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François Lachaud Dans la fumée des morts. Avatars japonais d'une anecdote chinoise In: Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-Orient. Tome 90-91, 2003. pp. 145-172. Citer ce document / Cite this document : Lachaud François. Dans la fumée des morts. Avatars japonais d'une anecdote chinoise. In: Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-Orient. Tome 90-91, 2003. pp. 145-172. doi : 10.3406/befeo.2003.3610 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/befeo_0336-1519_2003_num_90_1_3610
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Dans la fumée des morts. Avatars japonais d'une anecdote chinoise

Feb 26, 2023

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Page 1: Dans la fumée des morts. Avatars japonais d'une anecdote chinoise

François Lachaud

Dans la fumée des morts. Avatars japonais d'une anecdotechinoiseIn: Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-Orient. Tome 90-91, 2003. pp. 145-172.

Citer ce document / Cite this document :

Lachaud François. Dans la fumée des morts. Avatars japonais d'une anecdote chinoise. In: Bulletin de l'Ecole françaised'Extrême-Orient. Tome 90-91, 2003. pp. 145-172.

doi : 10.3406/befeo.2003.3610

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/befeo_0336-1519_2003_num_90_1_3610

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AbstractFrançois LachaudRising from the Smoke: Japanese Avatars of a Chinese Supernatural Tale

This article deals with the Japanese adaptations of the Chinese legend about Dame Li's ghost andabout the incense which revives the dead. It shows how ghost stories and traditions about necromancyand the raising of the dead were introduced in Japanese literature and in the visual arts, and thenblended to suit the tastes of the Japanese public. In Chinese versions of the story, as they appear invarious historical and literary texts, the grief-stricken Chinese emperor Wu decides to use a conjuror toevoke the spirit of his loved one. Yet the apparition disappears almost immediately, leaving the Emperordisconsolate and plunged in grief. Whereas Chinese analysts applied a Confucian reading to the tale,encouraging people not to fall in love and let their lives be ruled by a consuming and, ultimately,destroying passion, Japanese literati saw in the same tale one of the most beautiful love stories everwritten. From the first Japanese versions transmitting almost without any significant changes theChinese legend to its ultimate adaptations in the latter part of the Meiji period, the tale graduallyassumed the characteristic features of Japanese stories of fatal love and of the link it creates betweenlovers even beyond the grave. Buddhist conceptions of the afterlife and Buddhist rituals for the placationof the dead inspired the adaptation of the Chinese tale in two Noh plays, and then in kabuki plays theoriginal story transformed itself into a tale of a vengeful ghost, more suited to the pre-modern stage andto contemporary conceptions about women and gender. In the Edo period (1603-1867) painters andillustrators treated the ghost as a beautiful woman rising from the necromantic smoke, leaving aside anyterrifying detail so as to provide the legend with a perfect iconographical incarnation. This essay is anattempt to show the various uses of Chinese motifs in Japanese literary imagination and in the visualarts.

RésuméFrançois LachaudDans la fumée des morts : avatars japonais d'une anecdote chinoise

Cet article traite des adaptations japonaises de la légende chinoise de Dame Li et de l'encens quiramène les morts à la vie. Il essaie de montrer comment les histoires de fantômes ainsi que lestraditions ayant trait à la nécromancie et à la résurrection des morts furent introduites dans les lettres etles arts japonais puis accommodées aux goûts du public local. Dans les versions chinoises du récit,telles qu'elles apparaissent dans divers textes historiques et littéraires, l'empereur chinois Wu, accabléde chagrin, décide de faire appel à un magicien pour évoquer l'esprit de sa bien-aimée. Mais,l'apparition disparaît presque immédiatement, laissant le souverain inconsolable et plongé dans lechagrin. Tandis que les commentateurs chinois ont appliqué une grille de lecture confucéenne au récit,exhortant les gens à ne point tomber amoureux et laisser ainsi leurs vies sous l'empire d'une passiondévorante et, pour finir, destructrice, les lettrés japonais virent dans ce même récit l'une des plus belleshistoires d'amour jamais écrites. Depuis les premières versions japonaises, reprenant presque sansaucun changement significatif la légende chinoise, jusqu'à ses dernières adaptations à la fin de l'èreMeiji, le récit prit peu à peu les contours caractéristiques des histoires japonaises d'amours fatales et dulien qu'elles créent entre les amants, fut-ce au-delà de la tombe. Les conceptions de l'au-delà et lesrituels bouddhiques d'apaisement des morts décidèrent de l'adaptation du récit chinois dans deuxpièces de no, puis le répertoire du kabuki transforma l'histoire originelle en un récit de fantôme assoifféde vengeance ; thème plus adapté aux conceptions contemporaines de la femme et de l'identitésexuelle. À l'époque Edo (1603-1867), peintres et illustrateurs traitèrent le fantôme comme une joliefemme s'élevant des fumées nécromantiques, laissant de côté tout détail terrifiant pour donner à lalégende sa parfaite incarnation dans l'iconographie. Cet article essaie de montrer les divers usages desmotifs chinois dans l'imaginaire littéraire et les arts visuels du Japon.

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Dans la fumée des morts Avatars japonais d'une anecdote chinoise

François Lachaud *

Down there in the wood the birchtrunks shone palely and troops of ghost cavalry clashed in an outraged sky, old spectral revenants armed with rusted tools of war colliding parallactically upon

each other like figures in a mass grave shorn up and girdled and cast with dread import against the clanging night and down remoter slopes between the dark and darkness yet to come. A vision in

lightning and smoke more palpaple than wortled bone or plate or pauldron shelled with rot. Cormac McCarthy, Suttree, 1979.

La nécromancie, l'évocation des morts pour les apaiser, pour les soumettre, pour les utiliser, pour connaître auprès d'eux les secrets du passé et de l'avenir est l'un des sujets sur lesquels la communauté savante s'est penchée depuis de nombreuses années1. Nombreux sont ceux qui, à partir du célèbre épisode de Y Odyssée, imaginent le magicien dans son cercle, convoquant les forces de l'au-delà, tout en essayant d'éviter les foudres de ceux qu'il a rappelés, pour ne pas dire réanimés2. Ce type de représentation nous est familier et a connu une foule de variations, depuis Ylconologia de Césare Ripa en passant par les frontispices élizabéthains du Doctor Faustus de Christopher Marlowe (1564-1593) et jusqu'aux films d'épouvanté de récente date. Le nécromancien, celui qui fait parler le passé par la bouche de ceux qui vivent parmi les ombres, est aussi, tel que Jonathan Swift le fait remarquer dans les Gulliver's Travels, une vision idéale de ce que devrait être l'historien.

The Governor and his Family are served and attended by Domestics of a kind somewhat unusual. By his skill in Necromancy, he hath a Power of calling whom he pleaseth from the Dead, and

* Maître de conférences de l'École française d'Extrême-Orient. 1. Je remercie pour leur relecture attentive de cet article Marianne Bujard, Marc Kalinowski et

Franciscus Verellen. L'ouvrage le plus complet sur la question est celui de Daniel Ogden, Greek and Roman Necromancy (Princeton, Princeton University Press, 2001). Tant par la méticulosité de son approche que par la richesse de ses références, il constitue désormais une somme à laquelle il convient de se référer pour les recherches concernant l'évocation des morts dans le monde gréco-romain. Les remarques de l'auteur sur le sujet lui-même sont également des pistes intéressantes pour le domaine extrême-asiatique. Il faut noter, en passant, qu'Isidore de Seville, dans ses Etymologiae (8.9.11), parle déjà des nécromanciens (latin necromantii) comme de ceux qui réaniment les cadavres : « II est des nécromanciens qui, par leur pratique magique et leurs incantations voient les morts ressuscites et pratiquent [sur eux] la divination ; les morts répondant lorsqu'ils les interrogent » {Necromantii sunt, quorum praecantationibus videntur resuscitati mortui divinare, et ad interrogata respondere). En expliquant les termes grecs nekros et manteia, le même paragraphe dit que les nécromanciens pratiquent à partir de cadavres qu'ils ont cruellement ouverts.

2. Le terme est utilisé par Roberte Hamayon dans son ouvrage sur le chamanisme sibérien : La Chasse à l'âme (Nanterre, Société d'ethnologie, 1990). Voir notamment p. 239-241.

Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-Orient, 90-91 (2003-2004), p. 145-172.

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commanding their Service for twenty-four Hours, but no longer [...] And one thing I might depend upon, that they would certainly tell the truth, for Lying was a Talent of no use in the lower World3.

NECROMANZIA» Belt1 *4bêt Ctftre OrUndi,

Ripa, Césare (15607-1625). Iconologia del Cavalière Césare Ripa Perugino Notabilmente Accresciuta d'Immagini, di Annotazioni, e di Fatti dall' Abate Césare Orlandi... 5 vol. Perugia: Stamperia di

Piergiovanni Costantini, 1764-67, vol. 4, p. 111.

Le mot « nécromancie » peut sembler mal choisi dans le contexte culturel de l'Asie orientale, cependant l'évocation des morts et l'art de sa pratique, outre leur ancienneté dans les cultures extrême-asiatiques, semblent pouvoir être inclus dans ce terme sans trop faire subir d'entorses à son sens dans les langues européennes. Le mot nécromancie vient du grec nekuomanteion (neutre singulier) dont le sens est « lieu de nécromancie » et « oracle des morts ». Il faut également faire mention du mot nekuomanteia (féminin singulier) qui désigne la nécromancie proprement dite. Le héros, sorte de Huckleberry Finn damné, du roman de Cormac McCarthy mis en exergue au début de cet article se rend dans les forêts des Smoky Mountains pour entrer en communication avec les morts. Les étendues désolées des montagnes y deviennent le lieu de nécromancie par excellence où il voit passer, comme dans la chanson rendue populaire par Johnny Cash, les ghost riders in the sky. Parmi les autres termes grecs qui nous conduisent à utiliser ce vocabulaire ici, mentionnons nekuia qui désigne le même art et psuchagôgos « celui qui évoque les âmes ».

Le champ sémantique du caractère chinois wu Ш (lecture japonaise fu) renvoie plus particulièrement à ce type de chamanes ou de nécromanciens, les psychagogues si l'on ose le terme en français4. L'une des définitions classiques de ces arts de l'évocation des morts figure dans le Baopuzi ÍS^hŤ (Le Maître qui embrasse la simplicité) :

3. Gulliver's Travels, Harmondsworth, Penguin (Penguin Classics), 2003, p. 180 et 182. 4. Sur la pertinence du vocabulaire du chamanisme et, plus précisément de la nécromancie en

Chine, le travail de référence en anglais est celui du professeur Lin Fushih |^gi : Chinese Shamans and Shamanism in the Chiang-nan Area During the Six Dynasties Period (thèse de doctorat soutenue à l'université de Princeton en novembre 1994). En chinois, se reporter à son livre : Handai de wuzhe WkíW^MM (Chamanes de l'époque des Han), Taipei, Daoxiang chubanshe, 1988, [rééd. 1999]. Le professeur Lin est la personne qui, lors de notre séjour à Taipei, nous a le plus recommandé d'ouvrages et d'articles chinois sur ces questions. C'est lui qui nous a permis de mettre au point le vocabulaire utilisé dans cet article. Il nous a également guidé dans le labyrinthe des rites - sanglants et impressionnants - de

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De même, dans les livres traitant de la voie des immortels, sont mentionnés les arts pour appeler les esprits et pour soumettre les mânes6. Sont également mentionnées les techniques pour faire voire aux gens les mânes. Les gens du vulgaire disent que ce ne sont là que mensonges. D'autres disent qu'il n'existe ni mânes ni esprits sous le ciel. D'autres disent qu'ils existent, mais qu'on ne saurait ni les soumettre ni les convoquer. D'autres déclarent que ceux qui ont la capacité de voir les mânes sont appelés wu pour les femmes est xi pour les hommes. Ceci est le résultat d'un don naturel, et ne se peut apprendre. Convoquer les fantômes, les soumettre, les rappeler d'entre les morts : tels sont donc

les attributs de ces chamanes. Les pratiques nécromantiques semblent au centre de leur activité. Le Shuowenjiezi ШЗСШ^- donne au caractère wu la définition suivante :

ж ' шш ' яжштт ♦ ьтшп^ш ■ шхтшшштлпш1 wu : invocateur. Les femmes ont la capacité de servir ce qui n'a pas de forme et de faire descendre les esprits par la danse. Le caractère wu représente une figure humaine dansant avec ses deux longues manches. Son radical gong évoque la même signification 8. Pour désigner les devineresses, chamanes et autres messagères des divinités locales, le

japonais utilise la graphie MtC pour le terme miko, même si ce dernier mot ne saurait, tout comme les termes chinois, être défini stricto sensu par la seule traduction nécromancie. Le terme kannagi en japonais ancien, qui peut s'écrire avec deux graphies : M pour les femmes et Щ, pour les hommes, est lu kaminagi : « celui qui apaise (jp. nagi f P) les divinités/les esprits (jp. kami ffl) ». Il faut également mentionner ici le terme de tama yobai écrit žjittPp ou f§5Íl, qui désigne le « rappel des âmes ». La pratique était ancienne au Japon, puisque le célèbre régent Fujiwara no Michinaga ШШШШ. (966-1027) se livre à ce rite la nuit de la mort de l'une de ses filles au septième jour du huitième mois en 1025 (Manju, 2), ainsi que le note Fujiwara no Sanesuke ШШШШ (957-1046) dans ses notes journalières - le Shôyuki /JvÉîIB. Un récit amusant d'Ihara Saikaku ^ШШШ (1642-1693) met en scène cette pratique tout en l'associant à une origine chinoise. Le texte se trouve dans le livre deux du Shin kashôki Щ nJ^fB (Nouvelles histoires pour rire) et a pour titre :

nécromancie chez les chamanes de Taipei. Sa traduction par ghost-seer des termes Ж et i|| est la plus adéquate, voir sa thèse citée ci-dessus, notamment p. 20-25. En français, se reporter à Ngo Van Xuyet : Divination, magie et politique dans la Chine ancienne. Biographies des magiciens (ШШШ~ЗзШЩШ), Paris, Youfeng, 2002, 261 p., [lre éd., PUF, 1976]. Voir aussi Sawada Mizuho : $ШШ1, Chugoku no juhô ФШФПЯйл (Les arts magiques en Chine), Tokyo, Hirakawa shuppansha, 1984, p. 142-173.

