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Jean-Luc Marion
Dieu
san s l'être
COMMUNIQ/ FAYARD
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Du même auteur chez d’autres éditeurs
Sur l'ontologie grise de Descartes, J. Vrin, Paris, l re éd.1975, 2* éd. 1981.
René Descartes. Règles utiles et claires pour la direction de l'esprit en la recherche de la vérité. Traductionselon le lexique cartésien et annotation conceptuelle
(avec des notes mathématiques de P. Costabel),M. Nijhoff, La Haye, 1977.
L'idole et la distance. Cinq études. Paris, Grasset,1977.
Sur la théologie blanche de Descartes. Paris, P.U.F.,1981.
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© Librairie Arthème Fayard, 1982
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pour et par ce qu’il reçoit et, en aucun cas, ne maîtrise.La théologie rend son auteur hypocrite, et en deux sens
au moins. Hypocrite, au sens vulgaire : à prétendre parler des choses saintes — « aux saints les chosessaintes » —, il ne peut que se découvrir, jusqu’auvertige, indigne, impur, bref immonde. Cette expé-rience pourtant s’impose si nécessairement, que son bénéficiaire sait mieux que personne et sa propreindignité et le sens de cette défaillance (la lumière qui ladévoile) ; moins que quiconque il ne se trompe lui
même ; en fait, ici, nulle hypocrisie : l’auteur en sait plus que tout accusateur. Hypocrite, il le reste en unautre sens, plus paradoxal : si l’authenticité (de sinistremémoire) consiste à parler de soimême, et à ne dire quece dont on peut répondre, nul, dans un discoursthéologique, ne peut y prétendre, ni ne le doit. Car lathéologie consiste justement à dire ce dont seul un autre
peut répondre — l’Autre par excellence, le Christ quiluimême ne parle pas en son nom propre, mais au nomde son Père. Le discours théologique n’offre d’ailleursson étrange jubilation, que dans la stricte mesure où il
permet et, dangereusement, exige de son ouvrier qu’il parle audessus de ses moyens. Précisément parce qu’ilne parle pas de luimême. D’où le danger d’une parolequi, en un sens, parle contre celui qui s’y prête. Il fautse faire pardonner tout essai en théologie. En tous lessens.
Il faudra pourtant justifier quelques points de ce quisuit. Sous le titre Dieu sans l’être nous n’entendons pasinsinuer que Dieu ne soit pas, ni que Dieu ne soit
pas vraiment Dieu. Nous tentons de méditer ce queF.W. Schelling nommait « la liberté de Dieu à l’égard
de sa propre existence » h Autrement demandé, noustentons de rendre problématique cette évidence, où
1. F.W.J. Sc h e l l i n g , Zur Geschichte der neueren Philosophie, in Sammtliche Werke, éd. Schrôter, 1/10, S. 22.
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Parce que Dieu ne relève pas de l’être, il nous advienten et comme un don. « Dieu qui n’est pas, mais qui
sauve le don » 2, le poète dit juste à une concession près : Dieu sauve le don pour autant précisément qu’iln’est pas, et n’a pas à être. Car le don n’a pas, d’abord, àêtre mais à se déverser dans un abandon qui, seul, le faitêtre ; Dieu sauve le don en le donnant avant que d’être.L’horizon que dégage, par son recul, l’être s’ouvre surle don, ou, négativement, sur la vanité. La plus hautequestion deviendrait l’amour, ou, ce qui revient aumême, la charité. Elle reste devant nous pour long-temps, ininterrogée et redoutable.
Où, pourtant, aboutir ? À l’évidence, l’amour se fait plus qu’il s’analyse. L’une des manières de le faire, en cequi concerne Dieu, tient à l’eucharistie : le Verbe yquitte le texte pour prendre corps. Hors texte indiquemoins un ajout qu’une délivrance, ou plutôt un ultime
corpsàcorps, où l’amour fait le corps (plutôt quel’inverse). Le don eucharistique consiste en ceci quel’amour y fait corps avec le nôtre — de corps. Et si leVerbe se fait corps aussi, sans doute pouvonsnous, ennotre corps, dire le Verbe. La rigueur extrême de lacharité nous rend à une parole enfin nonmuette.
Le livre qui suit, je l’ai écrit solitaire, mais non pas
seul. Tous ces textes résultent de demandes, de débats,de conférences ; tous de circonstance (motàmot :entourés par d’autres), ils doivent aux circonstants leurunité, leur objectivité aussi, et, je l’espère, leur rigueur.J ’ai donc parfaitement conscience de rendre ici — à unerédaction près — ce qui me fut donné — sur le mode dela demande. Là encore, le don a précédé le fait d’être. Jetiens donc à reconnaître ici ma dette envers l’insistance
de Maurice Clavel à me faire aborder de front lagigantomachie de l’être et de la croix ; ce qui suitconstitue une manière de tenir ma promesse et de ne pas
2. Y. BONNEFOY, Dans le leurre du seuil, Paris, 1975, p. 68.
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convenir une détermination qui se limiterait à opposerle « vrai Dieu » (icône) aux « faux dieux », en générali-sant la polémique des prophètes vétérotestamentaires ;car les iconoclastes chrétiens du VIIIe siècle appelaientidoles ce qui avait été conçu et vénéré comme icône duvrai Dieu, et les juifs de l’Ancienne Alliance récusaientcomme idole toute représentation, même du Dieu del’Alliance (le « Veau d’or », comme on en discute, ne
personnalisait peutêtre que le Dieu de l’Alliance, et leTemple même de J érusalem n’a pu se voir déserté par la
Shekinah divine qu’autant qu’il sombrait dans l’idolâ-trie). Heureusement, tout effort pour prendre ausérieux l’élan destinai (Geschick) et support initial de laGrèce implique qu’une interprétation plus disponiblerévoque l’accusation de pure et simple idolâtrie, ets’essaie — en vain ou avec un heureux succès, qu’im-
porte ici — à reconnaître la dignité authentiquement
divine de ce qui, dans les monuments de cet âge, s’offreà la vénération (Hegel, Schelling, Hôlderlin). Bref,l’icône et l’idole ne se décident point comme des étantsface à d’autres étants, puisque les mêmes étants (statues,noms, etc.) peuvent passer de l’un à l’autre rang.L’icône et l’idole déterminent deux manières d’être desétants, non pas deux classes d’étants.
Leur interférence devient donc d’autant plus problé-matique, et semble exiger une attention d’autant plusurgente. — Mais, objecteraton justement, même sicertains étants peuvent passer de l’idole à l’icône, ou del’icône à l’idole, en changeant seulement ainsi de statutface à une vénération, tout étant ne le saurait : n’im-
porte quel étant ne peut, en effet, mobiliser, susciter,encore moins exiger une vénération. Ou plutôt, même
si le nombre de ceux qui exigent la vénération, même sile mode de cette vénération varient, tous admettent
pourtant des caractéristiques communes et minimales :il s’agit de signa concernant le divin. — Signa : le termelatin dit ici beaucoup : ne peuvent prétendre aux statuts
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non telle ou telle question d’esthétique ou d’histoire del’art, mais deux modes d’appréhension du divin dans lavisibilité. D’appréhension, ou, sans doute aussi, deréception.
1 — PREMIER VISIBLE
L’idole jamais ne mérite qu’on la dénonce commeillusoire, puisque, par définition, elle se voit — eidôlon,
ce qui se voit (*eidô, video). Elle ne consiste mêmequ’en ceci, qu’elle se peut voir, qu’on ne peut que lavoir. Et la voir si visiblement que le fait même de la voirsuffise à la connaître — eidôlon, ce qui se connaît du faitmême qu’on l’a vu (oïda). L’idole se présente au regardde l’homme pour qu’ainsi s’en empare la représenta-tion, donc la connaissance. L’idole ne se dresse là, que
pour qu’on la voie : la statue monumentale d’Athéna
brillait, depuis l’Acropole, jusqu’aux regards desmarins du Pirée, et si l’obscurité d’un naos ombrait lastatue chryséléphantine, il s’ensuivait qu’à la deviner, lefidèle en subissait d’autant plus la fascination, quand,s’approchant, il pouvait enfin y élever ses regards.L’idole fascine, et captive le regard, précisément parcequ’en elle il ne se trouve rien qui ne se doive exposer auregard, l’attirer, le combler, le retenir. Le domaine où
elle règne sans partage — le domaine du regard, doncdu regardable — suffit aussi bien à l’accueil : elle necaptive le regard qu’autant que le regardable la com-
prend. Elle dépend du regard qu’elle satisfait, puisquesi le regard ne désirait s’y satisfaire, elle n’aurait à sesyeux aucune dignité. La critique la plus commune del’idole demande avec stupéfaction comment l’on pour-rait adorer à l’instar d’une divinité cela même que lesmains qui prient viennent, à l’instant, de forger, sculp-ter, décorer, en un mot de fabriquer. « Délivré desidoles », Claudel n’admet plus dans l’idole que l’aber
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En cet arrêt, le regard cesse de se dépasser et de setranspercer, donc cesse de transpercer les choses visi-
bles, pour s’arrêter à la splendeur d’une d’elles. Leregard ne se transperçant plus, ne perce plus les choses,ne les voit plus en transparence ; il ne les éprouve, à uncertain moment, plus comme transparentes — insuffi-samment alourdies de lumière et de gloire —, et unedernière enfin se présente comme assez visible, splen-dide et lumineuse, pour la première l’attirer, le capter,le combler. Ce premier visible offrira, pour chaque
regard, et à la mesure de sa portée, son idole. Idole —ou le point de chute du regard. Qu’indique doncl’idole ?
