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Ethnographier les politiques sociales: les transferts monétaires conditionnels dans le contexte du paradigme social international Dr Francine Mestrum Global Social Justice (www.globalsocialjustice.eu) Le paradigme social international a considérablement été modifié ces dernières décennies. Si le concept de ‘pauvreté’, introduit en 1990 par la Banque mondiale, l’ONU (Organisation des Nations Unies) et le PNUD (le Programme des Nations Unies pour le Développement) ne prenait pas vraiment en compte sa dimension monétaire – sauf au niveau des statistiques, rares à l’époque – de plus en plus de ‘dimensions’ matérielles et immatérielles furent examinées. Les micro-crédits commencent à changer la donne et les transferts monétaires conditionnels (Conditional Cash Transfers ou ‘CCT’) focalisent en plein sur les revenus des pauvres. Il convient toutefois de rester vigilants. Si ces prestations monétaires sont attribuées dans le contexte d’une ‘protection sociale’, celle-ci n’a rien à voir avec l’idée ‘d’Etat Providence’ développé dans le Nord après la deuxième guerre mondiale. La dynamique sémantique dont fait preuve ce concept de ‘protection sociale’ le rend parfaitement compatible avec les politiques néolibérales promues depuis les années ’80. Dans ce cadre, les CCT peuvent parfaitement servir au paiement des services publics (éducation, santé …) privatisés et ne constituent alors qu’une subvention indirecte par les autorités publiques des sociétés commerciales. 1. Introduction C’est en 1990 que la Banque mondiale mit la pauvreté à l’ordre du jour international 1 . Jusque-là, les organisations internationales avaient parlé des ‘problèmes sociaux’ tels que le manque d’accès aux soins de santé, le manque d’éducation, de logements, etc. 2 Une exception toutefois: au début des années 1970, à une époque où les effets de mai 1968, de l’encyclique papale ‘Populorum Progressio’ et de la théologie de la libération mettaient l’accent sur l’inégalité croissante entre les pays du Nord et ceux du Sud et que des organisations clamaient une redistribution des revenus au niveau 1 Banque mondiale, Rapport sur le développement dans le monde 1990. La Pauvreté, Washington, La Banque mondiale. 2 L’ ONU a publié des rapports réguliers sur la ‘situation sociale dans le monde’ à partir des années 50s. 1
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Conditional Cash Transfers

Apr 22, 2023

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Ethnographier les politiques sociales: les transferts monétairesconditionnels dans le contexte du paradigme social international

Dr Francine Mestrum

Global Social Justice

(www.globalsocialjustice.eu)

Le paradigme social international a considérablement été modifié ces dernières décennies.Si le concept de ‘pauvreté’, introduit en 1990 par la Banque mondiale, l’ONU (Organisationdes Nations Unies) et le PNUD (le Programme des Nations Unies pour le Développement) neprenait pas vraiment en compte sa dimension monétaire – sauf au niveau des statistiques,rares à l’époque – de plus en plus de ‘dimensions’ matérielles et immatérielles furentexaminées. Les micro-crédits commencent à changer la donne et les transferts monétairesconditionnels (Conditional Cash Transfers ou ‘CCT’) focalisent en plein sur les revenus despauvres. Il convient toutefois de rester vigilants. Si ces prestations monétaires sontattribuées dans le contexte d’une ‘protection sociale’, celle-ci n’a rien à voir avec l’idée ‘d’EtatProvidence’ développé dans le Nord après la deuxième guerre mondiale. La dynamiquesémantique dont fait preuve ce concept de ‘protection sociale’ le rend parfaitementcompatible avec les politiques néolibérales promues depuis les années ’80. Dans ce cadre,les CCT peuvent parfaitement servir au paiement des services publics (éducation, santé …)privatisés et ne constituent alors qu’une subvention indirecte par les autorités publiques dessociétés commerciales.

1. Introduction

C’est en 1990 que la Banque mondiale mit la pauvreté à l’ordre dujour international1. Jusque-là, les organisations internationalesavaient parlé des ‘problèmes sociaux’ tels que le manque d’accès auxsoins de santé, le manque d’éducation, de logements, etc.2 Uneexception toutefois: au début des années 1970, à une époque où leseffets de mai 1968, de l’encyclique papale ‘Populorum Progressio’ etde la théologie de la libération mettaient l’accent sur l’inégalitécroissante entre les pays du Nord et ceux du Sud et que desorganisations clamaient une redistribution des revenus au niveau

1 Banque mondiale, Rapport sur le développement dans le monde 1990. La Pauvreté, Washington, La Banque mondiale.2 L’ ONU a publié des rapports réguliers sur la ‘situation sociale dans le monde’ à partir des années 50s.