5. Texte dans Baopuzi neipian jiaoshi Ш^\~^\НШМ£Ш-, Pékin, Zhonghua shuju, 1985, p. 20. 6. Le terme chinois gui %, est traduit de diverses manières. Il correspond assez bien à l'anglais

ghost et au français « revenant ». Rémi Mathieu le glose ainsi : « Mânes (gui) : les revenants constituent la face néfaste des âmes mortes qui reviennent parmi les vivants si elles n'ont pas été honorées », Philosophes taoïstes II, Huainanzi, Paris, Gallimard (Bibl. de la Pléiade), 2003, p. 1157. Nous traduisons dans cet article, selon le contexte par âmes, mânes, ou fantômes. Pour une étude philologique et archéologique du terme, voir le livre d'Ôgata Tôru : j\J&W., Tama no arika. Chugoku kodai no reikon кап ï$L<D$bO& • ФШ'Й'^ФЁШШЙ (Le Séjour de l'âme. Les conceptions de l'âme en Chine ancienne), Tokyo, Kadokawa shoten (Kadokawa sensho), 2000, notamment p. 1 1-83. Noter également les remarques de Stephen T. Teiser dans Religions of China in Practice, Princeton, Princeton University Press, 1996, p. 35 : «In this sense of 'sprints', shen [ffl nous ajoutons les caractères] are yang and opposed to the spiritual class of things known in Chinese as gui [jfëj 'ghosts' or 'demons'. The two words put together, as in the combined form guishen ['ghosts and spirits' jSf$], cover all manner of spiritual beings in the largest sense, those benevolent and malevolent, lucky and unlucky. »

7. Texte chinois dans Shuowen jiezi ШЗС.ШЩг, Pékin, Zhonghua shuju, 1972, p. 100. Texte commenté dans Handai de wuzhe, op. cit., p. 25.

8. Traduction Marc Kalinowski.

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« L'âme rappelée : cent jours de plaisir » (jp. Tama yobai hyaku nichi no tanoshimi itJcíáf^WB^^L^). Ce recueil assez désordonné d'histoires de guerriers fut publié en 1688 à Osaka.

D'ailleurs, il est en terre chinoise de nombreux exemples où l'on a ranimé un corps sans vie par une technique appelée rappel de l'âme. Aujourd'hui, en cet âge terminal de déclin, même si [le mort] recouvre ses esprits, il devra finir sa vie au bout de cent jours. Comme il leur tenait ces propos, ils se firent à l'idée d'une seconde séparation. La nouvelle comique montre la sottise qu'il y avait à user de tels subterfuges et à

recourir à la réanimation des cadavres par l'intermédiaire d'un maître du yin et du yang (jp. onmyôji ШШоШ)- Elle permet néanmoins de voir que ces techniques furent pratiquées au Japon et elle insiste avec humour sur leur caractère efficace. Cent jours sont mieux que rien c'est vrai. Mentionnons enfin que le voyant qui conjure, évoque les morts et doit rétablir l'harmonie avec les vivants est appelé en japonais moderne reibaisha ШШЗЕ « l'intermédiaire avec les âmes ».

Il ne s'agit pas ici de prétendre à une quelconque exhaustivité philologique de toute façon impossible, mais simplement de montrer les continuités sémantiques qui permettent de préférer une traduction à une autre. Et d'ailleurs, le monde des fantômes et des esprits est suffisamment peuplé pour donner du travail à de nombreux professionnels du genre.

En effet, on trouve dans le canon taoïste le texte suivant :

Esprits : il est des esprits de la pensée, des handicaps physiques, des esprits des monts et des rivières, des esprits de la planète Mars, des esprits errants et à exorciser, des esprits des corps morts, des esprits de ceux qui sont morts de maladie, des esprits de ceux qui sont morts de luxure, des esprits de ceux qui sont morts de vieillesse, des esprits des résidences officielles, des esprits des voyageurs, des esprits du camp militaire, des esprits de ceux qui sont morts en prison, des esprits des exécutés en public, des esprits de ceux qui terrifièrent les gens, des esprits de ceux qui sont morts par le bois, des esprits de ceux qui sont morts par le feu, des esprits de ceux qui sont morts par l'eau, des esprits de ceux qui sont morts en voyage, des esprits de ceux que l'on a laissés sans sépulture, des esprits des chemins, des esprits de ceux morts aux armées, des esprits de ceux morts sous l'action de leur constellation, des esprits de ceux qui sont morts à cause du sang, des esprits de ceux qui sont morts à cause de prières hâtives, des esprits des décapités, des esprits des pendus, des esprits de ceux qui furent offensés, des esprits de ceux qui se sont donné la mort, des esprits de ceux qui sont morts de peur, des esprits de ceux qui ne sont pas morts de mort naturelle, des esprits bicéphales, des esprits montant à cheval, des esprits conduisant des chars, des esprits des montagnes, des esprits de divinités, des esprits de la terre, des esprits des sommets, des esprits de l'eau, des esprits des poutres du toit, des esprits des routes, des esprits des barbares de Qiang et de Hu, des esprits des barbares de

9. Texte dans : Teihon Saikaku zenshu ^^ШЩ^.Ш (Œuvres complètes de Saikaku sur textes collationés), Tokyo, 1959, vol. 5, p. 216.

10. Texte dans Taishang Zhenyi zhouguijing ;fc_hIE — /ъЖ#§, Daozang ШШ (DZ), HY n. 875, p. 9a- 10b. Pour une étude des diverses catégories de démons et d'esprits figurant dans ce texte, démons auxquels diverses maladies étaient attribuées, se reporter à Marc Kalinowski (sous la dir. de) : Divination et société dans la Chine médiévale. Etude des manuscrits de Dunhuang de la Bibliothèque nationale de France et du British Museum, Paris, Bibliothèque nationale de France, 2003, Index général des manuscrits, entrée « Dieux et démons ».

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Man et de Yi, des esprits des tabous, des esprits des animaux, des esprits des êtres surn esprits des myriades d'insectes, des esprits des puits, des esprits des fours et des esprits, d des marais, des esprits des dix mille routes, des esprits cachés, des esprits inefficaces, faux et trompeurs, et toutes les centaines de grands et de petits esprits et fantômes.

;, des esprits des êtres surnaturels, des (■с Нос тлпго ťat A&a pcnrifc QCS TÏ13T6S 6t

des esprits

Nous avons ici une fantastique nomenclature chinoise, de celles que, sans les connaître en chinois, Jorge Luis Borges évoquait avec brio et sur lesquelles Michel Foucault établissait, de façon ludique, d'autres modalités de la constitution des savoirs. Elle établit, de manière presque exhaustive, une liste des différents esprits - ou démons, laissant dans sa perspective au lecteur et, surtout au fidèle, le soin de méditer sur leurs funestes pouvoirs et sur les protections magiques que le dao apportera à qui le sait pratiquer. Cette litanie des différents êtres spirituels, surnaturels et effrayants rend difficile de trouver créature qui ne puisse y entrer et, ainsi, faire l'objet de cette classification u.

Le Japon classique ne fait pas exception et le caractère guilki $L utilisé ici a fait l'objet de bien des définitions et de bien nombreux usages 12. Les démons et les esprits des morts, les « âmes entravées » apparaissent dans quantité de textes littéraires, et ils daignent se montrer au fil des pages de publications de tout ordre qui leur sont consacrées, notamment ces dernières années, dans le sillage d'un revival populaire et savant attestant, si besoin était, que fantômes et conjurateurs font recette. Afin d'aborder ce vaste continent des esprits de manière plus modeste, nous examinerons dans les pages qui suivent les avatars japonais de la légende de l'encens pour rappeler les âmes (les mânes 13). Celui-ci est nommé en japonais hangon ko ЫММ et l'anecdote chinoise rappelant les amours de l'empereur Wu des Han ШЖ/п? (141-87) et de Dame Li figure pour la première fois dans la littérature classique de l'archipel dans un texte de la seconde moitié du douzième siècle : le Kara monogatari ИШ?1п (Récits de Chine). Le vocable hangon peut également avoir le sens de résurrection. Il faut toutefois rappeler que, dans ce second sens, l'anecdote nécromantique japonaise par excellence est une aventure soi-disant advenue au moine Saigyô jUffj (1118-1190). Ce dernier, pour tromper la solitude de sa retraite, aurait fabriqué un être à partir des cadavres. Ce récit se trouve dans le Senjushô ЩШТР (Histoires choisies)14, un recueil d'anecdotes

11. Sur ce texte et ses enjeux, voir l'article de Mu-Chou Poo : « Ghost Literature: Exorcistic Ritual Texts or Daily Entertainment? », (Asia Major, 3e série, vol. XII, lre partie, 2000, p. 43-64). Notamment, sur le texte cité p. 58-59. Nous remercions le professeur Poo pour les suggestions sur le contenu de cet article dont une première version a été présentée en 2002 à l'Academia Sinica. Voir également l'ouvrage de Matsumoto Kôichi ^ф^— : Chugoku no jujustu фЩФОЯЖ (La Magie en Chine), Tokyo, Shôgakukan (Ajia bukkusu), 2001, notamment p. 140 à 168. Se reporter aussi, pour une lecture des textes démonologiques taoïstes en Chine, à l'utile manuel de Masuo Kôichirô ЩШШ~^Ш et Maruyama Hiroshi %[JL|;ê : Dôkyô no kyôten wo уоти ШШ^ОШШ^Ш^ (Lire les textes sacrés du taoïsme), Tokyo, Shôgakukan (Ajia bukkusu), 2002, p. 125-136.

12. Parmi les très nombreuses études consacrées aux démons et aux êtres monstrueux au Japon, la référence de base reste Bernard Frank, voir son ouvrage reprenant ses cours à la section des Sciences historiques et philologiques de ГЕРНЕ : Furyu to oni МЖ h %. (Raffinements et démons), Tokyo, Heibonsha, 1998, p. 176-273. Une édition française des travaux de Bernard Frank sur les démons est en cours de préparation, Démons et jardins, (sous la dir. de) François Lachaud, Paris, Collège de France, Institut des hautes études japonaises, [à paraître]. Pour une autre référence importante sur ces questions, nous renvoyons également à l'article d'Anne Bouchy : « Du bon usage de la malemort » dans De la malemort dans quelques pays d'Asie, Paris, Karthala, 2001, p. 201-234.

13. Pour les divers types d'encens en vigueur en Chine, se reporter à Edward Schaefer : The Golden Peaches of Samarkand, Berkeley/Los Angeles, University of California Press, 1963, p. 155-163.

14. Voir texte dans Senjushô ЩЩ&Р, Tokyo, Ôfusha, 1985, p. 149-152. Le texte mentionne bien la réanimation des cadavres - des squelettes pour être plus précis -, mais qui sont censés devenir des compagnons quotidiens. Les techniques utilisées, et ce n'est pas un hasard, font notamment appel à l'encens nécromantique : « J'ai brûlé le bois d'aloès (aquilaria agallochà) et l'encens et j'ai pratiqué les

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bouddhiques composé dans la seconde moitié du treizième siècle et dont la plupart des récits font appel, pour les doctrines bouddhiques, au Tiantai, essentiellement au Mohe zhiguan ЦШнГхЬШ (Somme de quiétude et de contemplation).

La légende de Dame Li dans le Kara monogatari

Dans la première partie de cet article, consacrée à la diffusion de la légende de Dame Li (ch. Li furen, jp. Ri fujin ^^J\), nous étudions les premiers développements de l'anecdote chinoise au Japon et ses premières versions. Plutôt que de suivre un ordre strictement chronologique, il s'agit d'établir les différentes étapes de sa circulation et d'envisager comment cette anecdote, tout en connaissant une diffusion importante parmi les lettrés, est devenue une référence dans le discours littéraire des choses de l'amour, mais aussi, dans un second mouvement quasi contemporain, une image de la vanité et de l'inconstance, en même temps qu'un rappel de la folie qu'il y a dans l'acte même de conjurer les morts pour les faire réapparaître. À cette fin, il semble plus utile de mentionner d'abord le récit japonais qui expose en entier l'épisode de l'apparition et de l'utilisation de l'encens pour rappeler les âmes, puis de le mettre en relation avec les diverses sources chinoises qui ont présidé à son élaboration. Un regard sur le texte canonique entre tous, le bréviaire de la société lettrée que fut le Genji monogatari Щ^ЩЩ (L'histoire de Genji), permettra ensuite de mieux mesurer l'impact et la popularité de ce récit.