2 — MIROIR INVISIBLE
Avant de présenter sa propre visibilité et son sensintrinsèque, il faut interpréter son apparition même.Quand l’idole apparaît, le regard vient de s’arrêter :l’idole concrétise cet arrêt. Avant elle, le regard trans- perçait en transparence le visible. En toute rigueur, leregard ne voyait pas le visible, puisqu’il ne cessait de letranspercer — de le transpercer d’un regard perçant. Achaque spectacle visible, le regard ne trouvait rien qui
puisse l’arrêter ; les yeux de feu du regard brûlaient levisible, en sorte qu’à chaque fois, le regard, propre-ment, n’y voyait que du feu. — Mais voici qu’intervientl’idole. Que se produitil ? Pour la première (et ladernière) fois, le regard ne brûle plus l’étape duspectacle, mais, fait étape dans le spectacle ; il s’y fixe,et loin de transiter audelà, demeure face à ce qui lui
devient un spectacle à respecter. Le regard se laissecombler : au lieu de déborder le visible, de ne pas le voiret de le rendre invisible, il se découvre comme débordé,contenu, retenu par le visible. Le visible lui devientenfin visible parce que, proprement encore, il lui en met
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luimême et d’abord, ne se figeait. Le divin, comme lesoleil qu’évoque Valéry (en écho involontaire à Aris-
tote) admet de se laisser fixer en mille et une idoles, oùsa splendeur se reflète visiblement :« Oui, grande mère de délire douée,« Peau de panthère et chlamyde trouée« De mille et mille idoles du soleil » 3.Mais, pour qu’une idole apparaisse et, fixement,
attire l’attention d’un regard, il faut que le reflet d’unstable miroir l’accueille ; il faut qu’au lieu du regard
flottant des vagues instables de « la mer, la mer toujoursrecommencée » 4, s’offre en miroir un regard aussimortellement immobile qu’un sang figé : « Le soleils’est noyé dans son sang qui se fige » (Baudelaire)5.Pour que l’idole puisse le fixer, le regard doit d’abord sefiger. Ainsi le miroir invisible que lui offre le premiervisible n’indiquetil pas seulement au regard jusqu’oùs’étend sa plus lointaine visée, mais encore ce que savisée ne saurait viser. Quand se fige le regard, sa visée sedépose (au sens où, quand un vin dépose, il atteint à samaturité), et donc le nonvisé disparaît. Si le regardidolâtrique n’exerce aucune critique de son idole, c’estqu’il n’en a plus les moyens : sa visée culmine sur une
position qu’occupe aussitôt l’idole, et où s’épuise toutevisée. Mais ce qui rend un regard idolâtrique ne saurait,
du moins d’abord, relever d’un choix éthique : il révèleune manière de fatigue essentielle. Le regard ne sedépose, qu’autant qu’il se repose — du poids de tenir lahausse d’une visée sans terme, repos, ni fin : «...m’endormir du sommeil de la terre ». L’idole offre auregard, avec le premier visible et le miroir invisible, sa
3. P. Va l é r y , Le cimetière marin, in Œuvres, I, « Pléiade », Paris, 1960, p. 151.4. Ibid., p. 147, dont on rapprochera ARISTOTE, De la divina
tion dans le sommeil, II, 464 b 8-10.5. Ba u d e l a i r e , Harmonie du soir, in Œuvres Complètes,
« Pléiade », Paris, 1961, p. 45.
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3— RETOUR D’ÉCLAT
Donc l’idole consigne le divin à la mesure d’un regardhumain. Miroir invisible, marque de l’invisable, elledoit s’appréhender d’après sa fonction et s’évaluer selonla portée de cette fonction. Alors seulement, il devientlégitime de s’enquérir de ce que représente, de ce à quoiressemble la figure matérielle que l’art humain donne à
l’idole. Réponse : elle ne représente rien, mais présenteun certain étiage du divin ; elle ressemble à ce que leregard humain a éprouvé du divin. L’idole, comme telkouros archaïque, ne prétend évidemment pas repro-duire tel dieu, puisqu’il en offre le seul original maté-riellement visible. Bien plutôt, se consigne sur la pierrede son matériau ce qu’un regard — celui de l’artiste
comme homme religieux, pénétré du dieu — a vu dudieu ; le premier visible a su éblouir son regard, et voilàce que l’ouvrier essaie de produire sur son matériau : ilveut fixer sur la pierre, proprement solidifier, undernier visible, digne du point où son regard se figea.La pierre, le bois, l’or, ou ce qu’on voudra, tented’occuper d’une figure fixe le lieu qu’a marqué le regardfigé. Et l’émoi, terrorisant autant que ravissant, qui a
figé le regard devrait investir la pierre comme il a investile regard de l’artiste religieux. Ainsi le spectateur,
pourvu que son attitude se fasse religieuse, pourraretrouver sur l’idole matériellement fixée, l’éclat du
premier visible dont la splendeur fige le regard. Queson attitude se fasse religieuse, cela veut dire qu’à l’éclatque fixe l’idole matérielle correspond exactement la
portée de son regard, qui, avec cet éclat, recevra la première splendeur qui puisse l’arrêter, le combler, lefiger. L’idole consigne et conserve en son matériaul’éclat où un regard se figea, dans l’attente que d’autresregards reconnaissent l’éclat d’un premier visible qui les
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pour reconnaître cet éclat sur la face matérielle, d’unregard correspondant, donc aussi d’un regard dont lavisée se dépose et se fige avec un tel premier visible ; bref, que les idoles ne coïncident pas avec leurs pures etsimples statues, c’est ce que prouve la facilité aveclaquelle nous ne désertons l’idolâtrie, quand chômenotre regard, visitant tel temple ou tel musée — tantmanquent à ces visites la visée dont l’attente pourrait s’ylaisser combler et donc figer, tant les signes de pierre etde couleurs attendentils, en des regards muets, que
parviennent jusqu’à eux de vivants regards, qui s’é- blouissent à nouveau de l’éclat resté consigné. Souvent,nous n’avons pas, ou plus, les moyens d’une aussisplendide idolâtrie.
4 — IDOLE CONCEPTUELLE
Si nous manquent, à nous occidentaux datés (etdotés) de l’achèvement de la métaphysique, les moyensesthétiques de saisir l’idole, d’autres nous demeurent,ou même s’épanouissent. Ainsi le concept. Le conceptconsigne dans un signe ce que d’abord l’esprit avec luisaisit (concipere, capere) ; mais pareille saisie ne semesure pas tant à l’ampleur du divin, qu’à la portéed’une capacitas, qui ne fixe le divin en un concept, tel ou
tel, qu’au moment où une conception du divin lacomble, donc l’apaise, l’arrête, la fige. Quand une
pensée philosophique énonce, de ce qu’elle nommealors « Dieu », un concept, ce concept fonctionneexactement comme une idole : il se donne à voir, maisainsi se dissimule d’autant mieux comme le miroir où la
pensée, invisiblement, reçoit la localisation de sonavancée, en sorte que l’invisable se trouve, avec unevisée suspendue par le concept fixé, disqualifié etabandonné ; la pensée se fige, et paraît le conceptidolâtrique de « Dieu » où, plus que Dieu, c’est ellemême qu’elle juge. Les idoles conceptuelles de la
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5 — L’ICÔNE DE L’INVISIBLE
L’icône ne résulte pas d’une vision mais la provoque.L’icône ne se voit pas, mais apparaît, ou plus primiti-vement paraît, a l’air de..., au sens où, en Homère,Priam se stupéfie d’Achille, ôssos é èn oiôs te ; theoisi gàr àntà éôkei (Iliade, XXIV, 630) : Achille ne compte pas parmi les dieux, mais il paraît comme un dieu,
comme le semblant d’un dieu. En lui, pour ainsi dire,monte à la visibilité quelque chose de propre aux dieux,sans que, précisément aucun dieu ne se fixe ainsi dans levisible. Tandis que l’idole résulte du regard qui la vise,l’icône convoque la vue, en laissant le visible (ici,Achille) peu à peu se saturer d’invisible. L’invisiblesemble, apparaît dans une semblance (*eikô/*eoika) 14qui pourtant jamais ne le réduit à la vague étale du
visible. Loin que le visible avance à la conquête del’invisible, comme un gibier non — encore — vu que leregard débusquerait d’une conquête forcée, on dirait
plutôt que l’invisible qui procède jusque dans le visible, précisément parce que le visible procéderait de l’invisi- ble. Ou encore, non pas le visible discernant entre lui etl’invisible, pour cerner et se réduire celuici, maisl’invisible décernant le visible, pour ainsi le déduire de
lui et s’y donner à paraître. En ce sens, la formule quesaint Paul applique au Christ, eikôn tou theou tou aoratou, icône du Dieu invisible (Colossiens, 1,15) doitnous servir de norme ; elle doit même se généraliser àtoute icône, comme s’y risque d’ailleurs explicitement
14. Voir C h a n t r a i n e , Dictionnaire étymologique de la langue
f recque, Paris, 1968, p. 354, qui souligne que *éikô indique ’ abord la parence (si l’on peut risquer l’expression) advenant au
spectateur à partir de la chose même en authentique ad-parence (d’où la connotation possible de convenance de la chose ainsi apparentée en apparence).
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cours infini de l’invisible. En ce sens, l’icône ne rendvisible qu’en suscitant un regard infini.
6 — LE VISAGE ENVISAGE
Mais que veut dire rendre visible l’invisible commetel ? Le cliquetis verbal ne tientil pas ici lieu deconcept, à moins, simplement, que le concept d’icônene défaille ? L’invisible ne saurait comme tel se rendrevisible ; sans doute si l’invisible, et, par excellence, le
divin des dieux ou de Dieu, s’entend en termes (méta- physiques) d ’ousia : ou bien Yousia devient visible(sensible, intelligible, ce qui pour notre propos ne faitqu’un), ou bien elle non, et l’idole sait choisir, qui mêmeen produit la dichotomie. Reste que Yousia, au moins
pour la théologie, n’épuise pas ce qui peut advenir ; etd’ailleurs la définition conciliaire, qui confirme défini-tivement le statut théologique de l’icône, fonde l’icône
sur Yhupostasis : « Que celui qui vénère l’icône vénèreen elle l’hypostase de celui qui y est inscrit16». Larévérence portée à l’icône concerne en elle l’hypostasede celui dont relève le visage tracé. L’hupostasis, que lesPères latins traduisent en persona, n’implique aucune
présence substantielle, circonscrite dans l’icône commeen son hupokeimenon (et ceci au contraire de la
présence substantielle du Christ dans l’eucharistie) ; la persona n’attesta sa présence que par cela même qui la
16. Concile de Nicée II, 787 ( D enz. n° 302). — Que l’icône ne puisse se justifier de l’accusation d’idôlatrie apparemment imparable que par une théologie de la présence hypostatique (radicalement distincte de la présence substantielle en l’eucharistie), donc par sa réinterprétation christologique, c’est ce qu’a démontré magistralement C. von Schônborn, L ’icône du Christ. Fondements théologiques élaborés entre le Ier et le IIe Conciles de Nicée (325-787), Fribourg/Suisse, 1976. Voir aussi M.-J. Baudinet, « La relation
icônique à Byzance au IXe siècle d’après Nicéphore le Patriarche : un destin de l’aristotélisme », in Les Etudes Philosophiques, 1978/1, 85-106.