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mondial, la Banque mondiale sortait un programme de lutte contre lapauvreté et faisait passer l’accent de l’inégalité entre les pays àl’inégalité au sein des pays.3

Il est intéressant de noter que ce programme était bien différent decelui de 1990. En effet, dans un rapport publié en 1969 déjà, lesauteurs avaient constaté que « il serait erroné de croire que les politiques de bien-être qui réduisent la dépendance à l’égard de la famille peuvent être reléguées au secondplan des stratégies de développement».4 Mais à la redistribution desrichesses, la Banque mondiale opposa une « redistribution aveccroissance » ou de la croissance. Cette position a le grand avantagede pouvoir favoriser les pauvres sans toucher aux revenus desriches.5 Il ne s’agit pas de redistribuer les fruits de lacroissance, mais la croissance elle-même par des politiquesdestinées à des groupes cibles afin d’augmenter leur productivité.« Une conception plus utile de la justice distributive est celle qui vise à accélérer ledéveloppement des groupes les plus pauvres d’une société, au lieu d’une conception entermes de part relative des revenus ».6 Si ce dernier point reste inchangé en20137, ce qui a changé est la position par rapport à la protectionsociale.

Dans les années 1970, la Banque mondiale continue de défendre uneposition ‘moderniste’ d’autonomisation des individus par rapport àleurs familles et à leurs communautés. En 1990 par contre, laprotection sociale est explicitement écartée des politiques deréduction de la pauvreté.8

Quoi qu’il en soit, cette tentative du début des années 1970 nerecevra aucun accueil enthousiaste de la part des pays pauvres. Peuaprès, la crise économique éclata dans les pays du Nord et en 1982débutèrent les politiques d’ « ajustement structurel » dans le Sud.3 World Bank, The Assault on World Poverty. Problems of Rural Development, Education and Health, Baltimore and London, The John Hopkins University Press, 1975.4 Pearson, L.B., Partners in Development. Report of the Commission on international development, New York, Praeger Publishers, 1969, p. 198.5 Chenery, H. et al., Redistribution with Growth. Published for the World Bank andthe Institute of Development Studies, University of Sussex, London, Oxford University Press, 1974.6 Ahluwalia, M.S. and Chenery, H., “The Economic Famework” in Chenery, H. et al., op. cit., p. 42.7 WB/IMF Development Committee, World Bank Group Strategy, document DC2013-0009, 18 September 2013.8 Mestrum, F., Mondialisation et Pauvreté. De l’utilité de la pauvreté dans le nouvel ordre mondial, Paris, L’Harmattan, 2002, chapitre 5.

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L’heure était au démantèlement des politiques sociales et en fait detoute la philosophie de l’économie du développement.9

2. La lutte contre la pauvreté

En 1990, la scène mondiale avait totalement changé. Ce qui requiertl’attention pour notre thématique, est la conceptualisation de lapauvreté dans les multiples documents de la Banque mondiale quifurent publiés au début des années 1990.

Notons aussi que le PNUD publia, également en 1990, son premierrapport sur le « développement humain » dont la philosophie est, enfait, très similaire à celle de la Banque mondiale.

2.1.Pauvreté et protection sociale

Deux caractéristiques communes méritent d’être notées dans le cadrede la présente contribution.

D’abord, l’opposition entre réduction de la pauvreté et protectionsociale. Dans le passé, la sécurité sociale était considérée comme« un instrument puissant de développement social ».10 Cependant, dès1982, l’ONU constate les « limites du rôle de l’Etat-Nation comme gestionnaire duchangement socio-économique ». En 1989, elle constate une évolution desperceptions en matière de développement social et « un fort courantd’opinion [qui penche] pour des services à base communautaire ou familiale ».11 Dèsles années 1990, les systèmes de sécurité sociale sont ouvertementcritiqués et jugés inadaptés aux besoins des pays en développement.« La sécurité sociale ne représente peut-être pas le meilleur emploi qu’un pays endéveloppement peut faire des ressources dont il dispose. Les versements profitentgénéralement aux employés du secteur structuré et non pas aux couches les plus pauvres dela population ».12 « La réduction de la pauvreté tend encore à être identifiée avec la sécuritésociale ou la protection sociale … partant peut-être de bons sentiments, maisinefficace… ».13 « Face à l’insécurité sociale … des solutions inédites associant desentreprises, les travailleurs, les ménages et les groupes de proximité doivent donc être

9 Mestrum, F., 2002, op. cit., chapitre 4.10 Nations Unies, Rapport sur la situation sociale dans le monde, Document E/CN.5/375/Rev.1-ST/SOA/52, 1963.11 Nations Unies, Rapport sur la situation sociale dans le monde, Document E/CN.5/1989/2, 1989, p. 204-205.12 PNUD, Rapport mondial sur le développement humain 1991, Paris, Economica, 1991, p. 55.13 PNUD, Vaincre la pauvreté humaine, Rapport du PNUD sur la pauvreté, New York, PNUD, p. 42, 44.

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trouvées pour assurer une plus grande sécurité à un moindre coût. Cela est particulièrementimportant pour les pays en voie de développement qui ne sont pas encore prisonniers desystèmes coûteux ».14

Les politiques sociales restent une responsabilité de l’Etat mais ilest conseillé de laisser au moins une partie de leur mise en œuvreaux autorités locales et au secteur privé. L’intégration nationaleest remplacée par la cohésion sociale. Le progrès social est réduità la lutte contre la pauvreté. La distribution concerne moins lesrevenus que les capacités et toutes les politiques sociales sontconditionnées par le besoin des équilibres macro-économiques.

La Banque mondiale attend 1997 pour préciser ses idées.

