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Gilles PLANTE Ph.D., avocat et magistrat la retraite.
(2013)
LE DFI DE GORGIAS
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Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 2
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Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 3
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Gilles PLANTE LE DFI DE GORGIAS. Centre dtudes en humanits
classiques. Qubec : La Socit scientifique parallle inc., 2013, 70
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Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 4
Gilles Plante Ph.D., avocat et magistrat la retraite.
Le dfi de Gorgias.
Centre dtudes en humanits classiques. Qubec : La Socit
scientifique parallle inc., 2013, 70 pp.
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Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 5
[ii] diteur : Socit Scientifique Parallle Inc. 4010 rue Cormier
Notre-Dame-du-Mont-Carmel Qubec ISBN: 978-2-921344-26-5 Dpt lgal
Bibliothque nationale du Qubec Bibliothque nationale du Canada 1er
trimestre 2013 Gilles Plante, 28 fvrier 2013 350, De la terrasse
Saint-tienne-des-Grs, Qubec Canada G0X 2P0
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Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 6
Table des matires Avant-propos [iii] Chapitre I. Un personnage
important [5] Chapitre 2. Le critre de vrit [7] Chapitre 3. Rien
nexiste [11]
Section 1. Le cas : le non-tre nest pas [15] Section 2. Le cas :
ltre nest pas [17]
Lopposition ternel-engendr [17]
i. Ni ternel [18] ii. Ni engendr [23] iii. Ni les deux la fois
[26] iv. Conclusion sur Ni ternel, ni engendr, ni les deux la
fois [27] Lopposition un-plusieurs [29]
Section 3. Le cas : le non-tre nest pas et ltre nest pas [33]
Section 4. Conclusion sur Rien nexiste. [35]
Chapitre 4. Si quelque chose existe, il nest pas apprhend.
[37]
Section 1. Position du problme [39] Section 2. Ce qui est
aberrant [41] Section 3. Cela est absurde [43] Section 4. Chaque
objet a pour critre un sens spcifique [45]
Chapitre 5. Si quelque chose est apprhend, il est incommunicable
autrui.
[47]
Section 1. Position du problme [49] Section 2. Ltre nest pas
notre discours [51] Section 3. Le discours ne manifeste pas lobjet
extrieur [53]
Chapitre 6. Conclusion [57]
-
Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 7
[iii]
Le dfi de Gorgias
AVANT-PROPOS
Retour la table des matires
Cher lecteur
Selon Diogne Larce, Parmnide voyait dans la raison le critrium
du vrai [ ] . Par contre, Gorgias de Lontium appartient cette
cat-gorie de philosophes qui ont supprim le critre de vrit , crivit
Sextus Empiricus. Depuis cette lointaine poque, le dbat se poursuit
de gnration en gnration.
Devant le spectacle que donnent les philosophes, qui se
partagent en deux camps, certains suivent lexemple de Sextus
Empiricus ; ils tournent le dos ces spculations qui, somme toute,
ne conduisent nulle part, disent-ils. Dautres ne renoncent pas ;
ils cherchent une so-lution. Ainsi fait Thomas dAquin :
Il s'impose que nous cherchions par nous-mmes [un dnouement] ;
ou que, en ceci, nous soyons conseills par ceux qui le cherchent
(...). Mais, comme, dans le choix de retenir ou de rejeter, l'homme
ne doit pas tre conduit par l'amour ou la haine de qui introduit
une opinion, mais plus par
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Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 8
la certitude de la vrit, c'est pourquoi [Aristote] dit qu'il
faut aimer l'un et l'autre, i.e. ceux dont nous suivons l'opinion,
et ceux nous rejetons l'opi-nion. Car, les uns et les autres
tudient pour chercher la vrit, et ils nous aident en cela. Mais il
nous faut encore tre persuads par les plus cer-tains, i.e. suivre
l'opinion de ceux qui sont parvenus la vrit avec plus de certitude.
(Sententia libri Metaphysicae, livre. 12, leon 9, n 14)
Pour ma part, dans ce livre, jai choisi de marcher dans la voie
frquente par ceux qui recherchent une solution, sans prtendre avoir
conquis la certitude de la vrit aussi parfaitement queux, bien que
je sois persuad dtre dans la bonne voie. Et je crois oppor-tun
doffrir cette conviction en partage ceux qui, comme moi, ju-gent
que ltude des humanits classiques est plus que jamais nces-saire en
ce sicle o la technologie, cet oracle de la nouvelle Pythie
contemporaine, prtend un triomphe dont les lendemains risquent fort
de dcevoir sa suite.
Saint-tienne-des-Grs, 28 fvrier 2013
Gilles Plante [iv]
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Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 9
[5]
Le dfi de Gorgias
Chapitre 1
Un personnage important
Retour la table des matires
Gorgias de Lontion (483-375 avant J.-C.) naquit Lontion
(Lonti-noi), ville de Sicile indique sur la car-te ci-jointe, en
cette poque o la Sicile fait partie de la Grande Grce
1d'Empdocle
. lve dAgrigente (490-435
avant J.-C.) et contemporain de Socra-te (470-399 avant J.-C.),
il vint Athnes en 427 ; Agrigente est gale-ment en Sicile. Athnes,
Gorgias connut une carrire de rhteur brillan-te ; on lui rigea
dailleurs une statue en or massif Delphes. Platon (427-347 avant
J.-C.), disciple de Socrate, lui a consacr un dialogue peu
flatteur. Gorgias est clbre pour son ouvrage
intitul : Sur le Non-tre ou sur la Nature.
1 Voyage au cur de la civilisation grecque, Dossier pdagogique
J.F. Bradu,
professeur agrg histoire-gographie, La colonisation de la Grande
Grce , URL.
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Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 10
De cette uvre, qui ne nous est pas parvenue,
nous avons deux recensions. Lune fut crite par Sextus Empiricus,
un auteur dont la vie nous est trs peu connue, si ce nest quil vcut
au second sicle aprs Jsus-Christ et quil crivit, entre au-tres, un
ouvrage intitul : Contre les logiciens 2
. Lautre recension fait partie du corpus aristotli-cien, bien
que les experts jugent que louvrage ne fut pas crit par Aristote
lui-mme : De Mlissus, de Xnophane, et de Gorgias.
La recension que Sextus Empiricus fait du Sur le Non-tre ou sur
la Na-ture crit par Gorgias tient en vingt-deux para-graphes (
65-87), courts bien que fort denses, o le sophiste emploie la
dialectique late, attentif seulement la rigueur du raisonnement et
non au contenu mme de ses propositions 3
2 Sextus Empiricus, Against the Logicians, I, 65-87. Traduction
anglaise par R.
G. Bury, Loeb Classical Library (bilingue, Grec & Anglais),
Harvard Univer-sity Press, Cambridge, Massachusetts & London,
England, 1935 (7e dition, 2006).
, crit Jean Voilquin. Comme il est trs difficile de faire la
part entre ce que Gorgias, dune part, et ce que Sextus, dautre
part, ont respectivement crit, nous prenons le texte tel que Sextus
nous le prsen-te.
3 Penseurs grecs avant Socrate, de Thals de Milet Prodicos,
traduction, in-troduction et notes par Jean Voil- quin,
GF-Flammarion (Garnier Frres, Pa-ris), 1964 , p. 216.
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Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 11
la dialectique late, est dabord associ le nom de Znon dle
(480-420 avant J.-C.), son fondateur , ce quaurait crit Aristote
selon Diogne Larce 4. Et le nom de Znon est lui-mme associ celui de
Parmnide dle (530-444 avant J.-C.) 5, matre de Znon et auteur dun
ouvrage en vers intitul Sur la nature 6
Dans son pome, Parmnide dle exprime ce critrium en ces termes
:
, dont seule-ment des fragments nous sont parvenus ; pour
Parmnide : (Il voyait dans la raison le crit-rium du vrai. , dit
Diogne Larce.
4 ' ,
. (Aristote, dans le Sophiste, attribue Znon l'in-vention de la
dialectique, et Empdocle celle de la rhtorique.) : Diog-ne Larce,
Vies et doctrines des philosophes de l'Antiquit, traduction
nou-velle de Charles Zevort, Tome second, Paris, 1847, Livre IX,
Chapitre V. URL.
5 , . . (C'est en vers qu'il avait expos ses ides
philosophiques, aussi bien qu'Hsiode, Xnophane et Empdocle. Il
voyait dans la raison le critrium du vrai et n'admettait pas la
certitude des donnes sensibles.) : Diogne Larce, Vies et doctrines
des philosophes de l'Antiquit, traduction nouvelle de Charles
Zevort, Tome second, Paris, 1847, Livre IX, Chapitre III. URL.
6 Jean Bollack, Parmnide De ltant au Monde, Paris, 2006, ditions
Verdier, Verdier Poche.
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Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 12
[6] II. ' ' ,
, , - , [5] ' , - - . ...III. .
II. Allons, je vais te dire et tu vas entendre quelles
sont les seules voies de recherche ouvertes lintelligence ;
lune, que ltre est, que le non-tre nest pas, chemin de la certitude
qui accompagne la vrit ; [5] lautre, que ltre nest pas : et que le
non-tre est forcment, route o je te le dis, tu ne dois aucunement
te laisser sduire. Tu ne peux avoir connais-sance de ce qui nest
pas, tu ne peux le saisir ni lexprimer ; [III] car le pens et ltre
sont une mme chose. 7
La conclusion de la recension que Sextus Empiricus fait du Sur
le Non-tre ou sur la Nature, crit par Gorgias, est
nonce au paragraphe (87) en des termes opposs la thse sou-tenue
par Parmnide sur le critrium du vrai :
(87)
(87) Telles sont, donc, les apories ( ) que lon
trouve chez Gorgias : pour autant quon sy arrte, le critre de la
vrit ( ) svanouit.
7 Le pome de Parmnide, traduction franaise de Paul Tannery :
Pour l'histoire
de la science hellne, de Thals Empdocle (1887). URL.
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Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 13
Dans notre examen de ces apories , le texte grec que nous
em-
ploierons est celui du Die Fragmente der Vorsokratiker, de
Hermann Diels. 8 Il existe plusieurs traductions franaises du
Contre les logi-ciens : Louis Campos en propose une bibliographie
nourrie. 9 Pour notre part, nous emploierons la traduction franaise
de Jean-Paul Du-mont. 10
8 Hermann Diels, Die Fragmente der Vorsokratiker, Berlin, 1906,
Weidmann-
sche Buchhandlung.
