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Éditions du Conseil Scientifique de l'Université Charles-de-Gaulle - Lille 3 L'HISTOIRE IRRESPECTUEUSE J ) »~%lurnQur et sarcasme dans la fiction historique (Espagne, Portugal, Amérique latine) Textes réunis par Mercedes BLANCO 1 1 '",x ! ES
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“Des Indes, de leurs trésors et de leurs épices : La Farce de l’Inde, de Gil Vicente, ou l’Histoire manipulée”. Mercedes Blanco, L’Histoire irrespectueuse. Humour, dérision,

Jan 23, 2023

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Page 1: “Des Indes, de leurs trésors et de leurs épices : La Farce de l’Inde, de Gil Vicente, ou l’Histoire manipulée”. Mercedes Blanco, L’Histoire irrespectueuse. Humour, dérision,

Éditions du Conseil Scientifique de l'Université Charles-de-Gaulle - Lille 3

L'HISTOIRE IRRESPECTUEUSEJ )»~%lurnQur et sarcasme

dans la fiction historique(Espagne, Portugal, Amérique latine)

Textes réunis parMercedes BLANCO

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DES INDES,DE LEURS TRÉSORS ET DE LEURS ÉPICES

LA FARCE DE L'INDE, DE GIL VICENTE,OU L'HISTOIRE MANIPULÉE

Olinda KLEIMANUniversité de Lille 3 - Créathis

Sur fond de vérité historique

Nous sommes en 1509, peut-être un peu avant, peut-être un peu après. Cetteprécieuse indication temporelle nous est donnée par la rubrique quiprécède la pièce et qui, comme il est coutumier dans la Compilation de

toutes les œuvres de Gil Vicente, entend fournir, un quart de siècle après la mortde l'auteur, quelques informations sur la date et les circonstances de la pre-mière représentation : « Elle [la farce] fut écrite à Almada pour être représen-tée devant la très pieuse reine Dona Lianor. En l'an de grâce 1509 »'. On ne saitque trop combien sont problématiques ces présentations dont le dramaturge nerevendiquerait peut-être pas la paternité. Aussi n'est-il certainement pas dansmes intentions d'ignorer cet aspect, sur lequel je me réserve de revenir un peuplus avant dans le courant de cet article. Pour le moment cependant, je m'en tien-drai à cette donnée première. Au reste, et comme on aura l'occasion de le cons-tater, la démarche que j'adopterai ici, et la démonstration que je me propose defaire, s'accommoderont fort bien d'une contextualisation temporelle relative-ment souple. À mon sens, en effet, il est fort peu probable que l'interprétationprofonde de Y auto dépende fondamentalement d'une date de représentationqui de toute manière ne saurait être très éloignée de celle annoncée. Quelquecrédit, par conséquent, que l'on puisse y apporter, et quelque souci d'exactitudeque l'on puisse par ailleurs légitimement cultiver, il importe surtout, pour une

1 L'ouvrage de référence est la Copilaçam de todalas obras de Gil Vicente, Lisbonne, JoâoAlvares, 1562, reproduction en fac-similé, Lisbonne, Bibliothèque Nationale, 1928. Les citationsse feront d'après cette édition ; la numérotation est celle des lignes.

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approche du spectacle tant soit peu efficace, de se couler dans l'esprit d'uneépoque fabuleuse. Un peu plus d'une dizaine d'années vient de s'écouler depuisl'un de ces faits majeurs de l'Histoire des peuples, qui ont à tout le moins le pou-voir de transformer les destinées. Et en dépit des temps, moins médiatisés queles nôtres, on imagine sans peine l'effervescence qui s'en est suivie, l'excita-tion commerciale, la fièvre des préparatifs de voyage, l'ébullition sur les quaiset dans la ville de Lisbonne, les allées et venues des caravelles, mais aussi lesconversations animées, l'émerveillement, la curiosité, les interrogations susci-tés par ces contrées lointaines, les inquiétudes devant l'inconnu... 1498 et Vascode Gama ont créé l'événement historique, qui avait sans doute toutes les chan-ces d'occuper non seulement les corps mais aussi les esprits ; Gil Vicente se l'ap-proprie pour créer l'événement scénique. Rien de plus naturel, rien de plus opé-rant, rien de plus théâtral.

Se conformant en cela aux lois d'un genre qui semble trouver une de ses moti-vations premières dans la contemplation du quotidien le plus banal, quand cen'est pas le plus trivial, La Farce de l'Inde offre au royal public du palaisd'Almada le spectacle de la piteuse histoire d'un ménage, sur fond d'amoursadultères. Le motif en lui-même n'a rien de très nouveau : s'il ne remonte pasà la nuit des temps, il relève en tout cas de ce que l'on est convenu d'appelerun fonds commun et a connu une fortune certaine au cours des siècles qui ontimmédiatement précédé les temps vicentins, contribuant à donner aux contes,nouvelles, farces et autres fabliaux leur joyeuse vitalité. De ce sujet, aussi sca-breux qu'éculé, Gil Vicente saura cependant tirer le meilleur parti, en inscrivantrésolument les scandaleuses aventures de Constança au cœur d'une aventure autre-ment plus glorieuse et fascinante, celle-là même qui mettait les hommes enémoi en cette époque de grandes découvertes. Le facétieux dramaturge pren-dra soin de poser les jalons pour une fusion/confusion entre les deux histoires,et c'est en grande partie de ce procédé que résulteront les effets les plus théâ-traux. Le souci d'ancrage dans le réel est sensible : les personnages - la femme,les amants, la servante et le mari - sont tout ce qu'il y a de plus ordinaire, direc-tement issus de la vie courante ; l'action se déroule dans un décor familier, leplus souvent à l'intérieur d'une petite maison lisboète et épisodiquement danstel ou tel quartier, évoqué plus que visité, du Lisbonne de la première décen-nie du xvie siècle. L'actualité, plus exaltante, des gestes ultra-marines se super-pose, de manière quasi permanente, à ce quotidien médiocre sur lequel ellesemble vouloir influer. Sa présence, sans être toujours marquée avec insistance,est perceptible de bout en bout. D'emblée, un climat général, suggestif, s'ins-taure, qui résulte d'évocations diverses, d'embarquement, de voyage, d'aven-ture maritime, de tempêtes, de périls, en mer comme sur les terres inconnues,associées à des allusions tout aussi parlantes, telles que la mention de la « can-nelle » ou des « pierres précieuses » ; s'y ajoutent des précisions d'ordre topo-nymique - « Calicut », « Inde », « Mer de la Mecque », c'est-à-dire la Mer

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Rouge, entre autres sens2 -, ethnonymique - « Indiennes » -, ou encore ono-mastique — références à Tristâo da Cunha, héros du moment, à sa caravelle, la« Garça », et à sa « flotte ». Glissées à l'occasion, quelques indications tem-porelles - « deux ans », « trois ans », « dimanche », « mercredi », «jeudi »... -et une intervention offrant l'apparence d'une critique du comportement desmarins aventuriers - « Nous sommes allés jusqu'à la Mer de la Mecque/ nousavons combattu et nous avons pillé »3 - contribuent en outre à donner à l'en-semble une manière de réalisme qui sied très bien à la farce. À y regarder deprès, c'est peu de chose. C'est assez, cependant, pour abuser et entraîner sur lesvoies de l'interprétation facile.