« Sans un minimum d’ordre social, soutenu par les institutions, les marchés ne peuventfonctionner ».15 Les Etats devront veiller à assurer un meilleur usagedes ressources publiques et de protéger les plus vulnérables. « Dansbeaucoup de pays, les programmes d’assurance sociale et d’aide sociale n’ont pas remplileur mission de protection des plus vulnérables. Dans bien des cas, ils ont plutôt opéré destransferts au profit des plus favorisés … de nouvelles formules se dessinent tant dans ledomaine de l’assurance sociale que dans celui de la protection sociale ».16 « La solution duproblème consiste donc à trouver les moyens pour que les pauvres puissent se faireentendre, en leur permettant de devenir des avocats plus efficaces de leur propre cause ».17

2.2.La pauvreté multidimensionnelle

La deuxième caractéristique concerne la ‘multidimensionnalité’ de lapauvreté. Dans tous les documents des organisations internationalesdes années 1990 et après, la pauvreté est conceptualisée comme étantun problème ‘multidimensionnel’, où, en d’autre mots, un problèmeimpliquant bien plus qu’un déficit de revenu, mais aussi un problèmede manque d’accès aux soins de santé, aux formations, au logement,au travail décent, etc.

Or, s’il est facile de voir que les pauvres, effectivement,souffrent de beaucoup d’autres problèmes qu’un seul déficit derevenu, on peut se demander si ces problèmes ne disparaîtraient pasrapidement, comme neige au soleil, à partir d’un revenu suffisant.

14 Banque mondiale, Rapport sur le développement dans le monde 1997, Washington, Banque mondiale, 1997, p. 6.15 Banque mondiale, 1997, op. cit., p. 47.16 Banque mondiale, 1997, op. cit., p. 66.17 Banque mondiale, 1997, op. cit., p. 68.

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De plus, la pauvreté me semble être la seule discipline académiqueoù les causes et les conséquences d’un phénomène sont intégrées à ladéfinition du phénomène. En fait, cela exempt les chercheurs àexaminer ces causes et ces conséquences puisqu’elles constituent lanature même du problème.

Bien entendu, les problèmes du chômage ou du manque d’un logementdécent ne disparaissent pas nécessairement et automatiquement avecla mise à disposition d’un revenu. C’est pourquoi il est sans douteplus indiqué de définir la pauvreté comme un déficit de revenu et lalutte contre la pauvreté comme un processus multidimensionnel.

En aucune façon, les multiples ‘dimensions’ de la pauvreté ne sontle propre des personnes pauvres.

Le risque de l’approche ‘multidimensionnelle’ de la pauvreté estqu’on se focalise sur les différents problèmes ‘annexes’ et qu’onoublie le revenu. Ainsi, il a duré plusieurs années avant que laBanque mondiale n’aille regarder le marché du travail en rapportavec la pauvreté. De même, nulle part dans ses propositions de‘filet social’ ne propose-t-elle de payer des prestations monétairesaux pauvres. La seule politique où le revenu fait son apparition estdans les propositions de ‘moins disant’, les travaux publicsorganisés par les autorités publiques avec un système d’auto-ciblage : celui qui offre le meilleur prix (et donc le salaire leplus bas) aura accès au travail. Inutile d’ajouter que ce système nepeut permettre en aucun cas de sortir de la pauvreté.

« C’est le coût de la vie, les salaires peu élevés, le manque d’emplois. Et c’est le fait de pasavoir des médicaments, de la nourriture, des vêtements »18. « La pauvreté, cela veut diretravailler plus de 18 heures par jour mais ne pas gagner assez pour me nourrir et pournourrir mon mari et mes deux enfants »19. « En Tanzanie, on décrit les riches comme étantceux qui ‘fixent les prix’ et les pauvres comme « ceux qui sont forcés d’accepter les prix fixéspar d’autres’ ».20 Voilà quelques témoignages de personnes pauvresinterrogées sur ce qu’est, pour elles, la pauvreté.

18 Réponse d’un pauvre du Brésil dans une enquête participative sur la pauvreté, organisée par la Banque mondial, Narayan, D. et al., Voices of the Poor. Crying out for Change, Washington, The World Bank, 2000, p. 35. 19 Réponse d’une femme pauvre au Cambodge, Narayan, D., et al., op. cit., p. 39. 20 Réponse d’un pauvre en Tanzanie, Narayan, D., et al., op. cit., p. 40.

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Néanmoins, la Banque mondiale écrit dans la conclusion à cetterecherche intéressante: « … les pauvres ne parlent que rarement du revenu, ils seconcentrent sur la gestion de leurs actifs … afin de faire face à leur vulnérabilité»21.

Ce refus de parler du revenu des pauvres est sans doute un élémentimportant qui explique que la Banque mondiale a constamment adaptéses définitions de la pauvreté. Si elle a commencé en 1990 avec unmanque d’accès aux soins de santé et à l’éducation, ses définitionsse sont significativement subjectivées en 2000 : vulnérabilité,manque d’ « empowerment » et manque de voix.22 Aujourd’hui, dans sondernier rapport23, la pauvreté est décrite comme une ‘taxe cognitive’et mise en rapport avec les sciences du comportement.

