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Aperues (fragments dun journal) Georges Didi-Hubermantudes
franaises, vol. 51, n 2, 2015, p. 47-67.
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Aperues (fragments dun journal)1
georges didi-huberman
simultanit contradictoireIl est effondr contre elle, la
renverse, mort. Elle crie, elle est hor-rible. Leurs corps sont si
attachs : on dirait quelle a deux jambes surnumraires qui lui
pendent du ventre, et un buste entier qui se dplie du sien (de ses
seins). On dirait un accouchement monstrueux, disproportionn.
Composer avec les contraires : accoucher de lui parce quil meurt ;
bouche vive contre bouche morte. Mme le vent se dcompose ici, dans
deux draps qui volent lun contre lautre. Le vent lui-mme est un
ventre hystrique : partout, la simultanit contra-dictoire . Image
et masse. (Sandro Botticelli, Scnes de la vie de saint Znobe, vers
1500, Dresde, Gemldegalerie.)
(29.05.2004)
du drap comme sourcilSon voile se soulve juste au-dessus de lil
qui nous fait face et souvre le plus. Comme cela, on se sent un peu
plus encore sous son regard. (Maestro del Bambino Vispo, Vierge
lenfant, 1422-1423, Dresde, Gemldegalerie.)
(29.05.2004)
1. Fragments dun recueil en cours intitul Aperues, agencs ici
selon lordre chrono-logique.
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quelle vitesse se dplace le verbe ?Lescargot se hte lentement
(vers la droite). Le chien suit lodeur (vers la gauche). La colombe
prend son envol (depuis le haut). Les ailes oceles de lange ont
cess de battre et me font de lil en silence (juste devant).
(Francesco del Cossa, Annonciation, 1470-1472, Dresde,
Gemldegalerie.)
(29.05.2004)
air et chair, clair et opaqueDe loin : air. Image dnude, trs
simple, rduite presque rien, juste ce quil faut, deux ou trois
choses dans lair. Bien plus gristre que les copies avoisinantes. Le
pape nest l que sous lespce dune tiare pose comme un pot de fleurs
sur une chemine (plus discrtement, le pape est aussi, si lon peut
dire quil est, dans les glands du manteau). La ville nest l que par
un bord darchitecture peine visible.
De prs : chair. Lintercession est tactile. Personne, dans le
tableau, ne nous regarde. Seule vers nous, la main du vieux,
elle-mme peu vi-dente (mais admirable, une fois dcouverte). Seule
vers nous la ligne, la bande, la balustrade tout en bas, avec les
deux marmots clbres.
De prs et de loin : la Madone. Proche dtre trop humaine (comme
elle est triste !) et davancer dun pas vers notre espace. Loin dtre
loin de tout (comme elle est triste !), les yeux dans le vague, la
draperie lgrement plie par le mouvement de lair. De prs et de loin,
gale aura. Le vrai mystre, cest bien lair et laura, cest mme laura
de lair : air clair (donc intangible) jusquaux figures. Mais, ds
quon entre , lair devient opaque : nuages en bas, ciel de visages
en haut. Donc, le lointain est tactile. Grisaille bleute, couleur
de lointain. Cela devient jaune plus lumineux, donc autour de la
Vierge.
Le vent local sur les deux ttes (le rideau nen subit rien, parce
quil est mtaphysiquement ailleurs). La draperie de Marie voque
celle de lOccasio paenne, cest--dire une figure du temps.
Les signes du continu coexistent avec les signes du discontinu :
la robe blanche du saint se perd dans le nuage, comme les visages
des anges se fondent dans le ciel. Mais la balustrade est nette et
tranchante comme une lame ; le bord du rideau est surlign, donc il
coupe, il spare les espaces. Question : les espaces sont ici
constamment spars, mais o le sont-ils ? Les limites sont quivoques
fascinantes parce quelles se dplacent sans cesse. (Raphal, La
Madone sixtine, 1512-1513, Dresde, Gemldegalerie.)
(29.05.2004)
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49aperues (fragments dun journal)
sur la table de dissectionTrois tats, trois destins de la main :
vivante-loquente (elle bouge, elle parle), morte-grise (elle ne
parle ni ne bouge), morte-rouge (elle ne bouge pas, mais elle
semble crier de tous ses tendons). Pnible teinte jaune du revers,
cette autre face de notre peau ici mise au jour.
En bas, dans langle, un monde parallle organise, sur la table de
dissection, la rencontre dun grand livre ouvert et de deux pieds
qui enflent qui pourrissent dans lombre.(Rembrandt, La Leon
danatomie du Docteur Nicolaes Tulp, 1632, La Haye,
Mauritshuis.)
(12.03.2005)
dposition de fraisesDans les natures mortes, on se contente
gnralement de poser des objets, des fruits, des victuailles sur une
table, avec tout un appareillage de plats, dassiettes, de verres,
tout un dcor de tentures, de nappes, de symboles. Ici, non : les
fraises sont abruptement dposes sur une sorte de dalle, devant un
fond gris voquant le spulcre. La lumire exacerbe toute cette vie
rouge mettre dans la bouche, qui accompagne les plaisirs les plus
sensuels ; mais elle tombe aussi, gravement, sans piti, sur ce
froid rebord de tombe. Une fleur est plante l, seule, debout comme
au cimetire. On saperoit tout coup que les fraises pr-sentent dj
les signes ici blancs, l gristres de la pourriture. Cest pire quune
nature morte, cest une nature en deuil. (Adriaen Coorte, Nature
morte de fraises, 1705, La Haye, Mauritshuis.)
(12.03.2005)
chien enlis dans la scneOn se proccupe tellement de la scne, des
personnages, de leur hirarchie dans la lumire, quon oublie celui
qui est l, dans lombre, juste devant nous (car lombre nest pas
toujours derrire, elle peut tre porte de main ou au ras du sol).
Cest le chien. Il faut bien regarder pour se rendre compte quil
aboie. Il semble protester contre lhistoire des hommes, contre la
rumeur du tambour, contre la marche du pouvoir, les armes, les
casques, les uniformes. Il est lobjecteur de lhistoire. ce titre,
il demeurera dans lombre. Pire : il est comme enlis dans lpaisseur
et non dans le sous-sol de la scne, son exis-tence brle par lair
infrieur o personne ne le regarde. (Rembrandt, La Ronde de nuit,
1642, Amsterdam, Rijksmuseum.)