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transgresser — non à voir, mais à vénérer. Le renvoi duvisible perçu à la personne invisible convoque à traver-ser le miroir (invisible), et à entrer pour ainsi dire dans
les yeux de l’icône — si les yeux ont cette étrange ! particularité de transformer le visible et l’invisible l’unen l’autre. Au miroir invisible où se fige le regard,succède l’ouverture d’un visage où le regard humain !s’engouffre, convié à voir l’invisible. Le regard humain, !loin de fixer le divin en un figmentum aussi figé que lui, 1ne cesse, envisagé par l’icône, d’y voir advenir la maréede l’invisible, étale en d’immenses plages visibles. Dans
l’idole, le regard de l’homme se fige en son miroir, dansl’icône, le regard de l’homme se perd dans le regardinvisible qui visiblement l’envisage.
7 — MIROIR VISIBLE DE L’INVISIBLE
La possibilité de rendre visible l’invisible comme tel
devient maintenant concevable : dans l’idole, le réflexedu miroir discerne le visible d’avec ce qui outrepasse lavisée, l’invisible parce qu’invisable ; dans l’icône, levisible s’approfondit infiniment pour accompagner, sil’on peut dire, chaque point de l’invisible d’un point delumière ; or visible et invisible ne coexistent ainsi àl’infini qu’autant que l’invisible ne s’oppose pas auvisible, puisqu’il ne consiste qu’en une intention.
L’invisible de l’icône consiste en l’intention du visage.Plus le visage devient visible, plus devient visiblel’intention invisible dont nous envisage son regard.Mieux : la visibilité du visage fait croître l’invisibilitéqui envisage. Seule sa profondeur, celle d’un visage quis’ouvre pour envisager, permet à l’icône de conjuguer levisible avec l’invisible, et cette profondeur se conjugueelle-même avec l’intention. Mais l’intention ici provient
de l’infini ; donc elle implique que l’icône se laissetraverser d’une profondeur infinie. Tandis que l’idole se
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sentiel en elle — l’intention qui envisage — lui provientd’ailleurs, ou plutôt lui provient comme cet ailleurs
dont l’invisible étrangeté sature de sens la visibilité duvisage. En retour, voir, ou plutôt contempler l’icône neconsiste qu’à parcourir la profondeur qui affleure dansla visibilité du visage, pour répondre à l’apocalypse oùl’invisible se fait visible, par une herméneutique quisaura lire dans le visible l’intention de l’invisible.Contempler l’icône revient à voir le visible à la manière
même dont l’envisage l’invisible qui s’y départit — proprement à échanger notre regard pour le regard quiicôniquement nous envisage. Aussi bien l’accomplisse-ment de l’icône inverse, avec une confondante précision
phénoménologique, les moments essentiels de l’idole.Comme le montre une séquence étonnante de saintPaul : « Nous tous, la face dévoilée et révélée (anake
kalumménô prosôpô), servant de miroir optique pourréfléchir (katoptrizomenoi) la “ gloire du Seigneur ”,nous sommes transformés en et selon son icône (eiko- na), transitant de gloire en gloire, selon l’esprit duSeigneur » (2 Corinthiens, 3, 18). Il semble presqueinutile (et, aussi bien, impossible) de même esquisser uncommentaire. Sommairement, pointons le retourne-ment : ici notre regard ne désigne pas de sa visée lespectacle d’un premier visible, puisque, inversement,dans la vision, aucun visible ne se découvre, sinon notreface ellemême, qui, renonçant à toute saisie (aisthesis) subit une mise au clair apocalyptique ; elle en devientellemême visiblement mise à découvert. Pourquoi ?Parce que, au contraire de l’idole qui s’offre en miroirinvisible parce qu’ébloui autant qu’éblouissant pour et
de notre visée, ici, notre regard devient le miroiroptique de ce qu’il ne regarde qu’en se trouvant plusradicalement regardé par lui : nous devenons miroirvisible d’un regard invisible qui nous subvertit à lamesure de sa gloire. L’invisible nous convoque « devisage à visage, de personne à personne » (1 Corin-
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à la démesure de l’invisible qui entre en visibilité par la profondeur infinie, donc qui luimême dise ou pro-mette de dire cette profondeur infinie, où le visible etl’invisible se familiarisent. Quand Descartes établit queVide a Dei se dirait idea infiniti, et que celleci « ut sit vera nullo modo debet comprehendi, quoniam ipsa incomprehensibilitas in ratione formali infiniti contine- tur » 18, il nous indique un chemin, au moins voisin :l’icône impose au concept de recevoir le parcours de la
profondeur infinie ; à l’évidence ce parcours ne vaut
que comme infini, donc indéterminable par concept ; pourtant il ne s’agit pas de déterminer par concept uneessence, mais une intention — celle de l’invisibles’avançant dans le visible, et s’y inscrivant par le renvoimême qu’il impose de ce visible à l’invisible. Hermé-neutique de l’icône voulait dire : le visible ne devient lavisibilité de l’invisible que s’il en reçoit l’intention, bref
s’il renvoie, quant à l’intention, à l’invisible ; brefl’invisible n’envisage (comme invisible) qu’en passantau visible (comme visage), tandis que le visible nedonne à voir (comme visible) qu’en passant à l’invisible(comme intention). Visible et invisible croissent ensem-
ble et comme tels : leur distinction absolue implique lecommerce radical de leurs transferts. Nous retrouvons,à l’œuvre dans l’icône, le concept de distance : que
l’union croît à la mesure de la distinction, et récipro-quement. Sans reprendre ici le rapport intrinsèque del’icône à la distance, indiquons seulement quelquesunes des perspectives que l’une ouvre sur l’autre, (a)Vaut comme icône le concept ou l’ensemble deconcepts qui renforce aussi bien la distinction du visible
18. Descartes, Quintae Responsiones, Œuvres, éd. A.-T., t. VII,
{). 368, 2-4 ; Clerselier traduit : « Pour avoir une idée vraie de ’ in fini, il ne doit en aucune façon être compris, d’autant que l’incompréhensibilité même est contenue dans la raison formelle de l’infini » (Descartes, Œuvres Philosophiques, éd. F. Alquié, t. 2, Paris 1957, p. 811).
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seulement ce qu’elle voit ; qu’eidôlon reste directementinvesti par, et lié à *eidô ne nous indique pas seulement
un fait étymologique neutre ou insignifiant, mais reflètetrès exactement un paradoxe fondateur. L’idole montrece qu’elle voit. Elle montre ce qui, effectivement,occupe le champ du visible, sans tromperie ni illusion,mais qui indissolublement ne l’investit qu’à partir de lavision même. L’idole fournit à la vision l’image de cequ’elle voit. L’idole (se) produit dans l’effectivité (com-
me) ce que la vision intentionnellement vise. Elle fige enune figure ce que la vision, d’un regard, vise : ainsi lemiroir fermetil l’horizon, pour offrir à la vue le seulobjet que celleci vise, à savoir le visage de sa viséemême : le regard se regardant regarder, au risque de ne
pas y voir plus que ce visage, sans y percevoir le regardregardant. Sauf que, pour l’idole, nul miroir ne précède
le regard ni, comme accidentellement, n’en clôt l’espacede vision ; pour se refléter, et sur soi seule, la visionidolâtrique ne mobilise aucune autre instance qu’ellemême : dans l’avenir de sa visée, à un moment, querien ne saurait prévoir, la visée ne vise plus audelà,mais rebondit sur un miroir — qui autrement, n’aurait
jamais paru — vers soi ; ce miroir invisible, se nomme
l’idole. Invisible, non qu’on ne puisse le voir, puisqu’aucontraire, on ne voit que lui ; invisible parce qu’ilmasque la fin de la visée ; à partir de lui, la visée ne
progresse plus, mais, ne visant plus, revient sur soi, seréfléchit et, par ce réflexe, abandonne, comme insoute-nable à vivre, non visible parce que non visé ni visible,l’invisible. Le miroir invisible ne produit donc pas le
retour réflexe de la visée sur ellemême ; il en résulte : pour ainsi dire, il n’offre que la trace du ressaut,l’empreinte de l’amortissement de la visée, puis de l’élanqu’elle prend, en retour, sur ellemême. Cette planchede bois, l’idole, vaut quasi comme la planche d’appel oude rappel, de la vision qui, avancée jusquelà, s’enretourne vers soi. Comme un dépôt marque, dans un
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divin, ni aux Grecs. Simplement : il ne se trouve plus parmi nous de ces Grecs pour qui seuls ces figures de
pierre pourraient indiquer de leur miroir invisible uneréflexion sur l’invisible, dont l’étiage visible corres- ponde bien à cette expérience particulière du divin àlaquelle les Grecs seuls parvinrent. Les idoles des Grecstrahissent, silencieusement et incompréhensiblement,une expérience du divin absolument effective, mais quine se réalisa que pour eux. Ce qui rend muet l’oracle de
Delphes, ne tient pas à une quelconque supercherieenfin découverte (Fontenelle), mais à la disparition desGrecs. L’idole marque toujours une véritable et authen-tique expérience du divin, mais, pour cela même, elle enénonce la limite : comme expérience du divin, à partirdonc de celui qui la vise, en vue du réflexe où cette viséemasque et marque sa défection envers l’invisible par la
figure idolâtrique, l’idole doit toujours se lire à partir decelui dont l’expérience du divin y prend figure. Dansl’idole, le divin a bien une présence, et il s’offre bien àune expérience, mais à partir seulement d’une visée etde ses limites ; en un mot, le divin ne s’y figurequ’indirectement, reflété selon l’expérience qu’en fixel’instance humaine — le divin, effectivement éprouvé,
ne se figure pourtant qu’à la mesure de l’instancehumaine qui se met, autant qu’elle le peut, à sonépreuve. Dans l’idole, se trahit et s’étalonne ainsi lafonction divine du Dasein. Ce qui veut dire que l’idolen’atteint jamais le divin comme tel, et que, pour celamême, jamais elle ne trompe, n’illusionne, ni ne man-que le divin. Comme fonction divine du Dasein, elle
offre l’indice d’une expérience toujours effective du Dasein. Seule la sottise peut mettre en doute que l’idolereflète le divin, et qu’en un sens elle puisse encore nousinciter à évoquer pour nous l’expérience dont elle restele dépôt. Mais cette validité et cette innocence, l’idole la
paie justement du prix de sa limite : expérience du divinà la mesure d’un état du Dasein. Bref, ce qui rendd’idole
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ou mensongère du divin, qu’une fonction réelle, limitéeet indéfiniment variable du Dasein considéré dans sa
visée du divin. L’idole : l’image que le Dasein se fait dudivin, donc d’autant moins Dieu que plus réellementfigure du divin. Se faire du divin une image ? L’usagefrançais dit plutôt : « se faire une idée de... » ; seraitceque, par excellence, l’idée constituerait l’achèvement del’idole ?
