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Crottes, crottins, fientes et manis en Anjou Antoine Follain et Tony Guéry Article paru dans : Pour une histoire sociale des villes : mélanges offerts à Jacques Maillard, Rennes, PUR, 2006, p. 235-250 Nous avons voulu que Jacques Maillard trouve dans notre contribution un sujet qui soit local et inédit. Nous avons même exploité un ensemble d’archives unique en France, disponible depuis toujours dans les archives publiques mais jamais mis en valeur, repéré dès notre arrivée à Angers (1996) et que nous avons aussitôt réservé aux étudiants 1 . Placé sous une double signature, « Crottes, crottins, fientes et manis » 2 illustre donc ce que peut être à l’université une chaîne de solidarité et de transmission du savoir, entre l’étudiant (Tony Guéry) et l’enseignant-chercheur (Antoine Follain) ou le maître de conférences et le professeur. Cette contribution en histoire rurale ce qui nous permet d’adresser un clin d’œil à 1 D’où : Tony Guéry, Le village de Soulaire et ses communaux du XV e au XIX e siècle, mémoire de Maîtrise de l’université d’Angers, 2003, 166-116 p. Les archives de Soulaire (10 volumes de pièces de procédures, descriptions, etc. et environ 8 000 pages) étaient déjà référencées dans le vieil inventaire de la série E. Le tout a été réclassé en AC (Archives Communales déposées). Les pièces citées sont en 40 AC DD 7, entre la p. 125 et la p. 170. Mais comme souvent les archives du village ont été dispersées après 1790 et d’autres parties de la mémoire de Soulaire sont en série G et en G suppl[ément]. Le procès de 1776 a été suivi dans le registre des audiences des Eaux et Forêts, 8 B 15, avec d’autres étudiants : Arnaud Saulnier, Nathalie Seillery, Yann Vernois-Cruchet et Viriya Vongsavath. 2 « Mani » ou « mâni » désigne en vieil angevin le fumier. Le mot anglais « manure » a la même racine. 1
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Crottes, crottins, fientes et manis en Anjou

May 13, 2023

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Matteo Martelli
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Page 1: Crottes, crottins, fientes et manis en Anjou

Crottes, crottins, fientes et manisen Anjou

Antoine Follain et Tony Guéry

Article paru dans : Pour une histoire sociale desvilles : mélanges offerts à Jacques Maillard, Rennes, PUR,2006, p. 235-250

Nous avons voulu que Jacques Maillard trouve dansnotre contribution un sujet qui soit local etinédit. Nous avons même exploité un ensembled’archives unique en France, disponible depuistoujours dans les archives publiques mais jamais misen valeur, repéré dès notre arrivée à Angers (1996)et que nous avons aussitôt réservé aux étudiants1.Placé sous une double signature, « Crottes,crottins, fientes et manis »2 illustre donc ce quepeut être à l’université une chaîne de solidaritéet de transmission du savoir, entre l’étudiant(Tony Guéry) et l’enseignant-chercheur (AntoineFollain) ou le maître de conférences et leprofesseur. Cette contribution en histoire rurale –ce qui nous permet d’adresser un clin d’œil à

1 D’où : Tony Guéry, Le village de Soulaire et ses communaux du XVe auXIXe siècle, mémoire de Maîtrise de l’université d’Angers, 2003,166-116 p. Les archives de Soulaire (10 volumes de pièces deprocédures, descriptions, etc. et environ 8 000 pages) étaientdéjà référencées dans le vieil inventaire de la série E. Letout a été réclassé en AC (Archives Communales déposées). Lespièces citées sont en 40 AC DD 7, entre la p. 125 et la p. 170. Mais comme souvent les archives du village ont étédispersées après 1790 et d’autres parties de la mémoire deSoulaire sont en série G et en G suppl[ément]. Le procès de1776 a été suivi dans le registre des audiences des Eaux etForêts, 8 B 15, avec d’autres étudiants : Arnaud Saulnier,Nathalie Seillery, Yann Vernois-Cruchet et Viriya Vongsavath.

2 « Mani » ou « mâni » désigne en vieil angevin le fumier. Lemot anglais « manure » a la même racine.

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Brigitte Maillard – recoupe plusieurs aspects desrapports entre l’Angevin de ville et l’Angevin des champs.Ainsi, les histoires urbaine, sociale et culturelle sontbel et bien là.

1. Une documentation étonnante

Si l’on remet dans l’ordre chronologique lesprincipales pièces conservées dans les archivesde Soulaire, tout commence le 31 août 1772 parune requête adressée à la maîtrise des Eaux etForêts d’Angers pour assigner des particulierspour abus de pâture et – ce qui est inédit –des ramasseurs de crottes sur la commune deSoulaire :

« Sur ce qui nous a été sumonstré par leprocureur du roy audit siège que dans l’étenduede la paroisse de Soulaire, il y a des communesappartenants aux biens tenants et paroissiensdans lesquels les habitants ont droit d’envoyerpacager leurs bestiaux ; ces paroissiens ontété moyennant finances conservés dans ledroit ; il a été fait différents règlements surles conclusions et réquisitoires de lui,procureur du roy, pour empêcher les abus qui sepeuvent commettre dans l’exercice de ce droit[...] il a été encore instruit d’un autre abusqui s’est introduit, encore pluspréjudiciable : l’envi de gagner, la chèretédes marnes, a déterminé quelques particuliers àenlever et faire enlever de sur les ditscommuns les fiantes et crottes de tous lesanimaux qui vont pacager ; cette fiante et

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crotte produit la fertilité de l’herbe ; del’enlèvement de ces marnes naît la stérilité. »

A. Un abus inédit commis sur les communaux de Soulaire

Curieux délit, dont la justice a été informéeon ne sait par quelle voie, sinon qu’il n’y aaucun « acte d’assemblée » correspondant, nidans les archives de Soulaire, ni dans lesfonds des notaires ; aucune mention du syndicde Soulaire, ni même, pour employer les titresangevins, du « procureur de communauté » ni du« procureur de fabrique » qui sont lesreprésentants ordinaires des habitants. Or iln’est pas dans les habitudes de la justiced’Ancien Régime de se mouvoir d’elle-même et lamotivation de cette « introduction de cause »pose déjà un problème. Le procureur du roijustifie ensuite ses remontrances et ajoute unerequête destinée à obtenir une sentenceimmédiate :