(13.03.2005)
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50 tudes franaises 51, 2
la fente au bout du btonSil ny avait cet arbre, droite, on
pourrait se croire dans un aquarium. Cest tout un milieu en
mouvements, en effluves, en champs de forces. Le ciel est blanc,
tout le reste occup par des ombres vertes, de puis-santes vagues,
des chevelures de fantmes qui se font la guerre, ou du moins se
chamaillent. Au centre, un peu de guingois, se dresse un piquet.
Cest un simple bton fich dans la terre. Son cadrage attentif suggre
un paradoxe nonable sous la question : comment faire le portrait
dun bout de bois ? Et, dailleurs, pourquoi vouloir faire le
portrait dun bout de bois ? La rponse ces questions tient peut-tre
dans laccident magnifique que prsente ce bton. Peut-tre mme que
laccident est apparu au peintre avant le bton lui-mme. Cest une
petite fente au bout du bout de bois, une fente dans laquelle un
filet rouge sang a voulu saccrocher. Je pense Vermeer : tendresse
et cruaut mles. Blessure impersonnelle au milieu dun paysage qui
bouge. Hommage du peintre cette blessure ou ce fil rouge que
personne ne voyait et que, grce lui, nous noublierons jamais.
(Georges Seurat, Paysage au piquet, vers 1882, Ble,
Kunstmuseum.)
(30.03.2011)
ce jaune-ci, l-bas, iciDublin, si loin de Sville. Ville de peu
de jaune. Je tentais hier soir de parler James Coleman du jaune de
Sville, ce jaune encore plus beau que le jaune de Rome. Jaune des
enduits sur les murs quand il rime avec le blanc de chaux. Jaune du
sable de la Maestranza quand il rime avec le noir du taureau. Comme
il est loin, ce jaune. Comme il est difficile dcrire (heureusement,
James Coleman est un grand lecteur de Wittgenstein, il connat donc
le vertige de cette difficult). Et puis, ce matin, voici quil
mapparat, ce jaune-ci, pas un autre, dans le tableau de Goya qui se
trouve la National Gallery of Ireland : jaune intense et musical,
crin rythmique au blanc de la soie, de la chair, et au noir du
taffetas, de la chevelure et des yeux de cette femme assise devant
moi. Je veux plutt dire assise hors de toute gographie relle :
quelque part, dsormais, entre Sville et Dublin. (Francisco Goya,
Doa Antonia Zrate, vers 1805-1806, Dublin, National Gallery of
Ireland.)
(24.07.2011)
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51aperues (fragments dun journal)
au point de vue de la servanteCadrer, cest trancher. Trancher,
cest choisir. Cest prendre le risque de mettre certaines choses
sens dessus dessous. Cest faire mal quel-quefois. Tout cadrage est
un geste politique : territoires affirms ou mis mal, hirarchies
tablies ou bouscules. Il ne fait pas de doute que Velzquez a dispos
dtourdissants cadrages dans son chef-duvre Les Mnines. Dans cet
immense tableau (318 cm sur 276 cm), il a tran-ch, il a choisi avec
une telle subtilit devant laquelle historiens de lart, philosophes
et psychanalystes nont pas cess de se perdre en conjectures que son
geste politique, son bousculement des valeurs, sa mise mal passent
majestueusement, presque inaperus. Mais cela se passe la cour de
Madrid, en 1657.
Il en est all tout autrement Sville quarante ans plus tt. Dans
ce que lon a quelquefois considr comme son tout premier tableau
connu un tableau au format modeste, 55 cm sur 118 cm , Velzquez na
pas hsit trancher, bousculer, renverser les perspectives dune faon
plus innocente, donc plus brutale. Va pour une scne des Plerins
dEmmas. Mais ici, vous vous contenterez de deux personnages
seule-ment (le coude dun troisime apparat tout gauche, le tableau a
d tre lgrement rogn). De toute faon, vous en savez assez, vous avez
mille fois rcit lvangile selon saint Luc, il me suffira donc dun
tout petit Christ et dun seul ou deux convives. Tranchons encore un
peu : on va les repousser tout au fond. On va les rduire une scne
entre-vue, l-bas, de lautre ct du patio : petits personnages aperus
atta-bls. Certains disent : ce nest mme pas quils sont l-bas, cest
juste une image. Certains disent : cest juste un reflet. Tableau,
reflet ou scne : toutes les ambiguts des Mnines sont dj ici luvre.
Tableau dans le tableau ou scne dans la scne : toutes les
virtuosits du thtre espagnol Lope de Vega, Caldern sont dj ici
luvre.
La scne religieuse noccupe, en tout cas, quun sixime tout au
plus de la surface peinte. Alors, le reste ? Le principal,
lessentiel ? Velzquez nous offre donc son essentiel lui :
lessentiel pour un homme qui a dcid de poser son regard sur le
monde. Son essentiel tranch. Et cest une simple servante. Elle se
trouve au centre majestueux de lespace, mais lespace est une simple
cuisine. Sainte Thrse dAvila disait, je crois, que le Seigneur
entre aussi la cuisine . Peut-tre. Mais la ser-vante est bien
seule, penche, pensive, devant les quelques accessoires mnagers
disposs devant elle, cruches, bols, pilon, torchon, une cas-serole
dont le fond resplendit inopinment. Elle porte un turban blanc
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sur un sombre front. Cest une Maure ou une Gitane. Elle porte,
seule, humble, tout le poids une pesanteur psychique lie quoi
exacte-ment ? on ne saura pas de cet espace. Elle produit, seule,
humble, lespace lui-mme dont la couleur semble maner de sa
carnation : en effet, tout, ici, est brun, une variation de bruns.
Tout est sa couleur, son chelle. Elle est la plus humble qui soit,
mais elle est le centre, le sujet de ce tableau. Ce tableau humble,
mtque et politique.(Diego Velzquez, Servante avec la scne des
plerins dEmmas, vers 1617-1620, Dublin, National Gallery of
Ireland.)
(24.07.2011)
olympia, horizon dattenteChacun garde en mmoire, chez Manet, la
fameuse et la belle indiff-rence dOlympia. Son corps dsirable, nu
mais ferm, trangement blafard. Corps ferm, aussi, parce quil nous
est montr de profil ou peu prs, avec cette main extraordinaire
dintensit raccourci saisis-sant, contraste puissant, trait qui
creuse la chair pose sur le bas-ventre. Tout ce qui est peint
frontalement appelle le mystre : le visage indchiffrable dOlympia,
celui de la femme noire complice de cette indchiffrabilit mme et,
bien sr, le regard du chat. Il y a aussi les fleurs : ce bouquet,
ce dcor color de ptales, de calices, de pistils ou, pour tout dire,
ce bouquet dorganes sexuels qui osent mme se dver-ser, par
contagion figurale, sur la soie beige o repose le beau corps.
