Top Banner
0123 Vendredi 19 juin 2015 Traversée | 5 Data Transport de Mathieu Brosseau, L’Ogre, 142 p., 16 €. A travers le récit d’un homme qui perd son langage et son histoire, puis recon- quiert mémoire et parole en emprun- tant les mots des autres, placés au re- but, le roman semble demander qui, du langage ou de la réalité, fait le monde et le sujet. Si les objets parlent, les mots prennent corps eux aussi. La question des causes premières ne suscite aucune réponse mais un tourbillon logique qui dévore son propre texte et son héros au lieu même de leur naissance. Data Transport est le roman d’une spécula- tion poétique parfaitement jubilatoire. Today de Rochelle Fack, POL, 224 p., 13,50 €. Le texte envoûté de Today tient de l’exorcisme. Nausicaa, jeune toxi- comane, comble le manque de la drogue, traverse les éblouissements de la drogue, en parlant, en se racon- tant. Elle s’accroche à ses mots qui déferlent tandis que son être tour à tour se désagrège, s’évanouit, ou se reprend, se recolle. C’est de cette ten- sion entre la possession d’un corps et la dépossession d’une parole, ou in- versement, que procède, que jaillit plutôt Today, chant syncopé, lyrique, fulgurant. Monologue du nous de Bernard Noël, POL, 104 p., 8,90 €. Bernard Noël a écrit sous le choc des violences de la guerre d’Algérie, des évé- nements de 1968, de la faillite du com- munisme et des abus de langage du pouvoir qui ont vidé les mots de leur puissance. C’est en poète et au présent qu’il a mis ses mots à l’épreuve du poli- tique. Aujourd’hui, ce n’est plus l’arme du verbe qu’il met en jeu, mais la vio- lence comme moyen de faire corps col- lectivement pour lutter. Monologue du nous est une spéculation d’une rigueur inédite, qui prend acte d’un désastre : l’impuissance politique de la parole. L’homme des Lumières était un sujet libre et autonome – triomphant. Ce n’est plus le cas : trois romanciers montrent qu’il est désormais menacé de dissolution à chaque instant, à chaque phrase Dans quels états le « je » erre-t-il marianne dautrey I l y aurait un âge de la Terre, si l’on en croit le dernier film du cinéaste brésilien Glauber Rocha (L’Age de la Terre, 1980) ; il y aurait un âge de l’humanité aussi, si l’on admet les conjectures du philosophe Emma- nuel Kant, qui voyait dans l’avènement des Lumières une entrée de l’homme dans la maturité et l’instituait comme sujet libre et autonome. On a pu penser alors que cet état de « sujet » couronnait un long processus historique et fondait l’homme de manière irréversible. En réa- lité, le sujet entrait dans l’Histoire, fragile et instable. L’homme n’avait pu atteindre cet âge adulte qu’au prix d’un long com- bat existentiel et politique, qui allait de- voir sans cesse recommencer. Le constat n’est pas nouveau, mais trois romans récents, Data Transport, de Ma- thieu Brosseau, Today, de Rochelle Fack, Monologue du nous, de Bernard Noël, viennent nous le rappeler. Avec une radi- calité inédite de forme et de manière, ils semblent nous dire, à propos de ce sujet libre et autonome, que, comme la Terre, non seulement il serait susceptible de s’altérer, mais bien plus qu’il serait en passe de se désintégrer totalement. Data Transport, Monologue du nous, Today ra- content tous trois cette désintégration sur le mode d’une dissolution : une dis- solution venue de l’intérieur dans Today, une dissolution dans le monde dans Data Transport et Monologue du nous. Sans nom, sous les traits sinistrement familiers et pourtant indistincts du mi- grant, un naufragé est repêché dans un océan où il a perdu la mémoire et le lan- gage. Dépouillé de tout, réduit à l’état de nouveau-né, bien qu’adulte, ainsi surgit le « sujet » au tout début de Data Trans- port. Affecté à un poste de lecture et de classement de lettres sans destinataires (une sorte de Bartleby inversé), l’homme reconquiert le langage et son histoire, en ingérant ces textes égarés. Mais