3. Les micro-crédits

L’introduction de la dimension monétaire fut faite ‘en silence’. Sil’idée est loin d’être nouvelle – voir par exemple les créditsdonnés, en 1851, par la société Singer aux femmes pour qu’ellespuissent s’acheter une machine à coudre24 -, c’est l’ONG(organisation non gouvernementale) Grameen Bank de Muhammad Yunus auBangladesh, créée en 1983, qui fut le point de départ du succèsfulgurant de cette formule.

Il est important de noter que quasi toutes les sociétés ont toujourseu leurs instruments financiers, dans la plupart des cas informels,mais souvent aussi formels. Les formules d’épargne et deredistribution – les ‘tontines’ – en sont l’exemple le plus connu.Les pauvres, qui ont essentiellement besoin d’argent pour rembourserune dette, pour faire face à une dépense imprévue, pour passer unepériode difficile, pour financer le mariage ou le décès d’un membrede la famille… disposent de toute une panoplie d’instrumentsd’épargne et d’endettement. Leurs ‘réserves’ sont déposées dans unemoyenne de six différents instruments.25 La mauvaise qualité et le21 Narayan, D., op. cit., résumé des résultats de l’enquête, p. 5.22 World Bank, World Development Report 2000/2001. Attacking Poverty, New York, Oxford University Press.23 World Bank, World Development Report 2015. Mind, Society and Behavior, Washington, TheWorld Bank, 2014.24 Prahalad, C.K. and Hart, S.L., The Fortune at the Bottom of the Pyramid, in Strategy + Business, issue 26, 2002.25 Collins, D. et al., Portfolios of the Poor. How the World’s Poor live on $2 a day, Princeton, Princeton University Press, 2011.

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prix élevé de ces instruments ont souvent été mentionnés pourpromouvoir des systèmes formels de ‘micro-crédits’ et de ‘micro-finances’. Pour la Banque mondiale, ces systèmes font partie de laprotection sociale, étant donné que les assurances ‘du berceau à latombe’ sont jugés ne pas être financièrement soutenables.26

Le succès du Bangladesh, et plus tard du Mexique et de la Boliviefirent du micro-crédit comme la panacée de la lutte contre lapauvreté. Ces petits montants prêtés aux pauvres et essentiellementaux femmes aideraient en plus à renforcer la cohésion sociale (parla responsabilité collective) et à l’autonomisation des femmes qui,en plus, avaient des taux de remboursement super-élevés.

En 2005, l’ONU organisa l’Année internationale du micro-crédit et en2006 le prix Nobel de la Paix allait à Muhammad Yunus et la GrameenBank « pour leurs efforts pour créer un développement économique et sociale à partir dela base ».27

Si de multiples recherches furent faites sur ce phénomène du micro-crédit, rares étaient celles qui examinaient leur impact sur lapauvreté et rares étaient celles qui vérifiaient les données desbulletins de victoire publiés par les institutions elles-mêmes.

Le scandale de la commercialisation de Grameen (Bangladesh), deCompartamos (Mexique) et de BancoSol (Bolivie) ont mis le feu aupoudre et furent le début de recherches plus critiques.28

On commença à constater que les résultats étaient loin d’êtretoujours aussi positifs, que les évaluations étaient souventcontradictoires et controversées, que les prêts donnés aux femmes nesemblaient pas leur faire du mal …29

Très vite, il s’avérait que la plupart des promesses du système desmicrocrédits ne pouvaient être tenues.30 Tout d’abord, le micro-crédit ne pouvait atteindre les ‘plus pauvres parmi les pauvres’,

26 World Bank, Social Protection Sector Strategy. From safety Net to Springboard, Washington, World Bank, 2000.27 http://www.nobelprize.org/nobel_prizes/peace/laureates/2006/ 28 Bateman, M., Why Doesn’t Microfinance Work ? The Destructive Rise of Local Neoliberalism, London, Zed Books, 2010.29 OECD, PovNet – DAC Guidelines , 2/2001, p. 71 ; Roodman, D. and Qureshi, U., Microfinance as Business, CGD Working Paper n° 101, October 2006; Roodman, D. andMorduch, J., The Impact of Microcredit on the Poor in Bangladesh. Re-visiting the Evidence, CGD Working Paper 174, June 2009.

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les taux d’intérêt étaient bien plus élevés que ceux annoncés, lesinstitutions ne pouvaient être rentables sans subventions, les tauxde remboursement étaient moindres que ceux annoncés.

La critique la plus dévastatrice venait de Milford Bateman, quiexplique que les pauvres ont plutôt besoin de crédits à long termeet que les micro-crédits étaient contraire à un projet dedéveloppement, dans la mesure où cela requiert le développement dePME (petites et moyennes entreprises), et donc des crédit plussubstantiels. Le micro-financement, conclut-il, ne résout pas lapauvreté mais enferme les individus dans un secteur informel etdétruit la solidarité. En fait, le micro-crédit constitue unefinanciarisation et un endettement des pauvres.31 Selon d’autresétudes, il serait à l’origine de milliers de suicides dans le milieurural en Inde, à cause d’un surendettement.

