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D'UN RESSENTIMENT EN MAL D'ESTHTIQUE Georges Didi-Huberman
Editions Hazan | Lignes 1994/2 - n 22pages 21 62
ISSN 0988-5226
Article disponible en ligne l'adresse:
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-lignes0-1994-2-page-21.htm
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Pour citer cet article :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Didi-Huberman
Georges, D'un ressentiment en mal d'esthtique ,
Lignes, 1994/2 n 22, p. 21-62. DOI :
10.3917/lignes0.022.0021
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GEORGES DIDI-HUBERMAN
D'UN RESSENTIMENT EN MAL D'ESTHTIQUE
Penses du retour et du ressentiment: le ton adopt par la revue
Esprit, pour discrditer ce qu'elle appelle d'un seul mot ses yeux
sans doute loquent l'art contemporain, leur appar-tient
exemplairement. Ce ton est par trop reprsentatif de celui qu'a si
volontiers cette poque pour qu'il ne nous ait pas paru
indispensable de rditer la lecture que G. Didi-Huberman en a une
premire fois faite (L'art contemporain en question. Ed. Galerie
nationale du jeu de Paume). Lecture ici augmente d'un
Post-scriptum: Du ressentiment la Kunstpolitik . (Lignes)
Question de gnalogie : la damnation de la mmoire et
l'impuissance du rejet
L'excration et l'intimidation ont toujours fait partie de
cet
trange moyen de communiquer qui consiste dire: >. L'tranget
consiste en ceci que la proposition
j'excre ce que vous faites se convertit immdiatement dans la
proposition j'excre ce que vous tes, je vous souhaite disparu et
oubli. Une telle violence a toujours exist, elle fait notamment
partie, au moins depuis Tertullien, des rhtoriques
iconoclastes.
Elle a bien sr accompagn, et obstinment, chaque moment de
l'art moderne, au point de pouvoir tre considre comme un lment
traditionnel, voire structurel, de son dveloppement historique.
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En lisant les trois dossiers conscutifs ouverts par la revue
Esprit la question Quels critres d'apprciation esthtique
aujourd'hui?\ on repre aisment ce caractre traditionnel ou
structurel des rhtoriques de l'excration. On comprend sur-
tout que la rponse ces apostrophes gnralement violentes n'a
pas tre cherche, parce qu'elle est dj donne, et continuera de
l'tre: cette rponse se trouve dans l'existence mme et dans
l'exposition d'uvres plastiques faites ou en train de se
faire;
elle se trouve aussi dans l'existence mme et dans la
publication
des uvres de pense qui les accompagnent et les accompagne-ront
encore, ft-ce de faon critique (et que le discours d' ex-cration se
dfinisse prcisment comme l'attitude non critique
par excellence, c'est ce que nous aurons dvelopper par la
suite).
Il ne faut donc pas croire qu'il faille rpondre>> aux
invec-
tives adresses travers ces textes dans la direction d'uvres et
d'artistes que l'on voudrait dfendre parce qu'on les aime, ou que
l'on serait gn de dfendre parce qu'on ne les aime pas. Ce
serait faire entrer la rponse>> dans le cercle de
culpabilit qui
est justement l'uvre explicite de cette rhtorique. Ce qu'il
faut
commencer par faire, c'est, plus simplement, une lecture de ces
textes. Faon de les prendre au srieux, au srieux de leurs mots et
de leurs phrases; faon de les prendre aux mots de leur pen-se.
Inutile galement- ou plutt insuffisant, et d'ailleurs trop
facile en ce contexte - de pointer seulement ce qui pourrait
n'apparatre que comme l'excs ou le drapage d'un auteur plus
passionnel ou plus stupide qu'un autre; une telle opration
fournirait coup sr son lot d'exemples qui ne prtent qu' sou-
rire. Procder une lecture, cela oblige plutt reprer des
motifs, c'est--dire ne jamais isoler les exemples, les excs,
les
1. , Esprit, n 173, juillet-aot 1991, p. 71-133 (textes de J.
Molina, J.-P. Domecq et M. Le Bot); n 179, fvrier 1992, p. 5-63
(textes de M. Le Bot, J.-P. Domecq, M. Kessler, F. Gaillard, J.
Rustin et J. Bloed); no 185, octobre 1992, p. 5-54 (textes de J.-P.
Domecq, B. Joliet, M. Le Bot, D. Bougnoux, N. Mouraux et D.
Sagot-Duvauroux).
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drapages. Quand les excs ou les drapages font systme, se
transmettent, se rptent, ils ne prtent plus vraiment
sourire,
mais rflchir. Ils dessinent un ensemble. C'est d'ailleurs
bien
comme cela que ces textes se prsentent eux-mmes, ils parlent au
nom d'une sorte de conscience collective, et l'on verra qu'ils
ne mentent pas sur leur statut de discours partag. Ils font en
ralit partie d'un ensemble bien plus vaste, un vent idologique qui
mrite l'attention.
Tel qu'il est introduit, le dbat en question prtend se
situer
un niveau que je dirai gnalogique. Gnalogie brutale, sim-pliste-
non historique-, dj dans le fait qu'elle se fixe d'abord
sur un seul nom propre, sur un seul nom de mauvais pre.
Tout part en effet, tout commence de finir, dit-on, avec
Marcel Duchamp. Tout commence avec la disparition
suici-daire>> qu'il aurait fait subir la haute notion de
l'art. Tout part
de ses ides, crites avec des guillemets dans le texte que je
cite parce qu'elles sont paradoxales et parce qu'elles repo-
sent sur des postulats absurdes2 Tout part de Marcel Duchamp, et
tout finit avec la situation dsastreuse pingle
en bloc par l'expression art contemporain. Tout s'organise
donc
selon une gnalogie fort simple et pratique, sa
simplification
devant permettre la dsignation aise des coupables, des com-
plices, leur mise en accusation nominale: tout est parti du
matre penser du n'importe quoi - puisqu'aussi bien ce serait un
dfenseur de Marcel Duchamp qui l'aurait lui-
mme hautement affirme -, et tout en arrive la situation d'un
art contemporain cens incarner le n'importe quoi plus encore que
le produire seulement. Le dernier mot de cette gnalogie, donc:
Dsastreuse postrit !4
2. M. Le Bot, Marcel Duchamp et "ses clibataires, mme">>,
Esprit, n 179, 1992, p. 10. 3. Id, ibid., p. 15. C'est bien sr le
travail de T. de Duve qui est ici utilis. Cf. T. de Duve, Au nom de
l'art. Pour une archologie de la modernit, Paris, Minuit, 1989, p.
107-144. 4. M. Le Bot, art. cit., p. 15.
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Le mouvement implicite, le message de cette gnalogie
l'gard des artistes actuels finissent par produire l'nonc de
quelque chose comme une menace: ou bien vous, les artistes, tes
des antigones >>, des mal-ns, des maudits gnalogiques,
des coupables de naissance; ou bien vous tes requis de tuer,
d'oublier triomphalement vos mauvais pres symboliques, et de
revenir cette activit apprciable>> (apprciable en
critres
esthtiques) que l'on nomme les beaux-arts.
On ne peut, mon sens, comprendre cette gnalogie rac-
tive qu'en lui appliquant l'opration mme qu'elle prtend mener
avec tant d'vidence; on ne peut la comprendre qu'en lui
adressant une question gnalogique au lieu mme, au niveau o
elle opre fondamentalement, c'est--dire les mots, les phrases,
l'organisation de son discours. Ce dbat est un dbat de mots et de
noms: mots diabolisants, mots diaboliss, noms mis au pilori.
Personne ma connaissance- et surtout pas un artiste - n'a
encore tent de prendre l'urinoir ready made de Marcel
Duchamp pour le jeter toutes forces contre le Grand Verre
afin de le briser dfinitivement. Il faut donc surtout se
demander
d'o viennent ces mots qui appellent briser, comment s'agence un
tel discours, d'o vient l'essentiel de ce dbat tel qu'il se
donne lire, savoir ce ton- on n'ose appeler cela un style-, la
fixit frappante de certaines mtaphores, de certains syntagmes
( commencer par l'expression art contemporain>>, produite
sans dfinition comme une classe ou une race d'objets accuss dans
leur seule gnalogie), ainsi que le choix de ses noms
propres rptitivement avancs comme supports de dtestation.
La premire chose qui frappe le lecteur de ces textes, c'est l'
obs-
tination parfaitement anachronique fustiger un art dit
contem-
porain>> en essayant de tuer symboliquement des artistes
... morts. Ce n'est pas seulement Marcel Duchamp - dont on peut
com-
prendre en un sens la position -, mais encore Dubuffet et Andy
Warhol qui auront t les premiers objets de
cette critique de l'
-
voire inexistants - l'un des auteurs de ces textes voque par
exemple Franck Louis', amalgame probable de Frank Stella et de
Morris Louis, ce qui en dit long, dj, sur le niveau d'incomptence o
de telles accusations se placent, mais plus encore sur l'ampleur et
l'intensit du dsir de vengeance gna-logique qui est l'uvre -, tout
cela procde videmment d'un anachronisme qui ne fait que dsigner le
retard exaspr o cette opration se place.
Aprs nos textes sur Warhol, on ne devrait plus jamais entendre
parler de W ar ho l' Que signifie donc le fait de croire rgler leur
compte des noms verss depuis longtemps dans les dictionnaires ? Que
signifie le fait de croire rgler leur compte des objets conservs
depuis longtemps dans des muses, qu'il s'agisse des uvres de
Warhol, de Dubuffet, ou des sculptures minimalistes ? Que signifie,
enfin, le fait de croire rgler leur compte des penses imprimes
depuis longtemps dans des livres? Un ditorial de ces dossiers
exprime leur problmatique commune en proposant de poser, sinon de
rsoudre, la ques-tion de l'impunit dont jouissent ( ... ) [les]
critiques8 >>. Et, quelques pages plus loin, bien au-del des
critiques contempo-rains>>, ce n'est rien moins qu'une figure
potique- et gnalo-gique- majeure du XIX' sicle qu'il s'agirait
finalement de neu-traliser: Il est temps, je crois, de se
dbarrasser de Baudelaire et de la terreur qu'a fait rgner la
modernit9 >>.