De l'effet de réel et de l'illusion théâtrale

La farce est, comme on sait, un genre malicieux, dans lequel la duperierègne sans partage. Dans le monde de trompeurs et de trompés que ses méca-nismes comiques mettent presque invariablement en branle, dramaturge etpublic constituent deux éléments dynamiques essentiels. Ils sont partie inté-grante du spectacle au cours duquel leur rencontre s'opère. Il convient, à cetitre, de ne pas négliger le rôle que, par accord tacite, ils se reconnaissent mutuel-lement : « farceur » professionnel, pour le premier, « farce » potentiel consen-tant, pour le second. Au jeu du rire, qui les réunit le temps de la représentationet probablement au-delà, puisque aussi bien, tout au moins dans le cas présent,ils vivent dans le même monde et se côtoient sans cesse, ils sont tout à la foispartenaires et adversaires. Ils sont partenaires car ils partagent une ambitioncommune, celle du défoulement ; ils sont adversaires car le lien ludique qui lesrapproche exige, pour être réellement opérant, la mise en place de tensions enapparence contraires, en réalité convergentes puisque tendant aux mêmes effets.Ainsi, le dramaturge, faisant flèche de tout bois, dans le respect cependant desconventions, s'emploiera-t-il à leurrer son récepteur qui, aidé par sa connais-sance de ces mêmes conventions et en principe averti, ne serait-ce que par lescodes extratextuels, s'appliquera à déjouer ce dessein, en prenant garde desituer sa quête des sens profonds au-delà des apparences. Cette tentative demystification, s'exerçant par jeu et par effet d'art, revêt des manifestationsdiverses, sur lesquelles on aura l'occasion de s'attarder dans les pages qui sui-vent. Le réalisme supposé de la farce est une de ses modalités les plus mani-festes. Le trait caricatural qui le caractérise est pourtant un indice pour sondécodage : il ne s'agit bien que d'un réalisme feint, puisque partiel, dans le butévident de créer l'illusion théâtrale. C'est ajuste raison que Barbara C. Bowenle fait observer : « Farceurs et public [...] exigent une représentation de la vie

2 Sur cette probable polysémie, cf Olinda Kleiman « i Que mas India que vos ? La Farcede l'Inde, de Gil Vicente : dominante ludique ou visée édifiante ? », in Vent du large, Hommageau Professeur Georges Boisvert, Paris, Presses de la Sorbonne-Nouvelle, 2002, p. 97-110.

3 « Fomos ao rio de Meca, / pelejâmos e roubâmos ». V 464-465.

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qui se rattache suffisamment à la réalité pour qu'ils s'y reconnaissent, maiss'en écarte suffisamment pour satisfaire leur besoin d'évasion4 ».

Très pénétrée de l'actualité prétendument exhibée sous ses yeux, l'assis-tance de l'époque n'a pu s'y tromper, à la contemplation d'un spectacle tel quecelui de La Farce de l'Inde. Rompue aux conventions théâtrales, elle savaitbien que ce qu'elle voyait n'avait que « la réalité de son apparence »5, que cen'était que représentation, offerte à sa jubilation. Ses attentes se situaient moinssur le terrain de l'imitation de la vraie vie que sur celui de sa transpositionartistique. Elle s'amusait, bien entendu, de l'image qui lui était ainsi présentéedu monde dans lequel elle vivait ; mais son plaisir était redoublé par la possi-ble confrontation du double avec son modèle, par sa capacité à évaluer le déca-lage entre l'authentique et son reflet mais aussi et surtout la réussite de l'invention,le parfait aboutissement de la caricature. Nous ne réagissons pas autrement,aujourd'hui, devant nos écrans de télévision, en présence d'émissions tellesque « Les Guignols de l'Info » ou « Contra-informaçâo », par exemple, quifonctionnent selon le même principe de base.

Joyeux complice du dramaturge, le public se fait, lui aussi, pour l'occasion,joueur et simulateur. Si donc tout est mis en œuvre afin qu'il puisse connaîtrel'illusion de vérité, précieuse notamment pour cause de rire, et si lui-mêmejoue le jeu, cela ne signifie pas pour autant que, en dernière analyse, il seratenté de créer une confusion entre le monde truqué, de la scène ou de l'écran,et le monde qui l'entoure et dont il perçoit bien les différences. Vraisemblancen'est pas réalisme et chacun de nous en est très conscient. On en aurait d'ailleursquotidiennement la preuve, si besoin était, par « boîte magique » de télévisioninterposée. Sur ce plan, en effet, on ne peut pas dire que la présence en chairet en os des acteurs sous les yeux du spectateur change fondamentalement leschoses : monde physique des « tréteaux » et monde de l'image sont au bout ducompte aussi virtuels l'un que l'autre.

Des interprétations réalistes

On est d'autant plus surpris des interprétations qui nous sont généralementproposées de La Farce de l'Inde. Encore que cela tende à changer, l'exégèse uni-versitaire, il faut bien le dire, est plus volontiers portée à accorder son attentionà la dimension textuelle de la pièce qu'à sa dimension spectaculaire. Une pré-occupation, quasi incontournable, d'érudition, la conduit de surcroît à scruterce discours, considéré, semble-t-il, d'abord et avant tout pour sa valeur docu-mentaire, à l'affût du détail scientifique. Cette lecture myope, dont nous nous

4 Barbara C. Bowen, Les Caractéristiques essentielles de la farce française et leur sur-vivance dans les années 1550-1620, University of Illinois Press, Urbana, 1964, p. 82.

5 L'expression est de Marie-Claude Hubert, Le Théâtre, Paris, Armand Coilin, 1988,p. 25.

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rendons tous coupables, à un moment ou à un autre, tant notre impuissance estgrande à appréhender l'œuvre d'un seul regard, dans sa totale complexité, s'ac-complit, du même coup, dans le cas présent, au mépris de la nature du genre etau préjudice des autres richesses de cette farce, pour ainsi dire ignorées.Visiblement très sensible, quelques siècles après sa production, à un titre et àquelques repères glissés de ci de là, qui offrent toute l'apparence de vouloirancrer le spectacle dans l'actualité du moment, et probablement aussi quelquepeu émue par la période dont il est question - l'une des plus riches et des plusfascinantes de la Lusitanie -, une bonne partie de la critique vicentine s'estengouffrée dans la brèche de l'interprétation réaliste. On s'est ainsi beaucoupemployé à faire en sorte que l'histoire de la farce, l'histoire des amours adul-tères de Constança et de l'aventure outre-mer de son cocu de Mari, tenue poursecondaire, fasse corps avec l'autre histoire, l'Histoire avec un grand H, à cetitre tenue pour essentielle. L'approche traditionnelle s'est voulue éminemmentsérieuse, voire édifiante. En témoigne en tout premier lieu un attachement cer-tain à corriger ce que l'on considère être les incohérences du texte, chacun yallant de sa démonstration, à grand renfort de références historiques. Et ce n'estcertes pas un hasard si les aspects plus particulièrement soumis à l'examen s'a-vèrent être d'ordre chronologique. Soigneusement passés au crible de l'ana-lyse événementielle, les quelques jalons temporels que recèlent les interventionsdes personnages sont mis à l'épreuve du temps réel, tout en faisant l'objet d'uneconfrontation avec le déroulement de l'intrigue farcesque, voire avec le dérou-lement de la représentation proprement dite. La démarche a de quoi surpren-dre. Elle a aussi de quoi inquiéter, à vrai dire, car elle n'est pas seulement trèssignificative d'une certaine vision de Y auto et, au-delà, du théâtre vicentind'une manière plus générale ; elle a également laissé son empreinte sur desgénérations de jeunes lycéens et étudiants, instamment conviés à envisagerl'œuvre littéraire comme miroir d'une époque, au détriment d'une réflexionsur son essence même. La Farce de l'Inde est, comme on sait, l'une des piècesdu répertoire vicentin que les programmes scolaires affectionnent le plus. Iln'est d'ailleurs pas rare que les autorités politiques locales, elles-mêmes fortopportunément soucieuses d'efficacité pédagogique, passent commande auprèsdes compagnies théâtrales6 de leur région, pour une série de représentationsdans les établissements, le spectacle vivant se devant de relayer avec bonheurles enseignements théoriques. Chacun connaît les vertus de l'illustration dansl'assimilation des savoirs : on aurait donc mauvaise grâce à ne pas se féliciterde cette saine mesure éducative qu'est assurément l'alliance du politique et dupédagogue. Dans ce cas précis, l'indéniable convergence de goût de deux instan-

6 Cela dorme parfois des résultats cocasses, les praticiens du spectacle, plus attentifs, sansdoute, au caractère comico-burlesque de la farce, proposant une approche nettement moins sageet, pour tout dire, plus délurée. Je me suis récemment intéressée à cet aspect dans l'article citésupra.

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ces, dont le rôle social est prépondérant, pour la farce en question, présente enoutre l'avantage de nous éclairer sur le regard curieusement naïf- ce qui ne signi-fie pas innocent - que l'on s'ingénie à porter sur elle, et sur les fortes implica-tions sociologiques qu'on lui reconnaît. Le titre retenu pour maints cours uni-versitaires - « La Farce de l'Inde : le théâtre vicentin comme portrait social del'époque », sans même le point d'interrogation dubitatif qui constituerait uneinvite au débat - suffirait à lui seul à rendre compte d'une intime conviction queles formations successives ont solidement enracinée.