Olympia ne fait rien que regarder son spectateur. Cest une faon
dattendre. Cest donc une faon douvrir, chez son spectateur, un
horizon dattente. Comme La femme lventail nous laisse attendre que
souvre autre chose quun ventail, quelque part dans le plan si
rapproch des draperies de sa robe noire (ou, dans le Portrait de
Jeanne Duval, de sa robe blanche). Dans sa jeunesse, lge de
vingt-deux ans, Manet avait aim copier La Vnus du Pardo de Titien,
cette version de femme endormie plus explicitement quailleurs rfre
son horizon dattente puisquun satyre y soulevait, avec une grande
anxit sexuelle trs bien marque par Manet dans sa copie , le voile
blanc qui enve-loppait la nudit de Vnus.
Dix ans aprs lOlympia, Czanne fera entrer le spectateur
concupis-cent dans le tableau de Manet comme le satyre de Titien
avait fait effraction dans le paysage tranquille de la Vnus
endormie de Giorgione. Dsormais lespace a pivot, les fleurs
explosent en gerbes dans la par-tie suprieure du tableau, les corps
se dynamisent puissamment. Mais
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les cuisses de la dame sont encore fermes. Il faudra attendre
1903 et ce magnifique dessin aquarell de Picasso pour que soit
atteint lhorizon dattente ouvert par lOlympia : sous le regard
pliss goguenard, on imagine du petit chat noir, la jeune femme
ouvre en grand ses cuisses o le visage tout entier dun homme est
prsent lov. Enfin il a vu, enfin il a touch, enfin il pose ses
lvres. Enfin ils font lamour, se tenant par la main. Elle lembrasse
maintenant avec ses jambes. Enfin elle a ferm les yeux. Le bouquet
de fleurs ? Il a disparu : cest que la couleur anime dsormais la
peau autrefois livide de cette nouvelle Olympia, toute rougie aux
joues de dsir. Sur le montant du lit sentre-lacent en dcor des
phallus et des vulves. (Pablo Picasso, Deux nus et un chat,
1902-1903, Barcelone, Museu Picasso.)
(17.11.2011)
jobjecteJobjecte : je jette ceci devant nos yeux. Je le
constitue en objet sous notre regard, je le place devant nous. Mais
aussi : je nous place et je questionne cette place devant lui.
Jexpose la chose et je nous expose elle. Je la rapproche de nous.
ventuellement, je nous reproche den dtourner le regard. En sorte
que rendre visible serait toujours en mme temps objecter un certain
tat des choses, quand les choses sont seulement en ltat ,
cest--dire pas assez tranges pour tre vues et interroges.
(17.12.2011)
limage est un enfant qui joueCest dans une rue de Valence, en
1933. Il y a ce grand mur aux pein-tures cailles, devant lequel un
enfant joue, on se demande quoi. Quelquun, par exemple, a imagin,
hors cadre, une balle jete en lair : cela expliquerait pourquoi la
tte de lenfant se renverse si trangement en arrire, les yeux plisss
vers le ciel. Je remarque plutt sa main gauche au contact du mur,
et cela me rappelle un jeu de mon enfance, qui consistait marcher
en aveugle le plus longtemps possible, histoire de sinventer mille
suspenses daventurier dans la fort ou dans la nuit. En regardant le
rapport intense entre ce mur si dramatique et ce geste si offert,
jimagine Orphe enfant qui joue dj passer les portes de lenfer.
Henri Cartier-Bresson, quant lui, na sans doute pas eu le
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temps de se poser de telles questions ou mme dimaginer quoi que
ce ft. Il a juste pris le temps de faire cette image.
Image admirable, sans doute. On propose dy voir un chef-duvre.
Il y aurait donc des chefs-duvre produits dun seul coup dil, dune
seule pression du bout de lindex, dune seule ouverture mcanique en
quelques centimes de seconde ? Cartier-Bresson lui-mme aurait-il
accept, lui qui se pensait comme un faiseur dimages la sauvette ,
dy voir un chef-duvre ? A-t-il seulement pris le temps de raliser,
vingt ans plus tard, ce grand et beau tirage que possde la
Bibliothque nationale de France ? Jai bien peur que non. La notion
de chef-duvre appelle spontanment les ides de prennit (beaucoup de
temps pass pour faire une image, et puis lternit de sa
patrimonialisation) ou dunicit (rien qui ressemble au chef-duvre,
rien qui puisse lgaler en valeur esthtique). Tant mieux si cette
image est dsormais prenne dans notre patrimoine culturel ; tant
mieux si ce tirage des annes cin-quante est exceptionnel par sa
raret et sa qualit. Mais le problme de limage aux yeux de son
inventeur comme de son spectateur nest pas l exactement. Il se
situe bien plutt dans la fragilit du sens et dans la complexit du
temps que cette image met en acte sous nos yeux.
Dans lantique formule selon laquelle le temps est un enfant qui
joue, il faudrait comprendre bien plus que la fameuse ide du temps
propice capt par le photographe, ici dans une rue de Valence, un
jour de 1933. Il ny a pas que le kairos auquel il est si facile, en
fin de compte, de rduire la pratique dHenri Cartier-Bresson comme
un art du bon moment saisi au vol. Il y a aussi le chronos,
cest--dire tout ce que le photographe a cru bon de viser et de
cadrer lors de son passage Valence en 1933 ( je pense, notamment,
sa photographie prise dans les arnes, o la palissade joue un rle
formel considrable). Il y a enfin lain ou le temps impliqu ,
cest--dire la dure, le long-temps , la destine des images :
resurgit alors, tel un motif souverain non pas un simple thme
iconographique, mais une ncessit interne au regard de
Cartier-Bresson , tous ces enfants qui jouent devant des murs,
passent dans les ruelles, surgissent par tous les pores ou
acci-dents de la ville(Grenade, Madrid ou Sville en 1933, Paris ou
Salerne en 1953, Liverpool en 1962, Berlin en 1963, Montral en
1964, Rome en 1965, etc.).
Cette image ne fait donc pas que reprsenter un enfant qui joue.
Elle est un jeu denfant dispers dans trois temps au moins. Et
partag par trois enfants au moins : le premier, dans la rue, envoie
un gesteque
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le deuxime attrape au vol grce son joujou optique-mcanique ; le
troisime, cest moi, libre dentrer ou non dans ce jeu du geste lanc.
