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Vers l’Orient et vers l’Occident…, P. Bauduin, A. E. Musin (dir.), Caen, PUC (Publications du CRAHAM), 2014, p. 189-198 Dans quel contexte les Scandinaves se sont-ils implantés en Normandie ? Ce que nous dit l’archéologie de l’habitat rural en Neustrie, du viii e au x e siècle Vincent Carpentier* D ans le prolongement des travaux fondateurs de Lucien Musset, l’histoire des origines de la Normandie connaît aujourd’hui un second souffle grâce à la relecture critique que proposent les historiens de cette province à la lumière de sources variées et inter- complémentaires qu’analysent la prosopographie, la linguistique ou l’archéologie. En particulier, la relecture des sources écrites proposée par Pierre Bauduin éclaire d’un jour nouveau les stratégies mises en œuvre par les élites politiques dans le processus d’implantation des Scandinaves sur le continent au cours du x e siècle 1 . Désormais, cette question ne se pose plus à travers le paradigme ethnique d’une « colonisation » dont les traces toponymiques supposées seraient la traduction fidèle dans l’espace, mais davantage en termes d’hybri- dation ou d’accommodation entre cultures parentes. Plus largement, il convient aujourd’hui de s’affranchir du mythe colonisateur véhiculé par une histoire désuète, teintée de romantisme voire d’idéologie raciste 2 , pour *  Caen, France. 1. P. Bauduin, La première Normandie (X e -XI e siècles), Caen, Presses universitaires de Caen (Bibliothèque du Pôle universitaire normand), 2004; Id., Le monde franc et les Vikings, VIII e -X e siècles, Paris, Albin Michel (L’évolution de l’humanité), 2009. 2. B. Marpeau, « Le nordisme en Normandie après 1945 : idéologie politique et mythe viking », dans Dragons et drakkars. Le mythe viking de la Scandinavie à la Normandie, XVIII e -XX e siècle, J.-M. Levesque (éd.), Caen, Musée de Normandie, 1996, p. 115-122 ; R. Boyer, « Sur le mythe viking en France », dans Dragons et drakkars, op. cit., p. 125-134. en venir à une approche plus objective de cet âge viking dont les prolongements multiples et imbriqués peuvent être suivis jusqu’au xi e siècle en Normandie. À ce jour, le versant archéologique de cette recherche reste largement sous-exploité pour la Normandie, en dépit du fait que cette discipline est devenue depuis deux ou trois décennies « la principale source d’information sur nombre d’aspects de l’époque viking, qu’elle est à peu près la seule à pourvoir de données documentaires encore inédites » 3 . Ce constat introduit en effet un paradoxe notable en Normandie où l’on déplore la quasi-absence de vestiges matériels importés par les Scandinaves à l’exception de quelques armes découvertes dans la Seine, pour la plupart originaires du monde carolingien, d’une poignée de bijoux (dont certains revêtent la forme d’amu- lettes à l’image du marteau de or ou arborent un décor animalier typiquement scandinave, mais dont la signi- fication concrète, en termes de peuplement, demeure mal perçue 4 ), ainsi que d’une liste tout aussi restreinte 3. P. Bauduin, Les Vikings, Paris, PUF (Que sais-je ?), 2004, p. 6. 4. P. Périn, « Les objets vikings du musée des Antiquités de la Seine-Maritime, à Rouen », dans Recueil d’études en hommage à Lucien Musset, Caen, Musée de Normandie (Cahiers des Annales de Normandie, 23), 1990, p. 161-188 ; Id., « Les objets vikings décou- verts en Haute-Normandie », Dossiers d’archéologie, n o 277 : Les Vikings en France, octobre 2002, p. 18-25 ; J. C. Moesgaard, « Deux bijoux vikings découverts en Haute-Normandie », Annales de Normandie, 59/2, juillet-décembre 2009, p. 139-140 ; J. Callais, « A or’ s Hammer Found in Normandy », dans Viking Trade and Settlement © Presses universitaires de Caen
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Dans quel contexte les Scandinaves se sont-ils implantés en Normandie ? Ce que nous dit l'archéologie de l'habitat rural en Neustrie, du VIIIe au Xe siècle.

May 14, 2023

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Page 1: Dans quel contexte les Scandinaves se sont-ils implantés en Normandie ? Ce que nous dit l'archéologie de l'habitat rural en Neustrie, du VIIIe au Xe siècle.

Vers l’Orient et vers l’Occident…, P. Bauduin, A. E. Musin (dir.), Caen, PUC (Publications du CRAHAM), 2014, p. 189-198

Dans quel contexte les Scandinaves se sont-ils implantés en Normandie ?

Ce que nous dit l’archéologie de l’habitat rural en Neustrie, du viiie au xe siècle

Vincent Carpentier*

Dans le prolongement des travaux fondateurs de Lucien Musset, l’histoire des origines de la

Normandie connaît aujourd’hui un second souffle grâce à la relecture critique que proposent les historiens de cette province à la lumière de sources variées et inter-complémentaires qu’analysent la prosopographie, la linguistique ou l’archéologie. En particulier, la relecture des sources écrites proposée par Pierre Bauduin éclaire d’un jour nouveau les stratégies mises en œuvre par les élites politiques dans le processus d’implantation des Scandinaves sur le continent au cours du xe siècle 1. Désormais, cette question ne se pose plus à travers le paradigme ethnique d’une « colonisation » dont les traces toponymiques supposées seraient la traduction fidèle dans l’espace, mais davantage en termes d’hybri-dation ou d’accommodation entre cultures parentes. Plus largement, il convient aujourd’hui de s’affranchir du mythe colonisateur véhiculé par une histoire désuète, teintée de romantisme voire d’idéologie raciste 2, pour

*  Caen, France.1. P. Bauduin, La première Normandie (xe-xie siècles), Caen, Presses universitaires de Caen (Bibliothèque du Pôle universitaire normand), 2004; Id., Le monde franc et les Vikings, viiie-xe siècles, Paris, Albin Michel (L’évolution de l’humanité), 2009.2. B. Marpeau, « Le nordisme en Normandie après 1945 : idéologie politique et mythe viking », dans Dragons et drakkars. Le mythe viking de la Scandinavie à la Normandie, xviiie-xxe siècle, J.-M. Levesque (éd.), Caen, Musée de Normandie, 1996, p. 115-122 ; R. Boyer, « Sur le mythe viking en France », dans Dragons et drakkars, op. cit., p. 125-134.

en venir à une approche plus objective de cet âge viking dont les prolongements multiples et imbriqués peuvent être suivis jusqu’au xie siècle en Normandie.