Que signifie donc cette volont d'annuler articles de
diction-naires, objets de muses ou textes publis ? Cela signifie
une volont de s'en prendre la mmoire. Cela revient exactement
vouloir instituer un chtiment public que les Romains nom-maient la
damnatio memoriae. Mais que signifie son tour une
la fortune critique d'Andy Warhol, Esprit, no 173, 1991, p.
109-120, etc. 6.].-P. Domecq, , Tlrama, n sp-cial
-
telle volont d'oubli? Vouloir oublier, c'est toujours vouloir
oublier quelque chose qui a compt- positivement ou ngative-
ment, mais en tout cas de faon irrsolue - dans sa propre
exis-tence, dans sa propre formation. Vouloir oublier, c'est
vouloir rompre avec quelque chose de sa propre histoire, c'est
vouloir
rompre avec quelque chose de soi-mme. C'est vouloir renverser
une identification qui fut sans doute alinante et productrice
de
souffrance. L'agressivit est pour l'homme non libre la seule
faon de renverser la souffrance- en quoi l'on comprend qu'il
ne pourra pas la supprimer, et ne fera jamais que la jeter
au-dehors, l'inverser en miroir, l'exasprer en haine.
Il me semble significatif, cet gard, que beaucoup des
contempteurs de la modernit>> - et pas seulement dans le
domaine esthtique - aient t sur les bancs mmes de cette
cole qui, pour une bonne part, dsigne implicitement le
travail
artistique et thorique men dans les annes soixante et
soixante-dix. Il est non moins significatif que ces mmes
contempteurs d'aujourd'hui s'en prennent une image globali-
se de l'avant-garde - structuralisme, minimalisme ou dcons-
tructionnisme >>,tout cela soigneusement confondu pour tre
en bloc rejet-, parce qu' cette avant-garde, justement, ils
n'ont
pas su participer rellement. Ils l'ont seulement adore ou bien
dteste, faon, dj, de ne pas s'y confronter. Aucun des
auteurs de ces diatribes n'a fait uvre (c'est--dire n'a
produit,
texte aprs texte, livre aprs livre, un nouveau champ, de
nou-veaux objets, de nouvelles problmatiques du savoir) dans le
domaine mme o ils interviennent aujourd'hui de faon pure-ment
ngatrice et ractive. Ce n'est donc pas au nom d'un
authentique au-del>> qu'ils s'en prennent la mmoire.
C'est
au nom de leur seul dsuvrement et de leur seule mauvaise
conscience. Au-del>>, cela ne signifie dans leurs textes
que
mettre mort une mmoire, une image. Ils en appellent certes de
nouveaux critres >> et de nouveaux repres>> - ce
qui
pourrait vouloir dire, on l'imagine: cherchons de nouveaux pres
symboliques. Mais, de nouveaux pres symboliques, il n'y
en a pas; il et fallu accder l'ge d'homme, devenir son
propre
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pre symbolique, en quelque sorte. Sans concept nouveau, sans
objet nouveau de pense, sans nouvelle forme de savoir, sans
invention, cela n'est pas possible. Il ne reste l'homme de
la
mauvaise conscience que le sentiment d'avoir perdu son
temps:
il ne lui reste que le pige de son propre retard. Il ne lui
reste que
la ngativit non dialectise, l'opration strile du rejet pur
et
simple. Tout ce que l'homme de la mauvaise conscience peut
faire
s'il veut viter de se sentir lui-mme coupable, c'est de faire
de
l'accusation, de l'excration, de la conjuration, son style
fonda-mental, ou plutt son ton discursif fondamental10 La
question
demeurant de savoir quelles sources il puise ce ton, ce choix
de
mots, cet agencement rgressif du discours.
Question de ressentiment: la rduction de l'objet et
l'impuissance du regard
Nous pourrions sans peine dfinir une telle opration
comme une tentative de refoulement: non pas seulement au
sens
que la psychanalyse donne ce mot - et qui suppose, dans le
refoulement lui-mme, l'chec du refoulement sous l'espce de
symptmes o, obstinment, fait retour le refoul -, mais
encore au sens de l'opration par laquelle on cherche recon-duire
quelqu'un hors de ses frontires en dcrtant que, somme
toute, depuis le dbut, ce quelqu'un tait un tranger.
Mais on peut aussi nommer cette opration travers les figures que
Nietzsche inventa pour rpondre - ce qui s'avre
proche de notre sujet - des problmes de gnalogie autant
qu' des problmes de morale. La Gnalogie de la morale s'avre
proche de notre sujet, en effet, si l'on veut bien s'aperce-
voir que les problmes d'esthtique s'ouvrent toujours
quelque moment sur des problmes d'thique. Et c'est d'abord
10. Il n'y a qu'un homme la fois rellement critique et dpourvu
de mau-vaise conscience- comme le fut Serge Daney, exemple rare-
pour se rendre capable de faire autre chose que vouloir tout mettre
la poubelle de sa mmoire. C'est exactement pourquoi, de sa
critique, Daney avait trouv le style: une criture authentique.
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ce niveau que l'on doit poser les problmes, en commenant
par rflchir sur la faon dont le maniement de certains mots,
le
choix d'un certain ton conditionnent non seulement l' esth-
tique, mais encore l'thique d'un certain discours. Les
dossiers
de la revue Esprit se prsentent bien d'abord comme des juge-
ments gnalogiques, moralisateurs et polmiques dans lesquels
une gnalogie, une morale et une polmique s'incarnent- et se
rvlent - dans le maniement de certains mots, dans le choix
d'un certain ton. Il peut tre intressant de confronter tout cela
avec la faon dont l'uvre de Nietzsche choisit ses propres
mots et son propre ton pour mener bien son propre travail
gnalogique et polmique sur les prjugs moraux11 .
Or, la tonalit fondamentale qui frappe continment le lec-
teur des dossiers en question n'est autre que la tonalit du
res-sentiment. Voil dj pourquoi nous ne pouvons pas en pre-
mire approximation parler de refoulement>> : un
refoulement,
cela cache et cela se cache, cela ne se repre ou cela ne se
dduit que d'un ensemble de symptmes. Le ressentiment en
revanche,
avant mme d'avoir tre interprt, s'observe cru, ici au
travail
dans chaque mot. Il s'observe dans sa constante tonalit
affec-tive. Mais il ne suffit pas de l'observer comme l'affect
fonda-
mental de cette polmique anti- contemporaine; en rester
cette constatation n'clairerait ni sa structure, ni sa
gnalogie,
ni ses enjeux profonds. Voil pourquoi il faut le considrer comme
un travail qui choisit des mots, labore des phrases,
constitue un ton, dfinit une pense. Mais quelle est la nature
-et l'essentielle contradiction- de ce travail du ressentiment?
Rappelons brivement quelques aspects fondamentaux tra-vers
lesquels se dfinit la figure nietzschenne du ressentiment12
11.
-
Premier trait fondamental: l'homme du ressentiment est tou-
jours en retard, il est toujours en retard d'une uvre relle
et
d'une action, si ce n'est d'une gnration ou d'un sicle13
Traiter
aujourd'hui Dubuffet de gosse attard14 , c'est non seulement
puril, c'est surtout se tenir dans un retard que l'insulte au
mort
ne pourra jamais combler: consquence d'une pense littrale-
ment attarde sur l'histoire et le sujet mme de sa procdure
insultante. Essayer de faire oublier dfinitivement les noms
d'Andy Warhol ou de Charles Baudelaire, traiter certains
artistes de zozos crbraux15 simplement parce que l'histoire
de l'art les a nomms dj des artistes conceptuels, c'est tre
dsesprment en retard, c'est seulement traduire en langage
d'excration un langage dj existant. Mme quand il s'agit
d'artistes vivants - mais on remarquera que ce ne sont presque
jamais de jeunes artistes, nos rels contemporains -, il sera
tou-jours dj trop tard, parce que le privilge d'une uvre
consiste
d'abord dans le fait qu'elle existe positivement; elle est
donc
toujours en avance sur quelque tentative que ce soit de la
rduire au silence16 Il n'est pas difficile de comprendre alors
comment
cette vidence d'un retard impossible combler est cela mme
qui exaspre l'homme du ressentiment, cela mme qui fait de sa
tentative de critiquer un pur et simple esprit de vengeance17
.
Un second trait fondamental consiste dans le fait que l'homme du
ressentiment est l'homme de l'impuissance regar-
der, c'est--dire l'homme de l'impuissance admirer, respec-ter,
aimer18 -et j'ajouterai: connatre. Lorsque les forces
ractives, comme dit Nietzsche, s'attaquent aux forces
13. Id., ibid., p. 132. Cf. F. Nietzsche, La Gnalogie de la
morale, op. cit., p. 234-237 et 251-252. 14. J.-P. Domecq,
-
actives>>, elles ne peuvent l'emporter logiquement qu'en
cessant elles-mmes d'tre agies, de faire uvre. Voil pourquoi
l'homme du ressentiment n'en finit jamais avec rien19 >>:
c'est
que sa raction, pour tre ressentie>> comme telle, cesse
d'tre
active. Elle ne peut que se replier, ft-ce avec grandiloquence
ou de faon spectaculaire, dans cette impuissance fondamentale
qui
consiste dprcier, dtester, ne pas vouloir mme regarder
ni connatre. Parce qu'il est l'homme de l'accusation perp-
tuelle, l'homme du ressentiment ne sait plus regarder, et
encore
moins respecter, ce qu'il croit critiquer. Il ne fait en ralit
qu'excrer, rejeter hors de sa vue tout ce qu'il trouve mauvais (mot
trivial pour un jugement esthtique, mot fondamental
des jugements moralisateurs) ... L'imputation des torts, la
dis-tribution des responsabilits, l'accusation perptuelle- tout
cela
prend la place de l'agressivit. ( ... ) Tu es mchant, donc je
suis bon: telle est la formule fondamentale de l'esclave, elle
traduit l'essentiel du ressentiment'0 >>.