2 — L’AMBIVALENCE DE L’IDOLE CONCEPTUELLE
Car le concept, quand il sait le divin dans sonemprise, et donc nomme « Dieu », le définit. Le définit,donc aussi le mesure à la dimension de son emprise.Ainsi le concept peutil reprendre à son compte les
caractères essentiels de l’idole « esthétique » 4 : parcequ’il appréhende le divin à partir du Dasein, il le mesurecomme une fonction de celuici ; les limites de l’expé-rience divine du Dasein provoquent une réflexion qui ledétourne de viser, audelà, l’invisible, et lui font figer ledivin en un concept, miroir invisible. Nommément, la« mort de Dieu » suppose une détermination de
4. La transition d’une idole « esthétique » à une idole conceptuelle n’a rien de surprenant, puisqu’en l’un et l’autre cas il ne s’agit que d’appréhension. D ’où la célèbre séquence de Grégoire de Nysse : «[...] Tout concept (noêma ?) , comme il se produit suivant une appréhension de l’imagination dans une conception qui circonscrit et dans une visée aui prétend atteindre la nature divine, modèle seulement une idole de Dieu (eidôlon tbeou), sans déclarer aucunement Dieu même » (Vita Moysis, II, § 166, P.G., 44, 337 b).
Sur ce point Nietzsche soutient la légitimité d’une extension au concept de l’idole. Non seulement il la définit explicitement comme idéal — « Gôtzen (mein Wort für “ Ideale ”) umwerfen » (Ecce
Homo, Préface, § 2) —, mais il ne consacre le Crépuscule des idoles aux « idoles éternelles », qu’autant qu’il entend ainsi des « grandes erreurs », à savoir des concepts (cause, effet, liberté, etc.), ceux de la métaphysique (Crépuscule des Idoles, Avant-propos). Ces idoles conceptuelles survivent largement aux idoles religieuses et à la « mort de Dieu ». D ’où leur extrême danger.
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moment de telle ou telle époque, éprouve du divin etapprouve comme définition de son « Dieu ». Seule-
ment, pareille épreuve du divin ne se fonde pas tant enDieu, qu’en l’homme : et, comme le dit exactement L.Feuerbach, « l’homme est l’original de son idole 5» —l’homme reste le lieu originel de son concept idolâtrique du divin, parce que le concept marque l’avancéeextrême, puis le retour réfléchi, d’une pensée quirenonce à se risquer audelà d’ellemême, dans la visée
de l’invisible.Il devient maintenant possible de demander quelconcept — rigoureux parce que régional — offre à la« mort de Dieu » son support idolâtrique. À cettequestion, Nietzsche luimême, explicitement et paravance, répond : « Estce qu’avec la morale est aussidevenue impossible l’affirmation panthéiste d’un Oui
donné à toutes choses ? Dans le fondement et en fait (im Grunde), seul le Dieu moral a été réfuté et dépassé. N ’yauraitil pas du sens à penser un Dieu “ pardelà bien etmal ” ? » 6. Ne peut mourir, ne peut même se découvrircomme déjà mort, que le «Dieu moral»; car luiseul, à titre de « Dieu moral », ressortit à la logique de lavaleur : luimême ne se comprend et n’opère que dansle système des valeurs de la morale comme contrenature ; ainsi se trouvetil directement atteint dès lorsqu’avec le nihilisme « les plus hautes valeurs se déva-lorisent ». Le nihilisme n’aurait aucune prise sur« Dieu », si, comme « Dieu moral », il ne s’épuisaitdans le domaine moral, luimême pris comme l’ultimefigure du « platonisme ». Reconnaître, selon la lettremême du texte nietzschéen, que seul le « Dieu moral »
5. L. Feuerbach, Das Wesen des Christentums, in G. W. Berlin. 1973, Bd. V, S. 11 ; trad. franç. J.-P. Osier, Paris, 1968, p. 98.
6. F. Nietzsche, Wille zur Macht, § 55 : G.A., Colli-Monti- nari, VIII/1, 217, 5 [71], tr. fr. in Fragments Posthumes, Automne 1885-automne 1887, Paris, 1978, p. 213.
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monde 8». Montrer que cette équivalence joue commeune idole, au sens strict qu’on a défini, ne présente, en
un sens du moins, aucune difficulté : l’appréhension de« Dieu » comme auteur moral du monde suppose uneexpérience effective de Dieu (qui se risquerait à douterde l’authenticité religieuse de la philosophie pratique deKant ?), mais sur le fond d’une détermination finie de« Dieu » (du seul point de vue pratique), à partir non de
8. E. K ant, « ... moralischer Welturhebër ». Voir Kritik der
Urteilskraft, § 87, « Folglich müssen wir eine moralische Weltursa- che (einen Welturheber) annehmen, um uns gem'àss dem moralis- chen Gesetze einen Endzweck vorzusetzen [../] nàmlich es sei so ein Gott. [...] d. i. um sich wenigstens nicht von der Môglichkeit des ihm [sc. l’homme qui pense bien] moralisch vorgeschriebenen Endzwecks einen Begriffzu machen, dus Dasein eines moralischen Welturhebers, d. i. Gottes annehmen » ; la traduction d’A. Philo- nenko renforce d’ailleurs justement la fonction idolâtrique de ce « concept » : «. . . se faire au moins une idée de la possibilité du but final qui lui est moralement prescrit, admettre l’existence d’un auteur moral du monde, c’est-a-dire de Dieu » (trad. franç. Vrin, Paris, 1968, p. 259). De même, «... ein moralisches Wesen als Welturheber, mithin ein Gott angenommen werden musse [...] ein
moralisches Wesen als Urgruna der Schopfung anzunehmen », § 88, et « Nunführt jene Teleologie keineswegs auf einen bestimm-
ten Begriff von Gott, der hingegen allein in dem von einem moralischen Welturheber angetroffen wird », § 91 (voir, entre autres, Kritik der praktischenvernunft, Ak. A. S. 145 ; trad. franç. Picavet, P.U.F., Paris, 1966, p. 155, Religion innerhalb der
Grenzen der blossen Vernunft, III, 1 § 4 ; trad. franç. Gibelin, Vrin, Paris, 1972, p. 134, etc.). — Reste à s’interroger sur le motif, qui permet à Kant de croire ainsi se soustraire à un danger qu’il mentionne expressément, l’idolâtrie (Idololatrie, K.U., § 89), et définit « une illusion superstitieuse en laquelle on s’imagine pouvoir se rendre agréable à l’être suprême par d’autres moyens qu’une disposition morale » (trad. franç., p. 264) ; car ne peut-on pas demander en quoi ce que l’attitude pratique ne peut pas ne pas présupposer — que « Dieu » se dise selon la moralité, donc par un concept de la moralité —, ne vaut pas encore et toujours comme une idole ? Et sa mise en garde se retournerait contre Kant lui-même : «... si pur et si dégagé d’images sensibles qu’on ait théoriquement saisi ce concept, on se le représente toutefois au point de vue pratique comme une idée, c’est-à-dire anthropomor- phiquement en ce qui concerne la nature de sa volonté » (ibid ., note). Et si Dieu ne souscrivait pas à l’impératif catégorique ? On sait la réponse de Kant : il faudrait exclure Dieu, comme le Christ, réduit au simple rôle d’exemple de la loi morale.
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L’athéisme conceptuel, parce qu’il tient de sa disposi-tion idolâtrique une validité strictement régionale, vautici bien plus comme une libération du divin. Lavéritable question, concernant Nietzsche, ne concerne pas son prétendu (et vulgaire) athéisme ; elle demandesi la libération du divin, qu’il tente, accède à unevéritable libération, ou défaille en chemin. Mais uneautre critique pointe ici, et infiniment plus radicale ; carelle ne demande plus seulement si l’athéisme concep-tuel, puisqu’il n’a de rigueur qu’en restant régional, nedoit pas se reconnaître nécessairement idolâtre, donc àrécuser ; elle se demande si l’idolâtrie n’affecte pas, toutautant, voire plus encore, le discours conceptuel qui
prétend accéder positivement à Dieu : car enfin, Kant et Nietzsche admettent également l’équivalence de Dieuavec le « Dieu moral », en sorte que la même idolâtrieaffecte tout autant le penseur de l’impératif catégorique
que le penseur de la « mort de Dieu ». D’où le soupçonque l’idolâtrie, avant de caractériser l’athéisme concep-tuel, affecte les essais d’apologétique qui prétendent
prouver, comme l’on disait, l’existence de Dieu. Cha-que preuve, en effet, quelque démonstrative qu’elle
paraisse, ne peut aboutir qu’au concept ; il lui restealors à s’outrepasser, pour ainsi dire, et à identifier ce
concept à Dieu même ; identification que, par exemple,saint Thomas opère par un « id quod omnes nominunt »répété à la fin de chacune des viae (Summa tbeologica, I a, q. 2, a. 3) ; comme Aristote concluait la démonstra-tion de Métaphysique A , 7 par touto gàr à theos « carc’est cela, le dieu » (1 072 b 2930) ; comme, parexcellence, Leibniz, aboutissant au principe de raison,
et demandant : « Voyez à présent si ce que nous venonsde découvrir ne doit pas être appelé Dieu u. » La12
12. L e i b n i z , Textes inédits, ed. G. Grua, P.U.F., Paris, 1948, 1, p. 287. Ce dont ne diffère pas fondamentalement la reprise par Husserl de « Dieu » comme « le sujet d’une connaissance absolument achevée et donc aussi de toute perception adéquate possible »,
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Supposer qu’un tel champ se puisse définir sans contra-diction implique une caractéristique universelle de la
pensée métaphysique comme telle, ou même une carac-téristique de la pensée qui la fasse apparaître commeuniversellement métaphysique. Cette caractéristique,Heidegger a pu la mettre au jour comme différenceontologique. Nous admettrons donc, sans la discuter nimême l’exposer ici, l’antériorité radicale de la différenceontologique comme ce par et comme quoi le Geschick
de/comme l’Etre déploie les étants, dans un retrait quiménage pourtant une proximité retirée. Nous admet-trons aussi que la différence ontologique ne joue dans la
pensée métaphysique que sous la figure oublieuse d’une pensée de l’Être (pensée convoquée à et par l’Être) qui,à chaque fois, garde impensée comme telle la différenceontologique : « La pensée métaphysique demeure enga-
gée dans la Différence, et celleci n’est pas penséecomme telle 13» ; ainsi l’Être ne se trouvetil jamais pensé comme tel, mais toujours et seulement commel’impensé de l’étant et sa condition de possibilité. Ensorte que la pensée de l’Être s’obscurcisse même dans laquestion ti to on ? où Von hê on indique plus l’étantitéde l’étant (Seiendheit, ousia, essentia) que l’Être comme
tel. En sorte qu’ainsi l’étantité transforme aussi bien laquestion sur l’Être en une question de Yens supremum, ellemême comprise et posée à partir de l’exigence,décisive pour l’étant, du fondement. En sorte que l’uneet l’autre questions ramènent l’interrogation sur l’Être à
13. M. H e i d e g g e r , Identitdt und Differenz, Pfullingen, 1957,
S. 63 ; trad. fr., Questions /, Paris, 1968, p. 305. Voir « Insofern die Metaphysik das Seiende als solches im Ganzen denkt, stellt sie dus Seiende ans dem Hinklick auf das Differente der Differenz vor, ohne auf die Differenz als Differenz zu achten — dans la mesure où la métaphysique pense Pétant comme tel dans sa Totalité, elle se représente Pétant dans la perspective de ce qu’il y a de différent dans la Différence, sans avoir égard à la Différence comme telle » (ibid., S. 62 : p. 305), et Ueber den « Humanismus », Wegmarken, G. A. S. 322, trad. franç. Questions III, Paris, 1966, p. 88, etc.
