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De la Bildung à la Züchtung. La "culture" anglo-américaine comme figure de transition chez Nietzsche. Plan I/ La philosophie de la Bildung et la Kultur chez le jeune Nietzsche. A/ Histoire, culture et métaphysique. B/ La poétique de la culture chez Wagner. B/ Histoire et culture dans l’Europe philosophique des XVIIIe-XIXe siècles. II/ Philosophie historique et anthropologie : Nietzsche et la ‘culture’ victorienne. A/ Entre philosophie de la culture et science de la culture. Le contexte des années 1870. B/ Une double déterritorialisation du discours philosophique. C/ Le type anglais et l’évolutionnisme culturel. III/ La culture de l’avenir : la Züchtung du bon européen. A/ Les limites du victorianisme triomphant. B/ Vers une conception organiciste de la culture. C/ « Nous autres, bons européens. » Chronologie. 1765 : Voltaire, La Philosophie de l’histoire 1774 : Herder, Une autre philosophie de l’histoire 1784 : Kant, Idée d’une histoire universelle 1822 sq. : Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire 1822 : Comte, Plan des travaux nécessaires pour réorganiser la société 1849: Wagner, L’Art et la Révolution 1851: Wagner, L’œuvre d’art de l’avenir 1853 : George Lewes, Comte’s Philosophy of Science 1857: Herbert Spencer, “Progress, its law and causes” – defense d’un modèle évolutionniste de la culture, indépendamment de Darwin. 1859: Charles Darwin, L’Origine des espèces 1861: Henry James Sumner Maine (1822- 1888), Ancien Law : its Connection with the Early History of Society, and its Relation to Modern Ideas, ouvrage fondateur de l’anthropologie juridique. 1862: Nietzsche, Fatum und Geschichte, première dissertation philosophique de Nietzsche âgé de 17 ans. 1865 : Mill, Auguste Comte and Positivism 1865 : John Lubbock, Prehistoric Times, trad. française L’Homme préhistorique, 1876. 1868 : Nietzsche rencontre Wagner en novembre 1869 : Nietzsche est nommé professeur de philologie à Bâle. 1871 : Charles Darwin, The Filiation of Man. 1871: John Lubbock, The Origin of Civilisation [BN] , trad. fr. L’Origine de la civilization, 1873; Tylor, Primitive Culture, tome 1. 1872: Walter Bagehot, Physics and Politics [BN] , trad. all. Der Ursprung die Nationen, 1874 (trad. fr Lois scientifiques du développement des nations, 1875) 1872 : Nietzsche, conférences Sur l’avenir de nos établissements de culture (Bildungsanstalten) 1873: Alexander Bain, L’Esprit et le corps [BN] 1874 : Nietzsche, Considérations inactuelles II et III 1875 : Henry Maine, The Early History of Institutions 1875 : Nietzsche lit Primitive Culture de Tylor et achète et lit le livre de Lubbock ; il se procure de nombreux ouvrages de philosophie scientifique. 1876: Alexander Bain, Education as Science [BN] 1876: Nietzsche, Considération inactuelle IV : Richard Wagner à Bayreuth ; fondation de la revue Mind par Robertson et Bain. Contributeurs notables : Bain, Lewes, Sidgwick, Lewes, James Sully, Spencer, Helmholtz ; contributions dignes d’intérêt : Pollock, « Evolution and Ethics » ; Stewart « Psychologie : A Science or a Method » ; Sully « Art and Psychology ». 1876 : fondation de la Revue historique par Gabriel Monod et Gustave Fagniez. 1876 : fondation de la Revue philosophique de la France et de l’étranger par Théodule Ribot (très fortement liée à Mind). Articles notables : Cazelles, « La morale de Grote », Hartmann, « Schopenhauer et son disciple Frauenstaedt », A. Herzen père « une lettre inédite sur la volonté », A. Herzen fils, « la continuité et l’identité de la conscience du moi », Lépine, « Les localisations cérébrales » ; A. Main, « Le positivisme anglais », « la théorie automatique de l’activité animale », « l’uniformité de la nature » ; Naville, « la place de l’hypothèse dans la science » ; P. Regnaud, « Etudes de philosophie indienne » ; Ribot, « La psychologie de Herbart » ; « La psychologie ethnographique en Allemagne », Main, comte rendu de L’Esprit et le corps de Bain ; Espinas, comte- rendu de La doctrine de l’évolution et la philosophie transcendante de Bertinaria ; Nolen, comte rendu du Cours de philosophie de Dühring ; Espinas, comte-rendu des Théories des périodes politiques de Ferrari ; Espinas,
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De la Bildung à la Züchtung. La \"culture\" anglo-américaine comme figure de transition chez Nietzsche

May 13, 2023

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 De la Bildung à la Züchtung. La "culture" anglo-américaine comme figure de transitionchez Nietzsche.

Plan

I/ La philosophie de la Bildung et la Kultur chez le jeune Nietzsche.A/ Histoire, culture et métaphysique.B/ La poétique de la culture chez Wagner.B/ Histoire et culture dans l’Europe philosophique des XVIIIe-XIXe siècles.

II/ Philosophie historique et anthropologie : Nietzsche et la ‘culture’ victorienne.A/ Entre philosophie de la culture et science de la culture. Le contexte des années

1870.B/ Une double déterritorialisation du discours philosophique.C/ Le type anglais et l’évolutionnisme culturel.

III/ La culture de l’avenir : la Züchtung du bon européen.A/ Les limites du victorianisme triomphant.B/ Vers une conception organiciste de la culture.C/ « Nous autres, bons européens. »

Chronologie.

1765 : Voltaire, La Philosophie de l’histoire1774 : Herder, Une autre philosophie de l’histoire1784 : Kant, Idée d’une histoire universelle1822 sq. : Hegel, Leçons sur la philosophie del’histoire1822 : Comte, Plan des travaux nécessaires pourréorganiser la société 1849: Wagner, L’Art et la Révolution1851: Wagner, L’œuvre d’art de l’avenir1853 : George Lewes, Comte’s Philosophy ofScience1857: Herbert Spencer, “Progress, its lawand causes” – defense d’un modèleévolutionniste de la culture,indépendamment de Darwin.1859: Charles Darwin, L’Origine des espèces1861: Henry James Sumner Maine (1822-1888), Ancien Law : its Connection with the EarlyHistory of Society, and its Relation to Modern Ideas,ouvrage fondateur de l’anthropologiejuridique.1862: Nietzsche, Fatum und Geschichte,première dissertation philosophique deNietzsche âgé de 17 ans.1865 : Mill, Auguste Comte and Positivism1865 : John Lubbock, Prehistoric Times, trad.française L’Homme préhistorique, 1876.1868 : Nietzsche rencontre Wagner ennovembre1869 : Nietzsche est nommé professeur dephilologie à Bâle.1871 : Charles Darwin, The Filiation of Man.1871: John Lubbock, The Origin of Civilisation[BN], trad. fr. L’Origine de la civilization, 1873;Tylor, Primitive Culture, tome 1.

1872: Walter Bagehot, Physics and Politics [BN],trad. all. Der Ursprung die Nationen, 1874(trad. fr Lois scientifiques du développement desnations, 1875)1872 : Nietzsche, conférences Sur l’avenir denos établissements de culture (Bildungsanstalten)1873: Alexander Bain, L’Esprit et le corps [BN]1874 : Nietzsche, Considérations inactuelles IIet III1875 : Henry Maine, The Early History ofInstitutions1875 : Nietzsche lit Primitive Culture de Tyloret achète et lit le livre de Lubbock ; ilse procure de nombreux ouvrages dephilosophie scientifique.1876: Alexander Bain, Education as Science [BN]1876: Nietzsche, Considération inactuelle IV :Richard Wagner à Bayreuth ; fondation de larevue Mind par Robertson et Bain.Contributeurs notables : Bain, Lewes,Sidgwick, Lewes, James Sully, Spencer,Helmholtz ; contributions dignesd’intérêt : Pollock, « Evolution andEthics » ; Stewart « Psychologie : AScience or a Method » ; Sully « Art andPsychology ».1876 : fondation de la Revue historique parGabriel Monod et Gustave Fagniez.1876 : fondation de la Revue philosophique dela France et de l’étranger par Théodule Ribot(très fortement liée à Mind). Articles notables :Cazelles, « La morale de Grote », Hartmann, « Schopenhauer et son disciple Frauenstaedt », A.Herzen père « une lettre inédite sur la volonté », A. Herzen fils, « la continuité etl’identité de la conscience du moi », Lépine, « Les localisations cérébrales » ; A. Main, « Lepositivisme anglais », « la théorie automatique de l’activité animale », « l’uniformité de lanature » ; Naville, « la place de l’hypothèse dans la science » ; P. Regnaud, « Etudes dephilosophie indienne » ; Ribot, « La psychologie de Herbart » ; « La psychologieethnographique en Allemagne », Main, comte rendu de L’Esprit et le corps de Bain ; Espinas, comte-rendu de La doctrine de l’évolution et la philosophie transcendante de Bertinaria ; Nolen, comte rendu du Coursde philosophie de Dühring ; Espinas, comte-rendu des Théories des périodes politiques de Ferrari ; Espinas,