Le Kara monogatari ЩЩШ est un recueil d'anecdotes chinoises composées en japonais classique et entrecoupées de waka fUWi (poèmes japonais de trente-et-une syllabes) rassemblant le point essentiel du récit15. D'après les recherches menées par les savants japonais, son auteur serait Fujiwara no Shigenori ШШ.ШШ' Celui-ci mourut dans sa cinquante-troisième année, selon le comput classique, le dix-septième jour du troisième mois de 1 187. Il naquit dans la Branche du Sud (jp. Nanke ШЖ) de la famille Fujiwara. Son père n'était autre que Fujiwara no Michinori ШЛШШ (mort en 1 159), l'un des plus grands lettrés et savants de sa génération ; entré en religion sous le nom de Shinzei {ЩЩ, il fut l'un des principaux acteurs des troubles de l'ère Heiji ЩщЮ^1, troubles qui le conduisirent au suicide. Son grand-père Sanekane ЩШ, mort en 1112 dans sa vingt-huitième année, fut également l'un des hommes de lettres renommés de son époque. C'est à ce titre qu'il fut loué par les figures marquantes du monde intellectuel de son temps. Shinzei disposait d'une vaste bibliothèque personnelle et deux de ses fils mirent sans doute celle-ci à contribution : le moine Chôken ШШ (1 126-1203), frère cadet de Shigenori et prédicateur renommé de l'école Agui ^Jfjl^ ainsi que Shigenori lui-même. Son recueil d'anecdotes était vraisemblablement destiné à un lectorat féminin friand d'anecdotes chinoises, mais ne disposant pas toujours des

arts secrets du rappel des âmes» Qfah^&ŤZ š T % ЫЖ^ШШ^И^-^'О'Ш'О š), id p. 150. La technique utilisée dans cette anecdote mérite à elle seule une étude. Dans l'imaginaire littéraire, elle se situe plus dans la lignée des récits traitant des crânes qui parlent et de la céphalomancie ; récits que l'on retrouve dans de nombreuses anecdotes bouddhiques. On ne résiste pas à l'idée d'y voir un lointain antécédent de la créature dans Frankenstein (1818). Un second article traitera de ces récits de réanimation des cadavres, notamment du rouleau peint (jp. emaki ШШ) portant pour titre Haseo zôshi М&ШЩ-Ш (Récit de [Ki no] Haseo). Ce rouleau fut composé au quatorzième siècle et décrit une aventure fantastique du célèbre lettré Ki no Haseo |2Л1=ШЕ (845-912).

15. Sur ce texte et sa relation aux sources chinoises et indiennes, se reporter à Kawaguchi Hisao Л1П^ХЙ1 : Heian chô Nihon kanbungaku shi по кепкуп (Histoires de la littérature composée en chinois classique à l'époque Heian) ^^ЯН^Ш^^^Шь, Tokyo, Meiji shoin, [3e éd. revue], 1988, vol. 3, p. 968-985.

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compétences en chinois classique, essentiellement l'apanage des hommes à l'époque. Il permettait ainsi de goûter nombre de récits célèbres - récits dont plusieurs personnages principaux sont des femmes. Il faut ajouter qu'une partie importante des sujets abordés relevait des choses de l'amour, censées, derrière la morale - légère -, toucher, séduire et inspirer les lectrices. Le style, plein de grâces et de délicatesse, visant à enseigner par la douceur les fondements de l'histoire, se situe dans la lignée du premier ancêtre du genre : le Sanbô e ^йШ (Peintures des Trois Trésors) composé en 984 par Minamoto no Tamenori ШШШ (mort en 1011). Ce dernier texte, auquel Bernard Frank consacra de nombreuses années d'enseignement, se proposait de décrire les fondements du bouddhisme sous une forme qui fut facilement compréhensible à une princesse impériale entrée en religion (jp. naishinnô \НЩЕЕ).

Il faut ajouter qu'un autre Fujiwara no Shigenori (ШШШШ) est aussi l'auteur d'un recueil d'anecdotes chinoises, le Kara kagami ЩЩ (Miroir de Chine). De ce dernier texte ont survécu six des dix livres qu'il devait contenir à l'origine. En 1294, entré en religion dans sa cinquante-neuvième année, il écrivit ce texte qui comporte également un récit sur Dame Li. L'empereur Wu parvient à la voir grâce à l'intervention de Xiwangmu ШЗгЩ, la déesse de l'immortalité vivant sur les monts Kunlun Ш^егШ dans les régions d'Occident. Le récit du Kara kagami est plutôt une réécriture à partir des biographies fictives de Han Wudi 16. Nous lirons ici le récit de l'anecdote telle qu'elle figure dans le Kara monogatari.

16. Sur ce genre des biographies fictives de Han Wudi, se reporter à Kristofer Schipper : L'Empereur Wou des Han dans la légende taoïste, Paris, EFEO, 1965. Voir aussi la thèse de Thomas E. Smith : Ritual and the Shaping of Narrative: The Legend of the Han Emperor Wu, Université du Michigan, 1992. Voir également, pour ce qui concerne le goût pour les arts magiques de cet empereur, Yoshikawa Tadao lEfjIliE^ : Kodai chugokujin no fushi gensô ^{ХЙ^ША-^^^ЬЮШ (Les fantasmes d'immortalité des chinois de l'Antiquité), Tokyo, Tôhô shoten, 1995, p. 43-78. Pour le texte du Kara kagami, voir : Yôkyôku shu ШШШ. (Recueil de pièces de no), Tokyo, Shinchôsha (Nihon koten shusei), 1988, vol. 3, p. 460-461.

17. Nous suivons l'édition du texte établie sous la direction de Kobayashi Yasuharu : Kara monogatari ЩЩЩ, Tôkyô, Kôdansha (Kôdansha Gakujutsu bunko), 2003, p. 123-124 et commentaires

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Comment l'empereur Wu des Han fit brûler l'encens pour ressusciter les morts en mémoire de Dame Li

Jadis, l'empereur Wu des Han, après que Dame Li fut morte, se consuma dans les lamentations ; les mois et les années passèrent, sans que ce sentiment ne disparut. Aux temps anciens où elle était tombée malade, il lui avait rendu visite, mais elle ne l'avait point rencontré. L'empereur, trouvant cela étrange, s'était enquis auprès d'elle de ses raisons, elle lui avait fait répondre : « Lorsque je servis à vos côtés, jamais je ne contrevins à vos humeurs. Et comme vous m'avez prodigué avec largesse vos faveurs, je ne puis laisser nul ressentiment. Pourtant, aujourd'hui où j'ai sombré dans le mal et où mon apparence s'est altérée, au risque d'encourir la faute de contrevenir à vos désirs, je ne suis pas sans inquiétude. Si vous prodiguâtes vos bienfaits et étendîtes vos bontés jusqu'au cercle des membres de ma famille, ce fut parce que votre affection n'avait point changé. Mais si votre cœur de jadis devait changer à la vue de mon aspect d'aujourd'hui, après ma mort, les larmes de chagrin prendraient la vive couleur du sang. En songeant à l'avènement de telles choses, je ne puis en aucun cas vous montrer ma déclinante figure. » En entendant ces mots, l'empereur en conçut une immense et insurmontable tristesse. « Dussiez-vous devenir la fumée des funérailles qui monte à la mi-nuit, comment pourrais-je ne point songer avec nostalgie et bonté à vos proches ? En ce bas monde, je ne demande qu'à vous voir une fois encore. » Malgré cette supplique, comme elle était morte sans accéder à sa demande, profond fut le regret éprouvé par l'empereur. Dans son Palais des Sources Suaves, il fit un portrait de Dame Li tel qu'il la connut jadis et il passa désormais ses jours à le contempler. Mais, comme la peinture demeurait muette, sans jamais sourire, il ne fit que désespérer en vain. Cette tristesse En ayant sous les yeux Une simple peinture Est lamentation de celui À qui l'on ne répond point. Il fit également brûler l'encens pour rappeler les âmes. Alors qu'il veillait la nuit durant, tandis que, derrière les tentures aux neuf épaisseurs de brocart, brillaient les feux mourants de la chandelle nocturne, la nuit peu à peu s'avança ; si au dehors la tempête faisait rage, la chambre demeurait calme. Il se demandait si l'encens pour rappeler les âmes avait un quelconque pouvoir quand il lui sembla voir l'ombre de Dame Li, sans savoir si c'était bien elle ou non, pareille à un songe ou une illusion. Puis en un instant elle s'évanouit. Son attente avait été bien longue, mais le départ de [la vision tant désirée] avait été aussi bref que la coupe d'un cheveu noir de jais. Inclinant sa chandelle et au travers des tentures, il n'avait pu échanger la moindre parole : cet épisode fut au contraire à l'origine des tourments qui mirent son cœur en pièces. Une simple lecture de ce texte semblerait nous rapprocher de l'atmosphère de certains

contes d'Edgar Poe, revue par une main plus légère, une morte amoureuse à la japonaise, si l'on ose dire. Le style faisant appel presque uniquement à des mots indigènes, sans laisser de place marquante aux sinogrammes, est représentatif de la prose japonaise délicate de l'époque. On voit le point sur lequel le récit japonais porte : la destruction progressive d'un empereur que l'amour consume et détruit. Mais la morale est apposée en touches subtiles et tout semble conçu pour le finale de l'apparition dont on ne sait si elle a vraiment eu lieu ou non. L'auteur de l'anecdote s'inspire, comme nous allons le voir, de plusieurs modèles chinois. Il reprend à son compte la notion de l'inutilité d'évoquer les morts et, au-delà, il veut souligner les dangers qu'il y a de s'éprendre d'un être plus qu'il ne convient. Le souvenir du Genji monogatari Ш^ШШ est ici très fort. La scène en question se trouve au chapitre Agemaki Ш

p. 124-132. Cette édition remplace désormais l'édition précédente dont elle est une version entièrement corrigée et mise à jour : Kara monogatari zenshaku ШШШ'з^Ш (Commentaire complet des Récits de Chiné), Tokyo, Kasama shoin, 1998.

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« J'ai vu notre défunt père en un rêve, il avait l'air accablé de soucis, et il s'est montré avec brièveté en ces parages. » Tandis qu'elle parlait ainsi, sa sœur en conçut une tristesse plus grande encore et dit : « Depuis qu'il est passé de vie à trépas, j'ai voulu le voir dans mes rêves, mais je ne l'ai encore point vu. » Les deux sœurs se mirent à verser un flot de larmes. L'aînée songeait : « S'il s'est montré en rêve, c'est que du matin jusqu'au soir je passe mon temps à me le rappeler à l'esprit. Je voudrais tant savoir comment lui rendre visite au séjour où il se trouve désormais, mais je ne laisse de m'inquiéter même des choses de l'au-delà, du fait que nous sommes toutes deux affligées d'un corps marqué par le péché. La fumée de cet encens que l'on trouve en terre étrangère, que je voudrais pouvoir l'obtenir ! » Pour un lectorat rompu à ce texte déjà élevé au rang de classique, l'impermanence des

choses, la vanité des affections humaines placées sous l'empire de l'inconstance, font survenir à l'esprit le mot japonais maboroshi iO. Ce mot, qui apparaît à l'origine dans les gloses japonaises de sutras, signifie d'abord ce qui n'a pas d'existence et qui pourtant nous semble réel. Il rejoint le champ sémantique du caractère chinois huan (jp. gen) qui est celui de l'illusion, du mensonge, de l'irréel, de la vision ou de l'hallucination. Ce terme, dans les textes bouddhiques, est la traduction du sanskrit màyà. Il désigne en ce sens ce qui est de nature à tromper le regard et, par extension, les arts permettant d'y parvenir, connus sous le nom de huanshu ЮШ GP- genjutsu). Le vocabulaire bouddhique indique le statut illusoire de l'existence par le terme de huanyou iOW (jp- gen-u)- Les créations du magicien, de l'illusionniste, se disent huanzuo Qi^ GP- g^nsa), et les êtres humains créés par magie huanhuaren JCJ-ffcA GP- genkeniri). Le terme maboroshi, tout en reprenant la notion d'illusion, désigne également la pratique de la nécromancie et ses praticiens. Sans même devoir se référer à l'exemple de l'empereur Wu des Han, tel qu'il est évoqué ici, la plus célèbre scène mentionnant ce type de spécialiste du surnaturel se trouve dans le premier chapitre du Genji monogatari Щ^ЩЩ. À la mort de Dame Kiritsubo, l'empereur souhaiterait, à l'exemple de son homologue chinois Xuanzong ~&Ш (685-762) retrouver sa bien-aimée au moyen d'un rite magique de nature à convoquer la morte.

Je voudrais un magicien Qui d'elle se mît en quête Afin de connaître Fût-ce par propos rapportés Le séjour de son âme. Le mot maboroshi est aussi le titre du chapitre quarante-et-un du livre. Le nom du

chapitre venant encore d'un waka traitant du même sujet :

Ô toi magicien Qui parcourt les célestes étendues Cherche le séjour de son âme Elle qui jamais ne se montre Fût-ce dans mes rêves.

18. Genji monogatari Ш^ШШ^ Tokyo, Iwanami shoten (Shin nihon koten bungaku taikei), 1993- 1996, vol. 4, p. 447-448.

19. Texte dans : Genji monogatari, op. cit., vol. 1 p. 16-17. Se reporter également à la traduction et à l'annotation du Genji monogatari de Royall Tyler : The Tale of Genji, New York, Viking, 2001, 2 vol. Tyler traduit le terme maboroshi de deux manières différentes : wizard et seer. Il le glose ainsi : « Maboroshi means a seer or sorcerer who travels between this world and the underworld » (vol. 2, p. 765).

20. Genji monogatari, op. cit, vol. 5, p. 203-204

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La pratique nécromantique est dans cet épisode associée aux rêves qui sont la porte d'accès vers l'au-delà. L'exercice littéraire suprême devient, selon le modèle à jamais auguste du Genji monogatari, de transformer la littérature pour faire de celle-ci un pont jeté vers l'autre monde, inconnaissable séjour que certains initiés peuvent parcourir à loisir. Mais à l'inverse de son modèle chinois, il semble qu'au Japon, le héros ait été condamné à ne point connaître le rite qui lui aurait permis de se livrer à l'acte d'évocation. D'autres sources ont aussi été consultées par l'auteur, mais le récit ne parle pas des origines familiales de Dame Li, ni de la manière dont elle gagna les faveurs de l'empereur ou des autres légendes rapportées à son propos. Ceci tient à l'habile montage des sources chinoises utilisées lors de la rédaction du récit.