URL. 9 Louis Campos , Gorgias de Lontion , Sur le non-tre ou Sur
la nature. URL. 10 "Les coles prsocratiques". dition tablie par
Jean-Paul Dumont, Fo-
lio/essais, Gallimard, 1991 Premire dition dans la collection
"La Pliade", 1988.
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Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 14
[7]
Le dfi de Gorgias
Chapitre 2
Le critre de vrit
Retour la table des matires Sextus Empiricus prsente Gorgias et
son ouvrage comme suit :
(65) , . , , , , , .
(65) Gorgias de Lontium appartient cette catgorie de philosophes
qui ont supprim le critre de vrit. Mais ce nest pas de la mme
manire que les tenants de Protagoras. Dans son livre intitul Du
non-tre, ou de la nature il met en place, dans lordre, trois
propositions fondamentales : premirement, et pour commencer, que
rien nexiste ; deuximement que, mme sil existe quelque chose,
lhomme ne peut lapprhender ; troisimement, que mme si on peut
-
Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 15
lapprhender, on ne peut ni le formuler ni lexpliquer aux
au-tres.
Comment Gorgias parvient-il supprimer le critre de vrit ? En
mettant en place trois propositions fondamentales, et ce, dans
lordre suivant :
premirement, et pour commencer, que rien nexiste (
) ; deuximement que, mme sil existe quelque chose (
), lhomme ne peut lapprhender ( ) ;
troisimement, que mme si on peut lapprhender ( ), on ne peut ni
le formuler ni lexpliquer aux autres ( ).
Comment peut-on tre attentif seulement la rigueur du raison-
nement et non au contenu mme de ses propositions , comme lcrit
Jean Voilquin, devant : rien nexiste ( ) ?
Dabord, soyons attentif , dont une traduction littrale est :
Rien nest. . Si on forme le carr dApule 11
[8]
Apu-le vcut aussi, comme Sextus Empiricus, au second sicle aprs
J-sus-Christ des oppositions en A (affirmatif universel), E (ngatif
universel), I (affirmatif particulier) et O (ngatif particulier),
on ob-tient :
11 Apule de Madaure, De la doctrine de Platon, Livre I, uvres
compltes
d'Apure, traduites en franais par Victor Btolaud, Tome troisime,
Paris, 1836, C.L.F. Panckoucke. URL.
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Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 16
A : Tout est.
I : Quelque partie [du tout]
E : Rien [du tout] nest. O. Quelque partie [du tout] nest
Que faut-il entendre par tout dans : A. To ut est. ? Gorgias
crit : ) , dont une traduction littrale est : Rien nest. (Tout
nest pas.). Dans le carr dApule, nous plaons ce mot de Gorgias en
E. Pour dcouvrir son oppos en A, il faut chercher chez Parmnide,
qui crit : VIII [5] [L'tre] (...) est maintenant tout
entier ( ). [24] To ut est plein de ltre. ( ' ). 12 Le de
Parmnide, cest le tout dans : To ut
Dans le carr dApule, les propositions en A, E, I et O prsentent
certaines proprits logiques quil convient de mentionner :
est.
A et E sont en opposition de contraires. Elles sopposent
dans le vrai de telle manire que A et E ne peuvent pas tre tous
les deux vraies ; si lune est connue comme vraie, lautre est
ncessairement fausse. Mais, elles ne sopposent pas de la mme manire
dans le faux, parce que A et E peuvent tre tous les deux fausses ;
si lune est connue comme fausse, lautre peut tre vraie ou
fausse.
A et O sont en opposition de contradictoires. Elles sopposent de
la mme manire dans le vrai et dans le faux ; si lune est connue
comme vraie, lautre est connue comme faus-se.
E et I sont aussi en opposition de contradictoires. Elles
sopposent de la mme manire dans le vrai et dans le faux ; si lune
est connue comme vraie, lautre est connue comme faus-se.
12 Le pome de Parmnide, traduction franaise de Paul Tannery :
Pour l'histoi-
re de la science hellne, de Thals Empdocle (1887). URL.
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Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 17
I et O sont en opposition de sous-contraires. Elles sopposent
dans le faux de telle manire que I et O ne peuvent pas tre tous les
deux fausses ; si lune est connue comme fausse, lautre est
ncessairement vraie. Mais, elles ne sopposent pas de la mme manire
dans le vrai, parce que I et O peuvent tre tous les deux vraies ;
si lune est connue comme vraie, lautre peut tre vraie ou
fausse.
partir du carr dApule des oppositions en A (affirmatif uni-
versel), E (ngatif universel), I (affirmatif particulier) et O
(ngatif particulier), on obtient un hexagone de Blanch 13
Dans lhexagone de Blanch, o sont dj identifies deux paires de
contradictoires (A-O et E-I), une paires de contraires (A-E), une
paire de sous-contraires (I-O) et certains quipollents (U : soit A
soit E ; Y : I et O), peuvent aussi tre identifies des relations
dantcdent consquent, certains autres quipollents, une troisime
paire de contradictoires, un trilemme strict de contraires et un
trilemme large de sous-contraires :
tel que trac la page suivante.
1. autres quipollents
:
1.1. A : I et O ; 1.2. E : O et U ;
13 Robert Blanch, Structures intellectuelles Essai sur
lorganisation systmati-
que des concepts, Paris, 1969, 2e dition, Librairie
philosophique J. Vrin, pas-sim.
-
Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 18
[9]
HEXAGONE DE BLANCH
U : soit tout est soit rien nest.
U : soit A soit E
A : Tout est.
I : Quelque partie [du tout] est.
E :Rien [du tout] nest. O. Quelque partie [du tout] nest
pas.
Y : en partie est et en partie nest pas
Y : I et O ni A ni E : ni tout ni rien
1.3. O : soit E soit Y ; 1.4. I : soit A soit Y ;
2. relations dantcdent consquent
:
2.1. U est consquent de A ; 2.2. U est consquent de E ; 2.3. I
est consquent de Y ; 2.4. O est consquent de Y ; 2.5. I est
consquent de A ; 2.6. O est consquent de Y ;
-
Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 19
3. une troisime paire de contradictoires
:
3.1. U-Y
4. un trilemme strict de contraires
:
4.1. la triade AEY constitue un trilemme strict : AEY sont
mu-tuellement exclusifs, mais collectivement exhaustifs : po-ser
lun exige de nier les deux autres, mais nier lun exige de poser lun
ou lautre de la paire qui reste et exige enco-re de nier celui qui
nest pas pos : de trois, un ;
5.un trilemme large de sous-contraires
:
5.1. la triade UIO constitue un trilemme large : en poser deux
exige de nier celui qui reste, et en nier un exige de poser lun et
lautre de la paire qui reste : de trois, deux.
Selon Gorgias, qui met en place, dans lordre, trois propositions
fondamentales dont premirement, et pour commencer, que rien nexiste
, si nous situons cette position dans le carr dApule en : E - Rien
nest., alors doivent tre ni :
[10]
a) I : Quelque partie [du tout] est. (chez Gorgias : il existe
quelque chose) qui est la contradictoire de E ;
b) A : Tout est. (innomm chez Gorgias) qui est la contraire de
E.
Autrement dit, si Gorgias pose que rien nexiste est vraie,
alors il existe quelque chose est fausse ; et tout est est
fausse.
-
Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 20
Comme il existe quelque chose est fausse, sa sous-contraire il
nexiste pas quelque chose est vraie.
Chez Gorgias, semble-t-il, le Rien nexiste. vise lenseignement
de Parmnide, pour qui les seules voies de recher-che ouvertes
lintelligence sont au nombre de deux :
1. lune, que ltre est, que le non-tre nest pas, chemin de
la certitude, qui accompagne la vrit ; 2. lautre, que ltre nest
pas : et que le non-tre est for-
cment, route o je te le dis, tu ne dois aucunement te laisser
sduire .
Et Parmnide en conclut : Tu ne peux avoir connaissance de ce
qui nest pas, tu ne peux le saisir ni lexprimer ; car le pens et
ltre sont une mme chose .
Selon Sextus Empiricus, dans son discours, Gorgias soutient
trois positions :
1. premirement, et pour commencer, que rien nexiste
( ) exclut toute apprhension positive du non-tre : en cela, elle
rejoint celle de Parmnide pour qui on ne peut ni avoir connaissance
de ce qui nest pas , ni le saisir ni lexprimer ;
2. deuximement que, mme sil existe quelque cho-se ( ), lhomme ne
peut lapprhender ( ) exclut encore toute apprhension positive : en
cela, elle soppose celle de Parmnide pour qui le pens et ltre sont
une mme chose ;
3. troisimement, que mme si on peut lapprhender ( ), on ne peut
ni le formuler ni lexpliquer aux autres ( ) exige une apprhension
positive, bien que ni formulable ni explicable lgard dautrui : en
cela, elle soppose celle de Parmnide pour qui emprunter la
seconde
-
Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 21
route ne conduit qu te laisser sduire , tche quexplore le rhteur
Gorgias.
Cest, en effet, la question qui est dbattue dans le Gorgias de
Pla-
ton, alors que Socrate sadresse Gorgias en ces termes : Tu es
ca-pable (...) de rendre habile parler (...) sur tous les sujets,
de faon tre (...) persuasif sans instruire 14
14 Platon, uvres compltes, Bibliothque de la Pleiade, traduction
nouvelle et
notes par Lon Robin, Gorgias, 458 e.
. Mme si la parole de lorateur sadresse autrui et peut mme
lmouvoir, ce en quoi elle est per-suasive, elle ne linstruit en
rien sur quoi que ce soit. Bref, le Sur la nature de Parmnide est
peut-tre persuasif, mais il ne nous instruit en rien sur le chemin
de la certitude, qui accompagne la vrit : ltre est et le non-tre
nest pas. Explorons la thse quexpose Gor-gias, selon ce que nous en
rapporte Sextus Empiricus.
-
Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 22
[11]
Le dfi de Gorgias
Chapitre 3
Rien nexiste
Retour la table des matires Au paragraphe (66), Sextus Empiricus
soutient que Gorgias expri-
me sa thse comme suit :
(66) , , , . , , , , , .
(66) Pour le fait que rien nexiste, son argumentation se
d-veloppe de la manire suivante : sil existe quelque chose, cest ou
ltre, ou le non-tre, ou la fois ltre et le non-tre. Or, ltre nest
pas, comme il ltablira, ni le non-tre, comme il le confirmera, ni
non plus la fois ltre et le non-tre, chose quil expliquera
galement. Ainsi donc, rien nexiste.