À ce jour, le versant archéologique de cette recherche reste largement sous-exploité pour la Normandie, en dépit du fait que cette discipline est devenue depuis deux ou trois décennies « la principale source d’information sur nombre d’aspects de l’époque viking, qu’elle est à peu près la seule à pourvoir de données documentaires encore inédites » 3. Ce constat introduit en effet un paradoxe notable en Normandie où l’on déplore la quasi-absence de vestiges matériels importés par les Scandinaves à l’exception de quelques armes découvertes dans la Seine, pour la plupart originaires du monde carolingien, d’une poignée de bijoux (dont certains revêtent la forme d’amu-lettes à l’image du marteau de Thor ou arborent un décor animalier typiquement scandinave, mais dont la signi-fication concrète, en termes de peuplement, demeure mal perçue 4), ainsi que d’une liste tout aussi restreinte

3. P. Bauduin, Les Vikings, Paris, PUF (Que sais-je ?), 2004, p. 6.4. P. Périn, « Les objets vikings du musée des Antiquités de la Seine-Maritime, à Rouen », dans Recueil d’études en hommage à Lucien Musset, Caen, Musée de Normandie (Cahiers des Annales de Normandie, 23), 1990, p. 161-188 ; Id., « Les objets vikings décou-verts en Haute-Normandie », Dossiers d’archéologie, no 277 : Les Vikings en France, octobre 2002, p. 18-25 ; J. C. Moesgaard, « Deux bijoux vikings découverts en Haute-Normandie », Annales de Normandie, 59/2, juillet-décembre 2009, p. 139-140 ; J. Callais, « A Thor’s Hammer Found in Normandy », dans Viking Trade and Settlement

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de « camps » 5 et autres fortifications linéaires, comme le Hague-Dike 6, dont l’attribution aux Vikings n’a guère survécu à une critique objective. Quant au trésor de type viking récemment identifié à Saint-Pierre-des-Fleurs, en Seine-Maritime, il est à ce jour à la fois le premier et le seul de ce type identifié en Normandie. Il se compose de deux monnaies carolingiennes, neuf anglaises, une arabe et neuf fragments de lingots métalliques 7.

Il convient donc de s’interroger sur la signification concrète de ce paradoxe et en premier lieu de constater combien, d’emblée, cette absence de trace matérielle remet en cause le topos régional de la soi-disant « coloni-sation viking » qui s’est élaboré depuis le xixe siècle au détriment de la découverte, grâce surtout à l’archéologie préventive, du peuplement autochtone complexe des campagnes neustriennes des viiie-ixe siècles, qui reste à ce jour assez largement méconnu. D’ailleurs, cette ignorance de l’histoire du peuplement et des sources archéologiques qui la concernent explique en grande partie l’obstination de certains érudits historisants, linguistes notamment, à perpétuer envers et contre toute objectivité la thèse d’un clivage ethnoculturel marqué et durable entre populations franques et nordiques, ceci à grand renfort d’images recom-posées, empruntées sans discernement à des contextes anachroniques et spatialement aussi éloignés les uns des autres que le nord des îles Britanniques, la Scandinavie, les contrées germaniques riveraines de la mer du Nord ou l’intérieur de la Gaule franque. Afin de dépasser cette impasse historiographique, il convient donc aujourd’hui de reconsidérer la question de l’implantation des Vikings en Neustrie, et a fortiori en Normandie, sous l’angle des données relatives à la majorité silencieuse franque, au sein de laquelle une poignée de nouveaux arrivants, tout à la

in Continental Western Europe, I. Skibsted Klaesøe (dir.), Copen-hague, Museum Tusculanum Press, 2010, p. 145-147.5. A. Nissen-Jaubert, « Implantations scandinaves et traces maté-rielles en Normandie. Que pouvons-nous attendre ? », dans Les fonda-tions scandinaves en Occident et les débuts du duché de Normandie, Actes du colloque de Cerisy-la-Salle (25-29 sept. 2002), P. Bauduin (dir.), Caen, Publications du CRAHM, 2005, p. 216.6. Nous évoquons le cas du Hague-Dike dans notre article « Du mythe colonisateur à l’histoire environnementale des côtes de la Normandie à l’époque viking : l’exemple de l’estuaire de la Dives (France, Calvados), ixe-xie siècle » dans ce volume ; voir égale-ment : C. Marcigny, « Retour au Hague-Dike : historiographie et nouvelles analyses », Annuaire des cinq départements de la Normandie, 166e Congrès de Cherbourg et de La Hague, 2008, p. 97-110.7. T. Cardon et al., « Le premier trésor monétaire de type viking en France. Denier inédit d’Eudes pour Beauvais », Revue numismatique, 164, 2008, p. 21-40.

fois guerriers, aventuriers ou commerçants, et peut-être aussi paysans, comme le pensait Lucien Musset, s’est fondue avec une étonnante rapidité, sans laisser ou si peu de trace tangible. Ce renversement de perspective est nécessaire si l’on s’attache à vouloir comprendre dans quel contexte global se sont implantés les Scandinaves, et en particulier dans quelles structures de peuplement ils se sont intégrés dans la première Normandie du début du xe siècle.

1. DONNÉES D’ENSEMBLE SUR LES RYTHMES ET LES FORMES DE L’HABITAT RURAL EN NEUSTRIE À L’ÉPOQUE VIKING, DE LA FIN DU VIIIe AU DÉBUT DU Xe SIÈCLE

Au temps de Charles le Chauve (roi de Francie occidentale de 843 à 877), la Neustrie correspond à une vaste portion du nord-ouest de la France – exception faite de la Bretagne – située en gros entre Loire et Seine. Dans cet espace ont été conduites depuis les années 1970 de nombreuses fouilles d’habitats ruraux à partir desquelles Édith Peytremann a proposé, en 2003, une lecture globale de l’évolution rythmique et structurelle à l’échelle du nord de la Gaule franque, fondée notamment sur les courbes de créations et d’abandons des sites 8. Depuis, d’autres études sont venues confirmer ces tendances générales dans diverses régions du nord de la France 9. D’emblée, ces contributions mettent en évidence une dynamique de longue durée dont la chronologie dépasse le cadre strict des incursions et de l’installation des Vikings en Normandie. Tout d’abord intervient un pic de créations et d’abandons qui carac-térise le cours du vie jusqu’au début du siècle suivant, époque correspondant à une phase d’instabilité relative de l’habitat qui se traduit par une forte mobilité couplée à

8. É. Peytremann, Archéologie de l’habitat rural dans le Nord de la France du ive au xiie siècle, Saint-Germain-en-Laye, AFAM (Mémoires publiés par l’Association française d’archéologie mérovingienne, 13), 2003, 2 vol.9. I. Catteddu, « Le renouvellement des connaissances sur l’habitat et l’espace rural au haut Moyen Âge », dans L’archéologie préventive dans le monde. Apports de l’archéologie préventive à la connaissance du passé, J.-P. Demoule (éd.), Paris, Inrap/La Découverte, 2007, p. 82-101 ; en tout dernier lieu : É. Peytremann, « L’archéologie de l’habitat rural du haut Moyen Âge dans le Nord de la France : trente ans d’apprentis-sage », dans Trente ans d’archéologie médiévale en France : un bilan pour un avenir, Actes du 9e Congrès international de la Société d’archéologie médiévale (Vincennes, 16-18 juin 2006), J. Chapelot (éd.), Caen, Publications du CRAHM, 2010, p. 105-117.