Les éditions disponibles ont, comme on peut l'imaginer, leur part de respon-sabilité dans cette « lecture » historiée-sociologique que bon nombre d'entre ellesaffichent d'emblée, sans réserve d'aucune sorte. Et l'on est même parfois frappépar une profusion de notes s'attachant à rétablir la vérité, accablant presque ledramaturge qui a commis l'inexactitude. Le souci de vérité historique se trans-forme en obsession, on traque le détail, on contrôle les dates, on calcule lesannées, les mois, les jours, on vérifie la justesse du calendrier et l'on oublie...le théâtre, la farce, la liberté de l'instance créatrice et l'art dans la création. Ily a là une méprise dont il convient de s'inquiéter dans la mesure où elle porteréellement atteinte à l'esthétique de la farce. La matière est importante, qui mepermettrait de le démontrer. Trop importante, du reste, pour le cadre présent.Je retiendrai donc, de l'ensemble, deux ou trois aspects marquants. Attardons-nous, pour commencer, sur la date présumée de la première représentation,1509, à en croire la rubrique. Forte des certitudes qu'ont engrangées les aînés,et très consciente des « insuffisances » de la Compilation, remaniée par lesenfants du dramaturge, la critique a appris à se défier, et tout spécialement deces rubriques. Ainsi, à côté des exégètes qui, dans le sillage d'A. BraamcampFreire, C.M. de Vasconcelos, I.S. Révah, A.J. Saraiva ou encore P. Teyssier7, nevoient aucune raison de mettre en doute la date stipulée dans la rubrique, il ya ceux qui, dans le sillage de Costa Pimpâo et Mario Fiûza, la réfutent sansappel et penchent respectivement pour 15088 et 15109. La « querelle », il fautbien le dire, paraît très dérisoire, au regard des siècles écoulés, mais l'éruditionest à ce prix. Et si encore la résolution de ce problème - pour peu qu'elle aitquelque chance d'aboutir - pouvait nous être d'un grand secours pour notrecompréhension profonde de la pièce... Mais la chose est peu probable. C'estdonc un aspect auquel il ne semble guère judicieux d'accorder une importanceexagérée, tout au moins dans le cadre d'une analyse de fond. Le traitement qui

7 C'est notamment le cas de J.A. Osôrio Mateus qui commente même : « L'informationest vraisemblable : elle n'est pas démentie par la circonstance historique et va dans le sens desréférences contenues dans le texte », Auto da tndia de Gil Vicente, édition critique, Lisbonne, SearaNova, 1979, p. 20. Cf. aussi, du même auteur, tndia, Lisbonne, Quimera, 1988.

8 Costa Pimpâo - Gil Vicente, obras complétas, Porto, 1962 - défend notamment l'idée queles vers 366-367 - « Très anos hâ/ que partiu Tristâo da Cunha » - ont été ajoutés en vue d'une nou-velle représentation, en 1509.

9 Auto da tndia, édition annotée et commentée par Mario Fiûza, Porto, Porto éditera, 1985,p. 21-22 etpassim.

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lui a été trop souvent réservé justifie toutefois que l'on s'y attarde quelque peu,car si l'on peut légitimement douter qu'il soit de nature à faire progresser la ques-tion de la compréhension, il y a en revanche tout lieu de croire que l'entêtementsur cette voie peut y faire obstacle, par le brouillage des esprits et l'orientationsur des pistes erronées.

En soi, il n'y a rien de surprenant à ce que le scepticisme s'applique à cettedate, comme à d'autres, ni même à ce que l'on se trouve devant une situationde désaccord, comme on l'a vu plus haut. Ce cas ne constitue pas à proprementparler une exception. Ce qui ne manque pas d'être singulier, en revanche, c'estla méthode. Et c'est bien celle-ci qui intéresse mon propos, car elle relève dela problématique, fondamentale, de l'interprétation de l'œuvre littéraire engénéral, de l'œuvre théâtrale en particulier. Il faut en effet savoir que la remiseen question de la date proposée par la rubrique ne repose pas sur des donnéesobjectives, ressortissant par exemple à des incompatibilités avérées entre l'espaceet la période indiqués pour la représentation ou à tout autre fait historique mar-quant pouvant avoir influé sur cette même représentation. Elle se fonde, curieu-sement, sur une appréhension du temps dramatique, que l'on voudrait d'une partfigé à un moment précis, sans durée d'action autre que celle de la représenta-tion, et d'autre part dans une relation idéalement synchrone avec le temps réel,historique. La datation par Costa Pimpâo relève de cette attitude10 ; la positionde Mario Fiûza11 est autrement plus complexe et d'autant moins compréhen-sible que ce critique est, à mon sens, celui qui offre l'une des études les plusfouillées et les plus fines de cette farce. On peut cependant regretter que ses ana-lyses de fond, prenant en compte la nature farcesque du texte, soient trop sou-vent contrariées par d'autres observations - notamment dans les notes -, moinspertinentes, induites par une interprétation littérale, ramenant tout au plan duréel et exigeant en quelque sorte une cohérence historique infaillible. Voici cequ'il écrit, dans la présentation liminaire de son édition critique, sous la rubriqueintitulée « la date de la représentation » :

Gil Vicente nous dit, à deux reprises, que la caravelle dans laquelle le Mariest revenu s'appelait Garça (v. 388, 463) [...] ou Graça. Les critiques et lescommentateurs affirment généralement que le Mari est revenu en 1509. Cettedate, calculée arithmétiquement pour une période de trois ans de service à par-tir de 1506, est inacceptable. Si le Mari est rentré en même temps que Tristâoda Cunha, il est arrivé à Lisbonne en 1508, deux ans après son départ. Cette

10 « La rubrique indique clairement l'année - 1509 - et une référence de l'Auto « Voilàtrois ans que Tristâo da Cunha est parti » confirme cette date. Il faut cependant observer que, peuavant (v. 358 et 361), la Servante dit : « car il y a maintenant 2 ans... et la flotte est partie », ce quipourrait indiquer que la mention « voilà trois ans » rend compte d'une interpolation, motivée parune nouvelle représentation, en cette année 1509. Il y a donc probablement eu une première repré-sentation en 1508 ». Cité par Mario Fiùza, Auto da tndia, édition didactique annotée et commen-tée, Porto, Porto Editera, 1975, p. 54.

11 J'ai choisi de m'attarder plus particulièrement sur les travaux de ces deux critiques ;ils sont loin, cependant, de constituer une exception.

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date est incompatible avec l'observation de la Servante qui rappelle à sa Maîtresseque son Mari était parti depuis plus de trois ans (v. 366-369). En 1509, la Graçase trouvait à Cochin, les flancs endommagés, et de ce fait elle a dû être réparéeavant de repartir pour le royaume [...]. C'est sur cette caravelle qu'a embarquéle vice-roi dom Francisco de Almeida [...] Elle était accompagnée des nefsSanta CruzetBelém [...] Cette petite flotte a accosté à Lisbonne en 1510. C'estavec elle que nous devons supposer que s'est effectué le retour du Mari, ce quiest en accord avec l'indication de la Servante, selon laquelle la flotte était par-tie depuis plus de trois ans. [...] On a quelque peine à croire que Gil Vicente aitpu représenter sur la scène l'arrivée d'une caravelle qui se trouvait alors auxIndes et qui ne devait aborder à Lisbonne qu'un an plus tard. Comme cela étaitfréquent, à cette époque, la nef pouvait fort bien faire naufrage en chemin etdisparaître à tout jamais. Pour ne pas en déduire que Gil Vicente ait pu commettresemblable dérapage, il nous faut admettre que la version que nous possédons dela farce a été représentée en 1510, après l'arrivée de la Garça au Portugal12.

Et, commentant l'opinion de Costa Pimpâo, il ajoute :

II est tout à fait plausible que la première version de cette farce ait été repré-sentée à la fin de 1508, année où Tristào da Cunha est rentré au royaume, ou peude temps après, au tout début de 1509. L'interpolation des vers 366-369 et l'in-clusion du nom de la caravelle Garça montrent qu'il y a eu une nouvelle repré-sentation, non pas en 1509, comme la critique l'a supposé, mais en 1510, dateoù la Graça est revenue au royaume. La version antérieure, reprenait probable-ment le nom de l'une des cinq nefs que Tristào da Cunha avait ramenées auPortugal, chargées d'épices. Gil Vicente devait donc probablement retoucherl'œuvre d'origine, pour qu'elle apparaisse toujours actualisée13.

