De la notion de déficience à celle de « besoin éducatif particulier » De l’éducation spéciale à l’éducation partagée Eric Plaisance, professeur Université Paris V - René Descartes Faculté des sciences Humaines et Sociales - Sorbonne Centre de recherche sur les liens sociaux (associé au CNRS) Nous nous proposons de mener une réflexion sur deux plans complémentaires : d’une part, les représentations des enfants ou adolescents aujourd’hui dénommés en France « handicapés » ; d’autre part, les politiques scolaires qui ont été menées à leur égard et qui aboutissent explicitement maintenant à la formulation du « projet individualisé de scolarisation ». Plus précisément, nous voudrions développer deux grands types de questions : - quelles représentations des enfants et des adolescents concernés sous-tendent la question de 1
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De la notion de déficience à celle de « besoin éducatif particulier » De l'éducation spéciale à l'éducation partagée
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De la notion de déficience à celle de « besoin
éducatif particulier »
De l’éducation spéciale à l’éducation partagée
Eric Plaisance, professeur
Université Paris V - René Descartes
Faculté des sciences Humaines et Sociales -
Sorbonne
Centre de recherche sur les liens sociaux (associé
au CNRS)
Nous nous proposons de mener une réflexion sur
deux plans complémentaires : d’une part, les
représentations des enfants ou adolescents
aujourd’hui dénommés en France « handicapés » ;
d’autre part, les politiques scolaires qui ont été
menées à leur égard et qui aboutissent
explicitement maintenant à la formulation du «
projet individualisé de scolarisation ». Plus
précisément, nous voudrions développer deux grands
types de questions :
- quelles représentations des enfants et des
adolescents concernés sous-tendent la question de
1
leur éducation et de leur scolarisation (les deux
notions ne se recouvrant pas nécessairement) ? La
notion de « déficience » ou de « handicap » tend à
être supplantée par celle de « situation de
handicap » (en France) ou de « besoin éducatif »
(dit « spécial » en Grande Bretagne, ou
« particulier » en France). Comment comprendre ces
expressions ? Quelle est la situation française sur
ce point ?
- l’éducation « spéciale » n’est plus à
l’ordre du jour, au moins dans le texte de la loi
du 11 février 2005. Mais le « spécialisé » est - il
mort ? Comment alors tenir compte de la diversité
des institutions, des classes et des établissements
scolaires ou encore médico-éducatifs, des services
et des centres existants, et permettre aussi les
évolutions ? Parmi les pistes possibles, on
retiendra la réflexion sur les modalités de
collaboration et de partenariat entre les
structures et entre les professionnels. Mais cela
soulève alors de nouvelles questions : celle des
cultures professionnelles et, corrélativement celle
de la formation des personnels.
2
Pour avancer dans cette réflexion, nous nous
appuyons sur deux hypothèses de travail :
- l’histoire des représentations, mais aussi
celle des institutions et des pratiques éducatives,
sont des clefs de compréhension essentielles pour
rendre compte à la fois des évolutions actuelles et
des obstacles qui subsistent pour avancer plus loin
dans l’objectif de la construction de parcours
individualisés de scolarisation au bénéfice des
enfants concernés.
- la définition d’une politique publique
d’éducation à l’égard d’enfants perçus comme
« différents » est nécessairement liée à une
représentation du public visé , révélée par une
dénomination des enfants concernés. En ce sens, les
désignations qui ont fortement évolué dans le temps
sont non seulement révélatrices de représentations
de ces enfants (représentations le plus souvent
négatives) mais elles ont aussi fortement contribué
à façonner les politiques éducatives, à définir
des institutions, à orienter les pratiques et,
finalement , à bâtir les vies mêmes des enfants
concernés. En ce sens, nous partageons les analyses
3
de nombreux spécialistes de sciences sociales
(historiens, anthropologues, sociologues ..) pour
lesquels le monde est nécessairement habité par nos
représentations, voire bâti sur elles. Ainsi, pour
Henri-Jacques Stiker, spécialiste de l’histoire de
l’infirmité (2005, p .11) : « l’étiquette, la
catégorisation, proviennent des structurations
sociales, bien davantage que du fait brut de
l’atteinte physique ou psychique (…) C’est
l’obligation dans laquelle se trouve la société
d’attribuer le qualificatif de handicapé qui crée,
socialement, le handicap ».