Ces arguments gagnent en crédibilité quand on lit le raisonnement deC.K. Prahalad qui défend un ‘capitalisme inclusif’ et qui voit dansl’aide aux pauvres et dans les micro-crédits en particulier uneopportunité commerciale hors pair.32

4. Les transferts monétaires conditionnels

4.1.Les avantages

On pourrait penser que le système des transferts monétairesconstituerait une solution aux critiques les plus importantes àl’égard du micro-crédit.

S’il est vrai que les pauvres ont avant tout besoin de monnaiecourante pour payer les biens et services dont ils un besoin courant– et malgré l’utilité d’une lutte ‘multidimensionnelle’ de cettepauvreté -, une prestation monétaire directe sera l’instrument quileur aide le plus.

30 file:///C:/Users/francine/Documents/NIEUW2/Does%20Microfinance%20Still%20Hold%20Promise%20for%20Reaching%20the%20Poor%20.html; file:///C:/Users/francine/Documents/NIEUW2/Microfinance%20Misses%20Its%20Mark%20%20%20Stanford%20Social%20Innovation%20Review.html 31 Bateman, M., 2010, op. cit.32 Prahalad, C.K., 2002, op. cit.

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Liées à des conditions, telle la scolarité des enfants ou la visiterégulière des centres médicaux, ces prestations aident en plus àréaliser d’autres objectifs du développement humain en matièred’éducation et de santé.

Malgré les réticences initiales de pas mal d’experts, c’est aussi lerésultat constaté au Brésil quand ce pays a commencé à payer une‘bolsa escola’ en 1995, une ‘bourse de scolarité’ aux jeunesenfants, suivi d’un revenu familial garanti et un programme pourréduire le travail des enfants en 1996, qui fit le succès de laformule. Au cours des années suivantes, d’autres programmes y ontété ajoutés, la plupart d’entre eux ayant été fusionné en 2003 dansune ‘bolsa familia’, attribué actuellement à près de 14 millions defamilles pauvres.33

Ce programme a permis de réduire considérablement la pauvreté auBrésil ( de 36,4 % en 2005 à 18,6 % en 2012)34 mais a égalementcontribué à diminuer l’inégalité. De plus, c’est clairement ce qui aexpliqué la popularité du président Lula da Silva, qui s’est faitélire deux fois et qui a pu faire élire et réélire sa dauphine, MmeDilma Roussef en 2010 et 2014.

Le Mexique est le deuxième grand pays latino-américain à avoir misen place son programme Solidaridad, aujourd’hui appelé ‘Prospera’.Très vite la presque totalité des pays latino-américains ont suivi,ainsi qu’un grand nombre de pays africains, ainsi que plusieurs paysasiatiques (voir carte).

33 ILO, The World of Work 2014, Geneva, ILO, 2014, p. 116.34 CEPAL, Panorama Social 2014, Santiago de Chile, United Nations, p. 17.

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Ces prestations monétaires ont, dans tous les cas examinés, augmentéle pouvoir d’achat et de consommation des familles. Contrairementaux craintes, elles n’ont pas diminué la participation au marché dutravail, bien au contraire, mais elles ont diminué le travail desenfants.35 Ce que les pauvres expliquent est que ces petits montantsleur permettent de prendre un bus pour aller chercher du travail oupour aller vendre leurs produits sur le marché d’un village voisin.Elles ont également augmenté l’utilisation des services offerts enmatière d’éducation et de santé.

Les conditions ne sont pas un obstacle, bien au contraire, ellesaident même à vaincre les résistances des classes moyennes qui sontbien d’accord pour investir dans le capital humain des enfants.

35 World Bank, Conditional Cash Transfers, Washington, The World Bank, 2009, p. 16.

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Cependant, il convient de souligner aussi, que ces programmes sontloin d’être chers (voir graphique) : moins de 0,5 % du PIB (Produitintérieur Brut) au Brésil, 0,41 % au Mexique, 0,64 % en Bolivie.36

C’est sans doute aussi leur plus grande faiblesse : les montantsmodestes ne permettent pas d’éradiquer la pauvreté. Si NancyBirdsall, directrice du ‘Center for Global Development’ a dit queles transferts monétaires conditionnels étaient ‘le plus près de cequ’on pouvait imaginer comme solution miracle du développement’37,ils ne sont qu’une solution à court terme et ne contribuent même pasà ce que la Banque mondiale propose en termes de ‘gestion derisque’.

36 ILO, 2014, op. cit., p. 116.37 Nancy Birdsall, directrice de CGD (Center for Global Development): ‘as close as you can come to a magic bullet in development’, citée dans World Bank, 2009, op. cit., p. 29.

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C’est pourquoi il convient de faire une analyse plus détaillée et des’interroger sur les objectifs des programmes.

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4.2.Les limites des transferts monétaires conditionnels

Un des premiers points à remarquer est que ces programmes restentdes programmes ‘ciblés’ avec toutes les limites connues et largementdiscutées dans la littérature.38 Le ciblage est très cher en termesadministratifs et dépasse souvent les capacités des pays pauvres. Ilest souvent déformé par des biais d’information et incite lacompétition entre les ménages. Certes, un ciblage par groupes depopulation, les enfants, les personnes âgées ou les femmes chefs deménage, permettent d’éviter ces problèmes mais cela risque alors demarginaliser un grand groupe de familles pauvres. Universaliser lesaides en termes géographiques, un village pauvre, par exemple, estégalement une solution si cela ne provoque pas de mobilité de lapopulation.