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Spinoza, Leibniz, mais aussi Hegel), avec la causa sui :« L’Etre de l’étant, au sens du fond, ne peut être conçu
— si l’on veut aller au fond — que comme causa sui. C’est là nommer le concept métaphysique de Dieu [...].La Ur-Sache entendue comme causa sui. Tel est le nomqui convient à Dieu dans la philosophie » 16. En pensant« Dieu » comme causa sui, la métaphysique se donne unconcept de « Dieu » qui, à la fois, en marque l’expé-rience indiscutable et la limitation elle aussi incontesta- ble ; à penser « Dieu » comme une efficience si absolu-ment et universellement fondatrice qu’elle ne puisseellemême se concevoir qu’à partir de l’essence de lafondation, et donc finalement comme le repli de lafondation sur ellemême, la métaphysique se construit bien une appréhension de la transcendance de Dieu,mais sous la figure seulement de l’efficience, de la causeet du fondement. Pareille appréhension ne peut reven-
diquer une légitimité qu’à condition de reconnaîtreaussi bien sa limite. Cette limite, Heidegger la dégagetrès précisément : « Ce Dieu, l’homme ne peut ni le
prier, ni lui sacrifier, il ne peut, devant la causa sui, nitomber à genoux plein de crainte, ni jouer des instru
16. Ibid., S. 51 ; trad. fr., p. 294, puis S. 64 : trad. fr. p. 306. Il faut, dans Ursache, entendre à la fois la cause, et ce qui, métaphysiquement, l’assure, la chose primordiale, Ur-Sache. Voir Wegmarken, G.A., 9, S. 350, trad. franç. in Questions III, p. 131 ; et Die Frage nach der Technik, Vortrdge una Aufsdtze, Pfulligen, 1954, S. 26, trad. franç. Essais et Conférences, Paris, 1958 : « Dieu vu à la lumière de la causalité, peut tomber au rang d’une cause, de la causa effidens. Alors, même à l’intérieur de la théologie, il devient le Dieu des philosophes, à savoir ceux qui déterminent le non-caché et le caché suivant la causalité du “ faire ”, sans jamais considérer l’origine essentielle de cette causalité. » (S'. 35.) Le
penseur accepte, en ce sens, bien d’encourir le reproche d’« athéisme », puisqu’on peut d’abord se demander « si la foi ontique présumée en Dieu n’est pas dans son fond absence-de-dieu, im Grunde Gottlosigkeit. Et si le métaphysicien authentique n’est pas alors plus^religieux, religiôser, que le croyant habituel, que le fidèle d’une “ Église ” ou même que les “ théologiens ” de chaque confession », Metaphysische Anfangsgründe der Logik im Ausgang von Leibniz, SS. 1928, G.A. 26, S. 211.
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me, ici, ne constitue guère que l’avers d’une idolâtriedont l’athéisme conceptuel offrait le revers. Dans l’un
et l’autre cas, Dieu le cède à « Dieu », c’estàdire à unconcept limité — à la cause comme fondement —, et, àce prix seulement, opératoire au sein de la métaphysi-que. L’idolâtrie tente de dire en bonne part ce que leblasphème dit en mauvaise part ; le blasphème médit ceque l’idolâtrie s’imagine dire bien ; l’un et l’autre nevoient pas qu’ils disent le même nom ; bien ou mal,
qu’importe, puique toute la question consiste à décidersi un nom propre peut s’approprier Dieu en un« Dieu » ; l’inconscient blasphème de l’idolâtrie ne peutdonc se dénoncer authentiquement qu’en dévoilantaussi l’inconséquente idolâtrie du blasphème. C’estseulement sur la base d’un concept que « Dieu » sera,équivalemment, réfuté ou prouvé, donc aussi considéré
comme une idole conceptuelle, homogène au terrainconceptuel en général.
Qu’avonsnous gagné ainsi ? N ’avonsnous pas seu-lement retrouvé notre point de départ, à savoir lesoupçon de l’idolâtrie appliqué au concept ? Nousl’avons retrouvé, mais avec une détermination qui lequalifie de manière décisive : l’idole conceptuelle a un
site, la métaphysique, une fonction, la théologie dansl’ontothéologie, et une définition, causa sui. L’idolâ-trie conceptuelle ne reste pas un soupçon universelle-ment vague, mais s’inscrit dans la stratégie d’ensemblede la pensée prise dans sa figure métaphysicienne. Rienmoins que le destin de l’Etre — ou mieux l’Etrecomme destin — mobilise l’idolâtrie conceptuelle et lui
assure une fonction précise. Nous aboutissons donc, àla lecture de Heidegger, à inverser mot à mot la formule
avec le blasphème contre l’Etre. Mais ne pourrait-on pas soupçonner que cette coïncidence même entre les deux blasphèmes en constitue de soi un troisième, et non moindre, bien que précisément il ne devienne possible ne fût-ce que de le pressentir qu’à condition de ne pas penser à partir et en vue de l’Etre.
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métaphysique pour autant que celleci conduit, par le blasphème (la preuve), immanquablement au crépus-cule des idoles (athéisme conceptuel). Ici encore, maisau nom de quelque chose comme Dieu et non plus dequelque chose comme l’Etre, le pas en retrait hors de lamétaphysique paraît une tâche d’urgence, quoique nonde tapage. Mais, en vue de quoi ce pas en retrait ? Ledépassement de l’idolâtrie nous convoquetil à rétro-céder hors de la métaphysique, au sens où Sein und Zeit tente un pas en retrait vers l’Etre comme tel, par la
méditation de sa temporalité essentielle ? Rétrocéder dela métaphysique, supposer d é j q u ’y parvienne la pensée adonnée à l’Etre en tant qu’Etre, suffitil encore pour libérer Dieu de l’idolâtrie — car l’idolâtrie s’achè-vetelle avec la causa sui, ou, au contraire, l’idolâtrie dela causa sui ne renvoietelle pas, comme indice seule-ment, à une autre idolâtrie, plus discrète, plus instante
et donc d’autant plus menaçante ?
4 — L’ÉCRAN DE L’ÊTRE
En quoi, jusqu’ici, avonsnous avancé ? N ’avonsnous pas seulement repris la méditation heideggériennede la figure que le divin prend dans l’ontothéologie de
la métaphysique, pour l’identifier avec quelque vio-lence à notre propre problématique de l’idole ? Cetteidentification, peutêtre forcée, n’offretelle pas unnouveau cas d’une manie déplorable mais persistante —celle de reprendre malgré eux dans un discours théolo-gique les moments du discours heideggérien, en un jeuoù l’une et l’autre partie perdent infiniment plus qu’elles
ne gagnent ? Justement, il nous faut marquer, mainte-nant, comment la problématique de l’idolâtrie, loin detomber ici en désuétude, trouve le véritable terrain d’undébat radical, quand elle rencontre l’essai d’une penséede l’Etre en tant qu’Etre.