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compte-rendu de Philosophie de l’histoire de Fontana ; Dumont, comte-rendu de Histoire naturelle desentiments de Horwicz ; Mainlaender, Philosophie de la délivrance ; Ribot, compte-rendu de Physiologie del’esprit de Maudsley ; Ephraïm, comte-rendu de Etude sur l’âme du peuple de Reich ; Gérard compte-rendude Dialogues philosophiques de Renan ; Helmholtz, « Origine et valeur des axiomes géométriques »[traduit de Mind] ; Mamiani, L’évolution ; Max Müller, « Du sens originaire des termes collectifset abstraits » ; Pollock, « L’évolution et la morale » [traduit de Mind] ; Louis Dumont, « Del’habitude » ; Paul Janet, « Les causes finales » ; Spencer « esquisse d’une psychologiecomparée de l’homme » ; Horwicz, « Histoire du développement de la volonté » ; Lépine, « Leslocalisations cérébrales I/ l’aphasie» ; Soury, « L’histoire du matérialisme de Lange » ;Taine, « L’acquisition du langage chez les enfants et les peuples primitifs », « les élémentset la formation de l’idée du moi », Boutroux, compte-rendu de Morale et progrès de Bouiller ;Ribot, compte-rendu de Psychologie au point de vue empirique de Brentano ; Ribot, compte-rendu dePsychologie fondée sur la spéculation et l’expérience de Fortlage ; Hartmann, « La religion de l’avenir » ;Ribot, compte-rendu de Analyses psychologiques fondées sur des bases physiologiques de Horwicz ; Beuriercompte-rendu de L’Habitude et l’instinct de Lemoine ; Gérard, compte-rendu de La Pensée monistique deNoiré ; Nolen, compte-rendu de Kant et Darwin de Schulze ; Ribot, compte-rendu de L’Influence de laphilosophie sur les sciences expérimentales de Wundt ; Nolen, compte-rendu de Sur la nature des comètes deZoellner ; Bonatelli, « Etude sur la philosophie de l’inconscient » ; Bratuscheck, « Lepositivisme dans la science » ; Clifford « les bases scientifiques de la morale » ; Drossbach« possibilité de voir les phénomènes et impossibilité de percevoir l’essence » ;  Duhring,« histoire critique de la philosophie » ; Grapengiesser « la déduction transcendantale deKant et de Fries » ; Hartmann, « La philosophie de l’inconscient », « la liberté morale » ;Knauer, « le mythe de l’atome » ; Hoffman, « antimatérialisme » ; Laycock, « lois organiquesde la mémoire », « la cérébration inconsciente » ; Lindsay « l’esprit dans les plantes » ;Noah Porter « la philosophie aux Etats-Unis » ; Nourrisson « les évolutionnistes etl’évolution » ; Ochorowicz, « Conditions de la conscience » ; Perty « Anthropologie »,Robertson, « Préface de Mind » ; Sidgwick, « Théorie de l’évolution appliquée à lapratique » ; Stirling « Buckle and Aufklaerung » ; Sully, « La psychologie physiologique enAllemagne » ; Vaihinger, « La position actuelle du problème cosmologique », « les trois phasesdu naturalisme de Czolbe »…

1876-1877: Nietzsche voyage à Sorrenteavec M. von Meysenbug et Paul Rée :nombreuses lectures et discussions autourde l’histoire de la morale et de laphilosophie anglaise.1877 : Mind, 2e année : notamment, Bain,« Education as a Science I » ; Tylor, « MrSpencer’s Principles of Sociology »; Lewes,“Consciousness and unconsciousness” ;Barratt, “the suppression of egoism” ;Darwin, “A Biographical Sketch of anInfant”; Bain, “Education as a ScienceII”, Ribot “Philosophy in France”;correspondence entre Tylor et Spencer;Verdon, “Forgetfulness”, Barratt, “Ethicsand Politic”; Lindsay “Recent HegelianContributions to English Philosophy”;Wundt, “Philosophy in Germany”1878 : Mind, 3e année: Sully, “The PhysicalBasis of Mind”; Cunnigham, “PoliticalEconomy as a Moral Science”; Bain,“Education as a Science III et IV”;Balfour, “Transcendantalism”1878: Nietzsche, Humain, trop humain1879-1880 : Humain, trop humain II: Opinions etsentences mêlées ; Le Voyageur et son ombre.1881 : Aurore1882 : Le Gai Savoir1883-1885 : Ainsi parlait Zarathoustra1886 : Par-delà bien et mal1887 : Généalogie de la morale1888 : rédaction de Ecce Homo, L’Antéchrist,Crépuscule des idoles, Cas Wagner2003 : Thomas Brobjer, Nietzsche and the‘English’2005: Robin Small, Nietzsche and Rée

Introduction.

Dans mon intervention de l’année dernière, je m’étais efforcé dedonner une présentation générale de la philosophie nietzschéenne dela culture, en montrant comment, d’une interrogation centrée d’abordsur la Bildung individuelle dans son rapport à la possibilité d’un

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renouveau de la culture allemande, Nietzsche en était venu àimaginer la formation d’une culture de l’avenir par l’élevage d’unnouveau type d’homme, élevage qui consistait dans la re-naturalisation d’une humanité dénaturée par l’interprétationchrétienne du monde.

Mon but aujourd’hui est de comprendre les transferts conceptuels quil’ont conduit d’une méditation sur la Bildung en Allemagne à un projetde réforme de l’humanité tout entière dans ce qu’il appellel’élevage du Surhumain. Je parlerai peu de la Bildung pour me concentrer sur la poétiquewagnérienne de la Kultur, que je n’avais pas évoqué auparavant, et jelaisserai de côté la question de l’élevage, de la Züchtung, dontj’avais déjà parlé, pour me concentrer finalement sur ce queNietzsche entend par « humanité de l’avenir » et « bon européen » -c’est-à-dire la civilisation censée résulter de cet élevageEn même temps on pourra observer comment la manipulation et larefonte des concepts de la philosophie de la culture chez Nietzscheobéit à une stratégie de déterritorialisation et de stylisation dela langue allemande elle-même par des emprunts aux autres langues,des importations, dans un surcroît d’attention apportée àl’épaisseur historique emportée par les mots. Nietzsche se constitueun idiolecte allemand imbibé de conceptualité de provenanceétrangère, française et italienne, sur le tard, et à dominanteanglo-américaine, pour ce qui est de sa période de transition (1876-1882). Cette conceptualité viendra se fondre dans le creuset de cequ’il appellera au §4 de PBM son « nouveau langage ». Mais surtout, mon objectif est de baliser la période encadrée par leprosélytisme wagnérien en 1874 et la philosophie de la Züchtung, quicommence si l’on veut avec Zarathoustra en 1883. A cet effet, jevais examiner l’importance et la fécondité de la culture anglo-américaine dans l’itinéraire intellectuel de Nietzsche, ou plusexactement du concept anglo-américain de « culture » tel qu’on letrouve sous la plus des philosophes et des savants de langueanglaise.

L’objet de ma démonstration consistera à montrer que Nietzsche n’estjamais aussi convenu que lorsqu’il prétend être révolutionnaire, etjamais aussi original que lorsqu’il semble ne pas l’être, ce quidevrait illustrer la norme de la noblesse culturelle selonNietzsche : le fait de créer de nouvelles formes à partir des formesdéjà existantes, ce qui est du reste l’activité historique de lavolonté de puissance.Dans le même temps, j’aimerais montrer comment l’évolution de laconception nietzschéenne de la culture témoigne de l’idée qu’il sefait des hommes de haute culture : l’homme cultivé estnécessairement nomade, de sorte que la culture ne peut jamais êtreun état descriptible du sujet, mais l’acquisition d’une dispositionà s’assimiler les contenus extérieurs. De cette façon, la culture va

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de pair avec une éthique de la vertu qui définit la dispositiond’âme sans laquelle il n’est pas de haute culture possible : laprobité.

I/ La philosophie de la Bildung et la Kultur chez lejeune Nietzsche.

A/ histoire, culture et métaphysique.

Dans la Seconde considération inactuelle, Nietzsche appelle de ses vœux commevous le savez peut-être un renouveau de la culture allemande contrela culture grisonnante de l’historicisme, en se faisant le héraut duwagnérisme. Cela est bien connu, mais en fait il est rare que les commentateursétablissent textuellement cette filiation, car rares sont lescommentateurs qui prennent la peine de lire Wagner. Or l’influencedu messianisme culturel de Wagner sur Nietzsche est incontestable :

- Wagner oppose la culture populaire à la culture de masse, lepeuple figurant la communauté primitive préhistorique et lapromesse de sa reconstitution aujourd’hui comme communautéentendue au sens d’« organisme commun à tous dans l’avenir »(Œuvres, III, intro p. 5).

- Le lexique de la vitalité, des forces vitales, dans la Secondeinactuelle, lexique qui vient de Herder et de la critiquelittéraire chez Grillparzer, trouve donc en Wagner égalementune référence de poids.

L’écrit polémique s’achève sur un appel tonitruant à la jeunessedont Nietzsche attend une révolution de la culture allemande. Iloppose les forces de transformation propres à la vitalité vigoureuseaux forces décrépites de la vieillesse, où les habitudes sontdevenues une seconde nature.

