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Frédéric Jouneau-Sion Econométrie structurelle et comportements stratégiques In: Revue française d'économie. Volume 15 N°2, 2000. pp. 195-217. Résumé Le développement des techniques économétriques permet désormais d'estimer des modèles de comportements stratégiques. On peut notamment étudier des modèles économiques de concurrence imparfaite. Dans la plupart des cas ces estimations reposent sur l'existence d'un hypothétique échantillon infini. On montre que cette hypothèse induit implicitement une modification de la concurrence qui peut être préjudiciable à l'objet d'étude. Nous étudions trois cas selon que l'asymptotique est fondée sur l'augmentation du nombre de joueurs, du nombre de répétitions du jeu ou du nombre de produits. Une estimation réellement conforme au modèle économique sous-jacent nécessite de s'affranchir de l'hypothèse d'échantillon infini ou de contrôler les expériences. On propose trois possibilités pour contourner cette difficulté et on examine leurs difficultés respectives. Abstract Thanks to some recent developments in econometrics, the strategic behaviours may now be empirically studied. Most of these studies concern imperfect competition mechanisms. It is shown that the usual asymptotic approach of econometrics is not suited for this kind of studies. Indeed increasing the number of repetitions may drastically change the outcome of a game. We study three different situations : the size of sample being either the number of players, the number of repetitions or the number of goods. Some alternatives to the usual asymptotic approach are proposed to overcome this problem. Citer ce document / Cite this document : Jouneau-Sion Frédéric. Econométrie structurelle et comportements stratégiques. In: Revue française d'économie. Volume 15 N°2, 2000. pp. 195-217. doi : 10.3406/rfeco.2000.1494 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rfeco_0769-0479_2000_num_15_2_1494
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Econométrie structurelle et comportements stratégiques

Oct 24, 2015

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Claude Thibaud
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Frédéric Jouneau-Sion

Econométrie structurelle et comportements stratégiquesIn: Revue française d'économie. Volume 15 N°2, 2000. pp. 195-217.

RésuméLe développement des techniques économétriques permet désormais d'estimer des modèles de comportements stratégiques.On peut notamment étudier des modèles économiques de concurrence imparfaite. Dans la plupart des cas ces estimationsreposent sur l'existence d'un hypothétique échantillon infini. On montre que cette hypothèse induit implicitement une modificationde la concurrence qui peut être préjudiciable à l'objet d'étude. Nous étudions trois cas selon que l'asymptotique est fondée surl'augmentation du nombre de joueurs, du nombre de répétitions du jeu ou du nombre de produits. Une estimation réellementconforme au modèle économique sous-jacent nécessite de s'affranchir de l'hypothèse d'échantillon infini ou de contrôler lesexpériences. On propose trois possibilités pour contourner cette difficulté et on examine leurs difficultés respectives.

AbstractThanks to some recent developments in econometrics, the strategic behaviours may now be empirically studied. Most of thesestudies concern imperfect competition mechanisms. It is shown that the usual asymptotic approach of econometrics is not suitedfor this kind of studies. Indeed increasing the number of repetitions may drastically change the outcome of a game. We studythree different situations : the size of sample being either the number of players, the number of repetitions or the number ofgoods. Some alternatives to the usual asymptotic approach are proposed to overcome this problem.

Citer ce document / Cite this document :

Jouneau-Sion Frédéric. Econométrie structurelle et comportements stratégiques. In: Revue française d'économie. Volume 15N°2, 2000. pp. 195-217.

doi : 10.3406/rfeco.2000.1494

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rfeco_0769-0479_2000_num_15_2_1494

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Frederic

OUNEAU-SION

Econométrie structurelle

et comportements

stratégiques

es revues spécialisées en théorie des jeux publient encore peu d'articles contenant des estimations élaborées ou des tests formels de modèles théoriques. Les références à des situations pratiques que l'on trouve dans les manuels de théorie des jeux ne concernent souvent que quelques faits historiques un peu épars (la course aux armements, Thucydide) ou des situations économiques très stylisées (concurrence à la Bertrand, modèle d'Hotelling, etc.). Pourtant, les développements récents de l'économétrie rendent possibles les estimations et les tests dans des problèmes relevant spécifiquement de la théorie des

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jeux, et l'on a vu paraître récemment des évaluations économétriques précises de comportements stratégiques (voir en références).

Cette littérature économétrique récente se caractérise par une volonté très marquée de faire coïncider le modèle économique théorique et l'approche statistique retenue. De tels modèles économétriques sont appelés structurels. L'approche structurelle est, en partie, une conséquence de la critique de Lucas. Hansen et Sargent ont en effet montré que le problème soulevé par Lucas pouvait être résolu à condition de faire reposer l'estimation sur les modèles structurels plutôt que sur des formes réduites.

Plus précisément, les modèles non structurels n'explicitent pas complètement les liens entre les motivations ou les contraintes des agents et les données disponibles. Considérons par exemple un modèle très simple d'oligopole à la Cournot avec libre entrée1. Le modèle économique prévoit que les quantités vendues croissent en fonction du nombre de firmes actives et décroissent en fonction des coûts de production. Dans une approche non structurelle, on peut se contenter d'examiner ces liaisons au moyen d'une régression linéaire dans laquelle les quantités de biens vendues sur le marché / sont expliquées par le nombre de firmes présentes sur ce marché et par les coûts de ces firmes. On utilise habituellement ce modèle linéaire pour estimer l'impact de l'augmentation du nombre de firmes sur les quantités produites « toutes choses égales par ailleurs » (c'est-à- dire, dans notre cas, en laissant constants les coûts). Mais, sous l'hypothèse d'une libre entrée sur le marché, l'augmentation des firmes ne peut résulter que d'une baisse des coûts. On ne peut donc pas raisonner « toutes choses égales par ailleurs ». En revanche, un modèle qui expliciterait les décisions stratégiques d'entrée sur le marché ne se heurterait pas à cette difficulté. Il y a donc un avantage à disposer d'un modèle structurel qui décrit complètement les mécanismes économiques2.