Geste qui serait donc la vritable balle de ce jeu qui est dabord le
jeu du temps, ou plutt des temps multiples impliqus dans chaque
main qui frle un mur, dans chaque abandon des paules, dans chaque
tte qui se renverse vers le ciel, et dans chaque regard capable dy
retrouver toute lintensit dun devenir humain. (Henri
Cartier-Bresson, Valenza [sic], 1933, Paris, Bibliothque nationale
de France.)
(22.06.2012)
image misrable, image-miracleDcrire, ne serait-ce que dcrire.
Pour cela dj il faut en tre pass par toutes les grandes dcisions de
la pense et de lcriture. Avoir sol-licit le style, le bon style, je
veux dire celui qui parvient au minuscule miracle de toucher
limage. Incomparable, sur ce plan, lcriture dHenri Michaux : cette
langue crite semble mme limage, que ce soit dans le plus enjou ou
dans le plus profond des choses. Michaux, mieux que quiconque, a
compris que les images sont affaire de mouvement et de temps : Le
temps est immense. Lacclration fantastique des images et des ides
la fait. Mme quand cest simplement du blanc qui apparat, Michaux
nous le dcrit en nous donnant limpression miraculeuse que tout est
dit au plus juste, mais quen mme temps cette description pourrait
continuer indfiniment sans cesser dtre haletante :
Et Blanc sort. Blanc absolu. Blanc par-dessus toute blancheur.
Blanc de lavnement du blanc. Blanc sans compromis, par exclusion,
par totale ra-dication du non-blanc. Blanc fou, exaspr, criant de
blancheur. Fanatique, furieux, cribleur de rtine. Blanc lectrique
atroce, implacable, assassin. Blanc rafales de blanc. Dieu du blanc
. Non, pas un dieu, un singe hurleur. (Pourvu que mes cellules
nclatent pas.) Arrt du blanc. Je sens que le blanc va longtemps
garder pour moi quelque chose doutrancier.
Et, en marge : Le blanc existe donc. Ne plus vivre que dans
ltin-cellement.
Le titre dj de cet crit rsonne pour moi comme ce que pourrait
tre une imageau mieux de ce quelle peut tre : un misrable miracle .
(Henri Michaux, Misrable miracle [1956], dans uvres compltes, ii,
Raymond Bellour (d.), avec la collaboration dYs Tran, Paris,
Gallimard, coll. Bibliothque de la Pliade , 2001, p. 624-625 et
p.678.)
(04.07.2012)
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en chair et en osElle a de trs beaux seins, que rehausse encore
une robe bien serre autour du buste. Il prouve tant de dsir pour
elle quil lche son pe la voici qui tient prsent toute droite entre
ses jambes, comme un grand sexe dacier et quil glisse sa main
droite sous la robe de madame. Mais, horreur ! Ce quil touche l
nest pas la chair tendre, rose et profonde, que promettait la vue
des jolis seins rebondis : ce nest que de los, quelle horreur en
effet, de los bien sec et bien mort. Ce cauchemar, cette
monstruosit quelle crature est-ce l que cette jeune femme vivante
reprsente en mme temps comme un cadavre dessch depuis longtemps ?,
les savants iconographes osent lappe-ler, pour en attnuer limmonde
vision, une allgorie morale . Je ne connais que Walter Benjamin
pour avoir parl des allgories baroques sans en attnuer la noirceur
et la perversit fondamentales. (Abraham Bloemaert, La mort et les
amants, vers 1620-1630, dessin au crayon et lencre, Londres, The
Courtauld Gallery.)
(19.10.2012)
lvres selon lvresDes milliers de dessins laisss par Lonard de
Vinci, pas un qui ne soit sublime, admirable de prcision et de
libert conjugues. Il y en a un pourtant qui est compltement rat. Et
mme deux. Ce sont les seules reprsentations, par le grand peintre,
du sexe de la femme.
Le premier ressemble carrment un dessin de Crumb, le comique en
moins. Il est htif, inlgant, lourd et caricatural. Le sexe est
devant nous grand ouvert, cest une sorte de caverne bante telle
que, dans la vie, on ne lobserve jamais. Dans ce grand trou
dsagrable, la repr-sentation du clitoris est rduite un petit cercle
qui flotte quelque part, en haut, entour dune aurole. Les lvres
sont pires que bcles, on dirait quelque chose comme un pneu dgonfl.
La toison est peine esquisse, les cuisses brutalement coupes. Juste
au-dessous se trane un anus dissymtrique qui me fait songer un
rictus de dpit, alors que, par contraste, juste en dessous, le
mcanisme du sphincter anal est reprsent par un motif
extraordinairement lgant, ornemental, idal, attentif dans son
excution.
Le second dessin fait partie dune clbre planche embryologique o
le corps de lenfant natre est admirablement reprsent, sous
diffrents points de vue, dans son exacte position replie. En haut
de cette planche et dune plume diffrente, Lonard a bcl un sexe
de
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57aperues (fragments dun journal)
femme dont le pourtour possde ce mme caractre bizarre de
cham-bre air dgonfle, et dont lintrieur nest pas bance, mais
confusion. Quelque chose encore cloche dans ce dessin : on dirait
un placage des genitalia fminins sur un corps dhomme, car ce corps
est nerveux, tout en muscles, troit de hanches. Limpression est
dautant plus forte que la vulve nest pas situe sa bonne place sur
ce fragment de corps : elle est comme copie-colle sur le bas-ventre
cest--dire la place normale des genitalia masculins et non, plus en
dessous, dans lentrecuisse.