[Métaphysique de la culture] L’opposition entre jeunesse etvieillesse est donc associée à l’opposition entre renouveauculturelle et tradition naturalisée. Nietzsche joue ici sur du velours : tout fonctionne comme un systèmed’écho à l’opposition canonique, qui ouvre le petit écrit de 1874,entre la vie de l’animal rivé au piquet de l’instant etl’historicité de l’homme qui le fait entrer dans la culture. Lasource de Nietzsche est ici Leopardi, mais on trouve une idéesemblable dans L’œuvre d’art de l’avenir de Wagner :

« Dès l’instant que l’homme se sentit différent de la nature,[dès l’instant], par conséquent, où commença, en somme, sonévolution en tant qu’homme, en s’arrachant à l’inconscienced’une vie animale naturelle pour passer à la vie consciente (…)dès ce moment commence l’erreur comme première manifestation de

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la conscience. Mais l’erreur est la mère de la connaissance, etl’histoire de l’origine de la connaissance [née] de l’erreurest l’histoire du genre humain depuis le mythe des tempsprimitifs jusqu’à nos jours. » (Œuvres 60)

Nietzsche fait entièrement sienne cette dualité entre animalité ethumanité, qui a transité de Schopenhauer à Wagner, et va serépercuter chez le jeune Nietzsche. Un système d’oppositionsconfortablement binaires balise la réflexion prétendument hétérodoxedes Inactuelles. Ce qui d’ailleurs montre que la critique desantinomies chez Nietzsche, sera d’abord et avant tout uneautocritique :

d’un côté, l’animalité, la nature, la temporalité cosmique dumême et de la répétition, dans la référence à Pythagore et auxPrésocratiques, le règne de la tradition, des forces conservatricessemblables à l’instinct, de la vieillesse qui retourne à la naturedont elle s’était émancipée ;

de l’autre l’humanité, la culture, l’histoire, temporalité del’altérité et de l’innovation, la créativité et la contestation dela tradition, la jeunesse.

La partition entre nature et culture et le système d’oppositions quil’encadre situe encore Nietzsche dans un cadre qui structure lapensée philosophique depuis la paideia platonicienne jusqu’à lathéorie hégélienne de l’extranéation : dans le mythe de Prométhée,la culture apparaît avec l’histoire, au moment où l’homme doit tirerde lui-même ses moyens de subsistance, idée que l’on retrouvera chezPic de La Mirandole, dans la perfectibilité rousseauiste et lesOpuscules sur l’histoire de Kant, etc.Si je me permets de citer outrageusement des auteurs si divers,c’est que la conception nietzschéenne de la Bildung, en 1874, estencore tributaire de sources culturelles dont elle n’interroge guèreles différences et qui n’ont pas encore décanté en lui : l’image dupédagogue idéal selon lui, c’est le philologue-poète : Goethe,Leopardi, Lessing, Wagner. Faute d’être au clair sur la natureréelle de la culture qu’il revendique et les matériaux à investir àcet effet, Nietzsche semble se contenter – je force naturellement letrait – d’un ton exhortatif invitant à se défaire de l’éruditionpoussiéreuse ; mais il ne se prononce guère sur ce qu’il s’agit demettre à la place.

[Nature, histoire et culture] Et pour cause, Nietzsche congédie pourle moment la pratique de l’histoire et tend le bâton dans l’autresens : à force de se laisser entraîner par le culte de l’histoire,la culture allemande en est venue à se détourner de l’activitéprésente. Elle en vient à confondre histoire et nature, raison de lacélébrité de la philosophie hartmanienne selon laquelle l’histoireest l’avènement d’un processus naturel qui triomphe de l’individu eta pour conséquence la résignation. La culture n’est selon Hartmann

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que le prolongement et la réalisation d’un processus naturel. Ladichotomie métaphysique entre nature et culture ne ferait alors quegarantir leur réconciliation, plus : leur fusion, sur le planhistorique. De fait, la différence fondamentale entre nature etculture n’a pas fait l’objet d’une genèse historique, mais a étéposée en amont de l’histoire comme un fossé à combler : la penséephilosophique aurait pour tâcher de comble le vide laissé par lediscours métaphysique. La nature, qui a horreur du vide, se chargeraaisément de rappeler à soi la culture et l’histoire, qui ne sont quedes versions métaphysiques appauvries de la nature, authentiquesubstrat ontologique du réel, exactement comme le temps du Timée dePlaton était défini comme l’image mobile de l’éternité.De ce point de vue, Nietzsche au moins est original quant à laposition qu’il adopte : même si le cadre conceptuel dans lequel ilse meut est le même que celui des philosophies de l’histoire qu’ilprétend énoncer, il inverse la valeur accordée à la nature : celle-ci n’est pas un principe de légitimation ou un idéal dont la culturene serait qu’un mauvais élève voire un monstre. Le but de la culturen’est aucunement de forger dans son ordre propre un équivalent de lalégalité verrouillée à l’œuvre dans la nature. Radicalisant laperspective de l’Aufklärung, Nietzsche conçoit la culture commearrachement continuel à la nature, et les productions du génie commedes forces de rénovation qui brisent les cadres éculés où risquentde s’enliser chaque époque.

[Carlyle et le germanisme britannique] Le plus intéressant, c’estpeut-être le patronage de Thomas Carlyle dont Wagner se réclame dèsle début du tome III de ses Œuvres en prose pour opposer la Révolutionesthétique du génie à l’anarchie communiste : il citel’admonestation de Carlyle contre « L’empire millénaire del’Anarchie ; - abrégez-le, donnez le sang de votre cœur pour l’abréger, vous,héroïques sages qui devez venir ! » - (1-2). Plus allemand que les Allemandseux-mêmes, Carlyle radicalise l’interprétation organiciste descultures de Herder. Sa conception romantique du génie déteint surWagner, et partant sur Nietzsche, lorsque celui-ci se réclame de laRépublique schopenhauerienne des génies qui se font écho depuis lescimes de l’histoire. A la fin de l’introduction du tome III de ses Œuvres, Wagner serevendique encore de la terminologie carlylienne lorsqu’il insistesur l’importance des « sages héroïques» (Carlyle) qui viendraientabréger les temps de redoutable anarchie universelle. (5)

L’ironie de l’histoire est donc que la rénovation de la cultureallemande chez Wagner et Nietzsche trouve son catalyseur chez unanglais germanisé. Dans la 2e phase de sa philosophie Nietzsche aurabeau jeu de lui opposer la figure de l’allemand britannisé : PaulRée. Un tel chassé-croisé montre bien que Nietzsche a parfaitementconscience que les Weltanschauungen ne sont pas rivées à un territoiregéographique : les types culturels que Nietzsche s’est employé à

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mettre au jour depuis 1868 débordent toujours leur terreau natal etempêchent d’assimiler la typologie de la culture à toute forme denationalisme territorial, contrairement à ce que certains critiquesde Nietzsche ont voulu voir à l’œuvre dans sa première période.

B/ La poétique de la culture chez Wagner.

Surtout, Nietzsche s’approprie le projet wagnérien d’une poétiquede la culture qui a pour but de s’inspirer des Grecs. On lit ainsidans L’Art et la Révolution :

« Chez les Grec l’art était conservateur car il se présentaitcomme expression valable de la conscience publique, tandis quechez nous il est révolutionnaire parce qu’il n’existe qu’enopposition avec l’opinion de la masse. Chez les Grecs, l’œuvred’art parfaite (…) était la synthèse de tout ce que l’espritgrec présentait d’apte à être figuré : c’était la nation même,en harmonie intime avec son histoire, qui se voyait représentéedans l’œuvre d’art » (p. 38)

La poétique de l’histoire que Nietzsche défend dans la Secondeinactuelle a précisément pour but de reconstituer l’harmonie entreles forces créatrices du présent et celles du passé, qui permettraitde reconstituer un Peuple allemand. La pulsion monumentale par laquelle Nietzsche nous intime d’imiterles Grecs, et la pulsion critique par laquelle cette imitationdevient une appropriation qui transfigure l’hellénisme au service duprésent, est encore le fruit d’un dialogue avec l’esthétiquewagnérienne, qui rappelait encore que les Grecs sont un modèle qu’ilne s’agit pas de répéter par la connaissance historique mais deréactualiser :

« l’œuvre d’art authentique n’est pas encore ressuscitée,précisément parce qu’elle ne doit pas être recréée, mais bien êtrecréée à nouveau » (Art rév. 40).

Le but, c’est la Révolution, et non la Restauration :« Non, nous ne voulons pas redevenir Grecs ; car, ce que lesGrecs ne savaient pas, et ce pourquoi ils devaient périr [nous]le savons, nous. » (AR 42)

Mais le plus intéressant, c’est sans doute le naturalisme romantiquequi commande à la culture et à l’histoire de reconquérir les forcesnaturelles que la civilisation des masses a détruites :

« La nature, la nature humaine dictera cette loi aux deuxsœurs, Culture et Civilisation : « Dans la mesure où je seraicontenue en vous, vous vivrez et prospérerez ; mais dans lamesure où je ne serai pas en vous, vous périrez et vousdessécherez ! (…) Dans le progrès, hostile à l’homme, de laculture, nous prévoyons en tout cas cet heureux résultat queson poids et sa contrainte sur la nature s’accroîtront siénormément, qu’elle donnera enfin à l’immortelle natureaccablée la force d’élasticité nécessaire pour rejeter loin

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d’elle, d’une seule secousse, tout le fardeau qui l’écrasait ;et tout cet entassement de culture n’aura fait qu’apprendre àla nature à reconnaître sa force immense ; et le mouvement decette force, c’est – la Révolution. » (44-45)

Si l’on se souvient que la mauvaise culture est celle qui arrachel’homme à la nature chez Wagner, on comprend qu’il écrive dansL’œuvre d’art de l’avenir que pour retrouver la nature, la science devrajouer contre elle-même et s’auto-détruire :

La science porte (…) le péché de la vie et en fait pénitencepar la destruction d’elle-même : elle prend fin dans son purcontraire, dans la connaissance de la nature, dans lareconnaissance de l’inconscient » (63).

