras y Rostros del Otro en la narrativa de José María
Arguedas: una lectura desde la filosofía de Emmanuel Levinas, CEP, Instituto Bartolomé de las Casas, PUC, 2007.
• LÓPEZ BARALT, MERCEDES. “La otredad puertas adentro: Arguedas y la
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En remerciant chaleureusement le cinéaste Luis Figueroa, premier réalisateur de film entièrement tourné en quechua, pour m'avoir accordé un entretien à Cusco en février 2011.
◦ Entretien avec François Noudelmann sur France Culture/ Parution de Philosophie de la Relation 2009 : http://www.franceculture.com/emission-edouard-glissant-philosophie-de-la-relation-2009-04-10.html
Sources d'inspiration annexes:
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