Les ouvrages un peu anciens traitant des aspects empiriques de l'organisation industrielle (notamment le travail souvent cité de Scherer) contiennent surtout des modèles non structurels. Il est vrai que les auteurs utilisent l'économétrie comme

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un procédé élaboré de statistique descriptive. L'économétrie n'a pas pour but explicite de fournir des prévisions, ni des tests de la théorie économique et encore moins des recommandations de politique économique. Elle sert plus modestement à illustrer un propos théorique considéré comme le plus important. On demande aujourd'hui beaucoup plus aux travaux économétriques (tests de théories, prévisions, etc.) ce qui nécessite, nous l'avons vu, une meilleure adéquation entre le modèle statistique et la théorie économique considérée.

L'objet de cette note est de savoir si la prescription d'Han- sen et Sargent a été correctement suivie dans ce nouveau champ de l'économétrie. Plus précisément, l'idée défendue ici est que les méthodes d'estimation les plus couramment employées sont inadaptées à l'étude de comportements stratégiques. Le problème surgit parce que ces méthodes d'estimation reposent sur l'existence d'un hypothétique échantillon aléatoire comportant une infinité d'observations. De telles méthodes sont dites asymp- totiques parce que leurs propriétés statistiques ne sont connues que lorsque le nombre d'observations tend vers l'infini. L'échantillon asymptotique est habituellement obtenu en faisant - implicitement - croître le nombre de données observées. Or, dans un contexte stratégique, le nombre de données est souvent une composante importante du modèle. Par exemple, si chaque observation correspond à un acteur du marché, il semble difficile de faire coïncider l'objet d'étude économique (les comportements stratégiques des agents) et une méthode économétrique qui suppose que le nombre d'agents puisse croître indéfiniment.

Les conséquences de l'approche asymptotique diffèrent selon l'objet économique correspondant à une observation. On envisage ici trois cas selon que chaque donnée correspond à un agent économique, à une date ou à un bien3. Dans tous ces cas, la nature des comportements stratégiques peut être profondément altérée quand on augmente le nombre de participants du marché, le nombre de répétitions et/ou le nombre de produits.

Cette note comporte deux parties. La première partie est consacrée à l'étude des difficultés soulevées par l'approche asymptotique de l'économétrie structurelle des comportements strate-

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giques dans chacun des cas mentionnés ci-dessus. Dans la deuxième partie, nous examinerons quelques solutions envisageables.

Les difficultés de l'approche

asymptotique des comportements

stratégiques

Cette première partie décrit quelques difficultés rencontrées par l'approche asymptotique de l'économétrie quand l'objet d'étude concerne des comportements stratégiques. Après un bref rappel concernant les méthodes asymptotiques en économétrie, on étudie trois cas débouchant sur des difficultés assez différentes.

L'approche asymptotique en économétrie

II est utile de rappeler brièvement les propriétés des estimateurs classiques et comment elles sont obtenues. En effet, la thèse défendue ici est que les propriétés asymptotiques de ces estimateurs ne sont pas les plus pertinentes quand le problème comporte des aspects stratégiques.

De façon très générale, les estimateurs les plus utilisés appartiennent à la classe dite des « M-estimateurs » (Gouriéroux et Monfort). Ce terme rappelle que l'estimateur est obtenu en minimisant (ou en maximisant) un critère. L'estimateur des moindres carrés ordinaires appartient à cette famille (on minimise la somme des carrés des résidus), ainsi que l'estimateur du maximum de vraisemblance et la plupart des méthodes récentes (les estimateurs par la méthode des moments, l'inférence indirecte...).

Le critère est choisi de façon à converger, quand le nombre d'observations tend vers l'infini, vers une fonction dont l'optimum est atteint pour la vraie valeur du paramètre. On

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obtient de cette façon la convergence forte de l'estimateur vers la vraie valeur du paramètre4. La vitesse de convergence et la loi limite de l'estimateur sont habituellement connues, ce qui permet d'effectuer des tests et de proposer des régions de confiance. Asymptotiquement, on connaît donc le vrai modèle, c'est-à-dire le mécanisme économique sous-jacent. A distance finie, on considère que si le nombre d'observations est suffisamment grand, l'estimation fournit une approximation correcte de ce vrai modèle.

Ces propriétés asymptotiques sont obtenues en faisant l'hypothèse que l'on observe un tirage dans un même modèle pro- babiliste. Un exemple élémentaire va nous aider à comprendre ce point. Supposons que nous désirons estimer l'élasticité-prix d'un bien donné, sous l'hypothèse que celle-ci est constante. Nous observons la quantité demandée pour différents niveaux de prix. L'hypothèse implicite est que nous pourrions observer les quantités qb q2, ... issues d'une même fonction de demande pour une suite infinie de prix pb p2, ... issus d'un tirage aléatoire. Si nous disposons de n couples (prix, quantité) l'estimation de l'élasticité-prix est вп. Supposons pour simplifier que la vraie fonction de demande est issue de la maximisation d'une fonction d'utilité Cobb-Douglas. Nos estimations 0n vont devenir de plus en plus proches de -1 à mesure que le nombre d'observations augmente. En général, cette estimation n'est exactement égale à -1 pour aucun échantillon de taille finie. Tant que l'échantillon est de taille finie, 6n est la réalisation d'une variable aléatoire. La présence même d'un aléa justifie l'utilisation de méthodes statistiques, mais elle interdit en général5 l'existence d'estimateurs fournissant le résultat exact pour un nombre fini de données.