Une telle formule peut-elle admettre son application dans le
domaine de l'esthtique? On s'aperoit rapidement, lire ces
textes de la revue Esprit, et d'autres encore, qu'il s'agit l,
avant tout, d'un dbat moral et moraliste - un dbat o sont
ali-gns>>, comme il est dit en une mtaphore de la fusillade,
les mauvais, les coupables21 -, et non pas d'un dbat
authentique-
Rien n'y rsiste.[ ... ] Pensons aux Troyens qui, en Hlne,
admiraient et res-pectaient la cause de leur propre malheur.). 19.
F. Nietzsche, La Gnalogie de la morale, op. cit., p. 252. 20. G.
Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 136. Cf.
galement F. Nietzsche, La Gnalogie de la morale, op. cit., p.
237:
-
ment esthtique. Il n'y a pas d'esthtique lorsque ne sont
expri-
ms que les jugements de dgot>>. Faire de l'esthtique,
c'est
tout le moins regarder, expliciter ce que l'on regarde, voire
ce
que l'on ressent>> - mais en aucun cas ce que l'on ne veut
plus voir et ce dont on a le ressentiment. Une esthtique du
ressenti-
ment - formule qui pourrait qualifier ces textes en toute
pre-
mire approximation -, cela n'a tout simplement pas de sens.
La
formule est contradictoire, car tre dans le ressentiment, c'est
ne
pas tre dans la rflexion esthtique. Un tel ressentiment relve
donc d'une autre gnalogie que celle du domaine esthtique
proprement dit. D'o vient-il alors? C'est ce qu'il faudra se
demander encore. Mais citons d'abord un dernier trait essentiel
de cette typo-
logie nietzschenne: l'homme du ressentiment s'invente un
objet unique de dtestation pour simplifier et tout la fois
amplifier sa passion fondamentale. Deleuze crit qu'il lui faut
ressentir cet objet comme une offense personnelle et un
affront, parce qu'il rend l'objet responsable de sa propre
impuissance>>; il prouve donc cet objet comme une offense
dans la mesure exactement proportionnelle o il en subit
l' effet22 >>.
Dans cette opration, bien sr, l'objet sera littralement
dfigur aux fins de remplir sa fonction de bte noire>> :
il
deviendra une effigie propre subir toutes les infamies, tous
les
chtiments symboliques, toutes les damnationes memoriae. Ne
perdons pas de vue, crit Nietzsche, qu'en tout cas le sen-
timent de mpris, du regard altier, du regard de celui qui se
sent suprieur, supposer qu'il fausse l'image de l'objet de son
mpris, reste loin en de de la falsification qu'entrane la haine
rentre, la rancune de l'impuissant quand il s'attaque- en
effigie
naturellement- son adversaire23 >>. Les paranoaques font
cela
assez souvent: mettre la totalit de leur malheur sur le dos
d'un
objet ou d'une classe d'objets. Ils convertissent de la sorte
une
22. G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p.
132-133. 23. F. Nietzsche, La Gnalogie de la morale, op. cit., p.
235.
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souffrance subie en haine fantasme comme agie, comme active,
voire comme triomphale. Que l'art contemporain>>-
expres-
sion bloque, fige, mise en effigie, dfigurante parce que
dshistoricise - devienne ainsi l'unique objet du ressenti-
ment>> de quelques-uns, leur bte noire, c'est ce que le
passage
de la mauvaise conscience au ressentiment pouvait en effet
per-
mettre.
Question de ressentiment (suite): l'excration de l'objet et
l'archasme du discours
Ces quelques traits essentiels du ressentiment montrent
dj, ne serait-ce que dans leur gnralit, que le niveau profond o
opre un tel dbat>> n'est pas proprement parler celui du
discours esthtique. Il ne s'agit pas d'un vritable dbat
esth-tique dans lequel un certain nombre d'orateurs exprimerait
son
jugement l'gard d'une production artistique qualifie
globa-lement de mauvaise>>. Il s'agit d'abord d'un
ressentiment
moral et idologique bien plus vaste qui cherche dans le
domaine esthtique son application la plus triomphaliste et
la
plus aise en un sens (nous verrons pourquoi dans un instant). Il
ne s'agit en fait que d'un ressentiment en mal d'esthtique, un
ressentiment qui a choisi pour effigie, pour bte noire>>, une
production artistique d'abord rduite quelques noms maudits,
puis brusquement largie toute une classe - une pseudo-classe-
d'objets, les objets dits de l'art contemporain>>.
Il faut prsent reprer comment ce cadre fonctionne dans
le dtail de ses motifs concrets. Choisir les plus exemplaires,
ce
sera choisir ceux qui se rptent, passent d'un auteur l'autre,
et
surtout insistent dans le discours alors mme qu'ils apparaissent
irrationnels, incongrus dans leur contexte, choisis l pour des
raisons qui, premire lecture, restent obscures. De tels motifs
font la fois systme et symptmes: ils font symptmes pour leur
valeur de dplacement - et donc pour la valeur d' clats >>
ou de pices rapportes qu'ils prennent dans un discours sur
l'art; ils font systme dans la mesure o, comme nous l'allons
constater, chaque motif se voit immanquablement associ une
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sorte de contre-motif qui est cens l'appuyer, alors qu'il le
contredit point par point. Nous retrouverons, dans cette trange
logique des preuves>> contradictoirement surajoutes,
quelque chose du sophisme o Nietzsche reconnaissait l'esprit
de vengeance>> propre l'homme du ressentiment. Nous
pour-
rions aussi reconnatre dans cette pseudo-logique un indice de
la
mythification propre aux constructions paranoaques, qui dve-
loppent souvent des accumulations de preuves>> aux fins
rgressives d'une seule excration, d'une seule damnation pre-
nant pour cible un mme et ternel objet. Merdeux et
aseptiques>>. - Le premier motif est
d'autant plus frappant qu'il est pour le moins inusit dans
l'his-
toire des rflexions et mme des controverses esthtiques les
plus aigus. Mais il sera fort significatif de constater que,
l
encore, Nietzsche avait dj dduit ce motif de sa description
gnalogique et morale du ressentiment. Commentant les pas-sages
nietzschens sur le ressentiment comme indigestion>>
infinie de celui qui n'arrive en finir avec rien>> et
accuse dans
l'objet sa propre incapacit d'assimilation, Gilles Deleuze
remarquait les analogies frappantes de cette figure avec
l'analyse freudienne du motif sadique-anaP.
De quoi s'agit-il, dans les textes que nous lisons ici? De
produire un jugement de dgot>> global sur l'art
contempo-
rain>> en utilisant une figure rgressive par excellence,
la figure
excrmentielle. Ce qui est reproch l'art contemporain>>, ce
n'est ni plus ni moins que d'tre de la merde. Peu de textes, dans
ces dossiers, chappent une telle fixation excrmentielle:
l'image qui en surgit, c'est que l'art contemporain>>,
cette dsastreuse postrit>> de Marcel Duchamp, est une
postrit
d'urinoirs et de botes de merde25 Il deviendra d'ailleurs
inutile,
24. G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 133.
Cf. F. Nietzsche, La Gnalogie de la morale, op. cit., p. 230, ainsi
que Id., Ecce Homo. Comment on devient ce que l'on est (1888),
trad. J.-C. Hmery, uvres phi-losophiques compltes, VIII, Paris,
Gallimard, 1974, p. 37. 25. M. Le Bot, , art. cit.,
P 13.
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un moment, de salir par quelque adjectif nouveau le nom du
coupable originaire, inutile mme d'crire Marcel Duchamp - il
suffira de dire en passant: > que l'urine dans un urinoir d'mail
blanc, ils ne voient>> qu'un contenu dgotant
dans un contenant pourtant hermtiquement clos); C'est trop
propre, donc c'est de la merde encore>>. Ainsi, les botes
trop pleines de Manzoni seront, au regard de cette trange
logique,
26. F. Gaillard,
-
strictement quivalentes aux botes trop vides du minimalisme.
Dans les deux cas, on le constate, cela ne se laisse pas
digrer>>.
Communistes et marchands.- Le second motif n'est pas moins
impressionnant. Il s'agit de l'analogie politique immdiate- aussi
immdiate qu'irrationnelle- qui vient saisir
ces textes, mme lorsqu'ils ne traitent que de Duchamp, de
Mondrian ou de Robert Ryman. Cette analogie politique tend
s'riger d'un coup dans les dveloppements esthtiques>>, ou
prtendus tels, comme une effigie apotropaque, une sorte de
Gorgone effrayante, et comme une sentence dfinitive destine
prvenir Monsieur Tout-le-monde du danger qu'il court en pntrant
dans une galerie d'art ou dans un muse '' contempo-
rain>>. Il ne s'agit plus de dgoter, comme prcdemment; il
s'agit dsormais de faire peur, quitte utiliser les plus vieilles
recettes d'une certaine tradition politique. Epouvantail
princi-
pal, donc: les communistes. Ici, on nous suggre, en manire
d'explication historique>>, que le ready made de Marcel
Duchamp arrive en 1913, aprs la rvolution industrielle et la
dcomposition de l'image, en plein marxisme naissant, et
juste
avant la premire grande boucherie mondiale29 >>. Il ne
faudrait donc pas s'tonner que, l'image tant dcompose>>, la
pense
sociale devenant marxiste>> et l'histoire elle-mme
devenant
une boucherie>>, l'avant-garde artistique devienne
elle-mme,
comme un reflet de tout cela, une vidente provocation []
l'esprit subversif30 >>.
Ailleurs, c'est toute l'avant-garde artistique au tournant du
xrx et du xx sicle qui se trouve rabattue - pauvre Mallarm -sur la
notion des avant-gardes proltariennes>>, citation de
L'Internationale l'appui (Du pass, faisons table rase>>);
et il demeure significatif que l'invention de la psychanalyse-
pauvre
Freud- soit dans les mmes lignes rabattue son tour sur cette
analogie politique31 L'expression la plus aboutie de cette
rhto-
29. O. Cena, , T lrama, no spcial Art contem-porain: le grand
bazar>>, 1992, p. 13. 30. Id., ibid., p. 14. 31. J.-P.
