--- Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes ----------------------------- Par JEAN-JAQUES ROUSSEAU Citoyen de GENEVE Non in depravatis, sed in his quæ bene secundum naturam se habent, considerandum est quid sit naturale. (« Il faut étudier ce qui est naturel non dans les êtres dépravés, mais dans ceux qui se comportent conformément à la nature. ») Aristote Politique, 1.2. A LA REPUBLIQUE DE GENEVE MAGNIFIQUES, TRES HONORES, ET SOUVERAINS SEIGNEURS, Convaincu qu'il n'appartient qu'au citoyen vertueux de rendre à sa patrie des honneurs qu'elle puisse avouer, il y a trente ans que je travaille à mériter de vous offrir un hommage public ; et cette heureuse occasion suppléant en partie à ce que mes efforts n'ont pu faire, j'ai cru qu'il me serait permis de consulter ici le zèle qui m'anime, plus que le droit qui devrait m'autoriser. Ayant eu le bonheur de naître parmi vous, comment pourrais-je méditer sur l'égalité que la nature a mise entre les hommes et sur l'inégalité qu'ils ont instituée, sans penser à la profonde sagesse avec laquelle l'une et l'autre, heureusement combinées dans cet Etat, concourent de la manière la plus approchante de la loi naturelle et la plus favorable à la société, au maintien de l'ordre public et au bonheur des particuliers ? En recherchant les meilleures maximes que le bon sens puisse dicter sur la constitution d'un gouvernement, j'ai été si frappé de les voir toutes en exécution dans le vôtre que même sans être né dans vos murs, j'aurais cru ne pouvoir me dispenser d'offrir ce tableau de la société humaine à celui de tous les peuples qui me paraît en
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Discours sur l'Origine et les Fondements de l'Inégalité Parmi les Hommes
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--- Discours sur l'origine et les fondements
de l'inégalité parmi les hommes -----------------------------
Par JEAN-JAQUES ROUSSEAU
Citoyen de GENEVE
Non in depravatis, sed in his quæ bene secundum naturam se habent,
considerandum est quid sit naturale.
(« Il faut étudier ce qui est naturel non dans les êtres dépravés, mais
dans ceux qui se comportent conformément à la nature. »)
Aristote
Politique, 1.2.
A LA REPUBLIQUE DE GENEVE
MAGNIFIQUES, TRES HONORES, ET SOUVERAINS SEIGNEURS,
Convaincu qu'il n'appartient qu'au citoyen vertueux de rendre à
sa patrie des honneurs qu'elle puisse avouer, il y a trente ans
que je travaille à mériter de vous offrir un hommage public ; et
cette heureuse occasion suppléant en partie à ce que mes efforts
n'ont pu faire, j'ai cru qu'il me serait permis de consulter ici
le zèle qui m'anime, plus que le droit qui devrait m'autoriser.
Ayant eu le bonheur de naître parmi vous, comment pourrais-je
méditer sur l'égalité que la nature a mise entre les hommes et
sur l'inégalité qu'ils ont instituée, sans penser à la profonde
sagesse avec laquelle l'une et l'autre, heureusement combinées
dans cet Etat, concourent de la manière la plus approchante de la
loi naturelle et la plus favorable à la société, au maintien de
l'ordre public et au bonheur des particuliers ? En recherchant
les meilleures maximes que le bon sens puisse dicter sur la
constitution d'un gouvernement, j'ai été si frappé de les voir
toutes en exécution dans le vôtre que même sans être né dans vos
murs, j'aurais cru ne pouvoir me dispenser d'offrir ce tableau de
la société humaine à celui de tous les peuples qui me paraît en
posséder les plus grands avantages, et en avoir le mieux prévenu
les abus.
Si j'avais eu à choisir le lieu de ma naissance, j'aurais choisi
une société d'une grandeur bornée par l'étendue des facultés
humaines, c'est-à-dire par la possibilité d'être bien gouvernée,
et où chacun suffisant à son emploi, nul n'eût été contraint de
commettre à d'autres les fonctions dont il était chargé : un Etat
où tous les particuliers se connaissant entre eux, les
manoeuvres obscures du vice ni la modestie de la vertu n'eussent
pu se dérober aux regards et au jugement du public, et où cette
douce habitude de se voir et de se connaître, fît de l'amour de
la patrie l'amour des citoyens plutôt que celui de la terre.
J'aurais voulu naître dans un pays où le souverain et le peuple
ne pussent avoir qu'un seul et même intérêt, afin que tous les
mouvements de la machine ne tendissent jamais qu'au bonheur
commun ; ce qui ne pouvant se faire à moins que le peuple et le
souverain ne soient une même personne, il s'ensuit que j'aurais
voulu naître sous un gouvernement démocratique, sagement tempéré.
J'aurais voulu vivre et mourir libre, c'est-à-dire tellement
soumis aux lois que ni moi ni personne n'en pût secouer
l'honorable joug ; ce joug salutaire et doux, que les têtes les
plus fières portent d'autant plus docilement qu'elles sont faites
pour n'en porter aucun autre.
J'aurais donc voulu que personne dans l'Etat n'eût pu se dire au-
dessus de la loi, et que personne au-dehors n'en pût imposer que
l'Etat fût obligé de reconnaître. Car quelle que puisse être la
constitution d'un gouvernement, s'il s'y trouve un seul homme qui
ne soit pas soumis à la loi, tous les autres sont nécessairement
à la discrétion de celui-là1 ; et s'il y a un chef national, et
un autre chef étranger, quelque partage d'autorité qu'ils
puissent faire, il est impossible que l'un et l'autre soient bien
obéis et que l'Etat soit bien gouverné.
Je n'aurais point voulu habiter une République de nouvelle
institution, quelques bonnes lois qu'elle pût avoir ; de peur que
le gouvernement autrement constitué peut-être qu'il ne faudrait
pour le moment, ne convenant pas aux nouveaux citoyens, ou les
citoyens au nouveau gouvernement, l'Etat ne fût sujet à être
ébranlé et détruit presque dès sa naissance. Car il en est de la
liberté comme de ces aliments solides et succulents, ou de ces
vins généreux, propres à nourrir et fortifier les tempéraments
robustes qui en ont l'habitude, mais qui accablent, ruinent et
enivrent les faibles et délicats qui n'y sont point faits. Les
peuples une fois accoutumés à des maîtres ne sont plus en état de
s'en passer. S'ils tentent de secouer le joug, ils s'éloignent
d'autant plus de la liberté que prenant pour elle une licence
effrénée qui lui est opposée, leurs révolutions les livrent
presque toujours à des séducteurs qui ne font qu'aggraver leurs
chaînes. Le peuple romain lui-même, ce modèle de tous les peuples
libres, ne fut point en état de se gouverner en sortant de
l'oppression des Tarquins. Avili par l'esclavage et les travaux
ignominieux qu'ils lui avaient imposés, ce n'était d'abord qu'une
stupide populace qu'il fallut ménager et gouverner avec la plus
grande sagesse, afin que s'accoutumant peu à peu à respirer l'air
salutaire de la liberté, ces âmes énervées ou plutôt abruties
sous la tyrannie, acquissent par degrés cette sévérité de moeurs
et cette fierté de courage qui en firent enfin le plus
respectable de tous les peuples. J'aurais donc cherché pour ma
patrie une heureuse et tranquille république dont l'ancienneté se
perdît en quelque sorte dans la nuit des temps ; qui n'eût
éprouvé que des atteintes propres à manifester et affermir dans
ses habitants le courage et l'amour de la patrie, et où les
citoyens, accoutumés de longue main à une sage indépendance,
fussent, non seulement libres, mais dignes de l'être.
J'aurais voulu me choisir une patrie, détournée par une heureuse
impuissance du féroce amour des conquêtes, et garantie par une
position encore plus heureuse de la crainte de devenir elle-même
la conquête d'un autre Etat : une ville libre placée entre
plusieurs peuples dont aucun n'eût intérêt à l'envahir, et dont
chacun eût intérêt d'empêcher les autres de l'envahir eux-mêmes,
une république, en un mot, qui ne tentât point l'ambition de ses
voisins et qui pût raisonnablement compter sur leur secours au
besoin. Il s'ensuit que dans une position si heureuse, elle
n'aurait rien eu à craindre que d'elle-même, et que si ses
citoyens s'étaient exercés aux armes, c'eût été plutôt pour
entretenir chez eux cette ardeur guerrière et cette fierté de
courage qui sied si bien à la liberté et qui en nourrit le goût
que par la nécessité de pourvoir à leur propre défense.
J'aurais cherché un pays où le droit de législation fût commun à
tous les citoyens ; car qui peut mieux savoir qu'eux sous quelles
conditions il leur convient de vivre ensemble dans une même
société ? Mais je n'aurais pas approuvé des plébiscites
semblables à ceux des Romains où les chefs de l'Etat et les plus
intéressés à sa conservation étaient exclus des délibérations
dont souvent dépendait son salut, et où par une absurde
inconséquence les magistrats étaient privés des droits dont
jouissaient les simples citoyens.
Au contraire, j'aurais désiré que pour arrêter les projets
intéressés et mal conçus, et les innovations dangereuses qui
perdirent enfin les Athéniens, chacun n'eût pas le pouvoir de
proposer de nouvelles lois à sa fantaisie ; que ce droit
appartînt aux seuls magistrats ; qu'ils en usassent même avec
tant de circonspection, que le peuple de son côté fût si réservé
à donner son consentement à ces lois, et que la promulgation ne
pût s'en faire qu'avec tant de solennité, qu'avant que la
constitution fût ébranlée on eût le temps de se convaincre que
c'est surtout la grande antiquité des lois qui les rend saintes
et vénérables, que le peuple méprise bientôt celles qu'il voit
changer tous les jours, et qu'en s'accoutumant à négliger les
anciens usages sous prétexte de faire mieux, on introduit souvent
de grands maux pour en corriger de moindres.
J'aurais fui surtout, comme nécessairement mal gouvernée, une
république où le peuple, croyant pouvoir se passer de ses
magistrats ou ne leur laisser qu'une autorité précaire, aurait
imprudemment gardé l'administration des affaires civiles et
l'exécution de ses propres lois ; telle dut être la grossière
constitution des premiers gouvernements sortant immédiatement de
l'état de nature, et tel fut encore un des vices qui perdirent la
république d'Athènes.
Mais j'aurais choisi celle où les particuliers se contentant de
donner la sanction aux lois, et de décider en corps et sur le
rapport des chefs les plus importantes affaires publiques,
établiraient des tribunaux respectés, en distingueraient avec
soin les divers départements ; éliraient d'année en année les
plus capables et les plus intègres de leurs concitoyens pour
administrer la justice et gouverner l'Etat ; et où la vertu des
magistrats portant ainsi témoignage de la sagesse du peuple, les
uns et les autres s'honoreraient mutuellement. De sorte que si
jamais de funestes malentendus venaient à troubler la concorde
publique, ces temps mêmes d'aveuglement et d'erreurs fussent
marqués par des témoignages de modération, d'estime réciproque,
et d'un commun respect pour les lois ; présages et garants d'une
réconciliation sincère et perpétuelle.
Tels sont, MAGNIFIQUES, TRES HONORES, ET SOUVERAINS SEIGNEURS,
les avantages que j'aurais recherchés dans la patrie que je me
serais choisie. Que si la providence y avait ajouté de plus une
situation charmante, un climat tempéré, un pays fertile, et
l'aspect le plus délicieux qui soit sous le ciel, je n'aurais
désiré pour combler mon bonheur que de jouir de tous ces biens
dans le sein de cette heureuse patrie, vivant paisiblement dans
une douce société avec mes concitoyens, exerçant envers eux, et à
leur exemple, l'humanité, l'amitié et toutes les vertus, et
laissant après moi l'honorable mémoire d'un homme de bien, et
d'un honnête et vertueux patriote.
Si, moins heureux ou trop tard sage, je m'étais vu réduit à finir
en d'autres climats une infirme et languissante carrière,
regrettant inutilement le repos et la paix dont une jeunesse
imprudente m'aurait privé ; j'aurais du moins nourri dans mon âme
ces mêmes sentiments dont je n'aurais pu faire usage dans mon
pays, et pénétré d'une affection tendre et désintéressée pour mes
concitoyens éloignés, je leur aurais adressé du fond de mon coeur
à peu près le discours suivant.
Mes chers concitoyens ou plutôt mes frères, puisque les liens du
sang ainsi que les lois nous unissent presque tous, il m'est doux
de ne pouvoir penser à vous, sans penser en même temps à tous les
biens dont vous jouissez et dont nul de vous peut-être ne sent
mieux le prix que moi qui les ai perdus. Plus je réfléchis sur
votre situation politique et civile, et moins je puis imaginer
que la nature des choses humaines puisse en comporter une
meilleure. Dans tous les autres gouvernements, quand il est
question d'assurer le plus grand bien de l'Etat, tout se borne
toujours à des projets en idées, et tout au plus à de simples
possibilités. Pour vous, votre bonheur est tout fait, il ne faut
qu'en jouir, et vous n'avez plus besoin pour devenir parfaitement
heureux que de savoir vous contenter de l'être. Votre
souveraineté acquise ou recouvrée à la pointe de l'épée, et
conservée durant deux siècles à force de valeur et de sagesse,
est enfin pleinement et universellement reconnue. Des traités
honorables fixent vos limites, assurent vos droits, et
affermissent votre repos. Votre constitution est excellente,
dictée par la plus sublime raison, et garantie par des puissances
amies et respectables ; votre Etat est tranquille, vous n'avez ni
guerres ni conquérants à craindre ; vous n'avez point d'autres
maîtres que de sages lois que vous avez faites, administrées par
des magistrats intègres qui sont de votre choix ; vous n'êtes ni
assez riches pour vous énerver par la mollesse et perdre dans de
vaines délices le goût du vrai bonheur et des solides vertus, ni
assez pauvres pour avoir besoin de plus de secours étrangers que
ne vous en procure votre industrie ; et cette liberté précieuse
qu'on ne maintient chez les grandes nations qu'avec des impôts
exorbitants, ne vous coûte presque rien à conserver.
Puisse durer toujours pour le bonheur de ses citoyens et
l'exemple des peuples une république si sagement et si
heureusement constituée ! Voilà le seul voeu qui vous reste à
faire, et le seul soin qui vous reste à prendre. C'est à vous
seuls désormais, non à faire votre bonheur, vos ancêtres vous en
ont évité la peine, mais à le rendre durable par la sagesse d'en
bien user. C'est de votre union perpétuelle, de votre obéissance
aux lois ; de votre respect pour leurs ministres que dépend votre
conservation. S'il reste parmi vous le moindre germe d'aigreur ou
de défiance, hâtez-vous de le détruire comme un levain funeste
d'où résulteraient tôt ou tard, vos malheurs et la ruine de
l'Etat. Je vous conjure de rentrer tous au fond de votre coeur et
de consulter la voix secrète de votre conscience. Quelqu'un parmi
vous connaît-il dans l'univers un corps plus intègre, plus
éclairé, plus respectable que celui de votre magistrature ? Tous
ses membres ne vous donnent-ils pas l'exemple de la modération,
de la simplicité de moeurs, du respect pour les lois et de la
plus sincère réconciliation : rendez donc sans réserve à de si
sages chefs cette salutaire confiance que la raison doit à la
vertu ; songez qu'ils sont de votre choix, qu'ils le justifient,
et que les honneurs dus à ceux que vous avez constitués en
dignité retombent nécessairement sur vous-mêmes. Nul de vous
n'est assez peu éclairé pour ignorer qu'où cessent la vigueur des
lois et l'autorité de leurs défenseurs, il ne peut y avoir ni
sûreté ni liberté pour personne. De quoi s'agit-il donc entre
vous que de faire de bon coeur et avec une juste confiance ce que
vous seriez toujours obligés de faire par un véritable intérêt,
par devoir, et pour la raison ? Qu'une coupable et funeste
indifférence pour le maintient de la constitution, ne vous fasse
jamais négliger au besoin les sages avis des plus éclairés et des
plus zélés d'entre vous. Mais que l'équité, la modération, la
plus respectueuse fermeté, continuent de régler toutes vos
démarches et de montrer en vous à tout l'univers l'exemple d'un
peuple fier et modeste, aussi jaloux de sa gloire que de sa
liberté. Gardez-vous, surtout et ce sera mon dernier conseil,
d'écouter jamais des interprétations sinistres et des discours
envenimés dont les motifs secrets sont souvent plus dangereux que
les actions qui en sont l'objet. Toute une maison s'éveille et se
tient en alarmes aux premiers cris d'un bon et fidèle gardien qui
n'aboie jamais qu'à l'approche des voleurs ; mais on hait
l'importunité de ces animaux bruyants qui troublent sans cesse le
repos public, et dont les avertissements continuels et déplacés
ne se font pas même écouter au moment qu'ils sont nécessaires.
Et vous MAGNIFIQUES ET TRES HONORES SEIGNEURS ; vous dignes et
respectables magistrats d'un peuple libre ; permettez-moi de vous
offrir en particulier mes hommages et mes devoirs. S'il y a dans
le monde un rang propre à illustrer ceux qui l'occupent, c'est
sans doute celui que donnent les talents et la vertu, celui dont
vous vous êtes rendus dignes, et auquel vos concitoyens vous ont
élevés. Leur propre mérite ajoute encore au vôtre un nouvel
éclat, et choisis par des hommes capables d'en gouverner
d'autres, pour les gouverner eux-mêmes, je vous trouve autant au-
dessus des autres magistrats qu'un peuple libre, et surtout celui
que vous avez l'honneur de conduire, est par ses lumières et par
sa raison au-dessus de la populace des autres Etats.
Qu'il me soit permis de citer un exemple dont il devrait rester
de meilleures traces, et qui sera toujours présent à mon cœur. Je
ne me rappelle point sans la plus douce émotion la mémoire du
vertueux citoyen de qui j'ai reçu le jour, et qui souvent
entretint mon enfance du respect qui vous était dû. Je le vois
encore vivant du travail de ses mains, et nourrissant son âme des
vérités les plus sublimes. Je vois Tacite et Grotius
PREFACE
La plus utile et la moins avancée de toutes les connaissances
humaines me paraît être celle de l'homme2 et j'ose dire que la
seule inscription du temple de Delphes contenait un précepte que
le temps, la mer et les orages avaient tellement défigurée
qu'elle ressemblait moins à un dieu qu'à une bête féroce, l'âme
humaine altérée au sein de la société par mille causes sans cesse
renaissantes, par l'acquisition d'une multitude de connaissances
et d'erreurs, par les changements arrivés à la constitution des
corps, et par le choc continuel des passions, a, pour ainsi dire,
changé d'apparence au point d'être presque méconnaissable ; et
l'on n'y retrouve plus, au lieu d'un être agissant toujours par
des principes certains et invariables, au lieu de cette céleste
et majestueuse simplicité dont son auteur l'avait empreinte, que
le difforme contraste de la passion qui croit raisonner et de
l'entendement en délire.
Ce qu'il y a de plus cruel encore, c'est que tous les progrès de
l'espèce humaine l'éloignant sans cesse de son état primitif,
plus nous accumulons de nouvelles connaissances, et plus nous
nous ôtons les moyens d'acquérir la plus importante de toutes, et
que c'est en un sens à force d'étudier l'homme que nous nous
sommes mis hors d'état de le connaître.
Il est aisé de voir que c'est dans ces changements successifs de
la constitution humaine qu'il faut chercher la première origine
des différences qui distinguent les hommes, lesquels d'un commun
aveu sont naturellement aussi égaux entre eux que l'étaient les
animaux de chaque espèce, avant que diverses causes physiques
eussent introduit dans quelques-unes les variétés que nous y
remarquons. En effet, il n'est pas concevable que ces premiers
changements, par quelque moyen qu'ils soient arrivés, aient
altéré tout à la fois et de la même manière tous les individus de
l'espèce ; mais les uns s'étant perfectionnés ou détériorés, et
ayant acquis diverses qualités bonnes ou mauvaises qui n'étaient
point inhérentes à leur nature, les autres restèrent plus
longtemps dans leur état originel ; et telle fut parmi les hommes
la première source de l'inégalité, qu'il est plus aisé de
démontrer ainsi en général que d'en assigner avec précision les
véritables causes.
Que mes lecteurs ne s'imaginent donc pas que j'ose me flatter
d'avoir vu ce qui me paraît si difficile à voir. J'ai commencé
quelques raisonnements ; j'ai hasardé quelques conjectures, et
plus encore celle du droit naturel, sont manifestement des idées
relatives à la nature de l'homme. C'est donc de cette nature même
de l'homme, continue-t-il, de sa constitution et de son état
qu'il faut déduire les principes de cette science.
Ce n'est point sans surprise et sans scandale qu'on remarque le
peu d'accord qui règne sur cette importante matière entre les
divers auteurs qui en ont traité. Parmi les plus graves écrivains
à peine en trouve-t-on deux qui soient du même avis sur ce point.
Sans parler des anciens philosophes qui semblent avoir pris à
tâche de se contredire entre eux sur les principes les plus
fondamentaux, les jurisconsultes ont parlé du droit naturel que
chacun a de conserver ce qui lui appartient, sans expliquer ce
qu'ils entendaient par appartenir ; d'autres
P R E M I E R E P A R T I E
Quelque important qu'il soit, pour bien juger de l'état naturel
de l'homme, de le considérer dès son origine, et de l'examiner,
pour ainsi dire, dans le premier embryon de l'espèce ; je ne
suivrai point son organisation à travers ses développements
successifs. Je ne m'arrêterai pas à rechercher dans le système
animal ce qu'il put être au commencement, pour devenir enfin ce
qu'il est ; je n'examinerai pas si, comme le pense Aristote, ses
ongles allongés ne furent point d'abord des griffes crochues ;
s'il n'était point velu comme un ours, et si marchant à quatre
pieds3 , ses regards dirigés vers la terre, et bornés à un
horizon de quelques pas, ne marquaient point à la fois le
caractère, et les limites de ses idées. Je ne pourrais former sur
ce sujet que des conjectures vagues, et presque imaginaires.
L'anatomie comparée a fait encore trop peu de progrès, les
observations des naturalistes sont encore trop incertaines, pour
qu'on puisse établir sur de pareils fondements la base d'un
raisonnement solide ; ainsi, sans avoir recours aux connaissances
surnaturelles que nous avons sur ce point, et sans avoir égard
aux changements qui ont dû survenir dans la conformation, tant
intérieure qu'extérieure, de l'homme, à mesure qu'il appliquait
ses membres à de nouveaux usages, et qu'il se nourrissait de
nouveaux aliments, je le supposerai conforme de tous temps, comme
je le vois aujourd'hui, marchant à deux pieds, se servant de ses
mains comme nous faisons des nôtres, portant ses regards sur
toute la nature, et mesurant des yeux la vaste étendue du ciel.
En dépouillant cet être, ainsi constitué, de tous les dons
surnaturels qu'il a pu recevoir, et de toutes les facultés
artificielles qu'il n'a pu acquérir que par de longs progrès ; en
le considérant, en un mot, tel qu'il a dû sortir des mains de la
nature, je vois un animal moins fort que les uns, moins agile que
les autres, mais, à tout prendre, organisé le plus
avantageusement de tous. Je le vois se rassasiant sous un chêne,
se désaltérant au premier ruisseau, trouvant son lit au pied du
même arbre qui lui a fourni son repas, et voilà ses besoins
satisfaits.
La terre abandonnée à sa fertilité naturelle4 , et couverte de
forêts immenses que la cognée ne mutila jamais, offre à chaque
pas des magasins et des retraites aux animaux de toute espèce.
Les hommes dispersés parmi eux observent, imitent leur industrie,
et s'élèvent ainsi jusqu'à l'instinct des bêtes, avec cet
avantage que chaque espèce n'a que le sien propre, et que l'homme
n'en ayant peut-être aucun qui lui appartienne, se les approprie
tous, se nourrit également de la plupart des aliments divers5 que
les autres animaux se partagent, et trouve par con-séquent sa
subsistance plus aisément que ne peut faire aucun d'eux.
Accoutumés dès l'enfance aux intempéries de l'air, et à la
rigueur des saisons, exercés à la fatigue, et forcés de défendre
nus et sans armes leur vie et leur proie contre les autres bêtes
féroces, ou de leur échapper à la course, les hommes se forment
un tempérament robuste et presque inaltérable. Les enfants,
apportant au monde l'excellente constitution de leurs pères, et
la fortifiant par les mêmes exercices qui l'ont produite,
acquièrent ainsi toute la vigueur dont l'espèce humaine est
capable. La nature en use précisément avec eux comme la loi de
Sparte avec les enfants des citoyens ; elle rend forts et
robustes ceux qui sont bien constitués et fait périr tous les
autres ; différente en cela de nos sociétés, où l'Etat, en
rendant les enfants onéreux aux pères, les tue indistinctement
avant leur naissance.