Avant d'examiner l'adéquation de cette approche à l'objet d'étude, il convient d'ores et déjà de signaler qu'il existe des approches non asymptotiques de l'économétrie. Elles seront examinées plus en détail dans la seconde partie de cette note.

Asymptotique portant sur le nombre d'agents

Nous venons de voir que l'approche asymptotique de l'économétrie suppose que le nombre d'observations puisse croître. Pour

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savoir si cette possibilité est compatible avec la modélisation économique sous-jacente, il faut savoir ce que l'économètre fait croître implicitement pour justifier l'approche asymptotique. Envisageons pour l'instant de faire croître le nombre d'agents ayant des comportements stratégiques.

Pour fixer les idées, supposons que l'étude porte sur les quantités qi,q2, •••> qn produites par n firmes sur un marché en concurrence oligopolistique. Le modèle économique nous indique que la structure du marché (parts de marché respectives, prix pratiqués,...) dépend fortement du nombre d'entreprises produisant des quantités non nulles. Il ne saurait donc être question d'étudier les comportements stratégiques quand n tend vers l'infini. La nature de la concurrence quand le nombre de firmes est infini est bien connue : il s'agit de la concurrence pure et parfaite.

Pour être plus explicite, prenons l'exemple de l'oligopole de Cournot. Les coûts marginaux sont supposés constants (on les note ct), et la fonction de demande inverse est P(Q) = 1-Q où Q = X/l; q-t est la somme des quantités produites. A l'équilibre, la quantité produite par la řme firme est :

-cit = 7,..., n. qi n+1

II est donc visible sur cette expression que la quantité de biens produite par chaque firme est fonction du nombre d'observations. La distribution statistique de toutes les quantités observées dépend de la taille de l'échantillon. Si l'on veut faire croître la taille de l'échantillon en conservant la structure d'un oligopole à la Cournot, on modifie la distribution de toutes les variables observées. Autrement dit, l'asymptotique usuelle basée sur une répétition de la même expérience n'est pas fondée.

Cette difficulté est directement visible dans certains articles récents. Par exemple Florens et Protopescu étudient un modèle d'enchère avec une asymptotique fondée sur le nombre de participants à l'enchère. Le même problème est présent dans un article de Pesendorfer, dans lequel la présence de comporte-

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ments collusifs est testée en laissant implicitement le nombre de joueurs tendre vers l'infini.

Dans un contexte stratégique, le nombre de joueurs ou le nombre de firmes présentes à l'équilibre ne peuvent être considérés comme des indices laissés au libre choix de l'économètre. Ces valeurs sont structurellement liées à la nature même de la concurrence. Cette difficulté est caractéristique de la nature stratégique du modèle économique sous-jacent. Par exemple, si les comportements n'étaient pas stratégiques, on pourrait faire tendre le nombre d'observations vers l'infini sans contradiction avec le modèle économique étudié. En effet, on peut alors implicitement (ou explicitement) se placer dans un contexte de concurrence pure et parfaite, puisque ce type de concurrence est précisément atteint quand le nombre de participants tend vers l'infini.

La seule façon de réconcilier les articles mentionnés plus haut avec leur volonté affichée de faire coïncider modèle économique et traitement économétrique des données consiste à étudier l'économie limite obtenue quand le nombre d'observations tend vers l'infini. En effet, dans ce cas, tout se passe comme si l'économètre n'observait qu'une partie d'une économie composée d'un nombre infini de joueurs ou de firmes. L'approche asymptotique conduit donc à l'étude d'une économie particulière dans laquelle le nombre de joueurs est infini, l'économètre n'observant qu'une partie des données.

Cette interprétation, nécessaire si l'on veut sauver le caractère structurel de la méthode, n'est cependant pas sans conséquence. Dans le modèle d'enchère étudié par Florens et Pro- topopescu, il est facile de voir que si le nombre d'acheteurs tend vers l'infini, les enchères des acheteurs potentiels tendent vers leur propension à payer. Asymptotiquement, la difficulté soulevée par la concurrence imparfaite (due, en l'occurrence, à une asymétrie d'information, puisque les propensions à payer sont inconnues du vendeur) disparaît totalement. L'estimation est alors un problème élémentaire (ne nécessitant en particulier aucun recours à une modélisation par variable latente).

L'intérêt même de l'objet d'étude ne sort pas toujours indemne de ce raisonnement. Par exemple, il est bien connu

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que les comportements collusifs ne sont pas soutenables quand le nombre de joueurs tend vers l'infini (voir Hildenbrand pour une revue de la littérature). Asymptotiquement, l'étude de Pesen- dorfer doit donc rejeter systématiquement l'hypothèse de collusion quelles que soient les données disponibles. Utiliser cette technique au cours d'un éventuel procès pour collusion revient en fait à se placer implicitement dans un cas où la collusion ne peut pas exister — ou serait sans conséquence pour le consommateur.

Asymptotique portant sur le nombre de dates

Même s'ils ne le mentionnent pas explicitement, de nombreux auteurs sont conscients de la difficulté évoquée ci-dessus. Ils étudient donc les comportements stratégiques à l'aide d'observations répétées dans le temps. Toujours dans le domaine des modèles d'enchères, Laffont, Ossard et Vuong disposent ainsi d'une base de données portant sur des ventes d'aubergines observées lors de plusieurs enchères différentes. Dans un tel contexte, l'asympto- tique porte alors sur le nombre de répétitions. Examinons maintenant les difficultés soulevées par cette approche.