Domecq, La course poursuite des avant-gardes, art. cit., p. 26.
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rique se trouve dans un texte de Jean Molino qui dveloppe le
motif du rgime terroriste de la modernit">>, Nous
finissons
par y lire l'espce d'algorithme du modle con juratoire et
gna-
logique - purement irrationnel dans son principe
d'quivalence
et dans son dterminisme aberrant- qu'il s'agit d'instiller
dans
la lecture: Czanne genuit le cubisme, puis l'abstraction ...
En
politique, c'tait la mme chose( ... ): la Commune genuit
1917,
puis Fidel Castro33 >>. Il est enfin significatif que
l'analogie stalinienne soit ailleurs
convoque, au terme d'une argumentation toute noue sur elle-mme-
notamment dans l'accumulation pnible des relatives,
des incises - propos d'un objet historiquement et formelle-ment
sans aucun rapport avec l'analogie impose; il vaut la peine
de citer cet argument dans la prparation mme de son
invraisemblable chute: Et l, dans ce grand et clair espace,
qu'est-ce qu'on voit? Des toiles blanches.( ... ) En tout cas,
c'est blanc, blanc, blanc.( ... ) J'ai vu un jeune homme assis sur
une des
banquettes, avec l'air de la rflexion la plus intense devant une
toile blanche. On se dit qu'il y a une folie vraiment de notre
sicle dans ce qu'on nous a prsent comme art moderne. On se dit
aussi que c'est curieux que les critiques qui, par leurs dis-cours,
ont cautionn a (et il suffisait qu'ils ne le cautionnent pas pour
que muses et marchands exposent autre chose), dans le mme temps
s'tonnent que tant de gens aient donn, par
exemple, dans l'hallucination collective du stalinisme34
>>.
Cette invraisemblable analogie stalinienne>> concernant
la
peinture de Ryman signale, bien sr, le contraire de ce pour
quoi elle se donne lire, savoir un diagnostic: elle signale sa
valeur de symptme, sa valeur d'impens. L'efficacit recher-
che de l'argument, elle-mme contradictoire (puisqu'elle
tente
de suggrer qu'un tableau de Ryman, ce n'est rien, mais qu'en
32. J. Molino,
-
mme temps cela fait peur comme un authentique
totalitarisme),
cette efficacit ne se met en place, on le voit, qu' travers
l'utili-
sation d'un sophisme extraordinairement trivial, dont
l'enjeu
serait une mise mort dfinitive de l'activit pingle art
contemporain: ce sophisme utilise comme prmisse majeure
un lieu commun du discours contemporain (le communisme
est mort>>); il dveloppe son analogie dlirante comme
prmisse
mineure ( or, l'art contemporain est comme le
communisme>>);
il se conclut sur l'nonc mme du dsir en jeu (donc, l'art
contemporain est mort).
Mais un tel syllogisme ne suffit pas encore. Il faut son
motif l'appui d'autre chose encore, il faut l'accumulation
des
preuves, et le contre-motif des marchands - les marchands du
Temple -lui fournira l'autre pouvantail de sa singulire dialec-
tique. Surgit alors toute l'imagerie des lobbies, du captage
d'opinion>> commercial, de la combine
Warhol-Castelli>> et du
thme selon lequel un bon vendeur [ savoir "l'artiste contem-
porain", Buren en l'occurrence] c'est celui qui vend du vent35
>> ...
Surgit alors cet autre sophisme qui tend prouver>>
simultan-
ment que l'art contemporain est n'importe quoi>> ... et
qu'il est
mort>> de toutes faons en tant qu' art>>: Il suffit,
pour
conclure ce pacte artistique, de deux personnes, l'une qui
achte
et l'autre qui vend. C'est bien la preuve que l'art est mort36
>>
Drle de preuve>>, qui dcrit en effet n'importe quelle
situation d'change commercial pour tenter d'avaliser l'ide
que
-
quoi ont besoin pour s'tayer de preuves qui soient elles-
mmes, du point de vue logique comme du point de vue histo-
rique, n'importe quoi. Souks>> et concepts. -Un troisime
motif, dans cette
imagerie discursive, se rvle symptomatique. Il s'agit cette
fois-
ci de trouver pour l'insaisissable classe d'objets dsigne
comme
art contemporain>> un lieu nommable de l'innommable,
un
lieu qui soit la mesure de l'impuissance mme organiser,
c'est--dire admettre, nommer, une telle classe d'objets. Les
analogies, ici encore, font systme: nous trouvons en premier
lieu l'image du bazar et de la foire quoi se rduiraient,
parat-
il, galeries d'art et salons37 ; nous trouvons l'image du
bric--brac, puis celle du cirque quoi se rduiraient les perfor-
mances et interventions de toutes natures qu'on appelle depuis
longtemps dj de l'art38 >>. Nous trouvons des lieux allusifs,
des
lieux voulus eux-mmes innommables et d'o surgit l'image
d'une sexualit sale, un dredon avec des taches>> y rimant
avec
l'invitable bande>> de Buren39 A cette suggestion trangle
du
bordel vient alors se surajouter l'image de muses qui sont vus
comme de vritables champs d'pandage40 >>, c'est--dire l'image
de lieux couverts, non pas d'engrais fortifiants, mais de
fumier et d'ordures. Et devant cette visualisation de l'extrme
salet, le lecteur sera pris dans une rhtorique identificatoire
- courante dans l'invective politique - o il sera jet avec
l'auteur dans une sorte de dcharge publique devenue gueule d'enfer,
machine satanique dvorer l'honnte homme: Et
l'on entasse des horreurs dans les muses( ... ). N'en jetez
plus, il y en a trop, a s'accumule: nous allons tre submergs,
englou-tis, crass sous les uvres d'un art qui n'est mme plus beau41
>>.
37. Le mot bazar fait le titre du dossier spcial dit par Tlrama.
Cf. ga-lement F. Gaillard,
-
Il suffira alors d'une seule page pour qu'au-del de ce motif
proprement ordurier vienne en bonne place l'image assez
stup-
fiante du muse ethnographique: L'art risque sans doute de se
confondre avec l'acception la plus large de la culture et
l'on
constate qu'il n'y a plus gure de diffrence entre les muses des
Beaux-Arts et les muses ethnographiques42 >>.
Il fallait bien, pour conclure et rsumer tout cela, trouver
des
mots qui puissent rsonner de la plus entire diffrence que toute
pense d'excration cherche spontanment exprimer:
je veux dire des mots trangers. Des mots qui sentent
l'Afrique>>: et c'est le mot souk, innocemment lch au
terme
d'une description qui se veut aussi dcourageante qu'un
inven-
taire de dchets43 Des mots, enfin, qui puissent sentir la
sorcel-
lerie, la magie noire et le judasme tout la fois : on lchera
donc - sans doute moins innocemment - le mot sabbat au terme
d'une rcrimination indigne devant la confusion des ''valeurs et
des hirarchies44 >>.
Voil donc le motif bien en place: il dispose un vocabulaire
propre suggrer que l'art contemporain>> est un art du
n'importe quoi>> dans la mesure o il est un lieu de
produc-
tions htroclites (au mieux), viles et excrmentielles,
flairant
l'tranger (au pire): un lieu obscur et dangereux comme le
sont
les souks et les sabbats, un monde d'objets comme on admettrait
seulement de les voir dans quelque muse colonial. Un lieu dans
41. J. Molino,
-
lequel le mot dada pourrait consonner avec le mot papou, par
exemple. Or, sans transition, le motif de cette matrialit
dgotante
et protiforme se double l encore de son contre-motif exact, qui
serait l'intellectualit excessive de tout cela. Il s'agit dsor-mais
de stigmatiser les assembleurs de n'importe quoi avec les grands
renforts d'laborations thoriques dont l'art
contemporain reste le lieu d'lection45 Il s'agit de fustiger
d'un
mme mouvement les ineptes gribouillis dubuffesques avec les
zozos crbraux de l'art conceptuel. Voil pourquoi,
dans cette excration de grande envergure, des objets, des uvres
qui n'ont formellement- et esthtiquement- rien voir
sont placs sur le mme plan et rejets avec des arguments>>
identiques. Dada d'un ct, avec son aspect Merz et son ironie
insupportable; le formalisme de l'autre (l'art abstrait et sa
ver-sion suppose extrme, savoir l'art minimal), avec son aspect
thorie et son srieux insupportable. On peut comprendre, dans un
sens, que la figure de Marcel
Duchamp puisse occuper une place centrale dans ce concert
d'excrations: non que Marcel Duchamp ait t l'origine de tout -
comme on veut bien le dire, en bonne ou en mauvaise part -,
mais parce que son travail consistait justement balayer un
champ trs large, depuis les aphorismes thoriques jusqu'aux
objets de pulsation sensorielle (je pense aux disques spirals de
1923), depuis les moulages sur nature (la Torture-morte de 1959,
par exemple) jusqu'aux uvres stroscopiques, depuis les uvres de
transparence et d'ouverture sur le hors-champ (le
Grand Verre) jusqu'aux uvres d'obscurit et de clture voyeuriste
(Etant donns) ... Duchamp n'a jamais voulu faire, et n'a jamais
fait, quelque chose qui ft n'importe quoi. Comme d'autres grands
artistes, il a voulu, bien au contraire, tout faire -l'optique et
le non-optique, le jeu matriel des traces et le jeu
45. F. Gaillard,
-
signifiant des mots, etc.- travers cette sorte d'obstination
heu-
ristique dont quelques sculpteurs comme Robert Morris ou
Bruce Nauman ont, depuis, compris et prolong l'admirable
leon.