Histoire
Notre retour historique repose essentiellement
sur l’évolution des représentations de
l’éducabilité des personnes présentant diverses
déficiences. La question est simple : tous les
enfants sont – ils, par principe, éducables ? Ou,
au contraire, certains sont - ils perçus si
différents des autres dans leurs capacités
d’évolution que leur éducation ne peut être conçue
que comme limitée, partielle ou quasi impossible ?
4
Le débat n’est pas neuf et il faut rappeler
rapidement ici les œuvres des pionniers de
l’éducation de ces « différents ».
Le pari de l’éducabilité des aveugles a été
affirmé avec force par Diderot dans sa fameuse
« Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui
voient » (1749). La philosophie des Lumières serait
ainsi, selon Julia Kristeva (2003), la première
phase de l’histoire moderne du handicap : la
personne déficiente est même réhabilitée « comme
sujet politique », elle est reconnue dans sa
citoyenneté et doit alors recevoir l’appui de la
puissance publique pour son éducation. Dans cette
lignée, agissent des précurseurs comme Valentin
Haüy (1745-1822) et Louis Braille (1809-1852) pour
l’éducation des aveugles, l’Abbé de l’Epée (1712-
1789) pour l’éducation des sourds. Les écoles
qu’ils ont créées deviennent des Instituts
Nationaux sous la Révolution française et
conservent leur autonomie jusqu’à nos jours, à
savoir : l’Institut national des jeunes sourds et
l’Institut national des jeunes aveugles, tous deux
implantés à Paris.
5
Le XIXème siècle, à son tour, constitue une
autre étape capitale pour la compréhension des
désordres mentaux, c’est-à-dire de ceux que l’on
dénommait idiots et aliénés. Les institutions
concernées étaient alors les asiles d’aliénés, au
sein desquels furent créés des quartiers spéciaux
pour enfants « arriérés » à partir du milieu du
siècle. La naissance de la psychiatrie, scandée par
les noms célèbres d’Esquirol, de Falret, de Voisin,
de Ferrus, est corrélative de tentatives
d’éducation des enfants arriérés. Mais Jean Itard,
au début du XIX° siècle, est sans doute celui qui
inaugure cette option éducative vis-à-vis de ce
type d’enfants, grâce à son action menée auprès du
cas bien connu de Victor, « enfant sauvage » trouvé
seul dans une forêt de l’Aveyron. Itard expérimente
une forme d’éducation marquée par la philosophie
sensualiste, faisant l’hypothèse de la progression
des capacités de Victor depuis les discriminations
sensorielles de base jusqu’aux élaborations
mentales complexes et même jusqu’au raisonnement
moral (Malson) Il sera suivi par d’autres, médecins
aliénistes pour certains, instituteurs pour
6
d’autres, dont Séguin « instituteur des idiots »,
qui dirigera pour un temps (en 1842, avant
d’émigrer aux Etats Unis) l’école spéciale de
l’hospice de Bicêtre1.
Dans cette lignée des éducateurs, le rôle de
Bourneville, médecin-chef à l’hospice de Bicêtre en
1879, est essentiel pour comprendre le passage
progressif d’une action menée au sein des asiles à
une politique d’éducation spéciale dans les écoles,
sous l’égide de l’Instruction Publique. C’est lui
qui préconise l’accueil dans les écoles primaires
publiques ordinaires de certains enfants arriérés
d’asile, ceux qui seraient les plus « améliorés ».
C’est aussi sous son influence que les premiers
dépistages des enfants « anormaux » sont effectués
dans certaines écoles primaires ordinaires de
Paris. Mais, pour Bourneville, de telles intiatives
visaient d’abord à éviter « l’encombrement » de
l’asile et résultaient de l’échec de ses démarches
1 Nous reprenons en partie des passages du texte plus complet rédigé par nous même et Charles Gardou dans l’introduction au dossier spécial sur “Situations de handicaps et institution scolaire” dans la Revue française de pédagogie , n° 134, 2001. Nous invitons le lecteur à s’y reporter.