Quand on compare le cas des données individuelles évoqué précédemment et celui des séries temporelles, il est usuel de signaler que ces dernières peuvent être plus délicates à étudier du fait de la dépendance intertemporelle. Il est en effet courant de faire une hypothèse de non corrélation (ou même d'indépendance) quand les données sont individuelles, alors que cette condition est beaucoup plus difficilement défendable dans un contexte intertemporel. Cette difficulté est évidemment présente dans les modèles de comportements stratégiques comme dans d'autres contextes, mais ce n'est pas celle qui va nous occuper ici. Nous voulons en effet mettre l'accent sur des difficultés induites par la nature stratégique des comportements et nous plaçons donc sous l'hypothèse d'une indépendance suffisante des tirages observés.

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La difficulté sur laquelle nous allons insister vient du fait que la répétition d'un jeu n'amène pas nécessairement les mêmes solutions qu'un jeu statique. En particulier, les jeux répétés sont connus pour faire surgir des comportements qui ne sont pas des équilibres dans le cas statique6.

Ce propos doit être précisé. Quand le nombre de répétitions est fini et que le terme du jeu est une connaissance commune des joueurs, il est possible que la solution du jeu répété corresponde à une simple répétition du jeu statique7. Cette propriété est notamment vérifiée dans le cas où le jeu statique correspondant possède un unique équilibre (au sens de Nash). Ceci s'obtient par un argument de raisonnement récursif (backward induction) qui consiste à envisager tout d'abord la stratégie optimale au dernier jeu, puis à revenir à l'avant-dernier, etc. On constate immédiatement qu'un tel raisonnement ne s'applique pas quand le nombre de répétitions est infini. De fait, une répétition infinie du jeu le plus connu (le dilemme des prisonniers) amène à une multiplicité de solutions. La répétition infinie permet notamment de faire surgir dans un cadre explicitement non coopératif, des stratégies donnant l'impression d'une coopération entre les joueurs8.

Dans le contexte usuel de l'économétrie des séries temporelles, les propriétés des estimateurs sont obtenues en faisant croître le nombre de répétitions du jeu. En reproduisant le raisonnement présenté dans le cas des données individuelles, on constate que la seule interprétation structurelle de ces méthodes consiste à envisager un nombre infini de répétitions. La difficulté qui surgit alors est qu'il existe un grand nombre d'équilibres, et souvent même une infinité.

Ici encore, il convient de préciser le résultat. Premièrement, il est assez facile de montrer {cf. par exemple, Fudenberg et Tirole, chap. 5) que la répétition d'une stratégie optimale pour une période est une stratégie optimale quand le même jeu est répété dans le temps. Le nombre d'équilibres ne décroît donc pas quand le jeu est répété dans le temps. Deuxièmement, des équilibres distincts de l'équilibre statique existent dans un contexte dynamique. Il existe même un résultat assez général sur le sujet

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(le « Folk Theorem ») qui affirme que tous les résultats réalisables d'un jeu répété indéfiniment peuvent être obtenus à l'aide de stratégies optimales pour peu que les joueurs soient suffisamment patients (c'est-à-dire si leur coefficient d'actualisation est assez proche de 1). L'ensemble des résultats réalisables étant souvent très vaste, il existe couramment une infinité d'équilibres. Or l'unicité de l'équilibre est souvent cruciale pour justifier la pratique économétrique, et ceci pour plusieurs raisons.

Tout d'abord, les approches asymptotiques reposent sur le théorème central limite et/ou la loi des grands nombres qui requièrent que l'on observe une répétition de la même expérience (éventuellement conditionnellement à des variables observées). S'il y a multiplicité d'équilibres, ceci suppose que les agents économiques se coordonnent sur le même équilibre tout au long de l'expérience, ce qui peut être une hypothèse très forte9, ou que l'on puisse détecter les changements d'équilibre. s

Si l'on n'observe pas les changements d'équilibre avec certitude (par exemple si seuls les résultats du jeu sont connus et pas directement les stratégies), on se trouve dans un problème d'estimation de mélange de distributions, chaque composante du mélange correspondant à une stratégie et donc à un équilibre. Ceci nous amène à la deuxième difficulté. En effet, l'estimation d'un mélange nécessite de pouvoir séparer les différentes composantes. Or si deux équilibres sont très proches10 l'un de l'autre, de nombreuses données seront nécessaires pour pouvoir les séparer. Malheureusement, les jeux répétés indéfiniment comportent fréquemment une infinité d'équilibres, certains étant arbitrairement proches les uns des autres, et donc indiscernables à partir des données disponibles.

Prenons l'exemple du dilemme des prisonniers répété indéfiniment et intéressons-nous uniquement aux comportements de l'un des deux joueurs. La suite des observations peut être codée de la façon suivante : V 'pour une dénonciation et 7 ' sinon. Si les deux joueurs sont infiniment patients, il est connu que toute suite de 0 et de 1 correspond à un équilibre de Nash du jeu indéfiniment répété. Considérons donc une suite donnée

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de 0 et de 1 que nous notons E1 et une autre suite E2 qui est la même que la première sauf pour le sous-jeu correspondant à la 10 millionième confrontation. Ces deux suites sont des équilibres. Pour les distinguer il faudra attendre de disposer de 10.000.000 d'observations. On peut ainsi construire des équilibres arbitrairement proches l'un de l'autre.