Et, ce mme paragraphe (66), Sextus Empiricus nous annonce la
manire quadopte Gorgias pour tablir sa premire proposition
fondamentale : Il n'y a rien. Gorgias raisonne en modus
tollens.
-
Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 23
Lantcdent est : s'il existe quelque chose , qui est la
contradictoi-re de : rien nexiste ; alors, selon ce que soutient
Gorgias, trois consquents possibles de cet antcdent sont annoncs
par cest en ces termes :
ou l'tre [cest ltre qui existe] ou le non-tre [cest le non-tre
qui existe] ou la fois l'tre et le non-tre [cest ... qui
existent].
Et, ajoute Sextus Empiricus, Gorgias va rpondre en niant
chacun
de ces trois consquents de s'il existe quelque chose , ce qui
don-ne :
l'tre n'est pas, ni le non-tre, ni non plus la fois l'tre et le
non-tre.
Cette ngation de ces trois consquents, selon Gorgias,
emporte
logiquement la ngation de lantcdent s'il existe quelque chose ,
ce qui donne : Rien nexiste . Au moment o Gorgias crit son ouvrage,
ni le carr dApule ni lhexagone de Blanch nexistent encore dans la
littrature ; au moment o Gorgias meurt, en 375, Aristote (384-322
avant J.C.), lauteur de lOrganon, nest g que de neuf (9) ans.
Comparons nanmoins la thse de Gorgias avec ce qucrit Aristote dans
ce passage :
[12]
, , ( , ,
-
Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 24
), .
, . , , , .
L'affirmation exprime qu'une chose est une autre ; la cho-
se, d'ailleurs, tant dtermine ou tant indtermine. Et ce qui
forme l'affirmation doit tre un objet unique et s'appliquer un
objet unique. Nous avons dit prcdemment ce que c'est qu'une chose
dtermine et indtermine. Non-homme, par exemple, n'est pas prcisment
ce que j'appelle un nom, c'est un nom indtermin ; car l'indtermin
exprime encore en quelque sorte un objet unique. Et de mme : Il ne
se porte pas bien, n'est pas un verbe, c'est un verbe indtermin.
Toute affirma-tion et toute ngation seront donc composes ou d'un
nom et d'un verbe dtermins, ou d'un nom et d'un verbe indtermi-ns.
Sans verbe, il n'y a ni affirmation ni ngation possible. Est, sera,
a t, devient, ou toute autre expression analogue, ce sont l des
verbes, comme on l'a tabli plus haut ; ils embras-sent, outre leur
signification propre ; l'ide de temps. Ainsi la premire affirmation
et la premire ngation seront : L'homme est, l'homme n'est pas.
Vient ensuite : Le non-homme est, le non-homme n'est pas. Et aprs :
Tout homme est, tout homme n'est pas. - Tout non-homme est, tout
non-homme n'est pas. Le raisonnement serait le mme pour les temps
en dehors du pr-sent. 15
15 J. Barthelemy Saint-Hilaire, Logique dAristote, Tome I, Peri
Hermeneia,
Paris, 1844, Librairie de Ladrange, 19b 5-18.
URL.
-
Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 25
Remarquons-y la position de la particule ngative non , en grec ,
dans les diverses locutions cites. Dans : Lhomme nest pas. , elle
affecte le verbe est ; mais, dans Le non-homme est. , elle affecte
le nom homme , et non le verbe est ; par contre, dans Le non-homme
nest pas. , elle affecte le nom homme , dune part, et le verbe est
, dautre part. Etc. Cest ainsi que laffirmation L'homme est est nie
par la ngation L'homme n'est pas , et non par laffirmation Le
non-homme est .
Aristote semble trs attentif cet ordre de problmes, si tant est
que ces positions de la particule ngative non , en grec , soient
importantes ; il crit encore :
, .
Non-homme n'est pas un nom ; car il n'y a pas de limite de
nom qu'on puisse lui appliquer ; ce n'est ni une nonciation ni
une ngation ; c'est ce que j'appellerai un nom indtermin, parce
qu'il convient galement tout, l'tre et au non-tre.
, , .
[13] Il ne se porte pas bien, il n'est pas malade, ne sont pas
selon
moi des verbes ; pourtant, outre leur signification propre, ils
in-diquent le temps et se rapportent ncessairement quelque cho-se.
Mais cette diffrence n'a pas reu de nom spcial ; je l'appel-
-
Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 26
lerai, si l'on veut, le verbe indtermin, parce qu'il s'applique
aussi tout, l'tre comme au non-tre. 16
Si nous reprenons lenseignement de Parmnide que nous avons ci-t
plus haut :
II. (...) quelles sont les seules voies de recherche
ouvertes
lintelligence ; lune, que ltre est, que le non-tre nest pas,
chemin de la certitude, qui accompagne la vrit ; [5] lautre, que
ltre nest pas : et que le non-tre est
forcment, route o je te le dis, tu ne dois aucunement te laisser
sduire. Tu ne peux avoir connaissance de ce qui nest pas, tu ne
peux le saisir ni lexprimer ; car le pens et ltre sont une mme
chose
et que nous le reportons dans un carr dApule modifi, i.e. sans
d-termination de la quantit (universelle, particulire) des
propositions, donc en les prenant dans lindtermination avec
laquelle Parmnide les exprime, nous obtenons :
1. Ltre est.
3. Le non-tre nest pas.
2. Le non-tre est. 4. Ltre nest pas.
Sont des contradictoires : 1 et 4 ; ainsi que 2 et 3. Sont des
contrai-
res : 1 et 2 ; 3 et 4. Ainsi : si 1. Ltre est. est vraie, sa
contradictoire 4. Ltre nest pas. est fausse ; et 2. Le non-tre
est., sa contraire, est fausse ; ds lors, 3. Le non-tre nest pas.,
la contradictoire de 2. Le non-tre est., et aussi la contraire de
4. Ltre nest pas., est vraie. Et tel semble bien tre la position
que Parmnide exprime, bien quil ne lexprime pas en ces termes
puisque, pour lui aussi, le carr dApule
16 . Barthelemy Saint-Hilaire, Logique dAristote, Tome I, Peri
Hermeneia, Pa-
ris, 1844, Librairie de Ladrange, 1 6 a 3 0 e t 1 6 b 1 2. URL
1. URL 2.
-
Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 27
est encore inconnu dans la littrature, et Aristote nest pas
encore n au moment de son dcs.
Quoi quil en soit, poursuivons notre lecture de lexpos que
fait
Sextus Empiricus du discours que tient Gorgias. Ce dernier
expose dabord le cas du le non-tre nest pas au paragraphe (67) ;
ensui-te, aux paragraphes (68) (74), il expose le cas du l'tre
n'est pas ; enfin, aux paragraphes (75) et (76), il expose le cas
du la fois, l'tre nest pas et le non-tre nest pas .
[14]
-
Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 28
[15]
Chapitre 3. Rien nexiste
SECTION 1.
Le cas : le non-tre nest pas
Retour la table des matires
Selon Sextus Empiricus, Gorgias exprime sa thse comme suit :
(67) . , , , , . . , , , , . .
(67) Pour le fait que le non-tre nexiste pas, voici
largumentation : si le non-tre existe, il sera et la fois il ne
sera pas, car si on le pense comme ntant pas, il ne sera pas ; mais
en tant que non-tre, en revanche, il existera. Or il est tout fait
absurde que quelque chose soit et ne soit pas la fois. Donc le
non-tre nest pas. Dailleurs, si le non-tre est, ltre ne sera pas :
car ces notions sont contradictoires : si ltre est attribu au
non-tre, le non-tre sera attribu ltre. En tous cas, il ne peut pas
tre vrai que ce qui est ne soit pas ; et le non-tre ne sera pas non
plus.
-
Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 29
Le paragraphe (67) commence par annoncer la conclusion : le
non-tre n'existe pas , conclusion laquelle largumentation de
Gorgias va aboutir avec : Donc, le non-tre n'est pas. Quelle est
cette argumentation ?
Selon Sextus Empiricus, le raisonnement de Gorgias se soumet
au
principe de non-contradiction, ainsi exprim : Or il est tout
fait absurde que quelque chose soit et ne soit pas la fois Le
raisonne-ment que formule Gorgias prend la forme dune proposition
condi-tionnelle : Si le non-tre existe, il sera et la fois il ne
sera pas. Comme le principe de non-contradiction exige la ngation
du cons-quent : il sera et la fois il ne sera pas , sensuit, selon
Gorgias, la ncessaire ngation de lantcdent : le non-tre existe , ce
qui donne : Donc, le non-tre n'est pas . Mais, Gorgias ajoute une
autre raison que le principe de non-contradiction, en ces termes :
Car si on le pense comme ntant pas, il ne sera pas ; mais en tant
que non-tre, en revanche, il existera.
Que faut-il en penser ? Commenons par remplacer les pronoms par
les noms auxquelles
ils sont substitus : Car si on pense [le non-tre] comme ntant
pas, [le non-tre] ne sera pas, mais en tant que non-tre, en
revanche, [le non-tre] existe ra.
Cette phrase vise, semble-t-il, une partie de lenseignement
de
Parmnide : Tu ne peux avoir connaissance de ce qui nest pas, tu
ne peux le saisir ni lexprimer ; car le pens et ltre sont une mme
chose. Si le pens et ltre sont une mme chose , et quon pen-se [le
non-tre] comme ntant pas , [le non-tre] existera prci-sment dans
cette mesure, bien que, par ailleurs, [le non-tre] ne sera pas .
Beau dfi lanc Parmnide !
-
Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 30
[16] videmment, le problme que pose laffirmation : le pens
et
ltre sont une mme chose tient une distinction qui simpose quant
mme chose . Que ltre est soit une chose , et que le pens [de ltre
qui est] est une autre chose , il demeure que le pens [de ltre qui
est] est un pens ayant pour objet : Ltre est. , lobjet tant
distinct du pens . Cest ainsi que le pens et ltre sont une mme
chose
, dune mmet qui nest pas une identit, mais une similitude.
Gorgias poursuit lexpos de son dfi en ces termes : Dailleurs, si
le non-tre est, ltre ne sera pas. Pourquoi ? Car ces notions sont
contradictoires : si ltre est attribu au non-tre, le non-tre sera
attribu ltre. En tous cas, il ne peut pas tre vrai que ce qui est
ne soit pas ; et le non-tre ne sera pas non plus.