Le corps de l'homme sauvage étant le seul instrument qu'il
connaisse, il l'emploie à divers usages, dont, par le défaut
d'exercice, les nôtres sont incapables, et c'est notre industrie
qui nous ôte la force et l'agilité que la nécessité l'oblige
d'acquérir. S'il avait eu une hache, son poignet romprait-il de
si fortes branches ? S'il avait eu une fronde, lancerait-il de la
main une pierre avec tant de raideur ? S'il avait eu une échelle,
grimperait-il si légèrement sur un arbre ? S'il avait eu un
cheval, serait-il si vite à la course ? Laissez à l'homme
civilisé le temps de rassembler toutes ses machines autour de
lui, on ne peut douter qu'il ne surmonte facilement l'homme
sauvage ; mais si vous voulez voir un combat plus inégal encore,
mettez-les nus et désarmés vis-à-vis l'un de l'autre, et vous
reconnaîtrez bientôt quel est l'avantage d'avoir sans cesse
toutes ses forces à sa disposition, d'être toujours prêt à tout
événement, et de se porter, pour ainsi dire, toujours tout entier
avec soi6.
Hobbes prétend que l'homme est naturellement intrépide, et ne
cherche qu'à attaquer, et combattre. Un philosophe illustre et
Pufendorff Il est vrai que si la femme vient à périr l'enfant
risque fort de périr avec elle ; mais ce danger est commun à cent
autres espèces, dont les petits ne sont de longtemps en état
d'aller chercher eux-mêmes leur nourriture ; et si l'enfance est
plus longue parmi nous, la vie étant plus longue aussi, tout est
encore à peu près égal en ce point7 , quoiqu'il y ait sur la
durée du premier âge, et sur le nombre des petits8 , d'autres
règles, qui ne sont pas de mon sujet. Chez les vieillards, qui
agissent et transpirent peu, le besoin d'aliments diminue avec la
faculté d'y pourvoir ; et comme la vie sauvage éloigne d'eux la
goutte et les rhumatismes, et que la vieillesse est de tous les
maux celui que les secours humains peuvent le moins soulager, ils
s'éteignent enfin, sans qu'on s'aperçoive qu'ils cessent d'être,
et presque sans s'en apercevoir eux-mêmes.
A l'égard des maladies, je ne répéterai point les vaines et
fausses déclamations, que font contre la médecine la plupart des
gens en santé ; mais je demanderai s'il y a quelque observation
solide de laquelle on puisse conclure que dans les pays, où cet
art est le plus négligé, la vie moyenne de l'homme soit plus
courte que dans ceux où il est cultivé avec le plus de soin ; et
comment cela pourrait-il être, si nous nous donnons plus de maux
que la médecine ne peut nous fournir de remèdes ! L'extrême
inégalité dans la manière de vivre, l'excès d'oisiveté dans les
uns, l'excès de travail dans les autres, la facilité d'irriter et
de satisfaire nos appétits et notre sensualité, les aliments trop
recherchés des riches, qui les nourrissent de sucs échauffants et
les accablent d'indigestions, la mauvaise nourriture des pauvres,
dont ils manquent même le plus souvent, et dont le défaut les
porte à surcharger avidement leur estomac dans l'occasion, les
veilles, les excès de toute espèce, les transports immodérés de
toutes les passions, les fatigues, et l'épuisement d'esprit, les
chagrins, et les peines sans nombre qu'on éprouve dans tous les
états, et dont les âmes sont perpétuellement rongées. Voilà les
funestes garants que la plupart de nos maux sont notre propre
ouvrage, et que nous les aurions presque tous évités, en
conservant la manière de vivre simple, uniforme, et solitaire qui
nous était prescrite par la nature. Si elle nous a destinés à
être sains, j'ose presque assurer que l'état de réflexion est un
état contre nature, et que l'homme qui médite est un animal
dépravé. Quand on songe à la bonne constitution des sauvages, au
moins de ceux que nous n'avons pas perdus avec nos liqueurs
fortes, quand on sait qu'ils ne connaissent presque d'autres
maladies que les blessures, et la vieillesse, on est très porté à
croire qu'on ferait aisément l'histoire des maladies humaines en
suivant celle des sociétés civiles. C'est au moins l'avis de
Platon, qui juge, sur certains remèdes employés ou approuvés par
Podalyre et Macaon. Je n'ai considéré jusqu'ici que l'homme
physique. Tâchons de le regarder maintenant par le côté
métaphysique et moral.
Je ne vois dans tout animal qu'une machine ingénieuse, à qui la
nature a donné des sens pour se remonter elle-même, et pour se
garantir, jusqu'à un certain point, de tout ce qui tend à la
détruire, ou à la déranger. J'aperçois précisément les mêmes
choses dans la machine humaine, avec cette différence que la
nature seule fait tout dans les opérations de la bête, au lieu
que l'homme concourt aux siennes, en qualité d'agent libre. L'un
choisit ou rejette par instinct, et l'autre par un acte de
liberté ; ce qui fait que la bête ne peut s'écarter de la règle
qui lui est prescrite, même quand il lui serait avantageux de le
faire, et que l'homme s'en écarte souvent à son préjudice. C'est
ainsi qu'un pigeon mourrait de faim près d'un bassin rempli des
meilleures viandes, et un chat sur des tas de fruits, ou de
grain, quoique l'un et l'autre pût très bien se nourrir de
l'aliment qu'il dédaigne, s'il s'était avisé d'en essayer. C'est
ainsi que les hommes dissolus se livrent à des excès, qui leur
causent la fièvre et la mort ; parce que l'esprit déprave les
sens, et que la volonté parle encore, quand la nature se tait.
Tout animal a des idées puisqu'il a des sens, il combine même ses
idées jusqu'à un certain point, et l'homme ne diffère à cet égard
de la bête que du plus au moins. Quelques philosophes ont même
avancé qu'il y a plus de différence de tel homme à tel homme que
de tel homme à telle bête ; ce n'est donc pas tant l'entendement
qui fait parmi les animaux la distinction spécifique de l'homme
que sa qualité d'agent libre. La nature commande à tout animal,
et la bête obéit. L'homme éprouve la même impression, mais il se
reconnaît libre d'acquiescer, ou de résister ; et c'est surtout
dans la conscience de cette liberté que se montre la spiritualité
de son âme : car la physique explique en quelque manière le
mécanisme des sens et la formation des idées ; mais dans la
puissance de vouloir ou plutôt de choisir, et dans le sentiment
de cette puissance on ne trouve que des actes purement
spirituels, dont on n'explique rien par les lois de la mécanique.
Mais, quand les difficultés qui environnent toutes ces questions,
laisseraient quelque lieu de disputer sur cette différence de
l'homme et de l'animal, il y a une autre qualité très spécifique
qui les distingue, et sur laquelle il ne peut y avoir de
contestation, c'est la faculté de se perfectionner ; faculté qui,
à l'aide des circonstances, développe successivement toutes les
autres, et réside parmi nous tant dans l'espèce que dans
l'individu, au lieu qu'un animal est, au bout de quelques mois,
ce qu'il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans,
ce qu'elle était la première année de ces mille ans. Pourquoi
l'homme seul est-il sujet à devenir imbécile ? N'est-ce point
qu'il retourne ainsi dans son état primitif, et que, tandis que
la bête, qui n'a rien acquis et qui n'a rien non plus à perdre,
reste toujours avec son instinct, l'homme reperdant par la
vieillesse ou d'autres accidents tout ce que
sa perfectibilité. L'homme sauvage, livré par la nature au seul
instinct, ou plutôt dédommagé de celui qui lui manque peut-être,
par des facultés capables d'y suppléer d'abord, et de l'élever
ensuite fort au-dessus de celle-là, commencera donc par les
fonctions purement animales10 : apercevoir et sentir sera son
premier état, qui lui sera commun avec tous les animaux. Vouloir
et ne pas vouloir, désirer et craindre, seront les premières, et
presque les seules opérations de son âme, jusqu'à ce que de
nouvelles circonstances y causent de nouveaux développements.
Quoi qu'en disent les moralistes, l'entendement, qui, d'un commun
aveu, lui doivent beaucoup aussi : c'est par leur activité que
notre raison se perfectionne ; nous ne cherchons à connaître que
parce que nous désirons de jouir, et il n'est pas possible de
concevoir pourquoi celui qui n'aurait ni désirs ni craintes se
donnerait la peine de raisonner. Les passions, à leur tour,
tirent leur origine de nos besoins, et leur progrès de nos
connaissances ; car on ne peut désirer ou craindre les choses que
sur les idées qu'on en peut avoir, ou par la simple impulsion de
la nature ; et l'homme sauvage, privé de toute sorte de lumières,
n'éprouve que les passions de cette dernière espèce ; ses désirs
ne passent pas ses besoins physiques11; les seuls biens, qu'il
connaisse dans l'univers sont la nourriture, une femelle et le
repos ; les seuls maux qu'il craigne sont la douleur et la faim ;
je dis la douleur et non la mort ; car jamais l'animal ne saura
ce que c'est que mourir, et la connaissance de la mort, et de ses
terreurs, est une des premières acquisitions que l'homme ait
faites, en s'éloignant de la condition animale.
Il me serait aisé, si cela m'était nécessaire, d'appuyer ce
sentiment par les faits, et de faire voir que chez toutes les
nations du monde, les progrès de l'esprit se sont précisément
proportionnés aux besoins que les peuples avaient reçus de la
nature, ou auxquels les circonstances les avaient assujettis, et
par conséquent aux passions, qui les portaient à pourvoir à ces
besoins. Je montrerais en Egypte les arts naissants, et
s'étendant avec les débordements du Nil ; je suivrais leur
progrès chez les Grecs, où l'on les vit germer, croître, et
s'élever jusqu'aux cieux parmi les sables et les rochers de
l'Attique, sans pouvoir prendre racine sur les bords fertiles de
l'Eurotas ; je remarquerais qu'en général les peuples du Nord
sont plus industrieux que ceux du Midi, parce qu'ils peuvent
moins se passer de l'être, comme si la nature voulait ainsi
égaliser les choses, en donnant aux esprits la fertilité qu'elle
refuse à la terre.
Mais sans recourir aux témoignages incertains de l'Histoire, qui
ne voit que tout semble éloigner de l'homme sauvage la tentation
et les moyens de cesser de l'être ? Son imagination ne lui peint
rien ; son coeur ne lui demande rien. Ses modiques besoins se
trouvent si aisément sous la main, et il est si loin du degré de
connaissances nécessaires pour désirer d'en acquérir de plus
grandes qu'il ne peut avoir ni prévoyance, ni curiosité. Le
spectacle de la nature lui devient indifférent, à force de lui
devenir familier. C'est toujours le même ordre, ce sont toujours
les mêmes révolutions ; il n'a pas l'esprit de s'étonner des plus
grandes merveilles ; et ce n'est pas chez lui qu'il faut chercher
la philosophie dont l'homme a besoin, pour savoir observer une
fois ce qu'il a vu tous les jours. Son âme, que rien n'agite, se
livre au seul sentiment de son existence actuelle, sans aucune
idée de l'avenir, quelque prochain qu'il puisse être, et ses
projets, bornés comme ses vues, s'étendent à peine jusqu'à la fin
de la journée. Tel est encore aujourd'hui le degré de prévoyance
du Caraïbe : il vend le matin son lit de coton, et vient pleurer
le soir pour le racheter, faute d'avoir prévu qu'il en aurait
besoin pour la nuit prochaine.
Plus on médite sur ce sujet, plus la distance des pures
sensations aux plus simples connaissances s'agrandit à nos
regards ; et il est impossible de concevoir comment un homme
aurait pu par ses seules forces, sans le secours de la
communication, et sans l'aiguillon de la nécessité, franchir un
si grand intervalle. Combien de siècles se sont peut-être
écoulés, avant que les hommes aient été à portée de voir d'autre
feu que celui du ciel ? Combien ne leur a-t-il pas fallu de
différents hasards pour apprendre les usages les plus communs de
cet élément ? Combien de fois ne l'ont-ils pas laissé éteindre,
avant que d'avoir acquis l'art de le reproduire ? Et combien de
fois peut-être chacun de ces secrets n'est-il pas mort avec celui
qui l'avait découvert ? Que dirons-nous de l'agriculture, art qui
demande tant de travail et de prévoyance ; qui tient à d'autres
arts, qui très évidemment n'est praticable que dans une société
au moins commencée, et qui ne nous sert pas tant à tirer de la
terre des aliments qu'elle fournirait bien sans cela qu'à la
forcer aux préférences, qui sont le plus de notre goût ? Mais
supposons que les hommes eussent tellement multiplié que les
productions naturelles n'eussent plus suffi pour les nourrir ;
supposition qui, pour le dire en passant, montrerait un grand
avantage pour l'espèce humaine dans cette manière de vivre ;
supposons que sans forges, et sans ateliers, les instruments du
labourage fussent tombés du ciel entre les mains des sauvages ;
que ces hommes eussent vaincu la haine mortelle qu'ils ont tous
pour un travail continu ; qu'ils eussent appris à prévoir de si
loin leurs besoins, qu'ils eussent deviné comment il faut
cultiver la terre, semer les grains, et planter les arbres ;
qu'ils eussent trouvé l'art de moudre le blé, et de mettre le
raisin en fermentation ; toutes choses qu'il leur a fallu faire
enseigner par les dieux, faute de concevoir comment ils les
auraient apprises d'eux-mêmes ; quel serait après cela, l'homme
assez insensé pour se tourmenter à la culture d'un champ qui sera
dépouillé par le premier venu, homme, ou bête indifféremment, à
qui cette moisson conviendra ; et comment chacun pourra-t-il se
résoudre à passer sa vie à un travail pénible, dont il est
d'autant plus sûr de ne pas recueillir le prix qu'il lui sera
plus nécessaire ? En un mot, comment cette situation pourra-t-
elle porter les hommes à cultiver la terre, tant qu'elle ne sera
point partagée entre eux, c'est-à-dire tant que l'état de nature
ne sera point anéanti ?
Quand nous voudrions supposer un homme sauvage aussi habile dans
l'art de penser que nous le font nos philosophes ; quand nous en
ferions, à leur exemple, un philosophe lui-même, découvrant seul
les plus sublimes vérités, se faisant, par des suites de
raisonnements très abstraits, des maximes de justice et de
raisons tirées de l'amour de l'ordre en général, ou de la volonté
connue de son Créateur ; en un mot, quand nous lui supposerions
dans l'esprit autant d'intelligence et de lumières qu'il doit
avoir, et qu'on lui trouve en effet de pesanteur et de stupidité,
quelle utilité retirerait l'espèce de toute cette métaphysique,
qui ne pourrait se communiquer et qui périrait avec l'individu
qui l'aurait inventée ? Quel progrès pourrait faire le genre
humain épars dans les bois parmi les animaux ? Et jusqu'à quel
point pourraient se perfectionner, et s'éclairer mutuellement des
hommes qui, n'ayant ni domicile fixe ni aucun besoin l'un de
l'autre, se rencontreraient, peut-être à peine deux fois en leur
vie, sans se connaître, et sans se parler ?
Qu'on songe de combien d'idées nous sommes redevables à l'usage
de la parole ; combien la grammaire exerce et facilite les
opérations de l'esprit ; et qu'on pense aux peines inconcevables,
et au temps infini qu'a dû coûter la première invention des
langues ; qu'on joigne ces réflexions aux précédentes, et l'on
jugera combien il eût fallu de milliers de siècles, pour
développer successivement dans l'esprit humain les opérations
dont il était capable.
Qu'il me soit permis de considérer un instant les embarras de
l'origine des langues. Je pourrais me contenter de citer ou de
répéter ici les recherches que M. l'Abbé de Condillac 12 ; la mère
allaitait d'abord ses enfants pour son propre besoin ; puis
l'habitude les lui ayant rendus chers, elle les nourrissait
ensuite pour le leur ; sitôt qu'ils avaient la force de chercher
leur pâture, ils ne tardaient pas à quitter la mère elle-même ;
et comme il n'y avait presque point d'autre moyen de se retrouver
que de ne pas se perdre de vue, ils en étaient bientôt au point
de ne pas même se reconnaître les uns les autres. Remarquez
encore que l'enfant ayant tous ses besoins à expliquer, et par
conséquent plus de choses à dire à la mère que la mère à
l'enfant, c'est lui qui doit faire les plus grands frais de
l'invention, et que la langue qu'il emploie doit être en grande
partie son propre ouvrage ; ce qui multiplie autant les langues
qu'il y a d'individus pour les parler, à quoi contribue encore la
vie errante et vagabonde qui ne laisse à aucun idiome le temps de
prendre de la consistance ; car de dire que la mère dicte à
l'enfant les mots dont il devra se servir pour lui demander telle
ou telle chose, cela montre bien comment on enseigne des langues
déjà formées, mais cela n'apprend point comment elles se forment.
Supposons cette première difficulté vaincue : franchissons pour
un moment l'espace immense qui dut se trouver entre le pur état
de nature et le besoin des langues ; et cherchons, en les
supposant nécessaires13 , comment elles purent commencer à
s'établir. Nouvelle difficulté pire encore que la précédente ;
car si les hommes ont eu besoin de la parole pour apprendre à
penser, ils ont eu bien plus besoin encore de savoir penser pour
trouver l'art de la parole ; et quand on comprendrait comment les
sons de la voix ont été pris pour les interprètes conventionnels
de nos idées, il resterait toujours à savoir quels ont pu être
les interprètes mêmes de cette convention pour les idées qui,
n'ayant point un objet sensible, ne pouvaient s'indiquer ni par
le geste, ni par la voix, de sorte qu'à peine peut-on former des
conjectures supportables sur la naissance de cet art de
communiquer ses pensées, et d'établir un commerce entre les
esprits : art sublime qui est déjà si loin de son origine, mais
que le philosophe voit encore à une si prodigieuse distance de sa
perfection qu'il n'y a point d'homme assez hardi pour assurer
qu'il y arriverait jamais, quand les révolutions que le temps
amène nécessairement seraient suspendues en sa faveur, que les
préjugés sortiraient des académies ou se tairaient devant elles,
et qu'elles pourraient s'occuper de cet objet épineux, durant des
siècles entiers sans interruption.
Le premier langage de l'homme, le langage le plus universel, le
plus énergique, et le seul dont il eut besoin, avant qu'il fallût
persuader des hommes assemblés, est le cri de la nature. Comme ce
cri n'était arraché que par une sorte d'instinct dans les
occasions pressantes, pour implorer du secours dans les grands
dangers, ou du soulagement dans les maux violents, il n'était pas
d'un grand usage dans le cours ordinaire de la vie, où règnent
des sentiments plus modérés. Quand les idées des hommes
commencèrent à s'étendre et à se multiplier, et qu'il s'établit
entre eux une communication plus étroite, ils cherchèrent des
signes plus nombreux et un langage plus étendu : ils
multiplièrent les inflexions de la voix, et y joignirent les
gestes, qui, par leur nature, sont plus expressifs, et dont le
sens dépend moins d'une détermination antérieure. Ils exprimaient
donc les objets visibles et mobiles par des gestes, et ceux qui
frappent l'ouïe, par des sons imitatifs : mais comme le geste
n'indique guère que les objets présents, ou faciles à décrire, et
les actions visibles ; qu'il n'est pas d'un usage universel,
puisque l'obscurité, ou l'interposition d'un corps le rendent
inutile, et qu'il exige l'attention plutôt qu'il ne l'excite, on
s'avisa enfin de lui substituer les articulations de la voix,
qui, sans avoir le même rapport avec certaines idées, sont plus
propres à les représenter toutes, comme signes institués ;
substitution qui ne put se faire que d'un commun consentement, et
d'une manière assez difficile à pratiquer pour des hommes dont
les organes grossiers n'avaient encore aucun exercice, et plus
difficile encore à concevoir en elle-même, puisque cet accord
unanime dut être motivé, et que la parole paraît avoir été fort
nécessaire, pour établir l'usage de la parole.
On doit juger que les premiers mots, dont les hommes firent
usage, eurent dans leur esprit une signification beaucoup plus
étendue que n'ont ceux qu'on emploie dans les langues déjà
formées, et qu'ignorant la division du discours en ses parties
constitutives, ils donnèrent d'abord à chaque mot le sens d'une
proposition entière. Quand ils commencèrent à distinguer le sujet
d'avec l'attribut, et le verbe d'avec le nom, ce qui ne fut pas
un médiocre effort de génie, les substantifs ne furent d'abord
qu'autant de noms propres, l'infinitif fut le seul temps des
verbes, et à l'égard des adjectifs la notion ne s'en dut
développer que fort difficilement, parce que tout adjectif est un
mot abstrait, et que les abstractions sont des opérations
pénibles, et peu naturelles.
Chaque objet reçut d'abord un nom particulier, sans égard aux
genres, et aux espèces, que ces premiers instituteurs n'étaient
pas en état de distinguer ; et tous les individus se présentèrent
isolés à leur esprit, comme ils le sont dans le tableau de la
nature. Si un chêne s'appelait A, un autre chêne s'appelait B :
de sorte que plus les connaissances étaient bornées, et plus le
dictionnaire devint étendu. L'embarras de toute cette
nomenclature ne put être levé facilement : car pour ranger les
êtres sous des dénominations communes, et génériques, il en
fallait connaître les propriétés et les différences ; il fallait
des observations, et des définitions, c'est-à-dire, de l'histoire
naturelle et de la métaphysique, beaucoup plus que les hommes de
ce temps-là n'en pouvaient avoir.
D'ailleurs, les idées générales ne peuvent s'introduire dans
l'esprit qu'à l'aide des mots, et l'entendement ne les saisit que
par des propositions. C'est une des raisons pour quoi les animaux
ne sauraient se former de telles idées, ni jamais acquérir la
perfectibilité qui en dépend. Quand un singe va sans hésiter
d'une noix à l'autre, pense-t-on qu'il ait l'idée générale de
cette sorte de fruit, et qu'il compare son archétype à ces deux
individus ? Non sans doute ; mais la vue de l'une de ces noix
rappelle à sa mémoire les sensations qu'il a reçues de l'autre,
et ses yeux, modifiés d'une certaine manière, annoncent à son
goût la modification qu'il va recevoir. Toute idée générale est
purement intellectuelle ; pour peu que l'imagination s'en mêle,
l'idée devient aussitôt particulière. Essayez de vous tracer
l'image d'un arbre en général, jamais vous n'en viendrez à bout,
malgré vous il faudra le voir petit ou grand, rare ou touffu,
clair ou foncé, et s'il dépendait de vous de n'y voir que ce qui
se trouve en tout arbre, cette image ne ressemblerait plus à un
arbre. Les êtres purement abstraits se voient de même, ou ne se
conçoivent que par le discours. La définition seule du triangle
vous en donne la véritable idée : sitôt que vous en figurez un
dans votre esprit, c'est un tel triangle et non pas un autre, et
vous ne pouvez éviter d'en rendre les lignes sensibles ou le plan
coloré. Il faut donc énoncer des propositions, il faut donc
parler pour avoir des idées générales ; car sitôt que
l'imagination s'arrête, l'esprit ne marche plus qu'à l'aide du
discours. Si donc les premiers inventeurs n'ont pu donner des
noms qu'aux idées qu'ils avaient déjà, il s'ensuit que les
premiers substantifs n'ont pu jamais être que des noms propres.
Mais lorsque, par des moyens que je ne conçois pas, nos nouveaux
grammairiens commencèrent à étendre leurs idées et à généraliser
leurs mots, l'ignorance des inventeurs dut assujettir cette
méthode à des bornes fort étroites ; et comme ils avaient d'abord
trop multiplié les noms des individus faute de connaître les
genres et les espèces, ils firent ensuite trop peu d'espèces et
de genres faute d'avoir considéré les êtres par toutes leurs
différences. Pour pousser les divisions assez loin, il eût fallu
plus d'expérience et de lumière qu'ils n'en pouvaient avoir, et
plus de recherches et de travail qu'ils n'y en voulaient
employer. Or si, même aujourd'hui, l'on découvre chaque jour de
nouvelles espèces qui avaient échappé jusqu'ici à toutes nos
observations, qu'on pense combien il dut s'en dérober à des
hommes qui ne jugeaient des choses que sur le premier aspect !
Quant aux classes primitives et aux notions les plus générales,
il est superflu d'ajouter qu'elles durent leur échapper encore :
comment, par exemple, auraient-ils imaginé ou entendu les mots de
matière, d'esprit, de substance, de mode, de figure, de
mouvement, puisque nos philosophes qui s'en servent depuis si
longtemps ont bien de la peine à les entendre eux-mêmes, et que
les idées qu'on attache à ces mots étant purement métaphysiques,
ils n'en trouvaient aucun modèle dans la nature ?