Bref : Wagner reconduit à Schopenhauer, et la condamnation de lascience historique, ou du moins l’impératif par lequel Nietzsche lasomme de retourner contre elle-même son propre dard, sont encoredans la logique rédemptrice de la philosophie schopenhauerienne dela nature.

[De Wagner à Rée ?] Comment Nietzsche se libère-t-il de Schopenhaueret de Wagner, dès lors ? A mon avis, le naturalisme métaphysique deSchopenhauer ne permet pas d’élaborer une philosophie de la culturequi tienne compte de l’histoire, puisque celle-ci n’est qu’uneillusion phénoménale chez Schopenhauer. Mais Wagner me semble plussubtil : il nous disait bien qu’il n’était plus possible de reveniraux Grecs, image de la nature noble. Revenir à la nature, selonWagner, cela ne signifie pas faire entièrement abstraction del’histoire, mais tirer les leçons de l’histoire, puisque celle-cinous apprend comment le développement de la culture a pu contrarierou a su se conformer à la nature :

« L’esprit qui désire le retour à la nature et qui, parconséquent, est insatisfait dans le moment présent, ne trouvepas seulement dans l’ensemble de la nature, mais surtout dansla nature humaine exposée devant lui par l’histoire les imagesdont la contemplation peut le réconcilier avec la vie engénéral. Pour tout l’avenir, il reconnaît dans cette nature uneimage représentée déjà dans des limites plus étroites » (Œuvred’art de l’avenir 88)

Or : « L’histoire présente nettement deux moments principaux del’évolution de l’humanité : le [moment] national et ethnique, et le[moment] non national et universel. Tandis que, aujourd’hui, nousattendons de l’avenir l’accomplissement de ce second staded’évolution, nous voyons nettement, dans le passé,l’accomplissement du premier. » (id. 88-89)

L’articulation du particulier et de l’universel, Wagner et Nietzschel’ont trouvé chez les Grecs, ce pourquoi Wagner invite l’artiste del’avenir à revenir aux Grecs :

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« Nous devons (…) faire de l’art hellénique l’art humain engénéral ; [nous devons] le délivrer des conditions souslesquelles il n’était que de l’art hellénique, et non l’art humainuniversel » (Œuvre d’art de l’avenir 90)

Mais pour comprendre l’universalité des Grecs il ne suffit pas,comme le demande Nietzsche dans la seconde inactuelle, de nes’intéresser qu’à eux : si un type dépasse le cadre géographique deson émergence, il dépasse conséquemment son époque d’émergence,raison pour laquelle la traçabilité historique de l’hellénismeconduira le philosophe historien à une philosophie historique de laculture qui accomplira l’exigence wagnérienne en faisant ressurgirles traces de la nature hellénique dans l’histoire de l’Europe.L’histoire cesse de s’opposer à la nature puisque la nature vadevenir historique, et c’est ce qui explique que Nietzsche renonce àl’antinomie du phénomène historique et de la Nature comme chose ensoi, jusqu’à la critiquer avec virulence. Ce n’est que dansl’histoire que la nature d’une humanité réconciliée avec elle-mêmepeut être ressaisie. Il faut pour cela comprendre le statut de laculture et de l’histoire au sein de la nature, cette dernièren’étant pas plus une entité métaphysique qu’un Cosmos anhistorique,mais un tout en devenir. Nietzsche va donc se tourner versl’histoire naturelle.

C/ Histoire et culture dans l’Europe philosophique du XIXesiècle.

Il va s’agir de refondre sa conception de la culture en laconfrontant à l’épistémologie évolutionniste – entendons par là larencontre du lamarckisme et des philosophies de l’histoire del’Enlightenment. Or sur ce point, il y a de fortes divergences entreles conceptions de la culture de l’Aufklärung, des Lumières et del’Enlightenment. De ces trois sources des philosophies de l’histoire,Nietzsche va se tourner à partir de 1875 vers le rejeton del’Enlightenment, l’anthropologie historique.Là où les philosophies allemandes de l’histoire étaient encore desthéodicées de l’histoire, c-à-d des philosophies de l’extranéation,qui ne rendaient pas compte de la sortie historique de la culture àpartir de la nature, mais considéraient nature et culture comme deuxentités métaphysiques, les philosophies de l’histoire « à lafrançaise », dont le type est le tableau historique de Condorcet etl’anthropologie philosophique, imaginaient certes un « état denature » mais comme fiction heuristique sans documentationhistorique réelle (ou avec une documentation historique ad hoc). Ils’agissait d’une construction historique par soustraction despropriétés culturelles déposées par l’histoire. C’est la philosophie naturelle de l’histoire et les « histoiresnaturelles du genre humain » dont le modèle était constitué parFerguson (Essai sur l’histoire de la société civile), qui sont les plus enclines à

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être fécondée par la recherche empirique et le terreau tout indiquéd’une hybridation des sciences de la nature et de la philosophie del’histoire : l’historicisation des sciences de la nature allaitnaturellement renforcer la naturalisation de la philosophie del’histoire jusqu’à scientificiser la culture, ce qui expliquel’explosion, à la fin des années 1860 des sciences de la culture,qui vont trouver leur arsenal épistémologique dans les scienceshistoriques de la nature dont elles proviennent. D’où la naissancede la paléo-anthropologie, des sciences de la préhistoire, del’économie politique, autant de sciences inscrites dans une histoirenaturelle dont l’histoire de la culture était vouée à ne devenir quela partie consacrée à l’homme. Nietzsche perçoit avec une parfaite lucidité ce changement deparadigme et en est à la fois le spectateur et l’acteur. Cechangement avait été noté par l’économiste Walter Bagehot, l’un deses premiers témoins et l’une des premières sources de Nietzsche enla matière. Bagehot écrit ainsi à propos des écritsévolutionnistes :

« Ce sont là des doctrines qui, sous le nom de ‘sélectionnaturelle’, nous sont devenues familières dans l’étude de lanature ; et comme toute grande conception scientifique tend àreculer ses bornes et à s’appliquer à la solution des problèmesqu’on ne soupçonnait pas au moment où elle s’est produite,cette théorie, qui ne fut d’abord mise en avant que dansl’histoire des animaux, peut, en changeant de forme, mais enrestant identique au fond, s’appliquer à l’histoire del’humanité. » (Bagehot, Lois scientifiques, p. 48)

L’histoire naturelle permet désormais d’expliquer la genèse et ledevenir de la culture – synthèse évolutionniste qui va beaucoupintéresser Nietzsche à l’époque de maturation de HTH.

II/ Philosophie historique et anthropologieculturelle.

A/ Entre philosophie de la culture et science de la culture. Lecontexte des années 1870.

A ce changement de modèle culturel, Nietzsche donne le nom de« philosophie historique » (HTH 1-2), expression qui fait écho à la

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popularisation de l’histoire évolutionniste de la culture et dessciences historiques, avec la création de la Revue historique fondée parGabriel Monod en France en 1876, à la Revue philosophique de la France et del’Etranger fondée la même année par Théodule Ribot, et surtout à larevue Mind fondée par Robertson et Bain, toujours en 1876. Pour information, Gabriel Monod, un des ancêtres avec Ernest Lavissede l’école méthodique en historiographie, se marie à Olga Herzendont la plus proche amie de Nietzsche, Malwida von Meysenbug, est lamère adoptive. Nietzsche n’ignore aucunement l’existence de sa revueet les intellectuels qui gravitent autour, pas plus qu’il n’ignorequ’Olga est la fille du révolutionnaire russe Alexandre Herzen, dontle fils du même nom sera professeur de physiologie à Lausanne :Nietzsche possède dans sa bibliothèque son ouvrage sur Le cerveau etl’activité cérébrale du point de vue psycho-physiologique (1887), ce qui n’estabsolument pas anecdotique, puisque la psycho-physiologie voit lejour dans les années 1870 également et constitue un enjeu capital dela revue Mind autant que la Revue philosophique, pour lequel Nietzsche vase passionner, puisqu’il s’agit de naturaliser l’âme et doncd’échapper définitivement au christianisme.Théodule Ribot est l’un des pionniers de la psychologie scientifiqueen France et est nourri de psychologie empirique allemande etanglaise : sa revue va constituer une plateforme de philosophieempirique et c’est presque uniquement grâce à ses premiers numérosque le lecteur français a pu prendre connaissance de l’empirismeallemand de Herbart, Fries, Beneke, Wundt, etc. et des travaux dephilosophie allemande évolutionniste. Nietzsche abandonne totalement la tradition des philosophiesallemandes de la culture héritières des philosophies de l’histoirecomme celle de Herder. L’expression « historische Philosophie » (HTH,1) que Nietzsche invente pour qualifier son propre projetphilosophique dans le §1 de HTH est explicitement destiné à signalerce déplacement hors du terrain de la philosophie métaphysique, et àmon sens c’est moins la Geschichtsphilosophie de Hegel qui est prise àrevers que la matrice même des philosophies de l’histoire dans sonensemble en tant qu’elles reposent sur des anthropologiesphilosophiques insensibles au problème de l’origine effective de laculture. Raison pour laquelle, d’ailleurs, Nietzsche méprise lemodèle contractualiste pour penser le passage de la nature à laculture : s’il est désormais possible d’expliquer la genèseeffective des sociétés, les fictions heuristiques de Hobbes ouRousseau n’ont plus aucun intérêt spéculatif.