On voit combien on a pu se perdre en conjectures de toutes sortes et com-bien a été grand le souci de privilégier l'interprétation historique, la seule, pourainsi dire, que l'on ait voulu admettre sans réserve. Le même Mario Fiùza, pro-cédant à une analyse des aspects temporels - de la farce ? -, évoque deux temps :le temps historique et le temps dramatique, qu'il est, dit-il, « impossible deconcilier ». Et voici son argumentation :

Gil Vicente nous informe, par la bouche de la Servante, que « la flotte estpartie/ dimanche matin » (v. 361-362), un dimanche de mai (v. 91). Mais d'unpoint de vue historique la flotte est partie un samedi, le 18 avril, nous ignoronsà quelle heure.

À la scène IV, lorsque le Castillan demande à la Maîtresse quand son Mariest parti, celle-ci répond : « II s'en est allé avant-hier » (v. 128). Cette scène sepasse donc un mardi du mois de mai, en temps dramatique. Si nous voulonsconvertir cette date en temps historique, nous constatons qu'elle se déroule lelundi 20 avril [...]

La scène VIII (Tableau 1) se passe, en temps dramatique, « deux ans » aprèsle départ de la flotte, ce qui correspond, en temps historique, à l'année 1508.

12 Mario Fiùza, op. cit., p. 21-22.13 Ibid.,p.22.

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Les scènes VIII (Tableau 2) à XII se passent, en temps dramatique, plusd'un an après : en temps historique, en 1510, année du retour de la Graça auPortugal14.

Mais il y a pire. En contradiction totale avec ses propres réflexions, MarioFiûza commente ainsi, en note, le vers 128 - « Ant'ontem se foi », « il est partiavant-hier » :

Ainsi que nous l'avons vu, la flotte de Tristào da Cunha est partie un samedi,le 18 avril 1506. Gil Vicente, qui est un dramaturge et non un historien, nous dit,par la bouche de la Servante : « et la flotte est partie/ dimanche à l'aube » (v. 361-362). Il y a là une contradiction qui cessera d'exister si nous supposons que laflotte est partie dans la nuit du samedi, avant minuit, ce qui, en langage fami-lier, pourrait se dire « dimanche à l'aube ». Mais cette hypothèse cadre mal avecl'information que donne la Servante, selon laquelle, peu de temps avant le départde la flotte, elle était allée laver du linge au Châo d'Alcami (v. 360). Il est dif-ficile de croire que, en ces temps où les rues de Lisbonne n'étaient pas encoreéclairées, ni surveillées, une jeune fille ait pu aller laver du linge à une heurepareille. Il serait plus prudent de penser que Gil Vicente commet ici une inexac-titude, comme c'est le cas dans d'autres passages, que nous signalons en note.Au demeurant, un dramaturge n'est pas obligé de donner des informations his-toriques exactes 1-*.

C'est l'évidence même. Oublieux, cependant, de ce principe fondamental,selon lequel l'œuvre théâtrale ne se veut pas un ouvrage historique, oublieuxaussi des potentialités comiques de l'obscénité, sur laquelle la farce fonde engrande partie ses effets - potentialités qu'il rappelle cependant à plusieurs repri-ses dans le courant de l'édition -, il arrive que, comme d'autres, Mario Fiûzase laisse emporter par son enthousiasme historico-scientifique, au point de pro-poser des « corrections » allant dans le sens d'une plus grande exactitude. Ainsi,au texte vicentin - « Partem em Maio daqui », « ils nous quittent au mois de mai »(v. 91) - suggère-t-il de substituer « Partem em Marco daqui » - « ils nous quit-tent au mois de mars » :

« Les hommes s'en vont au mois de mai, lorsque le printemps excite lesêtres ». En raison du régime des vents, nos flottes prenaient la mer à la fin dumois de mars ou au début du mois d'avril. Comme nous avons pu le voir, laflotte de Tristào da Cunha n'est partie que le 18 avril, à cause de la peste qui sévis-sait alors à Lisbonne [...] Je pense qu'il s'agit d'une coquille et que le vers 91doit être « Partem em Marco daqui »'^.

L'exemple est intéressant. Il est révélateur des « corrections » qui ont puêtre apportées au texte vicentin et qui n'ont du reste pas toujours eu besoin des'exercer sur la lettre pour s'exercer sur l'esprit, comme c'est ici le cas. Il estclair, en effet, que la modification suggérée va bien au-delà de la simple sub-

14 Ibid., p. 27.15 bid.,p. 69.16 Ibid., p. 66.

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stitution de mots ou même de la simple rectification d'une erreur : le change-ment ne se situe pas dans la même ligne, du point de vue du sens, qu'il dévoie,par conséquent, dans la mesure où il « tire » la farce vers une rigueur factuelledont elle n'a que faire ; et, ce faisant, il la dépouille du même coup de cette débau-che de fantaisie à laquelle, tout au contraire, elle se complaît.

Mars n'est pas mai...

... et tant pis pour le « régime des vents » qui, s'ils ne sont pas toujoursabsents des fantaisies farcesques, ni même de la route des marins, ne sont pasvraiment concernés dans le cas présent. Car ce qui est ici à l'œuvre, c'est bienla farce, avec ses ruses, avec ses masques, avec ses truquages, avec ses hilarantesmystifications. L'heure n'est pas au sérieux, à la rigueur, à la précision, géo-graphique, historique, scientifique : elle est au spectacle farcesque et au rire quijustifie son existence. Sous le couvert de l'actualité, ce qui se donne ici àcontempler c'est l'histoire, ancienne et sans cesse renouvelée, de nos petitsvices, de nos petites misères, de nos petits ridicules ; c'est l'histoire aussi de notrevision comique de la vie qui a, de temps à autre, besoin de se donner librecours, comme je l'ai écrit en d'autres lieux17. Dans la bouche de Constança,« mai » n'a rien d'une référence temporelle erronée, non plus d'ailleurs quefortuite ou innocente. Il faut y voir, au contraire, un sens symbolique fort, bienconnu des hommes du temps. Les rites de mai - et plus particulièrement dupremier mai - consacraient, selon des habitudes et des modalités ancestrales,la fin des rigueurs de l'hiver et le triomphe du printemps. Au cours de cettepériode festive, qui se traduisait par des manifestations collectives de joie débor-dante, on célébrait la perpétuelle régénérescence du monde et la force génésiqueretrouvée. Étroitement liées au principe fondamental de régénération de la terre,elles étaient surtout célébrées en milieu rural. Dans les villages, les jeunes gensprocédaient à l'élection de la reine - ou princesse - de mai - « maia » -, « plan-taient le mai », ornaient de feuillages les portes ou les fenêtres des belles qu'ilsentendaient honorer, éventuellement par l'union sacrée du mariage. Symbolede la force et de la fécondité de la nature en fleur, l'arbre de mai, bénéficianten outre de l'ambivalence du symbolisme de l'arbre, est à la fois phallus etmatrice18. Il est donc la figuration de toutes les vigueurs en général et de lavigueur sexuelle en particulier. Dans son Carnaval du langage19, Jean Toscanle met au rang des métaphores phalliques les plus courantes et Pierre Guiraud

17 Art. cit.\ 8 Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont,

1982, p. 67.19 Jean Toscan, Le Carnaval du langage, le lexique erotique des poètes de l'équivoque

de Burchiello à Marino (xve-xviie siècles), thèse présentée devant l'Université de Paris III (1978),Lille, Atelier de Reproduction des Thèses, 1981 (4vol.), p. 1357.