Je m'arrête à ces premiers pas, et je supplie mes juges de
suspendre ici leur lecture ; pour considérer, sur l'invention des
seuls substantifs physiques, c'est-à-dire, sur la partie de la
langue la plus facile à trouver, le chemin qui lui reste à faire,
pour exprimer toutes les pensées des hommes, pour prendre une
forme constante, pouvoir être parlée en public, et influer sur la
société. Je les supplie de réfléchir à ce qu'il a fallu de temps
et de connaissances pour trouver les nombres14 , les mots
abstraits, les aoristes. Quoi qu'il en soit de ces origines, on
voit du moins, au peu de soin qu'a pris la nature de rapprocher
les hommes par des besoins mutuels, et de leur faciliter l'usage
de la parole, combien elle a peu préparé leur sociabilité, et
combien elle a peu mis du sien dans tout ce qu'ils ont fait, pour
en établir les liens. En effet, il est impossible d'imaginer
pourquoi, dans cet état primitif, un homme aurait plutôt besoin
d'un autre homme qu'un singe ou un loup de son semblable, ni, ce
besoin supposé, quel motif pourrait engager l'autre à y pourvoir,
ni même, en ce dernier cas, comment ils pourraient convenir entre
eux des conditions. Je sais qu'on nous répète sans cesse que rien
n'eût été si misérable que l'homme dans cet état ; et s'il est
vrai, comme je crois l'avoir prouvé, qu'il n'eût pu qu'après bien
des siècles avoir le désir et l'occasion d'en sortir, ce serait
un procès à faire à la nature, et non à celui qu'elle aurait
ainsi constitué. Mais, si j'entends bien ce terme de misérable,
c'est un mot qui n'a aucun sens, ou qui ne signifie qu'une
privation douloureuse et la souffrance du corps ou de l'âme. Or
je voudrais bien qu'on m'expliquât quel peut être le genre de
misère d'un être libre dont le coeur est en paix et le corps en
santé. Je demande laquelle, de la vie civile ou naturelle, est la
plus sujette à devenir insupportable à ceux qui en jouissent ?
Nous ne voyons presque autour de nous que des gens qui se
plaignent de leur existence, plusieurs même qui s'en privent
autant qu'il est en eux, et la réunion des lois divine et humaine
suffit à peine pour arrêter ce désordre. Je demande si jamais on
a ouï dire qu'un sauvage en liberté ait seulement songé à se
plaindre de la vie et à se donner la mort ? Qu'on juge donc avec
moins d'orgueil de quel côté est la véritable misère. Rien au
contraire n'eût été si misérable que l'homme sauvage, ébloui par
des lumières, tourmenté par des passions, et raisonnant sur un
état différent du sien. Ce fut par une providence très sage, que
les facultés qu'il avait en puissance ne devaient se développer
qu'avec les occasions de les exercer, afin qu'elles ne lui
fussent ni superflues et à charge avant le temps, ni tardives, et
inutiles au besoin. Il avait dans le seul instinct tout ce qu'il
fallait pour vivre dans l'état de nature, il n'a dans une raison
cultivée que ce qu'il lui faut pour vivre en société.
Il paraît d'abord que les hommes dans cet état n'ayant entre eux
aucune sorte de relation morale, ni de devoirs connus, ne
pouvaient être ni bons ni méchants, et n'avaient ni vices ni
vertus, à moins que, prenant ces mots dans un sens physique, on
n'appelle vices dans l'individu les qualités qui peuvent nuire à
sa propre conservation, et vertus celles qui peuvent y contribuer
; auquel cas, il faudrait appeler le plus vertueux celui qui
résisterait le moins aux simples impulsions de la nature. Mais
sans nous écarter du sens ordinaire, il est à propos de suspendre
le jugement que nous pourrions porter sur une telle situation, et
de nous défier de nos préjugés, jusqu'à ce que, la balance à la
main, on ait examiné s'il y a plus de vertus que de vices parmi
les hommes civilisés, ou si leurs vertus sont plus avantageuses
que leurs vices ne sont funestes, ou si le progrès de leurs
connaissances est un dédommagement suffisant des maux qu'ils se
font mutuellement, à mesure qu'ils s'instruisent du bien qu'ils
devraient se faire, ou s'ils ne seraient pas, à tout prendre,
dans une situation plus heureuse de n'avoir ni mal à craindre ni
bien à espérer de personne que de s'être soumis à une dépendance
universelle, et de s'obliger à tout recevoir de ceux qui ne
s'obligent à leur rien donner.
N'allons pas surtout conclure avec Hobbes que pour n'avoir aucune
idée de la bonté, l'homme soit naturellement méchant, qu'il soit
vicieux parce qu'il ne connaît pas la vertu, qu'il refuse
toujours à ses semblables des services qu'il ne croit pas leur
devoir, ni qu'en vertu du droit qu'il s'attribue avec raison aux
choses dont il a besoin, il s'imagine follement être le seul
propriétaire de tout l'univers. Hobbes a très bien vu le défaut
de toutes les définitions modernes du droit naturel : mais les
conséquences qu'il tire de la sienne montrent qu'il la prend dans
un sens qui n'est pas moins faux * qui sont l'ouvrage de la
société, et qui ont rendu les lois nécessaires. Le méchant, dit-
il, est un enfant robuste ; il reste à savoir si l'homme sauvage
est un enfant robuste. Quand on le lui accorderait, qu'en
conclurait-il ? Que si, quand il est robuste, cet homme était
aussi dépendant des autres que quand il est faible, il n'y a
sorte d'excès auxquels il ne se portât, qu'il ne battît sa mère
lorsqu'elle tarderait trop à lui donner la mamelle, qu'il
n'étranglât un de ses jeunes frères lorsqu'il en serait
incommodé, qu'il ne mordît la jambe à l'autre lorsqu'il en serait
heurté ou troublé ; mais ce sont deux suppositions
contradictoires dans l'état de nature qu'être robuste et
dépendant ; l'homme est faible quand il est dépendant, et il est
émancipé avant que d'être robuste. Hobbes n'a pas vu que la même
cause qui empêche les sauvages d'user de leur raison, comme le
prétendent nos jurisconsultes15 , tempère l'ardeur qu'il a pour
son bien-être par une répugnance innée à voir souffrir son
semblable. Je ne crois pas avoir aucune contradiction à craindre,
en accordant à l'homme la seule vertu naturelle, qu'ait été forcé
de reconnaître le détracteur le plus outré des vertus
humaines. Tel est le pur mouvement de la nature, antérieur à
toute réflexion : telle est la force de la pitié naturelle, que
les moeurs les plus dépravées ont encore peine à détruire,
puisqu'on voit tous les jours dans nos spectacles s'attendrir et
pleurer aux malheurs d'un infortuné tel, qui, s'il était à la
place du tyran, aggraverait encore les tourments de son ennemi
Avec des passions si peu actives, et un frein si salutaire, les
hommes plutôt farouches que méchants, et plus attentifs à se
garantir du mal qu'ils pouvaient recevoir que tentés d'en faire à
autrui, n'étaient pas sujets à des démêlés fort dangereux : comme
ils n'avaient entre eux aucune espèce de commerce, qu'ils ne
connaissaient par conséquent ni la vanité, ni la considération,
ni l'estime, ni le mépris, qu'ils n 'avaient pas la moindre
notion du tien et du mien, ni aucune véritable idée de la
justice, qu'ils regardaient les violences qu'ils pouvaient
essuyer comme un mal facile à réparer, et non comme une injure
qu'il faut punir, et qu'ils ne songeaient pas même à la vengeance
si ce n'est peut-être machinalement et sur-le-champ, comme le
chien qui mord la pierre qu'on lui jette, leurs disputes eussent
eu rarement des suites sanglantes, si elles n'eussent point eu de
sujet plus sensible que la pâture : mais j'en vois un plus
dangereux, dont il me reste à parler.
Parmi les passions qui agitent le coeur de l'homme, il en est une
ardente, impétueuse, qui rend un sexe nécessaire à l'autre,
passion terrible qui brave tous les dangers, renverse tous les
obstacles, et qui dans ses fureurs semble propre à détruire le
genre humain qu'elle est destinée à conserver. Que deviendront
les hommes en proie à cette rage effrénée et brutale, sans
pudeur, sans retenue, et se disputant chaque jour leurs amours au
prix de leur sang ?
Il faut convenir d'abord que plus les passions sont violentes,
plus les lois sont nécessaires pour les contenir : mais outre que
les désordres et les crimes que celles-ci causent tous les jours
parmi nous montrent assez l'insuffisance des lois à cet égard, il
serait encore bon d'examiner si ces désordres ne sont point nés
avec les lois mêmes ; car alors, quand elles seraient capables de
les réprimer, ce serait bien le moins qu'on en dût exiger que
d'arrêter un mal qui n'existerait point sans elles.
Commençons par distinguer le moral du physique dans le sentiment
de l'amour. Le physique est ce désir général qui porte un sexe à
s'unir à l'autre ; le moral est ce qui détermine ce désir et le
fixe sur un seul objet exclusivement, ou qui du moins lui donne
pour cet objet préféré un plus grand degré d'énergie. Or il est
facile de voir que le moral de l'amour est un sentiment factice ;
né de l'usage de la société, et célébré par les femmes avec
beaucoup d'habileté et de soin pour établir leur empire, et
rendre dominant le sexe qui devrait obéir. Ce sentiment étant
fondé sur certaines notions du mérite ou de la beauté qu'un
sauvage n'est point en état d'avoir, et sur des comparaisons
qu'il n'est point en état de faire, doit être presque nul pour
lui. Car comme son esprit n'a pu se former des idées abstraites
de régularité et de proportion, son coeur n'est point non plus
susceptible des sentiments d'admiration et d'amour qui, même sans
qu'on s'en aperçoive, naissent de l'application de ces idées ; il
écoute uniquement le tempérament qu'il a reçu de la nature, et
non le goût qu'il n'a pu acquérir, et toute femme est bonne pour
lui.
Bornés au seul physique de l'amour, et assez heureux pour ignorer
ces préférences qui en irritent le sentiment et en augmentent les
difficultés, les hommes doivent sentir moins fréquemment et moins
vivement les ardeurs du tempérament et par conséquent avoir entre
eux des disputes plus rares, et moins cruelles. L'imagination,
qui fait tant de ravages parmi nous, ne parle point à des coeurs
sauvages ; chacun attend paisiblement l'impulsion de la nature,
s'y livre sans choix, avec plus de plaisir que de fureur, et le
besoin satisfait, tout le désir est éteint.
C'est donc une chose incontestable que l'amour même, ainsi que
toutes les autres passions, n'a acquis que dans la société cette
ardeur impétueuse qui le rend si souvent funeste aux hommes, et
il est d'autant plus ridicule de représenter les sauvages comme
s'entr'égorgeant sans cesse pour assouvir leur brutalité, que
cette opinion est directement contraire à l'expérience, et que
les Caraïbes, celui de tous les peuples existants qui jusqu'ici
s'est écarté le moins de l'état de nature, sont précisément les
plus paisibles dans leurs amours, et les moins sujets à la
jalousie, quoique vivant sous un climat brûlant qui semble
toujours donner à ces passions une plus grande activité.
A l'égard des inductions qu'on pourrait tirer dans plusieurs
espèces d'animaux, des combats des mâles qui ensanglantent en
tout temps nos basses-cours ou qui font retenir au printemps nos
forêts de leurs cris en se disputant la femelle, il faut
commencer par exclure toutes les espèces où la nature a
manifestement établi dans la puissance relative des sexes
d'autres rapports que parmi nous : ainsi les combats des coqs ne
forment point une induction pour l'espèce humaine. Dans les
espèces où la proportion est mieux observée, ces combats ne
peuvent avoir pour causes que la rareté des femelles eu égard au
nombre des mâles, ou les intervalles exclusifs durant lesquels la
femelle refuse constamment l'approche du mâle, ce qui revient à
la première cause ; car si chaque femelle ne souffre le mâle que
durant deux mois de l'année, c'est à cet égard comme si le nombre
des femelles était moindre des cinq sixièmes. Or aucun de ces
deux cas n'est applicable à l'espèce humaine où le nombre des
femelles surpasse généralement celui des mâles, et où l'on n'a
jamais observé que même parmi les sauvages les femelles aient,
comme celles des autres espèces, des temps de chaleur et
d'exclusion. De plus parmi plusieurs de ces animaux, toute
l'espèce entrant à la fois en effervescence, il vient un moment
terrible d'ardeur commune, de tumulte, de désordre, et de combat
: moment qui n'a point lieu parmi l'espèce humaine où l'amour
n'est jamais périodique. On ne peut donc pas conclure des combats
de certains animaux pour la possession des femelles que la même
chose arriverait à l'homme dans l'état de nature ; et quand même
on pourrait tirer cette conclusion, comme ces dissensions ne
détruisent point les autres espèces, on doit penser au moins
qu'elles ne seraient pas plus funestes à la nôtre, et il est très
apparent qu'elles y causeraient encore moins de ravage qu'elles
ne font dans la société, surtout dans les pays où les moeurs
étant encore comptées pour quelque chose, la jalousie des amants
et la vengeance des époux causent chaque jour des duels, des
meurtres, et pis encore ; où le devoir d'une éternelle fidélité
ne sert qu'à faire des adultères, et où les lois mêmes de la
continence et de l'honneur étendent nécessairement la débauche,
et multiplient les avortements.
Concluons qu'errant dans les forêts sans industrie, sans parole,
sans domicile, sans guerre, et sans liaisons, sans nul besoin de
ses semblables, comme sans nul désir de leur nuire, peut-être
même sans jamais en reconnaître aucun individuellement, l'homme
sauvage sujet à peu de passions, et se suffisant à lui-même,
n'avait que les sentiments et les lumières propres à cet état,
qu'il ne sentait que ses vrais besoins, ne regardait que ce qu'il
croyait avoir intérêt de voir, et que son intelligence ne faisait
pas plus de progrès que sa vanité. Si par hasard il faisait
quelque découverte, il pouvait d'autant moins la communiquer
qu'il ne reconnaissait pas même ses enfants. L'art périssait avec
l'inventeur ; il n'y avait ni éducation ni progrès, les
générations se multipliaient inutilement ; et chacune partant
toujours du même point, les siècles s'écoulaient dans toute la
grossièreté des premiers âges, l'espèce était déjà vieille, et
l'homme restait toujours enfant.
Si je me suis étendu si longtemps sur la supposition de cette
condition primitive, c'est qu'ayant d'anciennes erreurs et des
préjugés invétérés à détruire, j'ai cru devoir creuser jusqu'à la
racine, et montrer dans le tableau du véritable état de nature
combien l'inégalité, même naturelle, est loin d'avoir dans cet
état autant de réalité et d'influence que le prétendent nos
écrivains.
En effet, il est aisé de voir qu'entre les différences qui
distinguent les hommes, plusieurs passent pour naturelles qui
sont uniquement l'ouvrage de l'habitude et des divers genres de
vie que les hommes adoptent dans la société. Ainsi un tempérament
robuste ou délicat, la force ou la faiblesse qui en dépendent,
viennent souvent plus de la manière dure ou efféminée dont on a
été élevé que de la constitution primitive des corps. Il en est
de même des forces de l'esprit, et non seulement l'éducation met
la différence entre les esprits cultivés et ceux qui ne le sont
pas, mais elle augmente celle qui se trouve entre les premiers à
proportion de la culture ; car qu'un géant et un nain marchent
sur la même route, chaque pas qu'ils feront l'un et l'autre
donnera un nouvel avantage au géant. Or si l'on compare la
diversité prodigieuse d'éducations et de genres de vie qui règne
dans les différents ordres de l'état civil, avec la simplicité et
l'uniformité de la vie animale et sauvage, où tous se nourrissent
des mêmes aliments, vivent de la même manière, et font exactement
les mêmes choses, on comprendra combien la différence d'homme à
homme doit être moindre dans l'état de nature que dans celui de
société, et combien l'inégalité naturelle doit augmenter dans
l'espèce humaine par l'inégalité d'institution.
Mais quand la nature affecterait dans la distribution de ses dons
autant de préférences qu'on le prétend, quel avantage les plus
favorisés en tireraient-ils, au préjudice des autres, dans un
état de choses qui n'admettrait presque aucune sorte de relation
entre eux ? Là où il n'y a point d'amour, de quoi servira la
beauté ? Que sert l'esprit à des gens qui ne parlent point, et la
ruse à ceux qui n'ont point d'affaires ? J'entends toujours
répéter que les plus forts opprimeront les faibles ; mais qu'on
m'explique ce qu'on veut dire par ce mot d'oppression. Les uns
domineront avec violence, les autres gémiront asservis à tous
leurs caprices : voilà précisément ce que j'observe parmi nous,
mais je ne vois pas comment cela pourrait se dire des hommes
sauvages, à qui l'on aurait même bien de la peine à faire
entendre ce que c'est que servitude et domination. Un homme
pourra bien s'emparer des fruits qu'un autre a cueillis, du
gibier qu'il a tué, de l'antre qui lui servait l'asile ; mais
comment viendra-t-il jamais à bout de s'en faire obéir, et
quelles pourront être les chaînes de la dépendance parmi des
hommes qui ne possèdent rien ? Si l'on me chasse d'un arbre, j'en
suis quitte pour aller à un autre ; si l'on me tourmente dans un
lieu, qui m'empêchera de passer ailleurs ? Se trouve-t-il un
homme d'une force assez supérieure à la mienne, et, de plus,
assez dépravé, assez paresseux, et assez féroce pour me
contraindre à pourvoir à sa subsistance pendant qu'il demeure
oisif ? Il faut qu'il se résolve à ne pas me perdre de vue un
seul instant, à me tenir lié avec un très grand soin durant son
sommeil, de peur que je ne m'échappe ou que je ne le tue : c'est-
à-dire qu'il est obligé de s'exposer volontairement à une peine
beaucoup plus grande que celle qu'il veut éviter, et que celle
qu'il me donne à moi-même. Après tout cela, sa vigilance se
relâche-t-elle un moment ? Un bruit imprévu lui fait-il détourner
la tête ? Je fais vingt pas dans la forêt, mes fers sont brisés,
et il ne me revoit de sa vie.
Sans prolonger inutilement ces détails, chacun doit voir que, les
liens de la servitude n'étant formés que de la dépendance
mutuelle des hommes et des besoins réciproques qui les unissent,
il est impossible d'asservir un homme sans l'avoir mis auparavant
dans le cas de ne pouvoir se passer d'un autre ; situation qui
n'existant pas dans l'état de nature, y laisse chacun libre du
joug et rend vaine la loi du plus fort.
Après avoir prouvé que l'inégalité est à peine sensible dans
l'état de nature, et que son influence y est presque nulle, il me
reste à montrer son origine, et ses progrès dans les
développements successifs de l'esprit humain. Après avoir montré
que la perfectibilité, les vertus sociales et les autres facultés
que l'homme naturel avait reçues en puissance ne pouvaient jamais
se développer d'elles-mêmes, qu'elles avaient besoin pour cela du
concours fortuit de plusieurs causes étrangères qui pouvaient ne
jamais naître, et sans lesquelles il fût demeuré éternellement
dans sa condition primitive ; il me reste à considérer et à
rapprocher les différents hasards qui ont pu perfectionner la
raison humaine, en détériorant l'espèce, rendre un être méchant
en le rendant sociable, et d'un terme si éloigné amener enfin
l'homme et le monde au point où nous les voyons.
J'avoue que les événements que j'ai à décrire ayant pu arriver de
plusieurs manières, je ne puis me déterminer sur le choix que par
des conjectures ; mais outre que ces conjectures deviennent des
raisons, quand elles sont les plus probables qu'on puisse tirer
de la nature des choses et les seuls moyens qu'on puisse avoir de
découvrir la vérité, les conséquences que je veux déduire des
miennes ne seront point pour cela conjecturales, puisque, sur les
principes que je viens d'établir, on ne saurait former aucun
autre système qui ne me fournisse les mêmes résultats, et dont je
ne puisse tirer les mêmes conclusions.
Ceci me dispensera d'étendre mes réflexions sur la manière dont
le laps de temps compense le peu de vraisemblance des événements
; sur la puissance surprenante des causes très légères
lorsqu'elles agissent sans relâche ; sur l'impossibilité où l'on
est d'un côté de détruire certaines hypothèses, si de l'autre on
se trouve hors d'état de leur donner le degré de certitude des
faits ; sur ce que deux faits étant donnés comme réels à lier par
une suite de faits intermédiaires, inconnus ou regardés comme
tels, c'est à l'histoire, quand on l'a, de donner les faits qui
les lient ; c'est à la philosophie, à son défaut, de déterminer
les faits semblables qui peuvent les lier ; enfin sur ce qu'en
matière d'événements la similitude réduit les faits à un beaucoup
plus petit nombre de classes différentes qu'on ne se l'imagine.
Il me suffit d'offrir ces objets à la considération de mes juges
: il me suffit d'avoir fait en sorte que les lecteurs vulgaires
n'eussent pas besoin de les considérer.
NOTES :
1. Hérodote.
3. Les changements qu'un long usage de marcher sur deux pieds a
pu produire dans la conformation de l'homme, les rapports qu'on
observe encore entre ses bras et les jambes antérieures des
quadrupèdes et l'induction tirée de leur manière de marcher ont
pu faire naître des doutes sur celle qui devait nous être la plus
naturelle. Tous les enfants commencent par marcher à quatre pieds
et ont besoin de notre exemple et de nos leçons pour apprendre à
se tenir debout. Il y a même des nations sauvages, telles que les
Hottentots qui, négligeant beaucoup les enfants, les laissent
marcher sur les mains si longtemps qu'ils ont ensuite bien de la
peine à les redresser ; autant en font les enfants des Caraïbes
des Antilles. Il y a divers exemples d'hommes quadrupèdes et je
pourrais entre autres citer celui de cet enfant qui fut trouvé,
en 1344, auprès de Hesse où il avait été nourri par des loups et
qui disait depuis à la cour du prince Henri que, s'il n'eût tenu
qu'à lui, il eût mieux aimé retourner avec eux que de vivre parmi
les hommes. Il avait tellement pris l'habitude de marcher comme
ces animaux qu'il fallut lui attacher des pièces de bois qui le
forçaient à se tenir debout et en équilibre sur ses deux pieds.
Il en était de même de l'enfant qu'on trouva en 1694 dans les
forêts de Lituanie et qui vivait parmi les ours. Il ne donnait,
dit M. de Condillac.
4. S'il se trouvait parmi mes lecteurs quelque assez mauvais
physicien pour me faire des difficultés sur la supposition de
cette fertilité naturelle de la terre, je vais lui répondre par
le passage suivant :
« Comme les végétaux tirent pour leur nourriture beaucoup plus de
substance de l'air et de l'eau qu'ils n'en tirent de la terre, il
arrive qu'en pourrissant ils rendent à la terre plus qu'ils n'en
ont tiré ; d'ailleurs une forêt détermine les eaux de la pluie en
arrêtant les vapeurs. Ainsi dans un bois que l'on conserverait
bien longtemps sans y toucher, la couche de terre qui sert à la
végétation augmenterait considérablement ; mais les animaux
rendant moins à la terre qu'ils n'en tirent, et les hommes
faisant des consommations énormes de bois et de plantes pour le
feu et pour d'autres usages, il s'ensuit que la couche de terre
végétale d'un pays habité doit toujours diminuer et devenir enfin
comme le terrain de l'Arabie Pétrée, et comme celui de tant
d'autres provinces de l'Orient, qui est en effet le climat le
plus anciennement habité, où l'on ne trouve que du sel et des
sables, car le sel fixe des plantes et des animaux reste, tandis
que toutes les autres parties se volatilisent. » M. de
Buffon, Hist. Nat.
On peut ajouter à cela la preuve de fait par la quantité d'arbres
et de plantes de toute espèce, dont étaient remplies presque
toutes les îles désertes qui ont été découvertes dans ces
derniers siècles, et par ce que l'Histoire nous apprend des
forêts immenses qu'il a fallu abattre par toute la terre à mesure
qu'elle s'est peuplée et policée. Sur quoi je ferai encore les
trois remarques suivantes. L'une que s'il y a une sorte de
végétaux qui puissent compenser la déperdition de matière
végétale qui se fait par les animaux, selon le raisonnement de M.
de Buffon, ce sont surtout les bois, dont les têtes et les
feuilles rassemblent et s'approprient plus d'eaux et de vapeurs
que ne font les autres plantes. La seconde, que la destruction du
sol, c'est-à-dire la perte de la substance propre à la végétation
doit s'accélérer à proportion que la terre est plus cultivée et
que les habitants plus industrieux consomment en plus grande
abondance ses productions de toute espèce. Ma troisième et plus
importante remarque est que les fruits des arbres fournissent à
l'animal une nourriture plus abondante que ne peuvent faire les
autres végétaux, expérience que j'ai faite moi-même, en comparant
les produits de deux terrains égaux en grandeur et en qualité,
l'un couvert de châtaigniers et l'autre semé de blé.