le récit de Data Transport a beau remonter jus- qu’à la scène première de sa naissance, jusqu’à ce moment précis où les horloges se sont arrêtées, où le temps s’est figé, ce suspens originel ne permet pas qu’ad- vienne un temps nouveau dans lequel il pourrait grandir, ni que Data Transport devienne un roman de formation. Dési- gné par une seule initiale : « M. », le per- sonnage demeure sans nom. Dans un état d’« inachèvement nomi- nal », innommé avant que d’être même innommable, sans langue propre, ana- chronique, il devient « poreux » aux cho- ses comme aux mots, et s’aliène au fil du texte jusqu’à perdre ses contours physi- ques et temporels, sa peau et son histoire qui le délimitent dans le temps et l’espace. De même, le récit de sa vie se disjoint en une stratification de textes fragmentai- res, hybrides, à l’origine et à la destination incertaines, qui ne retracent que des éclats discontinus, interrompus par les lettres répertoriées et classées par M., auxquelles il répond, comme leur desti- nataire ultime, inespéré et désespéré. Le texte creuse des faux raccords, correspon- dances autant que dissemblances, dans une langue surréelle qui joue de la permu- tation et fait sombrer dans l’indistinction le narrateur, le personnage et ses mots. « J’ai failli ne plus revenir. J’étais partie pour ne plus revenir. On m’a trouvée et on m’a secourue, sevrée. J’ai donc réapparu. » Comme dans Data Transport, Today pro- cède d’un évanouissement et d’un retour à soi incertain. Mais c’est de l’intérieur que le sujet se désagrège, ici. Il se dévore, en proie à un manque, le manque de la drogue, mais dont on comprend qu’il est en réalité un manque en soi, un manque à être, une « absence » ou béance, qui menace à tout instant d’engloutir le sujet, le « je » qui prend en charge le récit, ou de le faire déborder par les trous qu’il creuse. Nausicaa, puisque tel est le nom de ce « je », suit une cure de sevrage, marche dans la ville, danse, boit, et puis « shoote » de nouveau… et son pronom réflexif dis- paraît de sa phrase, tout comme son être se dissout, s’écoule, déborde en flots de paroles. Nausicaa raconte, parle, déparle plutôt. Ses mots portés par une volonté de récit, journal intime ou autoportrait, sont dérobés à la disparition qui l’anime, excédante, défaillante, vacillant entre in- carnation et désincarnation. L’écriture de Today, elle, épouse le mouvement verti- gineux et éperdu d’une danse effrénée et lyrique avec le manque pour, sinon le combler ou le tromper, du moins exister avec lui, en lui, dans son vertige, tandis que le compagnon de Nausicaa, un pein- tre qui se voit attribuer le nom de « To- day », tente de l’élever jusqu’à l’image, comme ses mots à elle tentent de la saisir dans son évanescence : « Today », comme « aujourd’hui » ou comme le présent : « Je manque à moi-même, je manque au pré- sent », avoue-t-elle. Monologue du nous, quant à lui, met en jeu la capacité du sujet à se constituer en un « nous » : « Nous voudrions que Nous soit une personne – une personne et non pas un individu. » Mais, comme dans To- day, ce « nous », qui porte le texte, est dé- fini par un manque, une perte : « Nous avons perdu nos illusions et chacun de nous se croit fortifié par cette perte. Nous savons cependant que nous y avons égaré quelque chose car la buée des illusions nous était plus utile que leur décomposi- tion. » De là, sans doute, le paradoxe du titre, qui réduit un « nous » à la solitude d’un discours pourtant collectif et se ré- vèle aporie : « Nous avons dû constater que chacun est seul tout en étant en nom- breuse compagnie, situation impensable (…) tant elle se dérobe jusque dans son énoncé. » Pour exister comme sujet, s’opposer au monde est vain : le monde réabsorbe toute opposition et au « nous révolution- naire » est objectée la nécessité, non « de faire la révolution, mais de l’épuiser à ja- mais pour en détruire toutes les illusions ». Il n’est alors plus qu’un seul moyen : la destruction, la destruction du monde qui, cependant, passe par la destruction de soi, sans espoir et sans autre fin que la « dissolution prévisible ». La logique est tranchante et implacable, et le texte com- pact et fulgurant de Monologue du nous progresse d’un souffle, sans reprendre haleine. Après la dénonciation, déjà an- cienne chez Bernard Noël, de l’aporie ré- volutionnaire, après l’hypothèse de l’at- tentat et sa mise en pratique, sans consé- quence, vient celle de l’attentat-suicide, radicale en ceci que le corps même du su- jet terroriste, démembré, dispersé, mé- connaissable, se mêle indistinctement à celui de ses victimes. Le « nous » de Mo- nologue du nous ne commettra aucun at- tentat-suicide, mais n’en sera pas moins dissolu, réduit à l’état d’individus indiffé- renciés, sans que sa parole ni ses actes aient eu la moindre conséquence. Près de deux siècles après Kant, Ber- nard Noël ressuscite le combat politique pour l’avènement du sujet et prend date lui aussi mais, cette fois, pour déclarer son impuissance politique et sa mort. La ligne de front entre sujet et monde, entre sujet et objet, entre le sujet et les autres a disparu, et sa disparition a anéanti jus- qu’à la possibilité du combat pour le su- jet. Les conséquences sont politiques évi- demment, mais elles sont aussi poéti- ques : ses mots se trouvent amputés du pouvoir de le faire exister et agir, d’impri- mer sa trace dans le monde et l’histoire. Au couperet du texte de Bernard Noël ré- pond la danse entre Artaud et Beckett de Today, et le cycle entropique de Data Transport : « Quand il s’agit de finir la fin, le départ peut revenir. Avec plus ou moins de renaissance », signale non sans hu- mour l’une des lettres que retient M. Dans Data Transport, la fin bégaye le dé- but dans son inachèvement verbal. ALINE BUREAU Extraits « Il n’y a pas d’âge pas plus que d’esprits. Il n’y a que des phéno- mènes superposés par effet de rouleau et qui en définitive n’en sont qu’un seul, communi- quant, le singulier et le plusieurs se rejoignent, les langues appa- raissent dans les plis de cette immense vague, ce phénomène qui décolle et s’écrase en un rou- leau multiplicateur de confettis géants, aucune forêt ne cache l’arbre, aucun arbre ne cache l’autre arbre, il n’y a qu’une va- gue d’arbres uniques au-dessus de laquelle se courbe le monde plat du ciel, aspirant les vaga- bonds, les errants par son sa- blier filamenteux. Il n’y a pas de chose, il n’y a que des pertes. » data transport, p. 100-101 « Et puis mes mots s’enchaî- nent, ça va comme ça, comme si une sangle avait lâché, une sangle qui retenait des choses qui ne se disent pas, des turbu- lences matées. Les mots me tiennent. Ils coulent dans un grand noir que je ne regarde pas, leur sens n’importe pas ! Ce qui importe, c’est leur façon de me toucher, de me faire parler. Je continue à dire des mots. Tout haut. Plus bas. Plus leur tempo est stable, mieux je me sens. Plus il est régulier, plus je suis en sécurité. J’ai l’estomac noué. La peur que mes talons éclatent. (…) C’est bien. C’est ce qu’on a cherché. Que les choses soient hostiles. Des griffures. » today, p. 21-22 « Nous avons, selon vos instruc- tions, pratiqué le désespoir que conteste le Nous et pratiqué obstinément le Nous, qui est la négation du désespoir : cet exercice a fini par ouvrir le gouffre noir où se fracassent et s’annulent les contradictions. Nous n’irons pas demain ac- complir un acte politique mais l’acte excessif qui unira des corps insupportablement uni- ques. Nous le préférons à la dissolution qu’opère fatalement la vie. Nous allons nous retirer maintenant afin de préparer ce qui doit l’être (…). Nous serrons les mains, nous partageons l’émotion et le goût amer du temps. » monologue du nous, p. 95 La ligne de front entre sujet et monde, entre sujet et objet, entre le sujet et les autres a disparu
1