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entourés : chaque instant non seulement les fournit,mais encore les exige et les produit. Car, à une
domination universelle de la volonté de puissance quidonne le sceau de l’éternel au devenir, doit correspon-dre, selon la rigueur de l’ontothéologie, l’éclat triom-
phant d’une figure unifiée du divin, donc du maximumdevenu effectif d’un état et d’une figure de la volonté de
puissance. Le déferlement barbare des « idoles » (carnous les nommons très justement des « idoles ») terri-
bles et futiles, dont notre temps nihiliste ne cessed’accroître la consommation, marque l’exaspération del’idolâtrie et non, bien sûr, la survivance de quelquedésir naturel de voir Dieu — ou alors dévoyé. Car il nesuffit pas d’outrepasser une idole pour se soustraire àl’idolâtrie. Pareille reduplication de l’idolâtrie, quemême Nietzsche ne peut esquiver, nous pouvons en
exercer le soupçon d’une manière plus vaste encore etdonc plus dangereuse chez Heidegger, que dans l’at-tente nietzschéenne. La « mort de Dieu » s’ouvre pour Nietzsche dans le nihilisme, et c’est au travers dunihilisme enduré que la volonté de puissance accède àune production figurative de nouveaux dieux. L’es-sence de la technique, culminant dans l’Arraisonne-
ment (Gestell), accomplit le nihilisme, mais de tellemanière qu’ainsi le nihilisme s’ouvre à la possibilitéd’un salut ; en effet, à mener à son terme indépassablel’interprétation de l’Etre de l’étant comme présent et
présence (Anwesenheit), donc à consacrer le privilègede l’étant sur son étantité, donc aussi à oublier que,dans la différence ontologique, ce qui ne cesse de
s’oublier, c’est justement l’Etre, l’Arraisonnement porte à son comble la différence ontologique, la mani-festant d’autant plus clairement qu’il ne la pense pascomme telle. Là où croît le danger, là aussi croît lesalut. L’arraisonnement pose la différence ontologiquecomme problème, du fait même qu’il la produit et laméconnaît avec une massive et égale force. Ainsi,
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décider si le dieu et les dieux se refusent et comment ilsse refusent et si la nuit demeure, si le jour du sacré se
lève et comment il se lève, si dans cette aube du sacréune apparition du dieu et des dieux peut à nouveaucommencer (neu beginnen) et comment. Or le sacré,seul espace essentiel de la divinité qui, à son tour,accorde seule la dimension pour les dieux et le dieu, nevient à l’éclat du paraître que lorsqu’au préalable, etdans une longue préparation, l’Etre s’est éclairci et a été
expérimenté dans sa vérité. » 23. Chacun de ces textesobéit à une superposition, strictement réglée, de condi-tions qui s’impliquent et s’imbriquent les unes lesautres. Ainsi l’Etre déterminetil, par l’éclaircie de sonretrait, des étants ; l’avancée des étants, que maintient
23. Ueber den “ Humanismus ”, Wegmarken, G. A., 9, S. 351, et 338-9, tr. fr. Questions III, Paris, 1966, pp. 133-134 et 114. —
La polémique suscitée par ces textes, ou plutôt par le commentaire que nous persistons à en faire, nous conduit à citer d’autres
f iarallèles (sans d’ailleurs prétendre, tant la thèse est constante, à ’exhaustivité). Ainsi (a) « Le tournant de cet âge n’advient pas par l’irruption soudaine d’un nouveau dieu, ou par la rentrée de l’ancien, surgissant de sa réserve. Vers où se tournerait-il lors de son retour, si auparavant (zuvor) un séjour ne lui était préparé par les hommes ? Et comment le séjour du dieu pourrait-il être à sa mesure si une splendeur de divinité (ein Glanz von Gottheit)
n’avait pas commencé de briller auparavant en tout ce qu’il est ?(...). L’éther, cependant, en lequel seulement les dieux sont dieux, constitue leur divinité (ist ihre Gottheit). L’élément de l’éther, ce en quoi la divinité elle-même déploie sa présence (west), est le sacré. L’élément de l’éther pour l’arrivée des dieux enfuis, le sacré (das
Heilige), est la trace des dieux enfuis » (Wozu Dichter ?, in Holzwege, 1950, S. 249 et 250 = G. A. 5, S. 270 et 272 ; tr. fr. Chemins..., p. 221, 222). — (bl « Le dieu vit-il ou est-il mort ? N ’en décident ni la religiosité aes hommes, ni encore moins, les aspirations théologiques de la philosophie et des sciences de la
nature. Si Dieu est Dieu, il advient à partir de la constellation de l’être et à l’intérieur de celle-ci, ob Gott Gott ist, ereignet sich aus der Konstellation des Seins und innerhalb ihrer » (Die Kehre, in Die Technik und die Kehre, Pfullingen, 1962, S. 46, tr. fr. in Questions
IV, Paris, 1976, p. 1£4). — (c) « Le demeurer-manquant de la non-occultation de l’Être comme tel hâte la disparition de tout ce qui est salutaire dans l’étant (ailes Heilsamen im Seienden). Cette disparition comprend avec soi et referme l’ouvert du sacré
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de La Chose) Heidegger nomme le Quadriparti ou leCarré (Geviert) dont les quatre instances, la Terre et le
Ciel, les mortels et le divin, s’arcboutent, donc seconfirment et se repoussent, dans une immobile ettremblante tension où chacun ne doit d’advenir qu’aucombat des autres, et où leurs combats mutuels nedoivent l’harmonieux équilibre de leur(s) (dé)mêlée(s)qu’à l’Etre qui les convoque, mobilise et maintient. Lesdieux n’ont à y jouer que leur part, dans un Quadripar-
ti ; comme à peine l’on peut dire que Dieu suffise à tenirle rôle des dieux, encore moins pourraiton l’envisagersoustrait au Quadriparti ; ni soustrait, ni bien sûrinitiateur ou maître \ 4. À la pensée qui s’attache à penserl’Etre en tant qu’Etre, hors métaphysique, dans lefaceàface décidé avec la différence ontologique médi-tée comme telle, la question sur « l’existence de Dieu »
paraîtra inévitablement déplacée, hâtive et imprécise.Imprécise, car que veut dire exister, et ce termeconvientil à quelque chose comme « Dieu » ? Hâtive,car avant que d’en venir à « Dieu », ne fûtce quecomme une hypothèse, il faut en passer par l’éblouis-sante, mais éprouvante multiplicité des dieux, puis par24
24. Voir, avant tout, deux textes principaux : Der Ursprung des Kunstwerkes, in Holzwege, particulièrement S. 29 sqq., = G.À. 5, 25 sqq., tr. fr. In Chemins..., p. 30 sqq., et la conférence Das Ding, in Vortrage und Aufsatze, 1, Pfullingen, 1954, dont S. 51 (tr. fr. m Essais et Conférences, Paris, 1958, p. 212) : « Si nous disons le ciel, nous pensons déjà les trois autres avec lui, à partir de la simplicité des Quatre, ans der Einfalt der Vier. /Les divins sont ceux qui nous font signe, les messagers de la divinité, die winkenden Boten der Gottheit. De par la puissance cachée de celle-ci, le dieu apparaît dans son être, qui le soustrait à toute comparaison avec les choses présentes./Si nous pensons les divins, nous pensons les trois autres
avec eux, à partir de la simplicité des Quatre. » Pour faire simple, ou plutôt pour grossir le trait jusqu’à la grossièreté, on pourrait même risquer que, puisque le « jeu qui fait paraître, le jeu de miroir de la simplicité de la terre et du ciel, des divins (Gôttlichen) et des mortels » se nomme le monde (ibid., S. 52 = p. 214), donc puisque le monde fait les quatre du Quadriparti, donc « fait » les dieux, alors loin que « Dieu » crée le monde, ce serait au monde de « faire » les dieux.
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dant deux confirmations, qui permettent de lier deuxd’entre les moments de l’idole à deux décisions de
Heidegger, (a) L’idole détermine le « dieu » à partir dela visée, donc d’un regard antérieur. Mais dans lestextes examinés plus haut, la dépendance de « Dieu »envers les dieux, puis la divinité, le sacré, l’Etre enfin,ne semble pas remonter jusqu’à un regard, ontiquementidentifiable ; ainsi Heidegger ne satisferaitil pas à unedes conditions de l’idole. En fait, il convient de ne pas
oublier, en lisant ces textes postérieurs au « tournant »,l’acquis (en fait définitif) de textes antérieurs surl’analytique du Dasein et l’essence fondamentale de la
phénoménologie. Dire êtr dSein ne serait tout simple-ment pas possible si l’homme ne pouvait accéder à sadignité de Dasein ; Dasein indique ici le propre del’étant humain, qui consiste en ce qu’en cet étant, il y va
non seulement de son être (comme le répète Sein und Zeit, en 1927), mais, plus essentiellement, commeHeidegger le dira en 1928, de /’Etre et de sa compré-hension : « Le Dasein est un étant de telle sorte, qu’ilappartienne essentiellement à sa manière d’être (Sein- sart) ellemême de comprendre quelque chose commeEtre (dergleichen wie Sein zu verstehen)26». L’antério-
rité ultérieurement* isolée du Sein se conquiert iciconcrètement par le Dasein sur luimême ; phénoménologiquement l’antériorité de l’Etre ne peut sedéployer et se justifier que par l’antériorité de l’analyti-que du Dasein. Il faut donc admettre une antériorité
phénoménologique absolue du Dasein, comme com- préhension de l’Etre, sur tout étant et sur toute enquête
ontique régionale. Heidegger qualifiait cette situation privilégiée du Dasein en parlant de sa « neutralitécaractéristique » 27. Rapportée à une loi religieuse, ou à26
26. Metaphysische Anfangsgründe der Logik,SS 1928, G.A. 26, S. 20. Ce texte radicalise heureusement ce que les formulations de Sein und Zeit §4 pourraient avoir de trop retenu.
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cision implique un suspens ; ce suspens à son tourimplique, d’un point de vue antérieur parce qu’exté-rieur, une visée qui suspende toute position ontique ;cette visée, le Dasein l’exerce, et nul terme ne saurait
paraître, que visé et vu par elle. Le Dasein précède laquestion de « Dieu » au sens même où l’Etre détermine
par avance, selon les dieux, le divin, le sacré, « Dieu »,sa vie et sa mort. « Dieu », visé comme tout autre étant
par le Dasein sur le mode de la mise entre parenthèses,subit la première condition de possibilité d’un idolâ-
trie.L’idole se constitue par l’élan d’une visée antérieure àtout spectacle possible, mais aussi par un premiervisible, où, se déposant, elle atteint sans le voir sonmiroir invisible, étiage de sa hausse. Retrouveton,dans le texte heideggérien, une thèse qui confonde le
premier visible avec le miroir invisible ? La pensée qui
pense l’Etre comme tel ne peut et ne doit appréhenderrien que des étants, qui offrent le chemin, ou plutôt lechamp d’une méditation de l’Etre. Tout accès à quelquechose comme « Dieu » devra, du fait même de la visée
a J de l’Etre comme tel, le déterminer par avance commeun étant. La précompréhension de « Dieu » commeétant va de soi, jusqu’à épuiser par avance « Dieu »comme question. Heidegger répète souvent que le
croyant, du fait de sa certitude de foi, peut bienconcevoir la question philosophique de l’Etre, mais
jamais s’y engager, retenu qu’il reste par sa certitude.La remarque peut, au moins, se retourner : assuré de la
précompréhension de tout « Dieu » possible commeétant et de sa détermination par l’instance antérieure del’Être, Heidegger peut bien concevoir et formuler la
question de Dieu (sans guillemets), mais jamais s’yl’Etre, détermine par avance la possibilité de toute question de Dieu : avant le « tournant », déjà un préalable joue avant et sur Dieu ; qu’il s’agisse ici du Dasein, et non de Sein, pour notre propos actuel, ne change rien.
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que le temple de l’Etre, par définition et axiome de la pensée de l’Etre comme tel, ne saurait en aucun sens ni
secourir, ni appeler, ni admettre, ni promettre quoique ce soit qui concerne ce qu’il ne faudrait même
pas nommer — Dieu ? Et si ce soupçon ne doit pass’avérer, du moins peuton légitimement le soulever, etdoiton s’étonner qu’il n’étonne pas plus et lescroyants, et les lecteurs de Heidegger. Sans doute,si « Dieu » est, estil un étant ; mais Dieu atil à
être ?Pour n’avoir pas à esquiver cette interrogation, et parce qu’il nous paraît incontestable que les textes deHeidegger l’esquivent, nous dirons qu’en ce sens pré-cis, il faut parler d’une seconde idolâtrie. Qu’elle portesur le « dieu plus divin » 32n’infirme pas, mais confirmecette idolâtrie : car quel « Dieu » admet ainsi qu’unevisée décide de sa plus ou moins grande divinité, sinonce « Dieu » qui résulte d’un regard pieux et blasphéma-toire aussi bien ? Quelle assurance permettrait d’in-troduire une équivalence plus légitime entre Dieu etl’Etre, où il jouerait encore un rôle d’étant, qu’entreDieu et le « Dieu » causa sui de la métaphysique ? Ouencore, la quête du « dieu plus divin » n’imposetelle pas, plus que d’outrepasser l’ontothéologie,
d’outrepasser aussi la différence ontologique, brefde ne plus tenter de penser Dieu en vue d’unétant, parce qu’on aura renoncé, d’abord, à le penserà partir de l’Etre ? Penser Dieu sans aucune condi-tion, pas même celle de l’Etre, donc penser Dieusans prétendre à l’inscrire ou le décrire comme unétant.