5. Parmi les quadrupèdes, les deux distinctions les plus
universelles des espèces voraces se tirent, l'une de la figure
des dents, et l'autre de la conformation des intestins. Les
animaux qui ne vivent que de végétaux ont tous les dents plates,
comme le cheval, le boeuf, le mouton, le lièvre, mais les voraces
les ont pointues, comme le chat, le chien, le loup, le renard. Et
quant aux intestins, les frugivores en ont quelques-uns, tels que
le côlon, qui ne se trouvent pas dans les animaux voraces. Il
semble donc que l'homme, ayant les dents et les intestins comme
les ont les animaux frugivores, devrait naturellement être rangé
dans cette classe, et non seulement les observations anatomiques
confirment cette opinion : mais les monuments de l'antiquité y
sont encore très favorables. « Dicéarque, dit saint
Jérôme, rapporte dans sesLivres des Antiquités grecques que sous
le règne de Saturne, où la terre était encore fertile par elle-
même, nul homme ne mangeait de chair, mais que tous vivaient des
fruits et des légumes qui croissaient naturellement. » (Lib.
2, Adv. Jovinian.) On peut voir par là que je néglige bien des
avantages que je pourrais faire valoir. Car la proie étant
presque l'unique sujet de combat entre les animaux carnassiers,
et les frugivores vivant entre eux dans une paix continuelle, si
l'espèce humaine était de ce dernier genre, il est clair qu'elle
aurait eu beaucoup plus de facilité à subsister dans l'état de
nature, beaucoup moins de besoin et d'occasions d'en sortir.
6. Toutes les connaissances qui demandent de la réflexion, toutes
celles qui ne s'acquièrent que par l'enchaînement des idées et ne
se perfectionnent que successivement, semblent être tout à fait
hors de la portée de l'homme sauvage, faute de communication avec
ses semblables, c'est-à-dire faute de l'instrument qui sert à
cette communication et des besoins qui la rendent nécessaire. Son
savoir et son industrie se bornent à sauter, courir, se battre,
lancer une pierre, escalader un arbre. Mais s'il ne fait que ces
choses, en revanche il les fait beaucoup mieux que nous, qui n'en
avons pas le même besoin que lui ; et comme elles dépendent
uniquement de l'exercice du corps et ne sont susceptibles
d'aucune communication ni d'aucun progrès d'un individu à
l'autre, le premier homme a pu y être tout aussi habile que ses
derniers descendants.
Les relations des voyageurs sont pleines d'exemples de la force
et de la vigueur des hommes chez les nations barbares et sauvages
; elles ne vantent guère moins leur adresse et leur légèreté ; et
comme il ne faut que des yeux pour observer ces choses, rien
n'empêche qu'on n'ajoute foi à ce que certifient là-dessus des
témoins oculaires, j'en tire au hasard quelques exemples des
premiers livres qui me tombent sous la main.
« Les Hottentots, dit Kolben, entendent mieux la pêche que les
Européens du Cap. Leur habileté est égale au filet, à l'hameçon
et au dard, dans les anses comme dans les rivières. Ils ne
prennent pas moins habilement le poisson avec la main. Ils sont
d'une adresse incomparable à la nage. Leur manière de nager a
quelque chose de surprenant et qui leur est tout à fait propre.
Ils nagent le corps droit et les mains étendues hors de l'eau, de
sorte qu'ils paraissent marcher sur la terre. Dans la plus grande
agitation de la mer et lorsque les flots forment autant de
montagnes, ils dansent en quelque sorte sur le dos des vagues,
montant et descendant comme un morceau de liège. »
« Les Hottentots, dit encore le même auteur, sont d'une adresse
surprenante à la chasse, et la légèreté de leur course passe
l'imagination. » Il s'étonne qu'ils ne fassent pas plus souvent
un mauvais usage de leur agilité, ce qui leur arrive pourtant
quelquefois, comme on peut juger par l'exemple qu'il en donne : «
Un matelot hollandais en débarquant au Cap chargea, dit-il, un
Hottentot de le suivre à la ville avec un rouleau de tabac
d'environ vingt livres. Lorsqu'ils furent tous deux à quelque
distance de la troupe, le Hottentot demanda au matelot s'il
savait courir. Courir ! répond le Hollandais, oui, fort bien.
Voyons, reprit l'Africain, et fuyant avec le tabac il disparut
presque aussitôt. Le matelot confondu de cette merveilleuse
vitesse ne pensa point à le poursuivre et ne revit jamais ni son
tabac ni son porteur.
Ils ont la vue si prompte et la main si certaine que les
Européens n'en approchent point. A cent pas, ils toucheront d'un
coup de pierre une marque de la grandeur d'un demi-sol et ce
qu'il y a de plus étonnant, c'est qu'au lieu de fixer comme nous
les yeux sur le but, ils font des mouvements et des contorsions
continuelles. Il semble que leur pierre soit portée par une main
invisible. »
Le P. du Tertre dit à peu près sur les sauvages des Antilles les
mêmes choses qu'on vient de lire sur les Hottentots du cap de
Bonne-Espérance. Il vante surtout leur justesse à tirer avec
leurs flèches les oiseaux au vol et les poissons à la nage,
qu'ils prennent ensuite en plongeant. Les sauvages de l'Amérique
septentrionale ne sont pas moins célèbres par leur force et leur
adresse, et voici un exemple qui pourra faire juger de celles des
Indiens de l'Amérique méridionale.
En l'année 1746, un Indien de Buenos Aires, ayant été condamné
aux galères à Cadix, proposa au gouverneur de racheter sa liberté
en exposant sa vie dans une fête publique. Il promit qu'il
attaquerait seul le plus furieux taureau sans autre arme en main
qu'une corde, qu'il le terrasserait, qu'il le saisirait avec sa
corde par telle partie qu'on indiquerait, qu'il le sellerait, le
briderait, le monterait, et combattrait, ainsi monté, deux autres
taureaux des plus furieux qu'on ferait sortir du torillo et qu'il
les mettrait tous à mort l'un après l'autre, dans l'instant qu'on
le lui commanderait et sans le secours de personne ; ce qui lui
fut accordé. L'Indien tint parole et réussit dans tout ce qu'il
avait promis ; sur la manière dont il s'y prit et sur tout le
détail du combat, on peut consulter le premier tome in-12
desObservations sur l'Histoire naturelle de M. Gautier, d'où ce
fait est tiré, page 262.
7. « La durée de la vie des chevaux, dit M. de Buffon, est comme
dans toutes les autres espèces d'animaux proportionnée à la durée
du temps de leur accroissement. L'homme, qui est quatorze ans à
croître, peut vivre six ou sept fois autant de temps, c'est-à-
dire quatre-vingt-dix ou cent ans, le cheval, dont
l'accroissement se fait en quatre ans, peut vivre six ou sept
fois autant, c'est-à-dire vingt-cinq ou trente ans. Les exemples
qui pourraient être contraires à cette règle sont si rares qu'on
ne doit pas même les regarder comme une exception dont on puisse
tirer des conséquences ; et comme les gros chevaux prennent leur
accroissement en moins de temps que les chevaux fins, ils vivent
aussi moins de temps et sont vieux dès l'âge de quinze ans. »
8. Je crois voir entre les animaux carnassiers et les frugivores
une autre différence encore plus générale que celle que j'ai
remarquée dans la note de la page 163 puisque celle-ci s'étend
jusqu'aux oiseaux. Cette différence consiste dans le nombre des
petits, qui n'excède jamais deux à chaque portée, pour les
espèces qui ne vivent que de végétaux et qui va ordinairement au-
delà de ce nombre pour les animaux voraces. Il est aisé de
connaître à cet égard la destination de la nature par le nombre
des mamelles, qui n'est que de deux dans chaque femelle de la
première espèce, comme la jument, la vache, la chèvre, la biche,
la brebis, etc., et qui est toujours de six ou de huit dans les
autres femelles comme la chienne, la chatte, la louve, la
tigresse, etc. La poule, l'oie, la cane, qui sont toutes des
oiseaux voraces ainsi que l'aigle, l'épervier, la chouette,
pondent aussi et couvent un grand nombre d'oeufs, ce qui n'arrive
jamais à la colombe, à la tourterelle ni aux oiseaux, qui ne
mangent absolument que du grain, lesquels ne pondent et ne
couvent guère que deux oeufs à la fois. La raison qu'on peut
donner de cette différence est que les animaux qui ne vivent que
d'herbes et de plantes, demeurant presque tout le jour à la
pâture et étant forcés d'employer beaucoup de temps à se nourrir,
ne pourraient suffire à allaiter plusieurs petits, au lieu que
les voraces faisant leur repas presque en un instant peuvent plus
aisément et plus souvent retourner à leurs petits et à leur
chasse et réparer la dissipation d'une si grande quantité de
lait. Il y aurait à tout ceci bien des observations particulières
et des réflexions à faire ; mais ce n'en est pas ici le lieu et
il me suffit d'avoir montré dans cette partie le système le plus
général de la nature, système qui fournit une nouvelle raison de
tirer l'homme de la classe des animaux carnassiers et de le
ranger parmi les espèces frugivores.
9. Un auteur célèbre.
10. Parmi les hommes que nous connaissons, ou par nous-mêmes, ou
par les historiens, ou par les voyageurs, les uns sont noirs, les
autres blancs, les autres rouges ; les uns portent de longs
cheveux, les autres n'ont que de la laine frisée ; les uns sont
presque tout velus, les autres n'ont pas même de barbe ; il y a
eu et il y a peut-être encore des nations d'hommes d'une taille
gigantesque, et laissant à part la fable des Pygmées qui peut
bien n'être qu'une exagération, on sait que les Lapons et surtout
les Groenlandais sont fort au-dessous de la taille moyenne de
l'homme ; on prétend même qu'il y a des peuples entiers qui ont
des queues comme les quadrupèdes, et sans ajouter une foi aveugle
aux relations d'Hérodote et de Ctésias, on en peut du moins tirer
cette opinion très vraisemblable, que si l'on avait pu faire de
bonnes observations dans ces temps anciens où les peuples divers
suivaient des manières de vivre plus différentes entre elles
qu'ils ne font aujourd'hui, on y aurait aussi remarqué dans la
figure et l'habitude du corps, des variétés beaucoup plus
frappantes. Tous ces faits dont il est aisé de fournir des
preuves incontestables, ne peuvent surprendre que ceux qui sont
accoutumés à ne regarder que les objets qui les environnent et
qui ignorent les puissants effets de la diversité des climats, de
l'air, des aliments, de la manière de vivre, des habitudes en
général, et surtout la force étonnante des mêmes causes, quand
elles agissent continuellement sur de longues suites de
générations. Aujourd'hui que le commerce, les voyages et les
conquêtes réunissent davantage les peuples divers, et que leurs
manières de vivre se rapprochent sans cesse par la fréquente
communication, on s'aperçoit que certaines différences nationales
ont diminué, et par exemple, chacun peut remarquer que les
Français d'aujourd'hui ne sont plus ces grands corps blancs et
blonds décrits par les historiens latins, quoique le temps joint
au mélange des Francs et des Normands, blancs et blonds eux-
mêmes, eût dû rétablir ce que la fréquentation des Romains avait
pu ôter à l'influence du climat, dans la constitution naturelle
et le teint des habitants. Toutes ces observations sur les
variétés que mille causes peuvent produire et ont produit en
effet dans l'espèce humaine me font douter si divers animaux
semblables aux hommes, pris par les voyageurs pour des bêtes sans
beaucoup d'examen, ou à cause de quelques différences qu'ils
remarquaient dans la conformation extérieure, ou seulement parce
que ces animaux ne parlaient pas, ne seraient point en effet de
véritables hommes sauvages, dont la race dispersée anciennement
dans les bois n'avait eu occasion de développer aucune de ses
facultés virtuelles, n'avait acquis aucun degré de perfection et
se trouvait encore dans l'état primitif de nature. Donnons un
exemple de ce que je veux dire.
« On trouve, dit le traducteur de l'Histoire des voyages, dans le
royaume de Congo quantité de ces grands animaux qu'on
nomme Orang-Outangaux Indes orientales, qui tiennent comme le
milieu entre l'espèce humaine et les babouins. Battel raconte que
dans les forêts de Mayomba au royaume de Loango, on voit deux
sortes de monstres dont les plus grands se nomment Pongos et les
autres Enjokos. Les premiers ont une ressemblance exacte avec
l'homme ; mais ils sont beaucoup plus gros, et de fort haute
taille. Avec un visage humain, ils ont les yeux fort enfoncés.
Leurs mains, leurs joues, leurs oreilles sont sans poil, à
l'exception des sourcils qu'ils ont fort longs. Quoiqu'ils aient
le reste du corps assez velu, le poil n'en est pas fort épais, et
sa couleur est brune. Enfin, la seule partie qui les distingue
des hommes est la jambe qu'ils ont sans mollet. Ils marchent
droits en se tenant de la main le poil du cou ; leur retraite est
dans les bois ; ils dorment sur les arbres et s'y font une espèce
de toit qui les met à couvert de la pluie. Leurs aliments sont
des fruits ou des noix sauvages. Jamais ils ne mangent de chair.
L'usage des Nègres qui traversent les forêts est d'y allumer des
feux pendant la nuit. Ils remarquent que le matin à leur départ
les pongos prennent leur place autour du feu et ne se retirent
pas qu'il ne soit éteint : car avec beaucoup d'adresse, ils n'ont
point assez de sens pour l'entretenir en y apportant du bois.
Ils marchent quelquefois en troupes et tuent les Nègres qui
traversent les forêts. Ils tombent même sur les éléphants qui
viennent paître dans les lieux qu'ils habitent et les incommodent
si fort à coups de poing ou de bâton qu'ils les forcent à prendre
la fuite en poussant des cris. On ne prend jamais de pongos en
vie ; parce qu'ils sont si robustes que dix hommes ne suffiraient
pas pour les arrêter. Mais les Nègres en prennent quantité de
jeunes après avoir tué la mère, au corps de laquelle le petit
s'attache fortement : lorsqu'un de ces animaux meurt, les autres
couvrent son corps d'un amas de branches ou de feuillages.
Purchass ajoute que dans les conversations qu'il avait eues avec
Battel, il avait appris de lui-même qu'un pongo lui enleva un
petit Nègre qui passa un mois entier dans la société de ces
animaux ; car ils ne font aucun mal aux hommes qu'ils
surprennent, du moins lorsque ceux-ci ne les regardent point,
comme le petit Nègre l'avait observé. Battel n'a point décrit la
seconde espèce de monstre.
Dapper confirme que le royaume de Congo est plein de ces animaux
qui portent aux Indes le nom d'orang-outang, c'est-à-dire
habitants des bois, et que les Africains nomment Quojas-Morros.
Cette bête, dit-il, est si semblable à l'homme qu'il est tombé
dans l'esprit à quelques voyageurs qu'elle pouvait être sortie
d'une femme et d'un singe : chimère que les Nègres mêmes
rejettent. Un de ces animaux fut transporté de Congo en Hollande
et présenté au prince d'Orange Frédéric-Henri. Il était de la
hauteur d'un enfant de trois ans et d'un embonpoint médiocre,
mais carré et bien proportionné, fort agile et fort vif ; les
jambes charnues et robustes, tout le devant du corps nu, mais le
derrière couvert de poils noirs. A la première vue, son visage
ressemblait à celui d'un homme, mais il avait le nez plat et
recourbé ; ses oreilles étaient aussi celles de l'espèce humaine
; son sein, car c'était une femelle, était potelé, son nombril
enfoncé, ses épaules fort bien jointes, ses mains divisées en
doigts et en pouces, ses mollets et ses talons gras et charnus.
Il marchait souvent droit sur ses jambes, il était capable de
lever et porter des fardeaux assez lourds. Lorsqu'il voulait
boire, il prenait d'une main le couvercle du pot, et tenait le
fond, de l'autre. Ensuite il s'essuyait gracieusement les lèvres.
Il se couchait pour dormir, la tête sur un coussin, se couvrant
avec tant d'adresse qu'on l'aurait pris pour un homme au lit. Les
Nègres font d'étranges récits de cet animal. Ils assurent non
seulement qu'il force les femmes et les filles, mais qu'il ose
attaquer des hommes armés. En un mot il y a beaucoup d'apparence
que c'est le satyre des Anciens. Merolla ne parle peut-être que
de ces animaux lorsqu'il raconte que les Nègres prennent
quelquefois dans leurs chasses des hommes et des femmes
sauvages. »
Il est encore parlé de ces espèces d'animaux anthropoformes dans
le troisième tome de la même Histoire des voyages sous le nom
de Beggos et de Mandrills ; mais pour nous en tenir aux relations
précédentes on trouve dans la description de ces prétendus
monstres des conformités frappantes avec l'espèce humaine, et des
différences moindres que celles qu'on pourrait assigner d'homme à
homme. On ne voit point dans ces passages les raisons sur
lesquelles les auteurs se fondent pour refuser aux animaux en
question le nom d'hommes sauvages, mais il est aisé de
conjecturer que c'est à cause de leur stupidité, et aussi parce
qu'ils ne parlaient pas ; raisons faibles pour ceux qui savent
que quoique l'organe de la parole soit naturel à l'homme, la
parole elle-même ne lui est pourtant pas naturelle, et qui
connaissent jusqu'à quel point sa perfectibilité peut avoir élevé
l'homme civil au-dessus de son état originel. Le petit nombre de
lignes que contiennent ces descriptions nous peut faire juger
combien ces animaux ont été mal observés et avec quels préjugés
ils ont été vus. Par exemple, ils sont qualifiés de monstres, et
cependant on convient qu'ils engendrent. Dans un endroit Battel
dit que les pongos tuent les Nègres qui traversent les forêts,
dans un autre Purchass ajoute qu'ils ne leur font aucun mal, même
quand ils les surprennent ; du moins lorsque les Nègres ne
s'attachent pas à les regarder. Les pongos s'assemblent autour
des feux allumés par les Nègres, quand ceux-ci se retirent, et se
retirent à leur tour quand le feu est éteint ; voilà le fait,
voici maintenant le commentaire de l'observateur : Car avec
beaucoup d'adresse, ils n'ont pas assez de sens pour l'entretenir
en y apportant du bois. Je voudrais deviner comment Battel ou
Purchass son compilateur a pu savoir que la retraite des pongos
était un effet de leur bêtise plutôt que de leur volonté. Dans un
climat tel que Loango, le feu n'est pas une chose fort nécessaire
aux animaux, et si les Nègres en allument, c'est moins contre le
froid que pour effrayer les bêtes féroces ; il est donc très
simple qu'après avoir été quelque temps réjouis par la flamme ou
s'être bien réchauffés, les pongos s'ennuient de rester toujours
à la même place et s'en aillent à leur pâture, qui demande plus
de temps que s'ils mangeaient de la chair. D'ailleurs, on sait
que la plupart des animaux, sans en excepter l'homme, sont
naturellement paresseux, et qu'ils se refusent à toutes sortes de
soins qui ne sont pas d'une absolue nécessité. Enfin il paraît
fort étrange que les pongos dont on vante l'adresse et la force,
les pongos qui savent enterrer leurs morts et se faire des toits
de branchages, ne sachent pas pousser des tisons dans le feu. Je
me souviens d'avoir vu un singe faire cette même manoeuvre qu'on
ne veut pas que les pongos puissent faire ; il est vrai que mes
idées n'étant pas alors tournées de ce côté, je fis moi-même la
faute que je reproche à nos voyageurs, et je négligeai d'examiner
si l'intention du singe était en effet d'entretenir le feu, ou
simplement, comme je crois, d'imiter l'action d'un homme. Quoi
qu'il en soit, il est bien démontré que le singe n'est pas une
variété de l'homme, non seulement parce qu'il est privé de la
faculté de parler, mais surtout parce qu'on est sûr que son
espèce n'a point celle de se perfectionner qui est le caractère
spécifique de l'espèce humaine. Expériences qui ne paraissent pas
avoir été faites sur le pongo et l'orang-outang avec assez de
soin pour en pouvoir tirer la même conclusion. Il y aurait
pourtant un moyen par lequel, si l'orang-outang ou d'autres
étaient de l'espèce humaine, les observateurs les plus grossiers
pourraient s'en assurer même avec démonstration ; mais outre
qu'une seule génération ne suffirait pas pour cette expérience,
elle doit passer pour impraticable, parce qu'il faudrait que ce
qui n'est qu'une supposition fût démontré vrai, avant que
l'épreuve qui devrait constater le fait pût être tentée
innocemment.
Les jugements précipités, et qui ne sont point le fruit d'une
raison éclairée, sont sujets à donner dans l'excès. Nos voyageurs
font sans façon des bêtes sous les noms de Pongos, de Mandrills,
d'Orang-Outang, de ces mêmes êtres dont sous le nom de Satyres,
de Faunes, de Sylvains, les Anciens faisaient des divinités.
Peut-être après des recherches plus exactes trouvera-t-on que ce
sont des hommes. En attendant, il me paraît qu'il y a bien autant
de raison de s'en rapporter là-dessus à Merolla, religieux
lettré, témoin oculaire, et qui avec toute sa naïveté ne laissait
pas d'être homme d'esprit, qu'au marchand Battel, à Dapper, à
Purchass, et aux autres compilateurs.
Quel jugement pense-t-on qu'eussent porté de pareils observateurs
sur l'enfant trouvé en 1694 dont j'ai déjà parlé ci-devant, qui
ne donnait aucune marque de raison, marchait sur ses pieds et sur
ses mains, n'avait aucun langage et formait des sons qui ne
ressemblaient en rien à ceux d'un homme ? Il fut longtemps,
continue le même philosophe qui me fournit ce fait, avant de
pouvoir proférer quelques paroles, encore le fit-il d'une manière
barbare. Aussitôt qu'il put parler, on l'interrogea sur son
premier état, mais il ne s'en souvint non plus que nous nous
souvenons de ce qui nous est arrivé au berceau. Si
malheureusement pour lui cet enfant fût tombé dans les mains de
nos voyageurs, on ne peut douter qu'après avoir remarqué son
silence et sa stupidité, ils n'eussent pris le parti de le
renvoyer dans les bois ou de l'enfermer dans une ménagerie ;
après quoi ils en auraient savamment parlé dans de belles
relations, comme d'une bête fort curieuse qui ressemblait assez à
l'homme.
Depuis trois ou quatre cents ans que les habitants de l'Europe
inondent les autres parties du monde et publient sans cesse de
nouveaux recueils de voyages et de relations, je suis persuadé
que nous ne connaissons d'hommes que les seuls Européens ; encore
paraît-il aux préjugés ridicules qui ne sont pas éteints, même
parmi les gens de lettres, que chacun ne fait guère sous le nom
pompeux d'étude de l'homme que celle des hommes de son pays. Les
particuliers ont beau aller et venir, il semble que la
philosophie ne voyage point, aussi celle de chaque peuple est-
elle peu propre pour un autre. La cause de ceci est manifeste, au
moins pour les contrées éloignées : il n'y a guère que quatre
sortes d'hommes qui fassent des voyages de long cours ; les
marins, les marchands, les soldats et les missionnaires. Or, on
ne doit guère s'attendre que les trois premières classes
fournissent de bons observateurs et quant à ceux de la quatrième,
occupés de la vocation sublime qui les appelle, quand ils ne
seraient pas sujets à des préjugés d'état comme tous les autres,
on doit croire qu'ils ne se livreraient pas volontiers à des
recherches qui paraissent de pure curiosité et qui les
détourneraient des travaux plus importants auxquels ils se
destinent. D'ailleurs, pour prêcher utilement l'Evangile, il ne
faut que du zèle et Dieu donne le reste, mais pour étudier les
hommes il faut des talents que Dieu ne s'engage à donner à
personne et qui ne sont pas toujours le partage des saints. On
n'ouvre pas un livre de voyages où l'on ne trouve des
descriptions de caractères et de moeurs ; mais on est tout étonné
d'y voir que ces gens qui ont tant décrit de choses, n'ont dit
que ce que chacun savait déjà, n'ont su apercevoir à l'autre bout
du monde que ce qu'il n'eût tenu qu'à eux de remarquer sans
sortir de leur rue, et que ces traits vrais qui distinguent les
nations, et qui frappent les yeux faits pour voir ont presque
toujours échappé aux leurs. De là est venu ce bel adage de
morale, si rebattu par la tourbe philosophesque, que les hommes
sont partout les mêmes, qu'ayant partout les mêmes passions et
les mêmes vices, il est assez inutile de chercher à caractériser
les différents peuples ; ce qui est à peu près aussi bien
raisonné que si l'on disait qu'on ne saurait distinguer Pierre
d'avec Jacques, parce qu'ils ont tous deux un nez, une bouche et
des yeux.