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des formes dispersées très majoritaires au sein des terroirs mérovingiens. Beaucoup de ces habitats sont ainsi désertés au début du viie siècle mais certains perdurent sous des formes similaires sensiblement plus tard, jusqu’au xe siècle voire au-delà dans quelques secteurs et en particulier en Normandie occidentale. Les premières implantations de groupes scandinaves ont donc eu lieu dans un contexte de peuplement rural dynamique et hétérogène, en place depuis le début du viie siècle. Du viie jusqu’au début du ixe siècle, les courbes traduisent une phase de stabi-lisation relative des créations/abandons de sites, au-delà de laquelle s’opère le renversement de la tendance précé-dente. En effet, du milieu du ixe siècle jusqu’à la fin du xiie siècle, le nombre des habitats diminue considéra-blement au profit du regroupement graduel des popula-tions au sein d’occupations rurales dont le plan est tantôt polynucléaire (plusieurs noyaux domestiques organisés autour d’un centre commun, place, lieu de culte, voirie), tantôt mononucléaire (un seul noyau domestique). Ces habitats ruraux revêtent désormais tous les attributs sociologiques et topographiques du village médiéval, à structure groupée ou éclatée (juxtaposition des cellules domestiques à l’échelle familiale, organisation commu-nautaire en rapport avec la mise en valeur du finage, lieu de culte associé à un cimetière, fonctionnalités collec-tives…).

Cette relecture de l’histoire du peuplement rural du premier Moyen Âge, basée sur un corpus de données archéologiques démultiplié depuis les années 1990 par l’essor de l’archéologie préventive française, débouche sur une révision de la thèse de la naissance du village proposée naguère par Robert Fossier à partir des sources écrites. Il existe clairement d’authentiques villages médiévaux avant le xie siècle dans toute la Gaule franque et il est tout aussi clair désormais que les Vikings ont trouvé dans les campagnes de la Neustrie, dans la seconde moitié du ixe siècle, des formes d’habitat groupé, insérées au sein de réseaux locaux contrôlés par l’économie domaniale carolingienne et héritées pour l’essentiel de la phase de stabilisation du peuplement qui intervient au cours du viiie siècle.

2. EN NORMANDIE, UN CORPUS DE SITES EN COURS D’INTERROGATION

Dans ce canevas général, le cas spécifique de la Normandie serait-il susceptible d’afficher quelque originalité, qui aurait été induite notamment par le phénomène viking ? Arrêtons-nous quelques instants sur un récent état de la

recherche archéologique régionale afin de fournir quelque réponse à cette interrogation 10.

Avec une vingtaine de sites fouillés depuis 1978 (fig. 1), la Basse-Normandie ne paraît pas plus mal lotie que la plupart des autres régions de l’ancienne Gaule franque. Néanmoins, la diversité des configurations rencontrées au niveau du plan, de la chronologie, de l’organisation fonctionnelle de ces habitats ruraux obère encore considérablement la perspective d’une modéli-sation définitive. Ces limites étant posées, les travaux engagés depuis la fin des années 1970 à la périphérie de l’agglomération caennaise avec la fouille du site de Saint-Martin-de-Trainecourt, sur la commune de Mondeville 11, permettent aujourd’hui de proposer un scénario inédit de l’évolution de l’habitat rural du haut Moyen Âge dans le cadre de la Basse-Normandie.

2.1. L’impulsion initiale : la phase dite « mérovingienne » (du vie à l’orée du viiie siècle)

Comme Édith Peytremann l’a démontré à l’échelle de la Gaule du nord, cette phase voit naître un nombre considérable de petits habitats dispersés et éphémères, la plupart sans filiation directe avec les antécédents gallo- romains (fig. 2). De ce point de vue, le village de Monde-ville fait donc exception, en tant que parfaite illustration de la pérennité de l’occupation d’un même lieu, alors même qu’une quinzaine d’autres habitats mérovingiens à ce jour répertoriés en Basse-Normandie accusent des solutions de continuité. Cependant, dans tous les cas observés, l’occupation mérovingienne hérite bel et bien des structures spatiales gallo-romaines, parcellaire, voirie dont elle réintègre et pérennise les lignes directrices sur la longue durée, parfois jusqu’à nos jours.

10. V. Carpentier et V. Hincker, « L’habitat rural du haut Moyen Âge en Basse-Normandie : bilan de vingt années de recherches archéologiques régionales », in La Gaule, le monde insulaire et l’Europe du Nord au haut Moyen Âge. Actualité de l’archéologie en Normandie (ve-xe s.). Varia, C. Lorren (éd.), Saint-Germain-en-Laye, AFAM (Mémoires publiés par l’Association française d’archéologie mérovin-gienne, 27), 2013, p. 183-210.11. Il n’existe pas de publication exhaustive de ces fouilles achevées seulement dans les années 1990. Pour ce qui concerne le cœur du village médiéval : C. Lorren, « Le village de Saint-Martin de Trainecourt à Mondeville (Calvados), de l’Antiquité au haut Moyen Âge », dans La Neustrie. Les pays au nord de la Loire de 650 à 850, Actes du XXIe Colloque historique franco-allemand de l’Institut histo-rique allemand de Paris (Paris, 1985), H. Atsma (dir.), Sigmaringen, J. Thorbecke Verlag (Beihefte der Francia, 16), 1989, p. 439-466.