Si nous situons le discours de Gorgias dans le carr dApule
mo-difi cit plus haut, i.e. un carr sans quantit dtermine
, nous obte-nons : si ltre est attribu au non-tre , avec 2. Le
non-tre est. pose comme vraie, alors le non-tre sera attribu ltre ,
avec 4. Ltre nest pas. est poser comme vraie puisquelle est la
contradictoire de 1. Ltre est. qui est est fausse parce que
contraire 2. Le non-tre est. pose comme vraie. Ds lors, 3. Le
non-tre nest pas. est fausse puisquelle est la contraire de 4. Ltre
nest pas. , qui est vraie, et la contradictoire de 2. Le non-tre
est. , pose comme vraie. Il sensuit que : Donc, le non-tre n'est
pas , comme le dit Gorgias.
Sauf que, selon notre hypothse, Gorgias raisonne implicitement
dans un carr dApule qui retient la quantit des propositions : en
effet, lantcdent retenu tait : s'il existe quelque chose , qui est
bien la contradictoire de : rien nexiste dans un carr dApule qui
retient la quantit des propositions. Ici, cest Gorgias qui doit
relever un beau dfi de la part de Parmnide.
-
Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 31
Mais, il est encore trop tt pour solder les comptes. Si
lantcdent retenu, qui est bien la contradictoire de : rien nexiste
, est : s'il existe quelque chose , dune part, et que, parmi les
trois consquents possibles de cet antcdent, annoncs par le cest de
Gorgias, soient :
l'tre est ou le non-tre est ou, la fois, l'tre est et le non-tre
est.
ce dernier vient de nier le second : Le non-tre est. , avec : Le
non-tre nest pas. , dautre part, il lui en reste encore deux nier
pour conclure son projet.
-
Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 32
[17]
Chapitre 3. Rien nexiste
SECTION 2.
Le cas : ltre nest pas
Retour la table des matires
Cest aux paragraphes (68) (74) que Gorgias expose le cas du ltre
nest pas . Lexpos se divise en deux parties :
du paragraphe (68) au paragraphe (72), lauteur discute de
lopposition ternel-engendr et aux paragraphes (73) et (74), de
l
; opposition un-multiple
. Examinons-les.
Lopposition ter nel-engendr Selon Sextus, Gorgias crit :
(68) . , , . ( ), .
(68) Et, assurment, pas mme ltre nexiste : car si ltre existe,
il est soit ternel, soit engendr, soit les deux la fois.
-
Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 33
Or, il nest ni ternel, ni engendr, ni les deux la fois, comme
nous allons le dmontrer. Ainsi, ltre nexiste pas : car si ltre est
ternel (cest par l quil faut commencer), il na pas de
commencement.
Au paragraphe (68), Gorgias est conduit poser que : Pas
mme ltre nexiste. Pourquoi ? Car, si l'tre existe, il est soit
ternel, soit engendr, soit les deux la fois. Or, il nest ni ternel,
ni engendr, ni les deux la fois. Ainsi, ltre nexiste pas : car si
ltre est ternel (cest par l quil faut commencer), il na pas de
commen-cement.
Ici, Gorgias raisonne encore en modus tollens. Lantcdent est
:
si l'tre existe , qui est la contradictoire de : l'tre n'existe
pas ; et les trois consquents possibles de cet antcdent, selon ce
que soutient Gorgias, sont :
soit ternel soit engendr soit les deux la fois.
Et, Gorgias va rpondre en niant chacun de ces trois consquents
:
il nest i. ni ternel, ii. ni engendr, iii. ni les deux la
fois.
Ds lors, la ngation de lantcdent doit suivre : Ainsi, ltre
nexiste pas. Prenons-les un un.
-
Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 34
[18] i. Ni ter nel Cet expos de lopposition ternel-engendr
commence avec cette
dernire phrase du paragraphe (68) o on lit et c'est par l qu'il
faut commencer :
(
Ainsi, ltre nexiste pas : car si ltre est ternel (
), .
cest par l quil faut commencer
), il na pas de commencement.
Gorgias commence par lternel : si l'tre est ternel (...), il n'a
pas de commencement. Et, il va explorer cet aspect du problme en
deux paragraphes, les paragraphes (69) et (70) :
(69) ,
. . , . , , , , .
(69) En effet, tout ce qui est engendr a un commencement, et, ce
qui est ternel tant par constitution inengendr, ce qui est ternel
na pas de commencement. Or, ce qui na pas de commencement est
illimit, et sil est illimit, il nest nulle part. En effet, sil est
dans un lieu, ce lieu dans lequel il est, est autre que lui et
ainsi, tant envelopp par quelque chose, cet tre ne sera pas
illimit. Car ce qui enveloppe est plus grand que ce qui est
envelopp, et rien ne saurait tre plus grand que ce qui est illimit
: ainsi, lillimit nest pas dans un lieu.
-
Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 35
(70) . , , ( , ). . . , , , , , . , .
(70) Et il ne senveloppe pas non plus lui-mme : car alors le
contenant et le contenu seront une seule et mme chose, et ltre sera
deux : le lieu et le corps (car le contenant, cest le lieu, et le
contenu, le corps). Or cela est absurde. Assurment, ltre nest pas
non plus en lui-mme. Par suite, si ltre est ternel, il est illimit
; sil est illimit, il nest nulle part ; sil nest nulle part, il
nest pas. Ainsi, si ltre est ternel, il nexiste en aucune faon.
Pour saisir le propos de Gorgias, il convient, semble-t-il, de
rappe-
ler ce passage crit par Parmnide :
VIII ' ' ' ', , ' [5] ' ' , , ,
[19] VIII II nest plus quune voie pour le discours, cest que
ltre soit ; par l sont des preuves nombreuses quil est
inen-gendr et imprissable, universel, unique, immobile et sans fin.
[5] Il na pas t et ne sera pas ; il est maintenant tout entier, un,
continu. 17
17 Le pome de Parmnide, traduction franaise de Paul Tannery :
Pour l'histoi-
re de la science hellne, de Thals Empdocle (1887). URL.
-
Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 36
Remarquons bien ce ' , que Paul Tannery traduit ici par preuve .
Le Greek-English Lexicon, qui accompagne le texte grec traduit en
franais par Paul Tannery, nous enseigne que ' vient de , quil
traduit par : sign, mark, token : si-gne , marque , indice 18
Lorsque, VIII , Parmnide crit quil nest plus quune voie pour le
discours, cest que ltre soit , il voque la conclusion la-quelle les
paragraphes prcdents lont conduit en partant de : II Allons, je
vais te dire et tu vas entendre quelles sont les seules voies de
recherche ouvertes lintelligence , voies quil pose comme suit :
.
lune, que ltre est, que le non-tre nest paschemin de la
certitude, qui accompagne la vrit ;
,
[5] lautre, que ltre nest pas : et que le non-tre est for-
cmentroute o je te le dis, tu ne dois aucunement te laisser
sduire.
,
Cette autre voie, il va en commencer lexposition VIII , au
paragraphe (60), l o il va opposer la vraisemblance au chemin de
la certitude, qui accompagne la vrit , en ces termes :
[60] Je vais ten exposer tout larrangement selon la vrai-
semblance
, en sorte que rien ne tchappe de ce que connaissent les
mortels.
VIII , cest aprs avoir crit : il nest plus quune voie pour le
discours, cest que ltre soit que Parmnide introduit le mot ' ,
traduit par preuve , et il prcise que cette introduction
18 Henry George Liddell, Robert Scott, A Greek-English Lexicon,
revised and
augmented throughout by. Sir Henry Stuart Jones. with the
assistance of. Ro-derick McKenzie, Oxford, 1940, Clarendon Press.
URL.
-
Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 37
suit dun par l qui est situ comme un antcdent ; ce par l dsigne
cette voie : II nest plus quune voie pour le discours, cest que
ltre soit . Cette voie tant pose, cest par l [que] sont des preuves
nombreuses quil est inengendr et imprissable, universel, unique,
immobile et sans fin , quil na pas t et ne se-ra pas et quil est
maintenant tout entier, un, continu.
Cependant, dans son texte, Parmnide nexplique pas beaucoup
comment est-ce que cest par l [que] sont des preuves nombreu-ses
des caractres dont la liste suit : inengendr et imprissable,
universel, unique, immobile et sans fin, na pas t et ne sera pas,
est maintenant tout entier, un, continu . Et cest au comment de ce
par l que, semble-t-il, Gorgias va sattaquer.
Dans la premire phrase du paragraphe (69), Gorgias crit : Tout
ce qui est engendr a un commencement, et, ce qui est ternel tant
par constitution inengendr, ce qui est ternel na pas de
commence-ment. Est-ce que le bout de phrase : ce qui est ternel na
pas de commencement suit de la conjonction des deux bouts de phrase
prcdents : tout ce qui est engendr a un commencement, et
, ce qui est ternel tant par constitution inengendr ? Formulons
le pro-blme :
Tout ce qui est engendr a un commencement. [Tout] ce qui est
ternel est par constitution inengendr. Donc ? : [rien de] ce qui
est ternel na de commencement.
[20] Si cest le cas, un problme se pose Gorgias : les deux
prmisses
sont affirmatives, alors que la conclusion est ngative. Peut-tre
que Gorgias se sert implicitement de lobversion :
Nous appelons obversion lopration qui modifie la forme
de la copule et transforme en mme temps le prdicat en son
contradictoire. Elle ne modifie pas la valeur de vrit. Elle permet
donc de conclure de la vrit de la donne la vrit de
-
Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 38
la transforme, et de la fausset de la donne la fausset de la
transforme.
Schmas : Cet A est B, donc cet A nest pas non-B, et vice-versa.
Il est faux que cet A est B, donc il est faux que cet A nest pas
non-B, et vice-versa. Cet A est non-B, donc cet A nest pas B, et
vice-versa. 19
Lemploi de lobversion semble manifeste dans : [Tout] ce qui est
ternel est par constitution inengendr. Cette transforme vien-drait
de la donne : [Tout] ce qui est ternel nest pas par constitu-tion
engendr. Ainsi, peut-tre que Gorgias entendait crire :
Tout ce qui est par constitution inengendr est sans com-
mencement. [Tout] ce qui est ternel est par constitution
inen-gendr.
Donc : [tout] ce qui est ternel est sans commencement. Mais, il
est aussi possible que Gorgias nentende pas sexprimer
en un syllogisme ainsi rigoureusement formul, et entend plutt
noncer trois postulats :
Tout ce qui est engendr a un commencement. Ce qui est ternel
[est] par constitution inengendr. Ce qui
est ternel na pas de commencement. Cependant, au paragraphe
(69), Gorgias poursuit son expos en ces
termes : Or, ce qui na pas de commencement est illimit, et sil
est illimit, il nest nulle part.