Ne verra-t-on jamais renaître ces temps heureux où les peuples ne
se mêlaient point de philosopher, mais où les Platon, les Thalès
et les Pythagore épris d'un ardent désir de savoir,
entreprenaient les plus grands voyages uniquement pour
s'instruire, et allaient au loin secouer le joug des préjugés
nationaux, apprendre à connaître les hommes par leurs conformités
et par leurs différences et acquérir ces connaissances
universelles qui ne sont point celles d'un siècle ou d'un pays
exclusivement mais qui, étant de tous les temps et de tous les
lieux, sont pour ainsi dire la science commune des sages ?
On admire la magnificence de quelques curieux qui ont fait ou
fait faire à grands frais des voyages en Orient avec des savants
et des peintres, pour y dessiner des masures et déchiffrer ou
copier des inscriptions : mais j'ai peine à concevoir comment
dans un siècle où l'on se pique de belles connaissances il ne se
trouve pas deux hommes bien unis, riches, l'un en argent, l'autre
en génie, tous deux aimant la gloire et aspirant à l'immortalité,
dont l'un sacrifie vingt mille écus de son bien et l'autre dix
ans de sa vie à un célèbre voyage autour du monde ; pour y
étudier, non toujours des pierres et des plantes, mais une fois
les hommes et les moeurs, et qui, après tant de siècles employés
à mesurer et considérer la maison, s'avisent enfin d'en vouloir
connaître les habitants.
Les académiciens qui ont parcouru les parties septentrionales de
l'Europe et méridionales de l'Amérique avaient plus pour objet de
les visiter en géomètres qu'en philosophes. Cependant, comme ils
étaient à la fois l'un et l'autre, on ne peut pas regarder comme
tout à fait inconnues les régions qui ont été vues et décrites
par les La Condamine et les Maupertuis. Le joaillier Chardin, qui
a voyagé comme Platon, n'a rien laissé à dire sur la Perse ; la
Chine paraît avoir été bien observée par les Jésuites. Kempfer
donne une idée passable du peu qu'il a vu dans le Japon. A ces
relations près, nous ne connaissons point les peuples des Indes
orientales, fréquentées uniquement par des Européens plus curieux
de remplir leurs bourses que leurs têtes. L'Afrique entière et
ses nombreux habitants, aussi singuliers par leur caractère que
par leur couleur, sont encore à examiner ; toute la terre est
couverte de nations dont nous ne connaissons que les noms, et
nous nous mêlons de juger le genre humain ! Supposons un
Montesquieu, un Buffon, un Diderot, un Duclos, un d'Alembert, un
Condillac, ou des hommes de cette trempe, voyageant pour
instruire leurs compatriotes, observant et décrivant comme ils
savent faire, la Turquie, l'Egypte, la Barbarie, l'empire de
Maroc, la Guinée, le pays des Cafres, l'intérieur de l'Afrique et
ses côtes orientales, les Malabares, le Mogol, les rives du
Gange, les royaumes de Siam, de Pegu et d'Ava, la Chine, la
Tartarie, et surtout le Japon ; puis dans l'autre hémisphère le
Mexique, le Pérou, le Chili, les Terres magellaniques, sans
oublier les Patagons vrais ou faux, le Tucuman, le Paraguay s'il
était possible, le Brésil, enfin les Caraïbes, la Floride et
toutes les contrées sauvages, voyage le plus important de tous et
celui qu'il faudrait faire avec le plus de soin ; supposons que
ces nouveaux Hercules, de retour de ces courses mémorables,
fissent ensuite à loisir l'histoire naturelle, morale et
politique, de ce qu'ils auraient vu, nous verrions nous-mêmes
sortir un monde nouveau de dessous leur plume, et nous
apprendrions ainsi à connaître le nôtre. Je dis que quand de
pareils observateurs affirmeront d'un tel animal que c'est un
homme, et d'un autre que c'est une bête, il faudra les en croire
; mais ce serait une grande simplicité de s'en rapporter là-
dessus à des voyageurs grossiers, sur lesquels on serait
quelquefois tenté de faire la même question qu'ils se mêlent de
résoudre sur d'autres animaux.
11. Cela me paraît de la dernière évidence, et je ne saurais
concevoir d'où nos philosophes peuvent faire naître toutes les
passions qu'ils prêtent à l'homme naturel. Excepté le seul
nécessaire physique, que la nature même demande, tous nos autres
besoins ne sont tels que par l'habitude avant laquelle ils
n'étaient point des besoins, ou par nos désirs, et l'on ne désire
point ce qu'on n'est pas en état de connaître. D'où il suit que
l'homme sauvage ne désirant que les choses qu'il connaît et ne
connaissant que celles dont la possession est en son pouvoir ou
facile à acquérir, rien ne doit être si tranquille que son âme et
rien si borné que son esprit.
12. Je trouve dans le Gouvernement civil de Locke une objection
qui me paraît trop spécieuse pour qu'il me soit permis de la
dissimuler. « La fin de la société entre le mâle et la femelle,
dit ce philosophe, n'étant pas simplement de procréer, mais de
continuer l'espèce, cette société doit durer, même après la
procréation, du moins aussi longtemps qu'il est nécessaire pour
la nourriture et la conservation des procréés, c'est-à-dire
jusqu'à ce qu'ils soient capables de pourvoir eux-mêmes à leurs
besoins. Cette règle que la sagesse infinie du Créateur a établie
sur les oeuvres de ses mains, nous voyons que les créatures
inférieures à l'homme l'observent constamment et avec exactitude.
Dans ces animaux qui vivent d'herbe, la société entre le mâle et
la femelle ne dure pas plus longtemps que chaque acte de
copulation, parce que les mamelles de la mère étant suffisantes
pour nourrir les petits jusqu'à ce qu'ils soient capables de
paître l'herbe, le mâle se contente d'engendrer et il ne se mêle
plus après cela de la femelle ni des petits, à la subsistance
desquels il ne peut rien contribuer. Mais au regard des bêtes de
proie, la société dure plus longtemps, à cause que la mère ne
pouvant pas bien pourvoir à sa subsistance propre et nourrir en
même temps ses petits par sa seule proie, qui est une voie de se
nourrir et plus laborieuse et plus dangereuse que n'est celle de
se nourrir d'herbe, l'assistance du mâle est tout à fait
nécessaire pour le maintien de leur commune famille, si l'on peut
user de ce terme ; laquelle jusqu'à ce qu'elle puisse aller
chercher quelque proie ne saurait subsister que par les soins du
mâle et de la femelle. On remarque le même dans tous les oiseaux,
si l'on excepte quelques oiseaux domestiques qui se trouvent dans
des lieux où la continuelle abondance de nourriture exempte le
mâle du soin de nourrir les petits ; on voit que pendant que les
petits dans leur nid ont besoin d'aliments, le mâle et la femelle
y en portent, jusqu'à ce que ces petits-là puissent voler et
pourvoir à leur subsistance.
Et en cela, à mon avis, consiste la principale, si ce n'est la
seule raison pourquoi le mâle et la femelle dans le genre humain
sont obligés à une société plus longue que n'entretiennent les
autres créatures. Cette raison est que la femme est capable de
concevoir et est pour l'ordinaire derechef grosse et fait un
nouvel enfant, longtemps avant que le précédent soit hors d'état
de se passer du secours de ses parents et puisse lui-même
pourvoir à ses besoins. Ainsi un père étant obligé de prendre
soin de ceux qu'il a engendrés, et de prendre ce soin-là pendant
longtemps, il est aussi dans l'obligation de continuer à vivre
dans la société conjugale avec la même femme de qui il les a eus,
et de demeurer dans cette société beaucoup plus longtemps que les
autres créatures, dont les petits pouvant subsister d'eux-mêmes,
avant que le temps d'une nouvelle procréation vienne, le lien du
mâle et de la femelle se rompt de lui-même et l'un et l'autre se
trouvent dans une pleine liberté, jusqu'à ce que cette saison qui
a coutume de solliciter les animaux à se joindre ensemble les
oblige de choisir de nouvelles compagnes. Et ici l'on ne saurait
admirer assez la sagesse du Créateur, qui, ayant donné à l'homme
des qualités propres pour pourvoir à l'avenir aussi bien qu'au
présent, a voulu et a fait en sorte que la société de l'homme
durât beaucoup plus longtemps que celle du mâle et de la femelle
parmi les autres créatures ; afin que par là l'industrie de
l'homme et de la femme fût plus excitée, et que leurs intérêts
fussent mieux unis, dans la vue de faire des provisions pour
leurs enfants et de leur laisser du bien : rien ne pouvant être
plus préjudiciable à des enfants qu'une conjonction incertaine et
vague ou une dissolution facile et fréquente de la société
conjugale. »
Le même amour de la vérité qui m'a fait exposer sincèrement cette
objection m'excite à l'accompagner de quelques remarques, sinon
pour la résoudre, au moins pour l'éclaircir.
1. J'observerai d'abord que les preuves morales n'ont pas une
grande force en matière de physique et qu'elles servent
plutôt à rendre raison des faits existants qu'à constater
l'existence réelle de ces faits. Or tel est le genre de
preuve que M. Locke emploie dans le passage que je viens de
rapporter ; car quoiqu'il puisse être avantageux à l'espèce
humaine que l'union de l'homme et de la femme soit
permanente, il ne s'ensuit pas que cela ait été ainsi
établi par la nature, autrement il faudrait dire qu'elle a
aussi institué la société civile, les arts, le commerce et
tout ce qu'on prétend être utile aux hommes.
2. J'ignore où M. Locke a trouvé qu'entre les animaux de proie
la société du mâle et de la femelle dure plus longtemps que
parmi ceux qui vivent d'herbe et que l'un aide l'autre à
nourrir les petits. Car on ne voit pas que le chien, le
chat, l'ours, ni le loup reconnaissent leur femelle mieux
que le cheval, le bélier, le taureau, le cerf ni tous les
autres quadrupèdes ne reconnaissent la leur. Il semble au
contraire que, si le secours du mâle était nécessaire à la
femelle pour conserver ses petits, ce serait surtout dans
les espèces qui ne vivent que d'herbe, parce qu'il faut
fort longtemps à la mère pour paître, et que durant tout
cet intervalle elle est forcée de négliger sa portée, au
lieu que la proie d'une ourse ou d'une louve est dévorée en
un instant et qu'elle a, sans souffrir la faim, plus de
temps pour allaiter ses petits. Ce raisonnement est
confirmé par une observation sur le nombre relatif de
mamelles et de petits qui distingue les espèces
carnassières des frugivores et dont j'ai parlé dans la note
2 de la page 167. Si cette observation est juste et
générale, la femme n'ayant que deux mamelles et ne faisant
guère qu'un enfant à la fois, voilà une forte raison de
plus pour douter que l'espèce humaine soit naturellement
carnassière, de sorte qu'il semble que pour tirer la
conclusion de Locke, il faudrait retourner tout à fait son
raisonnement. Il n'y a pas plus de solidité dans la même
distinction appliquée aux oiseaux. Car qui pourra se
persuader que l'union du mâle et de la femelle soit plus
durable parmi les vautours et les corbeaux que parmi les
tourterelles ? Nous avons deux espèces d'oiseaux
domestiques, la cane et le pigeon, qui nous fournissent des
exemples directement contraires au système de cet auteur.
Le pigeon, qui ne vit que de grain, reste uni à sa femelle
et ils nourrissent leurs petits en commun. Le canard, dont
la voracité est connue, ne reconnaît ni sa femelle ni ses
petits et n'aide en rien à leur subsistance, et parmi les
poules, espèce qui n'est guère moins carnassière, on ne
voit pas que le coq se mette aucunement en peine de la
couvée. Que si dans d'autres espèces le mâle partage avec
la femelle le soin de nourrir les petits, c'est que les
oiseaux qui d'abord ne peuvent voler et que la mère ne peut
allaiter sont beaucoup moins en état de se passer de
l'assistance du père que les quadrupèdes à qui suffit la
mamelle de la mère, au moins durant quelque temps.
3. Il y a bien de l'incertitude sur le fait principal qui sert
de base à tout le raisonnement de M. Locke. Car, pour
savoir si, comme il le prétend, dans le pur état de nature
la femme est pour l'ordinaire derechef grosse et fait un
nouvel enfant longtemps avant que le précédent puisse
pourvoir lui-même à ses besoins, il faudrait des
expériences qu'assurément Locke n'avait pas faites et que
personne n'est à portée de faire. La cohabitation
continuelle du mari et de la femme est une occasion si
prochaine de s'exposer à une nouvelle grossesse qu'il est
bien difficile de croire que la rencontre fortuite ou la
seule impulsion du tempérament produisît des effets aussi
fréquents dans le pur état de nature que dans celui de la
société conjugale ; lenteur qui contribuerait peut-être à
rendre les enfants plus robustes, et qui d'ailleurs
pourrait être compensée par la faculté de concevoir,
prolongée dans un plus grand âge chez les femmes qui en
auraient moins abusé dans leur jeunesse. A l'égard des
enfants, il y a bien des raisons de croire que leurs forces
et leurs organes se développèrent plus tard parmi nous
qu'ils ne faisaient dans l'état primitif dont je parle. La
faiblesse originelle qu'ils tirent de la constitution des
parents, les soins qu'on prend d'envelopper et gêner tous
leurs membres, la mollesse dans laquelle ils sont élevés,
peut-être l'usage d'un autre lait que celui de leur mère,
tout contrarie et retarde en eux les premiers progrès de la
nature. L'application qu'on les oblige de donner à mille
choses sur lesquelles on fixe continuellement leur
attention, tandis qu'on ne donne aucun exercice à leurs
forces corporelles, peut encore faire une diversion
considérable à leur accroissement ; de sorte que, si au
lieu de surcharger et fatiguer d'abord leurs esprits de
mille manières, on laissait exercer leurs corps aux
mouvements continuels que la nature semble leur demander,
il est à croire qu'ils seraient beaucoup plus tôt en état
de marcher, d'agir et de pourvoir eux-mêmes à leurs
besoins.
4. Enfin M. Locke prouve tout au plus qu'il pourrait bien y
avoir dans l'homme un motif de demeurer attaché à la femme
lorsqu'elle a un enfant ; mais il ne prouve nullement qu'il
a dû s'y attacher avant l'accouchement et pendant les neuf
mois de la grossesse. Si telle femme est indifférente à
l'homme pendant ces neuf mois, si même elle lui devient
inconnue, pourquoi la secourra-t-il après l'accouchement ?
pourquoi lui aidera-t-il à élever un enfant qu'il ne sait
pas seulement lui appartenir, et dont il n'a résolu ni
prévu la naissance ? M. Locke suppose évidemment ce qui est
en question, car il ne s'agit pas de savoir pourquoi
l'homme demeurera attaché à la femme après l'accouchement,
mais pourquoi il s'attachera à elle après la conception.
L'appétit satisfait, l'homme n'a plus besoin de telle
femme, ni la femme de tel homme. Celui-ci n'a pas le
moindre souci ni peut-être la moindre idée des suites de
son action. L'un s'en va d'un côté, l'autre d'un autre, et
il n'y a pas d'apparence qu'au bout de neuf mois ils aient
la mémoire de s'être connus, car cette espèce de mémoire
par laquelle un individu donne la préférence à un individu
pour l'acte de la génération exige, comme je le prouve dans
le texte, plus de progrès ou de corruption dans
l'entendement humain qu'on ne peut lui en supposer dans
l'état d'animalité dont il s'agit ici. Une autre femme peut
donc contenter les nouveaux désirs de l'homme aussi
commodément que celle qu'il a déjà connue, et un autre
homme contenter de même la femme, supposé qu'elle soit
pressée du même appétit pendant l'état de grossesse, de
quoi l'on peut raisonnablement douter. Que si dans l'état
de nature la femme ne ressent plus la passion de l'amour
après la conception de l'enfant, l'obstacle à la société
avec l'homme en devient encore beaucoup plus grand,
puisqu'alors elle n'a plus besoin ni de l'homme qui l'a
fécondée ni d'aucun d'autre. Il n'y a donc dans l'homme
aucune raison de rechercher la même femme, ni dans la femme
aucune raison de rechercher le même homme. Le raisonnement
de Locke tombe donc en ruine et toute la dialectique de ce
philosophe ne l'a pas garanti de la faute que Hobbes et
d'autres ont commise. Ils avaient à expliquer un fait de
l'état de nature, c'est-à-dire d'un état où les hommes
vivaient isolés, et où tel homme n'avait aucun motif de
demeurer à côté de tel homme, ni peut-être les hommes de
demeurer à côté les uns des autres, ce qui est bien pis ;
et ils n'ont pas songé à se transporter au-delà des siècles
de société, c'est-à-dire de ces temps où les hommes ont
toujours une raison de demeurer près les uns des autres, et
où tel homme a souvent raison de demeurer à côté de tel
homme ou de telle femme.
13. Je me garderai bien de m'embarquer dans les réflexions
philosophiques qu'il y aurait à faire sur les avantages et les
inconvénients de cette institution des langues ; ce n'est pas à
moi qu'on permet d'attaquer les erreurs vulgaires, et le peuple
lettré respecte trop ses préjugés pour supporter patiemment mes
prétendus paradoxes. Laissons donc parler les gens à qui l'on n'a
point fait un crime d'oser prendre quelquefois le parti de la
raison contre l'avis de la multitude. Nec quidquam felicitati
humani generis decederet, pulsâ tot linguarum peste et
confusione, unam artem callerent mortales, et signis, motibus,
gestibusque licitum foret quidvis explicare. Nunc vero ita
comparatum est, ut animalium quoe vulgó bruta creduntur, melior
longè quàm nostra hâc in parte videatur conditio, ut pote quoe
promptiùs et forsan feliciùs, sensus et cogitationes suas sine
interprete significent, quàm ulli queant mortales, proesertim si
peregrino utantur sermone., de Poemat. Cant. et Viribus Rythmi,
p.66.
14. Platon montrant combien les idées de la quantité discrète
15. Il ne faut pas confondre l'amour-propre et l'amour de soi-
même ; deux passions très différentes par leur nature et par
leurs effets. L'amour de soi-même est un sentiment naturel qui
porte tout animal à veiller à sa propre conservation et qui,
dirigé dans l'homme par la raison et modifié par la pitié,
produit l'humanité et la vertu. L'amour-propre n'est qu'un
sentiment relatif, factice et né dans la société, qui porte
chaque individu à faire plus cas de soi que de tout autre, qui
inspire aux hommes tous les maux qu'ils se font mutuellement et
qui est la véritable source de l'honneur.
Ceci bien entendu, je dis que dans notre état primitif, dans le
véritable état de nature, l'amour-propre n'existe pas. Car,
chaque homme en particulier se regardant lui-même comme le seul
spectateur qui l'observe, comme le seul être dans l'univers qui
prenne intérêt à lui, comme le seul juge de son propre mérite, il
n'est pas possible qu'un sentiment qui prend sa source dans des
comparaisons qu'il n'est pas à portée de faire, puisse germer
dans son âme ; par la même raison cet homme ne saurait avoir ni
haine ni désir de vengeance, passions qui ne peuvent naître que
de l'opinion de quelque offense reçue ; et comme c'est le mépris
ou l'intention de nuire et non le mal qui constitue l'offense,
des hommes qui ne savent ni s'apprécier ni se comparer peuvent se
faire beaucoup de violences mutuelles quand il leur en revient
quelque avantage, sans jamais s'offenser réciproquement. En un
mot, chaque homme ne voyant guère ses semblables que comme il
verrait des animaux d'une autre espèce, peut ravir la proie au
plus faible ou céder la sienne au plus fort, sans envisager ces
rapines que comme des événements naturels, sans le moindre
mouvement d'insolence ou de dépit, et sans autre passion que la
douleur ou la joie d'un bon ou mauvais succès.
* Semblable au sanguinaire Sylla, si sensible aux maux qu'il
n'avait pas causés, ou à cet Alexandre de Phère qui n'osait
assister à la représentation d'aucune tragédie, de peur qu'on ne
le vît gémir avec Andromaque et Priam, tandis qu'il écoutait sans
émotion les cris de tant de citoyens qu'on égorgeait tous les
jours par ses ordres.
Mollissima corda
Humano generi dare se natura fatetur,
Quae lacrimas dedit.
SECONDE PARTIE
Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire : Ceci
est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut
le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de
guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs n'eût point
épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou
comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous
d'écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que
les fruits sont à tous, et que la terre n'est à personne. Mais il
y a grande apparence, qu'alors les choses en étaient déjà venues
au point de ne pouvoir plus durer comme elles étaient ; car cette
idée de propriété, dépendant de beaucoup d'idées antérieures qui
n'ont pu naître que successivement, ne se forma pas tout d'un
coup dans l'esprit humain. Il fallut faire bien des progrès,
acquérir bien de l'industrie et des lumières, les transmettre et
les augmenter d'âge en âge, avant que d'arriver à ce dernier
terme de l'état de nature. Reprenons donc les choses de plus haut
et tâchons de rassembler sous un seul point de vue cette lente
succession d'événements et de connaissances, dans leur ordre le
plus naturel.
Le premier sentiment de l'homme fut celui de son existence, son
premier soin celui de sa conservation. Les productions de la
terre lui fournissaient tous les secours nécessaires, l'instinct
le porta à en faire usage. La faim, d'autres appétits lui faisant
éprouver tour à tour diverses manières d'exister, il y en eut une
qui l'invita à perpétuer son espèce ; et ce penchant aveugle,
dépourvu de tout sentiment du coeur, ne produisait qu'un acte
purement animal. Le besoin satisfait, les deux sexes ne se
reconnaissaient plus, et l'enfant même n'était plus rien à la
mère sitôt qu'il pouvait se passer d'elle.
Telle fut la condition de l'homme naissant ; telle fut la vie
d'un animal borné d'abord aux pures sensations, et profitant à
peine des dons que lui offrait la nature, loin de songer à lui
rien arracher ; mais il se présenta bientôt des difficultés, il
fallut apprendre à les vaincre : la hauteur des arbres qui
l'empêchait d'atteindre à leurs fruits, la concurrence des
animaux qui cherchaient à s'en nourrir, la férocité de ceux qui
en voulaient à sa propre vie, tout l'obligea de s'appliquer aux
exercices du corps ; il fallut se rendre agile, vite à la course,
vigoureux au combat. Les armes naturelles, qui sont les branches
d'arbre et les pierres se trouvèrent bientôt sous sa main. Il
apprit à surmonter les obstacles de la nature, à combattre au
besoin les autres animaux, à disputer sa subsistance aux hommes
mêmes, ou à se dédommager de ce qu'il fallait céder au plus fort.
A mesure que le genre humain s'étendit, les peines se
multiplièrent avec les hommes. La différence des terrains, des
climats, des saisons, put les forcer à en mettre dans leurs
manières de vivre. Des années stériles, des hivers longs et
rudes, des étés brûlants qui consument tout, exigèrent d'eux une
nouvelle industrie. Le long de la mer, et des rivières, ils
inventèrent la ligne et l'hameçon, et devinrent pêcheurs et
ichtyophages. Dans les forêts ils se firent des arcs et des
flèches, et devinrent chasseurs et guerriers. Dans les pays
froids ils se couvrirent des peaux des bêtes qu'ils avaient
tuées. Le tonnerre, un volcan, ou quelque heureux hasard, leur
fit connaître le feu, nouvelle ressource contre la rigueur de
l'hiver : ils apprirent à conserver cet élément, puis à le
reproduire, et enfin à en préparer les viandes qu'auparavant ils
dévoraient crues.
Cette application réitérée des êtres divers à lui-même, et les
uns aux autres, dut naturellement engendrer dans l'esprit de
l'homme les perceptions de certains rapports. Ces relations que
nous exprimons par les mots de grand, de petit, de fort, de
faible, de vite, de lent, de peureux, de hardi, et d'autres idées
pareilles, comparées au besoin, et presque sans y songer,
produisirent enfin chez lui quelque sorte de réflexion, ou plutôt
une prudence machinale qui lui indiquait les précautions les plus
nécessaires à sa sûreté.
Les nouvelles lumières qui résultèrent de ce développement
augmentèrent sa supériorité sur les autres animaux, en la lui
faisant connaître. Il s'exerça à leur dresser des pièges, il leur
donna le change en mille manières, et quoique plusieurs le
surpassassent en force au combat, ou en vitesse à la course, de
ceux qui pouvaient lui servir ou lui nuire, il devint avec le
temps le maître des uns, et le fléau des autres. C'est ainsi que
le premier regard qu'il porta sur lui-même y produisit le premier
mouvement d'orgueil ; c'est ainsi que sachant encore à peine
distinguer les rangs, et se contemplant au premier par son
espèce, il se préparait de loin à y prétendre par son individu.
Quoique ses semblables ne fussent pas pour lui ce qu'ils sont
pour nous, et qu'il n'eût guère plus de commerce avec eux qu'avec
les autres animaux, ils ne furent pas oubliés dans ses
observations. Les conformités que le temps put lui faire
apercevoir entre eux, sa femelle et lui-même, le firent juger de
celles qu'il n'apercevait pas, et voyant qu'ils se conduisaient
tous, comme il aurait fait en de pareilles circonstances, il
conclut que leur manière de penser et de sentir était entièrement
conforme à la sienne, et cette importante vérité, bien établie
dans son esprit, lui fit suivre par un pressentiment aussi sûr et
plus prompt que la dialectique les meilleures règles de conduite
que pour son avantage et sa sûreté il lui convînt de garder avec
eux.