« Il n’est pas naturel que certainsparticuliers s’en richissent au préjudice de lacommunauté ; qu’il est du devoir et del’exactitude du ministère de luy, procureur duroy, d’empêcher de semblables contraventionsaux règlements aussi préjudiciables au public ;à ces causes, a requis acte de sa remontranceet y faisant droit qu’il lui sois permis defaire assigner par devant nous en notreaudience à jour précis de samedy les

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contrevenants pour voir dire que les règlementsseront exécuté selon leur forme et teneur ; enconséquence [...] deffence seront faites àtoutes personnes d’enlever ou faire enleveraucune crottes ni fiantes de sur les ditscommuns ; que pour la contravention au ditrèglement ils seront chacun à leur égardcondamné aux amendes portées par jour et aucoût de signiffication des présentes ; [...] etcependant au moyen de ce qu’il est instruitqu’il y a des tas considérables de ces fianteset crottes enlevées de dessus les dits communs,il lui sois permis de les faire saisir etvendre au plus offrant et dernier enchérisseur,le denier en provenant, les frais de saisis etventes prélevés, desposé ès main de maître Brynotaire, l’un des biens tenants pour êtreemployés aux nécessités des dits paroissiens etbiens tenants, à la charge par lui d’en rendrecompte ainsi qu’il appartiendra. »

Le juge Buchet de Chauvigné « fait droit »aux remontrances. Dès le lundi suivantl’audience du samedi, Pierre Cottanceau,huissier audiencier en la sénéchaussée d’Anjou,résidant à Angers, est sur place. Il estaccompagné par ses « adjoints ordinaires »,praticiens – et gros bras ? – demeurants aussià Angers. Bien renseigné, il se rend aussitôt« au canton de Guigne Folle ditte paroisse deSoulaire » pour constater « lescontraventions » et « à l’effet de saisir si ily a lieu les marnis qui sont et ont étéramassés ». Il se fait aussi conduire auprès du

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syndic de la communauté pour l’obliger à lesaccompagner et guider :

« [...] à quoy a obéy et sur le champ sommestransportés dans un jardin appartenant au nomméMarc Gillet journallier dem[euran]t au villagede la Marottière ditte paroisse de Soullaire,là où nous y avons trouvé, saisi cinq chartésde crotte de mouton, crotte de cheval et fiantede beuf et vache, le tout couvert de roncheverte juchées exprès, lesquelles choses nousavons saisy et mises sous main de justice ;ensuite sommes sorty dans le chemin qui conduitde la commune au bourg de Soullaire, là où nousy avons trouvé dans les fossés sur le borddudit chemin cinq autres tats de pareille marnyque celuy ci-dessus, lesquels nous avons aussysaisy et mis sous main de justice [...] etensuite sommes transporté pour aller au villagedes Chapelles, nous avons trouvé dans un fosséssur la gauche environ deux chartés de pareilmarny, et dans un autres fossés sur la droiteaussy sur le bord du chemin nous y avons trouvéenviron deux chartés de pareil marny près lamaison de la Muchetière ; et ensuitte auvillage des Chapelles où nous y avons trouvé etsaisy, premier dans le jardin d’Etienne Huryclosier environ trois chartés de pareil marny ;dans le jardin du nommé Bonvens environ quatrechartés de pareil marny ; dans chemin quiconduit des Chapelles au bourg de Chefs cinqmonsseaux de pareil marny contenant ensemblesenviron six ou sept chartés de pareil marny ;dans le petit chemin qui conduit du village des

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Chapelles à Noyant un tats de marny contenantenviron une charté ; dans le chemin qui conduitau bourg de Soullaire nous y avons trouvé etsaisy en trois différents endroits environquatre chartés de pareil marny que ceux ci-dessus... »

Non seulement l’huissier a dû contraindre lesyndic, mais il interpelle des habitants de luidénoncer les contrevenants – ce qu’ils refusent– et il doit assurer la surveillance des amas :

« [...] et nous étant informés à diversparticuliers qui étoient les personnes qui ontapporté ou charoyé [lesdits tas], lesquels ontrefusé de nous le déclaré [...] et la nuitétant intervenus nous avons cessés nosoppérations et laissé à la gardes desdits marnylesdits Malherbe et Lanthomme mes tesmoins etadjoins, à la charge pour eux d’y veillersoigneusement affin qu’ils n’en soit enlevé, cequ’ils ont promis faire jusqu’au jour de demainsix heures du matin ; et avons fait, clos etarresté le présent procès verbal audit villagedes Chapelles, lesdits jour et an que dessus,sur les environs sept heures de la relevés, etremis la continuation d’y celuy au dit jour dedemain... »

Le lendemain, Cottenceau réquisitionne en« aides » deux habitants et « métayers » nommésLépinne et Crochet, sommés « de se transportersur le champ avec leurs boeufs et charettes »pour leur faire « charger des fiantes et des

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crottes » ramassées sur les communes. Bienqu’il offre « de leur payer salaires »,l’huissier doit eux aussi les menacer. Lesopérations du mardi sont connues par un rapportde Cottenceau et un procès-verbal contrôlé etvalidé devant la maîtrise des eaux et forêts :

« [...] continuant le procès verbal de saisiedu jour d’hier [...] après avoir fait annoncerdans le bourg du dit Soullaire qu’enconséquence de la remontrance de mon dit sieur,le procureur du Roy, nous allions présentementprocéder à la vente et adjudication aux plusoffrants et derniers enchérisseurs de tous lestas de fiante par nous saisis suivant notreprocès verbal du jour d’hier, qui ont étéramassés sur les communes de la ditte paroissede Soullaire, au moyen de ce qu’il n’est paspossible d’en charger aucuns gardiens, étantdispersés en divers endroits... »

Pour cette vente, Cottenceau a requis « pourles faire valloir » l’aide d’un sieur Fesneau« marchand de Cherrée » à Angers. À queltitre ? Fesneau est un marchand de cendrestirées des foyers domestiques et des fours desgens de métier. Soit les cendres fournissentl’ingrédient principal des lessives ménagères,soit les « cherrées » sont répandues sur lesterres. Lorsque les cendres servent à lalessive, l’utilisation agricole vient après ladomestique, mais sous forme de boues,récupérées sur ou dans le cuvier après avoir« coulé la lessive ». L’appel à ce « marchand

