La riche Arabie saoudite a fait appel à l’ancien président de l’universi- té nationale de Singapour (NUS), Choon Fong Shih, pour diriger son nouveau fleuron académique : la King Abdullah University of Scien- ce and Technology. Inaugurée fin 2009, à 80 kilomètres au nord de Djedda, elle serait dotée d’un capital de 10 milliards de dollars pour moins de 1 000 étudiants. Comme à Singapour, l’appel à la ressource étrangère en matière grise est une nécessité pour bâtir à partir de rien des centres de recherche : les deux tiers des professeurs sont étrangers. Le responsable de la recherche est un Français, le chimiste Jean Fréchet. Celui de la formation est américain, James Calvin. Le vice-président exécutif est suisse, Stefan Catsicas… L’Etat ne rechigne pas non plus à la dépense : superordinateur dernier cri, salle blan- che, chambre d’immersion 3D, matériel moderne (séquenceurs, ima- gerie par RMN…). SCIENCE & TECHNO événement Le modèle singapourien s’exporte recherche David Larousserie à Singapour M es collègues de Lon- dres ne compre- naient pas pour- quoi je ne voulais pas rester. Mainte- nant que je suis ici, à Singapour, la question est : pourquoi en partir ? », ironise Barry Halliwell, biochi- miste et vice-président de l’université nationale de Singapour (NUS) en charge de la recherche et de la technologie. « C’était plus dur de quitter la Suède pour Strasbourg que de partir de Strasbourg pour Singapour », plaisante à son tour le Suédois Bertil Andersson, président de l’université concurrente, l’université tech- nologique de Nanyang (NTU). Bienvenue à Singapour, minuscule vil- le-Etat de 5,2 millions d’habitants, deve- nue en quelques années une sorte de para- dis pour chercheurs, locaux ou étrangers. La priorité gouvernementale donnée à la recherche est si jeune que, dans beau- coup de laboratoires visités, on pouvait encore sentir la peinture fraîche ou les car- tons tout juste déballés. Au tournant des années 2000, comme l’Europe à la même époque, Singapour s’engage dans l’« éco- nomie de la connaissance » et décide d’in- vestir dans la recherche et la matière grise. Mais, là où l’Europe est timide, Singapour frappe fort. Profitant d’une croissance éco- nomique flirtant avec les 10 % annuels, elle double en dix ans ses efforts en recher- che : 1,34 % du produit intérieur brut (PIB) est consacré à la recherche en 1996, et 2,65 % à son apogée en 2008. Aujourd’hui, après la crise de 2008, l’ef- fort frôle presque les 2,5 %, soit au-dessus de la France mais au-dessous du Dane- mark, un pays de population équivalente. En valeur absolue, Singapour a dépensé 7,4 milliards de dollars singapouriens (4,4 milliards d’euros) en recherche en 2011 (pour une quarantaine de milliards en France), soit 15 % de plus qu’en 2010. Le gouvernement veut poursuivre l’effort en augmentant de 20 % l’enveloppe publi- que consacrée à ce secteur pour la période 2011-2015 par rapport à la précédente ; soit plus de 16 milliards de dollars. Le pays s’est fixé l’objectif de 3 % dépensés en recherche, soit au niveau des meilleurs pays, Japon, Finlande, Suède, Taïwan, Corée du Sud… « En six ans, nous sommes sortis de l’om- bre. Singapour est plus ambitieuse que sa taille ne le laisse penser », constate Bertil Andersson, qui a dirigé l’université de Lin- köping en Suède avant d’être à la tête de la Fondation européenne des sciences (à Strasbourg). Ce biologiste a transformé en une véritable université de recherche la toute jeune structure, née en 1991 et jus- qu’alors dédiée à l’éducation des futurs ingénieurs. « Nous avons multiplié par quatre le nombre de chercheurs, passant de 500 environ à 2 000. Le nombre de publications scientifiques a suivi la même progression », précise le président de NTU, dont la plaquette vante « la plus rapide ascension dans le Top 50 des universités mondiales ». Le campus de 34 000 étudiants conti- nue de grandir avec la construction de nouvelles résidences pour pouvoir loger les deux tiers des jeunes. Une faculté de médecine ouvrira également ses portes prochainement pour compléter l’offre. Ainsi qu’un bâtiment « convivial » destiné à faciliter l’autoapprentissage des étu- diants. Le budget est de 1,4 milliard de dol- lars. En comparaison, celui de l’université d’Orsay est de 450 millions d’euros pour moins de 30 000 étudiants. « En 2005, il n’y avait rien. En 2008, les 16 000 m 2 du tout nouveau département de chimie étaient prêts. Avec déjà une quarantaine de professeurs permanents, nous allons bientôt être le plus gros département de chimie au monde », estime François Mathey, 71 ans, un chimiste français recru- té par NTU après être passé aux Etats-Unis après sa mise à la retraite, puis avoir mon- té un laboratoire en Chine. A quelques kilomètres plus à l’est, une dynamique comparable est à l’œuvre, sur le campus de NUS, mieux notée que NTU dans plusieurs classements ; ces deux sin- gapouriennes étant les premières en Asie, derrière le Japon mais souvent devant la Chine. En trois ans, un ancien terrain de golf a été remplacé en un agréable campus pour agrandir l’université et surtout faire jaillir l’immeuble Create, pour Campus