Trois faits méritent à cet égard d’être rappelés :

- 1/ entre 1873 et 1876, la Bibliothèque scientifique internationaledécide de publier une série d’ouvrages de philosophie scientifiqueet historique qui permette aux savants européens de connaître lesacquis les plus récents de la recherche de l’époque et de dialoguerde manière féconde, puisque les ouvrages sont publiés à la fois en

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Anglais, en Allemand et en français. Nietzsche achète 23 volumes dela série d’ouvrages du projet de l’Internationale wissenschaftlicheBibliothek, et c’est dans cette collection que Nietzsche découvreles évolutionnistes anglais qui occupent le devant de la scèneintellectuelle : Herbert Spencer ; Edward Tylor ; John Lubbock ;Alexander Bain ; Walter Bagehot – autant dire cinq des plus grandsnoms de l’époque qui allaient tous sombrer dans l’oubli, àl’exception très relative des deux premiers. Il y a aussi dans lasérie des écrits d’épistémologie évolutionniste allemandedarwinisée, notamment Leopold Schmidt, Descendenzlehre und Darwinismus,également acheté et lu par Nietzsche.

- 2/ En 1877 Nietzsche rencontre George Croom Robertson, ledirecteur et co-fondateur de la revue Mind avec Alexander Bain en1876. Cette revue est l’organe essentiel de la philosophie del’esprit naturalisée – et s’interroge sur la possibilité denaturaliser la psychologie1, entreprise qui est en un sens celle deNietzsche également –, et est fondée au moment où l’histoirenaturelle et l’histoire de la culture ont déjà fusionnées, commec’est déjà le cas dans le livre de 1871 de Darwin, La Filiation de l’hommeet la sélection sexuelle. Dans cet ouvrage, Darwin procède notamment à unenaturalisation de l’histoire de la morale à la lumière des principesde sélection naturelle et sexuelle en s’appuyant sur les travaux desphilosophes évolutionnistes comme Herbert Spencer et despréhistoriens comme John Lubbock.Nietzsche a lu certains articles de la revue Mind, et notamment leseul texte de Darwin qu’il connaît de première main, « ABiographical Sketch of an Infant », dans lequel Darwin proposequelques hypothèses quant à la récapitulation de la phylogenèsespécifique dans l’ontogenèse de ses propres enfants ! Il remarquepar exemple chez les jeunes enfants des craintes vaguesindépendantes de l’expérience, et suggère qu’elles « sont les effetshéréditaires de dangers réels et de superstitions abjectes quidatent de l’époque de la vie sauvage » (Esquisse biographique inL’Expression des émotions, p. 208). Cette idée selon laquelle lecomportement humain civilisé est encore habité par des dispositifshéréditaires ancestraux témoigne bien de la passerelle qui existeentre nature et culture et est une composante essentielle du schèmescalaire par lequel la civilisation victorienne évalue l’avancementde la culture à la quantité de ses résidus héréditaires, mesurantainsi son éloignement par rapport à la nature. J’y reviendrai.

- 3/ Mais il faut ajouter que la frontière entre nature et cultureest d’autant plus brouillée que, empruntant tantôt à Darwin tantôt àLamarck, les sciences de la culture se constituent en analysant

1 “La publication de Mind ne vise à rien de moins, en fait, qu’à permettrede statuer sur la question de la teneur scientifique de la psychologie” (jetraduis, Mind, 1876, p. 3).

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l’histoire humaine exactement sur le modèle de l’histoire naturelle,dont elle ne serait qu’une version accélérée. Je m’explique. Dès lesannées 60, les travaux du pionnier des sciences de la préhistoireJohn Lubbock (Prehistoric Times, 1865 ; The Origin of Civilisation, 1871), ceux dupère de l’anthropologie Edward Tylor (Primitive Culture, 1871-1876), ceuxdu père de l’histoire de l’économie politique Walter Bagehot (Physicsand Politics, 1872), s’efforcent de montrer, à partir du principe del’hérédité des caractères acquis cher à Lamarck, que même lesproduits de la culture sont incorporés physiologiquement etdeviennent instinctifs, à tel point qu’à toutes les étapes de lacivilisation il existe des « survivances » d’anciens niveaux decivilisation. La notion de survivance introduite par Tylor dans lechapitre liminaire de son maître-ouvrage permet de comprendre lesens archaïque de pratiques ou de comportements vestiges apparemmentsans fondement, mais dont nous ne nous sommes pas défaits. Ellepermet tout particulièrement de comprendre pourquoi nous sommesaussi illogiques dans nos rêves, chez Lubbock : pendant le sommeil,des couches inférieures du cortex cérébral s’activent et raviventdes modes de pensée que les hommes archaïques avaient pendant la veille –une idée que Nietzsche reprend très explicitement dans les §5, 12-13et 43 de Humain, trop humain. Je vais y revenir.Cet ensemble de théories évolutionnistes fonctionnent toutes selonune conception ternaire de l’évolution culturelle : chez LewisMorgan (Ancien Society), les trois stades sont le sauvage, le barbare etle civilisé ; chez Tylor, cette trinité s’exprime dans la religiond’abord animiste puis polythéiste et enfin monothéiste (idem chezLubbock) et dans l’anthropologie des croyances de Frazer, la penséemagique le cède progressivement à la religion qui doit le céderelle-même finalement à la science.

B/ Une double déterritorialisation du discours philosophique.

Lorsqu’il publie HTH en 1878, Nietzsche est imbu de cetévolutionnisme culturel. A travers l’expression « philosophiehistorique », il appelle de ses vœux une double déterritorialisationdu discours philosophique : - d’une part, quant à la nature de son questionnement, il s’agit derenoncer à la recherche des invariants culturels pour reprendre etpoursuivre le questionnement des physiologues Présocratiques, quirendent raison des mouvements de la nature (phusis) par lesquels lescontraires s’engendrent les uns les autres. Néanmoins, ce ne sontplus les pôles rythmiques d’un cosmos à la temporalité circulairequ’il s’agit de chercher – jour et nuit, sommeil et veille,mortalité et immortalité, comme en faisait état au premier chefHéraclite –, mais il s’agit de rendre compte de l’ordred’engendrement des antinomies conceptuelles structurant lapensée (raison et irrationnel, sensible et inerte, altruisme et

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égoïsme, etc.) et les préjugés moraux en particulier (cf. not. HTH,livre II).- d’autre part, et par conséquent, quant au lieu épistémologique duquestionnement, la philosophie historique « ne peut plus seconcevoir du tout séparée des sciences de la nature » (HTH, 1). Maissi la philosophie, en tant qu’elle se veut désormais historique,congédie autant Schopenhauer que « les positions métaphysico-esthétiques » dont Nietzsche s’était fait auparavant le défenseur(FP 23 [59], fin 1876-été 1877), ce n’est certainement pas pourautant que, scientifique, elle batte sa coulpe et rentre dans les rangsde la « science historique » dont la Deuxième Considération inactuelle avaitdénoncé les excès. Qualifier cette période de la vie intellectuellede Nietzsche de « positiviste », c’est passer à côté de son rapporttrès nuancé au victorianisme, on va le voir.

C/ Le type anglais et le modèle victorien de la culture.

Pour combattre le reliquat de métaphysique de l’épistémè allemande duXIXe siècle – et les antinomies âme / corps, esprit / nature, etc.,qu’elle charrie avec elle – Nietzsche se tourne certes vers « letype anglais » (dont fait partie un Allemand comme Paul Rée). Sadémarche scientifique est caractérisée par un monisme matérialistequi s’efforce d’expliquer l’ensemble des phénomènes de culture àl’aune d’un seul principe, à savoir l’évolution naturelle. Avatarmoderne, en quelque sorte, de l’héraclitéisme, c’est en effetl’évolutionnisme qui a convaincu Nietzsche de l’inexistence des« faits » éternels, tant il est vrai que leur nature et leurfonction varient au sein d’une temporalité beaucoup plus longue quecelle de l’histoire dite universelle. Diagnostic qui conduitNietzsche à constater que « [c]e qui nous sépare aussi bien de Kantque de Platon et de Leibniz  [c’est que] nous sommes historiques de parten part. (…) Lamarck et Hegel – Darwin n’est qu’une répercussion. Lemode de pensée d’Héraclite et d’Empédocle est ressuscité. « (FP 34 [73],avril-juin 1885).

C’est ainsi « à la physiologie et à l’histoire de l’évolution desorganismes » (HTH, 10) que revient la tâche d’expliquer lesphénomènes moraux, artistiques et religieux. Nietzsche va alorsconvoquer les sciences historiques naturalisées commel’anthropologie évolutionniste d’Edward Tylor (La Civilisation primitive,1871 [lu en 1875]) et de John Lubbock (Les Origines de la civilisation, 1875[BN, lu également en 1875]), pour tirer toutes les conséquences du« réealisme » de Paul Rée, qui soutient que « depuis que Lamarck etDarwin ont écrit leurs œuvres, les phénomènes moraux peuvent, toutcomme les phénomènes physiques, être ramenés à leurs causesnaturelles : l’homme moral n’est pas plus proche du mondeintelligible que l’homme physique. » (Paul Rée, De l’Origine des sentimentsmoraux, p. 72-73, cp. HTH 37 in fine).