7
à l’égard des services de l’Assistance Publique. Il
cherchait en effet à transformer radicalement
l’asile pour en faire un véritable lieu d’accueil
pour les enfants arriérés grâce à ce qu’il appelait
déjà le traitement « médico-pédagogique », modulé
selon les capacités diverses des enfants
(Gateaux,1989). Avec notre regard d’aujourd’hui,
l’action de Bourneville est d’une frappante
modernité, car il préconise non seulement des
mesures éducatives au sens large du terme, y
compris pour des enfants aux déficiences avérées,
mais il se situe déjà dans une perspective
d’intégration scolaire et de collaborations
institutionnelles. Toutefois, il n’emploie
nullement ce vocabulaire qui est maintenant le
nôtre et ses souhaits ne viendront pas à
réalisation, principalement du fait de
l’incompréhension des services de l’Assistance
publique.
L’action menée par les célèbres psychologues
Binet et Simon au début du XXème siècle, est d’une
tout autre nature. Elle tend en effet à cliver
radicalement ce qui relève des mesures
8
hospitalières pour les arriérés d’asile et les
mesures éducatives pour les arriérés d’école. Ce
sont ces derniers qu’ils désignent comme « arriérés
perfectibles », dans le sens à la fois de leur
amélioration éducative et de leur autonomie
possible dans leur vie future d’adultes, permise
grâce à leur travail manuel (« capables d’arriver à
gagner partiellement leur vie », disent les
auteurs). D’où leur formule célèbre dans leur livre
sur les enfants « anormaux » en 1907 : si les
enfants arriérés (ceux qui sont repérés à l‘école)
sont considérés comme pas assez malades par
l’hôpital mais trop peu normaux par l’école, alors
il faut faire pour eux l’essai des classes
spéciales. C’est la naissance des écoles et des
classes « de perfectionnement », officialisée par
la loi de 1909.
L’argumentation de Binet et Simon est tout à
fait exemplaire d’un processus de catégorisation
qui entraîne tout à la fois une répartition
institutionnelle de ceux que l’on appelait les
« anormaux », un partage de territoires et une
répartition des compétences professionnelles en des
9
lieux différents. Ils commencent par considérer les
aveugles et les sourds-muets : l’Etat, disent -ils,
a déjà pourvu à leurs besoins (les Instituts
nationaux) ou bien des institutions privées s’en
occupent . Ils envisagent ensuite la population des
idiots « complets, ou inéducables ». Selon eux,
ceux-ci relèvent d’un « traitement médical
incessant » et sont reçus dans les « hôpitaux,
hospices et asiles ». Ce sont des « anormaux
d’hospice ». Binet et Simon portent exclusivement
leur intérêt sur les « anormaux d’école », les
« perfectibles ». Donc, d’un côté, les enfants qui
se situent aux degrés les plus profonds
d’arriération et qui ne relèvent que de l’hospice,
et pour lesquels on peut renoncer à des actions
éducatives; d’un autre côté, les enfants
« débiles », dont la place est, de manière
générale, à l’école, à condition de les séparer
« d’un travail commun avec les normaux », en créant
pour eux des écoles ou des classes spéciales. D’où
l’affirmation sans nuances de Binet et Simon: « on
ouvrira toutes grandes les portes de l’école aux
débiles et au contraire on les fermera aux idiots »
10
(1907, p.109). Seule hésitation des auteurs : la
place des « imbéciles », situés au degré
intermédiaire des états inférieurs de
l’intelligence, et qui pourraient être placés soit
dans l’école, soit dans l’hospice.