Les principaux textes connus au Japon et ayant inspiré l'auteur sont avant tout le Shiji S^IB (Mémoires historiques) et le Hanshu ШШ (Histoire des Han) pour les textes historiques, le Yiwen leiju WtïtMM (Collection classifiée de textes littéraires) compilé sous les Tang, le Bowushi \Щ%Ш de Zhang Hua ЩЩ (232-300), le Soushenji ЩЩШ (À la recherche des esprits) de Gan Bao -pS composé au deuxième siècle, le Taiping guangji i^^JAaň (Grand recueil d'écrits compilés pendant l'ère Taiping [Xingguo Ш®]) compilation de Li Fang ^HÍj (978), et le Hainei shizhou ji ШЙ~НН11Е, ouvrage de géographie et d'histoire naturelle attribué à Dongfang shuo ЖЗзШ, mais plus vraisemblablement composé à l'époque des Six Dynasties. Ces sources constituent le second volet, plus strictement littéraire. Il faut également mentionner des références relevant du taoïsme proprement dit. Ainsi, dans le Baopuzi, au chapitre intitulé « Discours sur les immortels » (ch. « Lunxian », jp. « Ronsen » mW), les lettrés japonais - le texte fut également lu par Kukai 2g$| (774-835), le fondateur de l'école ésotérique Shingon - pouvaient trouver la justification suivante :

Cependant, dans V Histoire des Han et dans les Mémoires historiques, il est fait mention de [Li] Shaoweng, du pays de Qi, qui fut nommé par l'empereur Wu au poste de général de Wencheng. Lorsque Dame Li, à qui l'empereur accordait ses faveurs, mourut, Xiaowang parvint à lui montrer la défunte telle qu'elle était de son vivant. Il est également mentionné que [Xiaowang] lui fit voir la divinité du foyer. Ces faits sont des passages célèbres des textes historiques. En somme, ces arts permettent de faire en sorte que les esprits manifestent leur apparence. Ils permettent également de montrer les esprits des morts aux gens qui par nature ne peuvent les voir. En poursuivant ce raisonnement, il n'est aucun rien qui ne puisse exister. Depuis les textes historiques, dont la valeur première est rappelée par cette citation,

jusqu'aux divers traités, manuels de référence et anecdotes, la légende de l'apparition de Dame Li a connu en Chine une large diffusion. La dernière référence chinoise dont s'est inspiré l'auteur japonais de l'anecdote est un poème de Bo Juyi âjft Js (772-846). Ses œuvres furent lues et commentées dès l'époque Heian (794-1 185) à partir de la collection nommée Hakushi bunshu ai^tJR en japonais (Boshi wenji en chinois). Aucune œuvre chinoise n'a sans doute exercé une influence plus grande sur la littérature japonaise. Le nombre de manuscrits et de versions xylographiées du texte est à lui seul un témoin de ce phénomène quasi unique. Si Bo Juyi fut populaire en Chine, dans les deux sens du terme, au Japon en revanche il devint le miroir dans lequel les lettrés se devaient mirer, le texte canonique à l'aune duquel leurs compositions seraient jugées21.

21. Parmi une littérature abondante sur ce sujet, nous renvoyons à l'ouvrage de Nakanishi Susumu : Genji monogatari to Hakurakuten ЩШШ £ ЁШ^ (Le Genji monogatari et Bo Letian), Tôkyô, Iwanami shoten, 1997.

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Pour comprendre l'élaboration japonaise de la légende de l'encens pour rappeler les âmes, nous reviendrons ici sur les trois références principales. Celles-ci donnent la part belle à l'apparition de la morte et au désespoir amoureux de l'empereur.

La première est le récit de la mort de Dame Li dans le Hanshu.

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La maladie de Dame Li s'aggrava. L'empereur se rendit auprès d'elle, mais Dame Li resta cachée sous ses draps et elle le salua en disant : « Comme je demeure depuis longtemps alitée à cause de ma maladie, mon corps et mon visage sont défaits. Je ne puis donc voir Sa Majesté. [Dût-il m'arriver quelque chose], je souhaite vous confier [mon fils] Wang et mes frères. L'empereur lui répondit : « Vous êtes bien malade et ne pouvez certes vous lever, mais si vous daignez me voir, ne fut-ce qu'une fois, et me confier votre fils et vos frères, ne serait-ce pas agréable pour vous ? » Elle répondit : « Si une femme ne maquille pas son visage, elle ne saurait voir ni son souverain ni son père. Je ne saurais me montrer à votre Majesté sans fards ni apprêts. » L'empereur reprit : « Si vous acceptez de me voir, ne serait-ce qu'une fois, je vous ferai don de mille [pièces] d'or et j'octroierai à vos frères des postes de hauts fonctionnaires. » Elle répondit : « Les postes de haut fonctionnaires [que vous leur voulez confier] dépendent de votre Majesté, et non du fait que je vous voie. » L'empereur insista à nouveau, mais Dame [Li], tout en sanglotant, tourna le visage de l'autre côté et ne dit plus mot. L'empereur agacé quitta les lieux. Les sœurs de Dame Li lui firent reproche de sa conduite et dirent : « Pourquoi ne voulez-vous pas voir l'empereur une simple fois et ainsi assurer [l'avenir] de vos frères. Pourquoi faut-il que vous déplaisiez ainsi à Sa Majesté ? » Dame Li répondit : « La raison pour laquelle je ne désire pas voir l'empereur tient précisément dans le fait que je souhaite lui confier [l'avenir] de mes frères. Je me suis élevée de mon rang inférieur grâce à la beauté de mon visage et de mes traits qui m'ont valu les faveurs impériales. Ceux qui sont au service des gens de par leur apparence, lorsque celle-ci décline, l'affection qu'on leur prodigue décline de même et la reconnaissance dont on leur témoigne touche à sa fin. Si l'empereur est amoureux de moi et songe à moi ainsi, c'est grâce à la beauté de mon visage. Dût-il me voir dans mon état actuel, amaigrie et défaite, avec mon visage si différent de celui que j'avais d'ordinaire, il ne manquerait pas de me prendre en dégoût et de m'abandonner. Se pourrait-il alors qu'il continue à m'aimer et à prendre en pitié le sort de mes frères au point de les élever ? » Lorsqu'elle mourut, l'empereur fit procéder aux funérailles comme pour une impératrice. Par la suite, il nomma le frère aîné de [Dame Li], Guangli, au poste de général en second et lui attribua le titre de marquis de Haixi, et son frère cadet Yannian au poste de directeur de la musique impériale. Même après la mort de Dame Li, comme l'empereur ne cessait de songer à elle, un magicien du pays de Qi nommé Shaoweng lui dit qu'il pouvait convoquer son esprit et le faire venir. La nuit venue, il aligna des lampes dans le Palais, et tendit des tentures autour du lieu où l'âme [de la défunte] devait apparaître. Il disposa l'alcool et les viandes qui devaient servir d'offrande et fit se tenir sa majesté dans un autre espace tendu de tentures. Alors, il lui montra une jolie femme venue de très loin qui ressemblait à Dame Li. Mais l'empereur ne pouvait la voir de près en s 'approchant. L'empereur fut obsédé par elle avec plus de force encore, et en conçut une immense tristesse. C'est pourquoi il composa un poème disant :

22. Texte chinois cité d'après : Hanshu ШШ, Pékin, Dingwen shuju, 1970, vol. 5, p. 3951-3952. Voir également Fukushima Yoshihiko Щ%^Ш : Kansho ШШ (L'Histoire des Han), Tôkyô, Chikuma shobô (Chugoku shibun sen), 1976, p. 165-173 ; et Kotake Takeo 'hYU&ŽL '■ Kansho ШШ, Tokyo, Chikuma shobô, 1979, vol. 3, p. 366-367.

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« Est-ce elle ? Est-ce une autre ? Je me levai pour la voir. Elle marchait d'un lent balancement. Pourquoi tant tarder à venir près de moi ? » II convient de bien lire ce récit dans lequel l'encens pour rappeler les âmes n'apparaît

pas. Il contient un discours qui ne pouvait que toucher au Japon où les histoires dynastiques chinoises étaient lues et méditées en tant qu'exemples, telles de lointains recueils de jurisprudence. Tout le discours de la courtisane arguant du fait qu'elle vit de ses charmes donne au passage une tonalité qui, loin d'insister sur le surnaturel, est au contraire une mise en garde contre les attachements charnels trop marqués chez les puissants. Il est facile de reconnaître ce que l'auteur japonais a emprunté à ce texte. Plusieurs des éléments marquants comme le portrait ou l'encens ne sont pas présents ici. Le rôle du magicien et l'efficacité de son rite, mentionnant les offrandes d'alcool de riz et de viandes, semblent même mis en cause, l'empereur ne sachant s'il a oui on non vu sa bien-aimée.

La seconde référence, représentant les divers textes littéraires, se trouve dans le Soushenji au second livre, consacré aux pratiquants des arts d'immortalité (ch. fangshi, jp.

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Li Shaoweng convoque un esprit À l'époque de l'empereur Han Wudi, celui-ci avait en grande faveur Dame Li. Lorsqu'elle mourut, l'empereur demeura inconsolable. Li Shaoweng, un magicien du pays de Qi, dit à l'empereur qu'il pouvait convoquer son esprit. Une nuit il installa une tenture et alluma lampes et chandelles. Il donna des instructions à l'empereur pour qu'il demeura derrière une autre tenture et observe la scène à distance. Wudi vit une belle femme apparaître derrière la tenture qui lui sembla être, de par son apparence, Dame Li. Il quitta son siège s'avança en direction de la tenture pour la voir, mais il n'y parvint pas. L'empereur n'en conçut que plus de chagrin et il composa le poème suivant : Était-ce elle ou non, Que je me levais pour voir ? Quelles sinueuses grâces dans sa démarche ! Pourquoi tant tarder à venir près de moi ? Il ordonna aux musiciens du Bureau de la musique de mettre cette pièce en musique et de la chanter.

Cette anecdote, on le voit, est reprise dans le texte japonais. Mais elle ne nous dit rien de la manière dont le magicien, le nécromancien pour être plus précis, opère pour convoquer l'esprit de la défunte. Se sert-il de fumigations ? Utilise-t-il l'encens pour rappeler les âmes, le motif qui devait donner tout son sel et sa postérité à l'anecdote ? Ces détails ne sont pas mentionnés. Shigenori les connaissait par la dernière source dont il fit le plus ample usage. Il reste le récit d'un nécromancien et d'un empereur qui, à l'image d'Orphée, ne peut respecter l'interdit qui lui a été assigné et se voit ainsi condamné à ne garder comme souvenir que cette image fugace, cet inconstant et sensuel fantôme. C'est bien peu, mais pour la postérité littéraire, ce fut déjà beaucoup.

Le dernier texte que nous examinons ici est le poème de Bo Juyi dont nous avons mentionné le titre plus haut. Il appartient au genre des yuefu ШШ, « poèmes du Bureau de la musique », un genre poétique de l'époque des Han à la libre prosodie et au ton populaire.

23. Nous suivons l'édition critique : Soushenji xinyi Щ^нйЦтнК (Nouvelle traduction du Soushenji), Taipei, Sanmin shuju, 1997. Texte original, notes et traduction en chinois moderne, p. 69-70.

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Dame Li Réflexions morales sur les égarements dus à la faveur

ýJljg^ , L'empereur Wu des Han, Venait de perdre Dame Li. Malade, elle refusa de lui faire ses adieux, Les faveurs obtenues vivante, à sa mort conservées. Infinies faveurs du souverain, pensers sans nul arrêt, Au Palais des Sources Suaves il fit faire son portrait. Quel est donc le mérite d'une simple peinture ? Elle ne parle ni ne rit, afflige son spectateur, À un magicien il fit concevoir une drogue souveraine, Infusée aux chaudrons de jade, brûlée dans l'encensoir d'or.

УьЩШШШ!ШШ ' Dans les Tentures aux Neuf Ornements, la nuit à sa quiétude. L'encens pour rappeler les morts, convoque l'âme de l'épouse. En quel séjour son âme demeure-t-elle ? La fumée de l'encens l'entraîne là où il brûle, Comme elle est vite partie ! Comme elle fut lente à venir ! Vers son lointain séjour, légère elle s'en va et disparaît encore. Elle est venue : pourquoi s'afflige-t-il ? Était-ce vraiment elle ? Était-ce quelqu'un d'autre ? Les sourcils en élytres pareils à son visage d'autrefois, Elle ne ressemble pas aux jours de maladie, alitée à Zhaoyang. Son âme ne venant, le cœur du souverain connut la douleur, Et quand son âme vint, il en souffrit encore. Le dos à la chandelle, de l'autre côté du rideau, il ne lui put parler. Pourquoi venir un instant, et faire souffrir ensuite de sa disparition ? L'empereur Wu n'est pas seul à avoir subi les blessures du cœur. Des temps les plus anciens jusqu'à aujourd'hui : tout le monde est ainsi. Ne voyez- vous pas les trois jours de pleurs du roi Mu25, Devant la Terrasse au double disque de jade, affligé du décès de la princesse Sheng ? Ne voyez- vous point encore, la poignée de larmes de Xuanzong, En mémoire de dame Yang sous la côte de Mawei 26 ? La silhouette et sensuelle et gracieuse a beau s'être muée en amas de poussière, Le regret qu'elle fit naître, toujours durera sans jamais disparaître. Vivantes : à leurs charmes on succombe, Mortes : nous succombons encore. Ces femmes magnifiques nous égarent, sans pouvoir oublier. Ni arbres ni pierres, les hommes ont tous un cœur, Mieux vaut ne jamais rencontrer ces fatales beautés.

24. Texte dans : Во Juyiji аШИ^И (Œuvres de Во Juyi), Pékin, Zhonghua shuju, 1979, vol. 1, p. 82-83. Je remercie François Martin pour ses suggestions de traduction et sa patiente relecture.