Document(97)

Jan 27, 2016

Download

Documents

Le Monde
Welcome message from author
This document is posted to help you gain knowledge. Please leave a comment to let me know what you think about it! Share it to your friends and learn new things together.
Transcript
Page 1: Document(97)

0123Vendredi 19 juin 2015 Traversée | 5

Data Transportde Mathieu Brosseau, L’Ogre, 142 p., 16 €.A travers le récit d’un homme qui perd son langage et son histoire, puis recon­quiert mémoire et parole en emprun­tant les mots des autres, placés au re­but, le roman semble demander qui, du langage ou de la réalité, fait le monde et le sujet. Si les objets parlent, les mots prennent corps eux aussi. La question des causes premières ne suscite aucune réponse mais un tourbillon logique qui dévore son propre texte et son héros au lieu même de leur naissance. Data Transport est le roman d’une spécula­tion poétique parfaitement jubilatoire.

Todayde Rochelle Fack, POL, 224 p., 13,50 €.Le texte envoûté de Today tient de l’exorcisme. Nausicaa, jeune toxi­comane, comble le manque de la drogue, traverse les éblouissements de la drogue, en parlant, en se racon­tant. Elle s’accroche à ses mots qui déferlent tandis que son être tour à tour se désagrège, s’évanouit, ou se reprend, se recolle. C’est de cette ten­sion entre la possession d’un corps et la dépossession d’une parole, ou in­versement, que procède, que jaillit plutôt Today, chant syncopé, lyrique, fulgurant.

Monologue du nousde Bernard Noël, POL, 104 p., 8,90 €.Bernard Noël a écrit sous le choc des violences de la guerre d’Algérie, des évé­nements de 1968, de la faillite du com­munisme et des abus de langage du pouvoir qui ont vidé les mots de leur puissance. C’est en poète et au présent qu’il a mis ses mots à l’épreuve du poli­tique. Aujourd’hui, ce n’est plus l’arme du verbe qu’il met en jeu, mais la vio­lence comme moyen de faire corps col­lectivement pour lutter. Monologue du nous est une spéculation d’une rigueur inédite, qui prend acte d’un désastre : l’impuissance politique de la parole.

L’homme des Lumières était un sujet libre et autonome – triomphant. Ce n’est plus le cas : trois romanciers montrent qu’il est désormais menacé de dissolution à chaque instant, à chaque phrase

Dans quels états le « je » erre­t­il

marianne dautrey

I l y aurait un âge de la Terre, si l’onen croit le dernier film du cinéastebrésilien Glauber Rocha (L’Age dela Terre, 1980) ; il y aurait un âge del’humanité aussi, si l’on admet lesconjectures du philosophe Emma­

nuel Kant, qui voyait dans l’avènementdes Lumières une entrée de l’hommedans la maturité et l’instituait comme sujet libre et autonome. On a pu penser alors que cet état de « sujet » couronnait un long processus historique et fondait l’homme de manière irréversible. En réa­lité, le sujet entrait dans l’Histoire, fragileet instable. L’homme n’avait pu atteindrecet âge adulte qu’au prix d’un long com­bat existentiel et politique, qui allait de­voir sans cesse recommencer.

Le constat n’est pas nouveau, mais troisromans récents, Data Transport, de Ma­thieu Brosseau, Today, de Rochelle Fack, Monologue du nous, de Bernard Noël,viennent nous le rappeler. Avec une radi­calité inédite de forme et de manière, ils semblent nous dire, à propos de ce sujet libre et autonome, que, comme la Terre,non seulement il serait susceptible de s’altérer, mais bien plus qu’il serait en passe de se désintégrer totalement. Data Transport, Monologue du nous, Today ra­content tous trois cette désintégration sur le mode d’une dissolution : une dis­solution venue de l’intérieur dans Today, une dissolution dans le monde dansData Transport et Monologue du nous.