Question de gnalogie (suite): la haine de la pense et la volont
de critres
A cette volont de tout faire- et de tout porter l'tat cri-tique
- chez Marcel Duchamp, se sera donc oppose, dans les
textes que nous lisons, une volont de tout har (et de ne rien
faire d'autre). Har l'art contemporain comme un tout, et le
har pour toutes les sortes de raisons: parce qu'il est trop sale
et parce qu'il est trop propre; parce qu'il est trop plein et parce
qu'il est trop vide>>; parce qu'il est communiste>> et
parce qu'il est marchand>>; parce qu'il est trop proche des
matires
et parce qu'il est trop proche des concepts. Aucun de ces motifs
n'est dialectis, seules dominent les figures du dilemme et de
l'opposition ractive. Le rsultat est une pense contradictoire,
incohrente: elle n'a pour substance que la substance du ressen-
timent. Une telle incohrence, pourtant, ne vient pas de nulle
part.
Car aucun de ces motifs n'est nouveau. Ils existent tous
ailleurs,
jusque dans la prcision de leurs systmatiques contradictions,
puisqu'ils sont la fois des figures de la ngation et des figures
dans lesquelles le motif, galant son contre-motif, revient
pro-duire une figure noue, impense, de la ngation de la ngation.
Tous ces motifs existent ailleurs, avec cette mme logique>>
aberrante: ils font le lit des contre-rformes et des discours
inquisitoriaux. Communistes>> et marchands>>, ce
double
motif d'excration constitue, on le sait, un argument
tradition-
nel et obsessionnel de la critique>> politique
d'extrme-droite.
Excrmentiel>> et intellectuel>>, ce double motif
constitue
quant lui un argument non moins traditionnel et obsessionnel
du discours raciste en gnral. On le trouve partout dans les
textes qui accompagnaient, en 1937, l'exposition con juratoire
de
l'Art dgnr". L'utilisation de syntagmes figs bien que
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jamais dfinis ( commencer par l'expression art contempo-
rain>>, toujours qualifie ou plutt disqualifie, mais
jamais
explicite); les thmes du parasite et de la salet; la jouissance
toujours en impasse (ce que Nietzsche supposait dj dans
l'impuissance admirer>>); l'utilisation rcurrente de
traits
rhtoriques qui sont l'oppos de l'humour ou du jeu d'esprit
(par exemple lorsque Mo lino appelle srieusement faire place
nette48 >>, lorsque Domecq prtend aligner>> les
artistes, et
lorsque sous sa mme plume le consensus artistique>> prend
la figure d'un , crit avec majuscule ... ); la pratique syst-
matique du dni des diffrences (en particulier la volont
d'asservir l'histoire relle aux valeurs>> d'un sens de
l'histoire
dcrt comme valeur); tous ces traits forment bien ensemble
quelques lments moteurs o se reconnat la psychologie du racisme, en
tout cas son ton fondamental50 Car il ne s'agit pas
bien sr d'accuser dans ces textes un contenu ou une thorie
explicites o quelque race>> humaine serait excre. On
pour-
rait dire que ces textes n'appellent somme toute qu' se
dbaras-
ser de certains objets dans quelques muses et galeries. Mais
on
devra dire aussi que cette pseudo-esthtique du jugement de
dgot>> n'a pu trouver pour s'exprimer que les paroles -
donc
les ides -les plus inquitantes, les plus curantes. Lorsqu'un
discours se propose de critiquer une ralit qu'il est incapable
d'analyser, de connatre, de conceptualiser - il ne trouve pour
s'exprimer que les mots de l'intolrance et du dni, les mots
irra-
tionnels et con juratoires de l'excration et de la haine. S'il
fallait prsent revenir sur la gnalogie de ce discours,
le ressentiment nietzschen pourrait continuer de nous servir de
guide, dans la mesure o lui-mme fait partie d'un mouvement
47. Cf. S. Baron (dir.), Degenerate Art. The Fate of the
Avant-Garde in Nazi Germany, Los Angeles, County Museum of Art,
1991. 48.]. Molino, , art. cit., p. 96. 49. J.-P. Domecq, Buren: de
l'autopublicit pure, Dubuffet: du brut snob, art. cit., p. 17. 50.
Ils ont t notamment dgags par D. Sibony, La Haine du dsir, Paris,
Bourgois, 1978, p. 15-78.
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gnalogique plus vaste, et ne se comprend que dans sa
relation
avec deux autres termes que nous pourrions lire ici, l'un
comme
son tenant fondamental, et l'autre comme son aboutissant. Le
premier terme, dj voqu, est la mauvaise conscience, c'est--
dire l'essentielle culpabilit qui prside son propre
renverse-
ment accusatoire51 Le second terme est l'idal asctique, qui
pourra sans doute nous suggrer l'un des enjeux les plus
pro-fonds de cette polmique contre l'art contemporain>>.
Nietzsche voyait dans la figure du prtre le support d'un
dsir
de lgifrer le ressentiment. Car il ne suffit pas d'noncer
l'accu-
sation et l'excration; il faut cette nonciation des ministres,
des officiants, des inquisiteurs. L'appel des critres pour ne
pas
laisser impunis52 >> les crimes esthtiques de l'art
contempo-
rain>>, cet appel requiert une instance normative dans
laquelle Nietzsche reconnaissait justement une instance par
dfinition
ennemie des artistes en gnral53
Comment fait-on pour lgifrer un ressentiment ? Le pro-gramme
peut en tre simple: il consiste extirper un pass rcent- l'art
contemporain>>- pour revenir un pass ancien
camoufl sous le masque d'une intemporalit fatalement
mythologique et archaque (c'est ce que Jean Mo lino appelle
le
fondement anthropologique de l'art>>, qui lui permet de
rgler
leur compte aux arts primitifs >> en quelque huit pages,
et de rpondre en sept pages seulement la question indite
Qu'est-
ce que l'art la Renaissance ?54 >>). Sur le plan pratique,
il s'agit d'abord, et trs explicitement, de restaurer- rtablir,
est-il dit,
et non pas tablir: c'est bien d'une contre-rforme qu'il s'agit
ici -des hirarchies. Des hirarchies fixes l'aune d'un pseudo-
savoir d'essence normative, accusatrice et punitive: L'art est
mort- dj Hegel l'avait bien dit- et l'on entasse des horreurs
51. Nietzsche dcrit, dans son livre, le mouvement inverse du
ressentiment la mauvaise conscience, comme le passage du c'est ta
faute au c'est ma faute. Cf. F. Nietzsche, La Gnalogie de la
morale, op. cit., p. 251-287. 52. Esprit, n 173, 1991, p. 71
(ditorial). 53. Cf. G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op.
cit., p. 166. 54. J. Molino,
-
dans les muses, chacun peut peindre sans avoir appris et
toutes
les hirarchies, toutes les valeurs sont confondues dans une
interminable nuit de sabbat55
Il tait temps d'inviter un retour de discernement en matire
d'art contemporain ( ... ) [contre] cette conception
aveugle de la tolrance qui est devenue un effet pervers de
l'actuelle phase de croissance dmocratique56 >>
De quoi procdent et comment se concrtisent ce pseudo-
savoir exigible de tout artiste, ce retour de discernement
exi-
gible de tout critique d'art ? Deux valeurs sont avances
surtout. La premire, ct artiste, est l'amour du mtier, qui justifie
dans les dossiers d'Esprit le recours quelques tmoignages de
peintres prsents comme authentiques >> et censs dtenir
une
vrit de fait dans la joie de peindre, du bonheur infini
d'tre
un pinceau la main devant la toile57 . Comme si l'heuristique
passionne des supports, des encadrements, des pigments, des
subtiles variations tonales et des modalits de la touche ne
rele-
vait pas chez Ryman d'un pur amour du mtier de peindre58
Comme si les huit annes passes sur son Grand Verre par Marcel
Duchamp, et les vingt annes sur Etant donns, ne pro-cdaient pas
aussi d'un tel amour du mtier59
L'autre valeur avance- ct spectateur- n'est pas plus pr-cise ni
articule. C'est le got, tout simplement. Quel got ? Le got de qui ?
Il faut relire Jean Mo lino pour trouver ces ques-tions une rponse
tout fait spontane: Qu'est-ce que l'art ?
55. Id., ibid., p. 72-73. Cf. galement p. 106. 56. J.-P.
Domecq,
-
Qu'tait-il pour les hommes de la Renaissance? Essayons de
nous mettre la place des patrons qui commandaient ces
uvres. ( ... ) Il faut certainement retrouver les plaisirs
lmen-
taires, c'est--dire fondateurs, que donne l'uvre d'art: clat
des couleurs, sensualit des matires, reconnaissance des tres
et
des objets. ( ... )L'laboration d'une esthtique, ou plutt
d'une
thorie du Beau, n'exclut pas, exige au contraire
l'intervention
du jugement de got et du jugement de valeuf'>O>>.
On voit donc se dessiner le schma pour le moins trivial
d'un bon got conu comme plaisir lmentaire>>, et conu
tout en mme temps comme le plaisir des patrons qui com-
mandent des uvres aux artistes. Ne nous leurrons pas ici, soit
dit en passant, sur l'allusion au jugement de got kantien: elle
dfigure ou elle ignore le sens donn par Kant ce terme, dis-
tinct des jugements portant sur l'agrable et sur le
bien>>, et qui
surtout ne signifie en aucun cas le got>> comme valeur
hirar-
chique, c'est--dire le bon gor1>>.
Sur le plan thorique - si l'on ose dire-, les choses sont
tout
aussi lmentaires>>. Il ne s'agit rien moins que
d'imposer
l'oubli d'un mouvement de la pense moderne>>, n avec le
sicle (comme s'il s'agissait de renoncer avec un sicle entier
de
mmoire et d'histoire intellectuelle), c'est--dire n avec les
acquis thoriques depuis Freud et Saussure jusqu' Derrida. Excrer
dans toute son histoire l'art abstrait, l'art
-
commurusme ... jusqu a ce point d'extase agressive que constitue
le fantasme omniprsent - et bien au-del de cette seule polmique-
d'une destruction du dconstructionnisme .