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de Cherrée » doit signifier que la vented’engrais aux paysans représente une part deson activité. Sans doute ne collecte-t-il pasque des cendres. Le ramassage des « boues etimmondices » et « fumiers » par des« entrepreneurs » et des paysans a d’ailleursété réglementé dès 1678 par la municipalité3.Même si Fesneau n’est pas dit « marchand decherrées et de vidanges », il faut bien que cetAngevin de ville fasse commerce dans la crotte avecles Angevins des champs pour avoir été pris commeexpert :

« À l’effet de quoy nous avons procédé à lavente des dits marnis aux plus offrants etdernier enchérisseurs, ainsi que s’en suit : Premier, vendu et adjugé après plusieurs

enchèrres, un tas de marnis au village desChapelles, au sieur Bouttin, marchand,tonnelier au dit lieu, pour neuf livres, cy 9l.

Item, un autre petit tas de marnis, vendu etadjugé à la veuve Crochet, demeurante ditteparoisse de Soullaire, pour vingt sols, cy 1 l.

Item, un autre petit tas de marnis, vendu etadjugé à Marie Colombel, fille demeurante audit Soullaire, pour vingt sols, cy 1 l.

Item, un autre petit tas de marnis, vendu etadjugé à la demoiselle, veuve La Grège,demeurante au dit Soullaire, pour quatrelivres, cy 4 l.

3 « Règlement pour le nettoiement des rues d’Angers » du 2avril 1678, in Jacques Maillard, Le pouvoir municipal à Angers..., tome2, p. 289-292. Acte resté en vigueur jusqu’en 1789.

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Item, un autre tas de marnis, vendu et adjugé àMathurin le Soyeux, demeurant paroisse du ditSoullaire, pour trois livres, cy 3 l. »

Idem devant chaque tas et dans chacun deshameaux, les veuves et filles profitant del’occasion pour acheter de quoi pour leurjardin.

« [...] qui sont toutes les fiantes et marniscompris en notre dit procès verbal du jourd’hier que nous avons vendus et adjugésconformément à l’ordonnance cy dessus dattée etle calcul fait de la ditte vente, elle s’esttrouvée monter à la somme de soixante quatorzelivres, cy 74 l. Laquelle somme sera par nousremise ès mains de maître Brie, conseiller duRoy, notaire à Angers, les frais préalablementprélevés, conformément à la ditte ordonnancesusdattée. »

Le rapport de Cottenceau était aussi unerequête pour défalquer certaines sommes duproduit de la vente. Mais cela montait à 67livres, sans compter la vacation du juge, cequi aurait consommé presque tout le produit dela vente, d’où une « taxe » plus sévèreprononcée par le juge :

« Et sur laquelle somme a été par nous payéeà Jean Crochet, métayer aux Goupillières, lasomme de trois livres, et à Jean Lépine aussimétayer à la maitérie du Bois pareille somme detrois livres pour avoir charoyés les marnis cy

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dessus. Les sujets ont déclaré ne sçavoirsigner. Et pareillement payé la somme de quatrelivres au dit Fesneau pour la journée par luiemployée à faire valoir les dits marnis. Ettrois livres autres débourcés pour les gens depeine par nous employés pour le ramas des ditsmarnis. Lesquels débourcés cy dessus faits, semontent à la somme de treize livres, cy 13 l. »

B. Répétition et extension du délit

Un deuxième ensemble de documents atteste dela répétition du délit en 1776, peut-être de saperpétuation entre 1772 et 1776, et en tout casd’une extension à une « infinité » deramasseurs :

« Sur ce qui nous a été remontré par leprocureur du roi à ce siège qu’il dépend descommuns considérables apartenants au généraldes biens tenans et paroissiens de Soulaire etde Bourg, qui leur sont d’une très grandeutilité ; il a été rendu differens règlemens àl’occasion de ces mêmes communs, soit pour leurnombre et qualité des bestiaux que chaqueusager peut envoier paccager sur ces mêmescommuns, soit pour faire deffenses à toutespersonnes de ramasser et enlever les fiantes etcrottes que les différentes espèces d’animauxlaissent sur ces communs ; ces deffenses sontfondées sur de grandes raisons d’équité, cesfiantes et crotins produisent la fertilité del’herbe ; s’ils sont enlevés, ces communs ne

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produisent plus d’herbes et deviennententièrement inutiles ; cependant, nombre departiculiers, entre autres les nommés Marvilléjournalier, Bonvent closier aux Chapelles,Trotier journalier aux chapelles, Hamelin etMarc journaliers aux Marotiers et une infinitéd’autres, s’occupent journellement, mêmependant la nuit, à ramasser toutes les fianteset crotins dessus les dittes communes ; nonseulement ils s’y occupent entièrement, maisencore ils prennent des gens pour leur aider ;ils en font des tas considérables qu’ilsvendent et s’enrichissent ainsi aux dépens dupublic ; ils font plus... »

Le procureur du roi dénonce alors l’extensiondu délit à une catégorie de pâtures qui ne sontpas entièrement « communes » car le fondsappartient soit à des particuliers, soit à unecommunauté, avec une distinction entre lapremière herbe réservée au propriétaire ou àson locataire et destinée à faire du foin, etla seconde herbe qui est commune et consomméesur pied. Dans son esprit, il s’agitmanifestement de quelque chose de plus graveencore :

« Il y a dans l’étendue des dittes paroissesdes prairies considérables qui sont les seulesdépendantes des lieux situés dans cesparoisses, et qui règnent le long de la rivièrede Sartre (sic) qui sont communes après lapremière herbe coupée sur lesquels cesparticuliers vont également enlever et ramasser

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les fiantes et crotins, ce qui dégraisseentièrement ces prairies et les rend stériles ;il y a quelques années que lui, procureur duroi, nous donna pareille plainte et en vertu denotre ordonnance, il y eüt différents morceauxde ces fiantes et crotins saisis et vendus ; leprocureur du roi se flattoit que cet exemplecorrigeroit les délinquans mais il est instruitpar nombre de biens tenants et habitans que lemal n’a fait qu’augmenter... »