Mais que peut bien permettre et promettre la tenta-tive d’une pensée de Dieu sans et hors de la différenceontologique ? — Le danger que cette exigence critique
32. Voir, entre autres, Nietzsche /, S. 324 et Identit'àt und Differenz, S. 65, tr. fr. in Questions I, p. 306.
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manière, profitable, puisqu’elle s’offre comme un obs-tacle qui, abattu et piétiné, devient un ultime échafau-dage — scabellum pedibus tuis — sans entrer dansl’impensable, l’indispensable impensable. Car l’impen-sable ici n’a nulle acception provisoire ou négative :indispensable, en effet, l’impensable offre le seul visagecritiqué de celui qu’il s’agit de penser. De Dieu,admettons clairement que nous ne pouvons le penserque sous la figure de l’impensable, mais d’un impensa-
ble qui outrepasse aussi bien ce que nous ne pouvons pas penser que ce que nous pouvons penser ; car ce que je ne puis penser, cela relève encore de ma pensée, etdonc me reste pensable. L’impensable, au contraire,
pris comme tel, relève de Dieu même, et le caractérisecomme Y aura de son advenue, la gloire de son insistan-ce, l’éclat de son retrait. L’impensable détermine Dieu
du sceau de sa définitive indétermination pour une pensée créée et finie. L’impensable masque l’écart, failleà jamais ouverte, entre Dieu et l’idole, mieux : entreDieu et la prétention de toute idolâtrie possible. L’im-
pensable nous contraint à substituer aux guillemetsidolâtriques de « Dieu », le Dieu même que nullemarque de connaissance ne démarque ; et, pour le dire,
raturons D)£u, d’une croix, provisoirement de saintAndré, qui montre leur borne aux tentations, conscien-tes ou naïves, de blasphémer à l’impensable en uneidole. La croix n’indique pas que Dféu devrait dispa-
raître comme concept, ou n’intervenir qu’à titre d’hy- pothèse en instance de validation, mais que l’impensa- ble n’entre dans le champ de notre pensée qu’en s’y
rendant impensable, par excès, c’estàdire en la criti-quant : raturer Dféu, en fait, indique et rappelle que
D)éu rature notre pensée parce qu’il la sature ; mieux,
n’entre en notre pensée qu’en lui imposant de secritiquer ellemême. La rature de D)£u, nous ne la
traçons sur son nom écrit que parce que, d’abord, Ill’exerce, lui, sur notre pensée, comme son impensable.
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nalité. Si, au contraire, Dieu n’est pas parce qu’il n’a pas à être, mais aime, alors par définition, aucune
condition ne peut plus en restreindre l’initiative, l’am- pleur et l’extase. L’amour aime sans condition, dusimple fait qu’il aime, Il aime aussi sans limite, nirestriction. Aucun refus ne rebute ni ne borne ce qui,
pour se donner, n’attend le moindre accueil, ni n’exigele moindre égard. Ce qui veut dire ensuite qu’en tantqu’interlocuteur de l’amour, l’homme n’a pas d’abord à
prétendre lui ménager un « séjour divin » — à supposer
que cette prétention même se puisse soutenir —, mais purement et simplement à l’accepter. L’accepter, ou plus modestement, à ne pas s’y dérober. Ainsi, mêmel’inévitable impuissance de l’homme à correspondre audestin que lui impose gratuitement l’amour ne suffitelle pas à en disqualifier l’initiative, ni l’accomplisse-ment. Car pour accomplir la réponse à l’amour, il faut
et suffit de le vouloir, puisque seule la volonté peutrefuser ou recevoir ; en sorte que l’homme ne peutmême pas imposer de condition, meme négative, àl’initiative de DJ£u. Ainsi aucune visée ne vient plus
décider idolâtriquement de la possibilité ou de l’impos-sibilité d’un accès à et de « Dieu ».
b. Il y a plus : penser D)£u comme agapè interdit
tout autant de jamais fixer la visée dans un premiervisible, ni de la figer sur un miroir invisible. Pourquoi ?Parce que, au contraire du concept qui, par la définitionmême de la saisie, rassemble ce qu’il comprend, et qui,de ce fait, s’achève presque inévitablement en une idole,l’amour (même et surtout s’il en vient à faire penser, àdonner — par surplus — à penser) ne prétend pascomprendre, puisqu’il n’entend pas prendre du tout ; il
postule sa propre donation, donation où le donateurcoïncide strictement avec ce don, sans aucune restric-tion, retenue ni maîtrise. Ainsi l’amour ne se donnequ’en s’abandonnant, transgressant sans cesse les limi-tes de son propre don, jusqu’à se transplanter hors de
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5 — NOTE SUR LE DIVIN ET SUJETS CONNEXES
La première version du présent texte parut, en 1980,dans un recueil consacré entièrement à Heidegger et la question de Dieu (Paris, Grasset, 1980). Ce recueilreprenait les actes d’un colloque privé organisé, quel-
ques mois auparavant, par le Collège des Irlandais àParis, où notre texte avait été débattu. J. Beaufret et F.Fédier avaient bien voulu réagir à nos thèses, et donnerces remarques précieuses à l’impression dans le mêmevolume. Nous voudrions ici apporter quelques préci-sions, en réponse à leurs mises au point respectives.
« Il faudrait quand même apprendre à lire autrement
que dans l’embarras d’une “ poule qui aurait trouvé unefourchette ” ce passage de la Lettre sur l'Humanisme... » (loc. cit., « Heidegger et la théologie »,
p. 30) que nous étudions plus haut (p. 61 sq.), et quimet en préalable à toute manifestation de « Dieu » cellesdes « dieux », du divin, du sacré, du sauf et finalementde l’Etre. Tenant en l’occasion le rôle de la « poule »,nous voudrions parler de la « fourchette ». Dissiponsd’abord un malentendu : si « le monothéisme est le
point de vue de ceux qui déclarent faux ce qui inspira àd’autres qu’eux la plus haute vénération » (J. Beaufret,
p. 34), alors nous ne sommes pas « monothéistes » ; ou plutôt notre tentative personnelle pour accéder aumonothéisme n’implique aucune déclaration de falsifi-cation envers d’autres vénérations, puisque la théorie de
l’idole que nous esquissons n’a justement pas d’autreconséquence que de rendre leurs légitimités aux autresvénérations, et pour cela même d’en expliquer lamultiplicité, donc d’en borner la dignité ; car, juste-ment, on ne peut fonder la légitimité de « vénérations »
plurielles que par une doctrine qui les limite ; on aura la
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mondanise. Nous n’avions rien relevé d’autre, pourfonder le diagnostic d’idolâtrie ; et donc J. Beaufret
concède notre point de départ. Nous n’en demandons pas plus. Ou plutôt, nous demandons sur cette base :vatil de soi que « Dieu », ou plutôt D)£u, soit , ait à
être, ait à être comme l’une des « contrées » de ce dontle Geviert seul assure les rencontres ? Ces interroga-tions n’ontelles aucun fondement par rapport au textede la Lettre ï L’exégète nous confirme au moins qu’el-les y ont bien un sol. Dès lors pourquoi les tenir pourinaudibles, et les ravaler à un caquet de bassecour ?
Revenant, dans un bref et beau texte intitulé « Hei-degger et Dieu », sur le même passage de la Lettre, F.Fédier remarque inversement que « Heidegger ne pré-tend nullement soumettre Dieu à l’être. Il se contentede signaler sobrement que chaque fois qu’il sera ques-tion de penser Dieu, il faudra au préalable penser
l’être » (loc. cit., p. 44). De fait la distinction a sa justesse, puisque Heidegger n’invoque qu’une pré-séance (erst , zuvor , etc.) de l’être sur « Dieu ». Nous leconcédons volontiers, sous réserve d’inventaire detextes encore inédits. Ceci une fois admis, le diagnosticd’idolâtrie s’en trouvetil remis en cause ? Le simplefait que, selon F. Fédier luimême, « Dieu » doive, pour se révéler, donc pour se donner, satisfaire à des préalables, plus encore à des préalables de la pensée,loin de l’infirmer, confirme ce diagnostic. La déclara-tion d’intention rassurante qui suit — « En ce senslimité le dieu dépend de l’être. Les Grecs disaient :“ Les dieux même obéissent à la Nécessité ”, En ce senslimité, la pensée de l’être est plus haute que la pensée deDieu » (p. 45) — ne concilie rien. Car, outre que la
pensée des Grecs sur les dieux ne constitue pas de soiune référence absolue, outre surtout qu’il ne s’agit pasde la pensée comme préalable (visée antérieure), maisd’envisager l’hypothèse d’un impensable qui outrepassetoute pensée, « ce sens limité » se trouvait quelques
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près moyens. On ne peut pas dire si cela a une portéethéologique, puisque pour nous il n’existe pas de
troisième instance qui pourrait en décider. 33» Nous ne pouvons que souscrire pleinement à cette position, quiadmet — contre le zèle des exégètes — l’hétéronomieirréductible, quant à « Dieu », de ce que peut la pensée(philosophique ou de poésie ?) d’une part, et ce quedonne la révélation. La révélation (nous disons : icône)ne peut se confondre ni se soumettre à la pensée
philosophique de « Dieu » comme étant (nous disons :idole). Heidegger le dit, et nous confirme d’un mot, làoù piétinions sans grâce ni progrès. Le D)£u qui se
révèle n’a rien de commun (au moins par principe, età moins qu’il n’y condescende) avec le « Dieu »des philosophes, des savants, et, éventuellement, du
poète.
Que les exégètes nous permettent de nous appuyer,contre ou sans eux, sur la déclaration de Heidegger.Car, si la poule peut s’étonner de trouver une four-chette, il peut arriver que d’aucun se trouve « Honteuxcomme un renard qu’une poule aurait pris », pourlaisser le dernier mot, quand même, au poète 34.
33. Compte-rendu dans Berichte ans der Arbeit der Evangelis- chen Akademie Hofgeismar, Bd. I, 1954. Traduction française par J. G r e i s c h , in Heidegger et la Question de Dieu, p. 336.