Car il est fort troublant, et symptomatique, que, dans nombre de
ces textes, le dadasme soit spontanment associ au dcons-
tructionnism3 . Qu'ils n'aient strictement rien voir- ni du
point de vue historique, ni du point de vue thorique -
montre
quel point cette pense procde comme une haine de la pense,
refusant toute analyse, toute discrtion, toute description de
ce
dont elle parle, toute nuance historique, cela au profit d'un
pur et simple discours de diabolisation.
Symtriquement, se fait jour une nostalgie des origines sup-
poses et supposes perdues, des origines quoi revenir: c'est
la
teneur mtaphysique d'un art de la reconnaissance des tres et
des objets>>- pitre mtaphysique, en vrit-, d'un art
figuratif en lequel tout un chacun pourrait, enfin, recommencer de
croire,
cette croyance supposant logiquement un refus revendiqu de tout
discours thoricien64 >>. Haine de l'intellectuel>>, une
fois
de plus: la thorie>>, on prfrera endosser la croyance,
tout simplement. Mais si l'on refuse ainsi de construire sa pense,
que reste-t-il, sinon l'approximation triviale de la figure de
l'artiste, o, invitablement, la figure de Giacometti - parce
qu'aprs Van Gogh, c'est d'elle que l'imagerie mdiatique a
proche de celle de Ferdinand de Saussure qui, la mme date,
conoit la langue comme un systme de signes. Proche de la pense de
Sigmund Freud qui conoit le psychisme humain comme un systme
d'instances qu'il nomme le conscient, le prconscient et
l'inconscient.'' M. Le Bot, L'art n'a auucune valeur, Tlrama, 1992,
p. 53. 63. Ainsi,
-
voulu de nos jours s'emparer-, avec son fameux retour la
ralit>>, jouera le rle d'une figure de proue65,
Que reste-t-il donc cette pense? Rien que quelques nga-
tivits crispes, jamais dpasses. Pense du ressentiment, elle
devient haine de la pense. Pense de l'excration, elle devient
haine de l'esthtique elle-mme. Pense de l'archaque triviale-
ment imagin, elle devient elle-mme une rgression militante.
D'o lui vient alors sa publicit tonnante66 ? Du fait, sans
doute, que le renoncement aux nuances, aux analyses relles, au
ton
questionnant, fait le lit des mots d'ordre mdiatiques, qui
s' accomodent toujours mieux de cette sorte-l de clart>>
que
des discours interrogatifs ou des analyses authentiques,
c'est--
dire modestes l'gard de leur objet, et o l'invidence a tou-
jours sa place.
D'o lui vient, plus profondment, son efficacit ? Du fait qu'elle
pouvait aisment s'engouffrer dans les brches tho-riques les plus
flagrantes o se dbat l'existence sociale de l'art
depuis un moment dj. Le discours de l'excration s'est engouffr
prcisment l o manquait une critique relle
(comme le discours politique d'extrme-droite s'engouffre si
souvent dans les brches laisses ouvertes par une absence
d'analyse sociale: d'o les motifs constants du je dis tout
haut
ce que tout le monde pense tout bas>>, et du le roi est
nu>>,
employ plusieurs reprises dans les dossiers d'Esprit"7). Voil
pourquoi ce discours est efficace: c'est qu'il touche chez les
pro-fessionnels de l'art un point de silence, c'est--dire de
culpabilit
65. Cf. M. Le Bot, >, Esprit, n 179, 1992, p. 60-63. J.-P.
Domecq,
-
implicite. Il nous montre par exemple qu'une critique relle
du
march de l'art, de son influence sur les productions elles-mmes,
n'a sans doute pas t mene bien de faon extensive
(ce qui n'a rien voir avec l'invective aveuglment lance contre
les marchands et les combines >> ). Il rend plus sensible
encore la responsabilit intellectuelle des critiques et des
artistes
eux-mmes dans ce qu'ils disent ou laissent dire de leur
travail;
il rend tangible la dfection flagrante des mdiateurs entre
uvres et spectateurs, c'est--dire, entre autres choses, la
carence extraordinaire dans l'enseignement de l'histoire de
l'art
et l'asservissement intellectuel des critiques au systme
mdia-tique contemporain (ce qui engage faire le contraire
exacte-ment de ce qui est fait dans ces dossiers, savoir
l'excration de toute critique intellectuelle>> ou ). Il
souligne
enfin la difficult, l'insuffisance souvent, d'une recherche
histo-
rique et thorique rduite quelques mots d'ordre, quelques
ismes >> et quelques dilemmes trop vite tranchs68
La nullit de ce ressentiment en mal d'esthtique lui vient
bien sr de son incomptence et de son irrationalisme fonciers. Il
ignore par exemple qu'il y a beau temps que les artistes eux-mmes-
les artistes de l'art contemporain>>- ont mis en cause, par
leurs uvres ou leurs prises de positions, ces brches tho-
riques mmes69 Il y a beau temps aussi que certains critiques
aviss, depuis Walter Benjamin jusqu' Rosalind Krauss, ont
compris que la critique du modernisme tait la meilleure faon de
comprendre la modernit - et de faire uvre moderne de pense70
68. J'ai tent (concernant le minimalisme, notamment)
d'introduire quelques repres pour une vision dialectique propre
dpasser les positions critiques habituelles, qui sont des positions
de dilemmes. Cf. G. Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous
regarde, Paris, Minuit, 1992. 69. Les exemples sont innombrables,
depuis Guernica jusqu'au travail de Hans Haacke, sur lequel on
pourra lire un travail d'Y.-A. Bois,
-
Le ressentiment et l'excration, la haine et l'accusation
per-
ptuelle procdent au rebours exact de toute uvre critique. Si
les dossiers de la revue Esprit ont quelque efficacit et
reprsen-
tent un rel sujet d'inquitude, c'est que leur ton se laisse
parta-ger avec une aisance dconcertante chez ceux qui, en toute
bonne ou mauvaise foi, commencent de renoncer ce qu'il fau-
drait appeler la patience>> critique, le travail critique.
C'est
pourquoi un tel ton, dont on a vu qu'il utilise plus ou
moins
sciemment quelques traits rhtoriques frappants des discours
politiques les plus obscurantistes, se lit aussi, ft-ce titre de
symptme, de drapage, en des lieux ditoriaux o l'on s'tonne
de les voir l'uvre71 C'est au creux des penses fatigues que le
ressentiment pointe le plus naturellement, il surgit sans peine
de ce dsenchantement>> dont on entend partout,
aujourd'hui,
la complainte dsuvre (le dsenchantement veut nous faire
croire que notre propre histoire n'tait qu'un conte de fes;
le
ressentiment veut nous faire croire que notre propre histoire
peut tre raye de la mmoire). Au rebours de ces processus douteux,
reste valide aujourd'hui cette remarque de Deleuze et
70. Cf. R. Krauss, The Originality of Avant-Garde and Other
Modernist Myths, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1985, trad.
franaise, Paris, Macula, 1993. Chez Benjamin, c'est la notion
d'image dialectique qui permet de comprendre au mieux ce rapport de
critique interne que suppose toute uvre authentiquement nouvelle,
c'est--dire authentiquement originaire. Cf. ce sujet G.
Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, op. cit.,
p. 82-84 et 125-152. 71. Deux exemples, parmi tant d'autres, et qui
tmoignent de la faon dont une critique, lorsqu'elle vire au rejet,
tend fixer spontanment son objet en classe indistincte - ici,
nouveau, cette classe inexistante et diabolise de ,, l'art
contemporain >> :
-
Guattari, remarque qui, mon sens, ne vaut pas seulement pour
la philosophie, mais pour toute uvre critique en gnral, uvre de
pense ou uvre d'art: dont il a t ques-tion ici). C'est surtout le
contraire de har. Critiquer, c'est
connatre (et il suffit de relire les textes de la revue Esprit
pour s'apercevoir qu'ils ne nous apprennent rien sur les uvres
dont
ils traitent et qu'ils se contentent de maltraiter). Critiquer,
c'est
se souvenir, c'est tre, comme le disait Benjamin, dans la
dimen-sion du rveil, ce moment o la lucidit n'a pas encore
oubli
le rve dont elle sort peine73 Critiquer, c'est analyser des
formes- des formes de savoir, par exemple- pour leur en sub-
stituer d'autres: c'est donc crer une forme tout le moins,
et
non pas retourner vers des formes supposes originaires et , en
ralit des formes triviales nes d'un
processus de raction et de rgression. Critiquer, c'est, enfin,
retrouver cette qui manquera toujours au ton du ressentiment.
Tchons de critiquer authentiquement,
tchons de produire le gai savoir74
72. G. Deleuze et F. Guattari, Qu'est-ce que la philosophie?,
Paris, Minuit, 1991, p. 16. 73. W. Benjamin, Paris, capitale du
XIX' sicle. Le livre des passages, trad. J. Lacoste, Paris, Le
Cerf, 1989, p. 480-481. Je commente ce paradigme du rveil
-
Post-scriptum (1994): du ressentiment la Kunstpolitik
Comme l'invective et l'imprcation se vendent plutt bien,
comme les oreilles spontanment se tendent lorsque le premier
venu s'poumone prvenir qu'il va dire tout haut ce que tout
le monde pense tout bas - version triviale du prophtisme -,
l'un des auteurs des invectives dj lances en 1991 et 1992 contre
l'art moderne vient de gonfler encore ses propos en
volume1 Rien de plus, rien de moins dans ce paysage
malheu-reusement familier: les mmes amalgames, la mme incomp-
tence, le mme ressentiment, le mme irrationalisme fonciers.
Le mme ton. Je n'ajouterai ma lecture de l'an pass qu'une
prcision, et le fruit d'une autre lecture.