Pas plus qu’en 1772, l’inititiative n’estvenue des habitants :

« Ils ussent dub eux mêmes en porter leurplaintes ; il désire qu’ils s’assemblent pourprendre à ce sujet délibération qu’ils jugerontà propos, mais en attendant il est de sondevoir et de l’exactitude de son ministère, leshabitants ne le faisant pas, de veiller à ceque les règlemens soient exécutés, et à laconservation du bien commun... »

Le procureur du roi demande ensuitel’assignation des nommés Marvillé, Bonvent,Hamelin, Marc et Trotier, pour les faire sommerd’arrêter leur trafic, ainsi que « à tousautres ». Il demande une condamnation solidairede 100 livres « aplicables aux pauvresdesd[ites] paroisses, au coust de lasigniffication et frais faits en conséquence ».Comme en 1772, il demande la saisie et la ventedes amas. Enfin, il requiert un ordre « auxparoissiens de s’assembler » pour en débattre,

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faute de quoi il se réserve la possibilité deprendre « pour le bien public et pour la bonnepolice » toute autre mesure nécessaire. Plusd’un mois après, le 26 juin 1776, une requêteest adressée au nom des « bientenans,paroissiens, manans, et habitans de la paroissede Soulaire ». Mais nous n’avons pas retrouvéde procès-verbal d’une telle assemblée. Larequête serait-elle plutôt des « bienstenants » que des « habitants » ? Les intérêtsdes auteurs ne sont pas confiés au syndic ou àl’un des habitants, mais au sieur JullienHeurtelou « l’un des bientenans » demeurant àAngers, paroisse Sainte-Croix. La lettrereprend très largement les termes de laremontrance du procureur du roi. Elle y ajouteune inquiétude sans doute révélatrice del’identité sociale des auteurs de la requête, àsavoir l’inconvénient pour l’embauche desjournaliers et le coût de leurs journées, quereprésente une activité concurrente etapparemment plus rémunératrice pour eux que letravail chez les propriétaires :

« Monsieur le maître en la maîtriseparticulière des Eaux et Forêts d’Anjou àAngers, suplient humblement les bientenans,paroissiens, manans, et habitans de la paroissede Soulaire et vous exposent que de cetteparoisse il dépend une commune très utile etabsolument nécessaire pour l’usage dessupliants qui, par la manoeuvre pratiquée parquelques particuliers, leur devient presquetotallement inutile ; depuis quelques années,

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certaines gens du canton se sont avisésd’enlever toutes les crotes et crotins dessuscette commune ; ils prennent même desjournaliers qu’ils paient pour leur aide àfaire ces amas ; les prairies qui font partiedes lieux situés dans les paroisses de Bourg etSoulaire situées sur le bord de la rivière deSartre sont pour la plus grande partie communesaprès la première herbe ; ces particuliers sansaucun devoir vont également sur ces prairiesramasser les crotes et crotins, ce qui les rendabsolument stériles, en vendant l’amas qu’ilsen font, ils s’enrichissent aux dépens dupublic, ce qui ne fut jamais permis. Monsieurle procureur du roi, toujours attentif àmaintenir le bon ordre, donna il y a quelquesannées sa remontrance pour empêcher ces abusconsidérables [...] il fut procédé à la saisieet vente de différens monceaux de ces crotins ;on espéroit que ces malfaiteurs secorigeroient, mais il s’en manque beaucoup ; lenombre de ces gens s’est augmenté ; quelquesuns d’eux prennent même des journaliers pourleur aider, de sorte que ceux qui ont desouvrages ne trouvent pas de journaliers. Cettecommune qui estoit fertile est devenuetotalement stérile, les prés ne produisentpresque plus d’herbe. Ce sont entre autre lesnommés Marvillé journalier, Bonvent closier,Trotier journalier, Hamelin et Marcjournaliers, qui se livrent tout entier à cetteoccupation. Les supliants ont un intérest biensensible de s’opposer et d’empêcher un pareilabus aussi préjudiciable. »

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Les requérants ne demandent pas la saisie etvente – c’est un peu tard – mais l’assignationdes cinq habitants et leur condamnation. Faitnouveau, ils réclament aussi des « dommages[et] intérêts » pour les quantités de crottesramassées et la « stérilité » de l’herbe :« pour raison desquels ils se restraignent »(sic) à... 3 000 livres ! Et « si mieuxn’avoient suivant l’estimation qui en serafaite par experts ». Les requérants, plusencore qu’en 1772, tiennent à récupérer del’argent, quitte à écraser les ramasseurs, quel’on imagine mal payer une telle somme. Dès lelendemain, 27 juin 1776, l’huissier JosephCharles Pinson vient à Soulaire leur signifierla sentence d’assignation à comparaître, ce quiest fait le samedi 6 juillet :

« A tous ceux qui ces présentes lettresverront, Anselme René Buchet seigneur deChauvigné, conseiller du roy, maître des Eauxet Forêts d’Anjou en la maîtrise particulièred’Angers, salut. Sçavoir faisons qu’enl’audiance de la cause d’entre les bienstenants et parroissiens de la parroisse deSoulaire, poursuitte et diligence du sieurJullien Hurtelou l’un des biens tenantsdemandeurs [...] Marvillé journallier etBonvent closier, Trottier journallier, Hamelinjournallier, et Marc Gillet aussy journallier,tous deffendeurs [...] d’autre part. Ontcomparus les partys, sçavoir les demandeurs parmaître Thomas François Maugars leurs

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procureurs, et les dits Bonvent, Trottier,Hamelin et Gillet par maître Delaunay, avocat,assisté de maître Pierre René Rabouin le jeune,leurs procureurs ; à l’égard de Marvillé,journallier, il n’a comparu ny autres pour luy,quoy qu’audiancés en la manière accoutumée,pour quoy le dit maître Maugars en a requisdeffault, et pour le profit a persisté dans lesfins et conclusions prises par ses requêtes etexploit introductifs de l’instance, avecdépends. »

Voilà pour Marvillé, condamné par défaut. Lejuge ordonne ensuite l’exécution du règlementdonné par lui le 9 août 1768 – le dernier endate :

« En conséquance faisons défances aux partyesDelaunay et au dit défaillant de ramasser etenlever à l’avenir aucuns crottes, crottins nymarnes de sur la commune de Soulaire, et pourl’avoir fait nous les condamnons en la somme dedix livres chacun d’amende vers le roy et enpareille somme de dix livres chacun de dommageet intérêts vers les partyes de Mangars et auxdépends, le tout solidairement... »

Le 19 juillet, l’huissier Pinson signifie lasentence au procureur des défendeurs à Angerset aussi à chacun des cinq accusés, y comprisMarvillé, « en parlant à leurs personnes ». Iln’y a pas de suite connue, ni de paiement desamendes, cf. le registre des audiences de lamaîtrise et le rôle des amendes.