25. Le poème renvoie à la vie légendaire du roi Mu, telle qu'elle est exposée dans le Mutianzi zhuan Шд^'Ш (Vie légendaire du roi Mu) au livre 6. L'anecdote de la terrasse aux deux disques de jade est fort connue des lettrés. On la trouve ainsi dans la préface du Yutai Xinyong ЗЦз ШШ (Nouveaux chants des terrasses de jade) : « Sur la terrasse de jade du souverain des Zhou » Mï^IULh- Voir Yutai xinyong zhu iEcîifriÎcïÈ, Pékin, Zhonghua shuju, 1985, vol. 1, p. 11.

26. Il s'agit du lieu où fut tuée Yang Guifei.

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De ce poème très évocateur, Shigenori a tiré l'histoire de l'encens pour rappeler les âmes. Sa lecture du poème de Bo Juyi ne retient que sotto voce le ton moralisant de celui- ci. En effet, la conclusion du poème semble vouloir décourager les humains de se laisser aller aux sentiments amoureux dans toute leur force. Mais tous les éléments de nature à conquérir le cœur des lecteurs et lectrices japonais sont réunis. Le charme des femmes fatales qui font ployer le royaume et dont l'empire est tel qu'on ne s'y peut soustraire. Le sous-titre du poème en donne la portée morale : il s'agit, à travers l'exemple d'un empereur célèbre, de montrer que les pouvoirs du sexe et du vertige qu'il inspire sont à fuir. La raison de cette fuite est que l'homme, animal doué d'émotions, ne peut lutter contre un tel pouvoir. L'apparition dolente de la femme aimée ne fait qu'aviver les douleurs que la nécromancie se devait d'apaiser ou, au moins, de rendre moins vives. Au sens moral de l'expression, le miroir (c'est le sens du sinogramme jian Ц : ce qui nous doit inciter à une conduite exemplaire) tendu par Bo Juyi à ses lecteurs, prend toute sa force. L'exemple de Yang Guifei ШШШ27 et celui de Dame Li sont passés à la postérité comme des illustrations des pouvoirs de l'amour. Loin de demeurer assignés au rôle de repoussoirs et d'exemples funestes, ils ont été récrits pour prendre leur place par un subtil jeu d'intertextualité à la source de récits japonais. Un distique de Minamoto no Shitagô ШШ (91 1-983) dit la postérité de ces deux figures :

Ш-Ш о 28 Retour de Yang Guifei : l'empereur des Tang est affligé. Départ de Dame Li : pensers du souverain des Han. La concubine assassinée sur l'ordre de son amant impérial pour sauver l'empire et

Dame Li, dont le destin montre la folie que de vouloir évoquer en vain les morts, sont conjuguées comme dans le distique de Shitagô.

Ainsi que nous l'avons rappelé plus haut, cette scène où un mort se manifeste dans les rêves de l'un de ses proches place le passage sous le signe du mot maboroshi, de l'illusion. Il renvoie aussi à la doctrine bouddhique du corps féminin marqué par les Cinq Obstacles et qui ne peut ainsi renaître en la Terre pure (jp. ôjô ÎÈ#l), mais surtout, par l'usage allusif de l'anecdote de l'encens pour rappeler les âmes, il montre comment celui- ci était devenu un lieu commun à l'époque classique, parmi ces dames de cour plongées dans l'univers des tourments amoureux et des aveux de la chair.

L'anecdote de l'encens servant à rappeler les âmes fut utilisée de nombreuses fois dans la littérature pieuse pour illustrer Г impermanence des entreprises humaines et dénoncer la sottise qu'il y à vouloir donner un quelconque caractère stable aux affections. Dans le Hosshinshu Щ^Ш (Recueil de conversions) de Kamo no Chômei ЦЛВД (1155- 1216), l'histoire de Yang Guifei et celle de Dame Li sont données en méditation à propos de la folie des attachements amoureux. Le récit met en scène un homme qui délaisse sa

27. Yang Guifei est la figure féminine chinoise dont la popularité éclipse même celle de Dame Li. Elle fît aussi l'objet d'un nô appelé Yôkihi (prononciation chinoise de Yang Guifei) dont le personnage principal est un magicien ^± qui part en quête de l'âme de Yang Guifei qu'il trouve chez les immortels dans un palais du Penglai ЩЩ.

28. Ce distique se trouve dans le Wakan rôeishu ШШШШШ (Anthologie de poèmes à chanter de Chine et du Japon) de Fujiwara no Kintô ШШ/ùfâ: (966-1041) où il porte le numéro 250. Rappelons que cette anthologie fut à la source du savoir de bien des lettrés dans le Japon classique. Avec les œuvres de Bo Juyi dont elle donne de larges extraits, elle était le bagage minimum, le chapbook, des poètes et des écrivains ainsi qu'un manuel pour la calligraphie. Nous citons le texte d'après l'édition de Sugano Hiroyuki HSfijijifj : Wakan rôeishu, Tokyo, Shôgakukan (Shinhen Nihon koten bungaku zenshu), 1999, p. 139. La section où il figure a pour titre « La lune au quinzième jour [du huitième mois] » Qp.jugoya)

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femme dévouée pour s'enticher d'une maîtresse. Il aperçoit son épouse par hasard, en passant devant chez elle. Elle lui semble aussi splendide et aussi belle qu'aux jours heureux où il lui prodiguait son affection. Il décide alors de la revoir dans la demeure en ruines qu'elle occupe désormais. Elle meurt dans le jardin en proie au plus complet abandon, en récitant un passage du Sutra du Lotus sur l'invocation au buddha Amida in articulo mortis. Le personnage principal est condamné à voir son nom oublié. Pour dénoncer, en bouddhiste zélé, les attachements charnels, Chômei déclare :

°29 Même des personnes d'un même cœur, combien de générations peuvent-elle être ensemble ? Yang Guifei laissa en vain le sermon d'être au ciel deux oiseaux au vol inséparable, Dame Li n'apparut qu'un instant dans les fumées de [l'encens] qui rappelle [les âmes]. Parmi les textes bouddhiques traitant du thème de l'encens servant à rappeler les

défunts, un autre exemple mérite d'être signalé. Il s'agit d'un texte figurant dans un recueil de notes servant à la prédication dans l'école Agui, celle fondée par le frère cadet de Shigenori, portant pour titre Gonsen shu Щ^Щ, (Recueil de la Source des paroles) 30.

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II est dit dans un livret illustré qu'il est un pays dans l'empire des Tang appelé Province où l'on reçoit la longévité. Il est un arbre appelé arbre aux résurrections. On le nomme également arbre qui fait revenir à la vie. On prend les branches de cet arbre et on les brûle. La fumée née de la combustion s'en va et revient avec le mort. L'épouse du souverain des Han, Dame Li, mourut. On brûla cet arbre et elle revint [avec la fumée]. Le souverain des Han la vit, et fît fabriquer une image d'elle dans une pierre gravée. Il ne s'en égara que plus encore dans les sentiments de nostalgie amoureuse et de tristesse. L'encens brûlé et elle revenue à la vie, elle laisse encore le ressentiment de son retour à son lointain séjour, et de sa nouvelle disparition toute de légèreté. Composé pour l'édification d'un oratoire dédié à l'épouse défunte de Sanesada. Texte écrit par notre maître Hôin. L'anecdote reprend pour partie la biographie fictive de l'empereur Wu dans Han Wudi

neizhuan ШЖ^\НЫ, mais déjà le texte se situe dans le registre quasi médical des recettes d'immortalité. Il sera repris dans les encyclopédies de l'époque d'Edo (1603-1867).

La dernière référence littéraire japonaise que nous mentionnerons ici se trouve dans le Taiheiki yfc^IE (Chronique de la grande paix), vaste récit épique composé entre 1368-1379.

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Jadis, sous les Han, alors que Dame Li était passée de vie à trépas, dans son lit de malade du Palais des Sources Suaves, l'empereur Wu ne pouvant plus supporter son chagrin avait fait brûler de l'encens pour rappeler les âmes et entrevu l'ombre de Dame Li dans la fumée ; il fit alors dessiner un portrait de celle- ci et se mit à le contempler, mais il se lamenta de ce que celui-ci «ne parle ni ne rit, afflige son

29. Texte dans : Hôjôki. Hosshinshu JjýZaň * ^>ùM, Tokyo, Shinchôsha (Shinchô Nihon koten shusei), 1976, p. 207.

30. Sur l'histoire de ce texte et son importance pour la littérature médiévale japonaise, se reporter à la notice que lui consacre Yamazaki Makoto [JLj^M dans Nihon bukkyô bunken gaido 0 7^ {Д fj( 'УС Ш i] -i F (Guide des textes bouddhiques japonais), Kyoto, Hôzôkan, 2002, p. 88-91.

31. Texte cité d'après : Yôkyôku shu ШШШ (Recueil de pièces de no), op. cit, vol. 3, p. 461. 32. Taiheiki ^С^НЙ, Tokyo, Iwanami shoten (Nihon koten bungaku taikei), 1961, vol. 2, p. 249.

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spectateur ». Il nous fit ainsi savoir que son attitude était conforme à la raison. Quel désordre vain en mon cœur. La simple vue d'une beauté en chair et en os m'a fait oublier que ce monde n'est jamais que réalité au sein d'un rêve. Toute cette entreprise n'est que les vains rêves d'un cœur ! L'anecdote de l'empereur Wu et de sa concubine vient ici pour expliquer la folie des

attachements charnels d'un fils de l'empereur qui s'est épris d'une femme et à qui l'on a montré le portrait d'une autre femme célèbre pour le guérir des feux de la passion. Mais hélas ! il s'éprend de celle-ci aussi et ne parvient pas à se guérir de son mal d'amour.

Dans ce premier stade de l'acclimatation de la légende de Dame Li revenant d'entre les morts, l'auteur du Kara monogatari en retraçant l'histoire dans son entier, et les lettrés faisant allusion à la célèbre anecdote, se montrèrent très fidèles à leurs modèles chinois. Tous infléchissent le caractère moralisant de ceux-ci et laissent un récit délicat où à la peinture sans vie répond le spectre sensuel qui disparaît. La note finale de Shigenori suggère certes que cette liaison fatale fut à l'origine de la mort de Han Wudi, mais sans insistance. Elle allait connaître dans les âges suivants une grande postérité littéraire au Japon.

De la scène à l'image

II peut sembler fatal que le théâtre no, liturgie de la parole et de la réconciliation entre les vivants et les morts, ait fait appel à la légende de l'encens pour rappeler les âmes. À l'inverse de Yang Guifei, Dame Li n'apparaît pas dans une pièce traitant de la matière chinoise, mais au contraire dans des pièces portant sur des choses japonaises. L'anecdote chinoise précédemment évoquée est au centre d'une pièce ne faisant plus partie du répertoire (jp. haikyoku ИЙ), connue tantôt sous le titre de Hangon ko ЫЖгШ, tantôt sous le titre à'Awade no mori Ъ\ХХ^)Ш (La Forêt où l'on ne se rencontre pas). Cette pièce connut néanmoins les faveurs du public et elle fut jouée, ainsi qu'en témoignent les notes de Sanekata dans son journal mentionné plus haut. Sanekata dit avoir vu la pièce en 1521 au dixième jour du onzième mois. Lors de la représentation à laquelle il assista, la pièce avait pour titre Awade no mori ^ШШ-

L'histoire de ce nô est d'une poignante simplicité qui est peut-être à l'origine de sa défaveur, de son abandon. Un marchand s'en retourne de Kamakura dans les Provinces de l'Est après s'être rendu à la capitale pour affaires. Sa fille, en proie à l'inquiétude et sans nouvelles, décide de partir à sa rencontre, mais en arrivant dans une auberge d'Owari, elle meurt soudain de froid.

Je suis une personne du Val de Kame.e et mon père est un marchand errant qui au printemps de l'an passé s'est rendu à la capitale. Il m'avait dit qu'il rentrerait à la fin de l'année, cependant, ne voyant aucun signe de son retour, jusqu'à l'automne de cet an-ci, je me suis rendue à la capitale à sa recherche, mais qu'il est triste de devoir mourir en voyage dans cette auberge sans pouvoir le rencontrer et sans savoir où il se trouve ! Hélas ! Que mon père me manque ! Que mon père me manque !

Le pathos délicat de cette scène se combine avec les propos de l'aubergiste lui disant de ne point désespérer. Mais, tandis qu'il la rassure, elle meurt tout d'un coup. Revenant immédiatement à la prudence hôtelière, il fait la remarque suivante : « Dire que j'ai donné asile à une personne que je ne connaissais pas ! » L'aubergiste décide de confier le cadavre à un moine vivant dans la forêt pour qu'il s'occupe des funérailles, plus

33. Cité d'après : Kochu Yokyoku sosho tfôËggiffiSMr (Édition annotée des pièces de no), éd. par Haga Yaichi ~%Ж^— et Sasaki Nobutsuna fê*t 7fcff Щ, Tôkyô, Hakubunkan, 1914, 3 vol., vol. 1, p. 90.

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précisément de la crémation. La pièce tourne autour de ce cadavre. Après cette décision de l'incinérer, un voyageur arrive à l'auberge. Il est de Kamakura et, comme le spectateur Га déjà pressenti, c'est le père de la jeune fille. Inquiet du sort de sa fille, et du cadavre inconnu en provenance de la même région, le père, sous la conduite de l'aubergiste, se rend dans la forêt à la rencontre du moine. L'encens, qui donne son nom à la pièce, devient le nœud autour duquel l'intrigue va se dérouler. Il ne s'agit plus simplement d'en faire un artefact pour ramener la personne chère ou la bien-aimée disparue, mais d'un moyen de vérifier, en convoquant la morte, si celle-ci est bien la fille du voyageur. L'encens œuvre à la manière d'un fichier d'identification judiciaire.