On pourrait considérer cette période comme
profondément dépassée. Certes, le vocabulaire s’est
modifié. Ce n’est plus la distinction des « états
inférieurs de l’intelligence », en termes de
hiérarchisation des degrés d’arriération :
l’idiotie, l’imbécillité, la débilité. Mais, sous
d’autres formulations, avec un vocabulaire
euphémisé, une hiérarchisation de même nature a eu
encore cours officiellement dans des périodes très
récentes. J’en veux pour preuve les classifications
menées par le groupe de travail « enfance
inadaptée » du cinquième plan de développement
économique et social, établi en 1965-1966. Sous le
signifiant général de « l’inadaptation » (qui
provient du travail terminologique mené au cours de
la seconde guerre mondiale et publié ensuite à la
Libération sous le nom de Daniel Lagache) sont
distingués plusieurs types de
11
« déficients » (mentaux, moteurs, sensoriels ou
divers) et ceux qui présentent « des troubles du
comportement et de la conduite ». A l’intérieur de
chaque grande catégorie, la logique adoptée met en
rapport la gravité plus ou moins grande des
déficiences et le champ d’action d’un Ministère. Le
cas est particulièrement net pour les déficients
mentaux. Les débiles profonds, qui sont dits
« semi-éducables », « ne sauraient ressortir qu’à
la compétence de la Santé publique », de même que
les arriérés profonds. A l’opposé, les « débiles
légers simples » « doivent être accueillis dans des
établissements relevant de l’Education nationale ».
Pour ceux qui se situent à des degrés
intermédiaires de déficience (« débiles légers
présentant des troubles associés » ou « débiles
moyens »), le rapport estime que les établissements
d’accueil pourraient relever soit de la Santé
publique soit de l’Education nationale. On retrouve
ici, de manière frappante, l’hésitation formulée
par Binet et Simon en 1907 à propos de la place
institutionnelle des « imbéciles ». Durant cette
période de la fin des années soixante, la logique
12
classificatoire et la « fièvre ségrégative » ,
selon la formule de Jean Simon, sont poussées à
leur paroxysme et confinent à l’absurdité. Par
exemple, le même rapport énonce que certains
enfants se trouvent en difficulté dans le système
scolaire, tout en n’étant pas des débiles : des
enfants « dont le quotient intellectuel se situe
dans la zone 0,80-1 » et « dont l’inadaptation
n’est que relative ». Néanmoins, il convient, dit-
on, de les accueillir dans des classes « qui leur
soient propres », où ils bénéficieraient d’une
pédagogie « spéciale ». Un tel raffinement de
catégorisation, sur des bases scientifiques
incertaines, est en réalité orienté par la demande
administrative de rationalisation des diverses
compétences ministérielles en compétition et, en
fin de compte, de rationalisation des dépenses à
engager pour financer des établissements ou des
classes de toutes sortes.
Handicap et éducabilité
Dès la fin des années 60 et surtout au cours des
13
années 70, un autre type d’analyse se fait jour. La
critique des lieux thérapeutiques ou éducatifs
fermés (critique de l’asile et de « l’école-
caserne »), la prise en considération des facteurs
socio-économiques et socio-culturels dans la genèse
de certaines difficultés des enfants et de ce qui
est de plus en plus appelé « échec scolaire »,
amènent à mettre en cause les classifications trop
étroites et à reconsidérer la question de
l’éducabilité. Le développement des associations de
débats avaient précisément porté sur la pertinence
ou non de l’expression « obligation scolaire » à la
place de « obligation éducative ». Au nom de la
responsabilité première de l’Éducation nationale
envers les enfants handicapés, des parlementaires
avaient défendu l’expression « obligation
scolaire ». Malgré cela, les représentants du
gouvernement de l’époque ont considéré que
« l’obligation éducative » était préférable, car
dépassant et englobant l’éducation scolaire, et
pouvant même donner, dans certains cas, la priorité
au soin et au traitement. De plus, l’éducation dite
« spéciale » était une modalité éducative
explicitement envisagée, mais pouvant à son tour
être dispensée soit en établissement ordinaire soit
en établissement spécialisé.3
Les orientations de la loi du 11 février 2005
sont fort différentes. Elles sont présentées sous
3 L’éducation “spéciale” était définie dans la loi comme associant « des actions pédagogiques, psychologiques, sociales, médicales et para médicales, soit dans des établissements ordinaires, soit dans des établissements ou par des services spécialisés ».