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2. Des pratiques et des tensions propres au XVIIIe siècle

Dans tous les règlements précédents, rendustant pour les communaux de Beaufort que nousavons étudiés en premier (1471, 1623, etc.) quepour ceux de Soulaire (1538, 1559, 1561, 1623et 1674) et rendus tant par la justiceseigneuriale que par les officiers royauxordinaires et ceux des Eaux et Forêts, il n’ajamais été question que d’abus dans les droitsde pâturage, de coupes de foin et de dates de« mise en défense » et d’ouverture desprairies. Rien sur le ramassage des crottes. Ledélit apparaît au début du xviiie siècle maisil y aurait deux époques. Jusque vers 1770, ilserait occasionnel, à usage personnel et peut-être même toléré par les habitants. Il n’auraitjamais suscité les plaintes des communautés.Dans les années 1770, le ramassage devientexagéré, tourne au commerce et énerve les« biens tenants » mais pas tellement leshabitants.

A. Le délit dans les règlements propres à Soulaire

La toute première mention d’enlèvements des« fiantes et crottins » est de 1705. Ellefigure dans une sentence rendue aux Eaux etForêts d’Angers sur la plainte de « plusieurshabitants et propriétaires » de Soulaire.L’exposé des diverses « contraventions » et le

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rappel des dispositions figurant dans la« sentence en forme du règlement » du 30 avril1674, sont accompagnés en 1705 d’un interditnouveau :

« [...] quelques desd[its] parroissiens etautres particulliers depuis quelques années ontpendant l’esté serré et enlevé les crottes desbestiaux quy servent d’engrais ausd[ites]communes et par ce moyen ls dégraissententièrement [...] A ces causes [...] faisonsaussy deffances à touttes personnes d’enleverny oster les crotes des bestiaux de dessuslesd[ites] communes à peine de dix livresd’amande contre chascun contrevenant et deconfiscation des harnois et chevaux qu’on entrouvera chargé4… »

Mêmes plaintes contre les abus de pâturage en1716, même intervention des Eaux et Forêts, etreprise presque mot pour mot du passage surl’enlèvement des fumures :

« [...] quelques des dits paroissiens etautres particulliers depuis quelques années ontpendant l’esté [enlevé] les crostes desbestiaux qui servent d’engrais aux ditscommunes et par ce moyen les dégressententièrement [...] Faisons pareillementdeffences à toutes personnes d’enlever ny ostercrottes des bestiaux de dessus les ditescommunes à peine de dix livres d’amandes contre

4 Arch. dép. de Maine-et-Loire, G 2737, 7 juillet 1705. Idempour les 23 mai 1716, 5 juin 1723, 6 mai 1739 et 17 mai 1755.

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chacun contrevenant et de confiscation desharnois et chevaux qu’on en trouverachargés... »

En 1723, les plaintes des habitants et lasentence obtenue des Eaux et Forêts ne portentplus que sur les abus de pâturage. En 1739 parcontre, nous retrouvons les mêmes formules :

« [...] quelques particuliers s’immissentaussy pendant l’été de serrer et ôter lesfiantes des bestiaux de sur les dits communs[...] Faisons aussy deffences à toutespersonnes d’enlever ny ôter les crottes oufiantes des bestiaux de sur les dits communs àpeine de dix livres d’amende et confiscationdes harnais à chevaux qu’on en trouverachargés... »

Est-ce parce que les articles sont répétés,sans que le délit soit réellement constaté ? En1755, la nomination de « gardiens desbestiaux » par les habitants comporte à leurégard des consignes générales (veiller aurespect des règlements de 1674 et 1739) et desconsignes particulières relatives aux abus depâturage, mais il n’y a rien de spécifique auxfumures. Tout change en 1772 : l’enlèvement desfumures est promu à Soulaire au rang d’« abusencore plus préjudiciable » que les délits depâturage.

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B. Le ramassage des crottes dans les autres paroisses

Les mêmes délits apparaissent en même tempsdans une autre paroisse de la vallée du Loir,dont les « biens tenants et habitants »rappellent les règlements pour l’usage descommunaux et dénoncent les abus, dans unelettre du 3 juin 1772 adressée à la maîtrise :

« [...] il se commet encore un autre abussesur ses mesmes communes et égallementintéressant de réprimer : plusieursparticulliers de la paroisse et circomvoisinsfaisant depuis quelque temps de ramasser etanterrer journellement les bouses, crottes etfiantes que les besteaux respande sur lescommunes en pacagent et par là en ôtent lesengrais et empesche l’herbe d’y croistre et d’ypousser ; à comparaître devant vous à jourprécis de sommation en votre audiance ceux quidepuis environ trois ou quatre mois ont ramasséet enlevé de dessus les dittes communes desbouses, crottes et fientes des besteaux etmoutons [...] à peinne de cinquante livres dedommages et intérests5… »

Il s’agit peut-être moins d’un commerce qu’àSoulaire, puisque les bouses sont ramassées« et enterrées journellement ». Il n’y a pas desurprise puisque l’interdiction de ramasser lescrottes est formulée dans un acte d’assemblée

5 Arch. dép. de Maine-et-Loire, G 2821, Villevêque, 3 juin1772. Nulle mention de délit de ramassage dans les actes desannées 1700 et 1730-1740.