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Pour cette première phase, l’habitat est avant tout caractérisé par sa mobilité et son polymorphisme. Pour la Basse-Normandie, quatre types principaux semblent à l’heure actuelle pouvoir être distingués :

1o : des réoccupations opportunistes de bâtiments antiques qui devaient alors se présenter à l’état de ruines, anciennes résidences domaniales rurales ou centres urbains antiques comme à Vieux/Aregenua, ancienne capitale des Viducasses (tribu gauloise du sud de la région caennaise), devenue, après sa désaffection au Bas-Empire, un simple village 12. Les installations, de faible ampleur, y apparaissent comme le fruit d’occupations temporaires que l’on reconnaît aux traces laissées par des travaux de récupération des matériaux de construction.

12. V. Hincker, « De la ville au village médiévale. Déclin de la capitale de la cité des Viducasses, Vieux (Calvados) du ive siècle à l’an Mil », Annales de Normandie, 57/1-2, 2007, p. 3-26.

2o : des habitats enclos comparables aux modèles en vigueur durant les périodes protohistoriques 13. Liés surtout à une économie agropastorale, ces enclos mérovin-giens peuvent aussi être associés à d’autres productions plus locales comme le charbonnage, l’exploitation du bois ou du minerai de fer. Ils se présentent sous la forme d’une ou plusieurs enceintes accolées, matéria-lisées par des fossés encadrant un espace grossièrement quadrangulaire dans lequel se concentrent les vestiges d’une ou deux unités agricoles. Celles-ci comprennent une ou deux constructions principales associées à des bâtiments annexes de type cabane ou grenier sur poteaux.

13. V. Carpentier, « Une occupation du haut Moyen Âge dans le bocage normand à Saint-Ouen-des-Besaces (Calvados) », Revue archéologique de l’Ouest, 16, 1999, p. 209-226 ; V. Carpentier, E. Ghesquière et C. Marcigny, « Agneaux “Bellevue” (Manche), un établissement rural bas-normand du viie siècle », Revue archéolo-gique de l’Ouest, 20, 2003, p. 171-189.

Fig. 1 Carte des habitats ruraux du haut Moyen Âge fouillés en Basse-Normandie (d’après V. Carpentier et V. Hincker, « L’habitat rural du haut Moyen Âge… », art. cit., p. 184).

0 km 50 km

St-Ouen-des-Besaces

Courseulles

Éterville

St-Martin-des-Entrées

VieuxAgneaux

BeslonFleury

Plomb

St-Pellerin

Valframbert

St-Germain-de-Clairefeuille

Laize-la-Ville

Les Veys

Colombiers

Fontenai-sur-Orne

Gonneville-en-Auge

Osmanville

Sannerville

Cormelles-le-RoyalGibervilleMondeville

Périers-sur-le-DanBiéville-Beuville

GrenthevilleÉmiéville

N

Paris

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Considérés un temps comme une forme d’installation propre aux paysages de bocage ou forestiers de la Normandie armoricaine, ces enclos ont également été découverts ces dernières années sur les sols fertiles de la plaine de Caen 14.

14. V. Carpentier, « Premières réflexions sur la place des enclos mérovingiens de la plaine de Caen dans l’évolution des espaces ruraux

Jusqu’à présent, la plupart de ces habitats remontent au viie siècle. Le mobilier, peu abondant, fixe généralement

de la Basse-Normandie sur le temps long », dans Des hommes aux champs : pour une archéologie des espaces ruraux dans le Nord de la France, du Néolithique au Moyen Âge, V. Carpentier et C. Marcigny (dir.), Actes de la Table-ronde de Caen (8-9 octobre 2008), Rennes, PUR, 2012, p. 181-193.

VIe s. VIIe s. VIIIe s. IXe s. Xe s. XIe s.Ve s.IVe s.

Biéville-Beuville (14)

Fontenai-sur-Orne (61)

Cormelles-le-royal (14)

Éterville (14)

Saint-Germain-de-Clairefeuille (61)

Périers-sur-le-Dan (14)

Sannerville (14)

Mondeville (14)

Giberville (14)

Vieux (14)

Grentheville (14)

Courseulles-sur-Mer (14)

Les Veys (50)

Osmanville (50)

Agneaux (50)

Fleury (50)

Valframbert (61)

Laize-la-Ville (14)

Saint-Pellerin (50)

Colombiers (61)

Saint-Martin-des-Entrées (14)

Plomb (50)

Émiéville (14)

Gonneville-en-Auge (14)

Saint-Ouen-des-Besaces (14)

Trait continu : occupation avérée ; trait discontinu : occupation présumée.

Fig. 2 Tableau des durées d’occupation des habitats ruraux du haut Moyen Âge fouillés en Basse-Normandie (d’après V. Carpentier et V. Hincker, « L’habitat rural du haut Moyen Âge en Basse-Normandie… », art. cit., p. 186).

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leur durée d’occupation sur un siècle mais l’on note quelques exceptions dans l’ouest et le sud de la région, au sujet de sites qui paraissent avoir été occupés jusqu’au ixe siècle inclus.

3o : des groupements de cabanes tels qu’ils ont été reconnus dans la plaine de Caen à Mondeville, Vieux 15, Grentheville 16 ou Giberville 17. Les cabanes, excavées ou non, y constituent le type architectural de très loin majoritaire sinon unique, cohabitant quelquefois avec des bâtiments sur poteaux plantés. Les constructions s’inscrivent dans un réseau de petits fossés et d’axes de circulation dessinant des subdivisions de l’espace, à l’intérieur desquelles les cabanes se succèdent au rythme de délabrements et reconstructions au même endroit ou dans le voisinage immédiat. Selon les cas, il en résulte un phénomène de pérennité perçue à l’échelle de lopins sur lesquels on construit et reconstruit, ou bien de glissement progressif des espaces bâtis à l’inté-rieur de l’habitat, sinon de l’habitat lui-même dans sa totalité. Ce troisième type d’occupation, rencontré uniquement jusqu’ici dans la plaine de Caen, se carac-térise également par des durées d’occupation très longues avec des prolongements durant toute l’époque carolingienne et au-delà.