Sans nom, sous les traits sinistrementfamiliers et pourtant indistincts du mi­grant, un naufragé est repêché dans un océan où il a perdu la mémoire et le lan­gage. Dépouillé de tout, réduit à l’état de nouveau­né, bien qu’adulte, ainsi surgit le « sujet » au tout début de Data Trans­port. Affecté à un poste de lecture et declassement de lettres sans destinataires(une sorte de Bartleby inversé), l’homme reconquiert le langage et son histoire, en ingérant ces textes égarés. Mais le récitde Data Transport a beau remonter jus­

qu’à la scène première de sa naissance, jusqu’à ce moment précis où les horlogesse sont arrêtées, où le temps s’est figé, ce suspens originel ne permet pas qu’ad­vienne un temps nouveau dans lequel il pourrait grandir, ni que Data Transport devienne un roman de formation. Dési­gné par une seule initiale : « M. », le per­sonnage demeure sans nom.

Dans un état d’« inachèvement nomi­nal », innommé avant que d’être même innommable, sans langue propre, ana­chronique, il devient « poreux » aux cho­ses comme aux mots, et s’aliène au fil du texte jusqu’à perdre ses contours physi­

ques et temporels, sa peau et son histoire qui le délimitent dans le temps et l’espace.De même, le récit de sa vie se disjoint en une stratification de textes fragmentai­res, hybrides, à l’origine et à la destinationincertaines, qui ne retracent que des éclats discontinus, interrompus par les lettres répertoriées et classées par M., auxquelles il répond, comme leur desti­nataire ultime, inespéré et désespéré. Le texte creuse des faux raccords, correspon­dances autant que dissemblances, dans une langue surréelle qui joue de la permu­tation et fait sombrer dans l’indistinction le narrateur, le personnage et ses mots.

« J’ai failli ne plus revenir. J’étais partiepour ne plus revenir. On m’a trouvée et on m’a secourue, sevrée. J’ai donc réapparu. » Comme dans Data Transport, Today pro­cède d’un évanouissement et d’un retourà soi incertain. Mais c’est de l’intérieur que le sujet se désagrège, ici. Il se dévore, en proie à un manque, le manque de la drogue, mais dont on comprend qu’il est en réalité un manque en soi, un manque à être, une « absence » ou béance, quimenace à tout instant d’engloutir le sujet,le « je » qui prend en charge le récit, ou dele faire déborder par les trous qu’il creuse.

Nausicaa, puisque tel est le nom de ce« je », suit une cure de sevrage, marche dans la ville, danse, boit, et puis « shoote »de nouveau… et son pronom réflexif dis­paraît de sa phrase, tout comme son être se dissout, s’écoule, déborde en flots de paroles. Nausicaa raconte, parle, déparle plutôt. Ses mots portés par une volonté de récit, journal intime ou autoportrait, sont dérobés à la disparition qui l’anime, excédante, défaillante, vacillant entre in­carnation et désincarnation. L’écriture de Today, elle, épouse le mouvement verti­gineux et éperdu d’une danse effrénée et lyrique avec le manque pour, sinon le combler ou le tromper, du moins exister avec lui, en lui, dans son vertige, tandis que le compagnon de Nausicaa, un pein­tre qui se voit attribuer le nom de « To­day », tente de l’élever jusqu’à l’image, comme ses mots à elle tentent de la saisir dans son évanescence : « Today », comme« aujourd’hui » ou comme le présent : « Jemanque à moi­même, je manque au pré­sent », avoue­t­elle.

Monologue du nous, quant à lui, met enjeu la capacité du sujet à se constituer en

un « nous » : « Nous voudrions que Nous soit une personne – une personne et non pas un individu. » Mais, comme dans To­day, ce « nous », qui porte le texte, est dé­fini par un manque, une perte : « Nous avons perdu nos illusions et chacun denous se croit fortifié par cette perte. Nous savons cependant que nous y avons égaréquelque chose car la buée des illusions nous était plus utile que leur décomposi­tion. » De là, sans doute, le paradoxe dutitre, qui réduit un « nous » à la solitude d’un discours pourtant collectif et se ré­

vèle aporie : « Nous avons dû constaterque chacun est seul tout en étant en nom­breuse compagnie, situation impensable(…) tant elle se dérobe jusque dans son énoncé. »