Cette difficulté est visible dans un ouvrage de Bouët qui a pour but d'appliquer le formalisme de la théorie des jeux répétés à l'étude du commerce international. Le propos consiste à analyser des suites de coopérations et de représailles. L'ouvrage ne contient pas de propositions d'estimation, mais il est clair que distinguer deux suites d'équilibres prévus par la théorie est très difficile si seules les décisions des agents sont observées.

Enfin, comme le signalent notamment Berry, Levinsohn et Pakes, « l'utilisation des estimations(...) n'est pas immédiate (not clear) sans unicité [de l'équilibre] ». Le problème est en fait similaire à celui soulevé par la critique de Lucas. Si les agents ne sont pas coordonnés sur la trajectoire d'équilibre sélectionnée par l'économètre parmi celles compatibles avec son modèle, l'estimation est erronée. De plus, même s'il y a coïncidence entre la trajectoire sélectionnée par l'économètre et celle des joueurs, l'influence d'une modification d'une variable exogène éventuellement contrôlée par une autorité centrale peut avoir des effets imprévisibles car le mode de coordination vers le nouvel équilibre effectivement sélectionné n'est pas connu. On retrouve donc bien le problème de Lucas.

Par ailleurs, une approche réellement structurelle d'un jeu répété nécessiterait de connaître les stratégies suivies par tous les participants, ce qui n'est pas toujours possible. Même si cela est le cas, les problèmes d'estimation dans un tel contexte peuvent être redoutables car les réalisations des valeurs futures peuvent dépendre de l'ensemble de l'histoire du jeu.

Au total, l'introduction d'une dynamique infinie, nécessaire à l'interprétation structurelle des méthodes économétriques asymptotiques modifie également la nature de la concurrence. Notons tout de même que la situation est l'inverse de celle étudiée précédemment. L'économie asymptotique est ici plus riche

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dans ses aspects stratégiques que son équivalent fini (on se souvient en effet que si le nombre d'agents tend vers l'infini les possibilités stratégiques disparaissent). En particulier, on peut observer dans un contexte explicitement non coopératif des trajectoires correspondant à des suites de coopérations, de défections, etc.

Il existe cependant un moyen un peu général de justifier structurellement la pratique usuelle consistant à examiner un jeu indéfiniment répété comme s'il s'agissait de la répétition de stratégies statiques. Il suffit que le coefficient d'actualisation soit suffisamment proche de zéro. En effet, si les agents sont entièrement myopes, les seuls équilibres du jeu dynamique sont les équilibres du jeu statique correspondant. Ce cas extrême est obtenu quand les agents ne participent qu'une fois au jeu, mais il est peu fréquent en pratique {cf. infra le paragraphe concernant les expérimentations économiques) . Notons cependant que cette hypothèse interdit l'étude empirique de la dynamique des comportements stratégiques.

Asymptotique portant sur le nombre de biens

Examinons maintenant le dernier cas envisagé. Berry, Levinsohn et Pakes étudient les prix de véhicules automobiles de différentes marques11. Le modèle structurel décrit une concurrence oligo- polistique entre des firmes multiproduits. Dans leur étude, Berry, Levinsohn et Pakes estiment des fonctions d'offre et de demande à l'aide d'une technique proche de la méthode des variables instrumentales. Les propriétés des estimateurs sont obtenues en faisant croître le nombre de variétés de véhicules vendus. L'asymp- totique porte alors sur le nombre de variétés de véhicules.

Dans un tel contexte, la notion d'équilibre choisie par les auteurs correspond souvent à une concurrence en prix12, pour une gamme exogène de variétés. Chaque nouvelle variété relance donc, théoriquement, l'ensemble de la concurrence ce qui peut se traduire par une modification de l'ensemble des prix observés. Ici encore, la seule façon de réconcilier13 l'hypothèse asymptotique sous-jacente et la modélisation économique consiste à sup-

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poser qu'il existe une infinité de variétés d'automobiles, et que ï'économètre n'en observe qu'une partie14. Quelques difficultés nouvelles surgissent alors.

Tout d'abord, on en sait beaucoup moins sur le sujet que dans les deux cas précédents comportant un grand nombre de dates ou d'agents. Reproduire le raisonnement des deux cas précédents amènerait à l'étude de l'équilibre économique pour une concurrence portant sur un nombre infini de variétés d'automobiles. Ce cas n'est pas couvert par l'article de Caplin et Nalebuff auquel renvoient Berry, Levinsohn et Pakes pour justifier l'existence de l'équilibre étudié. Quelques études montrent notamment que la nature de la concurrence peut changer considérablement quand le nombre de variétés est grand (à ce sujet, on peut consulter Anderson, de Palma et Thisse). En l'absence de résultats théoriques un peu généraux, les économètres se bornent souvent à supposer l'existence et l'unicité de l'équilibre ou à les vérifier pour les valeurs estimées des paramètres {cf. par exemple, la note 12 de l'article de Berry, Levinsohn et Pakes ou Feenstra et Levinsohn). Trois remarques peuvent cependant amener à douter de la justesse de l'approche.

Premièrement, il n'est pas évident qu'un oligopole puisse fournir à l'équilibre un nombre infini de biens, même si la différenciation est horizontale et qu'il existe une infinité de types de consommateurs. Au contraire, les modèles économiques prédisent fréquemment une sous-diversification des biens, les différentes firmes ayant tendance à exploiter des « niches ». Supposons par exemple que la technologie comporte des coûts fixes. Dans ce cas, un marché constitué — potentiellement — d'une infinité de biens ne sera pas nécessairement exploité dans toutes ses possibilités. Il faudrait pour cela que la vente de chaque type de bien permette de couvrir les coûts fixes. L'échantillon observé ne sera donc pas une partie d'un échantillon de taille infinie, et une augmentation de la taille de l'échantillon nécessite une modification de la production (par choc technologique, par exemple).