4o : des habitats aristocratiques dont un seul exemple est connu à ce jour en Basse-Normandie, à Biéville- Beuville, au nord de Caen, sous la forme d’un ensemble de grands bâtiments sur solins de pierre ceinturant deux cours 18. Certains de ces bâtiments comprennent une galerie de façade, des parties de sols finement apprêtées

15. P. Couanon et N. Forfait, « Le site des Gaudines à Vieux (Calvados). Habitats du haut Moyen Âge (vie-xe s.) », dans L’habitat rural du haut Moyen Âge (France, Pays-Bas, Danemark et Grande- Bretagne), Actes des XIVe Journées internationales d’archéologie méro-vingienne (Guiry-en-Vexin et Paris, 4-8 février 1993), C. Lorren et P. Périn (dir.), Saint-Germain-en-Laye, AFAM (Mémoires publiés par l’Association française d’archéologie mérovingienne, 6), 1995, p. 159-165.16. C. Hanusse, « L’habitat rural du haut Moyen Âge (vie-xe s.) de “La Sente” à Grentheville (Calvados) : premiers éléments de synthèse », dans Actes du IIIe Colloque européen des professeurs d’archéologie médiévale, J. Decaëns et A.-M. Flambard Héricher (éd.), Caen, Publications du CRAHM, 1999, p. 89-91.17. J.-X. de Saint-Jores et V. Hincker, « Les habitats mérovingien et carolingien de la “Delle sur le Marais” à Giberville (Calvados) », Archéologie médiévale, 30-31, 2000-2001, p. 1-38.18. V. Hincker, « Un habitat aristocratique en Neustrie. Le site du château à Biéville-Beuville (Calvados, Normandie) », dans Villes et campagnes en Neustrie, sociétés – économies – territoires – christianisation, Actes des XXVe Journées internationales d’ar-chéologie mérovingienne de l’Association française d’archéologie

ou un foyer mural. D’autres apparaissent comme des constructions à vocation agricole, dont un vaste séchoir à grains, couvrant près de 30 m2, dont la capacité de traitement est sans commune mesure avec la production théorique d’une simple unité agricole.

La diversité des formes de l’habitat traduit certai-nement une hiérarchie sociale et économique qui est encore bien mal perçue. On constate en revanche combien les composantes matérielles et architecturales apparaissent très standardisées à l’échelle régionale, ce qui reflète, dès le vie siècle, l’homogénéité cultu-relle de même que la structure sociale du peuplement mérovingien. Le caractère très secondaire de quelques marqueurs d’échanges lointains et d’influences étran-gères, particulièrement à travers la céramique ou certaines pièces de mobilier métallique, n’en est que plus évident. Ceux-ci se traduisent par quelques origi-nalités stylistiques observées au niveau du mobilier métallique ou céramique, qui nous renvoient à d’autres secteurs de la Gaule mérovingienne, voire à des influences anglo-saxonnes qui se reflètent notamment à travers la présence récurrente, en plaine de Caen, de quelques lots de céramiques non tournées de style anglo-saxon, mais façonnées à partir d’argiles locales 19. Ces témoignages, rares au demeurant, attestent l’appar-tenance de ces habitats ruraux à des réseaux d’échanges

mérovingienne, L. Verslype (dir.), Montagnac, M. Mergoil (Europe médiévale, 8), 2007, p. 175-191.19. V. Hincker, J.-X. de Saint-Jores et X. Savary, « Artisanat et échanges en Basse-Normandie à l’époque mérovingienne : l’ap-port de la fouille de l’habitat de Giberville (Calvados) », dans Voies d’eau, commerce et artisanat en Gaule mérovingienne, Actes des XXe Journées internationales d’archéologie mérovingienne (Namur, 9-10 oct. 1999), J. Plumier et M. Regnard (dir.), Namur, Minis-tère de la région wallonne (Mémoires publiés par l’Association fran-çaise d’archéologie mérovingienne, 16), 2005, p. 51-68 ; V. Hincker, « Évolution des corpus céramiques en usage au haut Moyen Âge en Basse-Normandie à travers l’étude des rejets domestiques en contexte rural », dans La céramique du haut Moyen Âge dans le Nord-Ouest de l’Europe, ve-xe siècles, Actes du colloque de Caen (2004), V. Hincker et P. Husi (dir.), Condé-sur-Noireau, Éd. NEA, 2006, p. 131-158. Voir aussi les céramiques non tournées, datées du plein viiie siècle, mises au jour dans l’estuaire de la Seine : V. Carpentier et Y.-M. Adrian, « Saint-Vigor-d’Ymonville (Seine-Maritime) : un habitat sous “influences” dans l’estuaire de la Seine (viie-viiie siècle) ? », in La Gaule, le monde insulaire et l’Europe du Nord au haut Moyen Âge, op. cit., p. 211-235 ; J. Soulat, Le matériel archéologique de type saxon et anglo-saxon en Gaule mérovingienne, Saint-Germain-en-Laye, AFAM (Mémoires publiés par l’Association française d’archéologie mérovingienne, 20), 2009.

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locaux, régionaux et plus lointains, sans doute favorisés notamment par la voie maritime.

2.2. Un second mouvement : la transition du viiie siècle et la phase dite « carolingienne » (viiie-xe siècle)

La plupart des établissements ruraux mérovingiens paraissent connaître un déclin, voire une désertion, à la fin du viie siècle ou au commencement du suivant, phénomène auquel répondent d’apparentes créations d’habitats « neufs » – c’est-à-dire situés sur un empla-cement vierge jusqu’alors d’habitations – à compter du viiie siècle. Dans les cas minoritaires où l’occu-pation persiste, la charnière entre les viie-viiie siècles est malgré tout marquée par une modification notable de l’organisation spatiale et structurelle de l’habitat. La nouveauté se traduit notamment par le rapprochement entre morts et vivants, et par l’édification au sein même de l’habitat ou dans ses abords immédiats d’un édifice cultuel, comme à Mondeville 20, Vieux ou Giberville. Le changement de lieu d’inhumation s’accompagne en outre d’une mutation des pratiques funéraires, avec l’emploi de plus en plus fréquent de sarcophages en pierre, parallèlement à la généralisation de ce même matériau dans l’architecture domestique, du moins dans les « pays » qui en disposent en abondance (plaine de Caen, Massif armoricain). Les causes profondes de ces mutations relèvent manifestement d’une évolution « totale », à la fois sociale, culturelle, économique et démographique qui affecte, au tout début du viiie siècle, les populations rurales de l’actuelle Normandie 21. Le changement concerne aussi la forme et la structure interne des habitats : ainsi émerge, dans le courant du viiie siècle, un modèle d’occupation distinct de celui qui prévaut au cours de la phase précédente, et qui se maintient jusqu’au milieu au moins du xe siècle.