Est-ce l un reliquat de thorie sexuelle infantile ( je me
souviens moi-mme que, petit garon, et bien avant davoir t initi la
ralit du sexe fminin, je croyais que la fente tait devant et non,
comme cest le cas, dessous ), ainsi que la clbre analyse freudienne
per-mettrait de linfrer ? Je ne sais. Je prfre poser une autre
question, et mettre ces singularits ces symptmes graphiques dans
lexercice habituel de lobservation chez Lonard en relation avec un
problme plus morphologique, plus immanent la pratique mme du
peintre et au monde de ses formes peintes ou dessines. Cest le
problme des lvres. Lonard fut un trs grand morphologiste, et lon
trouve dans son uvre tout ce que Ren Thom, bien plus tard, nommera
dans le cadre de sa thorie mathmatique des morphogenses, les
catastrophes gomtriques, avec leurs conflits et leurs bifurcations
, leurs pro-cessus de dploiements ou d clatements , de germinations
ou de stratifications , tous ces agencements formels et
mtamorphiques nomms plis , ombilics , fronces ou queues daronde
Il est fort possible que la brutalit formelle inflige par Lonard
de Vinci la reprsentation du sexe fminin soit due, tout simplement,
la situation o ces dessins ont t sans doute produits, je veux dire
la situation macabre du dpeage anatomique. Il nen demeure pas moins
que lartiste na pas voulu voir lui, lomnivoyant suprme quun sexe de
femme se prsente dabord comme une sorte de draperie reclose sur son
antre rose, son repli dans les plis, comme une draperie de chairs,
joserai dire un frou-frou, un froissement de nymphes : lvres
(grandes) selon lvres (petites). La chose est dautant plus
troublante que Lonard fut le matre incontest de tout ce qui,
fantasmatiquement, dplaait dans liconographie la question de ces
lvres den bas : je pense la gra-cieuse Ninfa, cette crature
fractale qui soulve en dansant ses robes transparentes, plis de
soie sur ou selon replis du corps ; je pense au rendu textural,
dans une tude de draperie pour la robe de la Vierge, o tout se
chantourne si subtilement, si organiquement, dans la zone
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mme du giron ; je pense tous ces exquis battements entre le net
et le flou des paupires et des lvres sur les visages des femmes
peintes par Lonard.
Il faudra attendre Georges Bataille et son Catchisme de Dianus
adress une femme pour lire et relier en toute clart ce que Lonard
dissociait et refusait encore de voir : Tu dois savoir en pre-mier
lieu que chaque chose ayant une figure manifeste en possde encore
une cache. Ton visage est noble : il a la vrit des yeux dans
lesquels tu saisis le monde. Mais tes parties velues, sous ta robe,
nont pas moins de vrit que ta bouche. (Kenneth Clark, A Catalogue
of the Drawings of Leonardo da Vinci in the Collection of Her
Majesty the Queen at Windsor Castle, Londres, Phaidon, 1969, III,
p. 37-39 [19095ro et 19101ro]. Ren Thom, Modles mathmatiques de la
morphogense, Paris, Union gnrale dditions, 1974, p. 7-80. Georges
Bataille, LAlleluiah. Catchisme de Dianus (1947), dans uvres
compltes, V, Paris, Gallimard, 1973, p.395.)
(26.10.2012)
extases de phrasesTout coup, Homre interrompt son rcit mouvement
son grand film de guerre et nous voil, pendant cent trente-neuf
vers, suspendus comme dans un fascinant film exprimental la
description visuelle dun seul objet brillant, le bouclier dAchille.
Quelque temps plus tard, James Joyce attrape au vol une seule
couleur, le vert-pituite qui tran-site depuis le fond dun verre
deau sale jusqu la mer dIrlande en passant par les yeux vitreux
dune mre mourante, et construit son grand rcit clat dUlysse son
grand film de montage partir de ce quil nomme lui-mme l ineluctable
modality of the visible :
Inluctable modalit du visible : a du moins, sinon plus, pens par
mes yeux. Signatures de toutes choses que je suis venu lire ici,
frai marin, varech marin, mare montante, ce godillot rouilleux.
Vertmorve, argent-bleu, rouille : signes colors. Limites du
diaphane. Mais il ajoute : dans les corps. Cest donc quil avait
conscience deux corps avant celle deux colo-rs. Comment ? En sy
cognant la tronche, pardi. Tout doux. Chauve quil tait, et
millionnaire, maestro di color che sanno. Limite du diaphane dans.
Pourquoi dans ? Diaphane, adiaphane. Si lon peut passer les cinq
doigts au travers, cest une grille, sinon une porte. Ferme les yeux
et vois (Shut your eyes and see).
Fermer les yeux pour voir ? Fermer les yeux pour que devant ou
dedans nos yeux, il ny ait jamais une seule image, mme mue par la
logique de son histoire, mais un million dimages associes, mles,
se
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cognant la tronche les unes contre les autres. videmment, il na
pas suffi Joyce lui-mme de fermer les yeux pour rendre visible tout
cela : il lui a fallu, aussi, ouvrir la langue, je veux dire ouvrir
le rcit, ouvrir la grammaire, ouvrir la phrase (ce qui mtonne
toujours, dans Ulysse, cest que dans cette opration douloureuse
lintensit et la joie ne fai-blissent jamais, plus Joyce ouvre son
criture et moins la lecture se fatigue). Il se trouve que la
description dun objet visible se dit, en grec, ekphrasis, qui a
donn son nom toute une tradition, tout un genre littraire. Dans le
phras historico-pique de lIliade, Homre aura donc insr une ekphrase
qui sort de lhistoire, qui arrte tout et qui vient se concentrer
sur les mille et un motifs, les nuances et les bril-lances, les
dtails et les vertus, dun seul bouclier. La phrasis dsigne le
discours en tant que tel, lacte dexprimer quelque chose par la
parole ou par lcrit. Une ekphrasis sera donc louverture, la sortie
du discours hors de lui-mme en vue de dcrire quelque chose qui
semblait dabord impossible exprimer. L ekphrase ou description
serait donc la phrase ce que lextase (la sortie hors de soi par un
saut dans les motions inconscientes) est la stase (la stabilit du
moi agripp ses repres conscients).
Ce que le monde visible propose notre pense discursive nest donc
ni le dtail dcoratif qui arrive juste point pour que soit pose une
cerise sur le gteau du rcit littraire ; ni, loppos, la limite
indi-cible devant laquelle toute phrase devrait se clore
religieusement. Ce que le monde visible propose lcriture, cest une
chance de former des ekphrases , des phrases qui sortent
delles-mmes et nous sortent des conventions o le discours tend si
souvent se reposer. Bien sr, sortir de la phrase ne va pas sans
risques, et Philippe Hamon a bien eu raison dintroduire son
anthologie sur La description littraire en signalant la menace , le
caractre ventuellement retors ou le danger dune drive inhrents
toute description. Mais de tels risques forment, sans doute, le
prix payer, non seulement pour que des choses aperues aient quelque
chance de trouver leur place dans la langue, mais encore pour que
nos phrases trop entendues aient, sym-triquement, quelque chance de
trouver leurs propres sorties potiques. (Homre, Iliade, xviii, vers
478-617, trad. fr. Robert Flacelire, Paris, Gallimard, coll.