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Il faudra tout de même durcir et aiguiser les observationspsychologiques de Rée au « marteau de la connaissance historique »(HTH 37), pour débusquer les causes naturelles à l’œuvre dans lesproductions de la culture : c’est une sorte de géologie de laconscience morale – métaphore lourde de sens que Nietzsche partageavec Rée (op. cit., p. 71), mais dont il est douteux qu’il la luiemprunte – qui rend compte de la genèse des phénomènes de culture eninférant leur histoire à partir de leur observation contemporaine. Si l’histoire de la culture dans sa totalité peut être découvertedans le présent, c’est en vertu du postulat évolutionniste que faitsien Bagehot :

« La science essaye de lire (…) dans l’ensemble de tous leséléments qui composent chaque homme, un résumé complet del’histoire de sa vie entière ; elle y doit voir ce qu’il est etce qui le rend tel, l’histoire de tous ses ancêtres, de cequ’ils ont été et de ce qui les a faits tels qu’ilsétaient. Chaque nerf garde, pour ainsi dire, le souvenir de savie passée, a reçu une éducation ou en a été privé, a vu sonactivité décroître ou grandir, suivant les circonstances ;chaque trait a pris un dessein plus précis, pluscaractéristiques, ou peut-être est resté vague ou sansexpression ; chaque main porte les marques de sa profession,les signes que la vie y a gravés, est façonnée à son tour parles travaux qu’elle exécuté ; tout cela se trouve dans l’homme,si nous savions l’y voir. » (Lois scientifiques p.3)

Mais pour analyser les processus de culture, Nietzsche fait appel àl’ethnographie et à l’anthropologie, et réinvestit la conceptiontylorienne des « survivances » (survivals), et les analyses de JohnLubbock qui s’y rapportent. Il explique ainsi comment les conduitescruelles, de nos jours, constituent « des survivances de certainsstades de civilisations anciennes », dans ces moments singuliers où « desformations profondes qui restent d’habitude cachées » surgissent demanière, pourrait-on dire, intempestive (HTH, 43 ; cf. également HTH,42 ; VO, 186). Et d’ajouter que de telles conduites correspondent àdes « stries de circonvolution » du cortex cérébral censéesn’exister plus qu’à l’état de résidus.

Je laisse la parole à Tylor :« Parmi les preuves propres à nous venir en aide pour retracerla marche qu’a suivie la civilisation actuelle, il faut placercette importante classe de faits que j’ai trouvé commode dedésigner sous le nom de survivances (survivals). » (Civ. Prim. 18) Leterme allemand est : Überbleibsel

Se connaître soi-même implique alors de connaître l’histoire de lacivilisation elle-même :

« ceux qui veulent comprendre leur propre vie doivent connaîtreles phases qu’ont parcourues leurs opinions et leurs habitudes

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avant d’être devenues ce qu’elles sont. » (22) Auguste Comtel’a vu lorsqu’il écrit dans la Philo pos. « une conceptionquelconque ne saurait être bien connue que par son histoire »(cité p. 22).

Cette idée fera son chemin jusqu’à être réinvestie dans le §223 desOSM.

Mais surtout, Nietzsche convoque la notion de survivance pourrapporter les conceptions religieuses de l’âme ou les théoriesmétaphysiques à des formes résiduelles de stades de culture plus oumoins archaïques :

« Aux tout premiers âges d’une civilisation encorerudimentaire, l’homme a cru découvrir dans le rêve un secondmonde réel ; c’est là l’origine de toute métaphysique » (HTH 5)

L’histoire se survit ainsi en nous sous forme de strates, de stries,d’alluvions – métaphore archéologique qui structure le discoursévolutionniste pour suggérer un progrès scalaire qui conduiraitl’homme d’échelon en échelon vers un état supérieur de moralité.

III/ La culture de l’avenir.

A/ Les limites du modèle victorien.

L’idéologisation positiviste de ce type de discours n’échappe certespas à Nietzsche, qui se débat cahin-caha avec la téléologie néo-lamarckienne qui travaille souterrainement à sa constitution (cf.HTH 38), de sorte que si Nietzsche reconnaît l’ordre de successioncomtien qui, passant par la métaphysique, mène de la théologie à lascience, il nous exhorte néanmoins assez énigmatiquement à ne pascroire notre tâche achevée et à « reculer de quelques échelons » unefois parvenus en haut de l’échelle (HTH, 20 in fine – un passage quiprécisément suscitera l’embarras de Rée, acquis aux idées de Comte).

[Tylor et Lubbock sur le progrès.] En effet, l’anthropologieévolutionniste (Lubbock) ou historique (Tylor), croit à l’existencedu progrès, en dépit d’ailleurs des phases de décadence dont ellereconnaît l’existence :

« Si l’hypothèse est fondée, il doit y avoir, en dépit del’intervention continuelle des faits de décadence, une tendancedominante dans la marche de l’humanité depuis les tempsprimitifs jusqu’aux temps modernes, et qui l’a amenée de lasauvagerie à la civilisation. » (Tylor, 25)

Cette démarche est féconde tant qu’elle éclaire contrastivement laculture préhistorique par une régression à l’origine qui laconfronte à ses résidus actuels. Mais lorsque la comparaison entrele passé et le présent passe du niveau descriptif au niveauaxiologique, on assiste toujours aux dérives du sophisme

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culturaliste dénoncé par Lévi-Strauss : si les formes de cultureétalonnées dans le temps produisent des degrés de civilisation deplus en plus admirables, alors les formes de culture juxtaposéesdans l’espace, cette fois, témoigneront de leur plus ou moins grandeproximité temporelle avec la culture primitive. Les culturesjuxtaposées dans la synchronie vont ainsi pouvoir s’échelonner dansune représentation diachronique des temps historiques censésconduire de la nature à la culture, de la sauvagerie à lacivilisation. Lubbock ne cesse de parler de « lower races » et sonouvrage est un patchwork de témoignages ethnographiques dont il faitses choux gras pour montrer comment les civilisations primitivessont encore proches de la mentalité anté-historique. Tylor, quoiqueplus fin, n’hésite aucunement à franchir le pas :

« Si la marche du progrès de la culture humaine s’est faite enligne droite, alors la sauvagerie actuelle constitue un chaînonentre la vie animale et la vie civilisée ; si elle a suivi deschemins divergents, la sauvagerie et la vie civilisée sont aumoins liées par leur commune origine. » (Tylor, 42)

Tylor et Lubbock vont être à Nietzsche ce que sera James Frazer àWittgenstein dans les Remarques sur le Rameau d’or : une immense mined’informations anthropologiques, mais également un ennemi théorique,lorsqu’il se font les chantres du progrès.

[L’antipositivisme de Nietzsche] Certes, Nietzsche reconnaît commeles positivistes que les ombres de Dieu ne disparaissent jamais toutà fait de la mémoire, mais sont plus ou moins enfouies, comme entémoigne leur reviviscence épisodique pendant le sommeil, où l’onassiste à la réactualisation d’anciens modes primitifs de pensée,antérieurs à la logique.Sous l’influence de Lubbock, Nietzsche explique ainsi que dans lerêve, la mémoire est ramené à l’état des « premiers temps del’humanité » : elle fonctionne sur des analogies, source desmythologies. Le sauvage est incapable de contention de la mémoire etsujet à l’oubli, d’où ses fabulations. « Mais dans nos rêves, écritN, nous ressemblons tous à ce sauvage » - quand nous nous remémoronsun rêve c’est à faire peur. La croyance à sa réalité rappellel’humanité primitive sujette aux hallucinations.

« Ainsi donc, nous refaisons de bout en bout, dans le sommeilet le rêve, le pensum d’un état ancien de l’humanité. » (HTH12)

Mais c’est dans le mode de traitement à réserver à ces survivancesque N diffère du positivisme.Plutôt que de leur « jeter en arrière un regard de supériorité »(HTH, 20), il est nécessaire d’en comprendre la nécessité et d’enrepérer en nous-mêmes les modalités de survivance, afin de ne pasêtre victime de la présomption positiviste qui se croit vierge de

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tout vestige, ou du moins croit pouvoir s’affranchir de son passépour atteindre l’état positif.Il est vrai que Nietzsche s’oublie parfois à une condescendance pourles modes de pensée archaïque qui confinerait presque au mépris,s’il n’invitait pas à se réapproprier ses modes de pensée pourcomprendre combien ils ont été nécessaires et ne sont aucunement desphases brouillonnes d’un progrès discret de la culture, mais desconditions structurantes de la pensée, qui déterminent uneépistémologie historique continuiste, qui en ce sens mériteraitd’être confrontée avec Bachelard. Je cite un peu longuement HTH 13 :

« la manière dont l’homme raisonne encore en rêve aujourd’huique l’humanité a raisonné à l’état de veille pendant des milliers etdes milliers d’années ; la première cause qui se présentait àl’esprit pour expliquer quelque chose qui avait besoind’explication lui suffisait et passait pour vérité. (…) C’estcette part archaïque d’humanité qui dans le rêve continued’agir en nous, car elle est le fondement sur lequel la raisonsupérieure s’est développée et se développe encore en touthomme : le rêve nous ramène à des états reculés de lacivilisation humaine et nous fournit un moyen de les comprendremieux. Si la pensée onirique nous est aujourd’hui si facile,c’est justement que nous avons été si bien dressés à cetteforme d’explication fantasque et gratuite par la première idéevenue. » (HTH 13)

Exacte antithèse du volontarisme révolutionnaire qui nousintimerait de faire table rase du passé pour construire l’avenir, laphilosophie historique fait dépendre l’advenue du futur de lafinesse de notre sens historique, ce dernier étant entendu commecapacité à revivre, digérer et hiérarchiser l’histoire qui nousprécède et que nous sommes (cf. HTH, 272-274, 292 ; GS, 337 ; PBM,224).