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consigne à son tour, dans son Dictionnaire erotique^®, l'expression « planter lemai » au sens de « coïter ». Mois de Maïa, « déesse de la fécondité, la projec-tion de l'énergie vitale »21, temps de la vie et de l'amour, moment, aussi, de trans-gression rituelle, sous le signe de la fête, le mai convie précisément à la fête dessens et aux dérèglements. Il semblerait que ces rites étaient encore pratiqués iln'y a pas si longtemps en Alentejo. Une modalité m'en a été rapportée, qui s'a-vère particulièrement intéressante en l'espèce, en raison de son caractère trans-gressif marqué. La « princesse de mai » y était en fait un jeune homme, élu parles hommes du village, qui le déguisaient en femme, le conduisaient en cortègedans les champs, pour (feindre de ?) se livrer à des jeux en principe interdits sursa personne, dans l'euphorie générale22. C'est bien en tant que période faste,voire féconde, que le mois de mai est convoqué dans le discours mutin deConstança. Aucun doute n'est permis ; le contexte immédiat, et en particulierle vers 92 - « quando o sangue novo atiça » « à l'heure où le sang neufbouillonne », autrement dit « quand la sève monte » -, est très clair. Désir et frus-tration sexuels sont au centre des pensées de la protagoniste, qui clame haut etfort ses manques, sa révolte et ses choix de vie, en l'absence d'un Mari partichercher ailleurs d'autres trésors :

O certo é dar a prazer. Il faut s'adonner au plaisir.Fera que é envelhecer Pourquoi attendre de vieilliresperando polo vento ? À espérer l'effet du vent ?Quant'eu por mui nécia sento Quant à moi je tiendrais pour sottea que o contraire fizer ! Celle qui ferait autrement.

Partem em Maio daqui, Ils nous quittent au mois de mai,quando o sangue novo atiça... Au moment où la sève monte...Parece-te que é justiça ?2^ II te semble que c'est justice ?

En l'occurrence, le temps calendaire a ses raisons que l'Histoire ignorepeut-être mais que connaissent assurément le théâtre et le rire. Il n'est pas àmettre au compte de l'inadvertance. Il est tout au contraire la preuve quasi irré-futable que Gil Vicente n'avait aucune intention de faire œuvre d'historien.Qui, mieux que lui, dont le fils24 semblerait avoir embarqué sur l'une des cara-velles de la flotte dirigée par Tristâo da Cunha, pouvait avoir gardé la mémoiredes dates ? L'« erreur » ne peut qu'être intentionnelle : elle fait d'autant plus senset ce sens est dès lors à chercher ailleurs que sur le plan historique.

20 Pierre Guiraud, Dictionnaire erotique, Paris, Grande Bibliothèque Payot, 1993, p. 424.21 Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, op. cit., 1982, p. 598.22 Après une période d'oubli, les « maias » sont revenues au goût du jour, dans cette

région. Si elles ont gardé leur caractère festif, elles ont cependant perdu la mémoire de ces dérè-glements transgressifs pour se faire sages et éventuellement solennelles.

23 V 86-93.24 Cf. Adrien Roig, « Le Théâtre de Gil Vicente et le voyage aux Indes », Quadrant, n°7,

Université de Montpellier, Décembre, 1990, p. 5 et 20 et Anselme Braamcamp Freire, Gil Vicente,trovador, mestre da balança, Lisboa, Ocidente, 1944, p. 98-99.

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Et si l'Inde n'était pas l'Inde ?

La rubrique, déjà mentionnée, qui précède le texte de la pièce, dans laCompilation, débute ainsi : « À farsa seguinte chamam Auto da ïndia ». Laforme plurielle - « chamam » -, équivalente à un collectif neutre ou anonyme,tel que « on » en français, ne laisse pas d'intriguer. Elle donne à penser qu'ilne s'agit pas là d'un titre arrêté par l'auteur, mais d'une désignation appliquéeaprès coup. Mais par qui ? Si le fait n'a pas vraiment échappé à la critique, seulMario Fiûza prend le temps de se poser des questions. Et c'est ici, pour le coup,que je souscris, même si ce n'est pas sans quelques réserves, aux observationsqu'il formule. Voyons ce qu'il en dit :

Nous ignorons quel titre Gil Vicente a attribué à sa farce, si tant est qu'il luien a attribué un. Nous savons tout au plus que le public populaire25 l'a bapti-sée Auto da ïndia. Ce fait est attesté dans l'édition de 1562 : « La farce qui suit,a été désignée comme étant l'Auto de l'Inde » - il nous semble que « chamam »est très clair.

Ce titre, choisi au petit bonheur la chance, on ne sait trop par qui, a trompé,durant de nombreuses années, les commentateurs et les critiques. Au demeurant,c'est un titre inadapté. La farce ne se passe pas aux Indes. Nous savons que leMari est parti là-bas et qu'il en revient au bout d'un peu plus de trois années deservice. A vrai dire, le Mari ne se réfère à l'Inde que dans une demi-douzainede vers (v. 494-498) assez peu caractéristiques.

Les exégètes prétendent que, dans cette farce, Gil Vicente a voulu dénon-cer le départ des hommes pour l'Inde comme étant la principale cause des adul-tères. Et c'est par ce raisonnement qu'ils expliquent le titre. Simplement, l'analyseattentive et minutieuse de la farce nous interdit de donner notre aval à cette inter-prétation. La Maîtresse ne se rend pas coupable d'adultère après que son Maria embarqué pour l'Inde : elle continue, avec une facilité accrue, la série d'a-dultères qu'elle avait entrepris de commettre depuis bien longtemps déjà. C'estelle-même qui l'avoue à la Servante, au tout début de la farce : « Tu sais très bienque je le trompais, quand il s'éloignait d'une demi-lieue de la maison, pour allerà la pêche. À plus forte raison maintenant qu'il est en route pour Calicut. Tun'imagines tout de même pas que je vais rester là à l'attendre tout ce temps (tra-duction en prose courante des v. 73-81).

Nous avons donc là une femme qui commettait l'adultère. Le départ du Marin'a fait que lui rendre les choses plus faciles. Il nous semble, par conséquent,que le titre La Farce de la femme adultère serait plus juste26.

Nous l'avons vu, Mario Fiûza s'est parfois laissé aller à des interprétationsau pied de la lettre, auxquelles convie le texte, délibérément « farceur ». Il prendcependant ici une distance qui lui permet de porter sur la pièce un regard autre :le regard de la méfiance plutôt que celui de la naïveté. Ainsi qu'il le fait très jus-tement remarquer, le titre a longtemps trompé - et j'ajouterai qu'il n'a visible-

25 En réalité, Mario Fiûza semble s'appuyer ici sur la formulation de la rubrique qui pré-cède le texte de Quem temfarelos ? : « Este nome da farsa seguinte, Quem tem forclos ?, pôs-lhoo vulgo ».

26 Op. cit., p. 20.

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ment pas fini d'abuser. Comme il le dit aussi, l'action ne se déroule pas enInde, les références à l'Inde sont peu de chose et en effet peu caractéristiques.On connaît mon point de vue sur le sujet : j'ai eu l'occasion de l'exprimerailleurs27. Enfin, troisième volet de son argumentation, l'idée généralementadmise selon laquelle Gil Vicente aurait voulu exprimer ici une satire virulenteà l'encontre de la politique des découvertes, en donnant à voir cette pitoyablescène d'adultère, ne résiste pas à une analyse même très superficielle de lapièce. Quant au portrait social, il n'a rien de convaincant : il se réduit à rien, oupresque. Quels enseignements pouvons-nous tirer de la lecture de ce texte et quel-les leçons le spectacle avait-il à offrir aux hommes du temps ? Que le Portugalétait engagé dans une vaste entreprise de découverte et d'exploitation de mon-des inconnus ? Que des caravelles allaient et venaient, emportant les hommes,en quête de la précieuse cannelle, comme le Mari de Constança ? Que les épou-ses, délaissées, étaient condamnées à tromper leur mari et que le Portugal étaitdevenu un pays de femmes adultères ? Ou encore que les Espagnols étaientfanfarons, « blasphémateurs et grossiers » comme le Castillan28 ? Non, déci-dément, l'intérêt du spectacle n'était pas dans le prétendu réalisme que l'ons'ingénie à vouloir y trouver. La Farce de l'Inde est bien l'histoire d'une femmeadultère, comme Mario Fiûza le fait observer en s'appuyant sur l'étude du texte.Mais là où je ne le suis plus, c'est dans sa proposition de modification du titre.Nous n'avons, il est vrai, aucune garantie quant au fait que celui-ci ait été choisipar le dramaturge. Mais il a sa raison d'être et ce n'est pas par hasard qu'il aété consacré par la tradition.