Pour exister comme sujet, s’opposer aumonde est vain : le monde réabsorbe toute opposition et au « nous révolution­naire » est objectée la nécessité, non « de faire la révolution, mais de l’épuiser à ja­mais pour en détruire toutes les illusions ».Il n’est alors plus qu’un seul moyen : ladestruction, la destruction du monde qui, cependant, passe par la destruction de soi, sans espoir et sans autre fin que la « dissolution prévisible ». La logique est tranchante et implacable, et le texte com­pact et fulgurant de Monologue du nous progresse d’un souffle, sans reprendre haleine. Après la dénonciation, déjà an­cienne chez Bernard Noël, de l’aporie ré­volutionnaire, après l’hypothèse de l’at­tentat et sa mise en pratique, sans consé­quence, vient celle de l’attentat­suicide,radicale en ceci que le corps même du su­jet terroriste, démembré, dispersé, mé­connaissable, se mêle indistinctement àcelui de ses victimes. Le « nous » de Mo­nologue du nous ne commettra aucun at­tentat­suicide, mais n’en sera pas moins dissolu, réduit à l’état d’individus indiffé­renciés, sans que sa parole ni ses actes aient eu la moindre conséquence.

Près de deux siècles après Kant, Ber­nard Noël ressuscite le combat politique pour l’avènement du sujet et prend date lui aussi mais, cette fois, pour déclarer son impuissance politique et sa mort. La ligne de front entre sujet et monde, entresujet et objet, entre le sujet et les autres a disparu, et sa disparition a anéanti jus­qu’à la possibilité du combat pour le su­jet. Les conséquences sont politiques évi­demment, mais elles sont aussi poéti­ques : ses mots se trouvent amputés du pouvoir de le faire exister et agir, d’impri­mer sa trace dans le monde et l’histoire. Au couperet du texte de Bernard Noël ré­pond la danse entre Artaud et Beckett de Today, et le cycle entropique de Data Transport : « Quand il s’agit de finir la fin, le départ peut revenir. Avec plus ou moins de renaissance », signale non sans hu­mour l’une des lettres que retient M. Dans Data Transport, la fin bégaye le dé­but dans son inachèvement verbal.

ALINEBUREAU

Extraits« Il n’y a pas d’âge pas plus que d’esprits. Il n’y a que des phéno­mènes superposés par effet de rouleau et qui en définitive n’en sont qu’un seul, communi­quant, le singulier et le plusieurs se rejoignent, les langues appa­raissent dans les plis de cette immense vague, ce phénomène qui décolle et s’écrase en un rou­leau multiplicateur de confettis géants, aucune forêt ne cache l’arbre, aucun arbre ne cache l’autre arbre, il n’y a qu’une va­gue d’arbres uniques au­dessus de laquelle se courbe le monde plat du ciel, aspirant les vaga­bonds, les errants par son sa­blier filamenteux. Il n’y a pas de chose, il n’y a que des pertes. »

data transport, p. 100­101

« Et puis mes mots s’enchaî­nent, ça va comme ça, comme si une sangle avait lâché, une sangle qui retenait des choses qui ne se disent pas, des turbu­lences matées. Les mots me tiennent. Ils coulent dans un grand noir que je ne regarde pas, leur sens n’importe pas ! Ce qui importe, c’est leur façon de me toucher, de me faire parler. Je continue à dire des mots. Tout haut. Plus bas. Plus leur tempo est stable, mieux je me sens. Plus il est régulier, plus je suis en sécurité. J’ai l’estomac noué. La peur que mes talons éclatent. (…) C’est bien. C’est ce qu’on a cherché. Que les choses soient hostiles. Des griffures. »

today, p. 21­22

« Nous avons, selon vos instruc­tions, pratiqué le désespoir que conteste le Nous et pratiqué obstinément le Nous, qui est la négation du désespoir : cet exercice a fini par ouvrir le gouffre noir où se fracassent et s’annulent les contradictions. Nous n’irons pas demain ac­complir un acte politique mais l’acte excessif qui unira des corps insupportablement uni­ques. Nous le préférons à la dissolution qu’opère fatalement la vie. Nous allons nous retirer maintenant afin de préparer ce qui doit l’être (…). Nous serrons les mains, nous partageons l’émotion et le goût amer du temps. »

monologue du nous, p. 95

La ligne de front entre sujet et monde, entre sujet et objet, entre le sujet et les autres a disparu