C’est de cette manière que Nietzsche commence déjà à se départird’une conception rigidement matérialiste de l’histoire, celle-cis’empêchant de penser les conditions sous lesquelles une culture del’avenir libérée du passé serait possible, en tenant cetteémancipation pour une évidente nécessité de la dynamique du progrès.Reste que, si l’individu est le dépositaire passif d’alluvionsculturels qui s’oublient en lui en se cristallisant sous formesd’habitudes, de traditions et même d’instincts hérités (cp. par ex.HTH 16, 18 ; Aur. 35, 96, 102, 250 ; GS, 110-111), on perçoit mal dansquelle mesure leur mise au jour, leur résurrection consciente par laphilosophie historique – et non plus leur surrection sporadiqueincontrôlée –, permettrait d’offrir une prise sur eux. Raison pour laquelle Nietzsche va se mettre en quête d’un nouveaumodèle pour penser l’histoire de la culture, s’il veut tout à lafois éviter le volontarisme quelque peu formel de sa métaphysiqued’artiste – où la pensée de l’avenir n’a de regard pour le passé quepar l’usage ancillaire qui peut en être fait– et le déterminisme

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rigide du réealisme qui, en dénonçant le libre-arbitre commeillusion métaphysique (cf. HTH, 39), semble s’être privé de toutconcept viable de la liberté créatrice – réduite comme peau dechagrin à une possible et toute relative déshabituation (id. et HTH,41) –, et avoir sacrifié cette fois l’avenir sur l’autel del’histoire.

Reste un point sur lequel Tylor peut être sauvé, c’est quant à ladynamique du progrès, dont Nietzsche reconnaît encore pour l’Europela possibilité – mais non bien entendu la nécessité, ainsi qu’il ledit textuellement dans le §24 d’HTH. Tylor intéresse Nietzsche lorsqu’il s’affranchit d’une conceptionmystique et développementaliste du progrès pour en faire le fruitdes processus d’acculturation historiquement attestés :

« le progrès se produit (…) plutôt par l’influence étrangèreque par l’action interne. La civilisation est une plante qui sepropage bien plus souvent qu’elle ne se développe. » (65)

B/ Vers une conception organiciste de la culture.

Le problème de la philosophie de la culture chez Nietzsche pourraitalors se résumer de la façon suivante : comment devenir individuel –et non pas, comme on le lit parfois : comment devenir un individu.Car il s’agit de demeurer multiple ou du moins ouvert à lamultiplicité. L’homme cultivé est un être synthétique mais qui neconnaît jamais de fin : son individualité réside dans laconstitution d’une idiosyncrasie sélective qui définit moins cequ’il est qu’un ensemble de préférences par lesquelles il se meutdans l’univers de ce qui n’est pas lui, comment il se nourrit etchoisit ses aliments. J’avais déjà évoqué ces questions l’annéedernière. Le but de la culture, chez Nietzsche, n’est pasd’atteindre un stade, horizon eschatologique qui lui répugne danstoutes les philosophies évolutionnistes ou socialistes del’histoire.C’est la raison pour laquelle à mon sens Nietzsche est si sévère àl’égard de la doctrine du progrès, et demande à « reculer dequelques échelons » : il n’y a pas de progrès scalaire de la culturequi permettrait d’échapper à son passé. Le présent n’est aucontraire que l’éternelle recombinaison des volontés de puissancedans le capital matriciel me précède. Les annotations à sa lectured’Emerson, en 1881, continuent ce dialogue ininterrompu avec lepositivisme, en se situant désormais dans un registre organiciste etnon plus archéologique. Nietzche écrit à propos des superstitions dupassé, en donnant la parole sans le dire au positiviste :

« [‘’]Ces erreurs à ce stade étaient nécessaires en tant queremèdes : l’éducation du genre humain en tant que cure sepoursuit selon un processus nécessairement raisonnable. – Ainsidites vous. / Dans ce sens-là je nie la nécessité. C’estfortuitement que tel ou tel article de foi a triomphé – le même

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effet salutaire eût pu exercer à partir de n’importe quel autrearticle de ce genre. Et avant tout ! la conséquence de l’actionsalutaire est fort arbitraire, fort déraisonnable ! Presquetoujours la conséquence d’une croyance nouvelle st une profonderechute dans la maladie et non pas une cure ! » (13 [1])

Nietzsche s’oppose ici à l’optimisme des Lumières dont hérite lepositivisme, qui croit qu’il suffit de corriger les erreurs pourcorriger les fautes, et que le progrès du savoir emporte avec lui leprogrès moral. A cette conception disruptive de l’histoireculturelle, Nietzsche oppose une conception organiciste de laculture comme réappropriation vitale, par l’expérience vécue, desformes de vie du passé, par la compréhension des Erlebnisse qui ontrendu nécessaire du point de vue vital telle ou telle erreur dupassé, de la même manière que notre présent continue à exiger deserreurs vitales, des fictions réconfortantes sans lesquelles il neserait pas possible de vivre : « nous avons l’art pour ne pas mourirde la vérité », reconnaissait déjà Nietzsche en 1872.C’est ce qui explique que, à partir de l’automne 1881, lesrecherches de Nietzsche en matière de biologie, dans ce dialogueserré avec Emerson, le poussent à adopter une terminologie plus finequi invite à penser les processus historiques sur le modèle de ladigestion organique.

« Absorbez à fond les situations de la vie, les chances de votrevie – et passez outre ! Il ne suffit pas d’être un homme ! Cequi signifierait vous inciter à devenir borné ! Mais passer del’un à l’autre ! » (13 [3], trad. mod.).« Veux-tu devenir une juste vision d’ensemble? Il te le fautalors en tant que celui qui a passé par de nombreusesindividualités et dont la dernière se sert de toutes lesprécédentes comme fonctions. » (13 [5], trad. mod.)

Il s’agit alors d’être, je cite : « un Soi convoitant toutes choses,(…) un Soi qui récupère aussi le passé tout entier » (13 [7]), quis’appuie même sur ses adversaires et tente de vive dans leuratmosphère, puis se repose de ses expériences pour les « digérer » (13[20]).Une culture, c’est donc un caractère, et un caractère, c’estdésormais un organisme (« caractère = organisme » (13 [18]).C’est ce qui conduit Nietzsche à définir la culture comme un capitalde puissance à protéger : « Nous honorons et protégeons toutes lesaccumulations de puissance, parce qu’un jour nous espérons hériter d’elles(…). Tout de même voulons-nous être les héritiers de la moralité,après avoir détruit la morale » (13 [8]). Et Nietzsche veut ainsiêtre pour nous, dans ses livres, une telle accumulation de puissanceinvitant le lecteur à se la réapproprier par l’expérience vécue :

« Supposé que mon livre n’existât plus ailleurs que dans latête des hommes, tout en un certain sens ne serait tiré que deLEURS pensées et de LEUR être – ce serait une « somme derelations ». Est-ce à dire qu’il ne serait plus rien de ce fait ?

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(…) Qu’une chose se résolve en une somme de relations ne prouverien contre sa réalité. » (13 [11]).

Toutes ces remarques ont été occasionnés par l’imprégnation dutranscendantalisme historique d’Emerson, que Nietzsche connaîtdepuis 1862, selon lequel « l’ensemble de l’histoire est dans unseul homme » et « doit s’expliquer toute entière [sic] à partir del’expérience individuelle » (Essais I, 20).Nietzsche a ainsi extrait de son propre exemplaire un certain nombrede citations qui l’ont aidé à mûrir sa propre conception del’individuation selon laquelle le soi est une récapitulation de latotalité de l’histoire de la culture. J’en relèverai seulementtrois :

« Dans chaque action se trouve l’histoire la plus abrégée detout devenir. Ego. » (17 [1]))

« Je veux revivre l’histoire tout entière dans ma proprepersonne et m’approprier toute puissance et toute autorité. Jene m’inclinerai devant aucun roi ni devant aucune grandeur. »(17 [4]).« L’instinct créateur de l’âme se montre dans le profit quenous savons tirer de l’histoire : il n’y a que de la biographie.Il faut que chacun reconnaisse sa propre tâche tout entière. –Ce Là-bas et Jadis désordonné, grossier et absurde doitdisparaître pour faire place au hic et nunc. » (17 [5]).

Mais là où la doctrine d’Emerson confinait encore au mysticismehistorique, Nietzsche a trouvé dans sa philosophie historique uneassise épistémologique qui permettait de la défendre sur le terraindes sciences de la nature. Raison pour laquelle Nietzsche prétendcorriger Emerson en naturalisant son concept essentiel, celui de« Sur-Âme » (Oversoul).