Bibliothque de la Pliade , 1955, p. 424-428. James Joyce, Ulysse,
trad. fr. sous la direction de Jacques Aubert, Paris, Gallimard,
coll. Bibliothque de la Pliade , 2004 [1922], p. 52. La description
littraire. Anthologie de textes thoriques et critiques, Philippe
Hamon (dir.), Paris, Macula, 1991, p. 5-12.)
(03.11.2012)
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vague lameRien de vague rien dimprcis, de nbuleux, destomp dans
cette Vague de Gustave Courbet. Il y a pourtant des rcifs submergs
par lcume, un ocan tourment, un ciel nuageux dont le chromatisme
est, dailleurs, trs bizarre, tirant sur le mme brun que les
rochers, en bas. Ds le premier regard, on voit bien que Courbet a
utilis dans ce tableau deux techniques picturales compltement
opposes : ce que la mer produit en surface, il le traite en
moutonnements de blanc, le pinceau semble gras, a foisonne, a
bouillonne. Mais ce que la mer fait puissamment surgir du fond, il
le traite par une ncessit tech-nique accorde aux pouvoirs de la
figurabilit, comme si le peintre faisait passer entre ses mains et
ses outils la conversion picturale dune expression verbale telle
que lame de fond au couteau, technique inoue pour un tel sujet,
technique pour faire de cette vague un tran-chant de lame qui, dans
la volumtrie du paysage, affirme ses irrsis-tibles, ses souveraines
csures. Faire une image serait donc aussi savoir trancher dans le
visible, et ne pas craindre de diviser le monde. (Gustave Courbet,
La vague, 1869, Francfort-sur-le-Main, Stdel Museum.)
(12.06.2012)
totum pro parte
Les images, souvent, nous mettent en demeure dinverser les
rapports habituels du tout (que lon croit forcment inclusif ) et du
dtail (que lon croit forcment inclus). Dans lexpression classique
ex ungue leonem, par exemple, nous somment censs navoir sous les
yeux quun bout de griffe, partir de quoi nous sommes supposs
capables dinf-rer le lion tout entier. Eisenstein, quant lui, na
pas cess de revenir au motif de la synecdoque, pars pro toto :
quand la partie vaut pour le tout (le poing serr dun seul pour la
colre et la ferveur rvolution-naire de tous). Mais quest-ce qui se
passe dans ce tableau-ci ? Dabord, je vois le tout dun fond et la
partie dune figure : je vois un grand pan de peinture sombre, et
cest le fond dune fort qui semble imp-ntrable. Pas un seul
interstice visible, pas dair, pas de blanc : cest touffant comme
dans certaines images dAltdorfer. Dans cette fort, il a fallu
pntrer et, dsormais, il sera trs difficile den sortir, de sen
sortir. Sentiment doppression devant presque dedans ce tableau bien
plus grand que moi (presque trois mtres de haut).
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Mais du milieu a surgi une figure : toute claire, toute ple,
absolu-ment fragile et charmante pour cela. Cest une femme nue, une
nymphe, la Nymphe des bois . Sa chevelure brune se perd dans le
fond de la fort, en sorte quelle semble encore plus claire, encore
plus chair, encore plus nue que nue. Son pubis glabre est
exactement situ en face du spectateur, par une trs belle torsion du
corps et un remar-quable effet de raccourci. Devant ce tableau je
me dis, une fois de plus, que ce serait tout perdre que de penser
sparer le fond et la figure . Il ny a pas une figure claire et
charmante simplement situe dans un fond obscur et inquitant. La
figure et le fond changent ici leurs puissances fantasmatiques,
comme si tout ce qui est vu sur trois mtres de haut tait lanalogie
formelle et mme chromatique de cela prcisment que cache encore la
femme (ne vous souvenez-vouspas du jeu surralisteJe cherche la
femme cache dans la fortqui valait bien un Je cherche la fort cache
dans la femme ?). Comme si cette nymphe tait ici la fort ce que les
nymphes, au fond dun corps de femme, seraient la petite fort de sa
toison : une trs dsirable troue de claire chair. (Victor Mller,
Waldnymphe, 1862, Francfort-sur-le-Main, Stdel Museum.)
(12.06.2012)
la jeune fille au plat dyeuxIl y a bien longtemps que jai
rencontr la jeune fille au plat dyeux. Ctait Bruxelles, je ne
saurais dire la date exactement, sans doute en 1979 ou 1980,
peut-tre mme plusieurs annes auparavant. Je narrive pas me souvenir
de mon propre ge lors de cette rencontre, peut-tre parce que cette
histoire est une histoire dyeux et que les yeux vieil-lissent moins
que le reste du corps, peut-tre parce quils gardent dans leur
transparence mme les abmes de dsirs jamais passs. Je nai revu la
jeune fille au plat dyeux, depuis lors, que deux ou trois fois, et
beau-coup trop fugitivement mon got. Comme elle tait comme elle est
toujours jolie ! Elle tait tranquillement assise dans un jardin, ce
devait tre le printemps. Elle avait mis sa petite robe verte et
laiss cou-rir ses longs cheveux blonds sur ses paules. Son regard
tait baiss, un peu de biais, comme chez toutes les jeunes filles de
son ge lorsquelles sont trs timides, trs pudiques, toujours proches
de rougir et muette-ment bouleverses, sans doute, par la chose
sexuelle.
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Elle tait assise l avec quelques-unes de ses amies. Des femmes
entre elles, donc, part le bb trs calme dans les bras de lune
delles, et un petit animal apeur qui semblait attendre ou craindre
quelque chose. Je me souviens que chacune de ces femmes tait
impeccablement habille, et pourtant ce ntait pas une fte. Chacune
vaquait, calmement et silencieusement, comme la campagne, quelque
occupation prcise : la premire avait un livre ouvert sur les genoux
et lisait avec concentra-tion ; une autre tenait dans sa main une
pice de joaillerie une petite couronne, je crois avec lair de
penser autre chose ; une troisime tenait un verre ou un gobelet de
mtal ; une autre tait en train de pas-ser une bague au doigt de
lenfant ; une autre encore tenait une flche brise, pourquoi ? Et
pourquoi cette pince de mtal noir avec une molaire tout juste
arrache de je ne sais quelle bouche ? Et pourquoi, dans une autre
pince du mme genre, ce petit morceau de sein blanc ? La jeune fille
en robe verte, quant elle, tenait entre ses mains une assiette en
mtal dor depuis laquelle me regardaient deux yeux.