La prcision: il faut superposer au motif du ressentiment celui
de la mauvaise foi. Jean-Philippe Domecq me fait l'hon-neur, au
dbut de son livre, de m'associer Rosalind Krauss
dans ce qui se fait de plus rcent et de mieux dans l'exgse de
l'art minimaliste ,,, et par consquent de dnoncer les labora-
tions rhtoriques>> d'un discours qualifi tout ensemble
de
thorique et de sophistiqu 2 . Si la leon la plus ancienne et la
plus lmentaire pour tout exercice de la pense- savoir que seul un
engagement de thorie, c'est--dire une recherche construite de la
vrit, est capable de critiquer une sophistique-, si cette lmentaire
leon se trouve ainsi noye dans l'amalgame, que reste-t-il en effet
pour > du peintre Frank
1. J.-P. Domecq, Artistes sans art? Paris, Esprit, 1994. 2./d.,
ibid., p. 20.Je souligne.
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Stella'. Comme Jean-Philippe Domecq n'a pas lui-mme l'habi-
tude d'analyser d'abord ce qu'il critique (ou croit critiquer),
il lui suffit de lire une citation et son analyse concomitante
pour
(croire) diagnostiquer une exgse ( ... ) prise la lettre des
dclarations de l'artiste, pour (croire) prendre le philo-
sophe, comme il dit, en flagrant dlit de paraphraser les
auto-
commentaires tautologiques de Stella>>, le prendre donc en
fla-grant dlit de raisonner dans les limites prescrites par la
proposition verbalo-uvre [sic] des artistes>>, et
finalement d' tre dupe>>, tout simplement, des artistes
modernes consid-rs comme une bande d'escrocs.
Le procd est grossier, certes, mais probablement efficace
au regard d'une situation o la nuance ne paye pas beaucoup,
o
chacun lve la voix sur un sujet qui concerne tout le monde
-puisque tout le monde consomme de l'art, s'enrhume en hiver
faire la queue devant la porte des muses, etc. -, mais dont
la
connaissance, malheureusement, ne suscite que peu de relle
curiosit. Veut-on en effet connatre ce quoi l'on voudrait
vouer un culte ? Tout le sens de ma tentative tait de dnoncer et
de dpasser un dilemme esthtique o la rception du minima-lisme
lui-mme, parmi bien d'autres productions artistiques,
s'tait trouve prise en tenaille: la tautologie d'un ct ( ce
que
vous avez voir, c'est ce que vous voyez >> ), et la
croyance de
l'autre (en particulier les sens pseudo-mtaphysiques ou
para-religieux donns certaines uvres comme celles de Tony
Smith ou d'Ad Reinhardt). Au lieu de quoi, Jean-Philippe
Domecq dduit de sa propre manipulation une ''sacralisation de la
tautologie, qu'il m'impute et qu'il infre d'un dtail donn
par lui comme une rvlation policire, alors qu'elle ne mani-feste
que son ignorance du sens mme des mots qu'il commente.
3. G. Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde,
Paris, Minuit, 1992, p. 32. La critique de cette position se
dveloppe sur les cin-quante pages qui suivent cette citation, p.
37-84. Elle cherche son dpasse-ment thorique p. 125-182. 4.J.-P.
Domecq, op. cit., p. 21-27.
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- Citation:
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gardant bien d'analyser, de dcrire seulement avec le minimum
d'attention, les objets dont il prtend traiter. En vrit, Domecq
prononce le mot cube>>, propos des sculpteurs minimalistes,
comme un ayatollah prononcerait le mot blasphme propos des Versets
sataniques. Dans les deux cas, il aura suffi de marte-
ler un mot suppos rdhibitoire. Dans les deux cas, il se sera agi
de ne surtout pas voir, encore moins de considrer et de com-
prendre. Mais comment ne pas comprendre, inversement, qu'un
tel genre de discours peut servir tout et n'importe quoi,
par
exemple rvoquer, que sais-je?, les pyramides d'gypte, qui ne
sont
-
tion par laquelle un artiste et son uvre peuvent tre rigs en
effigie d'une position esthtique- ou pseudo-esthtique- dont
la signification prsente n'a plus rien voir avec ce que
l'uvre,
brandie l comme un crucifix devant l'attaque des vampires,
signifiait au dpart. Domecq utilise donc abusivement une
uvre (d'art) ses propres fins (d'agression), et pour cela
n'hsite pas brandir la Tte cubiste de Giacometti contre le
cubisme en gnral- contre Picasso en particulier -, et le
Cube
lui-mme contre tous les autres cubes ou polydres de l'art
moderne, ceux en particulier du minimalisme amricain.
Faut-il prciser que, dans cette instrumentalisation de
Giacometti, la profondeur existentielle - lieu commun
oblig, depuis Sartre, concernant le sculpteur, lieu commun
hyperbolis et mdiatis, donc vid de son sens, notamment
depuis la rtrospective du Muse d'Art moderne de la Ville de
Paris, en 1991-1992 -, cette profondeur>> existentielle
se
trouve dsormais brandie contre toutes les exprimentations de la
modernit ? Domecq, de toute vidence, n'a pas compris que la
profondeur>>, pour un artiste, se donne
prcisment avec une exprimentation formelle, et mme comme une
exprience de la forme. Ce que Domecq oppose
donc si agressivement et trivialement, l'artiste, lui, cherche
en gnral, plus gnreusement et plus mystrieusement, l'articu-
ler, le construire, ft-ce dans un cube ou dans un polydre de
bronze (Giacometti) ou d'acier (Tony Smith) noirs10
Mais il ne suffit pas de pointer dans ce discours le
ressenti-
ment, la mauvaise foi ou les innombrables erreurs historiques et
contradictions thoriques. Les diatribes actuelles contre l'art
contemporain -l'art contemporain pris comme un tout, comme une
classe ou race d'objets maudire-, ces diatribes doivent tre
saisies et analyses dans leur teneur culturelle et politique
tout
1 O. J'ai tent, l encore, de dpasser de telles oppositions-
forme,, et
-
la fois. On s'aperoit alors qu'elles dessinent la rsurgence,
plus
ou moins consciente, d'un vieux modle qui, si j'ose dire, a fait
ses preuves, tristes et efficaces preuves. Donnons un exemple
historique, aujourd'hui oubli - car on oublie facilement les
petits rats qui ont prlud aux grandes catastrophes -, mais
extrmement significatif.
En 1890, parut en Allemagne un livre d' esthtique>>,
trange et trs virulent, intitul Rembrandt als Erzieher
(Rembrandt ducateur>> )11 Son auteur, Julius Langbehn
(1851-
1907), tait tout la fois un artiste rat et un universitaire rat
qui, un moment- prcisment au cours de l'hiver 1889-1890 -, avait
tent, de faon si autoritaire qu'il fut bientt conduit sans
mnagements, de sauver>> Nietzsche de la folie. De fait,
son
ouvrage empruntait son titre au Schopenhauer ducateur>>
(Schopenhauer als Erzieher) du mme Nietzsche12 Julius Langbehn se
pensait ainsi lui-mme comme un continuateur du philosophe, mais son
livre se contente de parodier un style la
hauteur duquel il ne parvient videmment jamais, prfrant
exasprer le ton critique nietzschen en une suite d'invectives o
l'auteur de la Gnalogie de la morale et vite fait de reconnatre une
figure par excellence du ressentiment.
Le Rembrandt als Erzieher de Langbehn se donne en effet comme un
vaste rquisitoire agressif contre les acadmismes>>
de son temps, qui recouvrent exactement ce qu'il nomme, en
bloc, la modernit. des critiques quelquefois pertinentes sur les
habitudes intellectuelles (universitaires, notamment) de son poque,
Langbehn rajoute trs vite une suite ininterrompue de
maldictions contre ce qui tait son art contemporain>> lui:
ainsi, dans le jeu caractristique des motifs et de leurs
contre-
motifs exacts, insensible leurs contradictions, Langbehn
fusti-geait-il tour tour le naturalisme de Zola (qui signifiait
pour lui
11. J. Langbehn, Rembrandt als Erzieher. Von einem Deutschen,
Leipzig, Gloss, 1890. 12. Mais aussi, et plus lointainement, au
Rembrandt penseur>> (Rembrandt als Denker) de Gthe.
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le merdeux par excellence, le communisme ou le souk>>)
et les tenants de l'art pour l'art (qui recouvrait ses yeux tout
le
ct intellectuel>> ou conceptuel>> de ses objets de
dtesta-
tion). Le Ventre de Paris tait pour Langbehn aussi
dclass>>
et rpugnant que l'urinoir de Marcel Duchamp le peut tre
aujourd'hui pour J. Molino ou pour J.-P. Domecq; et les
pomes du Parnasse contemporain de Mallarm devaient lui
sembler aussi vides>> et blancs>> qu'un tableau de
Ryman aux
yeux de nos actuels dtracteurs de l'art contemporain.
Figure sacre, figure indiscutable dans l'histoire de l'art,
Rembrandt surgissait alors, sur ce fond de rcriminations,
comme une figure apotropaque destine ptrifier ou
dtruire, par la seule prononciation de son auratique nom,
toute
cette diabolique modernit>>. Avancer le nom de
Rembrandt
-comme, aujourd'hui, celui de Van Gogh13 ou de Giacometti-,
c'tait d'abord avancer un nom propre pour l'authenticit et
la
profondeur>> perdues de l'art allemand (Langbehn
considrait
en effet Rembrandt comme un artiste allemand). Schma clas-
sique, que nous retrouvons, l comme ici, la fin du XIX'
comme
la fin du XX' sicle, et selon une exigence structurelle
identique,
celle qui fut parfaitement lucide dans l'analyse
nietzschenne
du ressentiment: il n'y a pas de ressentiment sans idal asc-
tique, il n'y a pas de haine de la modernit sans la figure d'une
rdemption par le pass.
Langbehn, en effet, ne voulait rien d'autre avec la figure
de
Rembrandt que construire l'avenir>>, sauver>> l'art
de sa
dchance, comme lui-mme avait voulu sauver>> Nietzsche
de sa folie. Et c'est ce niveau que les choses, dans son
livre,
prennent un tour plus dcisif. Pourquoi Rembrandt est-il la
figure possible d'un rdempteur et d'un ducateur>>
contem-
porain? Parce que, dit Langbehn, il est une figure de
l'authenti-
cit et du mtier>>, doubl d'un ducateur mystique>> et
fina-
lement d'un ... Kunstpolitiker. Tel est donc le premier
point
13. Cf. N. Heinich, La Gloire de Van Gogh. Essai d'anthropologie
de l'admiration, Paris, Minuit, 1991.