Si la définition de ce modèle souffre encore de nom- breuses lacunes et attentes de confirmation, les grandes

20. C. Lorren, « L’église Saint-Martin de Mondeville (Calvados). Quelques questions », dans Mélanges d’archéologie et d’histoire médié-vales en l’honneur du doyen Michel de Boüard, Genève-Paris, Droz (Mémoires et documents publiés par la Société de l’École des chartes, 27), 1982, p. 251-276.21. Un point de vue précuseur dans : L. Musset, « Essai sur le peuplement de la Normandie (vie-xiie siècle) », dans Les mondes normands (viiie-xiie s.), Actes du IIe Congrès international d’archéo-logie médiévale (Caen, 2-4 oct. 1987), H. Galinié (dir.), Caen, Société d’archéologie médiévale, 1989, p. 97-102.

lignes peuvent en être d’ores et déjà esquissées et alimentent aujourd’hui la réflexion sur la nature et surtout les formes d’organisation du peuplement régional avant l’émer-gence de la « première Normandie ». Encore (trop) peu nombreuses à ce jour, les occupations domestiques régio-nales des viiie-xe siècles connues par les fouilles sont classées en habitats agglomérés ou dispersés, clivage morphologique certes peu satisfaisant mais qui offre pour l’heure le grand avantage de laisser le champ ouvert à d’autres critères à venir, éventuellement mieux définis, comme on le verra un peu plus loin. Sur la base du corpus régional se dessinent dès lors trois classes d’établissements :

1o : des agglomérations formées de plusieurs unités domestiques et comprenant église, cimetière, chemins (Mondeville, Vieux, Giberville) ;

2o : un groupe intermédiaire dont la structure est également groupée, mais dépourvu d’église, de cimetière, et se limitant à un regroupement d’habitations et de dépen-dances généralement implantées au sein d’un parcellaire loti (Fleury 22) ;

3o : enfin un groupe d’habitats dispersés correspondant chacun à une « ferme » isolée environnée de ses dépen-dances (Plomb 23).

Cette classification formelle des habitats carolingiens n’implique en soi aucune signification sociologique. En revanche, une relation paraît se dessiner entre les formes de l’habitat et le contexte environnemental, pédologique et paysager, au sein duquel celui-ci s’inscrit. Cette relation se traduit notamment par une répartition intéressante de chacun de ces trois types dans l’espace régional. On constate en effet que les formes d’habitat aggloméré révélées par les fouilles – sans aucunement préjuger de celles susceptibles de se trouver enfouies dans le sol des villages actuels –, sont à ce jour l’apanage de la plaine caennaise, tandis que les occupations attestées plus à l’ouest de la région adoptent des formes davantage dispersées, allant de ce que l’on pourrait qualifier de « hameau » à la simple « ferme » isolée. On constate d’autre part que du point de vue de leur durée d’occupation, ces formes dispersées se caractérisent par le maintien plus tardif de structures apparues à l’époque mérovingienne, et ce parfois nettement au-delà

22. M.-C. Taupin, « Le site carolingien de la Jouennière, commune de Fleury (Manche) », dans L’archéologie dans la Manche : fouilles et recherches récentes (1990-1999), Actes de la journée archéologique du 15 déc. 1997, D. Cliquet (dir.), Saint-Lô, Société d’archéologie et d’histoire de la Manche (Études et Documents, 13), 2000, p. 149-156.23. V. Carpentier, « Le site de Plomb “le Mesnil” (Manche), ixe-xiie siècle. Regard sur l’habitat rural du haut Moyen Âge dans l’Ouest français », Archéologie médiévale, 37, 2007, p. 1-52.

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du xe siècle. En revanche, l’habitat rural de la plaine de Caen paraît essentiellement aggloméré après l’orée du viiie siècle. Bien qu’il soit encore délicat de se prononcer définitivement sur la signification de ces disparités, qui ne sont peut-être que le reflet d’un corpus trop restreint, il semblerait qu’à partir du viiie siècle un processus de concentration de l’habitat ait commencé d’affecter au moins certains « pays » de l’actuelle Basse-Normandie, dont la plaine de Caen, en rapport avec l’évolution globale du peuplement. En revanche, ce processus n’aurait pas concerné avec la même intensité les secteurs plus occidentaux de la Normandie, espaces bocagers où l’on constate jusqu’à nos jours le maintien d’un habitat très dispersé : villages, paroisse et seigneuries dont la structure « éclatée » est plus largement caractéristique de l’ouest français 24.

Quoi qu’il en soit de ces évolutions, retenons qu’il n’existe aucun hiatus dans l’occupation des espaces ruraux de la région entre le viie et le xe siècle. Au contraire, l’occupation rurale s’y déploie en continu, rythmée par des glissements topographiques de l’habitat qui sont désormais couramment attestés par l’archéo-logie, peut-être liés à des causes profondes telles que la réorganisation de la gestion domaniale et/ou la rotation des pratiques agraires au sein des terroirs du haut Moyen Âge. Cependant cette continuité n’exclut pas l’émergence de composantes matérielles et architecturales nouvelles à compter du viiie siècle. Les modifications les plus visibles interviennent au niveau du plan, de l’architecture et des dimensions des maisons et de leurs dépendances, tandis que l’on note la disparition progressive du fond de cabane. Les grandes maisons rectangulaires sur fonda-tions de pierre sèche caractérisent désormais l’habitat carolingien dans la périphérie caennaise. Plus à l’ouest se rencontrent des constructions de terre et de bois ou mixtes, avec parfois des variantes annonciatrices de parti-cularismes locaux 25. Malgré ces nuances, la tendance est uniforme à l’agrandissement des constructions ainsi qu’à la division de l’espace intérieur en fonction d’acti-

24. D. Pichot, « L’habitat dispersé dans les pays de l’Ouest de la France du xe au xiiie siècle : état de la question », dans L’habitat dispersé dans l’Europe médiévale et moderne, Actes des XVIIIe Jour-nées internationales d’histoire de l’abbaye de Flaran (15-17 sept. 1996), B. Cursente (éd.), Toulouse, Presses universitaires du Mirail (Flaran, 18), 1999, p. 65-96 ; Id., Le village éclaté. Habitat et société dans les campagnes de l’Ouest au Moyen Âge, Rennes, PUR (Histoire), 2002.25. Comme la charpente à « cruck primitif » de Plomb : V. Carpen-tier, « Le site de Plomb… », art. cit.

vités séparées (habitation proprement dite, stockage et/ou abri du bétail, activités liées à la présence d’un foyer voire d’un séchoir à grains). Ces bâtiments d’habitation s’organisent au sein d’unités domestiques clairement individualisées, comprenant aussi des annexes telles que greniers, gerbiers, silos, au sein d’un parcellaire loti desservi par une voirie 26. Les structures de combustion, quant à elles, sont généralement situées à l’écart des maisons.