19 Joseph Dopp, Notions de logique formelle, Louvain et Paris,
1965, Publica-
tions universitaires de Louvain et dition Batrice-Nauwelaerts,
p. 112.
-
Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 39
Ici, assurment, Gorgias propose un syllogisme conditionnel en
modus ponens :
Si ce qui na pas de commencement est illimit, alors il nest
nulle part. Or, il est illimit. Donc, il nest nulle part.
La premire phrase se transforme en un syllogisme attributif
Bar-
bara comme suit :
Tout illimit nest nulle part. Or, tout ce qui na pas de
commencement est illimit. Donc, tout ce qui na pas de commencement
nest nulle part.
On peut remdier linlgance du franais ici utilis en em-
ployant lobversion :
Tout illimit est sans lieu. Or, tout ce qui na pas de
commencement est illimit.
[21] Donc, tout ce qui na pas de commencement est sans lieu.
Et Gorgias poursuit sur sa lance en sexpliquant comme suit :
En effet, sil est dans un lieu, ce lieu dans lequel il est, est
autre que lui et ainsi, tant envelopp par quelque chose, cet tre ne
sera pas illimit. Car ce qui enveloppe est plus grand que ce qui
est envelopp, et rien ne saurait tre plus grand que ce qui est
illimit : ainsi, lillimit nest pas dans un lieu.
-
Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 40
Il est parfaitement clair que, sil est dans un lieu, et que son
lieu est autre que lui-mme, lillimit est alors envelopp par un
autre que lui-mme qui, forcment, le limite ; en effet, ce qui
enveloppe est plus grand que ce qui est envelopp , dune part, et
rien ne sau-rait tre plus grand que ce qui est illimit , dautre
part. Ds lors, non seulement lillimit nest pas dans un lieu , mais
encore il ne peut pas tre dans un lieu : il est sans lieu
possible.
tre dans un lieu impose une limite, ce pourquoi il est
impossible ce qui est illimit dun point de vue local dtre dans un
lieu. Sauf que Gorgias nexprime pas clairement cette restriction
quant au point de vue lorsquil crit : Si ce qui na pas de
commencement est illimit, alors il nest nulle part. Au contraire,
il exprime un lien dantcdent consquent en partant de ce qui est
ternel pour aboutir nest nulle part :
Ce qui est ternel (1) na pas de commencement (2). Or, ce qui na
pas de commencement (2) est illimit (3), et sil est illimit (3), il
nest nulle part (4).
Cette consquence est-elle valide ? Navoir aucune limite, tre
il-limit, de telle faon quon nest nulle part , et navoir aucune
limi-te, tre illimit, de telle faon quon est ternel , semblent
fondre deux faons, pourtant bien distinctes lune de lautre, en une
seule, et ce, de telle manire quil est prtendu que lune ne va pas
sans lautre. Si ce qui na pas de commencement est illimit , et que
ce qui est ternel na pas de commencement , on peut, certes, en
conclure que ce qui est ternel est illimit . Mais, est-ce que, de
ce qui est ternel, tant illimit parce que nayant pas de
commencement du point de vue de la gnration, on peut dire, pour
autant, quil nest nulle part ?
Rappelons-nous ce que Parmnide crit : II nest plus quune voie
pour le discours, cest que ltre soit ; et il ajoute que des preuves
nombreuses tablissent quil est inengendr et imprissa-ble,
universel, unique, immobile et sans fin ; et il poursuit en
ajou-tant encore quil na pas t et ne sera pas , quil est maintenant
tout entier, un, continu. Cette conjonction que pose Parmnide
entre
-
Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 41
inengendr et sans fin , et ce, sans sen expliquer, est,
semble-t-il, ce qui retient lattention de Gorgias, et ce, sans quil
ne lexprime explicitement lorsquil crit : Sil est illimit, il nest
nulle part.
Dans la mme veine, cette autre conjonction que pose Parmnide
entre inengendr et un, continu
est, peut-tre, ce qui retient lattention de Gorgias lorsquil
envisage, en son paragraphe (70), que :
Et il ne senveloppe pas non plus lui-mme : car alors le
contenant et le contenu seront une seule et mme chose, et ltre sera
deux : le lieu et le corps (car le contenant, cest le lieu, et le
contenu, le corps). Or cela est absurde. Assurment, ltre nest pas
non plus en lui-mme.
[22] Gorgias donne deux dfinitions : Le contenant, cest le lieu,
et le
contenu, le corps. Selon Gorgias, si lillimit senveloppe
lui-mme, alors le contenant et le contenu seront une seule et mme
chose, et ltre sera deux : le lieu et le corps. Or cela est
absurde.
Quest-ce qui est absurde ? Si le contenant, cest le lieu, et le
contenu, le corps , le contenant et le contenu font deux : le lieu
et le corps. Or, lillimit inengendr est unique, tout entier, un, et
continu, enseigne Parmnide, alors que ltre [est] deux : le lieu et
le corps dans lhypothse examine par Gorgias. Il semble que, pour ce
dernier, ltre [est] deux : le lieu et le corps , dans la mesure o
on ne peut pas douter quil existe bien des corps et des lieux. Or,
cette diversit du corps et du lieu soppose, selon Gorgias,
lenseignement de Parmnide selon lequel ltre est un et continu.
Sauf que, cet gard, Parmnide renvoie explicitement la question
du lieu et du corps au-del du discours certain , i.e. dans le
domai-ne de la vraisemblance , lorsquil crit :
[50]
'
-
Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 42
. - -
[55] ' ' ' , , , ' , , ' ' ' , .
[60] , .
[50] Jarrte ici le discours certain, ce qui se pense selon la
vrit
[55]
; apprends maintenant les opinions humaines ; coute le dcevant
arrangement de mes vers. - On a constitu pour la connaissance deux
formes sous deux noms ; cest une de trop, et cest en cela que
consiste lerreur.
On a spar et oppos les corps, pos les limites qui les bornent
rciproquement
[60]
; dune part, le feu thrien, la flamme bienfaisante, subtile,
lgre, partout identique elle-mme, mais diffrente de la seconde
forme ; dautre part, celle-ci, oppose la premire, nuit obscure,
corps dense et lourd.
Je vais ten exposer tout larrangement selon la vrai-semblance,
en sorte que rien ne tchappe de ce que connais-sent les mortels.
20
Pour Parmnide, la question de ltre et la question du corps et de
ses limites appartiennent lune la premire voie, celle du discours
certain (...) qui se pense selon la vrit , lautre la seconde, celle
de larrangement selon la vraisemblance (...) de ce que connaissent
[aussi] les mortels .
Quoi quil en soit, Gorgias conclut son expos avec ce bout de la
dernire phrase du paragraphe (70) :
20 Le pome de Parmnide, traduction franaise de Paul Tannery :
Pour l'histoi-
re de la science hellne, de Thals Empdocle (1887). URL.
-
Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 43
Par suite, si ltre est ternel, il est illimit ; sil est illimit,
il nest nulle part ; sil nest nulle part, il nest pas.
En ayant lesprit que Parmnide crit : II nest plus quune
voie pour le discours, cest que ltre soit , et que, par l , il
exis-te des preuves nombreuses de ce quil est inengendr et
imp-rissable, universel, unique, immobile [23] et sans fin ,de ce
quil na pas t et ne sera pas , de ce quil est maintenant tout
entier, un, continu , Gorgias remet en question quil nest plus
quune voie pour le discours, cest que ltre soit
Cependant, le texte de Gorgias introduit ici une ellipse. Son
ex-pos de lopposition ternel-engendr commence avec cette dernire
phrase du paragraphe (68) o on lit et c'est par l qu'il faut
commen-cer :
, et ce, dans la mesure o il soulve les difficults que nous
avons lues. Elles ne sont peut-tre pas aussi dcisives que Gorgias
ne le prtend, mais elles exigent, tout au moins, certains
claircissements de la part de Parmnide.
(
Ainsi, ltre nexiste pas : car si ltre est ternel (
), .
cest par l quil faut commencer
), il na pas de commencement.
Gorgias vient de terminer ce par quoi il faut commencer , soit
que ltre est ternel . Sa conclusion ne peut aller au-del de ce seul
point : ltre est ternel .
En effet, rappelons-nous que Gorgias raisonne en modus tollens.
Lantcdent est : si l'tre existe , qui est la contradictoire de :
l'tre n'existe pas ; et les trois consquents possibles de cet
ant-cdent, selon ce que soutient Gorgias, sont :
soit ternel soit engendr soit les deux la fois.
-
Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 44
Et, Gorgias a annonc quil rpondrait en niant chacun de ces
trois
consquents : il nest
ni ternel, ni engendr, ni les deux la fois.
Il vient, certes, de conclure sur le point : nest ni ternel .
Il
lui reste encore conclure sur les deux autres points : ni
engen-dr et ni les deux la fois , avant de pouvoir en venir la
nga-tion de lantcdent qui doit suivre : Ainsi, ltre nexiste
pas.
Venons-en donc au second point que Gorgias a annonc, et lisons
ce quil crit dans son raisonnement en modus tollens propos du
second des trois consquents possibles de lantcdent : si l'tre
existe , contradictoire de : l'tre n'existe pas , selon ce quil
sou-tient :
soit ternel soit engendr soit les deux la fois.
-
Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 45
ii. Ni engendr Lisons ce que Gorgias crit pour nier le second
des trois cons-
quents suivant :
il nest
ni ternel, ni engendr, ni les deux la fois.
[24] Largumentation quil dveloppe ce propos se lit ainsi :
(71) . , . , . .
(71) En outre, ltre ne peut pas non plus tre engendr. Car sil a
t engendr, cest partir de ltre ou partir du non-tre quil a t
engendr. Or il na pas t engendr partir de ltre : car si ltre
existe, il na pas t engendr, mais il existe dj ; ce nest pas non
plus partir du non-tre, car le non-tre ne peut rien engendrer,
puisque ncessairement ltre gnra-teur doit participer de lexistence.
Donc, ltre nest pas non plus engendr.
Avant de prendre connaissance de largumentation que dveloppe
Gorgias, il convient, semble-t-il, de rappeler lenseignement que
Parmnide propose cet gard :
-
Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 46
VIII [5] (...) ;
; ' . '
[10] , , ; . ' ' ' ,
[15] ' ' , , ( ), ' . ' ; ' ;
[20] ', , ' . . , , , , ' .