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retenir dans cet exemple: qu'il n'y a pas de ressentiment
contre
la modernit sans appel, plus ou moins explicite, une
Kunstpolitik. Et sur quoi se fondait, chez Langbehn, une telle
politique artistique ? Elle se fondait sur le refus global d'une
tradition moderne et intellectuelle identifie par lui, et sans
trop d'explications, aux ides de 1789 Qean Molino, on l'a
vu, se contente de faire remonter la dchance>> la
posie
baudelairienne ).
Tout, ds lors, pouvait s'enchaner plus rapidement :
Rembrandt ayant t, contre l' art franais>> (c'est
aujourd'hui
un ami-amricanisme assez primaire que brandissent souvent nos
vocifrateurs), revendiqu comme l'arme aryenne14 >> par
excellence, la notion d'un combat culturel>> (Kulturkampf) se
spcifia trs vite, et toujours plus sinistrement. Dans la
trente-septime dition de son livre - qui en connut trente-neuf
en
deux ans, ce qui en dit long sur le succs d'un ouvrage
qualifi
par certains, sa sortie, de livre du sicle>> -, Langbehn
ajouta deux chapitres supplmentaires, l'un qui exaltait
l'antismi-
tisme, et l'autre, symtrique, qui disait revenir aux sources
>> du
catholicisme romain (Langbehn, pourtant, avait commenc sa
carrire sur un point de vue explicitement anti-religieux").
La suite n'est pas moins logique: identification des Juifs- et
surtout des Juifs lacs, des Juifs assimils>> -, leurs
lobbies, comme on ne disait pas encore, leurs complots, etc., cette
modernit>> qu'il fallait pourfendre; appel, au-del de
Rem-
brandt lui-mme (figure du pass), une figure du futur qui
rdimerait tout le processus coupable de la modernit: ce sera,
disait Langbehn, un Fhrer. Et ses lecteurs auront vu dans le
Rembrandt als Erzieher, que ce ft en bonne ou en mauvaise part, le
premier signe clatant d'un nouveau pangermanisme
14. ]. Langbehn, op. cit., p. 300, qui qualifie bizarrement
Rembrandt d'>. 15. Il avait reni sa propre religion
(protestante) au nom de sa nouvelle
-
philosophique. On comprendra sans peine que cet ouvrage
d' esthtique>> ait t exploit par les divers mouvements
poli-
tiques de la droite allemande au titre d'un possible
programme
culturel. La Ligue pangermaniste apparat justement en 1890,
ainsi que des mouvements tels que la Kunsterziehungsbewe-gung
(mouvement pour l'ducation artistique) ou le Drer-bund, socit qui,
ds 1902, > le gouvernement et le monde des affaires en matire
d'art (comme on le voit, Drer se
substituait Rembrandt au titre d'effigie culturelle allemande).
C'est ainsi, en tout cas, que l' esthtique de Langbehn
devait prendre place - aux cts de la religion germanique
labore par le bibliste Lagarde, et de l'appel au Troisime
Reich lanc par l'crivain Arthur Moeller - comme l'une des
prmisses culturelles de l'idologie nazie. L'analyse de tout
ce
mouvement a t faite, et magistralement, par l'historien
Fritz
Stern dans une tude qui porte un sous-titre dnu pour nous de
toute ambigut: Les ressentiments contre la modernit dans
l'Allemagne prhitlrienne16 Parlant de Langbehn, de Lagarde et de
Moeller, Fritz Stern explicite fort bien la figure culturelle de ce
qu'il nomme les racistes en littrature17 .Adversaires de la
modernit et pourfendeurs de tous les dclins>>, Langbehn,
Lagarde et Moeller ont, selon l'historien, labor une idolo-
gie qui est la fois un rquisitoire, un programme, et une
mys-tique>>; ils ont en ce sens fourni la droite allemande
son mythe politique majeur>>, culturellement formul18
N'oublions pas, soit dit en passant, que ce mouvement de haine
contre la modernit puisait de fort belles sources: Rousseau,
Nietzsche, Burckhardt, Dostoevski ... Et Fritz Stern
16. F. Stern, Politique et dsespoir. Les ressentiments contre la
modernit dans l'Allemagne prhitlrienne (1961), trad. C. Malamoud,
Paris, A. Colin, 1990. Toute la partie centrale de l'ouvrage (p.
117 -196) est consacre Julius Langbehn. P. Vidal-Naquet (Les juifs,
la mmoire et le prsent, II, Paris, La Dcouverte, 1991, p. 256) a
quant lui fort bien situ cette>, dans la gense du nazisme comme
dans ses rsurgences rvisionnistes. 17. F. Stern, op. cit., p. 11.
18. Id., ibid., p. 10-11.
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a insist sur le fait que la sduction d'un tel mouvement fut
accentue par le style lyrique et passionn de ces nouveaux
pro-
phtes: Ils condamnent ou prophtisent, plutt qu'ils n' expli-
quent ou n'argumentent, et tous leurs crits montrent qu'ils
mprisent le discours des intellectuels, qu'ils dnigrent la
raison
et exaltent l'intuition. Leur prose, obscure et sans humour,
s'enflamme par -coups, donnant lieu des pigrammes mys-
tiques- mais apodictiques. Pendant des dizaines d'annes, ils
ont t salus comme des critiques et des prophtes
germa-niques19.
Mais leurs rquisitoires prsentaient un caractre bien spci-fique
qu'aucun de leurs alibis philosophiques n'et, l'vidence,
admis : et c'tait le caractre la fois idaliste et
anti-intellectuel de leur entreprise. Motifs et contre-motifs mls
dans leur pen-
se mystifiante et auto-mystifiante: haine du trop sale>>
(un
roman de Zola, comme un urinoir de Duchamp), haine du trop
propre>> (un pome de Mallarm, comme une toile de R yman). Ils
taient en vrit, crit Fritz Stern, des intellectuels
anti-intellectuels20 >>, ce quoi le livre de Langbehn
correspond,
et dans son long, de manire tout fait revendique21 .
Attaquant
Hegel, puisant n'importe comment dans le fonds romantique,
parodiant et trahissant Nietzsche22, Langbehn donnait en fait une
version esthtique>> ou pseudo-esthtique d'un dsir pro-
fond de rvolution conservatric', qui passait sans transition
d'une critique de l'art contemporain au rquisitoire contre la
tendance atomisante au nivellement et la dmocratisation24
>> ...
19.ld., ibid., p. 12. 20.Id., ibid., p. 288. 21. l d., ibid., p.
119-120: . 22. Id., ibid., p. 291-299. 23. Id., ibid., p. 13-20.
24. J. Langbehn, op. cit., p. 1.
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Domecq, notons-le, ne s'exprime pas bien diffremment
lorsqu'il passe sans transition de ses invectives contre Warhol
et Buren un jugement trs net sur cette conception aveugle de la
tolrance qui est devenu un effet pervers de l'actuelle phase de
croissance dmocratique25 >>. Et, l o Langbehn fustigeait le
Moloch d'une fausse culture>>- c'est--dire d'une
dmocratie
incapable selon lui de prescrire ses artistes les valeurs
authen-tiques>> de l'art -, Domecq, lui, parlera du Rat du
consensus artistique26 >>.
Qu'on ne se mprenne pas, pour finir, sur le sens de telles
analogies: il y a aussi peu de raisons - thiques et historiques
-d'user contre les dtracteurs de l'art contemporain des
qualifica-tifs extrmes dont ils usent eux-mmes. Domecq n'est pas
plus nazi>> que Langbehn qui, par dfinition, ne pouvait
l'tre. La question n'est pas de trouver la meilleure, c'est--dire
la pire insulte. De faon gnrale, notons-le, les dtracteurs de l'art
contemporain ne s'expriment jamais au nom d'opinions poli-tiques.
Nanmoins, la question qu'il faut aujourd'hui poser demeure celle de
l'organisation langagire des haines culturelles, car en elle gt ce
que Thomas Mann appelait la brutalit senti-mentale>> de la
droite intellectuelle allemande, et ce que Fritz Stern a si bien
prolong, pour sa part, dans l'analyse de l' orga-nisation politique
de ces haines culturelles27 >>. On ne rptera jamais assez que
la modernit en gnral doit tre critique, et dialectiquement
critique28 Mais ce langage-l n'est pas critique; il est,
simplement, haineux et irrationnel, puisant par l mme aux plus
inqualifiables sources, reproduisant par l mme les plus
inqualifiables modles.
25. J.-P. Domecq, , Esprit, 1992, n 185, p. 5. 26.]. Langbehn,
op. cit., p. 302. J.-P. Domecq, op. cit., p. 74. 27. F. Stern, op.
cit., p. 13 et 26. 28. Et c'est l tout le sens critique de la
notion benjaminienne d'
-
On sait que Langbehn fut directement et explicitement uti-lis
par les idologues nazis2\ ce qui ne signifie pas, bien sr, qu'il
aurait reconnu le Fhrer de ses rves dans celui, bien concret, du
bien concret Troisime Reich. Mais, comme le dit encore Fritz Stern,
cela mme ne fait que souligner les terribles dangers du dsespoir
cultureP0 >>. Jean-Philippe Domecq se sen-tira-t-il enfin
compris, ou bien pris au pige de son propre style, le jour o sa
brutalit sentimentale>> se trouvera reproduite dans quelque
programme culturel>> du Front nationaP1 ?
29. F. Stern, op. cit., p. 305. 30. Id., ibid., p. 308. 31.
C'est malheureusement chose dj faite, si l'on en croit un article
sign M.G., M. Le Pen n'aime pas l'art contemporain>>, Le
Monde.
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