Instruit par l'expérience que l'amour du bien-être est le seul
mobile des actions humaines, il se trouva en état de distinguer
les occasions rares où l'intérêt commun devait le faire compter
sur l'assistance de ses semblables, et celles plus rares encore
où la concurrence devait le faire défier d'eux. Dans le premier
cas il s'unissait avec eux en troupeau, ou tout au plus par
quelque sorte d'association libre qui n'obligeait personne, et
qui ne durait qu'autant que le besoin passager qui l'avait
formée. Dans le second chacun cherchait à prendre ses avantages,
soit à force ouverte s'il croyait le pouvoir, soit par adresse et
subtilité s'il se sentait le plus faible.
Voilà comment les hommes purent insensiblement acquérir quelque
idée grossière des engagements mutuels, et de l'avantage de les
remplir, mais seulement autant que pouvait l'exiger l'intérêt
présent et sensible ; car la prévoyance n'était rien pour eux, et
loin de s'occuper d'un avenir éloigné, ils ne songeaient pas même
au lendemain. S'agissait-il de prendre un cerf, chacun sentait
bien qu'il devait pour cela garder fidèlement son poste ; mais si
un lièvre venait à passer à la portée de l'un d'eux, il ne faut
pas douter qu'il ne le poursuivît sans scrupule, et qu'ayant
atteint sa proie il ne se souciât fort peu de faire manquer la
leur à ses compagnons.
Il est aisé de comprendre qu'un pareil commerce n'exigeait pas un
langage beaucoup plus raffiné que celui des corneilles ou des
singes, qui s'attroupent à peu près de même. Des cris
inarticulés, beaucoup de gestes et quelques bruits imitatifs
durent composer pendant longtemps la langue universelle, à quoi
joignant dans chaque contrée quelques sons articulés et
conventionnels dont, comme je l'ai déjà dit, il n'est pas trop
facile d'expliquer l'institution, on eut des langues
particulières, mais grossières, imparfaites, et telles à peu près
qu'en ont encore aujourd'hui diverses nations sauvages. Je
parcours comme un trait des multitudes de siècles, forcé par le
temps qui s'écoule, par l'abondance des choses que j'ai à dire,
et par le progrès presque insensible des commencements ; car plus
les événements étaient lents à se succéder, plus ils sont prompts
à décrire.
Ces premiers progrès mirent enfin l'homme à portée d'en faire de
plus rapides. Plus l'esprit s'éclairait, et plus l'industrie se
perfectionna. Bientôt cessant de s'endormir sous le premier
arbre, ou de se retirer dans des cavernes, on trouva quelques
sortes de haches de pierres dures et tranchantes, qui servirent à
couper du bois, creuser la terre et faire des huttes de
branchages, qu'on s'avisa ensuite d'enduire d'argile et de boue.
Ce fut là l'époque d'une première révolution qui forma
l'établissement et la distinction des familles, et qui
introduisit une sorte de propriété ; d'où peut-être naquirent
déjà bien des querelles et des combats. Cependant comme les plus
forts furent vraisemblablement les premiers à se faire des
logements qu'ils se sentaient capables de défendre, il est à
croire que les faibles trouvèrent plus court et plus sûr de les
imiter que de tenter de les déloger ; et quant à ceux qui avaient
déjà des cabanes, chacun dut peu chercher à s'approprier celle de
son voisin, moins parce qu'elle ne lui appartenait pas que parce
qu'elle lui était inutile et qu'il ne pouvait s'en emparer, sans
s'exposer à un combat très vif avec la famille qui l'occupait.
Les premiers développements du coeur furent l'effet d'une
situation nouvelle qui réunissait dans une habitation commune les
maris et les femmes, les pères et les enfants ; l'habitude de
vivre ensemble fit naître les plus doux sentiments qui soient
connus des hommes, l'amour conjugal, et l'amour paternel. Chaque
famille devint une petite société d'autant mieux unie que
l'attachement réciproque et la liberté en étaient les seuls liens
; et ce fut alors que s'établit la première différence dans la
manière de vivre des deux sexes, qui jusqu'ici n'en avaient eu
qu'une. Les femmes devinrent plus sédentaires et s'accoutumèrent
à garder la cabane et les enfants, tandis que l'homme allait
chercher la subsistance commune. Les deux sexes commencèrent
aussi par une vie un peu plus molle à perdre quelque chose de
leur férocité et de leur vigueur : mais si chacun séparément
devint moins propre à combattre les bêtes sauvages, en revanche
il fut plus aisé de s'assembler pour leur résister en commun.
Dans ce nouvel état, avec une vie simple et solitaire, des
besoins très bornés, et les instruments qu'ils avaient inventés
pour y pourvoir, les hommes jouissant d'un fort grand loisir
l'employèrent à se procurer plusieurs sortes de commodités
inconnues à leurs pères ; et ce fut là le premier joug qu'ils
s'imposèrent sans y songer, et la première source de maux qu'ils
préparèrent à leurs descendants ; car outre qu'ils continuèrent
ainsi à s'amollir le corps et l'esprit, ces commodités ayant par
l'habitude perdu presque tout leur agrément, et étant en même
temps dégénérées en de vrais besoins, la privation en devint
beaucoup plus cruelle que la possession n'en était douce, et l'on
était malheureux de les perdre, sans être heureux de les
posséder.
On entrevoit un peu mieux ici comment l'usage de la parole
s'établit ou se perfectionne insensiblement dans le sein de
chaque famille, et l'on peut conjecturer encore comment diverses
causes particulières purent étendre le langage, et en accélérer
le progrès en le rendant plus nécessaire. De grandes inondations
ou des tremblements de terre environnèrent d'eaux ou de
précipices des cantons habités ; des révolutions du globe
détachèrent et coupèrent en îles des portions du continent. On
conçoit qu'entre des hommes ainsi rapprochés et forcés de vivre
ensemble, il dut se former un idiome commun plutôt qu'entre ceux
qui erraient librement dans les forêts de la terre ferme. Ainsi
il est très possible qu'après leurs premiers essais de
navigation, des insulaires aient porté parmi nous l'usage de la
parole ; et il est au moins très vraisemblable que la société et
les langues ont pris naissance dans les îles et s'y sont
perfectionnées avant que d'être connues dans le continent.
Tout commence à changer de face. Les hommes errant jusqu'ici dans
les bois, ayant pris une assiette plus fixe, se rapprochent
lentement, se réunissent en diverses troupes, et forment enfin
dans chaque contrée une nation particulière, unie de moeurs et de
caractères, non par des règlements et des lois, mais par le même
genre de vie et d'aliments, et par l'influence commune du climat.
Un voisinage permanent ne peut manquer d'engendrer enfin quelque
liaison entre diverses familles. De jeunes gens de différents
sexes habitent des cabanes voisines, le commerce passager que
demande la nature en amène bientôt un autre non moins doux et
plus permanent par la fréquentation mutuelle. On s'accoutume à
considérer différents objets et à faire des comparaisons ; on
acquiert insensiblement des idées de mérite et de beauté qui
produisent des sentiments de préférence. A force de se voir, on
ne peut plus se passer de se voir encore. Un sentiment tendre et
doux s'insinue dans l'âme, et par la moindre opposition devient
une fureur impétueuse : la jalousie s'éveille avec l'amour ; la
discorde triomphe et la plus douce des passions reçoit des
sacrifices de sang humain.
A mesure que les idées et les sentiments se succèdent, que
l'esprit et le coeur s'exercent, le genre humain continue à
s'apprivoiser, les liaisons s'étendent et les liens se
resserrent. On s'accoutuma à s'assembler devant les cabanes ou
autour d'un grand arbre : le chant et la danse, vrais enfants de
l'amour et du loisir, devinrent l'amusement ou plutôt
l'occupation des hommes et des femmes oisifs et attroupés. Chacun
commença à regarder les autres et à vouloir être regardé soi-
même, et l'estime publique eut un prix. Celui qui chantait ou
dansait le mieux ; le plus beau, le plus fort, le plus adroit ou
le plus éloquent devint le plus considéré, et ce fut là le
premier pas vers l'inégalité, et vers le vice en même temps : de
ces premières préférences naquirent d'un côté la vanité et le
mépris, de l'autre la honte et l'envie ; et la fermentation
causée par ces nouveaux levains produisit enfin des composés
funestes au bonheur et à l'innocence.
Sitôt que les hommes eurent commencé à s'apprécier mutuellement
et que l'idée de la considération fut formée dans leur esprit,
chacun prétendit y avoir droit, et il ne fut plus possible d'en
manquer impunément pour personne. De là sortirent les premiers
devoirs de la civilité, même parmi les sauvages, et de là tout
tort volontaire devint un outrage, parce qu'avec le mal qui
résultait de l'injure, l'offensé y voyait le mépris de sa
personne souvent plus insupportable que le mal même. C'est ainsi
que chacun punissant le mépris qu'on lui avait témoigné d'une
manière proportionnée au cas qu'il faisait de lui-même, les
vengeances devinrent terribles, et les hommes sanguinaires et
cruels. Voilà précisément le degré où étaient parvenus la plupart
des peuples sauvages qui nous sont connus ; et c'est faute
d'avoir suffisamment distingué les idées, et remarqué combien ces
peuples étaient déjà loin du premier état de nature, que
plusieurs se sont hâtés de conclure que l'homme est naturellement
cruel et qu'il a besoin de police pour l'adoucir, tandis que rien
n'est si doux que lui dans son état primitif, lorsque placé par
la nature à des distances égales de la stupidité des brutes et
des lumières funestes de l'homme civil, et borné également par
l'instinct et par la raison à se garantir du mal qui le menace,
il est retenu par la pitié naturelle de faire lui-même du mal à
personne, sans y être porté par rien, même après en avoir reçu.
Car, selon l'axiome du sage Locke, il ne saurait y avoir
d'injure, où il n'y a point de propriété.
Mais il faut remarquer que la société commencée et les relations
déjà établies entre les hommes exigeaient en eux des qualités
différentes de celles qu'ils tenaient de leur constitution
primitive ; que la moralité commençant à s'introduire dans les
actions humaines, et chacun avant les lois étant seul juge et
vengeur des offenses qu'il avait reçues, la bonté convenable au
pur état de nature n'était plus celle qui convenait à la société
naissante ; qu'il fallait que les punitions devinssent plus
sévères à mesure que les occasions d'offenser devenaient plus
fréquentes, et que c'était à la terreur des vengeances de tenir
lieu du frein des lois. Ainsi quoique les hommes fussent devenus
moins endurants, et que la pitié naturelle eût déjà souffert
quelque altération, cette période du développement des facultés
humaines, tenant un juste milieu entre l'indolence de l'état
primitif et la pétulante activité de notre amour-propre, dut être
l'époque la plus heureuse et la plus durable. Plus on y
réfléchit, plus on trouve que cet état était le moins sujet aux
révolutions, le meilleur à l'homme16 , et qu'il n'en a dû sortir
que par quelque funeste hasard qui pour l'utilité commune eût dû
ne jamais arriver. L'exemple des sauvages qu'on a presque tous
trouvés à ce point semble confirmer que le genre humain était
fait pour y rester toujours, que cet état est la véritable
jeunesse du monde, et que tous les progrès ultérieurs ont été en
apparence autant de pas vers la perfection de l'individu, et en
effet vers la décrépitude de l'espèce.
Tant que les hommes se contentèrent de leurs cabanes rustiques,
tant qu'ils se bornèrent à coudre leurs habits de peaux avec des
épines ou des arêtes, à se parer de plumes et de coquillages, à
se peindre le corps de diverses couleurs, à perfectionner ou à
embellir leurs arcs et leurs flèches, à tailler avec des pierres
tranchantes quelques canots de pêcheurs ou quelques grossiers
instruments de musique, en un mot tant qu'ils ne s'appliquèrent
qu'à des ouvrages qu'un seul pouvait faire, et qu'à des arts qui
n'avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent
libres, sains, bons et heureux autant qu'ils pouvaient l'être par
leur nature, et continuèrent à jouir entre eux des douceurs d'un
commerce indépendant : mais dès l'instant qu'un homme eut besoin
du secours d'un autre ; dès qu'on s'aperçut qu'il était utile à
un seul d'avoir des provisions pour deux, l'égalité disparut, la
propriété s'introduisit, le travail devint nécessaire et les
vastes forêts se changèrent en des campagnes riantes qu'il fallut
arroser de la sueur des hommes, et dans lesquelles on vit bientôt
l'esclavage et la misère germer et croître avec les moissons.
La métallurgie et l'agriculture furent les deux arts dont
l'invention produisit cette grande révolution. Pour le poète,
c'est l'or et l'argent, mais pour la philosophie ce sont le fer
et le blé qui ont civilisé les hommes et perdu le genre humain ;
aussi l'un et l'autre étaient-ils inconnus aux sauvages de
l'Amérique qui pour cela sont toujours demeurés tels ; les autres
peuples semblent même être restés barbares tant qu'ils ont
pratiqué l'un de ces arts sans l'autre ; et l'une des meilleures
raisons peut-être pourquoi l'Europe a été, sinon plus tôt, du
moins plus constamment et mieux policée que les autres parties du
monde, c'est qu'elle est à la fois la plus abondante en fer et la
plus fertile en blé.
Il est très difficile de conjecturer comment les hommes sont
parvenus à connaître et employer le fer : car il n'est pas
croyable qu'ils aient imaginé d'eux-mêmes de tirer la matière de
la mine et de lui donner les préparations nécessaires pour la
mettre en fusion avant que de savoir ce qui en résulterait. D'un
autre côté on peut d'autant moins attribuer cette découverte à
quelque incendie accidentel que les mines ne se forment que dans
des lieux arides et dénués d'arbres et de plantes, de sorte qu'on
dirait que la nature avait pris des précautions pour nous dérober
ce fatal secret. Il ne reste donc que la circonstance
extraordinaire de quelque volcan qui, vomissant des matières
métalliques en fusion, aura donné aux observateurs l'idée
d'imiter cette opération de la nature ; encore faut-il leur
supposer bien du courage et de la prévoyance pour entreprendre un
travail aussi pénible et envisager d'aussi loin les avantages
qu'ils en pouvaient retirer ; ce qui ne convient guère à des
esprits déjà plus exercés que ceux-ci ne le devaient être.
Quant à l'agriculture, le principe en fut connu longtemps avant
que la pratique en fût établie, et il n'est guère possible que
les hommes sans cesse occupés à tirer leur subsistance des arbres
et des plantes n'eussent assez promptement l'idée des voies que
la nature emploie pour la génération des végétaux ; mais leur
industrie ne se tourna probablement que fort tard de ce côté-là,
soit parce que les arbres, qui avec la chasse et la pêche
fournissaient à leur nourriture, n'avaient pas besoin de leurs
soins, soit faute de connaître l'usage du blé, soit faute
d'instruments pour le cultiver, soit faute de prévoyance pour le
besoin à venir, soit enfin faute de moyens pour empêcher les
autres de s'approprier le fruit de leur travail. Devenus plus
industrieux, on peut croire qu'avec des pierres aiguës et des
bâtons pointus ils commencèrent par cultiver quelques légumes ou
racines autour de leurs cabanes, longtemps avant de savoir
préparer le blé, et d'avoir les instruments nécessaires pour la
culture en grand, sans compter que, pour se livrer à cette
occupation et ensemencer des terres, il faut se résoudre à perdre
d'abord quelque chose pour gagner beaucoup dans la suite ;
précaution fort éloignée du tour d'esprit de l'homme sauvage qui,
comme je l'ai dit, a bien de la peine à songer le matin à ses
besoins du soir.
L'invention des autres arts fut donc nécessaire pour forcer le
genre humain de s'appliquer à celui de l'agriculture. Dès qu'il
fallut des hommes pour fondre et forger le fer, il fallut
d'autres hommes pour nourrir ceux-là. Plus le nombre des ouvriers
vint à se multiplier, moins il y eut de mains employées à fournir
à la subsistance commune, sans qu'il y eût moins de bouches pour
la consommer ; et comme il fallut aux uns des denrées en échange
de leur fer, les autres trouvèrent enfin le secret d'employer le
fer à la multiplication des denrées. De là naquirent d'un côté le
labourage et l'agriculture, et de l'autre l'art de travailler les
métaux et d'en multiplier les usages.
De la culture des terres s'ensuivit nécessairement leur partage,
et de la propriété une fois reconnue les premières règles de
justice : car pour rendre à chacun le sien, il faut que chacun
puisse avoir quelque chose ; de plus les hommes commençant à
porter leurs vues dans l'avenir et se voyant tous quelques biens
à perdre, il n'y en avait aucun qui n'eût à craindre pour soi la
représaille des torts qu'il pouvait faire à autrui. Cette origine
est d'autant plus naturelle qu'il est impossible de concevoir
l'idée de la propriété naissante d'ailleurs que de la main-
d'oeuvre ; car on ne voit pas ce que, pour s'approprier les
choses qu'il n'a point faites, l'homme y peut mettre de plus que
son travail. C'est le seul travail qui donnant droit au
cultivateur sur le produit de la terre qu'il a labourée, lui en
donne par conséquent sur le fond, au moins jusqu'à la récolte, et
ainsi d'année en année, ce qui faisant une possession continue,
se transforme aisément en propriété. Lorsque les Anciens, dit
Grotius * , ont donné à Cérès * l'épithète de législatrice, et à
une fête célébrée en son honneur le nom de Thesmophories * , ils
ont fait entendre par là que le partage des terres a produit une
nouvelle sorte de droit. C'est-à-dire le droit de propriété
différent de celui qui résulte de loi naturelle.
Les choses en cet état eussent pu demeurer égales, si les talents
eussent été égaux, et que, par exemple, l'emploi du fer et la
consommation des denrées eussent toujours fait une balance exacte
; mais la proportion que rien ne maintenait fut bientôt rompue ;
le plus fort faisait plus d'ouvrage ; le plus adroit tirait
meilleur parti du sien ; le plus ingénieux trouvait des moyens
d'abréger le travail ; le laboureur avait plus besoin de fer, ou
le forgeron plus besoin de blé, et en travaillant également, l'un
gagnait beaucoup tandis que l'autre avait peine à vivre. C'est
ainsi que l'inégalité naturelle se déploie insensiblement avec
celle de combinaison et que les différences des hommes,
développées par celles des circonstances, se rendent plus
sensibles, plus permanentes dans leurs effets, et commencent à
influer dans la même proportion sur le sort des particuliers.
Les choses étant parvenues à ce point, il est facile d'imaginer
le reste. Je ne m'arrêterai pas à décrire l'invention successive
des autres arts, le progrès des langues, l'épreuve et l'emploi
des talents, l'inégalité des fortunes, l'usage ou l'abus des
richesses, ni tous les détails qui suivent ceux-ci, et que chacun
peut aisément suppléer. Je me bornerai seulement à jeter un coup
d'oeil sur le genre humain placé dans ce nouvel ordre de choses.
Voilà donc toutes nos facultés développées, la mémoire et
l'imagination en jeu, l'amour-propre intéressé, la raison rendue
active et l'esprit arrivé presque au terme de la perfection, dont
il est susceptible. Voilà toutes les qualités naturelles mises en
action, le rang et le sort de chaque homme établi, non seulement
sur la quantité des biens et le pouvoir de servir ou de nuire,
mais sur l'esprit, la beauté, la force ou l'adresse, sur le
mérite ou les talents, et ces qualités étant les seules qui
pouvaient attirer de la considération, il fallut bientôt les
avoir ou les affecter, il fallut pour son avantage se montrer
autre que ce qu'on était en effet. Etre et paraître devinrent
deux choses tout à fait différentes, et de cette distinction
sortirent le faste imposant, la ruse trompeuse, et tous les vices
qui en sont le cortège. D'un autre côté, de libre et indépendant
qu'était auparavant l'homme, le voilà par une multitude de
nouveaux besoins assujetti, pour ainsi dire, à toute la nature,
et surtout à ses semblables dont il devient l'esclave en un sens,
même en devenant leur maître ; riche, il a besoin de leurs
services ; pauvre, il a besoin de leur secours, et la médiocrité
ne le met point en état de se passer d'eux. Il faut donc qu'il
cherche sans cesse à les intéresser à son sort, et à leur faire
trouver en effet ou en apparence leur profit à travailler pour le
sien : ce qui le rend fourbe et artificieux avec les uns,
impérieux et dur avec les autres, et le met dans la nécessité
d'abuser tous ceux dont il a besoin, quand il ne peut s'en faire
craindre, et qu'il ne trouve pas son intérêt à les servir
utilement. Enfin l'ambition dévorante, l'ardeur d'élever sa
fortune relative, moins par un véritable besoin que pour se
mettre au-dessus des autres, inspire à tous les hommes un noir
penchant à se nuire mutuellement, une jalousie secrète d'autant
plus dangereuse que, pour faire son coup plus en sûreté, elle
prend souvent le masque de la bienveillance ; en un mot,
concurrence et rivalité d'une part, de l'autre opposition
d'intérêt, et toujours le désir caché de faire son profit aux
dépens d'autrui, tous ces maux sont le premier effet de la
propriété et le cortège inséparable de l'inégalité naissante.
Avant qu'on eût inventé les signes représentatifs des richesses,
elles ne pouvaient guère consister qu'en terres et en bestiaux,
les seuls biens réels que les hommes puissent posséder. Or quand
les héritages se furent accrus en nombre et en étendue au point
de couvrir le sol entier et de se toucher tous, les uns ne purent
plus s'agrandir qu'aux dépens des autres, et les surnuméraires
que la faiblesse ou l'indolence avaient empêchés d'en acquérir à
leur tour, devenus pauvres sans avoir rien perdu, parce que, tout
changeant autour d'eux, eux seuls n'avaient point changé, furent
obligés de recevoir ou de ravir leur subsistance de la main des
riches, et de là commencèrent à naître, selon les divers
caractères des uns et des autres, la domination et la servitude,
ou la violence et les rapines. Les riches de leur côté connurent
à peine le plaisir de dominer, qu'ils dédaignèrent bientôt tous
les autres, et se servant de leurs anciens esclaves pour en
soumettre de nouveaux, ils ne songèrent qu'à subjuguer et
asservir leurs voisins ; semblables à ces loups affamés qui ayant
une fois goûté de la chair humaine rebutent toute autre
nourriture et ne veulent plus que dévorer des hommes.
C'est ainsi que les plus puissants ou les plus misérables, se
faisant de leur force ou de leurs besoins une sorte de droit au
bien d'autrui, équivalent, selon eux, à celui de propriété,
l'égalité rompue fut suivie du plus affreux désordre : c'est
ainsi que les usurpations des riches, les brigandages des
pauvres, les passions effrénées de tous étouffant la pitié
naturelle, et la voix encore faible de la justice, rendirent les
hommes avares, ambitieux et méchants. Il s'élevait entre le droit
du plus fort et le droit du premier occupant un conflit perpétuel
qui ne se terminait que par des combats et des meurtres17 . La
société naissante fit place au plus horrible état de guerre : le
genre humain avili et désolé, ne pouvant plus retourner sur ses
pas ni renoncer aux acquisitions malheureuses qu'il avait faites
et ne travaillant qu'à sa honte, par l'abus des facultés qui
l'honorent, se mit lui-même à la veille de sa ruine.
Attonitus novitate mali, divesque miserque,
Effugere optat opes, et quoe modò voverat, odit.
(« Epouvanté d'un mal si nouveau, à la fois riche et misérable,
il ne désire que fuir l'opulence et ce qu'il avait souhaité
naguère, il le hait »)
Ovide, Métamorphoses, XI, 127
Il n'est pas possible que les hommes n'aient fait enfin des
réflexions sur une situation aussi misérable, et sur les
calamités dont ils étaient accablés. Les riches surtout durent
bientôt sentir combien leur était désavantageuse une guerre
perpétuelle dont ils faisaient seuls tous les frais et dans
laquelle le risque de la vie était commun et celui des biens,
particulier. D'ailleurs, quelque couleur qu'ils pussent donner à
leurs usurpations, ils sentaient assez qu'elles n'étaient
établies que sur un droit précaire et abusif et que n'ayant été
acquises que par la force, la force pouvait les leur ôter sans
qu'ils eussent raison de s'en plaindre. Ceux mêmes que la seule
industrie avait enrichis ne pouvaient guère fonder leur propriété
sur de meilleurs titres. Ils avaient beau dire : C'est moi qui ai
bâti ce mur ; j'ai gagné ce terrain par mon travail. Qui vous a
donné les alignements, leur pouvait-on répondre, et en vertu de
quoi prétendez-vous être payé à nos dépens d'un travail que nous
ne vous avons point imposé ? Ignorez-vous qu'une multitude de vos
frères périt, ou souffre du besoin de ce que vous avez de trop,
et qu'il vous fallait un consentement exprès et unanime du genre
humain pour vous approprier sur la subsistance commune tout ce
qui allait au-delà de la vôtre ? Destitué de raisons valables
pour se justifier, et de forces suffisantes pour se défendre ;
écrasant facilement un particulier, mais écrasé lui-même par des
troupes de bandits, seul contre tous, et ne pouvant à cause des
jalousies mutuelles s'unir avec ses égaux contre des ennemis unis
par l'espoir commun du pillage, le riche, pressé par la
nécessité, conçut enfin le projet le plus réfléchi qui soit
jamais entré dans l'esprit humain ; ce fut d'employer en sa
faveur les forces mêmes de ceux qui l'attaquaient, de faire ses
défenseurs de ses adversaires, de leur inspirer d'autres maximes,
et de leur donner d'autres institutions qui lui fussent aussi
favorables que le droit naturel lui était contraire.