Admettons un instant que Mario Fiûza ait vu juste et que le public ait ainsi« baptisé » la farce. La formulation de la didascalie initiale de Quem temfare-los ? tendrait à prouver que cela n'était pas impossible. Si cependant, de l'en-semble du spectacle, le public a privilégié l'idée de l'Inde, alors même quecelle-ci ne s'impose pas avec évidence, c'est qu'elle doit être en revanche par-ticulièrement frappante pour les esprits. La farce aime, comme on sait, atten-ter au sacré, au sérieux, au solennel, pour les transmuer sur le plan du profane,du risible, du vil, du dérisoire, et c'est dans cette transmutation qu'elle puise géné-ralement sa force comique29. Il se trouve que nous sommes ici en présence del'un de ces événements glorieux, hors du commun, dont le renversement pour-rait bien convenir à l'esprit tout à la fois frondeur, ludique et retors de la farce.Le sujet, nous l'avons vu, est obscène, et le dramaturge ne s'en cache pas :

Cf. Olinda Kleiman, art. cit.28 Cf. l'édition critique d'A. Ambrôsio de Pina et de José Cardoso, Porto, Porto Editera,

1980, p. 62 : « 0 Castelhano foi blasfemo e praguejador, como usam de ser os naturais da suanaçào » ; et encore p. 28 : « O retrato moral do Castelhano é mais que um arquétipo : é uma eto-peia. Sem duvida, Gil Vicente nâo caracteriza apenas uma personagem, antes pinta e descreve ocarâcter nacional do povo espanhol ». (C'est moi qui souligne).

29 François Caradec, La Farce et le sacré, fêtes et farceurs, mythes et mystificateurs,Tournai, Casterman, 1977, p. 19.

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seuls les ingénus qui ne veulent pas le voir ne l'entendent pas ainsi. Mais il esttout aussi bien usé à force d'avoir servi, sur les « tréteaux » comme dans la lit-térature en général ou même plus simplement dans les historiettes d'un soir, autourd'un verre ou au coin du feu. Il s'agit, pour l'artiste, de le renouveler, en fai-sant preuve d'originalité et donc d'imagination. Quelle meilleure aubaine quecette Aventure Historique, que ces Navigateurs Héroïques ? L'Inde sera lemasque du ludus cupidinis qui pourra s'en donner à cœur joie grâce au jeusavant de Vaequivocatio30. Mettant à profit les effets du burlesque d'opposi-tion, l'artiste pourra donner toute la mesure de son talent en réécrivant, dans unstyle singulier, d'autant plus savoureux qu'il se prête au jeu de la transgressioncollective par l'intégration d'un public attentif et réceptif, une page un peu tropconnue de l'humanité. Sous le couvert du sublime, c'est ainsi le profane le plusvil mais aussi le plus banal - même si le trait caricatural est forcé - qui s'offreà l'hilarité, pour permettre « grant alegance, / et [faire] oublier duel et paisance/et mauvaitié et pensement31 », comme c'est aussi le propre du fabliau. Nous com-prendrons bien les effets comiques et théâtraux qui résultent de ce processus derenversement si nous transposons la sombre et néanmoins amusante histoirede Constança à une époque plus moderne, à la fin des années soixante, lorsquel'homme a enfin... vu la lune de très près. J'avais déjà établi ce parallèle, dansun précédent article32, où je postulais l'idée que, tout comme les voyages lunai-res, les voyages en Inde pouvaient être susceptibles de se prêter aux calem-bours grivois chéris de la farce. Un approfondissement de ma recherche dansce sens me permet aujourd'hui d'être un peu plus affirmative.

Plusieurs motivations pourraient présider, dans ce cas, à l'actualisation ero-tique. En tout premier lieu, aller aux Indes implique un voyage, maritime de sur-croît. C'est un domaine auquel l'érotisme aime à emprunter ses déguisements :eau, mer, bateaux, et tout ce qui s'y rattache, constituent un arsenal à la fois impor-tant et suffisamment connu d'images sexuelles pour qu'il ne soit pas néces-saire d'en faire ici la démonstration33. Par ailleurs, replacées dans le contexte

30 Sur le jeu de l'équivoque dans le théâtre vicentin, voir Olinda KJeiman, Sous le masquede l'équivoque, le calembour erotique au service du rire dans le théâtre vicentin, mémoire inéditprésenté en vue de l'habilitation à diriger des recherches, sous la direction de Marie-Hélène Piwnik,Université de Paris IV - Paris Sorbonne, 1998.

31 « Le Chevalier qui fïst parler les Cons », in Fabliaux erotiques, édition critique, tra-duction, introduction et notes de Luciano Rossi, avec la collaboration de Richard Straub, Paris,Livre de Poche, 1992, p. 200.

32 Olinda Kleiman, art. cit.33 Qu'il me suffise de renvoyer, par exemple, à Pierre Guiraud, op. cit., - entrées « eau »,

« faire venir l'eau à la bouche », « bateau », « navire », « navis », « nef», « vaisseau »...-, EricPartridge, Shakespeare's bawdy, a literary & psychological essay and a comprehensive glossary,Londres, Routledge & Kegan Paul, 1956, - entrées « boat », « vessel » - Pierre Alzieu, RobertJammes, Yvan Lissorgues, Floresta depoesias erôticas del Siglo de Oro, Toulouse le Mirail, France-Ibérie Recherche, 1975, —entrées* agua », « mar », « nave »... cf. ces quelques strophes particu-lièrement transparentes « Si pobre me juzgas/ a fe que te enganes, / que tengo riquezas/ que nadielas sabe : / en mi boisa rica/ tengo dos balajes/ [...] y un fino coral/ que a dos mil corales/ excèdeen el precio, / en belle y en grande ; / métele en tu mar/ para que se ablande, / y daréte el medio/

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de l'époque, les Indes orientales renvoient à un lieu mythique et enchanteur, objetd'émerveillement, qui recèle des trésors. Elles évoquent un Eldorado, un Paysde Cocagne, un paradis, un lieu de délices, toutes connotations qui leur donnentvocation à devenir une métaphore sexuelle. Le toponyme apparaît deux fois, dansla bouche du Castillan, aux vers 131 et 145 ; dans le premier cas, où il figured'ailleurs en situation de contiguïté avec « piedras preciosas »34 - pierres pré-cieuses -, et où il est essentiellement, au premier degré, vecteur de l'idée de tré-sor et de richesse, l'ambivalence du sens n'est pas véritablement probante.Toutes les conditions me semblent en revanche réunies pour que cette dernièrese donne à entendre dans le second cas. Voyons cela :

Mas como evangelio es esto, C'est comme les évangiles,que la India hizo Diôs Dieu a voulu créer l'Indesolo porque yo con vos Pour qu'en votre compagniepudiese pasar aquesto. Je passe ces doux moments.Y solo por dicha mia, Et c'est pour mon seul plaisirpor gozar esta alegria, Pour ma joie et mon bonheurla hizo Diôs descobrir-^. Que Dieu l'a fait découvrir.

Posons comme hypothèse que ces vers peuvent fort bien receler un de cesjeux de va-et-vient entre le dénotatif et le connotatif dont les hommes du tempsétaient, semble-t-il, très friands^6. Admettons, pour commencer, l'amphibolo-gie du mot « evangelio » qui, subissant un détournement de sens, prendrait lavaleur d'une métaphore sexuelle, comme cela peut-être également le cas de« bréviaire » ou de « livre saint », par exemple, dont la valeur équivoque estbien connue. Ces inversions infligées au langage religieux étaient monnaie cou-rante et n'ont rien pour surprendre. Des termes tels que « dicha », « gozar », « ale-gria », qui dénotent le plaisir, et dont le glissement vers la sexualité est de l'or-dre du topique, seraient du même coup attirés vers le noyau de l'érotisme, surlequel pourrait tout aussi bien venir se greffer l'« Inde » dont il est ici question.Du discours d'apparence, à vrai dire absurde, selon lequel Dieu n'aurait créél'Inde que pour que le Castillan et Constança puissent se connaître, on passe-rait ainsi, par le jeu de Yaequivocatio, à un autre discours, autrement plus per-tinent - plus malicieux aussi -, selon lequel Dieu aurait créé le sexe - la femme,Constança dans le cas présent - pour le plaisir que procure sa découverte - parle Castillan. Le propos est d'une logique imparable : il n'en est que plus comique.