En revanche, le mobilier comme le panel des activités rencontrées sur ces habitats ruraux de l’époque carolin-gienne diffèrent assez peu de ceux de la phase précé-dente. Les travaux agricoles sont notamment illustrés par de nombreuses découvertes d’outils en fer (faucilles, fauchard, bâton à fouir), outillage qui devra être mis en perspective avec de trop rares études environnementales « intra-site » (archéozoologiques et paléobotaniques) dont le corpus est encore, pour ce qui regarde la Basse- Normandie, au stade des premières entreprises 27. Sous divers aspects, les données d’ores et déjà disponibles s’avèrent prometteuses car elles contribuent à mettre en lumière des pans entiers de l’économie rurale,

26. Les meilleures illustrations régionales de ce schéma nous sont livrées par les fermes contiguës fouillées à Mondeville : V. Carpentier et M.-N. Gondouin, « Évolution d’un terroir du ixe au début du xie siècle », dans Mondeville « Haut Saint Martin » (Calvados), V. Renault (dir.), DFS de sauvetage urgent, Caen, AFAN/SRA de Basse-Normandie, 1995, p. 79-113 (dactyl.) ; diverses données rela-tives à ce site ont été publiées : V. Carpentier, « La fouille et l’histoire. Apports récents de l’archéologie à l’histoire de l’habitat rural du haut Moyen Âge en Basse-Normandie », dans Bâtir dans les campagnes. Les enjeux de la construction de la Protohistoire au xxie siècle, P. Madeline et J.-M. Moriceau (éd.), Caen, PUC/MRSH (Bibliothèque du Pôle rural, 1 ; no h.-s. des Enquêtes rurales), 2007, p. 153-168.27. S. Lepetz et J.-H. Yvinec, « L’élevage à la période gallo- romaine et au haut Moyen Âge en Normandie ; l’apport de l’archéozoo-logie », dans « Ceux de la plaine et ceux du Bocage ». Le monde rural en Normandie, Actes du XXXIIe Congrès des Sociétés historiques et archéologiques de Normandie (Gisors, 2-5 oct. 1997), P. Manne-ville (dir.), Caen, Musée de Normandie (Annales de Normandie. Série des Congrès des Sociétés historiques et archéologiques de Normandie, 3), 1998, p. 83-109 ; B. Clavel et S. Frère, « Étude archéozoologique de deux implantations rurales sur le littoral fran-çais au Moyen Âge », Archéopages, 18, 2007, p. 52-57 ; V. Carpen-tier, « Images antiques, médiévales et modernes de la consommation des produits de la mer. Quelques données archéologiques récentes en Basse-Normandie », dans Les nourritures de la mer, de la criée à l’as-siette, Actes du colloque du Musée maritime de l’île Tatihou (2-4 oct. 2003), É. Ridel, É. Barré et A. Zysberg (dir.), Caen, CRHQ (Histoire maritime, 4), 2007, p. 57-75 ; Id., « La consommation des produits de la mer. Quelques données archéologiques récentes en Basse-Normandie », Archéopages, 26, 2009, « Dossier », p. 6-15.

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méconnus par ailleurs, à l’image de l’alimentation ou des productions textiles attestées de façon récurrente dans la plaine de Caen par la mise au jour de forces, peignes à carder, poinçons en os ou pesons de métiers à tisser verticaux 28.

3. AU Xe SIÈCLE ET AU-DELÀ : OÙ SONT LES VIKINGS ?

À l’exception encore de Mondeville, dont l’occupation se poursuit sans rupture, la plupart de ces habitats sont progressivement désertés au cours du xe siècle sans que les causes de ce phénomène soient encore clairement élucidées. Il serait cependant bien illusoire d’y voir un effet des Vikings, tout d’abord en raison du caractère tardif de ce mouvement au regard de la phase guerrière des incursions, qui intervient à partir des années 840 c’est-à-dire à une époque où l’habitat rural enregistre paradoxalement une véritable croissance en Normandie comme ailleurs dans le nord de la Gaule. Ensuite, parce qu’aucun signe de violence ni de destruction n’a jamais encore été observé au niveau de ces sites. Enfin, parce que d’autres habitats sont fondés à la même époque, prenant en quelque sorte le relais des précédents, comme à Vieux-Fumé par exemple, un peu en amont de l’estuaire de la Dives 29, où l’occupation s’étend par la suite jusqu’au xiie siècle avant de connaître un nouveau glissement topographique 30.

En réalité, l’information essentielle qui nous fait défaut réside sans doute ailleurs que dans nos fouilles : n’oublions pas en effet que la quasi-totalité des sites fouillés à ce jour, dans un contexte préventif très majori-taire, se situe à l’écart des villages actuellement occupés dont la fondation remonte souvent au moins à l’époque mérovingienne. En témoignent une multitude d’indices d’ancienneté que l’on peut discerner à travers l’analyse minutieuse des dédicaces des églises, de la datation des

28. É. Séhier, La place de l’activité textile au sein de l’habitat rural du haut Moyen Âge dans le Grand Ouest de la France (Normandie, Bretagne, Pays de la Loire), Master 1 d’histoire, Caen, 2005, 2 vol. (dactyl.)29. Voir, dans ce volume, notre article « Du mythe colonisateur à l’histoire environnementale… », art. cit.30. V. Hincker, C. Maneuvrier et G. San Juan, « L’habitat médiéval (xie-xiie s.) de Vieux-Fumé (Calvados) », dans La maison médiévale en Normandie et en Angleterre, Actes des tables-rondes de Rouen et de Norwich (1998-1999), D. Pitte et B. Ayers (éd.), Rouen, Société libre d’émulation de la Seine-Maritime, 2002, p. 123-130.

cimetières qui leur sont associés, des vestiges archéo-logiques remontés du sous-sol à l’occasion de différents travaux d’aménagement, certes d’ampleur souvent trop limitée pour que des fouilles archéologiques soient décidées, mais dont l’importance en termes d’infor-mation historique est néanmoins réelle pour les médié-vistes, en particulier pour les historiens du haut Moyen Âge 31.