Dans cette vue, après avoir exposé à ses voisins l'horreur d'une
situation qui les armait tous les uns contre les autres, qui leur
rendait leurs possessions aussi onéreuses que leurs besoins, et
où nul ne trouvait sa sûreté ni dans la pauvreté ni dans la
richesse, il inventa aisément des raisons spécieuses pour les
amener à son but. « Unissons-nous, leur dit-il, pour garantir de
l'oppression les faibles, contenir les ambitieux, et assurer à
chacun la possession de ce qui lui appartient. Instituons des
règlements de justice et de paix auxquels tous soient obligés de
se conformer, qui ne fassent acception de personne, et qui
réparent en quelque sorte les caprices de la fortune en
soumettant également le puissant et le faible à des devoirs
mutuels. En un mot, au lieu de tourner nos forces contre nous-
mêmes, rassemblons-les en un pouvoir suprême qui nous gouverne
selon de sages lois, qui protège et défende tous les membres de
l'association, repousse les ennemis communs et nous maintienne
dans une concorde éternelle. »
Il en fallut beaucoup moins que l'équivalent de ce discours pour
entraîner des hommes grossiers, faciles à séduire, qui d'ailleurs
avaient trop d'affaires à démêler entre eux pour pouvoir se
passer d'arbitres, et trop d'avarice et d'ambition, pour pouvoir
longtemps se passer de maîtres. Tous coururent au-devant de leurs
fers croyant assurer leur liberté ; car avec assez de raison pour
sentir les avantages d'un établissement politique, ils n'avaient
pas assez d'expérience pour en prévoir les dangers ; les plus
capables de pressentir les abus étaient précisément ceux qui
comptaient d'en profiter, et les sages mêmes virent qu'il fallait
se résoudre à sacrifier une partie de leur liberté à la
conservation de l'autre, comme un blessé se fait couper le bras
pour sauver le reste du corps.
Telle fut, ou dut être, l'origine de la société et des lois, qui
donnèrent de nouvelles entraves au faible et de nouvelles forces
au riche18 , détruisirent sans retour la liberté naturelle,
fixèrent pour jamais la loi de la propriété et de l'inégalité,
d'une adroite usurpation firent un droit irrévocable, et pour le
profit de quelques ambitieux assujettirent désormais tout le
genre humain au travail, à la servitude et à la misère. On voit
aisément comment l'établissement d'une seule société rendit
indispensable celui de toutes les autres, et comment, pour faire
tête à des forces unies, il fallut s'unir à son tour. Les
sociétés se multipliant ou s'étendant rapidement couvrirent
bientôt toute la surface de la terre, et il ne fut plus possible
de trouver un seul coin dans l'univers où l'on pût s'affranchir
du joug et soustraire sa tête au glaive souvent mal conduit que
chaque homme vit perpétuellement suspendu sur la sienne. Le droit
civil étant ainsi devenu la règle commune des citoyens, la loi de
nature n'eut plus lieu qu'entre les diverses sociétés, où, sous
le nom de droit des gens, elle fut tempérée par quelques
conventions tacites pour rendre le commerce possible et suppléer
à la commisération naturelle, qui, perdant de société à société
presque toute la force qu'elle avait d'homme à homme, ne réside
plus que dans quelques grandes âmes cosmopolites, qui
franchissent les barrières imaginaires qui séparent les peuples,
et qui, à l'exemple de l'être souverain qui les a créés,
embrassent tout le genre humain dans leur bienveillance.
Les corps politiques restant ainsi entre eux dans l'état de
nature se ressentirent bientôt des inconvénients qui avaient
forcé les particuliers d'en sortir, et cet état devint encore
plus funeste entre ces grands corps qu'il ne l'avait été
auparavant entre les individus dont ils étaient composés. De là
sortirent les guerres nationales, les batailles, les meurtres,
les représailles qui font frémir la nature et choquent la raison,
et tous ces préjugés horribles qui placent au rang des vertus
l'honneur de répandre le sang humain. Les plus honnêtes gens
apprirent à compter parmi leurs devoirs celui d'égorger leurs
semblables ; on vit enfin les hommes se massacrer par milliers
sans savoir pourquoi ; et il se commettait plus de meurtres en un
seul jour de combat et plus d'horreurs à la prise d'une seule
ville qu'il ne s'en était commis dans l'état de nature durant des
siècles entiers sur toute la face de la terre. Tels sont les
premiers effets qu'on entrevoit de la division du genre humain en
différentes sociétés. Revenons à leur institution.
Je sais que plusieurs * ont donné d'autres origines aux sociétés
politiques, comme les conquêtes du plus puissant ou l'union des
faibles, et le choix entre ces causes est indifférent à ce que je
veux établir : cependant celle que je viens d'exposer me paraît
la plus naturelle par les raisons suivantes :
Que dans le premier cas, le droit de conquête n'étant point un
droit n'en a pu fonder aucun autre, le conquérant et les peuples
conquis restant toujours entre eux dans l'état de guerre, à moins
que la nation remise en pleine liberté ne choisisse
volontairement son vainqueur pour son chef. Jusque-là, quelques
capitulations qu'on ait faites, comme elles n'ont été fondées que
sur la violence, et que par conséquent elles sont nulles par le
fait même, il ne peut y avoir dans cette hypothèse ni véritable
société, ni corps politique, ni d'autre loi que celle du plus
fort.
Que ces mots de fort et de faible sont équivoques dans le second
cas ; que dans l'intervalle qui se trouve entre l'établissement
du droit de propriété ou de premier occupant, et celui des
gouvernements politiques, le sens de ces termes est mieux rendu
par ceux de pauvre et de riche, parce qu'en effet un homme
n'avait point avant les lois d'autre moyen d'assujettir ses égaux
qu'en attaquant leur bien, ou leur faisant quelque part du sien.
Que les pauvres n'ayant rien à perdre que leur liberté, c'eût été
une grande folie à eux de s'ôter volontairement le seul bien qui
leur restait pour ne rien gagner en échange ; qu'au contraire les
riches étant, pour ainsi dire, sensibles dans toutes les parties
de leurs biens, il était beaucoup plus aisé de leur faire du mal,
qu'ils avaient par conséquent plus de précautions à prendre pour
s'en garantir et qu'enfin il est raisonnable de croire qu'une
chose a été inventée par ceux à qui elle est utile plutôt que par
ceux à qui elle fait du tort.
Le gouvernement naissant n'eut point une forme constante et
régulière. Le défaut de philosophie et d'expérience ne laissait
apercevoir que les inconvénients présents, et l'on ne songeait à
remédier aux autres qu'à mesure qu'ils se présentaient. Malgré
tous les travaux des plus sages législateurs, l'état politique
demeura toujours imparfait, parce qu'il était presque l'ouvrage
du hasard, et que, mal commencé, le temps en découvrant les
défauts et suggérant des remèdes, ne put jamais réparer les vices
de la constitution. On raccommodait sans cesse, au lieu qu'il eût
fallu commencer par nettoyer l'aire et écarter tous les vieux
matériaux, comme fit Lycurgue * à Sparte, pour élever ensuite un
bon édifice. La société ne consista d'abord qu'en quelques
conventions générales que tous les particuliers s'engageaient à
observer et dont la communauté se rendait garante envers chacun
d'eux. Il fallut que l'expérience montrât combien une pareille
constitution était faible, et combien il était facile aux
infracteurs d'éviter la conviction ou le châtiment des fautes
dont le public seul devait être le témoin et le juge ; il fallut
que la loi fût éludée de mille manières ; il fallut que les
inconvénients et les désordres se multipliassent continuellement,
pour qu'on songeât enfin à confier à des particuliers le
dangereux dépôt de l'autorité publique et qu'on commît à des
magistrats le soin de faire observer les délibérations du peuple
: car de dire que les chefs furent choisis avant que la
confédération fût faite et que les ministres des lois existèrent
avant les lois mêmes, c'est une supposition qu'il n'est pas
permis de combattre sérieusement.
Il ne serait pas plus raisonnable de croire que les peuples se
sont d'abord jetés entre les bras d'un maître absolu, sans
conditions et sans retour, et que le premier moyen de pourvoir à
la sûreté commune qu'aient imaginé des hommes fiers et indomptés
a été de se précipiter dans l'esclavage. En effet, pourquoi se
sont-ils donné des supérieurs, si ce n'est pour les défendre
contre l'oppression, et protéger leurs biens, leurs libertés, et
leurs vies, qui sont, pour ainsi dire, les éléments constitutifs
de leur être ? Or, dans les relations d'homme à homme, le pis qui
puisse arriver à l'un étant de se voir à la discrétion de
l'autre, n'eût-il pas été contre le bon sens de commencer par se
dépouiller entre les mains d'un chef des seules choses pour la
conservation desquelles ils avaient besoin de son secours ? Quel
équivalent eût-il pu leur offrir pour la concession d'un si beau
droit ; et, s'il eût osé l'exiger sous le prétexte de les
défendre, n'eût-il pas aussitôt reçu la réponse de l'apologue :
Que nous fera de plus l'ennemi ? Il est donc incontestable, et
c'est la maxime fondamentale de tout le droit politique, que les
peuples se sont donné des chefs pour défendre leur liberté et non
pour les asservir. Si nous avons un prince, disait Pline à Trajan
* , c'est afin qu'il nous préserve d'avoir un maître.
Les politiques font sur l'amour de la liberté les mêmes sophismes
que les philosophes ont faits sur l'état de nature ; par les
choses qu'ils voient ils jugent des choses très différentes
qu'ils n'ont pas vues et ils attribuent aux hommes un penchant
naturel à la servitude par la patience avec laquelle ceux qu'ils
ont sous les yeux supportent la leur, sans songer qu'il en est de
la liberté comme de l'innocence et de la vertu, dont on ne sent
le prix qu'autant qu'on en jouit soi-même et dont le goût se perd
sitôt qu'on les a perdues. Je connais les délices de ton pays,
disait Brasidas à un satrape qui comparait la vie de Sparte à
celle de Persépolis, mais tu ne peux connaître les plaisirs du
mien.
Comme un coursier indompté hérisse ses crins, frappe la terre du
pied et se débat impétueusement à la seule approche du mors,
tandis qu'un cheval dressé souffre patiemment la verge et
l'éperon, l'homme barbare ne plie point sa tête au joug que
l'homme civilisé porte sans murmure, et il préfère la plus
orageuse liberté à un assujettissement tranquille. Ce n'est donc
pas par l'avilissement des peuples asservis qu'il faut juger des
dispositions naturelles de l'homme pour ou contre la servitude,
mais par les prodiges qu'ont faits tous les peuples libres pour
se garantir de l'oppression. Je sais que les premiers ne font que
vanter sans cesse la paix et le repos dont ils jouissent dans
leurs fers, et que miserrimam servitutem pacem appellant * ; mais
quand je vois les autres sacrifier les plaisirs, le repos, la
richesse, la puissance et la vie même à la conservation de ce
seul bien si dédaigné de ceux qui l'ont perdu ; quand je vois des
animaux nés libres et abhorrant la captivité se briser la tête
contre les barreaux de leur prison, quand je vois des multitudes
de sauvages tout nus mépriser les voluptés européennes et braver
la faim, le feu, le fer et la mort pour ne conserver que leur
indépendance, je sens que ce n'est pas à des esclaves qu'il
appartient de raisonner de liberté.
Quant à l'autorité paternelle dont plusieurs * on fait dériver le
gouvernement absolu et toute la société, sans recourir aux
preuves contraires de Locke et de Sidney * , il suffit de
remarquer que rien au monde n'est plus éloigné de l'esprit féroce
du despotisme que la douceur de cette autorité qui regarde plus à
l'avantage de celui qui obéit qu'à l'utilité de celui qui
commande ; que par la loi de nature le père n'est le maître de
l'enfant qu'aussi longtemps que son secours lui est nécessaire,
qu'au-delà de ce terme ils deviennent égaux et qu'alors le fils,
parfaitement indépendant du père, ne lui doit que du respect, et
non de l'obéissance ; car la reconnaissance est bien un devoir
qu'il faut rendre, mais non pas un droit qu'on puisse exiger. Au
lieu de dire que la société civile dérive du pouvoir paternel, il
fallait dire au contraire que c'est d'elle que ce pouvoir tire sa
principale force : un individu ne fut reconnu pour le père de
plusieurs que quand ils restèrent assemblés autour de lui. Les
biens du père, dont il est véritablement le maître, sont les
liens qui retiennent ses enfants dans sa dépendance, et il peut
ne leur donner part à sa succession qu'à proportion qu'ils auront
bien mérité de lui par une continuelle déférence à ses volontés.
Or, loin que les sujets aient quelque faveur semblable à attendre
de leur despote, comme ils lui appartiennent en propre, eux et
tout ce qu'ils possèdent, ou du moins qu'il le prétend ainsi, ils
sont réduits à recevoir comme une faveur ce qu'il leur laisse de
leur propre bien ; il fait justice quand il les dépouille ; il
fait grâce quand il les laisse vivre.
En continuant d'examiner ainsi les faits par le droit, on ne
trouverait pas plus de solidité que de vérité dans
l'établissement volontaire de la tyrannie, et il serait difficile
de montrer la validité d'un contrat qui n'obligerait qu'une des
parties, où l'on mettrait tout d'un côté et rien de l'autre et
qui ne tournerait qu'au préjudice de celui qui s'engage. Ce
système odieux est bien éloigné d'être même aujourd'hui celui des
sages et bons monarques, et surtout des rois de France, comme on
peut le voir en divers endroits de leurs édits et en particulier
dans le passage suivant d'un écrit célèbre * , publié en 1667, au
nom et par les ordres de Louis XIV : Qu'on ne dise donc point que
le souverain ne soit pas sujet aux lois de son Etat, puisque la
proposition contraire est une vérité du droit des gens que la
flatterie a quelquefois attaquée, mais que les bons princes ont
toujours défendue comme une divinité tutélaire de leurs Etats.
Combien est-il plus légitime de dire avec le sage Platon que la
parfaite félicité d'un royaume est qu'un prince soit obéi de ses
sujets, que le prince obéisse à la loi, et que la loi soit droite
et toujours dirigée au bien public. Je ne m'arrêterai point à
rechercher si, la liberté étant la plus noble des facultés de
l'homme, ce n'est pas dégrader sa nature, se mettre au niveau des
bêtes esclaves de l'instinct, offenser même l'auteur de son être,
que de renoncer sans réserve au plus précieux de tous ses dons,
que de se soumettre à commettre tous les crimes qu'il nous
défend, pour complaire à un maître féroce ou insensé, et si cet
ouvrier sublime doit être plus irrité de voir détruire que
déshonorer son plus bel ouvrage. Je demanderai seulement de quel
droit ceux qui n'ont pas craint de s'avilir eux-mêmes jusqu'à ce
point ont pu soumettre leur postérité à la même ignominie, et
renoncer pour elle à des biens qu'elle ne tient point de leur
libéralité, et sans lesquels la vie même est onéreuse à tous ceux
qui en sont dignes ?
Pufendorf * dit que, tout de même qu'on transfère son bien à
autrui par des conventions et des contrats, on peut aussi se
dépouiller de sa liberté en faveur de quelqu'un. C'est là, ce me
semble, un fort mauvais raisonnement ; car premièrement le bien
que j'aliène me devient une chose tout à fait étrangère, et dont
l'abus m'est indifférent, mais il m'importe qu'on n'abuse point
de ma liberté, et je ne puis sans me rendre coupable du mal qu'on
me forcera de faire, m'exposer à devenir l'instrument du crime.
De plus, le droit de propriété n'étant que de convention et
d'institution humaine, tout homme peut à son gré disposer de ce
qu'il possède : mais il n'en est pas de même des dons essentiels
de la nature, tels que la vie et la liberté, dont il est permis à
chacun de jouir et dont il est moins douteux qu'on ait droit de
se dépouiller. En s'ôtant l'une on dégrade son être ; en s'ôtant
l'autre on l'anéantit autant qu'il est en soi ; et comme nul bien
temporel ne peut dédommager de l'une et de l'autre, ce serait
offenser à la fois la nature et la raison que d'y renoncer à
quelque prix que ce fût. Mais quand on pourrait aliéner sa
liberté comme ses biens, la différence serait très grande pour
les enfants qui ne jouissent des biens du père que par
transmission de son droit, au lieu que, la liberté étant un don
qu'ils tiennent de la nature en qualité d'hommes, leurs parents
n'ont eu aucun droit de les en dépouiller ; de sorte que comme
pour établir l'esclavage, il a fallu faire violence à la nature,
il a fallu la changer pour perpétuer ce droit, et les
jurisconsultes * qui ont gravement prononcé que l'enfant d'une
esclave naîtrait esclave ont décidé en d'autres termes qu'un
homme ne naîtrait pas homme.
Il me paraît donc certain que non seulement les gouvernements
n'ont point commencé par le pouvoir arbitraire, qui n'en est que
la corruption, le terme extrême, et qui les ramène enfin à la
seule loi du plus fort dont ils furent d'abord le remède, mais
encore que, quand même ils auraient ainsi commencé, ce pouvoir,
étant par sa nature illégitime, n'a pu servir de fondement aux
droits de la société, ni par conséquent à l'inégalité
d'institution.
Sans entrer aujourd'hui dans les recherches qui sont encore à
faire sur la nature du pacte fondamental de tout gouvernement, je
me borne en suivant l'opinion commune à considérer ici
l'établissement du corps politique comme un vrai contrat entre le
peuple et les chefs qu'il se choisit, contrat par lequel les deux
parties s'obligent à l'observation des lois qui y sont stipulées
et qui forment les liens de leur union. Le peuple ayant, au sujet
des relations sociales, réuni toutes ses volontés en une seule,
tous les articles sur lesquels cette volonté s'explique
deviennent autant de lois fondamentales qui obligent tous les
membres de l'Etat sans exception, et l'une desquelles règle le
choix et le pouvoir des magistrats chargés de veiller à
l'exécution des autres. Ce pouvoir s'étend à tout ce qui peut
maintenir la constitution, sans aller jusqu'à la changer. On y
joint des honneurs qui rendent respectables les lois et leurs
ministres, et pour ceux-ci personnellement des prérogatives qui
les dédommagent des pénibles travaux que coûte une bonne
administration. Le magistrat, de son côté, s'oblige à n'user du
pouvoir qui lui est confié que selon l'intention des commettants,
à maintenir chacun dans la paisible jouissance de ce qui lui
appartient et à préférer en toute occasion l'utilité publique à
son propre intérêt.
Avant que l'expérience eût montré, ou que la connaissance du
coeur humain eût fait prévoir les abus inévitables d'une telle
constitution, elle dut paraître d'autant meilleure que ceux qui
étaient chargés de veiller à sa conservation y étaient eux-mêmes
le plus intéressés ; car la magistrature et ses droits n'étant
établis que sur les lois fondamentales, aussitôt qu'elles
seraient détruites, les magistrats cesseraient d'être légitimes,
le peuple ne serait plus tenu de leur obéir, et comme ce n'aurait
pas été le magistrat, mais la loi qui aurait constitué l'essence
de l'Etat, chacun rentrerait de droit dans sa liberté naturelle.
Pour peu qu'on y réfléchît attentivement, ceci se confirmerait
par de nouvelles raisons et par la nature du contrat on verrait
qu'il ne saurait être irrévocable : car s'il n'y avait point de
pouvoir supérieur qui pût être garant de la fidélité des
contractants, ni les forcer à remplir leurs engagements
réciproques, les parties demeureraient seules juges dans leur
propre cause et chacune d'elles aurait toujours le droit de
renoncer au contrat, sitôt qu'elle trouverait que l'autre en
enfreint les conditions ou qu'elles cesseraient de lui convenir.
C'est sur ce principe qu'il semble que le droit d'abdiquer peut
être fondé. Or, à ne considérer, comme nous faisons, que
l'institution humaine, si le magistrat qui a tout le pouvoir en
main et qui s'approprie tous les avantages du contrat, avait
pourtant le droit de renoncer à l'autorité ; à plus forte raison
le peuple, qui paye toutes les fautes des chefs, devrait avoir le
droit de renoncer à la dépendance. Mais les dissensions
affreuses, les désordres infinis qu'entraînerait nécessairement
ce dangereux pouvoir, montrent plus que toute autre chose combien
les gouvernements humains avaient besoin d'une base plus solide
que la seule raison et combien il était nécessaire au repos
public que la volonté divine intervînt pour donner à l'autorité
souveraine un caractère sacré et inviolable qui ôtât aux sujets
le funeste droit d'en disposer. Quand la religion n'aurait fait
que ce bien aux hommes, c'en serait assez pour qu'ils dussent
tous la chérir et l'adopter, même avec ses abus, puisqu'elle
épargne encore plus de sang que le fanatisme n'en fait couler :
mais suivons le fil de notre hypothèse.
Les diverses formes des gouvernements tirent leur origine des
différences plus ou moins grandes qui se trouvèrent entre les
particuliers au moment de l'institution. Un homme était-il
éminent en pouvoir, en vertu, en richesses ou en crédit ? il fut
seul élu magistrat, et l'Etat devint monarchique ; si plusieurs à
peu près égaux entre eux l'emportaient sur tous les autres, ils
furent élus conjointement, et l'on eut une aristocratie. Ceux
dont la fortune ou les talents étaient moins disproportionnés et
qui s'étaient le moins éloignés de l'état de nature gardèrent en
commun l'administration suprême et formèrent une démocratie. Le
temps vérifia laquelle de ces formes était la plus avantageuse
aux hommes. Les uns restèrent uniquement soumis aux lois, les
autres obéirent bientôt à des maîtres. Les citoyens voulurent
garder leur liberté, les sujets ne songèrent qu'à l'ôter à leurs
voisins, ne pouvant souffrir que d'autres jouissent d'un bien
dont ils ne jouissaient plus eux-mêmes. En un mot, d'un côté
furent les richesses et les conquêtes, et de l'autre le bonheur
et la vertu.
Dans ces divers gouvernements, toutes les magistratures furent
d'abord électives, et quand la richesse ne l'emportait pas, la
préférence était accordée au mérite qui donne un ascendant
naturel et à l'âge qui donne l'expérience dans les affaires et le
sang-froid dans les délibérations. Les anciens des Hébreux, les
Gérontes de Sparte, le Sénat de Rome, et l'étymologie même de
notre mot Seigneur * montrent combien autrefois la vieillesse
était respectée. Plus les élections tombaient sur des hommes
avancés en âge, plus elles devenaient fréquentes, et plus leurs
embarras se faisaient sentir ; les brigues s'introduisirent, les
factions se formèrent, les partis s'aigrirent, les guerres
civiles s'allumèrent, enfin le sang des citoyens fut sacrifié au
prétendu bonheur de l'Etat, et l'on fut à la veille de retomber
dans l'anarchie des temps antérieurs. L'ambition des principaux
profita de ces circonstances pour perpétuer leurs charges dans
leurs familles : le peuple déjà accoutumé à la dépendance, au
repos et aux commodités de la vie, et déjà hors d'état de briser
ses fers, consentit à laisser augmenter sa servitude pour
affermir sa tranquillité et c'est ainsi que les chefs devenus
héréditaires s'accoutumèrent à regarder leur magistrature comme
un bien de famille, à se regarder eux-mêmes comme les
propriétaires de l'Etat dont ils n'étaient d'abord que les
officiers, à appeler leurs concitoyens leurs esclaves, à les
compter comme du bétail au nombre des choses qui leur
appartenaient et à s'appeler eux-mêmes égaux aux dieux et rois
des rois.
Si nous suivons le progrès de l'inégalité dans ces différentes
révolutions, nous trouverons que l'établissement de la loi et du
droit de propriété fut son premier terme ; l'institution de la
magistrature le second, que le troisième et dernier fut le
changement du pouvoir légitime en pouvoir arbitraire ; en sorte
que l'état de riche et de pauvre fut autorisé par la première
époque, celui de puissant et de faible par la seconde, et par la
troisième celui de maître et d'esclave, qui est le dernier degré
de l'inégalité, et le terme auquel aboutissent enfin tous les
autres, jusqu'à ce que de nouvelles révolutions dissolvent tout à
fait le gouvernement, ou le rapprochent de l'institution
légitime.