Ce moine s'était rendu pendant un an au pays des Tang. Il était rentré en notre pays en rapportant une dose d'encens pour rappeler les âmes. Si quelqu'un désire voir l'apparence d'une personne chère, cet encens, lorsqu'on le brûle sous la lune de la quinzième nuit du huitième mois, ne manque jamais de faire apparaître la personne défunte. C'est pourquoi on écrit son nom avec les caractères signifiant « rappeler les âmes » et on prononce son nom hangon. La dernière partie de la pièce commence avec la pieuse récitation de l'invocation au

buddha Amida et la combustion de l'encens. La jeune fille apparaît et échange quelques propos avec son père, puis, ils murmurent un commun adieu en un flot de larmes, la fumée disparaît et le spectre tant aimé, la jeune fille, pleine de dévotion pour son père, rejoint le royaume des ombres dont elle avait pu un instant s'échapper. Le nô~ visant à la réconciliation entre les vivants et les morts, le thème de l'encens rappelant l'âme de la défunte s'avère extrêmement facile à incorporer dans la pièce.

À la fin de la pièce, un chant vient rappeler les origines de cet encens et nous ramène sur un terrain désormais familier.

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On rapporte que le souverain des Han, à cause de sa séparation avec Dame Li [à la mort de celle-ci], sur la couche du Palais des Sources Suaves, ajoutant les regrets que lui inspiraient ces anciens draps, fit monter la fumée de cet encens dans les Tentures aux Neuf Ornements. Rumeur du vent dans la nuit de lune en marche, une sensuelle apparition sembla se manifester : il distingua la fragile ombre de Dame Li errant dans son palais de jade. La lune nouvelle, en cette quinzième nuit, paraissait sans voile dans le ciel nocturne, il eut l'impression de voir la belle aux grâces sans rivales dans tout Chang'an ; comme tous laissaient couler les larmes que leur inspirait l'émotion, l'empereur lui- même porta sa manche à ses yeux. Alors qu'il s'approchait [de l'apparition] dans la fumée de l'encens pour rappeler les âmes, Dame Li, dans la clarté de la nuit expirante où se mêlaient ses larmes et la pluie d'automne, sur le point de disparaître, tantôt visible, tantôt évanouie, pareille aux vapeurs montant de la terre à la belle saison, lui fit connaître son apparence sans qu'il puisse savoir si c'était elle ou non. La version du récit telle qu'elle figure dans la pièce semble s'éloigner de l'adaptation

assez fidèle du Kara monogatari. La rhétorique et les techniques de composition propres à la langue des pièces de nô ont ici pris le dessus, chaque mot en suggérant un autre, ainsi shigure HvfM qui évoque les pluies d'automne mais, en même temps, les pleurs, induites

34. Ibid., p. 94. 35. Ibid., p. 95.

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par le mot manche comme dans l'expression sodé no shigure ~Ш<Г)ЩЩ « les manches trempées de larmes ». L'apparition n'en a que plus de splendeur et de potentiel dramatique. Dans ce monde nocturne où la situation du père voyant sa fille défunte se superpose à l'exemple auguste de l'empereur Wudi, se met en place une subtile dramaturgie spectrale dans laquelle les morts parlent aux vivants. L'anecdote chinoise sert en fait de prétexte à une scène de retrouvailles post mortem entre le père et la fille. En ce sens, le caractère exotique de l'encens nécromantique, la précieuse drogue venue des confins du monde, semble s'estomper, comme s'il trouvait naturellement sa place dans la forêt assombrie où les morts reviennent à la vie.

La fin de la pièce élucide le toponyme qui lui donne, dans l'une des versions, son titre : « La Forêt où l'on ne se rencontre pas ». Cette partie est appelée rongi V У ̂ f en japonais, le terme venant des disputations dans les écoles bouddhiques ШШ- И s'agit d'une partie où le chœur se mêle aux paroles des acteurs.

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[Chœur] : « En entendant un tel exemple, le devenir de nos corps nous inspire la terreur. Mais quelle joie de voir, fût-ce un bref instant, cette apparence qui n'est que rêve et illusion ! » [La jeune femme] : « À sa simple vue, cette forêt où les pleurs sont denses comme la végétation, m'a semblé être une ombre, mais comme je n'y puis faire de véritable rencontre, fût-ce après ma mort, qu'elle soit appelée la Forêt où l'on ne se rencontre pas. » [Chœur] : Oui, en vérité, lorsque s'éclaire la nuit aux cimes des arbres de cette forêt de la hâte (jeu de mots sur Awate à Kayatsu, nom du lieu en la province d'Owari, signifiant en tant que mot nominal : « la hâte », et awade « ne pas rencontrer »), les minces fumées vont en cet instant disparaître. Brûlant à nouveau l'encens pour rappeler les âmes afin de voir les vestiges expirants de cette ombre, lorsqu'il s'accrocha à la manche du vêtement paraissant dans la fumée, celle-ci disparut et s'évanouit, rendant vaine la vision qu'il en avait eue. Pour finir, c'est en mémoire de ce père et de cet enfant que les lieux ont pour nom « la forêt où l'on ne se rencontre pas ». C'est en mémoire de ce père et de cet enfant. La fin de la pièce ajoute encore au ton mélodramatique de l'ensemble. Le recours à la

notion de rêve et d'illusions, replaçant l'ensemble sous le signe du maboroshi dont nous avons parlé plus haut, culmine dans cette image du père s 'accrochant au vêtement du spectre qui va disparaître. Les spectres s'évanouissent à la fin de la nuit et, en dehors de cet instant de fugace rencontre et de cette liturgie de la commémoration dramatique réunissant les vivants et les morts, le monde obscur et le monde quotidien se séparent à nouveau. Le discours sur l'anecdote chinoise sert à rappeler la vanité de telles tentatives. Mais, comme l'auteur de la pièce l'a clairement indiqué, l'encens chinois permet une rencontre servant à honorer un défunt. Il n'est plus le simple instrument du désespoir sur lequel les anecdotes précédentes insistaient, mais un objet permettant la réconciliation, un instrument de communication précieux avec l'au-delà.

Cette pièce n'est pas la seule à avoir abordé la légende de Dame Li. Celle-ci figure également dans une autre pièce beaucoup plus connue ayant pour titre Hanagatami itJF^M (Le Panier de fleurs du souvenir). Cette pièce, attribuée à Kan.ami IIN$F (1333- 1384) et revue par Zeami tMMíJft (13637-1443?), raconte les amours de l'empereur Keitai (règne 507-531) et de Dame Teruhi ШВ dont il était épris avant d'accéder au trône. Lors de son intronisation, il lui avait fait envoyer une lettre d'adieu et le panier de fleurs qui donne son titre à la pièce. Teruhi se met en route, sur un célèbre air de voyage depuis sa

36. Ibid, p. 95-96.

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demeure en Echizen vers la capitale en Yamato. La procession de couronnement passe devant elle et, tandis que sa suivante s'est approchée, un membre de la suite impériale renverse les précieuses fleurs et les fait choir sur le sol. Alors, Teruhi pour expliquer de quel seigneur elle tenait ces fleurs danse. Le membre de la suite impériale lui demande de faire de même pour l'empereur. Elle choisit alors une pièce traitant des amours de l'empereur Wu et de Dame Li. À la suite de cette danse, l'empereur reconnaît son panier et décide de ramener Teruhi au Palais impérial. Le passage de la danse narrant la célèbre anecdote chinoise est le plus ancien de la pièce, il a fait l'objet d'un traitement indépendant par Kan.ami à partir de sources plus anciennes. Il constitue la version japonaise la plus élaborée des récits portant sur Dame Li.

37 C'est certes un exemple qui doit inspirer le plus profond respect, mais le souverain des Han se lamentait de la séparation d'avec Dame Li à sa mort. Ses audiences du matin étaient pleines de tristesse, en vain il se trouvait le soir dans son grand Palais, et seules les larmes du souvenir mouillaient les manches de son habit. Paroles du shite [personnage principal] : « Et les charmes de Dame Li, pareils à l'écarlate des fleurs, se mirent à décliner, sur son lit de malade où la rosée allait s'évaporant, elle connaissait la honte de se voir poussière en son miroir, pour finir, elle quitta ce monde sans rencontrer l'empereur. » La première partie du récit montre la femme de cour dont la beauté sur le point de se

faner l'empêche de rencontrer l'empereur. Le confident muet qu'est le miroir lui rappelle le passage du temps et lui signale qu'elle se dirige vers la mort. La scène peut aussi se lire comme l'ultime message d'amour et de respect au souverain.

L'empereur ne cessant de se lamenter peignit sur les murs de son Palais des Sources Suaves son portrait, et s'approchant de la peinture, il passait ses jours dans une grande tristesse. Mais, tandis que ses pensées amoureuses ne faisaient que croître, il ne pouvait que déplorer l'impossibilité de pouvoir échanger des propos [avec elle]. Le prince Li Shao, malgré sa jeunesse, lui tint les propos suivants : « Dame Li est à l'origine une immortelle du Pays des Pistils dans les étendues azurées. Bien qu'elle soit née provisoirement dans le monde des humains, pour finir, elle s'en est retournée en son Palais des immortels. » On retrouve des éléments désormais familiers auxquels se mêlent des traits nouveaux.

Li Shao est devenu un jeune prince, alors que dans les récits chinois et japonais c'était un magicien. Enfin, le texte fait allusion par les propos qu'il tient à l'empereur à la légende de Dame Li comme immortelle taoïste.

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37. Texte dans Nishino Haruo : ЩЩф-Ш, Yôkyoku hyakuban ЩЙНЦ (Cent pièces de no), Tokyo, Iwanami shoten (Shin Nihon koten bungaku taikei), 1998, p. 184.

38. Ibid., p. 184. 39. Ibid, p. 184-185.

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Demandant au Seigneur du Taishan (la divinité chinoise gouvernant la mesure de vie des humains) de convier son ombre pour un temps en ces lieux, dans la Tenture aux Neuf Ornements il fit brûler l'encens qui rappelle les âmes ; alors que la nuit s'avançait et que la rumeur des hommes s'était tue, dans la passée violente du vent et sous la lune d'automne, comme il lui sembla voir voleter comme vapeurs de chaleurs une ombre qui lui semblait tantôt être la sienne, tantôt celle d'une autre, ses pensers amoureux ne firent que croître. Tandis que ses pleurs ne cessaient plus comme la rosée au bout des feuilles, et qu'en sa main ils ne se laissaient contenir, un bref instant s'enfuit et puis, aérienne, elle disparut vers son lointain séjour : il n'y avait plus moyen de lui rendre visite. Au comble de la tristesse, il ne quitta plus le Palais des Sources Suaves où elle avait longtemps vécu, et balayant en vain sa couche des anciens draps et oreillers, seul, il étendit sa manche pour trouver le repos. Ce passage qui réunit toutes les stratégies narratives et poétiques des textes de no vise à

assimiler, dans la version finale de la pièce, les amours de Teruhi et de l'empereur Keitai à l'exemple chinois tout en exhortant le souverain japonais à s'éviter les malheurs de son homologue. Plusieurs motifs se mélangent : l'immortalité de Dame Li, le recours au Seigneur du Taishan qui règne sur les morts, et le thème de l'encens dont les effets sont brefs et qui ne fait qu'aviver les tourments de l'empereur Wu. Dans ce passage, la légende chinoise trouve sa plus belle expression. Elle prend place non plus au cœur de l'intrigue comme dans Awade no mori, mais comme un signe dont la valeur allusive doit permettre au protagoniste de mesurer l'importance de ses amours passées. Le public apprécie également le morceau de bravoure qu'est la danse, notamment avec son mouvement d'éventail final qui semble balayer le monde des illusions dans lequel la pièce a plongé ses spectateurs. Sans oublier le texte qui fait appel à tous les enchaînements de vocabulaire et aux jeux de mots propres à la poétique japonaise ainsi qu'aux références voilées aux originaux chinois.

La conjuration, l'évocation des morts sont des caractéristiques essentielles du théâtre no. Dans cette pièce où l'histoire de Dame Li n'est évoquée que comme un élément de l'intrigue, elle incite plutôt à une méditation sur les amours tragiques de l'empereur chinois. En revanche, dans la pièce précédemment analysée, l'encens nécromantique était l'accessoire essentiel pour permettre à la fille et au père désormais séparés d'ultimes retrouvailles. Dans le domaine littéraire, ces deux pièces de no furent les développements les plus réussis sur le thème de l'encens et de Dame Li. Elles permettent à la fois de suivre le mouvement d'adaptation constant des auteurs japonais par rapport à leurs modèles et, d'apprécier les subtils usages que permettait le recours à cette anecdote célèbre.

Le thème allait de nouveau connaître une grande fortune à la scène à l'époque d'Edo. Mais cette fois-ci, en dehors du vocabulaire, il fut entièrement transposé au Japon et l'on ne retrouve que de lointaines traces du récit chinois, si ce n'est un clin d'œil au public et à sa mémoire littéraire.