Cette acception erotique possible du toponyme semble pouvoir être corro-borée par une autre occurrence du terme chez Gil Vicente. Il s'agit d'un pas-

para que le engastes. /[...] haremos ensayos/ de guerras navales. / poniendo mi tiro/ enfrente tu nave...p. 283-284 - et Jean Toscan, op. cit., chapitre XIII, « De la terre et des eaux ».

34 Le Castillan à la Maîtresse : « i Que mas India que vos, / que mas piedras precio-sas?» v. 131-132.

35 V 144-150.36 Cf. Bruno Roy, Une culture de l'équivoque, Paris, Champion-Slatkine, Presses de

l'Université de Montréal, 1992.

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sage du Jeu Pastoral Portugais. Dans la tradition de la tragi-comédie pastorale,la pièce se fonde sur un jeu d'amours compliquées, car contrariées, entre ber-gers et bergères « em preito com seus amores », comme le souligne le paysanVasco Afonso dans son prologue37 : Joane aime Catalina qui aime Fernando quiaime Madalena qui aime Afonso qui aime Inès qui aime... Joane. Ce thèmemoteur du « fol amour » — « amor louco/ eu por ti e tu por outro »^ -, qui a connuune belle fortune et dont Shakespeare a lui-même fait un bel usage dans leSonge d'une nuit d'été, prend ici, dans l'enchevêtrement de récriminations etde désirs exprimés et toujours frustrés, une forme d'autant plus cocasse que lasalacité perce sous le voile du décorum, dans lequel elle prend à peine soin dese draper. Les invitations aux ébats fusent, sur le mode de l'équivoque. Cetteréplique du berger Joane à la bergère Catalina, a tout l'air d'une sollicitation decette nature :

Catalina, se me eu incho, Catarina, si je m'emporte,3^paresta que me va de ida. Morbleu, je m'en vais de ce pas.A îndia nào esta hi ? L'Inde n'est pas ici ?Que quero eu de mi aqui ? Qu'est-ce que je fais en ces lieux ?Milhor sera que me va »40. Mieux vaut que je me retire.

La présence du mot « inchar », certes évocatrice d'exaspération, me paraîttrop suggestive pour ne pas être suspecte ; quant à la référence à l'Inde, lestemps ont beau être à l'aventure, il n'en reste pas moins qu'elle apparaît quelquepeu incongrue dans le contexte. Si en revanche l'acception grivoise était réelle,le rapport de cause à effet serait évident ; ces termes signifieraient, en sub-stance : «je m'en vais, puisque l'on ne veut pas de moi ».

On sait que bon nombre de toponymes - et d'ethnonymes - ont rempli unetelle fonction, donnant ainsi lieu à une véritable géographie burlesque qui s'ex-prime, semble-t-il, dans nos diverses langues et concerne probablement l'en-semble de nos pays. Les mêmes noms y prennent cependant une charge séman-tique spécifique, pour des raisons évidentes : à côté des calembours de naturelinguistique, rendus possibles par analogie de sens ou par homophonie, il en estaussi qui trouvent leur motivation dans l'histoire propre, outre que chacunappréhende l'autre à sa façon. C'est ainsi que, pour les Français, « Sénégal »désigne le sexe de la femme, « Chinois » le membre viril, « Antilles » les tes-ticules, « Paris » le coït41, « les Anglais » les règles, que « la diligence de Lyon »est une fantaisie erotique, que les fesses sont « les beautés occidentales », par

37 V 94.38 V 347-348.39 Littéralement : « sij'enfle » ou, dans un langage populaire moderne, aussi équivoque

que suggestif, « si tu me gonfles ».40 V 261-265.41 Cf. Pierre Guiraud, Le Testament de Villon ou le gai savoir de la basoche, Paris,

Gallimard, 1970, p. 70.

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opposition aux seins, « beautés orientales »42 ; pour les Espagnols, et pour neprendre que quelques exemples, «jardin de Chipre », « Espafia ou puerta deEspana », « Francia » et « Ormuz » disent le sexe de la femme, « toma de Calésou toma de Algecira » le coït, « dulce Francia ou llegar a Francia » l'orgasme,tandis que « Ingleses » prend un sens scatologique43 ; pour les Italiens,« Francia » est un substitut du sexe, « Francese » et « Italiano » figurent le phal-lus, « Ferrare » le sexe de la femme, « Lombardia », « Melano » et surtout« Roma », avec son « Culiseo », le postérieur, « Mantova » la terre d'électiondes phallus, l'Allemand - « Tedesco » - est un copulateur averti, comme l'estaussi son frère flamand - « fiammingo »44 ; en portugais, on parle de « BeloHorizonte » lorsqu'on a vue sur un postérieur féminin, de « Pernambuco » pourdésigner de jolies jambes, de « Mato Grosso » pour le pubis, « Ingleses » estun euphémisme pour les règles et « Segôvia » est réservé à la masturbation45 ;on sait aussi le plaisant usage que Shakespeare a pu faire des « poires dePoperinghe » ou « poperin pears », dans Roméo et Juliette^6 ou encore de la« Hollande » dans Henry /F47 ; c'est cependant une page de La Comédie deserreurs qui a surtout retenu mon attention, car la concentration de termes yconstitue une preuve irréfutable de la pratique de ces jeux de géographiehumaine. Les poètes aiment, semble-t-il, à explorer le corps de la femme commeun globe ou une mappemonde dont ils cherchent à découvrir les régions lesplus secrètes. Ils aiment aussi, visiblement, à retourner l'attrait que ce corpsexerce sur eux à l'avantage du rire et de la dérision. Voici un échange de pro-pos, pour le moins cocasse, entre Dromion et Antipholus de Syracuse, qui nouséclairera sur le sujet :

Ant. Then she bears some breadth ? Elle est donc d'une certaine taille ?Dro. No longer from head to foot than Elle n'est pas plus longue de la têtefrom hip to bip : she is spherical, like a aux pieds que d'une hanche à l'autre ;globe ; I could find out countries in her. elle est sphérique comme un globe ;

je pourrais trouver tous les pays enelle.

Ant. In what part of her body stands Dans quelle partie de son corps estsituée

Ireland ? l'Irlande ?Dro. Marry, sir, in her buttocks ; I Eh bien, monsieur, dans ses fesses ;found it out by thé bogs. je l'ai reconnue aux marécages.

42 Pour tous ces termes, voir Pierre Guiraud, Dictionnaire erotique, op. cit.43 Cf. Pierre Alzieu, op. cit.44 Jean Toscan, op. cit., p. 664 sq.45 Cf. Carlos Pinto Santos e Orlando Neves, Dicionârio obsceno da lingua portuguesa,

Lisboa, Bicho da noite, 1997.46 II, I, 38. Cette variété de poires, de la ville de Poperinghe, en Flandre, offre un dou-

ble intérêt car non seulement elles sont de forme allongée mais permettent un jeu sur « pop her in ».47 II, ii, 24. Là aussi, le toponyme est doublement intéressant, puisque non seulement il

se confond avec les Pays-Bas mais qu'il dit aussi la « hole land » !

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Ant. Where Scotland ?Dm. I found it by thé barrenness, hardin thé palm of thé hand.Ant. Where France ?Dm. In her forehead, arm'd and re-verted, making war against her heir.

Ant. Where England ?Dm. I look'd for thé chalky cliffs, butI could find no whiteness in them ; but Iguess it stood in her chin, by thé saitrheum that ran between France and it.

Ant. Where Spain ?Dm. Faith, I saw it not, but I felt ithot in her breath.Ant. Where America, thé Indies ?Dm. O, sir, upon thé nose, ail o'erembellished with rubies, carbuncles, sap-phires, declining their rich aspect to théhot breath of Spain ; who sent armadoesof caracks to be ballast at her nose.

Ant. Where stood Belgia, thé Netherland ?

Dm. O, sir, I did not look so low48.