Deuxièmement, la pratique qui consiste à vérifier numériquement l'existence d'un équilibre à l'aide des données et des valeurs estimées des paramètres n'est guère convaincante. On

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procède en fait à la simulation de l'économie pour les valeurs estimées des paramètres, puis on vérifie que les quantités produites correspondent à des décisions optimales. Puisque l'estimation est fondée sur l'hypothèse implicite qu'il existe en fait une infinité de variétés, une telle vérification doit être faite pour l'économie limite, c'est-à-dire celle qui comporte un nombre infini de variétés, et pas pour l'économie effectivement observée qui en comprend nécessairement un nombre fini. Or c'est toujours l'économie avec un nombre fini de variétés qui est simulée, elle ne correspond donc pas au modèle économétrique. Ces exercices de simulation ne prouvent par conséquent pas ce qu'ils sont censés montrer.

En outre, l'utilisation du modèle estimé à des fins de prévisions semble très délicate. Il est par exemple tentant de tester l'impact de l'introduction d'un nouveau produit. Ceci pourrait être fait, par exemple, en simulant l'état du marché après la création d'un nouveau produit sur la base des données existantes. Ce modèle simulé doit correspondre au modèle économique sous-jacent qui comprend, répétons-le, un nombre infini de variétés non observées par l'économètre. Si l'on simule l'état du marché observé (c'est-à-dire avec un nombre fini de biens) on risque de surestimer la part de marché de ce nouveau produit en limitant implicitement la concurrence aux produits observés. Il faudrait corriger ce biais de simulation, mais notre méconnaissance de l'économie limite rend cette correction très difficile.

Enfin, il semble malaisé d'étendre ce type d'étude au cas où la gamme des produits est endogène {cf. sur ce sujet, Rochet et Choné). En effet, le nombre de produits effectivement distribués y est un résultat des comportements stratégiques. Il ne s'agit donc pas d'un indice que l'économètre peut faire croître indéfiniment.

Finalement, l'économétrie fondée sur les propriétés asymp- totiques des estimateurs se trouve devant l'alternative suivante. Soit on tient à l'interprétation structurelle, il faut alors que l'économie considérée comporte un nombre infini de « quelque chose » (joueurs, répétitions ou biens). Dans un contexte stratégique, ceci peut amener des modifications du mode de concur-

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rence préjudiciables à l'objet d'étude lui-même. Soit on abandonne la volonté de faire coïncider le modèle économique et son traitement statistique, et l'on prête alors le flanc à la critique de Lucas, comme l'ont montré Hansen et Sargent.

Quelques solutions

L'étendue des difficultés présentées ci-dessus peut amener deux réactions.

Au lieu de trouver des justifications économiques aux pratiques économétriques asymptotiques, pourquoi ne pas abandonner les critères asymptotiques ? En effet, de telles justifications peuvent être difficiles {cf. les paragraphes précédents) et déboucher sur des hypothèses peu réalistes. Les deux premières solutions présentées ci-dessous suivent cette première réaction. Nous pouvons également exploiter la remarque faite à la fin du paragraphe p. 206 et examiner les apports potentiels de l'expérimentation économique.

Cette section comporte surtout des suggestions et des avertissements concernant les difficultés des solutions envisagées. De nombreux points techniques nécessiteraient un examen plus précis.

Econométrie classique en échantillon fini

Nous venons de voir que les propriétés asymptotiques des estimateurs ne sont pas les plus pertinentes si l'on étudie des comportements stratégiques. Mais il est également possible d'étudier les propriétés des estimateurs à distance finie. L'estimation structurelle de comportements stratégiques requiert en fait l'étude statistique pour un nombre donné et fixe d'observations. Deux difficultés purement statistiques surgissent alors.

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Premièrement, les propriétés à distance finie des estimateurs usuels sont encore mal connues dès que le modèle est compliqué. Plus précisément, dès que le modèle est non linéaire et/ou que les termes d'erreurs ne sont pas gaussiens, les M-esti- mateurs n'ont pas de bonnes propriétés à distance finie. En particulier, ils sont souvent biaises (c'est-à-dire qu'ils fournissent, en espérance, des résultats différents de la vraie valeur quel que soit le nombre — fini — de données) dès que le modèle est complexe. Or la simplicité analytique n'est pas la caractéristique la plus marquante des modèles de concurrence imparfaite...

Deuxièmement, il n'existe pas, à distance finie, de consensus sur les propriétés souhaitables des estimateurs ponctuels. Le critère sans biais (sans doute le plus connu) n'est pas exempt de défaut. Il est ainsi élémentaire de construire une infinité d'estimateurs sans biais à partir d'un estimateur non biaisé donné (il suffit pour cela d'ajouter une variable aléatoire d'espérance nulle). Ceci renvoie en dernière analyse à la question de l'optimalité d'un estimateur sans biais (c'est-à-dire à la recherche d'un estimateur de variance minimale) et ce problème n'admet pas toujours de solution. Enfin, il n'existe parfois pas d'estimateur sans biais, y compris pour des cas d'intérêt pratique (sur cette difficulté comme sur la précédente, on peut consulter Gouriéroux et Mon- fort).