Une deuxième limite est le fait que ces montants restent del’assistance et ne donnent pas accès aux droits sociaux. C’est legouvernement (fédéral ou local) qui gère les programmes et peut àtout moment les changer ou les annuler. La sécurité donnée auxbénéficiaires est ainsi fortement limitée et conditionnée par lasituation budgétaire du pays ou de la région/village).

Troisième limite est que ces programmes, avec leur accent sur ledéveloppement humain des enfants accentuent, ce faisant, le rôle desfemmes dans leur tâches domestiques et re-productives. Ce biais degenre, s’il existe, peut être renforcé par l’attribution de laprestation au chef de la famille, compagnon de la femme en question,qui, de ce fait ne profitera pas nécessairement des avantages. Ilest donc en tous cas recommandé d’attribuer la prestation à la mèrequi, de ce fait, pourra éventuellement aussi s’autonomiser.

Une quatrième limite tient sans aucun doute à l’usage clientélistequi peut être fait de cette multitude de programmes et dans certainscas, il est permis de se poser des questions sur leur objectif réel.Prenons l’exemple du Mexique : le programme a changé quatre fois denom, de ‘Solidaridad’ en 1988 avec l’arrivée au pouvoir de M. Carlosde Salinas, il est devenu ‘Progresa’ avec M. Zedillo,38 Mkandawire, T., Targeting and Universalism in Poverty Reduction, Programme Paper n° 23, Geneva, UNRISD, December 2005; McCord, A., The Public Pursuit of Secure Welfare, Background Paper on international Development Institutions, Social Protection and Developing Countries, Brussels, European Commission, December 2013; McGregor, S., Welfare: Theoretical and Analytical Paradigms, Working Paper 2014-13, Geneva, UNRISD, September 2014.

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‘Oportunidades’ avec M. Fox et M. Calderon (les deux du même partipolitique) et a changé une dernière fois pour devenir ‘Prospera’avec M. Pena Nieto en 2014. Les résultats sont édifiants : lesdépenses gouvernementales (nationales, régionales et locales) ontdoublé en termes absolus entre 1970 et 2012, mais le nombre depauvres a augmenté de 58,2 %. En 2012, le pourcentage de pauvresétait identique à celui de 1992 (autour de 50 %) et le pouvoird’achat des pauvres n’a cessé de diminuer. Il convient de sedemander, ajoute le journal La Jornada, combien de ces fondsarrivent réellement chez les pauvres.39 Soulignons que le Mexique estconsidéré comme étant un pays ‘riche’, étant membre de l’OCDE.

Enfin, une dernière limite qui nous mènera à une conclusion et unesolution alternative est la fragmentation des programmes. Pourrevenir aux programmes du Mexique, le pays compte, aux niveauxnational, régional et local, pas moins de 5904 programmesdifférents!40 La liste des programmes de transferts monétairesconditionnels en vigueur au Népal compte deux pages, un aperçu desprogrammes de protection sociale trois pages.41

Il est évident que cela rend tout exercice de transparence etd’évaluation énormément difficile. Surtout, le succès d’un programmepeut cacher l’échec d’un autre programme. Ainsi, pour revenir àl’exemple du Mexique, un cas emblématique de l’échec de programmesde lutte contre la pauvreté : la couverture médicale y a amélioré,grâce notamment à l’introduction d’un ‘seguro popular’ (assurancepopulaire) qui garantit à l’ensemble de la population un paquetminimal de soins de santé, mais la qualité de ces services est loind’être suffisante et n’a pas amélioré.42 La même chose vaut pour lesservices d’enseignement.

Aussi, peut-on s’imaginer une amélioration de la situation enmatière de santé d’un pays, si les gens n’ont pas d’accès à l’eau ?Peut-on s’imaginer une amélioration de la situation en termes demalnutrition, si les paysans sont obligés de quitter leur terre enraison de la violence qui règne dans le pays ? Peut-on s’imaginerune amélioration de la situation en termes d’éducation, si les

39 La Jornada, 10 février 2015.40http://www.coneval.gob.mx/Evaluacion/Paginas/ inventario_nacional_de_programas_y_acciones_sociales.aspx 41 ILO, Social Security/Social Protection in Nepal, Geneva, ILO, 2012.42 Coneval, http://www.coneval.gob.mx/Informes/Normateca/PAE_2015.pdf

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enseignants sont sous-payés ? Il est facile d’allonger cette liste.Elle ne sert qu’à démontrer que la pauvreté n’est pas un problèmequi peut être isolé des autres problèmes liés au développementsocial de l’ensemble du pays.

Le Brésil est le seul pays qui a quelque peu mitigé ces problèmes enattribuant en même temps que la ‘bolsa familia’ une pension non-contributive aux personnes âgées, en améliorant les transports endirection des écoles, en augmentant les salaires minimums, enorganisant des repas scolaires, etc.

Toujours est-il que la pauvreté, tout en étant essentiellement unproblème de revenu, devra trouver des solutions avec des politiquesmultidimensionnelles, au-delà des milieux des familles pauvres etdans un contexte de développement social, lié au développementéconomique.