16
le titre général « Pour l’égalité des droits et des
chances, la participation et la citoyenneté des
personnes handicapées ». Selon les termes de la
loi, le service public est tenu d’assurer « une
formation scolaire, supérieure ou professionnelle
aux enfants, aux adolescents ou aux adultes
présentant un handicap ou un trouble de la santé
invalidant ». C’est même l’inscription de l’enfant
dans l’école la plus proche du domicile qui devient
la règle. Toutefois, en fonction de ses
« besoins », l’enfant peut être inscrit dans une
autre école et suivre sa formation dans des
dispositifs désormais appelés « adaptés »,
éventuellement situés en dehors des écoles
ordinaires.
Ce n’est donc plus « l’obligation éducative »
qui est affirmée mais bien la formation scolaire en
tant que telle, qui est traitée sous le thème
général de l’accessibilité pour tous. Une telle
orientation traduit une évolution des
représentations de plus en plus marquées par la
montée des revendications en termes de droit à la
17
scolarisation et, plus généralement, par le souci
de lutte contre les discriminations. Dans ce cadre,
s’inscrivent les demandes, de plus en plus
insistantes de la part des parents d’enfants
handicapés, pour le respect de la scolarisation
mais aussi pour une scolarisation la plus proche
possible du secteur « normal » de l’école. On
comprend, dans ces conditions, que la mention de
« l’éducation spéciale » ne figure plus non plus
dans la loi. On peut supposer que ce recours au
« spécial » aurait contribué à maintenir le clivage
institutionnel dont nous avons rappelé les grands
traits historiques en France. L’opposition de
l’ordinaire et du spécial se situe dans une logique
de filières séparées, reposant sur une
classification des personnes. C’est tout au
contraire une logique de parcours personnalisés,
une logique de « projet de vie » , qui doit
présider au renouvellement des institutions et des
pratiques. 4 Avant de développer ces points,
4 Selon Marie -Claude Mège-Courteix (1999, p.121) : « Les élèves concernés ne se laissent plus appréhender selon les catégories de déficience qui ont présidé à la construction du secteur. La légitimité du processus de classification ne
18
jetons un rapide regard sur les situations
étrangères en matière de scolarisation des enfants
qui sont de plus en plus dénommés, sur le plan
international, comme présentent des « besoins
éducatifs particuliers ».
Et ailleurs ?
Cette question est à l’ordre du jour des
politiques européennes. Cependant, de profondes
différences subsistent entre les politiques et les
pratiques des pays européens, en grande partie du
fait de leurs propres traditions institutionnelles
et professionnelles. Pour les uns, la politique
dite d’intégration est relativement ancienne (en
Italie, depuis 1977), pour d’autres les
orientations vers « l’inclusion » est une voie
nouvelle à promouvoir (en Grande Bretagne, par
exemple).
Au delà de la seule Europe, ce sont les vastes
enquêtes de l’OCDE (Organisation pour la
coopération et le développement économiques) qui
donnent la vision la plus complète de la situation
va plus d’elle-même aujourd’hui ».
19
de l’enseignement destiné aux enfants que cet
organisme dénomme « avec besoins éducatifs
particuliers ». L’analyse de ce vocabulaire
pourrait nous retenir à elle seule. Bornons nous à
rappeler que le changement de terminologie provient
du rapport Warnock de 1978 en Grande Bretagne,
suivi par l’Education Act de 1981. Passer du
« handicap » au « besoin éducatif spécial (ou
particulier) » est conçu comme une
« démédicalisation » des questions éducatives,
comme un manière de porter spécifiquement attention
aux difficultés d’apprentissage, quelles que soient
leurs causes possibles (déficience, maladie, milieu
social etc.). Ce serait aussi reconnaître une
continuité entre les élèves avec besoins spéciaux
et les autres. Dans ces conditions, le rapport
britannique estimaient qu’environ 20 % des élèves
présentaient, dans le déroulement de leur
scolarité, à un moment ou à un autre, de manière
durable ou non, des « besoins spéciaux ».