Il faut souligner que les deux difficultés précédentes concernent principalement l'estimation ponctuelle. Il est en revanche possible de construire des tests (paramétriques) et des régions de confiance à distance finie dans de très nombreux cas. Ceux-ci nécessitent un recours au calcul intensif (il faut en fait simuler les lois des statistiques de tests envisagées), mais ils sont théoriquement réalisables. La difficulté pratique vient de ce que le temps de calcul croît considérablement avec la dimension de l'espace des paramètres (pour plus de détails sur cette technique, on peut consulter Dufour et Khalaf). On a récemment appliqué cette technique pour examiner des enchères de billets d'avion sur internet (Jouneau et Torres).

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Econométrie bayésienne

L'économétrie à distance finie peut également se faire dans un contexte bayésien. L'approche bayésienne de l'économétrie est en effet parfaitement adaptée à l'étude de problèmes non asymp- totiques. De plus, contrairement à son pendant classique, l'économétrie bayésienne bénéficie d'un consensus quant aux propriétés souhaitables pour un estimateur ponctuel. Sans entrer dans des considérations techniques qui dépasseraient le cadre de cette note, disons que les estimateurs bayésiens sont obtenus par le calcul d'une décision optimale au sens du risque a posteriori (sur ce point, et pour une présentation générale des méthodes bayé- siennes, on peut consulter Robert).

La difficulté des calculs a longtemps constitué un obstacle majeur pour l'économétrie bayésienne. On dispose cependant depuis quelques années de méthodes de simulation très efficaces qui permettent de développer considérablement le champ d'application des méthodes bayésiennes. Celles-ci ont ainsi récemment été appliquées à des estimations en econométrie spatiale, domaine dans lequel on peut rencontrer des problèmes similaires à ceux évoqués ici (voir Hepple, Anselin et Bera). Les méthodes d'estimation bayésiennes se développent très rapidement, et on a pu les appliquer avec succès à l'estimation structurelle de modèles d'enchères (Albano et Jouneau, et Sareen).

La difficulté théorique principale reste la sensibilité des estimations au choix de Va priori. Cette question demeure un point de désaccord profond entre les partisans de l'économétrie classique et les tenants de l'approche bayésienne. Il est hors de propos de détailler les arguments des uns et des autres. Dans le cadre de cette note, on peut néanmoins remarquer que les a priori ont rarement des justifications structurelles. Ils sont plus souvent choisis pour des raisons de simplicité analytique. Signalons également qu'il existe des méthodes d'analyse de sensibilité consistant à comparer les résultats obtenus à l'aide de plusieurs a priori différents (voir, à ce sujet, Learner). Bien entendu, les réfractaires à l'approche bayésienne peuvent également appli-

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quer les méthodes classiques décrites dans le premier paragraphe de cette section.

Expérimentation économique

Une troisième solution consiste à effectuer des expériences contrôlées de comportements stratégiques. L'expérimentation économique demeure une méthode d'évaluation très minoritaire. Elle a pourtant déjà permis de soulever des questions empiriques intéressantes. Bazerman et Samuelson ont par exemple réalisé l'expérience suivante auprès d'élèves de niveau maîtrise d'économie15. Le jeu consiste à mettre aux enchères le contenu d'une urne. On annonce publiquement les règles. L'urne contient une somme, inconnue des participants et issue d'un tirage aléatoire uniforme entre 0 et 10 dollars (de sorte, qu'en espérance, l'urne contient une somme de 5 dollars). Puis les joueurs soumettent des enchères secrètes sous plis (sans possibilité de communiquer). Le vainqueur est celui qui a proposé le prix le plus élevé. Le gagnant règle ce montant et reçoit le contenu de l'urne. Bazerman et Samuelson ont répété cette expérience sur des auditoires différents et ont obtenu le résultat suivant : si la moyenne des enchères soumises est inférieure à 5 dollars, comme le prévoit la théorie, la moyenne des enchères gagnantes est, elle, supérieure à 5 dollars. Autrement dit, en moyenne, les vainqueurs perdent de l'argent ! Ce paradoxe est connu dans la littérature sous le nom de « malédiction du vainqueur ». Il peut s'interpréter comme une violation du principe de maximisation de l'utilité espérée, et fournit alors un argument quantitatif aux adversaires d'une telle modélisation. Plusieurs laboratoires dont celui de l'université de Bonn et le GATE à Lyon II ont mis en place des programmes ambitieux d'expérimentation économique.

L'avantage des expériences est double. D'une part, le vrai modèle de tirage de la nature est connu. Les expériences permettent donc d'isoler l'incertitude provenant de ce que l'on désire étudier, à savoir les comportements économiques eux- mêmes. D'autre part, ces expériences peuvent être répétées en

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contrôlant l'échantillonnage. Or, dès les années trente, Fisher avait signalé le gain que l'on pouvait attendre du contrôle précis des modes d'échantillonnage. A ce sujet, nous remarquons que dans l'expérience de Bazerman et Samuelson on peut garantir que les joueurs ne participeront qu'à une seule enchère, en évitant ainsi de mélanger des comportements statiques et dynamiques.

Les limites de l'économie expérimentale sont, elles aussi, bien connues. Elles se ramènent toutes, grossièrement, à l'absence de consensus permettant de définir des protocoles rigoureux. Reprenons l'exemple de l'expérience de Bazerman et Samuel- son. Si un participant est « risquophile », son enchère peut dépasser l'espérance du contenu de l'urne. Interpréter le résultat de l'expérience comme une preuve de l'irrationalité des agents est donc excessif. Ces attitudes risquophiles sont fréquemment exclues de la modélisation économique, mais il est beaucoup plus délicat de contrôler qu'un sujet d'expérience n'est pas tenté par l'appât du jeu. De ce point de vue, sélectionner les sujets d'une expérience par leur simple volonté de participer n'est pas nécessairement une bonne méthode d'échantillonnage16. On peut ainsi augmenter la probabilité d'observer les comportements de sujets risquophiles. Cet obstacle renvoie ultimement à la difficulté d'inciter le sujet à décider de façon raisonnable ou dans des conditions proches de la réalité, mais cela ne fait que repousser le problème. L'économie demeure une science de l'homme, les moyens de contrôle des sujets d'expérience restent donc — fort heureusement - limités.