C/ La culture de l’avenir et l’élevage du bon européen. Cetteconception historicisée et naturalisée de la sur-âme permet depenser le lien du Surhumain avec le passé qu’il transfigure, loindes interprétations du surhumain comme une robinsonnade poétique.Mais la figure prodromique du surhumain, qui doit se conformer à laconception nietzschéenne de l’individualité, c’est celui queNietzsche appelle le bon européen. Celui-ci s’oppose à l’européendémocrate bien-pensant qui n’est que l’ombre de lui-même. Jusqu’ici,l’histoire de la culture n’a été qu’un ensemble de coïncidence, purrègne du chaos comme le soutient Nietzsche dans PBM 203 pours’opposer au nécessitarisme hégélien. Le bon européen est celui quiva reconquérir le passé qui remonte à la surface de la modernitésous le forme du relativisme (HTH 23) et qui sait comparer lesdifférentes formes de vie pour les hiérarchiser. Avec le boneuropéen, le chaos des évaluations commence à s’organiser, raisonpour laquelle Nietzsche écrit dans APZ qu’il faut encore porter ensoi du chaos pour donner naissance à une étoile dansante (prol. 5).Le bon européen, c’est celui qui se constitue une lignée en

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sélectionnant dans la modernité les résidus de noblesse dont il peutse prévaloir. Le monde moderne est en effet selon Nietzsche un grandmagasin de costumes (PBM 223), situation méprisable dans l’ensemblemais qui constitue une bonne aubaine pour celui qui sait évaluer :au manteau d’Arlequin endossé par le relativisme démocratique, lebon européen substitue l’habit de la noblesse. Son but est alors defaire sien les valeurs du passé encore à l’œuvre dans le présent etqui peuvent lui permettre de dépasser le présent. La modernitécontient en elle-même les moyens de son dépassement. J’ai souventévoqué un § à mon sens capital, le §337 du GS où Nietzsche expliqueque le fait d’éprouver l’histoire de la noblesse en soi et de s’enfaire l’héritier permet une universalisation formidable quiconstitue l’ébauche d’un nouveau sentiment, le « sentimentd’humanité de l’avenir ». Cette humanité n’est plus Humanitätchrétienne, mais Menschlichkeit, voire Übermenschlichkeit, dans la mesureoù cette humanité réconciliée avec elle-même se serait débarrasséedes anciennes conceptions de l’humanité encore teintées deressentiment, comme l’idée victorienne d’humanité.

[L’Europe au-delà des Grecs] Cette culture de l’humanité queNietzsche appelle de ses vœux dépasse désormais la référence auxGrecs, car ce serait une culture qui dépasse la territorialité etdont le médium essentiel serait l’écriture et non la parole.En effet, le bon européen fait partie, c’est une platitude quimérite d’être répétée, d’une civilisation de l’écriture. Et cettebanalité a toutes les chances de devenir contrastivement trèssuggestive lorsque l’on se souvient que la polis grecque s’arrête, sil’on en croit Aristote, à l’espace au-delà duquel il n’est pluspossible d’entendre la voix du héraut qui s’adresse à l’assembléedes citoyens (mâles) réunis (VO, 87).Bien sûr, Nietzsche sait pertinemment que la démocratisation del’écriture est la voie royale pour la circulation des instinctsmaladifs, à travers les journaux, les mauvais romans, les écritssocialistes et j’en passe, mais c’est aussi la condition depossibilité du dépassement de la culture grecque rivée à la Cité-Etat : la possibilité d’une culture européenne au-delà des nationspasse par le règne de l’imprimé. Aussi Nietzsche ne vit-il pas dansla nostalgie de la rhétorique grecque dont il n’a que faire, maisnous demande de nous rendre attentif aux enjeux de l’écriture et destraductions : il passera sa vie à s’informer de ce qui s’écrit enAngleterre, en France et en Italie, et à se faire lire ou traduiredes œuvres étrangères. Nietzsche écrit ainsi dans le §83 du Gai Savoir intitulé « Traductions » :

« On peut apprécier le degré de sens historique que possède uneépoque à la manière dont cette époque effectue des traductions etcherche à s’incorporer des époques et des livres passés. »

Le modèle de Nietzsche en la matière, ce sont pas les Grecs, quin’ont eu à imiter personne sinon peut-être eux-mêmes, comme entémoigne leurs mythes qui ne sont que des projections idéalisées de

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leurs propres forces – les Grecs n’ont pas de sens historique, endépit de Thucydide ; le modèle de Nietzsche, ce sont les Romains. Orceux-ci, nous dit Nietzsche :

« étaient hostiles à l’esprit de fouineur archéologique quiprécède le sens historique, comme poètes, ils ne tenaient aucuncompte de ces choses et de ces noms tout personnels, ni de toutce qui était trop particulier à une ville, une côte, un siècle,ce qui en était le costume et le masque, mais le remplaçaientsur le champ par l’actuel et le romain. (…) Ils ignoraient lajouissance du sens historique ; le passé et l’étranger lesfaisaient souffrir, et éveillaient chez eux, en tant queRomains, l’envie d’une conquête romaine. »

L’Europe, c’est une idée et une voie qui provient des Romains, commel’a montré d’ailleurs Rémi Brague dans Europe, la voie romaine. C’est laraison pour laquelle, dans le Crépuscule des idoles, Nietzsche explique quenous n’avons rien à apprendre des Grecs.La continuelle inquiétude de Nietzsche à l’égard du style, qui seveut un style allemand européanisé, se place sous le patronage desécrivains romains comme Salluste et Horace. Ecrire – et lire –, celaconsiste à découvrir ce qui mérite d’être communiqué et apprendre àles transmettre (VO, 87), tout en se rendant traduisible dansd’autres langues (id.). Il s’agit donc de penser entre les langues,selon la belle formule d’Heinz Wismann, pour préparer l’avènementd’une « civilisation universelle » dont les bons européens seraientles garants.

Conclusion. La poétique de la culture a donc changé d’objet : il nes’agit plus de réveiller les forces helléniques, mais de retrouverle sens romain de la traduction. Elle a aussi changé de méthode,puisqu’il ne s’agit plus de se faire archéologues, comme c’était lecas chez les historiens victoriens, mais des commensaux qui digèrentles aliments du passé en fonction de la hiérarchie d’évaluationspropre à la volonté de puissance que l’on est et que l’on souhaitepromouvoir. Le modèle victorien a donc fourni à Nietzsche desmatériaux, il lui a permis d’établir le texte palimpseste del’histoire de la culture. Mais la méthode et le but qui gouvernentle traitement de ce texte, c’est chez Emerson qu’il l’a trouvé. Lathéorie organiciste de la culture comme volonté de puissance est leproduit de cette synthèse entre l’archéologie victorienne de laculture et le transcendantalisme historique d’Emerson, synthèseorganique que Nietzsche s’emploiera à radicaliser de plus en plus ens’opposant aux Anglais. C’est ce qui explique qu’à l’époque où ildialogue avec Emerson, Nietzsche va retourner en Allemagne pourtrouver des biologistes darwiniens hétérodoxes : Wilhelm Roux (DerKampf der Theile im Organismus, 1881) et William Rolph (Biologische Probleme,1884). L’acculturation et le rapport à l’altérité ne pouvait êtreappréhendés, dans la conceptualité darwinienne, ou encore chezHerbert Spencer, que comme un processus dans lequel l’individu étaitle dépositaire passif de son hérédité ou de ses héritages. Wilhelm

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Roux, en s’efforçant de montrer comment l’individu organique est uncentre d’action qui modifie son environnement en fonction de sesbesoins, va permettre à Nietzsche d’abandonner la conception passivedu sujet archéologique, pour penser l’activité du bon européen,c’est-à-dire de l’esprit libre, comme une incorporation. Laréflexion de Nietzsche déjà citée prend alors tout son sens :

« Veux-tu devenir une juste vision d’ensemble? Il te le fautalors en tant que celui qui a passé par de nombreusesindividualités et dont la dernière se sert de toutes lesprécédentes comme fonctions. » (13 [5], trad. mod.)

Nietzsche compare l’histoire de la culture saisie par le boneuropéen à une chaîne de maillons dont il serait le fermoir : c’estque l’individu ne se contente pas de se cultiver, il n’est pas unesomme de contenus, mais se saisit des matériaux du passé pour lesfondre dans une totalité organique. C’est cela que Nietzsche appellela Selbsüberwindung, le dépassement de soi : chaque élément culturelextérieur est digéré et perçu par un vivant qui le modifie enfonction de son idiosyncrasie, et cette idiosyncrasie se trouve enretour également légèrement infléchie par cet apport extérieur.L’histoire de la culture authentique est donc l’histoire destransformations de la volonté de puissance. C’est pourquoi Nietzschene cesse de dire que « Nous autres, bons européens, sommes leshéritiers de l’histoire du surpassement de soi dans la cultureeuropéenne :

« Nous sommes (…) de bons Européens, les héritiers de l’Europe,les héritiers riches, comblés, mais aussi surabondammentchargés d’obligations de millénaires d’esprit européen » (GS,377)

La figure du bon européen clôt ainsi le cycle des méditations deNietzsche sur le rapport au passé et va ouvrir la voie à ce queNietzsche appellera la philosophie de l’avenir – le bon européenétant comme l’arc tendu qui a accumulé toute la puissance du passéet qui doit enfin créer. Il le redira dans Par-delà bien et mal quiconstitue le Prélude d’une philosophie de l’avenir :

« Maintenant que [la philosophie dogmatique] est surmontée, quel’Europe respire, libérée de ce cauchemar, (…) c’est nous, nousdont la tâche est l’éveil même, ui sommes les héritiers de toute laforce que le combat contre cette erreur a élevé avec vigueur.(…) nous, bons Européens, et libres, très libres esprits – nous lapossédons encore, toute cette détresse de l’esprit et toutecette tension de son arc ! Et peut-être encore la flèche, latâche, qui sait ? le but… »

Selbstüberwindung. Nous autres bons Européens, nous sommes leshéritiers du surpassement de soi en Europe (GS 357, 377 ; PBM, préf.in fine)

PBM 214, 241-242, 255-256 ; EH sage 3.

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