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du 1er janvier 1772, alors que les délits nesont constatés qu’à partir des mois de févrieret mars. Nous voyons aussi la questionapparaître dans le comté de Beaufort, dans lerèglement donné en 1777 par la gruerie dulieu :

« [art. 9] Faisons très expresses inhibitionset défenses d’enlever tant sur lesditscommunaux que sur les communnes de ce Comté,fiantes ny crottin des bestiaux en quelquestemps et saisons de l’année que ce puisse être,à peinne de 10 livres d’amande contre chasquecontrevenant6. »

D’année en année, de règlement en règlement,le dispositif se précise et s’adapte sans douteà des constatations. Ainsi dans le règlementdonné en août 1782 aux paroisses des Ponts deCé et de Sainte-Gemmes :

« Sixièmement, faisons défense aux ditsparoissiens [ainsi] qu’à tous autres deramasser aucune fiante de bestiaux surlesd[ites] prairies et communes, le tout àpeine de dix livres d’amande envers le roycontre chacun des contrevenants et vingt livresen cas de récidive , même de saisie dont lespères et mères, maîtres et maîtresses serontresponsables7. »

6 Arch. dép. de Maine-et-Loire, C 10. 7 Arch. dép. de Maine-et-Loire, G 2172, Sainte-Gemmes.

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Il n’est pas sûr que le ramassage des crottessoit effectif partout, mais la juridictiondiffuse partout ses sentences et les adresseaussi aux procureurs fiscaux des justicesseigneuriales8. L’affirmation d’autorité a unintérêt pour l’historien de la justice maiselle ne fait pas preuve du délit pourl’historien ruraliste.

C. De l’intérêt des crottins...

Il est sans doute utile de rappeler quelintérêt avaient les crottes et fiantes.L’équation est simple : pas de cultures sans fumureset pas de fumures sans bestiaux. Les fumures seramassent à l’étable et le fumier se fabriquedans la cour de la ferme. Les déjections sontaussi répandues sur les terres : la jachère etla vaine pâture sont des moyens pour que lesdéjections tombent là où il faut. Larépartition est gérée par l’installation et ledéplacement des « parcs » et par les tours de« nuits de fumature ». Le parcage économise lapaille nécessaire pour fabriquer le fumier etla peine pour le répandre, mais les déjectionsanimales sont des « engrais puissants maisincomplets » auxquels il manque les potasses etl’acide phosphorique ; d’où l’intérêt desapports de cendres ou « cherrées ». L’engraisest précieux. En montagne, on redescend même àdos d’homme, dans les vallées, des hottes

8 L’enregistrement a par exemple été repéré par EstelleLemoine, étudiante, dans les achives de la justice deChalonnes-sur-Loire : Arch. dép. de Maine-et-Loire, G 69,audience du 5 septembre 1780.

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pleines de crotte séchée. On sait que l’ordrede grandeur serait d’une demie ou d’une tête de« gros bétail » nécessaire par arpent, ou 6 à10 moutons, ce qui, d’approximation enarrondissement, conduirait à un rapport de 2 ou3 « grosses bêtes » pour un hectare à cultiver.De toute manière, on aurait toujours et partoutbeaucoup moins que ce qu’il faudrait. Lespaysans sont donc très sensibles à ces besoins.D’où la réaction très modérée des habitants deSoulaire, alors que les biens tenants sont plusexcités.

3. Où l’on retrouve la grande histoire de France et de l’Anjou

A. La faute au marquis de Turbilly...

Le marquis, « héros » de la « révolutionagricole », mérite-t-il l’honneur que nous luifaisons ? Si ce n’est lui, c’est donc quelqu’un des siens...Disons que dans la seconde moitié du xviiie

siècle la pensée agronomique est portée par des« administrateurs », des « initiateurs » commede Turbilly et de « simples praticiens ». Maisle marquis doit être cité comme voisin etentrepreneur en défrichements, comme conseillerdu contrôleur général Bertin et co-responsabledes édits sur les défrichements, ainsi quecomme gloire et figure emblématique de l’Anjou.Son domaine est localisé entre Noyant à l’ouest– où l’on touche à notre zone d’étude – La

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Flèche au nord, Le Lude à l’est et Baugé au sud– où l’on est proche du comté de Beaufort. DeTurbilly incite ses paysans à défricher,propose des avances en argent, grains et outilset même une prime par arpent défriché ! Maiscomment cultiver sans engrais ? On connaît lesexpériences du marquis dans son domaine deVaulandry en Bas-Anjou et son Mémoire sur lesdéfrichements (1760) :

« [...] ayant trouvé la plus grande partie demon terrain délaissé ; je me suis attaché à enfaire défricher une portion chaque année [...]le succès a répondu à mon attente & m’aencouragé dans mes travaux, que je continuëtoujours. mes défrichemenst, situés en Anjou, &pratiqués dans toutes les espèces de etrres,forment aujourd’hui un ensemble assezconsidérable pour l’étenduë & le revenu... »

Le système qu’il adopte pour mettre enculture des landes ne comporte pasd’innovations et ni plantes, ni rotationsnouvelles. Il est fondé sur la répétition deslabours, l’écobuage et les fumures. Acharné àproduire des grains et faute d’un cheptelsuffisant, Turbilly associe aux « fumuresnaturelles » des « fumures artificielles » àbase de chaux, de bruyères, de gazon incinéréet d’ordures. Les paysans devaient penser quel’on ne pouvait se passer de vrais engrais. DeTurBilly n’est pas le seul agronomaniaqueangevin et si l’Anjou n’a pas eu de société

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spécifique, il s’en est fallu de peu9. Au débutde 1760, quelques personnes s’engagent dans lacréation d’une société consacrée àl’agriculture et aux autres activitéséconomiques. L’un des buts est que « lecultivateur instruit » puisse grâce à leursconseils « augmenter l’abondance dans lesterrains fertiles et la faire naître dans ceuxqui paroissent moins propres à laculture »(sic)10. Les statuts sont adoptés le 25mai, mais l’initiative est en contradictionavec un projet du contrôleur général Bertinconseillé par le marquis de Turbilly : unecirculaire adressée en août 1760 aux intendantsveut inciter à la création de sociétésd’agriculture dans tout le royaume et selon lesintentions affichées, Tours doit en être lesiège. Du fait de la configuration de lagénéralité, un bureau serait installé danschacune des trois provinces de Touraine, del’Anjou et du Maine. Une société est instituéeentre septembre 1760 et février 1761 par arrêtdu conseil. Le marquis de Turbilly est aussil’inspirateur de l’arrêt du 16 avril 1761 enfaveur des défrichements et de la déclarationroyale du 13 août 1766. Le premier encourageles entreprises au moyen d’une exemption de lataille, des vingtièmes et des autresimpositions pendant dix années pour les revenus

9 F. Uzureau, « La société royale d’agriculture d’Angers,1761-1793 », Mémoires de l’Académie d’Angers, 1914, p. 43-82 ;François Lebrun, Les hommes et la mort en Anjou, Paris, 1971, p. 79-82, et Sylvie Delanoë, Les débuts de la société d’agriculture d’Angers (1760-1761), mémoire de Maîtrise de l’université d’Angers, 2000, 183-165 p.