De fait, l’histoire des villages médiévaux, longtemps paralysée par les a priori aujourd’hui dépassés de l’historiographie française des années 1970-1990, reste encore à écrire. Les fouilles archéologiques des dernières décennies, du fait qu’elles s’inscrivent à la périphérie des villages occupés de nos jours, ne renvoient qu’une image ponctuelle et imparfaite d’un peuplement qui requiert, pour être appréhendé dans sa globalité, la collecte préalable et combien minutieuse des très nombreuses données éparpillées dans les inventaires depuis le xixe siècle. Afin d’être exploité, cet inventaire patient doit ensuite déboucher sur une spatialisation de l’information, menée à différentes échelles, qui intègre autant que possible les données issues de l’archéologie et des sources écrites. Lorsqu’elle est mise en œuvre, comme cela a pu être fait dans le cadre de quelques recherches de longue haleine récemment abouties, une telle approche met en lumière l’évolution pérenne de l’occupation des terroirs au détriment des accidents des courbes et histogrammes élaborés par les archéo-logues à partir des critères trop réducteurs que sont les créations/abandons d’habitats 32. Il apparaît dès lors que les fréquents cas de « désertions » enregistrés vers la fin du viie siècle ou au début du siècle suivant ne sont en réalité que le corollaire d’une tendance croissante au regrou-pement des populations dispersées au sein des terroirs, en faveur de pôles d’habitat préexistants au sein desquels se développent des centres paroissiaux organisés autour d’une église et du cimetière attenant 33. Aussi la plupart

31. F. Carré et al., « Histoire(s) de(s) village(s), l’archéologie en contexte villageois, un enjeu pour la compréhension de la dyna-mique des habitats médiévaux », Les nouvelles de l’archéologie, 116, juin 2009, p. 51-59.32. Nous nous limiterons ici à évoquer nos propres observations réalisées dans le cadre de la basse vallée de la Dives : V. Carpentier, « Les Pieds dans l’Eau… » – La basse Dives et ses riverains, des origines aux temps modernes – Contribution à l’histoire environnementale des zones humides et littorales de Normandie, Thèse de doctorat d’histoire et archéologie médiévales, Caen, 2007, 7 vol. (dactyl.). La publica-tion de ces travaux est en cours.33. Leur tissu peut être restitué avec une certaine clarté sur la base des anciennes dédicaces et de la chronologie des sépultures ; pour la

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des villages attestés au xie siècle (plus rarement avant) par les sources écrites, quels que soient leur statut écono-mique ou leur degré d’urbanisation, peuvent-ils effecti-vement être interprétés à partir de ces signaux comme des villages fondés à l’époque mérovingienne, souvent même sinon toujours à l’emplacement de noyaux plus anciens : on retrouve ici le « cas » du village de Monde-ville, exception dans notre corpus régional qui, très probablement, est pourtant le site le plus représentatif des réalités de fond de l’histoire des villages. Là, tous les éléments prépondérants de l’organisation communau-taire villageoise – l’église, le cimetière, le ou les puits, la place – déterminent dès le viie siècle la morphologie de l’habitat, elle-même conditionnée par les antécédents de l’occupation. Cet héritage de longue durée se prolonge après le xe siècle à travers des organisations de plus en plus rigoureuses et/ou urbanisées, parfois considérées comme le reflet d’un peuplement « planifié », caractéristique de la croissance démographique et agraire des xie-xiiie siècles 34. De fait, une polarisation croissante caractérise l’évolution des villages de la plaine caennaise entre le viiie siècle et l’ère contemporaine, processus encore accentué par le dévelop-pement des « bourgs » au cours des xie-xiiie siècles 35. En revanche, dans l’ouest de la Basse-Normandie, se sont perpétuées des formes d’habitat beaucoup plus dispersées, aujourd’hui considérées comme caractéristiques, après le xie siècle, des pays bocagers de l’Ouest français 36.

plaine de Caen et ses marges, voir notamment l’article précurseur de C. Varoqueaux, « Note sur les cimetières francs entre la Dives et la Seulles », Annales de Normandie, 14/2, 1964, p. 223-230.34. V. Carpentier, « Un hameau au bord de la Seine normande : Bouafles, Les Mousseaux (Eure), xie-xiie siècle », Archéologie médié-vale, 36, 2006, p. 123-158.35. L. Musset, « Peuplement en bourgage et bourgs ruraux en Normandie du xe au xiiie siècle », Cahiers de civilisation médiévale, 9/2, 1966, p. 177-208 ; F. Neveux, « Villages et villes de Normandie à la fin du Moyen Âge : le cas des villages entre Caen, Bayeux et Falaise », dans Villages et villageois au Moyen Âge, Actes du XXIe Congrès de la Société des historiens médiévistes de l’Enseignement supérieur public (Caen, 1990), Paris, Publications de la Sorbonne (Histoire ancienne et médiévale, 26), 1992, p. 149-160.36. M. Arnoux et C. Maneuvrier, « Le pays normand. Paysages et peuplement (ixe-xiiie siècles) », Tabularia, « Études », 3, 2003, p. 9-13 ; D. Pichot, Le village éclaté…, op. cit.

Le lecteur l’aura compris : point de Vikings dans cette histoire ! Les évolutions constatées par les archéologues au cours d’un « long viiie siècle » forment bien, aussi du point de vue des structures matérielles et spatiales, un moment-clé dans l’histoire des campagnes et des sociétés rurales de la Neustrie et a fortiori de la Normandie 37. Là comme ailleurs, dès le début de ce siècle, le tissu de l’habitat rural se densifie et tend, selon les conditions locales et en particulier la qualité physique des sols qui influence le régime agraire, au regroupement au sein d’un habitat dont le plan est soit mononucléaire, soit polynucléaire « éclaté ». L’archéologie de ces habitats ruraux montre donc que les incursions puis l’implan-tation de groupes scandinaves n’eurent aucune incidence directe sur ce processus de grande ampleur qui concerne simultanément toute la Francie du nord. En revanche, le contexte dynamique de l’époque carolingienne, favorable au regroupement des hommes, a certainement joué en faveur de l’intégration rapide, par acculturation, de nouveaux venus en petit nombre, et ce à tous les niveaux de la hiérarchie sociale. Dès lors, si le phénomène viking a pu être parfois considéré en termes de « responsa-bilité » 38 de la part des entités occidentales, il nous semble également que l’on puisse envisager le cas spécifique de l’implantation scandinave en Normandie sous l’angle des « disponibilités » qu’offrait alors cette contrée à quelques compagnies d’aventuriers venus du nord.

37. Nous nous inscrivons bien sûr délibérément dans le cadre macro-économique défini par l’ouvrage de I. L. Hansen et C. Wickham, The Long Eighth Century. Production, Distribution and Demand, Leiden-Boston-Cologne, Brill (Transformation of the Roman World, 11), 2000, 370 p.38. S. Lebecq, « Aux origines du phénomène viking. Quelques réflexions sur la part de responsabilité des occidentaux (viiie-début ixe siècle) », dans La progression des Vikings, des raids à la colonisa-tion, A.-M. Flambard Héricher (éd.), Rouen, Publications de l’Université de Rouen (Cahiers techniques du GRHIS, 14), 2003, p. 15-25.

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