[25] . VIII [5] (...) Car quelle origine lui chercheras-tu ? Do
et
dans quel sens aurait-il grandi ? De ce qui nest pas ? Je ne te
permets ni de dire ni de le penser ; car cest inexprimable et
inintelligible que ce qui est ne soit pas. Quelle ncessit let oblig
[10] plus tt ou plus tard natre en commenant de rien ? Il faut quil
soit tout fait ou ne soit pas. Et la force de la raison ne te
laissera pas non plus, de ce qui est, faire natre quelque autre
chose. Ainsi ni la gense ni la destruction ne lui sont permises par
la Justice ; elle ne relchera pas les liens [15] o elle le tient. [
L-dessus le jugement rside en ceci ] : Il est ou nest pas ; mais il
a t dcid quil fallait abandonner lune des routes, incomprhensible
et sans nom, comme sans vrit, prendre lautre, que ltre est
vritablement. Mais comment ce qui est pourrait-il tre plus tard ?
Comment aurait-il pu deve-nir ?
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Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 47
[25]
[20] Sil est devenu, il nest pas, pas plus que sil doit tre un
jour. Ainsi disparaissent la gense et la mort inexplicables. II
nest pas non plus divis, car Il est partout semblable ; nulle part
rien ne fait obstacle sa continuit, soit plus, soit moins ; tout
est plein de ltre,
[25] tout est donc continu, et ce qui est touche ce qui est.
21
Pourquoi est-ce que ltre ne peut pas non plus tre engendr ? Pour
dcouvrir la rponse cette question, il convient de soulever cet-te
autre question : Si ltre en engendr, quelle origine lui
cherche-ras-tu
Cest exactement le chemin que prend Gorgias en nonant deux
origines possibles :
? , comme lcrit Parmnide.
Sil a t engendr, cest 1) soit : partir de ltre2) soit :
partir du non-tre
quil a t engendr.
Pourquoi est-ce quil na pas t engendr
1) partir de ltre(1a) si ltre existe,
? Parce que :
(2a) il na pas t engendr, (3a) [puisquil] existe dj selon
(1a).
21 Le pome de Parmnide, traduction franaise de Paul Tannery :
Pour l'histoi-
re de la science hellne, de Thals Empdocle (1887). URL.
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Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 48
Pourquoi est-ce quil na pas t engendr
2) partir du non-tre
(2a) le non-tre ne peut rien engendrer, ? Parce que :
(2b) puisque ncessairement ltre gnrateur doit participer de
lexistence, tel pos en 1).
Et Gorgias conclut son paragraphe (71) ainsi : Donc, ltre
nest pas non plus engendr. Pourquoi non plus ? Parce que Gorgias
entend nier le second des trois consquents suivant : il nest
ni ternel, ni engendr, ni les deux la fois.
Or, ce second consquent vient aprs un premier : ni ternel ,
quil vient de nier ; le non plus est ainsi justifi. De plus,
Gorgias entend tre cohrent et, ici, il lest : il ny a pas dellipse
comme dans le cas du ni ternel .
Cependant, ce non plus ne risque-t-il pas dtre gnant pour lui,
et ce, deux points de vue ? Dabord, la valeur de son argumen-tation
repose entirement sur lantcdent 1a) ltre existe pour lhypothse 1)
partir de ltre , et mme pour lhypothse 2) partir du non-tre . Cest
dj passablement gnant. Ensuite, il y a pire. Que peut-il y avoir de
pire ? Ce quil peut y avoir de pire pour quelquun qui entend
attaquer la thse de Parmnide : II nest plus quune voie pour le
discours, cest que ltre soit. cest daccrditer la thse attaque au
cours de lattaque, et ce, pour prci-sment prtendre conduire
lattaque son terme. Autrement dit, cest slancer en avant avec une
fougue qui gne llan.
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Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 49
[26] Or, cette accrditation ressort dautant mieux que, dans
cette dis-
cussion sur lengendr , Gorgias nonce son argument en ne
rete-nant que lopposition partir de ltre et partir du non-tre
Lisons, nanmoins, ce que Gorgias propose dans cette dernire voie
: celle du ni les deux la fois .
dans : Car sil a t engendr, cest partir de ltre ou partir du
non-tre quil a t engendr. Il ne propose pas une troisime posi-tion
faite des deux premires, comme au paragraphe (66) : ni non plus la
fois ltre et le non-tre , ou comme au paragraphe (68) : ni les deux
la fois .
iii. Ni les deux la fois Rappelons que Gorgias raisonne en modus
tollens. Lantcdent
est : si l'tre existe , contradictoire de : l'tre n'existe pas ;
et les trois consquents possibles de cet antcdent, selon ce que
soutient Gorgias, sont :
soit ternel soit engendr soit les deux la fois.
Gorgias vient de nier les deux premiers de ces trois consquents
:
il nest
ni ternel, ni engendr, ni les deux la fois.
Il lui reste nier le troisime pour parvenir la ngation de
lantcdent : Ainsi, ltre nexiste pas. cette fin, il crit :
-
Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 50
(72) ,
, , , , . , .
(72) De la mme manire, il nest pas non plus la fois ternel et
engendr : ces deux propositions se dtruisent mu-tuellement ; si
ltre est ternel, il ne peut avoir t engendr ; sil est engendr, il
nest pas ternel. Ainsi, si ltre nest ni ternel, ni engendr, ni les
deux la fois, alors, ltre nest pas.
Le paragraphe (71) se terminait par la phrase : Donc, ltre
nest pas non plus engendr. Au paragraphe (70), nous lavons vu,
Gorgias terminait avec : Ainsi, si ltre est ternel, il nexiste en
au-cune faon. , alors quil concluait en allant au-del du premier
mem-bre de lopposition ternel-engendr, ce qui exigeait une
correction limitant cette conclusion : Ltre nest pas ternel .
Gorgias ve-nait ainsi de nier les deux premiers de ces trois
consquents : il nest
ni ternel
, ni engendr
ni les deux la fois. ,
Son non plus , au paragraphe (71), consiste, comme nous
lavons vu, prendre acte de ce que : il nest pas ternel, non plus
quengendr . Et le paragraphe (72) souvre avec la phrase : De la mme
manire, il nest pas non plus la fois ternel et engendr. La mme
manire tient cette reprise de pas non plus . Soit ! Mais, au del de
cette itration de la forme grammaticale, trouve-t-on aussi une mme
manire quant au fond ?
-
Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 51
[27] Il semble bien que oui, puisque Gorgias crit : ces deux
propo-
sitions se dtruisent mutuellement ; si ltre est ternel, il ne
peut avoir t engendr ; sil est engendr, il nest pas ternel. Or,
cest pourtant ce que nous venons de lire propos du non engendr , ce
que nous voquions comme pire que gnant.
Mais, Gorgias ne semble pas en tre gn ; il termine son
para-graphe avec cette dernire phrase : Ainsi, si ltre nest ni
ternel, ni engendr, ni les deux la fois, alors, ltre nest pas. Il
semble mme satisfait davoir accompli son programme.
Pourtant, la premire partie, ici soulign, de son antcdent : si
ltre nest ni ternel, ni engendr sen trouve ananti. Et, dans Ni les
deux la fois , il vient den anantir la seconde partie, ici
souli-gn, de son antcdent : si (...) ni les deux la fois
.
iv. Conclusion sur Ni ternel, ni engendr, ni les deux la
fois
Gorgias proposait un raisonnement en modus tollens, avec
lantcdent : si l'tre existe , contradictoire de : l'tre n'existe
pas ; et il avait soutenu que les trois consquents
possibles de cet antcdent taient :
soit ternel soit engendr soit les deux la fois.
Et, Gorgias se proposait de nier chacun de ces trois consquents
:
il nest
ni ternel, ni engendr, ni les deux la fois.
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Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 52
afin de pouvoir poser la ngation de lantcdent qui devait
sensuivre : Ainsi, ltre nexiste pas. Cest exactement ce quil rsume
avec cette dernire phrase de son paragraphe (72) : Ainsi, si ltre
nest ni ternel, ni engendr, ni les deux la fois, alors, ltre nest
pas.
Mais, arrtons-nous la mme manire du paragraphe (72) et
considrons-en le fond :
(72) De la mme manire, il nest pas non plus la fois
ternel et engendr : ces deux propositions se dtruisent
mu-tuellement ; si ltre est ternel, il ne peut avoir t engendr ;
sil est engendr, il nest pas ternel.
et ce, selon le schma de lhexagone de Blanch expos la page
sui-vante.
Dans cet hexagone, la triade A : est ternel -- E : est engendr
-- Y : I pas engendr et O pas ternel constitue un trilemme strict
de contraires : les trois termes AEY en sont mutuellement
exclusifs, mais collectivement exhaustifs : poser lun exige de nier
les deux autres, mais nier lun exige de poser lun ou lautre de la
paire qui reste et de nier celui qui nest pas poser : bref, de
trois, un
.
Dans le raisonnement en modus tollens quentreprend Gorgias, ce
dernier oppose les trois consquents suivants : a) soit ternel ; b)
soit engendr ; c) soit les deux la fois. Or, la triade A : est
ternel -- E : est engendr -- Y : I pas engendr et O pas ternel, qui
constitue un trilemme strict de contraires, nonce soit ternel en A,
nonce soit engendr en E, mais nonce le troisime, en Y, comme suit :
soit : ni ternel ni engendr ou soit : pas engendr et pas ter-nel ;
Gor-
-
Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 53
U : soit ternel soit engendr U : soit A soit E jamais : A et
E
A : est ternel.
I. : nest pas engendr.
E : est engendr. O. : nest pas ternel.
Y : ni A est ternel ni E est engendr Y : I pas engendr et O pas
ternel
gias le formule plutt en : soit : et ternel et engendr , i.e.
soit : les deux la fois . Et, Gorgias se propose de nier chacun de
ces trois consquents, et ce, cumulativement, ce qui, pour lui,
donne :
Affirmation : il est Ngation : il nest
soit ternel ni ternel
soit engendr ni engendr
soit les deux la fois ni les deux la fois
Sauf que, selon lhexagone de Blanch, ces trois termes sont
mu-
tuellement exclusifs, mais collectivement exhaustifs : poser lun
des trois termes exige alors de nier les deux autres ; ou nier lun
des trois termes exige de poser lun ou lautre de la paire qui reste
et de nier lautre de la mme paire ; bref, de trois, un :
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Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 54
a. si A : est ternel est pos, alors est ni E : est engendr,
ce qui exige la position de I : pas engendr, et la ngation de Y
: pas engendr et pas ternel, alors que cette ngation de Y exige la
position de U : soit ternel soit engendr ;
b. si E : est engendr est pos, alors est ni A : est ternel, ce
qui exige la position de O : pas ternel, et la ngation de Y : pas
engendr et pas ternel, alors que cette ngation de Y exi-ge la
position de U : soit ternel soit engendr ;
c. si Y : pas engendr et pas ternel est pos, alors sont nis A :
est ternel et E : est engendr, ainsi que U : soit ter-nel soit
engendr, ce qui exige la position de I : pas engendr et la position
de O : pas ternel.