La première des pièces de kabuki à reprendre le thème de l'encens pour rappeler les âmes est Keisei Asama ga take ttť ^-it ̂ ШнШ (La courtisane du mont Asama). La pièce fut présentée au Hoteiya ^(иШШ. à Kyoto en 1698 (Genroku, 11). L'intrigue, fort complexe comme la plupart des pièces de kabuki, ressortit au drame familial : celui de la famille Suwa ШШ- Le passage faisant appel à l'encens et censé évoquer l'antique légende chinoise se situe lorsque le personnage principal, Kozasa Tomonojô, rencontre sa promise, Otowa no mae ЩЩ^ш. Il décide alors de se débarrasser de papiers où il faisait serment aux divinités de demeurer fidèle à la courtisane dont il était épris, Keisei Oshu tt^-tinjljtl- Ayant jeté dans le feu les papiers le liant à celle-ci, l'ombre d'Ôshu apparaît dans les volutes de fumée et lui fait part de tout son ressentiment et de sa volonté de vengeance. On est alors dans la logique des esprits vengeurs du kabuki si bien étudiée

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par Takada Mamoru40. L'époque pré-modeme est l'âge du onnen ?&■&, du ressentiment et de la vengeance chez les femmes, assignées à un statut social souvent dépourvu de liberté, victimes du mépris et de la discrimination. La pièce Keisei Asama ga take eut beaucoup de succès (elle fut jouée pendant cent vingt représentations consécutives) et elle suscita de nombreuses adaptations et imitations. Le passage dans lequel l'esprit d'Ôshu se manifeste, d'abord de son vivant comme ici, puis, notamment dans les adaptations populaires à Edo, comme spectre (jp. yurei ЩШ) pour exprimer son ressentiment (jp. Ôshu no onnen H'Jtl^zS^) a constitué la pièce de résistance la plus aimée du public qui était hier, mais sans doute aujourd'hui encore, friand de ces histoires d'amour et de mort. Mentionnons simplement trois exemples d'adaptations pour chant et danse de ce passage : Yugiri Asama ga take -РШШЩШ (Brouillards du soir sur le Mont Asama) joué en 1734, Koizakura hangonkô ШШШШЕг (L'encens nécromantique et les cerisiers de l'amour) joué en 1751 et Sono omokage Asama ga take Ж:ШШз\Ш (Son ombre sur le Mont Asama). L'histoire des pièces faisant appel, sous des dehors à peine voilés, aux réalités japonaises du temps, le rapport avec la légende chinoise, en dehors d'une vague allusion, se faisait diffus. Il faut ajouter que le passage célèbre fait appel à un sentiment d'effroi devant le spectre d'une femme, fort étranger à la légende de Dame Li.

iltltťs ;š>L'&1nt)U"(7)ýc Les feux de l'amour qui me font tant souffrir, Š ̂ \ ЙЗ. £ «$ч Ь <D li t -^ 9 <h íí Comme les fumées incessantes du Fuji, ff<£>;fr>íž O ItZZ/frtl^ib Sont entraînés par l'odeur de l'encens. itřitj/^L^Č/h^J:^ Mon âme est entraînée vers la femme d'autrefois, £> 0 L < Sb^f^lH: Et l'ombre d'Oshu se dresse,

fitz. Pareille aux jours du quartier des plaisirs : OfàcT) « Ressentiment et amour sont permanentes racines,

fe L Ф '&<?)&№ 0 ^-QA, 1. De cet homme le cœur pourrait changer, 3 è *$л "5 ŤZ & V" Í3 fe (i is&À^ Lui que j'aime et n'aime pas dans mes soupçons.

&СФ~Эё>К3Ь.%£<\ &&ŤZ D'horreur et de douleur, je verse mes pleurs, k\Z. è j^ísfo^ È%ifc*3li~ÏX En mon corps, innocente, je me sens accusée, И" Л 0 t % L ŤZ Ř «k 41 Pourquoi m'a-t-il transformée en fumée ?

Le spectre parle de trahison amoureuse, de ressentiment et de vengeance. Il rejoint les autres figures célèbres de fantômes sur la scène populaire d'Edo. Une autre utilisation de la légende chinoise apparaît dans une pièce àQJôruri Щ*Щ5Щ de Chikamatsu Monzaemon ШШ^пЮТ (1653-1724) appelée Keisei hangonkô itn-tfrt^itH (L'encens pour rappeler les âmes de la courtisane). La pièce fut montée pour la première fois à Osaka au huitième mois de 1708 au Takemotoza et elle fut adaptée pour le kabuki en 1719. Le récit de l'encens n'apparaît que de manière très secondaire lorsque le spectre de la fille du peintre Tosa Mitsunobu apparaît à son amant, Kanô Shirô Jirô Motonobu, qui a dû se marier avec une autre alors qu'il lui devait tant. Elle disparaît dans une brume comme son auguste exemple chinois après un pèlerinage à Kumano.

40. Takada Mamoru |Wjffl#J : « Onna wa naze yurei ni naru no ka» (Pourquoi les femmes deviennent-elle des spectres?), dans Oiwa to lemon ^ehf^írítrF1! (Oiwa et lemon), Tokyo, Yôsensha, 2002, p. 1 1-36.

41. Texte cité d'après la version du morceau dite Takao zange ЩШ^А/líf (La confession de Takao) qui nous a été communiquée par le professeur Morimoto Atsuo de l'Université de Kyoto.

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Sa changeante apparence, qu'il est dur de songer qu'il la rencontre et la voit pour la dernière fois ! Sa simple voix, étouffée de larmes, lui point le cœur. Brouillard des pleurs, brumes des amours. Tout n'est que ténèbres. Obscurs voiles. Incertaine, dans la fumée de l'huile de la lampe, elle se fond et disparaît. Motonobu, le corps convulsé, songe que, serait-elle un squelette finissant de pourrir parmi les pluies et la rosée, il la voudrait tout contre lui, cette amie de son couple. De quoi aurait-il peur ? S'il n'a pu la rencontrer en ce bas monde, une fois qu'ayant péri par le glaive, il aura quitté cette vie, qu'elle le séduise, l'accompagne et l'entraîne dans la Contrée bienheureuse et les différents Ciels, et, s'il le fallait, même au tréfonds des enfers ! » II reste de ce passage la disparition du fantôme galant qui, dans une langue pleine de

rythme, reprend le topos ancien de la belle femme aimée qui va à jamais disparaître. La terreur que suscite le spectre vengeur, en cet instant final, se mue en désir extrême pour un être entre tous cher (comme dans certains films hollywoodiens où les acteurs de couleur et les dames des saloons et autres mauvais lieux sont voués à la mort, les courtisanes du kabuki doivent souvent disparaître pour laisser place aux joies du mariage). Le désir du héros, promettant de suivre son aimée jusqu'aux enfers, est exalté par l'apparition. Cette forme radicale d'érotisme littéraire est, au vu des exemples jusqu'ici étudiés, une sorte d'apothéose de la légende de Dame Li au Japon.

L'époque d'Edo, en dehors de la scène traditionnelle et des histoires de fantômes et de spectres reprenant comme allusion la légende de Dame Li, s'intéressa à celle-ci dans deux registres nouveaux : celui de la peinture et celui de l'histoire naturelle.

Dans un traité de peinture de Kanô Ikkei ЩЩ — Ш (1559-1593), appelé Kôsôshu et composé en 1623 (Gen.na 9), le peintre traite du motif de l'encens pour rappeler les âmes en ces termes :

Peinture de l'Encens pour rappeler les âmes. Li Shaojun dont le nom était Yunyi demeurait sur le Mont Taishan. Aux temps de l'empereur Wu des Han, c'est lui qui fit brûler l'encens pour rappeler les âmes et montra à l'empereur Wudi sa [défunte] épouse Dame Li dans la fumée. Dans ce traité sur l'art pictural (jp. garon ЩЩ), la mention d'un thème de

composition (jp. gadai ЩЩ) sur l'encens nécromantique atteste l'existence d'œuvres abordant ce sujet chinois (jp. karamono ЩЩ).

L'une des peintures les plus célèbres sur ce thème fut composée par Maruyama Ôkyo %|1[)л>ар (1733-1795). On en connaît trois versions différentes. La première (dimensions 159,2 x 37 cm) est conservée au Zenshô.an :§^ЁЖ petit monastère près de Yanaka à Tokyo connu pour sa collection unique de peintures de spectres. La seconde est conservée au monastère du Kudo-ji ;X$f^f> à Hirosaki JaM, dans le département d'Aomori. La troisième version de la peinture est dans les collections de l'université de Berkeley. Il est significatif que la boîte contenant la peinture du Kudo-ji porte comme inscription Hangonkô no zu ЫЖ^Щ (Peinture de l'encens pour rappeler les âmes). La peinture du

42. Se reporter au texte dans : Chikamatsu joruri shu II ЩТ&ЩйЩ^Ш (Recueil de pièces dejoruri de Chikamatsu), Tokyo, Iwanami shoten (Nihon koten bungaku taikei), 1959, vol. 2, p. 167-168.

43. Nous citons d'après l'exemplaire de l'Université de Tokyo en deux fascicules ne portant pas la date de la copie, mais qui peut être daté de l'ère Bunka 3t{£ 1804-1818. Texte cité, avec une légère modification de ponctuation, dans : Yurei meiga shu ШШ^ШШ (Recueil de peintures célèbres de spectres), Tokyo, Perikansha, 1995, p. 84.

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Dans la fumée des morts 1 67

Kudo-ji, montrée aujourd'hui une heure par an le 18 mai44, a pour caractéristique une très grande douceur d'expression et un rendu du dessin fort peu appuyé, très significatif de la manière d'Ôkyo. Le titre, sans doute attribué à la peinture longtemps après sa composition par Ôkyo, reprend exactement la catégorie figurant dans le traité de Kanô Ikkei mentionné plus haut. Il est singulier, en tout cas, que la douceur de l'apparition et la grâce de son visage l'associent presque naturellement à la légende de Dame Li étudiée ici et non au cortège de représentations effrayantes de spectres dont la collection du Zenshô.an et les illustrations des livres populaires de l'époque Edo fournissent un ample témoignage. Le thème connut une certaine popularité en peinture ainsi qu'en témoignent deux autres œuvres. La première figure dans les collections du Zenshô.an et a pour titre Kangon ko ШМШ (L'encens pour rappeler les âmes). Au-dessus d'une table de laque où se trouve posé un céladon contenant une fleur de pavot et un encensoir où l'on a allumé le célèbre encens, émerge l'apparition dans la fumée blanche, le bas du corps restant indistinct et mêlé aux volutes qui s'élèvent. Comme la peinture d'Ôkyo, le spectre qui apparaît tout de blanc vêtu montre des traits subtils et pleins de douceur, sans susciter aucun effroi. On a plutôt l'impression de voir une peinture de belle femme (jp. bijinga ЩКШ) telles qu'elles avaient cours à l'époque. Stylistiquement, le traitement pictural est proche de l'école de Shen Nanping укШШ, peintre de l'époque des Qing venu à Nagasaki en 1731 (Kyôhô, 16) et qui influença toute une génération de peintres japonais dont Ôkyo, Ganku j^fSj (1749- 1838), Itô Jakuchu &W%№ (1716-1800) et Watanabe Kazan ШшЩ\и (1793-1841). La dernière peinture traitant du même thème est une œuvre d'Utagawa Toyoharu ШНИ:# (1735-1814). Elle appartient au Musée national de Prague et fut exposée pour la première fois au Japon en 2002 (dimensions : 101,8 cm x 27,7 cm). Elle reprend, de façon plus subtile, le traitement iconographique du sujet que l'on trouve dans la peinture des collections du Zenshô.an. Tout laisse à penser que cette dernière fut peinte par un élève de Toyoharu, si ce n'est par Toyoharu lui-même (voir illustration page suivante).

Ce bref examen de différentes peintures japonaises traitant du thème de l'encens pour rappeler les âmes confirme, si besoin était, la popularité jamais démentie de l'histoire de Dame Li au Japon. Il montre également combien les peintres, en reprenant le motif de l'apparition dans les vapeurs d'encens, sont restés fidèles à la tonalité du récit initial. A l'inverse des auteurs dramatiques qui utilisèrent l'histoire de Dame Li de manière adventice dans des drames passionnels fondés sur le spectaculaire et les spectres vengeurs, il semble que les peintres - à commencer par Okyo - aient été sensibles à la beauté funèbre du récit. Leurs fantômes charmants et doués d'une grande séduction fonctionnent comme une sorte d'hymne à l'amour par-delà la mort et rejoignent ainsi le récit du Kara monogatari.

Pour conclure cet aperçu des avatars de la légende de Dame Li, il convient de scruter le savoir médical sino-japonais. L'encens pour rappeler les âmes figure dans une encyclopédie populaire de l'époque d'Edo, le Wakan sansai zu.e ^ШИН^ИНЁ" (1712- 1713) de Terashima Ryôan #^Ж^ •

44. Ceci illustre la croyance toujours fort répandue dans le pouvoir malfaisant de ces représentations picturales de spectres. Le Manshu.in ^ШШ, monastère Tendai, de Kyoto conserve une peinture pour laquelle on opérait une cérémonie de fermeture des yeux (jp- heigen ЩЩ). Cette image de spectre n'est plus montrée aujourd'hui. Bernard Frank fut l'une des rares personnes à la voir, ainsi qu'il en fait mention dans son article : « Vacuité et corps actualisé », dans Amour, colère, couleur, Paris, Collège de France, Institut des hautes études japonaises, 2000, p. 28-29.

45. Wakan sansai zue, Tokyo, Tokyo bijutsu, 1970, vol. 2, p. 1 174.

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Encens pour rappeler les âmes. Dans le Bencao gangmu (Somme de la matière médicale) [de Li Shizhen] il est dit : « II s'agit de l'Encens des âmes (ch. lingchiang) que mentionnent YHistoire des Han et les Notes erudites de Zhang Hua. L'arbre pour rappeler les âmes se trouve dans les Régions de l'Ouest. Sa forme est semblable à celle des liquidambars et des cyprès. Le parfum de ses fleurs et de ses feuilles se diffuse à cent lieues à la ronde. On prend les racines de cet arbre, on les fait bouillir dans l'eau, on en extrait le suc et on le fait décanter. Lorsque sa consistance est devenue pareille à celle de l'enduit du laquier, l'encens est prêt. Si quelqu'un est mort de quelque épidémie, on en brûle environ l'équivalent d'une fève. Quand l'encens brûle, le mort revient à la vie. La définition de cette encyclopédie, souvent citée, y

compris par les éditeurs des textes comme ceux de la pièce de no Hangon ko, revient sur quelques-unes des sources chinoises mentionnées par l'anecdote. Le passage fait écho à de nombreux textes chinois traitant de la matière médicale (ch. bencao ^Щ. Parmi ceux-ci, et en relation avec ce type d'encens, il convient de mentionner le Zhenglei bencao ЦЕШ^Ф^ (Matière médicale classifiée et vérifiée) de Tang Shenwei ШШШ, achevé en 1082. Il contient le passage suivant :

[...]