10 « Registre de la Société d’agriculture, de commerce et desarts », Bibliothèque municipale d’Angers ms 1263 (1034) f° 4.

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des terres défrichées. La seconde allongel’exemption à 15 ans et institue ou systématisel’obligation de procéder à une déclaration augreffe d’une juridiction11. Il obtient en mars1763 la concession des défrichements dans lecomté de Beaufort mais il échoue – aussi – danscette entreprise et après 1768 l’histoire ne lefait plus résider en Anjou, quoique l’on nesache presque rien de sa vie entre 1771 et1778.

B. ...ou la faute aux marquis de Varennes ?

Pour faire entrer en scène ces personnages,il nous faut présenter les seigneuries deSautré et de la Roche-Joullain d’une part, etde Bourg et Soulaire d’autre part, ainsi queles deux marquis de Varennes, père et fils, quel’on pourrait aisément confondre tant l’actiondu second prolonge celle du premier, notammenten matière d’agronomanie... Les seigneuries deSautré et de la Roche-Joullain n’ont pastoujours été réunies. À l’époque moderne, laseigneurie de la Roche-Joullain change unepremière fois de mains en 1534. De qui relève-t-elle ? En 1539, l’acquéreur, Jean Goureau,est obligé de rendre un « double aveu » auseigneur-évêque d’Angers et au roi. En 1541, unjugement décide que la seigneurie relève del’abbaye Saint-Aubin et ensuite du roi pour sondomaine du château d’Angers. Toutes les

11 Arch. dép. de Maine-et-Loire, 1 B 29 et 1 B 253 à 257(sénéchaussée d’Angers) de 1766 à 1781, et 2 B 14 à 21 et 61 à64 (sénéchaussée de Baugé) de 1761 à 1778. Les documents sontperdus pour Beaufort et Saumur.

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anciennes incertitudes négligées lors desmutations seront exploités lors de procès dansles années 1760, 70 et 80. En 1620, la terre dela Roche-Joullain est vendue en partie à RenéLeclerc de Sautré (sous réserve d’un espace deprés ; source de complications à venir...) quiréunit ainsi des seigneuries voisines.Introduisons maintenant les Varennes12.

Auguste François de Goddes de Varennes (1684-1771) est le fils de François II de Goddes deVarennes et de Lucie Leclerc de Sautré. Fauted’autre successeur, la baronnie de Sautré esttransmise aux Varennes en 1741 et 1754, aprèsles décès de René Chrysanthe le Clerc, baron deSautré, puis de la baronne douairière deSautré. En 1742, il arrondit le domaine parl’acquisition des fiefs de Quincé et de Coincéen Feneu et en 1750 il acquiert le fief desPalluaux en Soulaire. Il se retire vers 1754dans une maison à Angers, abandonnant labaronnie et ses revenus à son fils. AugusteClaude François de Goddes de Varennes (1715-1782) est qualifié de parfait « homme desLumières » par son biographe en raison de sesmultiples intérêts pour les sciences (physique,histoire naturelle, médecine, etc.) latechnique (textile, imprimerie, etc.) et leslivres (sa bibliothèque en comptera jusqu’à20 000). Les deux seigneuries de Bourg etSoulaire sont possédées jusqu’aux années 1760par le chapitre Saint-Martin d’Angers, dont leschanoines rendent aveu au roi comme

12 Xavier Ferrieu, Une famille de haute noblesse  : les Goddes de Varennesen Anjou aux XVIIe et XVIIIe siècles, mémoire de maîtrise de l’universitéde Rennes, 1975, 196 p.

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propriétaire du château d’Angers. Les deuxseigneuries sont aliénées entre 1764 et 1768 auprofit d’Auguste Claude François de Goddes, àl’exclusion des droits de patronage. Le marchéde 1764-1768 prévoit la cession au chapitre detrois métairies dont il était propriétaire dansles paroisses de Sceaux et de Feneu et leversement d’une rente de mille livres pendantsix années, après lequel temps il cèderait auxchanoines des domaines et des fermes quirestaient à déterminer mais dont la valeurétait convenue depuis que les seigneuriesavaient été estimées à 18 700 livres par unexpert et arpenteur. Manifestement, leschanoines tenaient à se désengager de lagestion seigneuriale pour redéployer leursfacultés dans la propriété de métairies. Cen’est pas l’option choisie par les Varennes quivont jouer des privilèges seigneuriaux pourattaquer les communaux qu’ils disent relever deleur domaine. Leur méprise est importante. Dansla seconde moitié du xviiie siècle, leprocessus étant achevé en 1777, les Varennesont constitué un grand ensemble de terres dontils sont les seigneurs – où bien sûr il y adomaine et mouvance – ou bien dont ils sont lespropriétaires dépendants d’autres seigneurs.Auguste Claude François de Goddes, marquis deVarennes, est ainsi « baron de Sautré etseigneur des châtellenies de Soulaire, Noyantet la Roche-Joulain, Bourg, Sceaux et autreslieux ». Cet ensemble s’étend, d’ouest en est,depuis les paroisses de Neuville et Grez,jusqu’à celles de Soulaire et Noyant, et il

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occupe la majeure partie du triangle formé à laconfluence de la Mayenne et de la Sarthe.L’espace est caractérisé par des herbages dansles zones basses et humides et des landes dansles parties hautes et sèches.