Le rhteur Gorgias semble tre en grande difficult avec sa
thse.
Si lhexagone de Blanch, impose le trilemme strict des contraires
: de trois, un, dune part, et le trilemme large des sous-contraires
: de trois, deux
[29]
, dautre part, comment se situe, dans ce contexte, le
para-graphe (68) de Gorgias :
(68) Et, assurment, pas mme ltre nexiste : car si ltre
existe, il est soit ternel, soit engendr, soit les deux la fois.
Or, il nest ni ternel, n,i engendr, ni les deux la fois, comme nous
allons le dmontrer. Ainsi, ltre nexiste pas : car si ltre est
ternel (cest par l quil faut commencer), il na pas de
commencement.
Le consquent il est soit ternel, soit engendr, soit les deux
la
fois doit-il tre situ du ct :
du trilemme strict des contraires : de trois, un ou du ct du
trilemme large des sous-contraires :
, de trois,
deux ?
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Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 55
Si on tient compte de ce que nous venons de lire au
paragraphe
(72), o Gorgias crit quil nest pas non plus la fois ternel et
en-gendr parce que ces deux propositions se dtruisent mutuel-lement
: si ltre est ternel, il ne peut avoir t engendr ; sil est
en-gendr, il nest pas ternel alors notre rhteur adopte la position
U : soit ternel soit engendr.
Cette prise de position, selon le trilemme strict des contraires
: de trois, un
, le contraint choisir entre ces deux positions o U est pos
:
a. si A : est ternel est pos, alors est ni E : est engendr, ce
qui exige la position de I : pas engendr, et la ngation de Y : pas
engendr et pas ternel, ce qui exige la position de U : soit ternel
soit engendr ;
b. si E : est engendr est pos, alors est ni A : est ternel,
ce qui exige la position de O : pas ternel, et la ngation de Y :
pas engendr et pas ternel, ce qui exige la position de U : soit
ternel soit engendr.
De quelle nature est linfluence que cette contrainte exerce sur
sa
critique de lenseignement que propose Parmnide, en ce qui
concerne lopposition ternel-engendr
? Il semble bien quelle soit dirimante.
Passons lopposition un-multiple.
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Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 56
Lopposition un-plusieurs
Nous sommes toujours dans le cas : ltre nest pas . Lexamen
de ce cas, selon Gorgias, commande un expos diviser en deux
par-ties. Une premire traite de lopposition ternel-engendr et va du
pa-ragraphe (68) au paragraphe (72) ; nous venons den prendre
connais-sance. La seconde, dont nous commenons ltude, traite de
lopposition un-multiple et se trouve aux paragraphes (73) et (74),
qui soccupent respectivement du un , et du multiple :
(73) , ,
, . , . , , , . . . .
[30] (73) Dailleurs, sil existe, il est soit un, soit multiple :
or, il
nest ni un, ni multiple, comme nous allons ltablir. Ds lors,
ltre nest pas. En effet, sil est un, alors il est soit quantit
dis-crte, soit quantit continue, soit grandeur, soit corps : de
tou-tes faons, il nest pas un, car sil est quantit discrte, il sera
dnombrable ; sil est quantit continue, il sera scable ; de mme, si
on le conoit comme grandeur, il ne sera pas indivisi-ble ; sil est
corps, il stendra selon trois dimensions, car il au-ra longueur,
largeur et profondeur. Il serait absurde de dire que ltre nest rien
de tout cela : donc ltre nest pas un.
(74) . , ,
-
Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 57
. , .
(74) Et il nest pas non plus multiple. Car sil nest pas un, il
nest pas non plus multiple : car le multiple est compos dunits
singulires, si bien que la suppression de lun supprime du mme coup
le multiple. Pour ces raisons, il est vident que ni ltre ni le
non-tre ne sont.
Il convient encore, semble-t-il, de rappeler ce passage crit
par
Parmnide que nous avons dj cit plus haut :
VIII ' ' ' ', , ' [5] ' ' , , ,
VIII II nest plus quune voie pour le discours, cest que ltre
soit ; par l sont des preuves nombreuses quil est inen-gendr et
imprissable, universel, unique, immobile et sans fin. [5] Il na pas
t et ne sera pas ; il est maintenant tout entier, un, continu
.
Gorgias commence son paragraphe (73) en nonant son pro-gramme :
Dailleurs, sil existe, il est soit un, soit multiple : or, il nest
ni un, ni multiple, comme nous allons ltablir. Ds lors, ltre nest
pas. Parvient-il ltablir ? Si oui, comment y parvient-il ?
Parmnide soutient que : Ltre [est] ; par l sont des preuves
[quil] est (...) un, continu . Et, un peu plus loin, il ajoute que
: VIII II nest pas non plus divis, car il est partout semblable ;
nulle part rien ne fait obstacle sa continuit, soit plus, soit
moins ; tout est plein de ltre, [25] tout est donc continu, et ce
qui est touche ce qui est. 22
22 Le pome de Parmnide, traduction franaise de Paul Tannery :
Pour l'histoi-
re de la science hellne, de Thals Empdocle (1887).
URL.
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Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 58
Lorsquil aborde la question de l un , Gorgias la pose dans
lordre de la quantit discrte , de la quantit continue , de la
grandeur et du corps , en ces termes : En effet, sil est un, alors
il est soit quantit discrte, soit quantit continue, soit grandeur,
soit corps. Et, il soutient que, de toutes faons, il nest pas
un
car sil est quantit discrte, il sera dnombrable ; sil est
quantit continue, il sera scable ; de mme, si on le conoit comme
grandeur, il ne sera pas in-
divisible ; sil est corps, il stendra selon trois dimensions,
car il aura
longueur, largeur et profondeur. Or, ajoute Gorgias, il serait
absurde de dire que ltre nest rien
de tout cela : donc ltre nest pas un. [31] Pour Gorgias, la
liste exhaustive de toutes [les] faons dont
ltre peut tre un est puise avec la quantit discrte , la quantit
continue , la grandeur et le corps . De plus, il savre que, en
chacune de ces faons , ltre peut tre divis , contrairement ce
qucrit Parmnide. Enfin, malgr ce que Parmni-de soutient au
paragraphe [60] de la partie VIII sur la vraisemblan-ce ,
paragraphe cit plus haut, Gorgias affirme trs fermement quil serait
absurde de dire que ltre nest rien de tout cela . Ds lors, la
conclusion tombe : Donc, ltre nest pas un. Sil nest pas un , se
peut-il quil soit multiple ?
Est-ce que l un et le multiple sopposent ? Si oui, de quelle
nature est cette opposition ? Au dbut de son paragraphe (73),
Gor-gias oppose l un et le multiple comme suit : soit un, soit
multiple . Sont-ce des contraires, ou des contradictoires ? Ni lun,
ni lautre ! , rpond Gorgias. Car, dit Gorgias au paragraphe (74),
sil nest pas un, il nest pas non plus multiple . Oui, l un et le
multiple sopposent, mais dune opposition antcdent-consquent. Et ce
lien dantcdent consquent donne lieu, de la
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Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 59
part de Gorgias, un argument en modus ponens : sil nest pas un,
il nest pas non plus multiple ; or, il nest pas un ; donc, il nest
pas mul-tiple.
Pourquoi est-ce quil nest pas non plus multiple ? Parce que le
multiple est compos dunits singulires, si bien que la suppres-sion
de lun supprime du mme coup le multiple.
Gorgias termine son paragraphe (74) avec cette dernire phrase :
Pour ces raisons, il est vident que ni ltre ni le non-tre ne sont.
Les raisons pour lesquelles le non-tre nest pas avaient dj t donnes
au cas prcdent : le cas du le non-tre nest pas . Il semble donc que
la dernire phrase du paragraphe (74) dborde le seul cas : ltre nest
pas , dabord examin selon lopposition ternel-engendr et, ensuite,
selon lopposition un-plusieurs .
Est-ce que pour ces raisons , celles que nous venons de lire
dans le cas : ltre nest pas , il est vident que (...) ltre (...)
[nest pas] ? Pour ce qui en est de lopposition ternel-engendr ,
nous avons dj vu que ce ntait pas aussi vident que Gorgias ne le
prtend.
Par contre, dans le cadre dlimit par ces raisons donnes dans le
cas : ltre nest pas , et ce, pour lopposition un-plusieurs , il
simpose dadmettre que largument de Gorgias lance un beau dfi
Parmnide. Et ce dfi tourne autour de cette question : est-il
ab-surde
Mais, Gorgias a annonc un troisime cas, quil nous reste
exa-miner.
de dire que ltre nest rien de tout cela , i.e. quantit discr-te
, quantit continue , grandeur et corps ? Et la rponse est : oui si
le terme tre est univoque, et non sil est analogue.
[32]
-
Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 60
[33]
Chapitre 3. Rien nexiste
SECTION 3.
Le cas : le non-tre nest pas et ltre nest pas
Retour la table des matires
Au paragraphe (75), Gorgias soutient la position suivante : Que
nexistent la fois ni ltre ni le non-tre peut se dduire facile-ment
, et ce, en ces termes :
(75) ,
, . , . , .
(75) Que nexistent la fois ni ltre ni le non-tre peut se dduire
facilement : en effet, si le non-tre existe ainsi que ltre, le
non-tre sera identique ltre du point de vue de lexistence : si bien
quaucun des deux ne sera. Que le non-tre nexiste pas, cest admis ;
dmonstration a t donne que ltre serait constitu comme lui, et
ainsi, ltre lui-mme nexistera pas.