Peut-on obtenir des indicateurs sur la
situation des différents pays en matière de
scolarisation des enfants avec « besoins
20
particuliers » ? Les comparaisons internationales
menées par l’OCDE sont surtout révélatrices de
politiques institutionnelles profondément
différentes selon les pays. Calculés par rapport à
l’ensemble de la population scolaire, les enfants
avec besoins éducatifs particuliers seraient 0,74%
en Turquie, mais 17% en Finlande (OCDE, 1995). En
France, selon des critères comparables, ils
seraient 3,54% (en incluant ceux qui sont hors du
système scolaire). En Italie, pays qui a opté
depuis 1977 pour l’intégration scolaire
« radicale », c’est-à-dire dans les classes
ordinaires, la proportion serait de 1,27%.
De telles données, même si elles sont
synthétisées par les experts de l’OCDE, sont
néanmoins produites dans le cadre des repérages et
des systèmes de classification utilisés dans les
différents pays. Selon les termes des rapporteurs
de l’OCDE, on assiste à un « formidable
foisonnement terminologique », variable selon les
pays. D’autres analyses de l’OCDE, avec des
propositions de classification « transnationale »,
mettent à nouveau en évidence de forts contrastes
21
entre les pays. Ce qui est révélé, ce n’est donc
pas le plus ou moins grand nombre d’enfants avec
besoins particuliers selon les pays, mais plutôt la
traduction chiffrée du système de repérage mené,
des classifications de base et des mesures
particulières opérées à tel ou tel endroit. En
fait, les données produites restent largement
tributaires de l’histoire des institutions et des
services spécialisés dans les différents pays.
Quelles collaborations ?
En France, un discours est souvent partagé par
les enseignants des classes ordinaires : ce sont
les difficultés à orienter les pratiques vers la
diversité des enfants et surtout avec des enfants
en situation de handicap. Parallèlement, les
personnels des établissements spécialisés
s’interrogent sur la place qu’ils peuvent encore
occuper, compte tenu des orientations de la loi de
2005 sur la formation scolaire et l’inscription des
enfants dans leur établissement « de référence ».
Le vaste chantier qui est ainsi devant nous est
22
bien celui des collaborations institutionnelles et
des partages de compétences entre les
professionnels. Il convient alors de repérer à la
fois les obstacles et les pistes qui s’ouvrent.
Le « projet » est devenue la notion centrale
dans l’ensemble des politiques menées depuis le
années 80. Elle s’est appliquée à des niveaux très
variés de la réalité scolaire : le niveaux global
(par exemple, projet de zones d’éducation
prioritaires), le niveau des établissements, celui
des classes, celui des personnes (projet
d’intégration, projet de scolarisation). Le projet
est « un véritable concept nomade qui circule dans
différents registres » (Boutinet, 1990). Cette
utilisation généralisée pourrait laisser croire à
un consensus entre les acteurs concernés sur les
conduites à mener, sur celles que l’on cherche à
définir par anticipation. Mais plutôt que de se
satisfaire d’emblée d’un discours convenu, essayons
de révéler les différentes manières d’envisager le
« projet ». Je me limiterai à l’exemple des projets
d’établissement, pour en tirer ensuite quelques
conséquences sur les cultures professionnelles.
23
Une analyse détaillée a été effectuée par Michel
Chauvière sur les différences entre projet scolaire
et projet d’établissement médico-social (1998, in :
Humbert). Un première niveau d’analyse est celui
des producteurs des projets . Ils se situent dans
des univers dissemblables : d’un côté, les gens
d’école se situent dans un service public qui
bénéficie de la légitimité républicaine mais où la
marge de manœuvre est relativement faible ; d’un
autre côté, les acteurs se situent dans un secteur
privé associatif où il s’agit de « marcher au
projet ». Le deuxième niveau est celui des
procédures, où différentes normes sont en jeu. Dans
l’école, la logique de base est celle de l’égalité,
mais avec l’accumulation de réglementations. Dans
le secteur associatif de l’éducation spécialisée,
le projet est à la base et les réglementations
constituent seulement un cadre de référence. Dans
ce secteur, une culture d’établissement peut alors
se développer et produire un modèle
d’identification. Le troisième niveau est enfin
celui des usagers. Deux types de rapports aux
parents sont alors en cause. Le projet scolaire
24
fonctionne de manière générale et sauf exception en
marge des parents, alors que dans le secteur
médico-social, les parents peuvent être directement
les initiateurs du projet (on peut à nouveau penser
aux associations de parents , gestionnaires
d’établissements) .