Où est l'Ecosse ?Je l'ai reconnue à l'aridité, à la paumede sa main.Et la France ?Dans son front, armé, hérissé etcontinuellement soulevé... contre sonchef.Où est l'Angleterre ?J'en ai cherché les falaisescrayeuses, mais je n'ai rien trouvéde blanc. Je conjecture qu'elle doitêtre dans son menton, par le flux saléqui coulait entre la France et elle.Où est l'Espagne ?Ma foi, je ne l'ai pas vue, mais j'en aisenti les chaleurs dans son haleine.Où sont l'Amérique, les Indes ?Oh ! monsieur, sur son nez, toutenrichi de rubis, d'escarboucles, desaphirs déployant leurs splendeurs à lachaude haleine de l'Espagne, laquelleenvoyait des armadas entières degalions se fréter à son nez !Où sont situés la Belgique,les Pays-Bas ?Oh ! monsieur, je n'ai pas regardé sibas.

Nous avons là un bel exemple des effets que l'on peut obtenir, en matièrede cartographie erotique, dans la lignée du blason du corps féminin, alors fortà la mode. Mais revenons-en à l'Inde et tentons une explication. Ne se pourrait-il pas que le Mari de Constança soit un de ces partenaires défaillants - et c'estpeut-être ce que l'épouse délaissée entend par « fastio », au vers 62 - dont lesfarces font leur régal ? La « cannelle » qu'il convoite est, comme on sait, un puis-sant aphrodisiaque49 : ce sont probablement ses vertus revigorantes qui l'inté-ressent, d'autant qu'il n'est pas impossible, de surcroît, que, en tant que dérivéde carme, cette même cannelle puisse figurer le membre viril. Ne se pourrait-il pas alors que le Mari soit tout bonnement parti se refaire une santé, acquériraux Indes une bonne pratique de la chose erotique, et qu'il en soit revenu fortde cette science nouvelle, prêt à répondre enfin aux exigences d'une épouse

48 William Shakespeare, The Comedy oferrors, III, ii, 111-137 ; cité d'aprèsCompIeteworks, établissement du texte, introduction et glossaire de Peter Alexander, Londres et Glasgow,Collins, éd. de 1973. Traduction de François-Victor Hugo, Œuvres complètes de Shakespeare,Paris, Gallimard, bib. de la Pléiade, 1959.

49 Cf. Jean-Christian Spahnl et Maximilien Bruggmann, La Route des épices, Zurich,Silva, 2e éd., 1992 ; Robert M. Goldenson et Kenneth N. Anderson, Dicionârio de sexo (adapta-çào de Lidia Aratangy), Sâo Paulo, Âtica, 1989, art. « canela ».

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aimante ? Ainsi s'expliquerait un dénouement heureux, où Mari et femme adul-tère s'en vont bras dessus bras dessous voir l'arrivée des caravelles au port,autrement dit mettre cette vigueur et ce savoir-faire à l'épreuve des faits, cons-tater une entente sexuelle pleinement aboutie et l'harmonie du couple finale-ment retrouvée.

Mais ce n'est peut-être pas tout. Dans son Carnaval du langage, portantsur l'équivoque chez les poètes italiens, Jean Toscan consacre quelques pagesintéressantes au toponyme « Indes », qu'il affecte cependant du sens spécifiquede sodomie50. Et il justifie cette spécialisation par deux motivations essentiel-les. L'Inde est tout d'abord l'un de ces comptoirs d'Orient concernés par lecommerce des épices dont, dit-il, les senteurs et les saveurs fortes les auraientprédestinés à véhiculer l'idée de pratiques sodomitiques dans les textes bur-lesques. Parallèlement, la notion d'extranéité exerce aussi une influence déter-minante. Comme Pierre Guiraud, le souligne de son côté.

La sodomie a toujours été considérée comme un vice étranger : « bulgare »au Moyen Âge, « italien » à la période classique, « arabe » à partir de la conquêtede l'Algérie, «prussien » au hasard de nos démêlés avec les Allemands...51

C'est ainsi également que, pour les poètes burlesques italiens, l'Espagneest une terre de sodomie52 et que, à leur tour, les Espagnols font la différenceentre « puerta de Espana » et « puerta de Italia »53. On serait fondé à croireque, dans la farce « Calecu » sert cette même intention, d'autant plus que ce nomdit indiscutablement le cul.

Avec cette notion d'extranéité, vient en outre se conjuguer, dans notre exem-ple, l'idée, tout aussi opérante, de l'appartenance à un système de pensée ou devaleurs différent, voire à un système de croyances concurrentes. L'Inde n'est passeulement un pays étranger ; c'est aussi un pays dont le peuple est « infidèle ».Ces pratiques, certes de tous temps existantes, mais que la morale réprouvaitet que les autorités religieuses condamnaient avec la plus grande sévérité, ne pou-vaient qu'être attribuées à l'Autre. Au chrétien les mœurs orthodoxes ; aumécréant la manière... exotique ! On ne serait donc pas autrement surpris queles Indiennes donnent dans le « pecado nefando »54. Cela expliquerait que leMari ait entrepris d'aller faire son éducation dans la région de « Calecu » :

50 Op. cit., cf. p. 833 sq.51 Pierre Guiraud, op. cit., p. 76.52 Jean Toscan, op. cit., p. 67053 Pierre Alzieu, op. cit.54 Cf. par exemple Guiraud, Mahométiser = sodomiser (op. cit., p423) ; cf. aussi Toscan,

Maures = sodomites, op. cit., p. 670. Peut-être n'est-il pas inintéressant d'observer que les Indiensdes Caraïbes étaient également vus comme des sodomites, tout au moins au théâtre : « Contaba des-tos mi abuelo/ que por alli se juntaban/ hombres con hombres ». Lope de Vega, El nuevo mundodescubierto por Cristobal Colon, Acte II, v. 1539, édition critique commentée et annotée par J.Lemartinel et Charles Minguet, Lille, PUL, 1980. Certes, il ne s'agit pas des mêmes Indiens, mais,la désignation étant la même, la confusion n'est pas impossible.

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quelle autre serait plus indiquée ? Au contact de ces femmes indiennes, parti-culièrement expertes, il aurait acquis une science nouvelle, dans une spécialitéque Constança ne semble pas du tout dédaigner, à en juger par son attrait pourle Castillan marchand de vinaigre55. De retour auprès de sa femme, il seraitdorénavant en mesure de répondre à toutes les attentes de cette dernière : l'a-venir s'annonce joyeux et jouissif !

Deux interprétations globales se dessinent ainsi, sans que je sois en mesurede trancher, pour le moment. Toutes deux donnent dans le même registre, celuide l'obscénité, que le genre affectionne. Mais, dans l'expression de l'érotisme,la sodomie a ses codes, spécifiques, qu'il n'est pas toujours aisé de décrypter.Peu importe, pour l'heure : la seconde hypothèse n'apparaît pas en contradic-tion avec la première. Elle ne fait, à vrai dire, que renforcer le burlesque, en bra-vant davantage les interdits. Tout à fait dans l'esprit de la farce, dont on a pudire qu'elle n'était parfois « qu'une métaphore sexuelle en action »56, l'écriturede La Farce de l'Inde répondrait ainsi à une intentionnalité ludique et théâtralebien plus importante qu'on ne veut le croire et reposerait tout entière sur uneéquivoque globale. L'Inde, sa découverte et sa colonisation seraient le masquede la farce, que l'on sait manipulatrice et mystificatrice. Sous le couvert del'actualité fabuleuse, l'artiste dit artistiquement l'ineffable et l'offre en spectacleà un auditoire qui lui est tout acquis, impatient de connaître la nouvelle trou-vaille de son amuseur et de se livrer avec lui au jeu plaisant de la transgressioncollective. Et ensemble ils rient, pendant et après le spectacle, avec d'autantplus de cœur que, si l'événement historique est majeur, sa transposition est tri-viale et ses héros peu reluisants. Toute la pièce se place sous le signe de l'in-version : si le début est anormalement triste, puisque Constança ne pleure queparce que son mari pourrait ne pas partir, la fin est anormalement gaie, puisqueMari cocu et femme indigne fêtent leurs retrouvailles, au mépris de toute morale.Mais c'est que précisément rien n'est à prendre au sérieux : la farce est le lieude « l'amoralisme tranquille57 », le lieu de liberté où s'expriment notre fantai-sie et nos fantasmagories, le lieu de récréation, aussi, où notre regard amusé surle monde et sur nous-mêmes peut s'offrir à la contemplation, sans complexes,sans tabous, sans contraintes, sans arrière-pensées.

55 De cet amour-là, il pourra être question dans une étude ultérieure.56 Michel Corvin, p. 345.57 Id. Ibid.