Oui, deux yeux. Je ninvente pas. Ce jour-l dailleurs, par
chance, javais avec moi mon appareil photo : je me souviens avoir
vol quel-ques images la va-vite, sans trop savoir si javais
vraiment le droit de le faire. Je viens de retrouver, aprs une
recherche parmi quelques milliers de diapositives faites cette
poque, cette troublante image o lon voit de trs prs les deux yeux
que je noserai pas dire grands ouverts , puisquil ny a pas de
paupires dans cette assiette, bien que les globes oculaires ne
soient pas sphriques mais ovales, comme sils gardaient quelque
chose du regard donc du visage do ils venaient sans doute dtre
extraits. Lhumeur vitreuse tait encore frache et translucide. Je me
souviens dune sorte de trouble ou de tache dans le cristallin de
lil gauche. Au fond du plat tranait du sang, quelque chose entre
des larmes dagonie et un liquide corporel plus visqueux, plus
intime. Jai limpression de navoir jamais vu, dans aucun livre sur
lart ancien, de dtail aussi cru.
Il est donc assez stupfiant de lire, sous la plume dHippolyte
Fierens-Gevaert, le premier directeur des Muses royaux de
Bruxelles, que ce tableau du xve sicle, attribu un artiste inconnu
nomm, par commodit, le Matre de la Lgende de sainte Lucie, ne
serait quun retable un peu monotone mais harmonieux . Sans doute ce
mon-sieur ne regardait-il que les ornements draperies brodes,
bijoux, coiffures dlicates, rsilles vgtales et limmobilit gnrale
qui, en effet, occupent dans ce tableau le devant de la scne. Mais
lornement
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lui-mme (la robe de sainte Catherine, toute brode au motif mme
de son supplice) comme limmobilit (la pose fige de sainte Lucie
avec son plat dyeux sur les genoux) ne font, par contraste,
quaccuser les signes du martyre corporel, de lhorreur, de la
violence, de la douleur.
Luxe, calme et cruaut dans cette image. Je me suis demand si je
ne commettais pas un excs symtrique la prudence de Monsieur
Fierens-Gevaert en pensant alors, devant ce tableau intitul Virgo
inter virgines Vierge parmi les vierges , au motif de lil comme
friandise cannibale chez Georges Bataille et, mme, certaines scnes
pnibles dHistoire de lil o interviennent des assiettes (ou dautres
rceptacles, des sexes, des culs) avec des ufs (ou des yeux, ou des
couilles), tout cela dans la dramaturgie violemment obscne que lon
sait. Mais lhistoire antique de sainte Lucie, avec son assiette
yeux, laisse bien entrevoir un trouble sexuel que Bataille naura
fait que porter jusqu lincandescence. Selon la lgende chrtienne,
Lucie dsire tant navoir que le Christ pour poux quelle refuse les
avances du jeune paen auquel sa mre lavait promise. Elle nen
retirera que dabominables supplices : son tyran appelle ainsi tous
les libertins de la ville pour abuser delle (mais elle se
statufiera et deviendra, de la sorte, impntrable) ; puis on la
jettera dans un brasier ardent ; puis on lui percera la gorge dun
coup dpe, etc., etc. Le fait quelle se soit elle-mme arrach les
yeux pour ne pas sduire un autre homme que le Christ aura sembl si
violent aux catholiques modernes que les Bollandistes auront
considr cette version comme apocryphe parce quelle tait populaire .
Mais cest bien pour son plat dyeux que cette belle Sicilienne
demeure vnre aujourdhui encore. Les fidles vien nent toujours
dposer, dans sa chapelle Venise, cannes blanches, paires de
lunettes et lentilles de contact dont ils nont plus besoin, gu-ris
par sa lgende exorbitante. (Matre de la Lgende de sainte Lucie,
Virgo inter virgines, dernier quart du xve sicle, Bruxelles, Muses
royaux des Beaux-Arts. Hippolyte Fierens-Gevaert, La peinture au
Muse ancien de Bruxelles, Bruxelles, Van Oest, 1923, p. 22. Paul
Gurin, Sainte Lucie, vierge et martyre , dans Vies des saints,
daprs les Bollandistes, Bar-le-Duc, Gurin, 1870, xii, p. 253-259.
Georges Bataille, Histoire de lil (1928), dans uvres compltes, i,
Paris, Gallimard, 1970, p. 9-78. Id., il (1929), ibid., p.
187-189.)
(12.09.2013)
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draps coups de hacheOn peut voir, dans une vitrine du Museu de
Arte, Rio de Janeiro, la modeste photographie documentaire dune
sculpture de lAleijadinho, ce gnial sculpteur du Brsil baroque,
mtis, fils desclave, atteint dune lpre qui lui valut son surnom de
petit estropi , lui dont les doigts tombaient mesure quil sculptait
ceux de ses personnages sacrs, dans les glises dOuro Preto. ct de
la photographie se trouvent deux uvres originales de lavant-garde
brsilienne des annes 1950 et 1960, lune de Lygia Clark et lautre de
Franz Weissmann. Les draperies grossires de lAleijadinho bien sr,
elles ne sont grossires que pour un il lui-mme grossier, comment ne
pas voir quelles sont dabord coupantes ? rsonnent directement avec
les subtils pliages mtalliques de Lygia Clark, comme le socle sur
lequel est assis son personnage biblique renvoie aisment au volume
gomtrique invent par Weissmann.
Il y a bien des faons dtre primitif . On peut tre primitif parce
quon ne parvient pas encore ce qui serait le stade volu dun style.
Mais on peut tre primitif galement parce quon est dj par-venu au
cur du problme, ft-ce avec des moyens sommaires, ft-ce coups de
hache. Il y a des artistes que lon qualifie demble de pri-mitifs ,
mineurs ou priphriques , mais dont on dcouvre avec stupfaction
quils avaient tranch lavance dans llaboration de cer-tains problmes
formels appels devenir fondamentaux. Ce que daucuns appelleraient
navet , on peut tout aussi bien y voir lau-dace folle ou tout
simplement la mthode vidente de celui qui ne sest donn aucune
raison dy aller par quatre chemins.