L'objet de cette note était d'examiner quelques difficultés soulevées par une analyse économétrique structurelle des comportements stratégiques et de suggérer quelques solutions. L'idée défendue est que l'étude des comportements stratégiques à l'aide de méthodes économétriques asymptotiques entre en contradiction avec la volonté de faire coïncider le modèle économique et son approche statistique. L'échantillon infini est

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habituellement obtenu en faisant croître le nombre d'agents, le nombre de périodes d'analyse ou le nombre de biens vendus. On montre que dans le cas de comportements stratégiques, de telles pratiques peuvent modifier profondément l'objet d'étude, en altérant notamment le mode de concurrence ainsi que le nombre et la nature des équilibres. Les résultats d'estimation obtenus par des approximations asymptotiques sont, dans le meilleur des cas, difficilement interprétables dans un contexte stratégique.

Des alternatives à l'approche asymptotique existent. Certaines sont en plein développement (comme l'économétrie bayé- sienne ou l'expérimentation économique). Elles sont parfois difficiles à mettre en œuvre, et peut-être souffrent-elles d'un manque de reconnaissance de la part des praticiens de l'économétrie. Les méthodes d'estimation exactes sont très coûteuses en temps de calcul. Le développement des matériels informatiques permet de s'affranchir peu à peu de cette contrainte. Le développement du calcul intensif parallèle sur internet permet notamment d'envisager des applications nouvelles. De son côté, l'expérimentation économique semble également une voie prometteuse, mais les implications pratiques de ces travaux demeurent imprécises. Elle se heurte notamment à la difficulté de définir des protocoles d'expérimentation rigoureux. De telles difficultés se rencontrent également en psychologie expérimentale, et un échange avec les personnes travaillant dans ce domaine pourrait s'avérer fructueux.

L 'auteur remercie Olivier Torres, Luc Champarnaud et Jérôme Foncel, membres du GREMARS pour de nombreuses et fructueuses discussions.

Frédéric Jouneau-Sion est membre du laboratoire GREMARS de l'université de Lille III. Il est également visiteur au Center for Operational Research in Econometrics de l'université catholique de Louvain-La-Neuve (Belgique). Il est professeur en sciences économiques et enseigne à l'université de Lille III.

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Notes

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1. Cet exemple n'est pas choisi pour son réalisme mais pour sa simplicité.

2. Il est peut-être utile de préciser le parallèle entre le raisonnement précédent et ce qui est habituellement connu sous le nom de « critique de Lucas ». Lucas insiste sur le fait que les modèles économétriques n'estiment pas correctement l'impact des modifications de politique économique. En effet, ces modèles n'explicitent pas le lien qui existe entre les décisions de politique économique et les anticipations des agents. Ils conduisent donc à estimer l'impact des mesures de politique économique « toutes choses égales par ailleurs », c'est-à-dire en laissant notamment inchangées les anticipations des agents. Les modèles économétriques ne mesurent donc que l'impact des modifications non anticipées de politique économique. Les agents économiques ne pouvant pas être systématiquement et durablement surpris, les modèles économétriques n'estiment pas correctement l'impact de la politique économique. Si les agents corrigent systématiquement les anticipations, les modèles non structurels surestiment l'importance des modifications de politique économique. Il est clair qu'un modèle explicitant la structure des anticipations ne souffrirait pas d'une telle difficulté.

3. La littérature empirique traitant de la concurrence imparfaite est désormais trop vaste pour que l'on puisse être exhaustif, mais il semble que ces trois cas couvrent la plupart (sinon l'entiè- reté) des articles.

4. En toute rigueur, il faut faire l'hypothèse d'une spécification correcte, mais ce point ne sera pas soulevé dans cet article. Autrement dit, l'hypothèse de bonne spécification du modèle économétrique considéré sera maintenue.

5. A condition d'exclure des cas « dégénérés » (par exemple si la quantité à estimer est entière). 6. Pour tout ce qui suit, on peut consulter les chapitres 4, 5 et 6 du Handbook of Game Theory, qui traitent tous des jeux répétés. Une introduction à ces questions peut être trouvée dans Tirole. Une lecture de difficulté intermédiaire est Fudenberg et Tirole. 7. Cf. Benoit et Krishna pour une carac- térisation des équilibres dans les jeux répétés pour un nombre fini de périodes. 8. Une présentation non technique et abondamment illustrée de ces effets est fournie par Axelrod. 9. Une telle hypothèse interdit par exemple une étude générale des mécanismes de tâtonnements. 10. Cette expression vague est un raccourci commode. On en précise le sens un peu plus loin. 11. Voir également Foncel et Ivaldi pour une étude similaire appliquée au marché des téléphones. 12. Foncel permet également des comportements collusifs. 13. Berry, Levinsohn et Pakes sont par

ticulièrement attachés au caractère structurel de leur étude, ainsi que le montre leur présentation critique de la littérature ayant précédé leur article. 14. Nous avons pu personnellement nous assurer de cette interprétation auprès d'Ariel Pakes. 15. Cette expérience a été récemment réalisée avec des participants à une université d'été portant spécifiquement sur les mécanismes d'enchères. Le résultat fut le même que celui décrit ici. 16. Il semble que ce soit la méthode retenue par le GATE.

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