Encens pour rappeler les âmes. Examen : il est dit dans YHistoire des Han : « Au temps de l'empereur Han Wudi, les Pays de l'Ouest firent présent d'encens nécromantique. » II est dit dans la Biographie intime du souverain Wu : « Dans les grottes du Pays de Juku [pays où vivent les immortels sur la Mer de l'Ouest] se trouve l'encens pour ressusciter les âmes. » On prend sa racine et on la fait bouillir dans un chaudron rempli d'eau. Puis on attend qu'il devienne un suc. Quand le suc s'est décanté pour devenir un dépôt, on le raffine à feu fort, il devient semblable à l'enduit du laquier. On attend que cet enduit fige et l'encens est alors prêt à servir. [...] On en brûle une quantité correspondant environ à une fève. S'il e! l une personne morte d'épidémie, lorsqu'elle hume cet enceni elle revient à la vie. C'est pourquoi, il est appelé encens poi r rappeler les âmes.

Au chapitre des curiosa, le savoir médical tradi tionnel n'hésite pas à mentionner cet encens fabuleux dont on trouve l'arbre servant à l'extraire au pays de immortels. La légende chinoise a désormais quitte l'espace littéraire et le monde des artistes pour entrer dans la science populaire. Une page de son histoire, reprenant les modèles illustres, mais de manière technique, est écrite. Ce texte encyclopédique ne saurait mentionner les amours de l'empereur Wu et de ses hypostases japonaises. Le canal de diffusion de ce savoir médical est différent. Au Japon, à partir de l'époque d'Edo furent

Utagawa Toyoharu (1735-1814), Midachi hangonkô

zu ЫМШШ, vers 1800, Musée de Prague.

46. Pour cette référence, nous remercions le professeur Nishiwaki Tsuneki ЩЩЩщс de l'université de Kyoto de nous avoir permis de consulter la version électronique du Siku quanshu ЩШ^.Ш préparée par Zhongwen daxue. Le texte se trouve au livre 12 de l'ouvrage.

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mises en vente les pilules nécromantiques (jp. Hangontan J5Zí%f\). Elles soignaient les douleurs abdominales et les problèmes de digestion. Leur commercialisation s'effectua sous les bons offices des marchands de remèdes de Toyama (jp. Toyama no kusuri uri Wilh^Wyt 0 ) qui les rendirent populaires dans tous le pays. Un marchand du quartier de Tamachi à Edo, Sakaiya Chôbei è fr I/ * ^ Л ЙИь assurait leur fabrication et leur diffusion à la capitale et elles y furent connues sous le nom de Tamachi no hangon tan ЩЩСОЫМ^ « pilules nécromantiques de Tamachi ».

Dans ses évolutions et reprises japonaises successives, il semble que la part d'ombre que le récit original contenait se soit estompée. Plus que d'interroger les morts, il avait servi à raconter une histoire d'amour exemplaire et, dans les subtiles liturgies nécromantiques du пб, à opérer un lien, un passage entre le monde des vivants et le monde des morts.

En guise de conclusion

Le Japon moderne semble bien loin de cet encens pour rappeler les âmes. Et pourtant, dans la foulée de la Restauration de l'ère Meiji, une personnalité du monde lettré s'est penchée de manière ironique sur le sujet. Il s'agit de Narushima Ryuboku ^ЦЦЩЬ (1837-1884). Né dans une famille de lecteurs auprès des shogun, il s'initia aux sciences occidentales (jp. yôgaku Щ-^) et, après avoir exercé différentes charges auprès du dernier gouvernement shogunal, il partit pour un séjour en Europe en 1872. Narushima, fidèle à l'esprit des lettrés, composa la quasi-totalité de ses œuvres en chinois classique (jp. kanbun Ш30 et laissa un grand nombre de compositions poétiques en chinois (jp. kanshi ШШ)- Parmi celles-ci figure un poème sur les appareils photographiques qui furent connus au Japon dans les dernières années du shôgunat. L'un des pionniers de la photographie au Japon, Shimooka Renjô ~Ff5îij|ËÎi£ (1823-1914), avait en effet ouvert en 1862 (Bunkyû, 2) un Pavillon de la photographie (jp. Shashinkan Ê^Jtff) à Yokohama. Ce nouvel objet, symbole des temps modernes et du savoir occidental qu'il convenait d'imiter pour entrer dans le concert des nations, inspira à Ryuboku le poème suivant.

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Qui pourra dire qu'il est remède souverain pour rappeler les âmes ? Avec talent leur réalité est reproduite dans un menu miroir rond. Les fatales beautés, même passées cent années, ne connaissent point l'âge. Et les amis, éloignés à mille lieues, nous les voyons de suite. Tous les grands de l'histoire se peuvent rencontrer en une même assemblée, Montagnes et rivières des terres situées ailleurs réunies sous nos yeux. Si à la cour des Han jadis on eût transmis les secrets de cet art, La célèbre princesse, chez les barbares, n'eût point cherché mari.

47. Texte dans : Narushima Ryuboku, Ônuma Chinzan ^Ц^ВДЬ ♦ ^fnŽfcU-f, Tokyo, Iwanami shoten (Edo shijin sen), 1990, p. 88.

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170 François LACHAUD

Dans ces vers parodiques, la photographie devient la forme supérieure de la nécromancie. Elle permet de franchir et les âges et les distances. Les grands hommes du passé, les beautés célèbres passent dans ces vers. Le premier mot du premier vers renvoie à la légende de l'encens pour rappeler les âmes. Narushima rappelle que l'empereur Wudi, muni de cet objet moderne, aurait pu revoir Dame Li et - il faut l'espérer - se consoler de sa mort sans passer par les pharmacopées et les arcanes de l'art médical et des immortels taoïstes. Désormais, la nécromancie sera à la portée de tous. La fin du poème donne un écho non moins savoureux avec son trait d'ironie sur l'histoire de Wang Zhaojun 3£ВсШ, concubine de l'empereur Yuandi жМ (49-33 A. C), sacrifiée sur l'autel politique et obligée de se marier au Shanyu des Xiongnu ЩЩ. (son nom chinois est Huhanye Shanyu IFpfilifft-p.^F, c'est à lui qu'il est fait allusion dans le dernier vers). Le portrait qui fut fait d'elle par d'autres courtisanes jalouses n'aurait pas tenu face à une photographie la dépeignant aussi belle qu'elle devait l'être. Et l'empereur n'eût point fait le mauvais choix qui la fit passer à la postérité.

Le dernier auteur moderne à traiter du thème de l'encens pour rappeler les âmes est Kôda Rohan ^ШЯ{^ (1867-1947). Il évoque celui-ci, avec son érudition et son ironie habituelles, dans un texte publié en 1897 intitulé Bakumatsu no seijika ШМ^Ш^аШ (Politiciens de la fin du bakufu). Le texte relève à moitié de l'essai et à moitié de la fiction historique. Il commence par une section appelée « Hangon ko ».

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L'encens pour rappeler les âmes Le récit chinois de l'encens pour rappeler les âmes est bien connu du public. Mais, dans notre pays aussi, il se trouve un lieu nommé le Tertre de l'encens pour rappeler les âmes. Ce lieu est dans la forêt d'Awate (jp. Awate no mori), située dans la province d'Owari aux environs de Kayatsu49. Jadis, la fille d'un marchand du Val de Kame.e à Kamakura était montée à la capitale à la recherche de son père dont elle était sans aucune nouvelle et elle était soudainement tombée malade et morte en ces lieux. Un moine qui vivait à côté, ayant pris en pitié sa situation, s'occupa de ses funérailles ; or, au même moment, il advint que le père de la jeune fille, sur le chemin du retour vers Kamakura, arriva en ces parages. En apprenant les faits, comme il était saisi d'une douloureuse affliction, le moine eut pitié une fois encore et, au cours d'une cérémonie ésotérique, il brûla de l'encens. Alors la jeune fille apparut telle que de son vivant, mais voilée comme les nuages et le brouillard et elle put rencontrer son père. Cette histoire se trouve dans les Chroniques abrégées de la Forêt d'Awate50.

48. Texte dans Rohan zenshu Ш^^Ш (Œuvres complètes de Rohan), Tokyo, Iwanami shoten, 1941, [rééd. 1978], vol. 5, p. 437.

49. Aujourd'hui situé dans le quartier de Jimokuji Ц |=J^ř dans la banlieue ouest de Nagoya. 50. Rohan renvoie ici sans doute à un ouvrage dont le titre exact est : Awade no mori no ki

МШ^Ш-Ы (Mémoire sur la forêt d'Awate). Ce dernier texte fut composé par un moine du nom de Shôbôji Daian аЕШ^ТУ^Ш en 1610 (Keichô, 15). C'est un recueil de pièces diverses (jp- Zakki Щ.Ш), dont certaines traitent de l'histoire régionale, comme il en existait des centaines à l'époque. Il y a effectivement un passage sur le nô Awade no mori.

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J'ignore quelles formules les bouddhistes et les taoïstes utilisent, mais les frontières de la contrée des ténèbres ne sont pas très éloignées du monde réel, quant aux choses advenues hier, si elles vivent encore dans le souvenir que nous en avons aujourd'hui, se peut-il qu'ici et maintenant, ayant pris une pincée de cet encens, ayant pacifié mes humeurs et purifié mon cœur, voulant entendre ce qui n'a aucune voix et voir ce qui n'a point de forme, les habitants du monde souterrain et les âmes dans les cieux n'apparaissent pas devant moi ? Plusieurs mérites sont à attribuer au texte de Rohan. Le premier est de donner des

renseignements géographiques précis sur les lieux où se passe la pièce de no Awade no mori. Il en résume habilement l'intrigue et confirme qu'elle était encore assez connue chez les lettrés à l'ère Meiji. Il ne faut pas mésestimer, chez cet auteur si féru de choses chinoises et si nationaliste, le besoin de narrer une légende chinoise en sa version japonaise. Rohan explique d'ailleurs dès le début de son texte que l'anecdote chinoise est suffisamment connue pour qu'il n'ait pas à la rappeler. Toutefois, la leçon de son ouvrage n'est pas d'identifier les sources et les rituels traitant de l'encens servant à faire revenir les morts, encore moins de dresser un inventaire des pratiques nécromantiques en Chine et au Japon. Il existe certes bien un sanctuaire shinto connu aujourd'hui sous le nom de Kayatsu jinja ЗЁ^фЩ: où l'on vénérait jadis la déesse des lieux qui assurait leur fertilité. Celle-ci, appelée Kayanu hime ШШШ?ЬЬт!:, céda ensuite la place au célèbre héros Yamato Takeru Е№;Й; qui passa en ces lieux lors de sa conquête des provinces de l'Est. Les villageois offrirent à la divinité des légumes saumurés, jp. ko no mono ЩСОЩ. Ce dernier mot peut être traduit, littéralement, par « choses parfumées », le premier caractère étant le même que celui pour désigner l'encens. Mais il ne s'agit pas de lire le texte de Rohan comme un rappel du lien entre ce sanctuaire et la légende chinoise. Au contraire, Rohan choisit d'insister sur la proximité du monde des morts et de celui des vivants, sur la contiguïté des mondes passés et du présent, sur les âmes et les esprits qui demeurent présents à côté de nous et en nous. C'est peut-être la leçon à méditer dans ces lignes qui viennent, provisoirement, clore notre enquête.

Que dire de ces variantes d'un même récit ? Il serait possible de revenir aux sources anciennes pour en comprendre la portée. Dans le Zoku kojidan Щ^ШШ (Suite aux propos sur les choses passées), on trouve l'encens nécromantique mentionné au livre cinq traitant des praticiens de diverses voies (jp. shodo ШШ)-

Les gens de Chine disent qu'il faut prendre les remèdes après les avoir mélangés dans une balance. Il est une chose appelée « encens pour rappeler les morts ». C'est un encens qui rappelle l'âme des personnes mortes. Il suffit de se tromper d'une pincée et [le remède] n'a aucun effet. C'est pourquoi même les remèdes excellents doivent être rangés après les avoir soigneusement mesurés dans la balance. Tout semble devoir tenir dans la pesée minutieuse des ingrédients. Ce passage

confirme, sans pour autant donner l'historique du remède miracle, qu'il était connu de fort longue date. Mais, comme pour les différentes versions du récit le concernant, le dosage doit être accompli de main de maître. C'est la pincée de trop ou de moins qui peut estomper l'influence ou la postérité de certains textes. Cette image de la balance est aussi une belle métaphore du mode de transmission des textes chinois au Japon. Bien rangés dans les tiroirs des armoires à pharmacie de la tradition, leurs décoctions lentement font voir à leurs lecteurs les fantômes du passé. Ils donnent ainsi naissance à d'autres variations.

51. Texte dans Shinkô Gunsho ruiju ШШШШШШ, Tôkyô, Meicho fukyûkai, 1930, [rééd. 1978], vol. 21, p. 376 bas.

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La terceria historia, said the gypsy, es esta. El existe en la historia de las historias. Es que ultimademente la verdad no puede quedar en ningun otro lugar sino en el habla. He held his hands before him and looked at his palms. As if they may have been at some work not of his own doing. The past, he said, is always the argument between counterclaimants. Memories dim with age. There is no repository for our images. The loved ones who visit us in dreams are strangers. To even see aright is effort. We seek some witness but the world will not provide one. This is the third history. It is the history that each man makes alone out of what is left to him. Bits of wreckage. Some bones. The words of the dead. How make a world of this? How live in that world one made? 52

52. Cormac McCarthy, The Crossing, New York, Alfred A. Knopf, 1994, p. 41 1.