Johann Georg Pinsel pourrait, de ce point de vue, voquer la
gniale brutalit de lAleijadinho. Il sculptait, lui aussi, des
personnages sacrs dans les glises du xviiie sicle. Mais ctait en
Ukraine. De mme que les larmes de ses madones surgissent comme
dhorribles suintements maladifs sur des visages taills la serpe, de
mme les draperies de toutes ses figures semblent avoir t sculptes
pour ne proposer au regard que plans agressifs, lames croises,
artes brises, hrissements et tenailles, embrasures dangereuses. Les
draperies de Pinsel sont com-pliques comme des piges. On dirait que
quelque chose de trs dur pas un tissu, non, mais, au mieux du
carton, au pire du mtal a t chiffonn par une force gigantesque et
dvastatrice. La rsistance du matriau est constamment affronte,
Pinsel ne cherche jamais ruser, susciter une rponse docile ou
plastique aux forces quil met en jeu.
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Ses draperies sont donc, littralement, des catastrophes. Elles
mvo-quent un souvenir sonore : cest quand, sur les pentes de lEtna
lors dune immense et lente coule de lave, jentendis le bruit
extraordinaire des pierres de surface qui se brisaient sous la
force souveraine de la lave sous-jacente. Il y a peu de chances
pour quun muse europen se risque une telle coprsence, mais jimagine
volontiers, sur le modle de ce quon voit Rio, de mettre cte cte les
photographies dun drap de Pinsel et dune uvre constructiviste de
Vladimir Tatline. (Germain Bazin, Aleijadinho et la sculpture
baroque au Brsil, Paris, Le Temps, 1963. Johann Georg Pinsel, un
sculpteur baroque en Ukraine au xviiie sicle, Jan K. Ostrowski et
Guilhem Scherf (dir.), Paris-Gand, Louvre ditions-ditions Snoeck,
2012.)
(26.09.2013)
quelle beaut, quelle horreurDans un charmant dessin lencre spia
provenant des collections de la Bibliothque royale de Turin, Lonard
de Vinci visualise un ing-nieux dispositif : cest un char faux. Les
roues du char tir par des chevaux entranent un mcanisme qui fait
tourner les faux, ce sont des lames multiples qui ont vite fait de
faucher les gens qui se trouvent sur le passage, et cest un peu
comme dans certaines machines agri-coles ou, mme, ces robots
mnagers daujourdhui o lon peut dbi-ter des carottes en tranches une
vitesse record. Les faux dcoupent avec prcision tout ce qui se
trouve sur leur passage. Lonard est atten-tif ce que lengin soit
parfaitement lgant, ornement comme pour une parade festive. Sept ou
huit personnes, elles aussi dlicatement reprsentes la plume, sont,
devant nos yeux desthtes, dbites en morceaux. Des bouts de jambes
sectionnes sont parpills autour de la machine. Dans un dessin
analogue de lAccademia Venise, Lonard a dessin une vritable
encyclopdie portative de toutes les formes susceptibles de piquer,
de pntrer, de transpercer, dembrocher, de trancher, de mutiler,
destoquer, damputer, de perforer, de saigner, douvrir en grand, de
mettre mort, oui, de mettre mort son sem-blable. Ah, la beaut,
quelle horreur quelquefois. (Lonard de Vinci, Chars dassaut munis
de faux, vers 1485, Turin, Biblioteca reale, n.15583. Id., tudes
darmes, vers 1485, Venise, Galleria dellAccademia-Gabinetto dei
Disegni e Stampe, n. 235.)
(25.10.2013)
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rehausser dombresPeindre une mise au tombeau. Versions qui
prolifrent : parmi tant dautres, celle-ci du Greco, vue ce matin
Athnes. Problmes qui senchssent aussi. Comment peindre la tristesse
dun deuil ? Oui, mais une infinie tristesse, la tristesse sans nom,
la tristesse hyperbolique et si paradoxale que constitue le deuil
dun dieu ? Comment trouver le coloris juste, la Stimmung dune telle
mise au tombeau ? Comment crer lintensit ? Nous savons bien, nous
les historiens de lart, que les peintres ont pour cela, depuis
lAntiquit grecque, un truc infaillible : on intensifie avec le
rehaut. Rehaut (mot magnifique) : cest une mise en lumire locale,
spcifique, intensifiante, de la chose emphatiser. Les Anglais
disent highlight et Ernst Gombrich en a fait toute une
histoire.
Le Greco na donc pas manqu de jouer le jeu. Vers la base du
tom-beau, par exemple, cest--dire juste sous mon nez devant la
cimaise du muse, le peintre a bien rehauss les choses chues, les
reliquats bien-tt les reliques de la crucifixion. On est en train
de prendre soin du corps de Jsus, on a donc laiss l, par terre, la
couronne dpines et les trois clous bien noirs. Mais Le Greco
rehausse ltrange vert pomme de la couronne dpines et le noir
profond des clous en y dposant des touches des taches, plutt, on
sent que la dcision a t prompte et lexcution assez brutale de blanc
pur. Un pigment plus pteux, plus pais, plus rude en somme que la
faon liquide et rythmique de passer la couleur des dessous. La
surface courbe du panneau de bois accentue ce phnomne car la lumire
incidente produit aussi, sur le vernis, ses propres rehauts, ses
propres clats (tout cela quune photographie de catalogue cherchera
absolument masquer).
Stupeur, tout coup : je maperois que Le Greco a aussi jou le jeu
inverse. Comme pour faire lutter, cette chelle minuscule des quatre
reliques de la Passion, lumire avec ombres et ciel avec sous-sols.
Comme pour inventer une image dialectique de trois clous noirs et
dune couronne dpines. Chacun de ces objets, en effet, a t comme
doubl, ourl, littralement sous-lign par son ombre sur le sol. Voil
que Le Greco invente pour son compte le rehaut dombres expression
si paradoxale quon pourrait la croire issue des thologies ngatives
de la Grce byzantine , lhrtique rehaut de ce qui va vers les
dessous, savoir cette terre impure prte recueillir le corps du
dieu. Mais cette provocation dialectique jouer les ombres et pas
seulement la lumire entrane une consquence peut-tre
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imprvue du peintre lui-mme : si les quatre objets projettent
leurs ombres sur la terre, cela veut dire quils ne sont pas poss,
mais bien quils lvitent trois ou quatre centimtres du sol. Un
miracle qu ma connaissance les critures ou mme les Pres de lglise
navaient jamais os imaginer. (Le Greco, Mise au tombeau, vers
1568-1570, Athnes, Muse national-Alexandros Soutzos Museum. Ernst
Hans Gombrich, Light and Highlights (1964-1972), dans The Heritage
of Apelles. Studies in the Art of the Renaissance, Londres,
Phaidon, 1976, p. 1-35.)
(12.12.2014)
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