5. Une protection sociale universelle

C’est face au constat de l’échec généralisé des programmes de luttecontre la pauvreté, que différentes organisations de l’ONU ontcommencé à dénoncer les inégalités croissantes et ont réclamé desprogrammes universels de protection sociale.43

Il est impossible de faire ici, dans le cadre de cette contribution,une analyse complète des différentes propositions faites au niveauinternational.44 Deux choses méritent, à mon humble avis, une brèveanalyse pour expliquer quel est l’état de la pensée sociale en cemoment. Enfin, j’aimerais présenter la seule proposition qui mériteen ce moment d’être promue, aussi imparfaite qu’elle soit, à savoirle ‘socle de protection sociale’ de l’OIT (Organisationinternationale du Travail).

43 UNRISD, Combating Poverty and Inequality. Structural Change, Social Policy and Politics, Geneva, UNRISD, 2010; United Nations, Re-Thinking Poverty, Report on the World Social Situation 2010, New York,United Nations, 2010; United Nations, World Economic and Social Survey 2010, New York, United Nations, 2010; CEPAL, Protección social inclusiva en América latina, Santiago, CEPAL, 2011.44 Mestrum, F., Social Protection Floor and Beyond, http://www.globalsocialjustice.eu/index.php/research-84309/301-social-protection-floor-beyond-poverty-reduction-56020094.

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C’est encore la Banque mondiale qui a commencé à réfléchir sur laprotection sociale, dès l’an 2000.45 Elle présenta un schéma completavec une philosophie différente de celle existante dans les Etatsqui ont des systèmes de sécurité et d’assistance sociale avancés, àsavoir une ‘gestion de risque’. Cette approche permet d’élargir la‘protection sociale’ à des aspects jusque-là ignorés dans cecontexte, comme la migration, l’épargne et le micro-crédit, lalibéralisation du commerce, le mariage, les stocks tampons, letravail des enfants, la vente des actifs, etc.

En fait, elle part du principe que les risques ne peuvent êtreévités, ils existent et les ‘chocs’ arrivent, tout ce qu’on peutfaire est de s’y préparer pour en mitiger les conséquences ou d’yfaire face le moment venu. Les autorités publiques peuvent certesjouer en rôle, mais le rôle principal est pour les marchés et pourles familles et les communautés elles-mêmes. C’est pourquoi ellesdoivent devenir ‘résilientes’. Comme dans sa philosophie néolibéralepromulguée par ses ‘programmes d’ajustement structurel’, il convientde toujours permettre aux marchés de bien fonctionner. C’est aussile remède de ses programmes de lutte contre la pauvreté, car lacroissance est le seul moyen qui permettra d’éradiquer la pauvreté.

Cette proposition n’a pas eu de conséquences directes et ce n’estque vers la fin de la décennie que la Banque reprend le fil de sapensée.46 Dans le document de 2012, il est très claire que la Banquene regarde que les avantages économiques. ‘La protection sociale est centralepour toute réforme en faveur de la croissance’. 47 Elle doit stabiliserl’économie, promouvoir la productivité et la mobilité du travail,développer le capital humain et réduire les inégalités. ‘Les réformesen faveur de la croissance sont ainsi plus faisables au niveau politique’.48 La Banque nepense pas à des politiques universelles. Il s’agit de ‘la résilience pourles plus vulnérables, l’équité pour les pauvres et des opportunités pour tous’. 49 LaBanque ne se réfère aucunement aux droits humains.

45 Holzmann, R. and Jorgensen, S., Social Risk Management: theoretical framework for social protection, Working Document 006 on Social protection, Washington, the World Bank, 2000.46 World Bank, Resilience, Equity and Opportunity, Washington, The World Bank, 2012. 47 World Bank, 2012, op. cit., p. x.48 World Bank 2012, op. cit. p. xiv.49 World Bank 2012 op. cit. p. 1.

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Au printemps 2014 la Banque adopte sa nouvelle stratégie.50 Elle neparle plus de la protection sociale mais elle répète ses promessesde 1972 : éradiquer la pauvreté extrême (en 2030 cette fois-ci ennon plus en 2000) et ‘partager la prospérité’, c.-à-d. faire que lacroissance des 40 % des populations au revenus les plus bas soitplus importante que celle au-dessus).

La recommandation de l’OIT sur le ‘socle de protection sociale’51 estcertes influencée par la philosophie néolibérale, mais sa pensée debase est nettement différente.