C. Les Goddes de Varennes et les entreprises de défrichement

Dès 1752, Auguste François de Goddes deVarennes adresse une requête au conseil du roiexposant qu’il possède dans les « dépendancesde la baronnie de Sautré » environ 2 000arpents de landes situées sur les paroisses deSceaux et Feneu, pour lesquelles il demande uneexemption d’imposition pour sept ans pour ceuxqui les mettraient en culture. Un privilègepour 6 ans lui est effectivement accordé13. Avecquel résultat ? On n’en sait rien carl’obligation de déclaration n’a été instituéequ’en 1766. En 1764, Auguste Claude Françoisprétend que « les communes de Soulaire sont desa mouvance » et il en demande le triage14. Lapremière attaque n’aboutit pas, notamment dufait des incertitudes trop nombreuses sur lesdroits à demander le triage. La situation estplus favorable au marquis en 1776-1777, unefois ses possessions mieux réunies. Lesprocédures sont multipliées, mais certainesquestions vont rester insolubles. Comme il est

13 Arch. dép. de Maine-et-Loire, E 2643, « Extrait desregistres du Conseil d’Etat ».

14 Arch. dép. de Maine-et-Loire, 40 AC DD 6. Idem pour toutce qui oppose le marquis à la communauté.

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écrit dans un mémoire pour les habitants etbiens tenants de Soulaire :

« Le marquis de Varennes ne sçait trop encoreen quelle qualité il doit réclamer les communesde Soulaire, si c’est comme seigneur de laRoche-Joullain, ou en qualité de seigneur hautjusticier de la paroisse de Soulaire, et dansl’incertitude il cumule les deux qualités, etprétend que les communes de Soulaire sont de samouvance et relèvent de lui, qu’elles sontprésumées de la concession du seigneur, que leshabitants n’en ont que l’usage et non lapropriété, et que dans tous les cas le seigneurest fondé à en demander le triage... »

Les intentions du marquis sont toujours demettre en valeur des « terres vaines etincultes ». Son biographe le dit actif « danstous les domaines concernant l’agronomie ».Effectivement, on sait qu’il entretient desrelations avec de Turbilly et avec du Cluzel,intendant de la généralité de Tours. On letrouve parmi les principales personnalités quianiment le bureau de la Société d’agriculture àAngers, où l’on discute de métayage, deplantes, de races et... d’engrais – cf. lesAffiches d’Angers. On sait que le marquis encouragedes entreprises de défrichement dans lesparoisses de Sceaux, Feneu, Bourg et Soulaire,où des particuliers reconnaissent « tenir delui à titre de concession » les parcelles

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qu’ils tentent de mettre en culture15. AugusteClaude François de Goddes de Varennes aurait àson crédit près de 500 arpents gagnés entre1761 et 176616.

D. Hypothèses sur l’activité des crottiers et la réaction des « biens tenants »

Quels ont été les résultats de la politiquede défrichement dans le royaume et en Anjou ?D’une part, on connaît les propos enthousiastesdu marquis de Turbilly et de quelques autressur les résultats de leurs merveilleusesentreprises. D’autre part, en raison del’obligation de déclaration, il existe dessources. Des statistiques ont donc étéétablies, tant en superficies défrichées qu’enpourcentage calculé par rapport à la superficieprécédemment cultivée. C’est médiocre. Le plusintéressant, du moins pour notre étude, estdans l’identification des principaux émulesangevins du marquis de Turbilly – à savoir lesmarquis d’Armaillé et de Varennes – et dans lerepérage de certaines paroisses, notamment deuxcantons qui comptent chacun pour un millierd’arpents, l’un constitué de La Roë, lesBallots, Livré et Saint-Michel – qu’il fautattribuer au marquis d’Armaillé – et l’autreconstitué des paroisses de Feneu, Sceaux,

15 Arch. dép. de Maine-et-Loire, 1 B 249 (entre autres) oùles déclarants parlent pour eux-mêmes, sauf un seul qui seréclame du marquis d’Armaillé et... 16 du marquis deVarennes !

16 Arch. dép. de Maine-et-Loire, 1 B 29.

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Bourg, Thorigné et Grez... – derrière lequel setrouve de Varennes. La plupart des défrichements – sinon tous –

étaient voués à l’échec. Il n’est pas difficilede trouver des avertissements quant à la vanitédes entreprises, ou a posteriori des commentaires.C’est ainsi que l’enquêteur de la Commissionintermédiaire a noté en 1788, à propos de laparoisse de Thorigné, que « faute de moyens deles engraisser » les terres nouvellement misesen culture recommençaient « à devenirincultes »17. C’est qu’près un certain nombre derécoltes, de telles terres ne peuvent plus riendonner sans y investir beaucoup de peine, ymultiplier les façons et surtout les apports,notamment du « gras » donc des « crottes,crottins et marnis ». La mise en cultureprécoce des landes dans les parties sèches ethautes des domaines des Varennes, a dû attirerl’attention sur les quantités de déjectionsperdues sur les communaux. Contrairement aumarquis de Turbilly qui s’est entêté dans lesannées 1740 à 1760 à faire cultiver des landesen n’y apportant que d’ingénieux maisinsuffisants ersatz de fumiers, on aurait puvouloir dans les années 1770 et 1780 mainteniren culture les landes de Bourg et Feneu toutjuste mises en culture, en y transportant des« chartés » et « monsseaux » de « marnis ». Ceque l’on ne peut savoir, c’est la part del’initiative paysanne – suite à l’échec de lamise en culture ordonnée depuis la ville – etla part du marquis de Varennes dans le

17 Arch. dép. de Maine-et-Loire, C 192.

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ramassage des crottes. L’agronome angevin afort bien pu tirer des leçons de l’échec deTurbilly... Quant à l’acharnement des « biens tenants »

contre les paysans, il a aussi des raisons.Nous savons en effet que plusieurs desofficiers de la maîtrise, tous bourgeoisd’Angers, et aussi maître Bry, et plusieursautres Angevins de ville, sont des propriétairesintéressés aux usages des communaux, dans larégion de la Sarthe et du Loir comme sur lesrives de la Maine et de la Loire et, dans lecas de Soulaire, très intéressés aux« nécessités » financières de la communauté.Celle-ci est engagée dans un procès contre lemarquis de Varennes – demandeur en « triage »des communaux – financé par leurs avances et unepromesse d’« égail » des frais que leshabitants ne mettront pas à exécution.

Antoine Follain et Tony Guéry Université d’Angers

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