Certes, l’auteur constate aussi les
rapprochements qui se sont opérés progressivement
entre les deux secteurs et par conséquent entre les
deux types de projets, mais ceci dans une période
relativement récente. Cette analyse présente
cependant l’avantage de montrer les contrastes qui
se sont historiquement constitués et qui reposent
sur des cultures professionnelles différentes. Dans
le même sens, il pourrait être instructif pour
notre propos de revenir sur la genèse de la
division du travail entre les instituteurs
spécialisés et les éducateurs spécialisés (Fablet,
Chauvière, 2001). La différenciation est
historique, à nouveau ancrée dans des partages dont
l’origine remonte à la seconde guerre mondiale,
pendant le régime de Vichy. C’est à ce moment que
la délégitimation de l’école républicaine a permis
25
un « nouveau référentiel » hors l’école, celui de
l’enfance dite « inadaptée », confié à la
coordination du Ministère de la Santé. C’est aussi
la mise en place de formations nouvelles de
cadres-rééducateurs dans différentiels régions.
Selon les auteurs, « toute cette configuration
conflictuelle constitue encore la couche profonde
du secteur médico social de l’enfance inadaptée et
handicapée, hors l ‘école » (2001, p.76). Il vont
plus loin : il aurait une « répartition enkystée
des tâches et des territoires », rendant difficile
les collaborations. Les points de convergence
existent néanmoins, par exemple dans l’exigence
partagée d’agir le plus près possible des milieux
ordinaires et des parents concernés. En ce sens,
croiser des cultures professionnelles sans chercher
à les assimiler serait une voie essentielle à
développer.
Quelles pistes ?
Concernant plus particulièrement l’école et ses
acteurs, plusieurs pistes d’action peuvent alors
26
être proposées, non pas comme des « modèles » mais
seulement comme des suggestions pour stimuler la
réflexion et permettre les transformations de
pratiques.
1. L’accueil d’enfants en situation de handicap
en classe ordinaire s’inscrit nécessairement dans
la réalité d’un établissement scolaire. Pour
remédier à l’isolement que ressent souvent le
professeur de la classe régulière, les pratiques
d’accueil doivent être comprises en relation
étroite avec l’ensemble de l’institution scolaire.
Les actions d’intégration relèvent alors d’un
projet d’établissement dans son ensemble et
concernent ainsi tous les professionnels en
service, depuis les autres professeurs jusqu’aux
personnels de service. Le projet est alors un
projet collectif, et c’est l’équipe de
l’établissement en totalité qui soutient le projet
d’accueil et d’éducation de l’enfant concerné, bref
c’est l’affaire de tous et non l’affaire du
professeur isolé.
27
Parmi les appuis internes à l’établissement
scolaire, les aides plus directes à la classe et au
professeur de la classe sont très diverses en
Europe. Ainsi, l’Italie a un très important réseau
de professeurs de « soutien » (plus de 60.000 dans
tout le pays, à raison d’un professeur de
« soutien » pour environ 4 enfants intégrés). La
France a un réseau beaucoup plus réduit de
professeurs spécialisés itinérants et la piste
actuellement ouverte est celle des professeurs
« référents », officiellement définis, mais dont la
fonction reste encore largement à tester sur le
terrain. Une question reste pourtant mal résolue :
celle de la place et du statut des auxiliaires de
vie scolaire (AVS) chargés de l’aide à
l’intégration, individuelle ou collective,
d’enfants en situation de handicap. Leur statut
professionnel demeure provisoire et très peu
spécialisé (Belmont, Plaisance, Vérillon, 2006).