Peut-on admettre que Gorgias parvient dduire facilement
que nexistent la fois ni ltre ni le non-tre ? Navons-nous pas
lu, au paragraphe (67), que :
-
Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 61
(67) Pour le fait que le non-tre nexiste pas, voici
largumentation : si le non-tre existe, il sera et la fois il ne
sera pas, car si on le pense comme ntant pas, il ne sera pas ; mais
en tant que non-tre, en revanche, il existera. Or il est tout fait
absurde que quelque chose soit et ne soit pas la fois. Donc le
non-tre nest pas. Dailleurs, si le non-tre est, ltre ne sera pas :
car ces notions sont contradictoires : si ltre est attribu au
non-tre, le non-tre sera attribu ltre. En tous cas, il ne peut pas
tre vrai que ce qui est ne soit pas
; et le non-tre ne sera pas non plus.
En quoi le discours que tient Gorgias au paragraphe (75)
diffre-t-il de celui quil tient au paragraphe (67) ? La question se
pose dautant plus que, au paragraphe (75), Gorgias ajoute : Que le
non-tre nexiste pas, cest admis ; dmonstration a t donne que ltre
serait constitu comme lui, et ainsi, ltre lui-mme nexistera pas
.
On peut recevoir le paragraphe (75) comme une explicitation de
la dmonstration [qui] a t donne . En effet, crit Gorgias, si le
non-tre existe ainsi que ltre, le non-tre sera identique ltre du
point de vue de lexistence : si bien quaucun des deux ne sera. Or,
que le non-tre nexiste pas, cest admis. Donc...
videmment, les commentaires dj faits propos des cas du le
non-tre nest pas , dune part, et du ltre nest pas , dautre part,
demeurent recevables.
-
Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 62
[33]
Chapitre 3. Rien nexiste
SECTION 4.
Conclusion sur Rien nexiste.
Retour la table des matires
Au paragraphe (65), Sextus Empiricus soutient, comme nous lavons
dj vu, que Gorgias de Lontium appartient cette catgo-rie de
philosophes qui ont supprim le critre de vrit puisque, dans son
livre intitul Du non-tre, ou de la nature il met en place, dans
lordre, trois propositions fondamentales :
premirement, et pour commencer, que rien nexiste ; deuximement
que, mme sil existe quelque chose,
lhomme ne peut lapprhender ; troisimement, que mme si on peut
lapprhender, on ne
peut ni le formuler ni lexpliquer aux autres. Nous venons
dachever notre lecture de largumentation que Gor-
gias propose au soutien de la premire de ces trois propositions
fondamentales : Rien nexiste. Ce dernier en dresse lui-mme un bilan
au paragraphe (76), en ces termes :
(76)
, , , , . .
-
Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 63
, , .
(76) Il y a plus : si ltre est identique au non-tre, ils ne
peuvent pas exister tous les deux la fois : car sils sont deux, ils
ne sont pas identiques, et sils sont identiques, ils ne sont pas
deux. Ce qui a pour consquence que cest le nant qui est ; car, si
ni ltre, ni le non-tre, ni les deux la fois nexistent, comme on ne
peut rien recevoir en dehors de cette alternative, rien
nexiste.
Ce bilan commence par un rappel du paragraphe prcdent, le
pa-
ragraphe (75), o nous avons lu : Que nexistent la fois ni ltre
ni le non-tre peut se dduire facilement , puisque, si le non-tre
exis-te ainsi que ltre, le non-tre sera identique ltre du point de
vue de lexistence : si bien quaucun des deux ne sera.
Au paragraphe (76), Gorgias reprend cette thse, mais en
ajou-tant : Il y a plus : si ltre est identique au non-tre, ils ne
peuvent pas exister tous les deux la fois : car sils sont deux, ils
ne sont pas identiques, et sils sont identiques, ils ne sont pas
deux. Selon Gor-gias, nous sommes ainsi conduit un paradoxe qui
prend le contrepied du paragraphe prcdent o nous avions lu : Que le
non-tre nexiste pas, cest admis ; dmonstration a t donne...
Et ce paradoxe, Gorgias lexprime comme suit : Ce qui a pour
consquence que cest le nant qui est ; car, si ni ltre, ni le
non-tre, ni les deux la fois nexistent, comme on ne peut rien
recevoir en dehors de cette alternative, rien nexiste. Cest la
conclusion qui simpose dans le modus tollens propos par
Gorgias.
[36] videmment, cette conclusion, selon laquelle Rien nexiste.
,
doit tre prise comme une rfutation de la thse que Parmnide
avance sur le chemin de la certitude, qui accompagne la vrit : que
ltre est, que le non-tre nest pas .
Abordons maintenant la seconde proposition fondamentale .
-
Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 64
[37]
Le dfi de Gorgias
Chapitre 4
Si quelque chose existe, il nest pas apprhend.
Retour la table des matires
En posant ici que quelque chose existe , alors quil vient de
conclure une argumentation selon laquelle rien nexiste , Gorgias ne
prtend pas passer la contradictoire de A : Rien nest. : I :
Quel-que partie [du tout] est.
Certes, largumentation de Gorgias nest pas compatible avec un
carr dApule. Mais, son propos se situe dans un autre cadre, comme
le signale explicitement Sextus Empiricus au paragraphe (77), en
ces termes :
(77) ,
, . , , , . , , , .
-
Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 65
(77) Que mme sil existe quelque chose, cette chose est
in-connaissable et inconcevable pour lhomme, cest ce que nous avons
dmontrer dsormais. En effet, si nos penses, dit Gorgias, ne sont
pas des tres, ltre ne saurait tre pens. En voici la preuve : en
effet, si par exemple, nos penses est attri-bue la blancheur, cest
que lobjet de notre pense est le blanc ; de mme, si nos penses il
arrive que soit attribue la non-existence, il en rsultera
ncessairement quaux tres sera attribue limpossibilit dtre
penss.
Que sagit-il de dmontrer dsormais ? Que mme sil existe
quelque chose, cette chose est inconnaissable et inconcevable
pour lhomme , et ce, quant son tre. Parce que, si nos penses, dit
Gorgias, ne sont pas des tres, ltre ne saurait tre pens. Autre-ment
dit, mme si ltre existe, et ce, malgr la dmonstration qui vient
dtre donne que rien nexiste , il demeure quil est im-possible
lhomme de penser
ltre ; dans cette perspective, le carr dApule, dans lequel est
employ le verbe conjugu lindicatif pr-sent est , se rvle
inintelligible. Ainsi, Gorgias sattaque de nou-veau Parmnide, selon
qui :
III. ... . III. car le pens et ltre sont une mme chose. 23
De sa thse, Gorgias entend nous apporter la preuve : En voici la
preuve. En grec : ; remarquons bien ce qui prendra beaucoup
dimportance lorsque Aristote rdi-gera son trait de philosophie
premire prenant comme objet : ce qui est en tant quil est
Prenons d'abord connaissance de la manire de le rsoudre. .
23 Le pome de Parmnide, traduction franaise de Paul Tannery :
Pour l'histoi-
re de la science hellne, de Thals Em- pdocle (1887). URL.
-
Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 66
[39]
Chapitre 4. Si quelque chose existe, il nest pas apprhend
SECTION 1.
Position du problme
Retour la table des matires
De cette preuve, Gorgias se contente, dabord, de fournir un
exemple : en effet, si par exemple, nos penses est attribue la
blancheur, cest que lobjet de notre pense est le blanc ; de mme, si
nos penses il arrive que soit attribue la non-existence, il en
rsultera ncessairement quaux tres sera attribue limpossibilit dtre
pen-ss . Puis, il enchane avec le paragraphe (78) o il pose le
premier jalon de sa preuve en ces termes :
(78)
, . ( ) , . ,
(78) Par suite, cest une conclusion saine et salutaire que de
dire : Si les penses ne peuvent avoir ltre pour objet, ltre ne peut
tre objet de pense. Or les penses cest de l que part largument nont
pas ltre pour objet, comme nous al-lons ltablir. Ltre nest donc pas
objet de pense. Que les penses naient pas ltre pour objet, cest
vident : (...)
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Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 67
Au paragraphe (78), Gorgias nonce ce qui est, pour lui, une
conclusion saine et salutaire que de dire : Si les penses ne
peuvent avoir ltre pour objet, ltre ne peut tre objet de pense. Et,
comme cest de l que part largument , il se propose de ltablir : Or
les penses nont pas ltre pour objet, comme nous allons ltablir.
Bien sr, sil ltablit, la conclusion suit : Ltre nest donc pas objet
de pense. Comment va-t-il ltablir ? En faisant ressortir une
vidence : Que les penses naient pas ltre pour objet, cest
vident.
En quoi est-ce vident ? [40]
-
Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 68
[41]
Chapitre 4. Si quelque chose existe, il nest pas apprhend
SECTION 2.
Ce qui est aberrant
Retour la table des matires
Quatre paragraphes, de (79) (82), sont consacrs cette mise en
vidence. Le premier, le paragraphe (79) nonce ce qui est aber-rant
en ces termes :
(79) ,
, . ( , .) , . .
(79) En effet, si les penses ont ltre pour objet, tout ce qui
est pens existe, de quelque manire quon le pense. [Ce qui est
aberrant]. En effet, de ce quon pense un homme volant ou un char
qui court sur les flots, il nen rsulte pas pour autant que lhomme
vole ou quun char courre sur les flots. Par sui-te, les objets de
nos penses ne sont pas des tres.
Commenons par ce qui est aberrant . De ce quon pense un
homme volant ou un char qui court sur les flots , il est
parfaite-ment clair ou vident quil nen rsulte pas pour autant que
lhomme vole ou quun char courre sur les flots . Contrairement
ce
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Gilles Plante, Le dfi de Gorgias. (2013) 69
qucrit Parmnide, le pens et ltre [ne] sont [pas ici] une mme
chose .
Est-ce que, par suite, les objets de nos penses ne sont pas des
tres ? De ce quon pense un homme [marchant l devant nous] ou un
[bateau qui flotte] sur les flots [l devant nous qui sommes au
quai] , en rsulte-t-il pour autant
que lhomme [marche l devant nous] ou quun [bateau flotte] sur
les flots [l devant nous qui sommes au quai] ? Certes non !
Mais, comme il est crit au paragraphe (77) et (79), peut-on dire
que ces objets de nos penses ne sont pas des tres , dune part, et
que lhomme qui marche l devant nous ou le bateau qui flotte sur les
flots l devant nous qui sommes au quai sont des tres , dautre part
? Certes, contre Parmnide, le pens et ltre [ne] sont [pas ici] une
mme chose
, si cette mmet est prise comme une identit. Mais, sont-ce des
choses qui appartiennent deux registres distincts et qui prsent