Pour comprendre la nécessité de ce progrès il faut moins
considérer les motifs de l'établissement du corps politique que
la forme qu'il prend dans son exécution et les inconvénients
qu'il entraîne après lui : car les vices qui rendent nécessaires
les institutions sociales sont les mêmes qui en rendent l'abus
inévitable ; et comme, excepté la seule Sparte, où la loi
veillait principalement à l'éducation des enfants et où Lycurgue
établit des moeurs qui le dispensaient presque d'y ajouter des
lois, les lois en général moins fortes que les passions
contiennent les hommes sans les changer ; il serait aisé de
prouver que tout gouvernement qui, sans se corrompre ni
s'altérer, marcherait toujours exactement selon la fin de son
institution, aurait été institué sans nécessité, et qu'un pays où
personne n'éluderait les lois et n'abuserait de la magistrature,
n'aurait besoin ni de magistrats ni de lois.
Les distinctions politiques amènent nécessairement les
distinctions civiles. L'inégalité, croissant entre le peuple et
ses chefs, se fait bientôt sentir parmi les particuliers et s'y
modifie en mille manières selon les passions, les talents et les
occurrences. Le magistrat ne saurait usurper un pouvoir
illégitime sans se faire des créatures auxquelles il est forcé
d'en céder quelque partie. D'ailleurs, les citoyens ne se
laissent opprimer qu'autant qu'entraînés par une aveugle ambition
et regardant plus au-dessous qu'au-dessus d'eux, la domination
leur devient plus chère que l'indépendance, et qu'ils consentent
à porter des fers pour en pouvoir donner à leur tour. Il est très
difficile de réduire à l'obéissance celui qui ne cherche point à
commander et le politique le plus adroit ne viendrait pas à bout
d'assujettir des hommes qui ne voudraient qu'être libres ; mais
l'inégalité s'étend sans peine parmi des âmes ambitieuses et
lâches, toujours prêtes à courir les risques de la fortune et à
dominer ou servir presque indifféremment selon qu'elle leur
devient favorable ou contraire. C'est ainsi qu'il dut venir un
temps où les yeux du peuple furent fascinés à tel point que ses
conducteurs n'avaient qu'à dire au plus petit des hommes : Sois
grand, toi et toute ta race, aussitôt il paraissait grand à tout
le monde ainsi qu'à ses propres yeux, et ses descendants
s'élevaient encore à mesure qu'ils s'éloignaient de lui ; plus la
cause était reculée et incertaine, plus l'effet augmentait ; plus
on pouvait compter de fainéants dans une famille, et plus elle
devenait illustre.
Si c'était ici le lieu d'entrer en des détails, j'expliquerais
facilement comment l'inégalité de crédit et d'autorité devient
inévitable entre les particuliers19 sitôt que réunis en une même
société ils sont forcés de se comparer entre eux et de tenir
compte des différences qu'ils trouvent dans l'usage continuel
qu'ils ont à faire les uns des autres. Ces différences sont de
plusieurs espèces, mais en général la richesse, la noblesse ou le
rang, la puissance et le mérite personnel, étant les distinctions
principales par lesquelles on se mesure dans la société, je
prouverais que l'accord ou le conflit de ces forces diverses est
l'indication la plus sûre d'un Etat bien ou mal constitué. Je
ferais voir qu'entre ces quatre sortes d'inégalité, les qualités
personnelles étant l'origine de toutes les autres, la richesse
est la dernière à laquelle elles se réduisent à la fin, parce
qu'étant la plus immédiatement utile au bien-être et la plus
facile à communiquer, on s'en sert aisément pour acheter tout le
reste. Observation qui peut faire juger assez exactement de la
mesure dont chaque peuple s'est éloigné de son institution
primitive, et du chemin qu'il a fait vers le terme extrême de la
corruption. Je remarquerais combien ce désir universel de
réputation, d'honneurs et de préférences, qui nous dévore tous,
exerce et compare les talents et les forces, combien il excite et
multiplie les passions, et combien, rendant tous les hommes
concurrents, rivaux ou plutôt ennemis, il cause tous les jours de
revers, de succès et de catastrophes de toute espèce en faisant
courir la même lice à tant de prétendants. Je montrerais que
c'est à cette ardeur de faire parler de soi, à cette fureur de se
distinguer qui nous tient presque toujours hors de nous-mêmes,
que nous devons ce qu'il y a de meilleur et de pire parmi les
hommes, nos vertus et nos vices, nos sciences et nos erreurs, nos
conquérants et nos philosophes, c'est-à-dire une multitude de
mauvaises choses sur un petit nombre de bonnes. Je prouverais
enfin que si l'on voit une poignée de puissants et de riches au
faîte des grandeurs et de la fortune, tandis que la foule rampe
dans l'obscurité et dans la misère, c'est que les premiers
n'estiment les choses dont ils jouissent qu'autant que les autres
en sont privés, et que, sans changer d'état, ils cesseraient
d'être heureux, si le peuple cessait d'être misérable.
Mais ces détails seraient seuls la matière d'un ouvrage
considérable dans lequel on pèserait les avantages et les
inconvénients de tout gouvernement, relativement aux droits de
l'état de nature, et où l'on dévoilerait toutes les faces
différentes sous lesquelles l'inégalité s'est montrée jusqu'à ce
jour et pourra se montrer dans les siècles [futurs] selon la
nature de ces gouvernements et les révolutions que le temps y
amènera nécessairement. On verrait la multitude opprimée au-
dedans par une suite des précautions mêmes qu'elle avait prises
contre ce qui la menaçait au-dehors. On verrait l'oppression
s'accroître continuellement sans que les opprimés pussent jamais
savoir quel terme elle aurait, ni quels moyens légitimes il leur
resterait pour l'arrêter. On verrait les droits des citoyens et
les libertés nationales s'éteindre peu à peu, et les réclamations
des faibles traitées de murmures séditieux. On verrait la
politique restreindre à une portion mercenaire du peuple
l'honneur de défendre la cause commune : on verrait de là sortir
la nécessité des impôts, le cultivateur découragé quitter son
champ même durant la paix et laisser la charrue pour ceindre
l'épée. On verrait naître les règles funestes et bizarres du
point d'honneur. On verrait les défenseurs de la patrie en
devenir tôt ou tard les ennemis, tenir sans cesse le poignard
levé sur leurs concitoyens, et il viendrait un temps où l'on les
entendrait dire à l'oppresseur de leur pays :
Pectore si fratris gladium juguloque parentis
Condere me jubeas, gravidae que in viscera a partu
Conjugis, invitâ peragam tamen omnia dextrâ.
(« Si tu m'ordonnes d'enfoncer un glaive dans la poitrine de mon
frère et dans la gorge de mon père, ou dans les entrailles de mon
épouse enceinte, mon bras y répugnera, pourtant il accomplira
tout. » Lucain, Pharsale, I, 376.)
De l'extrême inégalité des conditions et des fortunes, de la
diversité des passions et des talents, des arts inutiles, des
arts pernicieux, des sciences frivoles sortiraient des foules de
préjugés, également contraires à la raison, au bonheur et à la
vertu. On verrait fomenter par les chefs tout ce qui peut
affaiblir des hommes rassemblés en les désunissant ; tout ce qui
peut donner à la société un air de concorde apparente et y semer
un germe de division réelle ; tout ce qui peut inspirer aux
différents ordres une défiance et une haine mutuelle par
l'opposition de leurs droits et de leurs intérêts, et fortifier
par conséquent le pouvoir qui les contient tous.
C'est du sein de ce désordre et de ces révolutions que le
despotisme, élevant par degrés sa tête hideuse et dévorant tout
ce qu'il aurait aperçu de bon et de sain dans toutes les parties
de l'Etat, parviendrait enfin à fouler aux pieds les lois et le
peuple, et à s'établir sur les ruines de la république. Les temps
qui précéderaient ce dernier changement seraient des temps de
troubles et de calamités, mais à la fin tout serait englouti par
le monstre et les peuples n'auraient plus de chefs ni de lois,
mais seulement des tyrans. Dès cet instant aussi il cesserait
d'être question de moeurs et de vertu ; car partout où règne le
despotisme, cui ex honesto nulla est spes * , il ne souffre aucun
autre maître ; sitôt qu'il parle, il n'y a ni probité ni devoir à
consulter, et la plus aveugle obéissance est la seule vertu qui
reste aux esclaves.
C'est ici le dernier terme de l'inégalité, et le point extrême
qui ferme le cercle et touche au point d'où nous sommes partis.
C'est ici que tous les particuliers redeviennent égaux parce
qu'ils ne sont rien, et que les sujets n'ayant plus d'autre loi
que la volonté du maître, ni le maître d'autre règle que ses
passions, les notions du bien et les principes de la justice
s'évanouissent derechef. C'est ici que tout se ramène à la seule
loi du plus fort et par conséquent à un nouvel état de nature
différent de celui par lequel nous avons commencé, en ce que l'un
était l'état de nature dans sa pureté, et que ce dernier est le
fruit d'un excès de corruption. Il y a si peu de différence
d'ailleurs entre ces deux états et le contrat de gouvernement est
tellement dissous par le despotisme que le despote n'est le
maître qu'aussi longtemps qu'il est le plus fort et que, sitôt
qu'on peut l'expulser, il n'a point à réclamer contre la
violence. L'émeute qui finit par étrangler ou détrôner un sultan
est un acte aussi juridique que ceux par lesquels il disposait la
veille des vies et des biens de ses sujets. La seule force le
maintenait, la seule force le renverse ; toutes choses se passent
ainsi selon l'ordre naturel, et quel que puisse être l'événement
de ces courtes et fréquentes révolutions, nul ne peut se plaindre
de l'injustice d'autrui, mais seulement de sa propre imprudence,
ou de son malheur.
En découvrant et suivant ainsi les routes oubliées et perdues qui
de l'état naturel ont dû mener l'homme à l'état civil, en
rétablissant, avec les positions intermédiaires que je viens de
marquer, celles que le temps qui me presse m'a fait supprimer, ou
que l'imagination ne m'a point suggérées, tout lecteur attentif
ne pourra qu'être frappé de l'espace immense qui sépare ces deux
états. C'est dans cette lente succession des choses qu'il verra
la solution d'une infinité de problèmes de morale et de politique
que les philosophes ne peuvent résoudre. Il sentira que le genre
humain d'un âge n'étant pas le genre humain d'un autre âge, la
raison pour quoi Diogène ne trouvait point d'homme, c'est qu'il
cherchait parmi ses contemporains l'homme d'un temps qui n'était
plus : Caton, dira-t-il, périt avec Rome et la liberté, parce
qu'il fut déplacé dans son siècle, et le plus grand des hommes ne
fit qu'étonner le monde qu'il eût gouverné cinq cents ans plus
tôt. En un mot, il expliquera comment l'âme et les passions
humaines, s'altérant insensiblement, changent pour ainsi dire de
nature ; pourquoi nos besoins et nos plaisirs changent d'objets à
la longue ; pourquoi, l'homme originel s'évanouissant par degrés,
la société n'offre plus aux yeux du sage qu'un assemblage
d'hommes artificiels et de passions factices qui sont l'ouvrage
de toutes ces nouvelles relations et n'ont aucun vrai fondement
dans la nature. Ce que la réflexion nous apprend là-dessus,
l'observation le confirme parfaitement : l'homme sauvage et
l'homme policé diffèrent tellement par le fond du coeur et des
inclinations que ce qui fait le bonheur suprême de l'un réduirait
l'autre au désespoir. Le premier ne respire que le repos et la
liberté, il ne veut que vivre et rester oisif, et l'ataraxie *
même du stoïcien n'approche pas de sa profonde indifférence pour
tout autre objet. Au contraire, le citoyen toujours actif sue,
s'agite, se tourmente sans cesse pour chercher des occupations
encore plus laborieuses : il travaille jusqu'à la mort, il y
court même pour se mettre en état de vivre, ou renonce à la vie
pour acquérir l'immortalité. Il fait sa cour aux grands qu'il
hait et aux riches qu'il méprise ; il n'épargne rien pour obtenir
l'honneur de les servir ; il se vante orgueilleusement de sa
bassesse et de leur protection et, fier de son esclavage, il
parle avec dédain de ceux qui n'ont pas l'honneur de le partager.
Quel spectacle pour un Caraïbe que les travaux pénibles et enviés
d'un ministre européen ! Combien de morts cruelles ne préférerait
pas cet indolent sauvage à l'horreur d'une pareille vie qui
souvent n'est pas même adoucie par le plaisir de bien faire ?
Mais pour voir le but de tant de soins, il faudrait que ces mots,
puissance et réputation, eussent un sens dans son esprit, qu'il
apprît qu'il y a une sorte d'hommes qui comptent pour quelque
chose les regards du reste de l'univers, qui savent être heureux
et contents d'eux-mêmes sur le témoignage d'autrui plutôt que sur
le leur propre. Telle est, en effet, la véritable cause de toutes
ces différences : le sauvage vit en lui-même ; l'homme sociable
toujours hors de lui ne sait vivre que dans l'opinion des autres,
et c'est, pour ainsi dire, de leur seul jugement qu'il tire le
sentiment de sa propre existence. Il n'est pas de mon sujet de
montrer comment d'une telle disposition naît tant d'indifférence
pour le bien et le mal, avec de si beaux discours de morale ;
comment, tout se réduisant aux apparences, tout devient factice
et joué ; honneur, amitié, vertu, et souvent jusqu'aux vices
mêmes, dont on trouve enfin le secret de se glorifier ; comment,
en un mot, demandant toujours aux autres ce que nous sommes et
n'osant jamais nous interroger là-dessus nous-mêmes, au milieu de
tant de philosophie, d'humanité, de politesse et de maximes
sublimes, nous n'avons qu'un extérieur trompeur et frivole, de
l'honneur sans vertu, de la raison sans sagesse, et du plaisir
sans bonheur. Il me suffit d'avoir prouvé que ce n'est point là
l'état originel de l'homme et que c'est le seul esprit de la
société et l'inégalité qu'elle engendre qui changent et altèrent
ainsi toutes nos inclinations naturelles.
J'ai tâché d'exposer l'origine et le progrès de l'inégalité,
l'établissement et l'abus des sociétés politiques, autant que ces
choses peuvent se déduire de la nature de l'homme par les seules
lumières de la raison, et indépendamment des dogmes sacrés qui
donnent à l'autorité souveraine la sanction du droit divin. Il
suit de cet exposé que l'inégalité, étant presque nulle dans
l'état de nature, tire sa force et son accroissement du
développement de nos facultés et des progrès de l'esprit humain
et devient enfin stable et légitime par l'établissement de la
propriété et des lois. Il suit encore que l'inégalité morale,
autorisée par le seul droit positif, est contraire au droit
naturel, toutes les fois qu'elle ne concourt pas en même
proportion avec l'inégalité physique ; distinction qui détermine
suffisamment ce qu'on doit penser à cet égard de la sorte
d'inégalité qui règne parmi tous les peuples policés ; puisqu'il
est manifestement contre la Loi de Nature, de quelque manière
qu'on la définisse, qu'un enfant commande à un vieillard, qu'un
imbécile conduise un homme sage, et qu'une poignée de gens
regorge de superfluités, tandis que la multitude affamée manque
du nécessaire.
NOTES :
16. C'est une chose extrêmement remarquable que depuis tant
d'années que les Européens se tourmentent pour amener les
sauvages des diverses contrées du monde à leur manière de vivre,
ils n'aient pas pu encore en gagner un seul, non pas même à la
faveur du christianisme ; car nos missionnaires en font
quelquefois des chrétiens, mais jamais des hommes civilisés. Rien
ne peut surmonter l'invincible répugnance qu'ils ont à prendre
nos moeurs et vivre à notre manière. Si ces pauvres sauvages sont
aussi malheureux qu'on le prétend, par quelle inconcevable
dépravation de jugement refusent-ils constamment de se policer à
notre imitation ou d'apprendre à vivre heureux parmi nous ;
tandis qu'on lit en mille endroits que des Français et d'autres
Européens se sont réfugiés volontairement parmi ces nations, y
ont passé leur vie entière, sans pouvoir plus quitter une si
étrange manière de vivre, et qu'on voit même des missionnaires
sensés regretter avec attendrissement les jours calmes et
innocents qu'ils ont passés chez ces peuples si méprisés ? Si
l'on répond qu'ils n'ont pas assez de lumières pour juger
sainement de leur état et du nôtre, je répliquerai que
l'estimation du bonheur est moins l'affaire de la raison que du
sentiment. D'ailleurs cette réponse peut se rétorquer contre nous
avec plus de force encore ; car il y a plus loin de nos idées à
la disposition d'esprit où il faudrait être pour concevoir le
goût que trouvent les sauvages à leur manière de vivre que des
idées des sauvages à celles qui peuvent leur faire concevoir la
nôtre. En effet, après quelques observations il leur est aisé de
voir que tous nos travaux se dirigent sur deux seuls objets,
savoir, pour soi les commodités de la vie, et la considération
parmi les autres. Mais le moyen pour nous d'imaginer la sorte de
plaisir qu'un sauvage prend à passer sa vie seul au milieu des
bois ou à la pêche, ou à souffler dans une mauvaise flûte, sans
jamais savoir en tirer un seul ton et sans se soucier de
l'apprendre ?
On a plusieurs fois amené des sauvages à Paris, à Londres et dans
d'autres villes ; on s'est empressé de leur étaler notre luxe,
nos richesses et tous nos arts les plus utiles et les plus
curieux ; tout cela n'a jamais excité chez eux qu'une admiration
stupide, sans le moindre mouvement de convoitise. Je me souviens
entre autres de l'histoire d'un chef de quelques Américains
septentrionaux qu'on mena à la cour d'Angleterre il y a une
trentaine d'années. On lui fit passer mille choses devant les
yeux pour chercher à lui faire quelque présent qui pût lui
plaire, sans qu'on trouvât rien dont il parut se soucier. Nos
armes lui semblaient lourdes et incommodes, nos souliers lui
blessaient les pieds, nos habits le gênaient, il rebutait tout ;
enfin on s'aperçut qu'ayant pris une couverture de laine, il
semblait prendre plaisir à s'en envelopper les épaules ; vous
conviendrez, au moins, lui dit-on aussitôt, de l'utilité de ce
meuble ? Oui, répondit-il, cela me paraît presque aussi bon
qu'une peau de bête. Encore n'eût-il pas dit cela s'il eût porté
l'une et l'autre à la pluie.
Peut-être me dira-t-on que c'est l'habitude qui, attachant chacun
à sa manière de vivre, empêche les sauvages de sentir ce qu'il y
a de bon dans la nôtre. Et sur ce pied-là il doit paraître au
moins fort extraordinaire que l'habitude ait plus de force pour
maintenir les sauvages dans le goût de leur misère que les
Européens dans la jouissance de leur félicité. Mais pour faire à
cette dernière objection une réponse à laquelle il n'y ait pas un
mot à répliquer, sans alléguer tous les jeunes sauvages qu'on
s'est vainement efforcé de civiliser ; sans parler des
Groenlandais et des habitants de l'Islande, qu'on a tenté
d'élever et nourrir en Danemark, et que la tristesse et le
désespoir ont tous fait périr, soit de langueur, soit dans la mer
où ils avaient tenté de regagner leur pays à la nage ; je me
contenterai de citer un seul exemple bien attesté, et que je
donne à examiner aux admirateurs de la police européenne.
« Tous les efforts des missionnaires hollandais du cap de Bonne-
Espérance n'ont jamais été capables de convertir un seul
Hottentot. Van der Stel, gouverneur du Cap, en ayant pris un dès
l'enfance, le fit élever dans les principes de la religion
chrétienne et dans la pratique des usages de l'Europe. On le
vêtit richement, on lui fit apprendre plusieurs langues et ses
progrès répondirent fort bien aux soins qu'on prit pour son
éducation. Le gouverneur, espérant beaucoup de son esprit,
l'envoya aux Indes avec un commissaire général qui l'employa
utilement aux affaires de la Compagnie. Il revint au Cap après la
mort du commissaire. Peu de jours après son retour, dans une
visite qu'il rendit à quelques Hottentots de ses parents, il prit
le parti de se dépouiller de sa parure européenne pour se revêtir
d'une peau de brebis. Il retourna au fort, dans ce nouvel
ajustement, chargé d'un paquet qui contenait ses anciens habits,
et les présentant au gouverneur il lui tint ce discours (voy. le
frontispice). « Ayez la bonté, monsieur, de faire attention que
je renonce pour toujours à cet appareil. Je renonce aussi pour
toute ma vie à la religion chrétienne, ma résolution est de vivre
et mourir dans la religion, les manières et les usages de mes
ancêtres. L'unique grâce que je vous demande est de me laisser le
collier et le coutelas que je porte. Je les garderai pour l'amour
de vous. » Aussitôt, sans attendre la réponse de Van der Stel, il
se déroba par la fuite et jamais on ne le revit au Cap. »
Histoire des Voyages, tome 5, p. 175.
17. On pourrait m'objecter que dans un pareil désordre les hommes
au lieu de s'entr'égorger opiniâtrement se seraient dispersés,
s'il n'y avait point eu de bornes à leur dispersion. Mais
premièrement ces bornes eussent au moins été celles du monde, et
si l'on pense à l'excessive population qui résulte de l'état de
nature, on jugera que la terre dans cet état n'eût pas tardé à
être couverte d'hommes ainsi forcés à se tenir rassemblés.
D'ailleurs, ils se seraient dispersés, si le mal avait été rapide
et que c'eut été un changement fait du jour au lendemain ; mais
ils naissaient sous le joug ; ils avaient l'habitude de le porter
quand ils en sentaient la pesanteur, et ils se contentaient
d'attendre l'occasion de le secouer. Enfin, déjà accoutumés à
mille commodités qui les forçaient à se tenir rassemblés, la
dispersion n'était plus si facile que dans les premiers temps où
nul n'ayant besoin que de soi-même, chacun prenait son parti sans
attendre le consentement d'un autre.
18. Le maréchal de V*** contait que dans une de ses campagnes,
les excessives friponneries d'un entrepreneur des vivres ayant
fait souffrir et murmurer l'armée, il le tança vertement et le
menaça de le faire pendre. Cette menace ne me regarde pas, lui
répondit hardiment le fripon, et je suis bien aise de vous dire
qu'on ne pend point un homme qui dispose de cent mille écus. Je
ne sais comment cela se fit, ajoutait naïvement le maréchal, mais
en effet il ne fut point pendu, quoiqu'il eût cent fois mérité de
l'être.
19. La justice distributive s'opposerait même à cette égalité
rigoureuse de l'état de nature, quand elle serait praticable dans
la société civile ; et comme tous les membres de l'Etat lui
doivent des services proportionnés à leurs talents et à leurs
forces, les citoyens à leur tour doivent être distingués et
favorisés à proportion de leurs services. C'est en ce sens qu'il
faut entendre un passage d'Isocrate dans lequel il loue les
premiers Athéniens d'avoir bien su distinguer quelle était la
plus avantageuse des deux sortes d'égalité, dont l'une consiste à
faire part des mêmes avantages à tous les citoyens
indifféremment, et l'autre à les distribuer selon le mérite de
chacun. Ces habiles politiques, ajoute l'orateur, bannissant
cette injuste égalité qui ne met aucune différence entre les
méchants et les gens de bien, s'attachèrent inviolablement à
celle qui récompense et punit chacun selon son mérite. Mais
premièrement il n'a jamais existé de société, à quelque degré de
corruption qu'elles aient pu parvenir, dans laquelle on ne fît
aucune différence des méchants et des gens de bien ; et dans les
matières de moeurs où la loi ne peut fixer de mesure assez exacte
pour servir de règle au magistrat, c'est très sagement que, pour
ne pas laisser le sort ou le rang des citoyens à sa discrétion,
elle lui interdit le jugement des personnes pour ne lui laisser
que celui des actions. Il n'y a que des moeurs aussi pures que
celles des anciens Romains qui puissent supporter des censeurs,
et des pareils tribunaux auraient bientôt tout bouleversé parmi
nous : c'est à l'estime publique à mettre de la différence entre
les méchants et les gens de bien ; le magistrat n'est juge que du
droit rigoureux ; mais le peuple est le véritable juge des moeurs
; juge intègre et même éclairé sur ce point, qu'on abuse
quelquefois, mais qu'on ne corrompt jamais. Les rangs des
citoyens doivent donc être réglés, non sur leur mérite personnel,
ce qui serait laisser au magistrat le moyen de faire une
application presque arbitraire de la loi, mais sur les services
réels qu'ils rendent à l'Etat et qui sont susceptibles d'une