Comment ces situations professionnelles,
considérées comme transitoires, comme de simples
« passages » vers des perspectives d’emploi
variables, peuvent-elles offrir un réel cadre de
28
travail, propre à développer la motivation de ces
jeunes auxiliaires et à promouvoir véritablement
l’accueil en classe ordinaire ?
2. De multiples modalités de collaboration et de
partenariat sont ouvertes et nécessaires avec des
structures extérieures à l’école proprement dite.
Elles fournissent des appuis extérieurs à la
scolarisation d’enfants avec « besoins
particuliers ». On peut citer, de manière non
exhaustive, les services d’éducation et de
soins spécialisés à domicile, les centres de
consultation médicaux ou médico-pédagogiques, les
hôpitaux de jour, les établissements médico-
éducatifs spécialisés…. Les modalités de
collaboration les plus efficaces se situent alors
dans un cadre territorial défini, et en fonction de
découpages plus fonctionnels que strictement
administratifs (Daubannay, 2001). En ce sens, la
mise en place de réseaux inter-institutionnels est
susceptible de favoriser l’attention aux parcours
éducatifs des enfants concernés, à l’opposé des
mesures traditionnelles qui cloisonnent les
29
institutions et les pratiques.
La France possède ainsi une palette variée
d’institutions, publiques et privées, ainsi que de
professionnels, médicaux, para-médicaux et
éducatifs au sens large du terme (enseignants et
autres). C’est une richesse incontestable, mais qui
nécessite d’être complétée par des formations qui
permettraient d’efficaces collaborations.
3. La question de la formation est donc
centrale. Au-delà de l’invocation rituelle de la
nécessité d’une formation approfondie des
professeurs pour l’accueil et l’éducation des
enfants en situation de handicap, quel est plus
précisément le type de formation qu’il convient de
développer ? En premier lieu, même si les
professeurs demandent fréquemment des informations
sur la catégorisation pathologique ou le diagnostic
des enfants en situation de handicap, une autre
orientation est souhaitable : celle d’une formation
ouverte à la diversité des élèves, diversité au
sein de laquelle se rencontrent effectivement des
situations de handicap. Cette orientation est
30
fondamentalement soutenue par une prise de position
éthique sur la diversité humaine et sur le rapport
à l’autre. Plutôt qu’une formation restreinte au
« handicap » (mais qui ne l’élimine pas non plus),
on doit viser une formation à la diversité dans ses
dimensions éthiques et dans ses applications
pédagogiques. En deuxième lieu, la formation
devrait intégrer fortement la coopération
interdisciplinaire, c'est-à-dire entre différents
types de professionnels. Dans les situations les
plus difficiles, le maître seul ne suffit pas, mais
il n’est pas non plus préparé à travailler avec les
autres, surtout lorsque ceux-ci ne font pas partie
du même champ professionnel et n’ont pas acquis la
même « culture », au sens large du terme (médecins,
psychologues, travailleurs sociaux, spécialistes
divers..). Or, l’accueil et l’éducation d’enfants
en situation de handicap ou en grande difficulté
requièrent, encore plus que dans d’autres cas, le
partage des compétences. Un pari essentiel de
formation consisterait donc à former des
professionnels non seulement compétents dans leur
propre domaine, mais ouverts à la coopération,
31
susceptibles de réfléchir en commun et de bâtir des
projets d’action. Des modules communs de formation
seraient à expérimenter.
Reste enfin à affirmer avec force que nous ne
cherchons pas à définir des « bonnes pratiques »,
ni à définir le « bon » professeur. Nous nous
méfions des réponses toutes faites, des solutions
« clefs en mains », qui risquent de devenir de
nouvelles normes contraignantes. Si l’on considère
que la scolarisation d’enfants en situation de
handicap est avant tout un processus, un acte en
développement, alors ce qu’il faut promouvoir,
c’est la créativité des équipes, la recherche
permanente de l’inventivité des professionnels pour
l’accueil de la diversité.
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