La protection sociale est un droit humain. Il s’agit d’une affairede justice sociale et du droit de tous à un niveau de vie adéquat.Il s’agit d’un instrument important pour limiter et pour prévenir lapauvreté, l’inégalité et l’exclusion sociale, ainsi que pourformaliser le secteur informel.52

Ce n’est qu’après que les avantages économiques sont mentionnés:l’investissement dans le capital humain afin que les individuspuissent s’adapter à l’économie et au marché du travail entransformation. La protection sociale permet de stabiliserl’économie et la société, elle soutient la demande et rendl’économie soutenable.53 Le socle de protection sociale doit être vudans un cadre national et permettra à davantage de personnes dejouir d’une meilleure protection.54

L’OIT donne aussi une liste de tous les éléments qui peuvent êtrerepris dans un système de protection sociale : les biens et lesservices essentiels comme la santé, la sécurité du revenu pour lesenfants et les individus qui, pour des raisons d’âge, de santé ou dehandicap, ne peuvent être actifs sur le marché du travail, laprotection des jeunes mères.55

L’OIT est quelque peu ambigu quand elle parle du caractère universelde sa protection sociale. L’objectif, explique-t-elle, est unepolitique universelle, et elle fait référence à sa convention

50 WB/IMF, 2013, op. cit.51 World Bank 2012 op. cit. p. 1.52 OIT, Recommandation (n° 202) sur les socles de protection sociale, 2012, visa 5, http://www.ilo.org/dyn/normlex/fr/f?p=NORMLEXPUB:12100:0::NO::P12100_ILO_CODE:R202 53 OIT, 2012, op. cit., visa 5.54 OIT, 2012, op. cit., § 1.55 OIT, 2012, op. cit.,§ 5, 9.

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internationale de 1952 sur les normes minimales de la sécuritésociale.56 En même temps, la recommandation parle d’une protection‘pour ceux qui en ont besoin’57. Dans ses travaux préparatoires, elleavait déjà mentionné que les ressources pour des politiquesuniverselles étaient limitées.58

6. Conclusion : Un changement de paradigme

Ce bref historique de la pensée sociale dans la pensée dudéveloppement nous montre clairement la place des transfertsmonétaires conditionnels et la réalité des politiques suivies.

D’abord, le concept de ‘protection sociale’ n’a plus la mêmesignification que par le passé, où il se référait essentiellementaux ‘Etats-Providence’ du Nord. Aujourd’hui il n’est pas beaucoupplus que la réduction de la pauvreté, toutefois avec des marges plusamples pour introduire de vraies politiques sociales, même si ellesrestent ‘ciblées’.

Ensuite, la protection sociale est toujours basée sur les droitshumains, excepté pour la Banque mondiale qui n’a jamais vraimentaccepté les droits économiques et sociaux.

La tâche centrale des gouvernements au niveau central estl’investissement dans le capital humain et l’assistance aux pauvres.

Les nouvelles politiques sociales ne sont pas universelles, maisciblées sur les pauvres. De plus, la pauvreté reste un problème desindividus pauvres et n’est pas vu comme un problème social. Dansl’Europe du 19ème siècle, à l’aube des émergences des EtatsProvidence, les risques de l’industrialisation étaient perçus commedes risques collectifs, tandis qu’aujourd’hui, ils deviennent ànouveau individuels.59

La solidarité est limitée aux gens pauvres, les sujets éventuels del’investissement social. Mais de la même façon que dans le passé, il

56OIT, Convention (n° 102) concernant la sécurité sociale (norme minimum), 1952, http://www.ilo.org/secsoc/areas-of-work/legal-advice/WCMS_206115/lang--fr/index.htm 57 OIT, 2012, op. cit., § 4, 6.58 ILO, 2012 (b), Social Protection Floors for Social Justice and a Fair Globalization. Report IV, document ILC2012, 101st session, p. 15, 18.59 Ewald, F., L’Etat-Providence, Paris, Grasset, 1986.

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y a des pauvres méritants et des pauvres non méritants. On reconnaîtdans ce point des caractéristiques communes avec les changements despolitiques sociales dans le Nord. Le point central reste ladisponibilité pour le marché du travail. L’investissement social nevise aucunement la redistribution des revenus.

L’objectif principal de la protection sociale devient la promotionde la croissance, de la productivité et de la stabilité. En fait, lanouvelle protection sociale contribue également à créer des marchés,car les services essentiels qui sont promus, peuvent également êtreofferts par le marché. C’est ici que nous devons revenir sur lepoint des transferts monétaires conditionnels. Si les montants sontsi peu élevés et ne permettent aux familles que de payer les fraisde scolarité et les soins de santé, ce mécanisme peut aussi être vucomme une subvention indirecte au secteurs privatisés de l’éducationet de la santé. Il cesse alors de servir de protection oud’assistance sociale.

De ce fait, la ‘protection sociale’ de la Banque mondialed’aujourd’hui, permet de préserver la philosophie néolibérale de ses‘ajustements structurels’, de la même façon que ses politiques delutte contre la pauvreté, même si, aujourd’hui, de la place estfaite pour une dimension monétaire. L’OIT échappe quelque peu àcette logique dans la mesure où elle propose une protection socialeplus large et qu’elle préserve les promesses d’universalisme et dulien avec sa Convention de 1952.

Enfin, nous constatons que le paradoxe apparent constitué d’une partpar la promotion de la protection sociale dans le Sud tandis que,simultanément, les Etats sociaux dans le Nord sont démantelés, n’estpas un paradoxe du tout. En fait, c’est une même logique qui est àl’œuvre, au Nord comme au Sud, qui réduit la protection sociale àune réduction de la pauvreté et en fait un instrument pourpromouvoir la croissance, la productivité et la stabilité. Jusqu’àprésent, ce système a créé plus de pauvreté qu’il n’en a éradiqué.

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