34. La Fo n t a i n e , Fables, I, 18, Le Renard et la Cigogne.
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convoqués au silence, si, comme le dit Aristote, c’est« par la vérité même que nous sommes contraints » 3denous taire quant à quelque chose comme Dieu, cet étatde fait ne tranche pourtant pas la question de fond. Carle silence lui-même se dit en plusieurs sens. Nousconnaissons des silences de mépris et de joie, dedouleur et de plaisir, de consentement et de solitude.Ce que propose l’attitude quotidienne et concrète, à
plus forte raison l’impose ce qu’on pourrait appelerl’attitude théologique, qui ne porte que sur ce qu’Ori-
gène nomme les « dogmes à garder en silence, ta siôpômena dogmata » 4. Mais que signifie ce silence ? Àquel silence sommes-nous aujourd’hui convoqués ? Lamort, par excellence, impose le silence ; le vide desespaces infinis oppose son étouffante vacuité comme unsilence éternel ; l’aphasie, désertique, croît, et sonsilence aussi. Ce silence qui, plus que tout autre,
menace la modernité, a-t-il le moindre rapport, quant àquelque chose comme Dieu, avec ce que vise Denys leMystique, quand il nous provoque à « honorer les[choses] ineffables d’un sage silence » 5? Autrementdit, la plus haute difficulté ne consiste pas tant à finir
par accéder, avec Wittgenstein ou Heidegger, à unsilence réservé quant à Dieu. La plus haute difficulté
consiste sans doute plus essentiellement à décider ceque dit le silence : le mépris, le renoncement, l’aveud’une impuissance, ou bien le plus haut honneur rendu,le seul qui ne soit ni indigne, ni « dangereux » 6. Or
3. Aristote, Métaphysique A, 3, 984 b 10.4. Origène, Scolies sur le Cantique des Cantiques, P. G. 17,
272 a.5. Denys, Noms Divins, I, 3, P.G. 3, 589 b. Voir IV, 22, 724 b ;
Théologie Mystique, I, 1, 997 a ; Hiérarchie Céleste, XV, 9 : « ... honorer par notre silence ce qui, caché, nous dépasse », 340 b. De même Maxime le Confesseur : « ...ces choses [sc. l’incarnation et ses modalités], seule la foi les reçoit, honorant le Verbe de son silence », Amhigua, P.G. 91, 1057 a.
6. Grégoire de N a z i a n z e , « ...honorant d’un tribut sans danger, celui du silence... », Lettre X CI, P.G. 37, 165 a. Voir Discours
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bavardage pieux, ou supposé tel, puisque souvent il joint à la nullité l’hérésie rampante ; nous ne le men-
tionnons que pour mémoire, (b) Ensuite, tout aussiévidemment, le discours, aujourd’hui passablementaffaibli, qui disqualifie ou déconstruit la notion mêmede Dieu ; il consiste à parler de Dieu pour le taire, à ne
pas se taire pour le taire. Ce discours manifeste deuxinsuffisances : il ne voit pas la différence entre taire et setaire, parce qu’il ne voit pas qu’une réfutation demeure
à l’intérieur du champ de la prédication, tandis quel’adage même de Wittgenstein demande que l’on outre-
passe la prédication pour accéder au silence ; il ne suffit pas de réfuter — même jusqu’à « réduire au silence » uninterlocuteur possible — pour parvenir à se taire.Surtout le discours de réfutation suppose une définitionconceptuelle de cela même qu’il réfute, et doit, pour
déployer ne fûtce que l’apparence d’une rigueur, lui prêter deux caractères contradictoires : d’une part ladéfinition doit épuiser l’individu, faute de quoi sadestruction n’éliminerait pas Dieu, par quoi elle sedonne comme définition réelle d’un individu luimêmeau moins possible, d’autre part la définition doit enquelque manière se défaire entièrement devant sa réfu-
tation ; la définition possible (exigentia existentiae) doitaussi se déconstruire comme impossible. Cette doubleet contradictoire exigence ne se comprend que si l’ondistingue dans la définition de Dieu ainsi utilisée uneidole : à savoir une représentation à la fois inadéquate(objectivement) et indépassable (subjectivement) deDieu 7. Qu’il suffise de conclure que l’idole concep-
tuelle conduit le discours de réfutation à d’autant moinsse taire sur Dieu, qu’il cherche plus à le taire. —(c) Reste une dernière manière de ne pas se tairequantà Dieu, la plus bruyante mais, il faut l’avouer,la plus séduisante. Elle se déploie à l’occasion de ce
7. Voir supra, 1. L'idole et l'icône, p. 18-26.
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que l’on se taise si peu et si mal de Dieu : l’idolâtrie desubstitution. D’une part, l’on suppose un concept
comme épuisant le nom de Dieu, pour récuser l’un parl’autre ; d’autre part l’on suppose qu’un Dieu garantitce qu’un autre concept signifie de plus obvie, pourqualifier l’un par l’autre. Double impuissance à se tairequant à Dieu, qui le tait, lui, d’autant plus. Mais d’oùvient l’impuissance au silence, ou plutôt notre impuis-sance à retenir sur nous le silence, au lieu de faire se
taire ce qu’assaillent nos bavardages ?Retenir le silence sur nous, afin d’honorer précisé-
ment par cette réserve ce que nous désignerions en letaisant, à savoir, ici, Dieu, cela ne deviendrait pensableque si Dieu s’exposait pour luimême à la pensée. Leretrait de notre éventuel silence implique précisémentun pôle de référence absolu, autour duquel puisse
croître un respectueux désert. Le traitement idolâtriquecommun de Dieu interdit d’emblée la solitude d’un tel pôle de référence absolu, puisqu’entre notre regard ounotre parole et lui, l’idole interpose le miroir invisibleoù le premier visible renvoie à luimême l’élan de ceregard. Car le propre de la modernité, entendue commel’achèvement parfait de la métaphysique, ne consiste
point en une négation de Dieu. Pareille négationthéorique se repère aisément dans les siècles antérieurs.La modernité se caractérise d’abord par l’annulation deDieu comme question. Pourquoi Dieu n’habitetil
plus de questionnement ? Parce que la réponse à laquestion de son essence ou de son existence (selon lastricte acception métaphysique de ces termes) devientindifférente. Non sans doute pour le débat idéologique
et à l’aune du mouvement des idées, mais sûrement auvu d’une réduction phénoménologique. Quoi donc setrouve mis en jeu dans une négation ou une affirmationde Dieu ? Non pas Dieu comme tel, mais la compatibi-lité ou l’incompatibilité d’une idole dite « Dieu » avecl’ensemble du système conceptuel où fait époque l’étant
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l’indifférence moderne entre le théisme et l’athéisme.En effet l’athéisme travaille sur une idole de la volonté
de puissance, comme aussi l’affirmation de « nouveauxdieux ». L’athéisme nie le « Dieu moral », pour avoircompris la « ... naissance du christianisme à partir del’esprit de ressentiment », donc pour en avoir reconsti-tué la généalogie à partir d’un état réactif de la volontéde puissance ; car « le ressentiment lui aussi devientcréateur et engendre des valeurs » 10. Le propre de
Nietzsche ne consiste pas tant à proclamer la « mort deDieu », qu’à le penser à partir de la volonté de puissance : ce qu’on tient pour « Dieu », il faut certescontinuer à l’admettre, mais comme l’effet d’un état(réactif) de la volonté de puissance. — D’où, en parfaitecontinuité avec la négation (idolâtrique), l’affirmation(idolâtrique) : lorsque, sur l’autre versant de sa pensée
du divin, Nietzsche ouvre l’horizon de manifestationdes « nouveaux dieux », il les déduit tout autant de lavolonté de puissance : « — Et combien de nouveauxdieux sont encore possibles ! Même à moi, moi dontl’instinct religieux, c’estàdire l’instinct formateur dedieux (gottbildende) ne devient vivant qu’à contre-temps, à moi donc combien autre, combien différents’est à chaque fois manifesté le divin ! » Sous quellesformes ? Réponse : « L’unique possibilité, pour main-tenir et justifier un sens pour le concept de “ Dieu ”,serait : Dieu non comme force motrice, mais Dieucomme étatmaximum, comme [ce qui fait] époque — :un point dans le développement de la volonté de
puissance » ; ou encore : « “ Dieu ” comme moment deculmination : le Dasein [comme] une éternelle divinisa-
tion et dédivinisation. Mais aucun sommet de valeurlàdedans, seulement un sommet de volonté de puis
10. Respectivement Ecce Hom o, Généalogie de la Morale, puis Généalogie de la Morale I, 10.
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« dieux » — tous, sans exception — à la volonté de puissance. Or celleci parle et produit, même si das
Mystische apparaît « mort » puisqu’aussi bien, ellesuffit d’ailleurs à le dire et à le produire. Mieux : les« dieux » pourront toujours se dire, en tant qu’idolesgénéalogiquement reconnues de la volonté de puissan-ce. Jamais nous n’aurons à nous taire devant ce quenous ne pourrions pas dire — parce que nous n’aurons
jamais rien à dire que des figures et idoles de la volonté
de puissance. Rien n’est à dire que la volonté de puissance, hors de quoi rien n'est, pas même le rien, puisque le devenir luimême passe, comme l’être, à lavolonté de puissance^ : « Récapitulation : marquer ledevenir du sceau de l’Etre, telle est la plus haute volontéde puissance 13. » Donc nous ne nous tairons jamais,occupés à produire et dire les mille et une idoles que lavolonté de puissance, en et hors de nous, visera commeautant de buts. Donc, ne nous taisant pas, nous nedésignerons même pas d’un silence respectueux un pôleabsolu — absous de la volonté de puissance. Donc à ne
pas nous taire, nous tairons en le couvrant de notre bavardage affairé ce que le silence seul, éventuellement,aurait pu honorer — en ne tentant précisément pas de ledire, ni même de le viser. Ou bien taire le silence, à
force de paroles affairées à déclarer toutes les idoles etles mille et un buts, ou bien se taire pour laisser (se) direcela même qu’honore le silence. — Mais si notre silencemême ne réussit pas à se taire, la faute n’en revient pas àquelque comportement empirique de « voyou public »,que pourrait redresser une mesure de simple policeintellectuelle. Notre silence, ou bien cède à un bavar-
dage indéfini, ou bien ne parvient plus à honorer mais,seulement, passe sous silence, parce que, fondamenta-lement, il relève, comme nous tous, du nihilisme, donc
13. Wille zu r Macht §617 = Nietzsche, Werke, 7 [154], VIII/1, S. 321.