for Research Excellence and Technologi- cal Enterprise, un lieu qui abrite des labo- ratoires communs avec de grandes univer- sités étrangères comme le Massachusetts Institute of Technology (MIT) américain, le Technion israélien ou l’Institut fédéral suisse de technologie de Zurich. C’est là aussi que s’est installée la toute jeune National Research Foundation, créée en 2006 auprès du premier ministre pour financer la recherche sur appel d’offres. Cette agence, qui dispose de 8,2 mil- liards de dollars sur la période 2006-2015, a soutenu notamment la création de cinq centres d’excellence dotés d’au moins 150 millions d’euros pour dix ans en scien- ces de la Terre, information quantique, cancérologie, sciences de l’environne- ment et biophysique. Le plus ancien n’a pas cinq ans. Tous sont dirigés par des étrangers venus d’Angleterre, d’Australie ou des Etats-Unis. « Notre rôle est de déve- lopper le paysage scientifique global de manière cohérente. Nous sommes petits, il nous faut prendre des risques tout en met- tant des priorités », explique Low Teck Seng, le directeur de la Fondation nationa- le de recherche de Singapour (NRF). Et, encore plus à l’est, plusieurs technopôles ont surgi, financés, eux, par une agence plus ancienne, A*Star, dépen- dant du ministère de l’industrie : Biopolis (consacrée aux recherches biomédicales), Fusionopolis (tournée vers les technolo- gies de l’information)… Autant de quar- tiers aux immeubles d’architectes moder- nes mêlant laboratoires de recherches et entreprises. A*Star dispose de 6,4 mil- liards de dollars pour 2011-2015. « En Europe, on stagne. Ici, ça décolle comme une fusée », insiste Bertil Andersson. Certes, l’argent facilite les cho- ses. Mais Singapour ne le dépense pas n’importe comment. Des priorités ont été fixées, la recherche devant alimenter l’in- novation en applications utiles au pays. Ainsi, les compétences anciennes dans les secteurs de la microélectronique condui- sent à financer un centre en technologie quantique ou, sur le campus de NUS, un centre sur le graphène, matériau promet- teur pour de nouveaux composants. La situation géographique et le souci des effets du réchauffement climatique justi- fient la création de l’Observatoire de la Ter- re. Les maladies tropicales ou les inquiétu- des sur le développement poussent natu- rellement vers la recherche biomédicale contre ces infections. La politique par appel d’offres, un quasi- standard international, renforce l’idée d’une recherche guidée par les applica- tions. Cette stratégie est d’ailleurs à l’origi- ne d’un épisode qui avait terni un temps l’image de Singapour. En 2010, A*Star a annoncé qu’elle allait réduire de 30 % ses crédits, non à cause de la crise mais pour inciter les laboratoires qu’elle finance à se lier avec des industriels. Ceux qui obtem- péreraient disposeraient de ces crédits. Cela n’a pas été du goût des Américains Neal Copeland et Nancy Jenkins, qui ont claqué la porte. « Pour moi, cela a été car, à côté de ma recherche très fondamentale sur les jumeaux, je travaillais aussi sur des gènes impliqués dans des maladies rares, notamment liées à des vieillissements pré- maturés de la peau. L’industrie cosméti- que était naturellement intéressée », décrit Bruno Reversade, dont le laboratoire est financé par A*Star et qui n’a pas subi de baisses de crédits. Le gouvernement singapourien ne pré- tend pas non plus inventer la roue et s’ins- pire largement de systèmes existants, notamment anglo-saxons. La politique d’appel d’offres sur des projets de trois, cinq ou dix ans en est naturellement un exemple. Tout comme la notion de « trans- fert technologique » avec incubateurs, par- tenariat avec les industries et brevets afin d’accélérer le passage des découvertes aux applications. « Les plans du bâtiment ont été “copiés”sur ceux du département de chimie d’Oxford, considéré comme le meilleur du monde. Ils ont simplement doublé la surface », explique François Mathey. « Pour nous, le pôle Minatec de Grenoble consacré aux nanotechnologies est un modèle pour ce qui est du transfert de technologies », explique Low Teck Seng. La situation du pays fait le reste. Singa- pour est déjà un carrefour commercial avec l’un des plus gros ports du monde. Beaucoup d’entreprises y sont installées (y compris pour des raisons fiscales). Le Singapour eldorado scientifique L’île-Etat mise sur la science et la technologie pour devenir une société de la connaissance. Le résultat sera-t-il à la hauteur des promesses ? Reportage « En Europe, on stagne. Ici, ça décolle comme une fusée » Bertil Andersson président de l’université technologique de Nanyang (NTU) Le campus flambant neuf de NUS, avec notamment le bâtiment Create qui abrite des laboratoires étrangers en partenariat et le siège de l’Agence nationale de la recherche. Tony Tan Keng Yam 5,2 millions 2,8 % 700 km 2 Lee Hsien Loong Chef de l'Etat Premier ministre Population (hab.) Chômage 2,1 % Croissance Superficie 30 km INDONÉSIE MALAISIE Singapour Mer de Chine méridionale Détroit de Malacca Bintan Sumatra Singapour SOURCE : « BILAN DU MONDE 2013 » 4 0123 Samedi 9 février 2013