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UNIVERSITE PARIS 1 PANTHEON-SORBONNE UMR DE DROIT COMPARE DE
PARIS ET CERDIN
Collection Contentieux international
LA MOTIVATION DES DECISIONS DES
JURIDICTIONS INTERNATIONALES
Sous la direction de
Hlne Ruiz Fabri et Jean-Marc Sorel
Editions A. PEDONE 13, rue Soufflot
75005 Paris
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Titres parus Collection Contentieux international
- Le juge international et lamnagement de lespace : la spcificit
du contentieux international Sous la direction de Philippe Weckel,
1998
- Les procdures incidentes devant la Cour internationale de
Justice : exercice ou abus de droit Sous la direction de Jean-Marc
Sorel et Florence Poirat, 2001
- Le contentieux de lurgence et lurgence dans le contentieux
devant les juridictions internationales : regards croiss Sous la
direction dHlne Ruiz Fabri et Jean-Marc Sorel, 2003
- Le principe du contradictoire devant les juridictions
internationales Sous la direction dHlne Ruiz Fabri et Jean-Marc
Sorel, 2004
- Le tiers linstance devant les juridictions internationales
Sous la direction dHlne Ruiz Fabri et Jean-Marc Sorel, 2005
- La saisine des juridictions internationales Sous la direction
dHlne Ruiz Fabri et Jean-Marc Sorel, 2006
- La preuve devant les juridictions internationales Sous la
direction dHlne Ruiz Fabri et Jean-Marc Sorel, 2007
La loi du 11 mars 1957 nautorisant, aux termes des alinas 2 et 3
de larticle 41, dune part, que les copies ou reproductions
strictement rserves lusage priv du copiste et non destines une
utilisation collective et, dautre part, que les analyses et les
courtes citations dans un but dexemple et dillustration, toute
reprsentation ou reproduction intgrale, ou partielle faite sans le
consentement de lauteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est
illicite (alina 1er de larticle 40). Cette reprsentation ou
reproduction, par quelque procd que ce soit, constituerait donc une
contrefaon sanctionne par les articles 425 et suivants du Code
pnal.
Editions A. PEDONE PARIS 2008 I.S.B.N. 978-2-233-00537-3
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VII REMARQUES CONCLUSIVES
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LA MOTIVATION OU LE MYSTERE DE LA BOITE NOIRE1
Emmanuelle JOUANNET
Tous les chats comprennent le franais, tous les poulet sont des
chats, donc tous les poulets comprennent le franais
(Lewis Carrol)2 Nous ne voulons pas de larbitraire du juge. Nous
nen voulons aucun prix. Et cependant nous voulons, lorsque la loi
ne commande pas avec une certitude imprative, que le juge puisse
marcher avec le tempscontradiction angoissante et terrible au
premier abord ! Comment la rsoudre ?
(Raymond Saleilles)3
La motivation apparat aujourdhui comme tant la traduction dune
sorte de conjonction contre-nature entre un besoin de logique
formelle et celui dune plus grande libert de rdaction, entre une
volont du juge de faire progresser le droit et la justice et celle
de saffirmer comme un pouvoir qui compte face aux autres
juridictions et aux diffrents pouvoirs internationaux. Elle est
indispensable la justice et la bonne administration de la justice,
mais elle est aussi lexpression et linstrument dun pouvoir
(hgmonique ?) silencieux. La motivation suscite donc la rflexion
car, travers elle et au del dune simple analyse formaliste de ses
effets, cest limage du juge, le problme de son raisonnement et de
ses pouvoirs qui sont en question. Mais pourrons-nous dcrypter
pleinement la motivation ? Je ne le pense pas car elle cre ce que
lon appelle en sociologie une bote noire jamais conjecturale 4.
I. LE MYSTERE DE LA BOITE NOIRE
Le caractre stratgique de la motivation de la dcision
judiciaire, rvl par les tudes contemporaines, explique
quactuellement les juristes, les critiques, les thoriciens, les
sociologues et mme les psychologues lui consacrent une littrature
si abondante quil serait presque vain de vouloir la synthtiser. La
motivation suscite un vaste dbat sur le rle du juge. Sy logeait
autrefois ce
2 L. Carrol, Les aventures dAlice aux pays des merveilles,
Paris, Ed. Jai lu, Coll. Librio, 2004. 3 Raymond Saleilles
Allocution In Les mthodes juridiques. Leons faites au Collge libre
des sciences sociales, ouvrage collectif, Paris, Giard et Brire,
1911, p. XXII. 4 R. Boudon, Raison, bonnes raisons, Paris, PUF,
Coll. Philosopher et sciences sociales, 2003, p. 13.
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EMMANUELLE JOUANNET
252
qui liait le pouvoir du juge alors quactuellement semble sy
dessiner non seulement sa grande libert mais aussi son pouvoir
arbitraire5. Il sest donc produit un renversement quasi complet
lgard de la motivation : le juge tait li auparavant par la
motivation, il semble dsormais libr et lutiliser comme un
instrument pour justifier ses choix thiques ou politiques. Et mme
dans les pays anglo-saxons, o lon a toujours privilgi la narration
dans la motivation au dtriment du syllogisme formel, le dbat a
galement t relanc6. Depuis de longues annes, on a de la mme faon
quen Europe continentale, dnonc le pouvoir politique des juges se
dissimulant derrire des motivations se voulant longuement dtailles
et narratives, mais suivant une logique qui se disait pragmatique,
rationnelle, ncessaire et suffisante7. cet gard, le juge de common
law a donc t tout autant critiqu que le juge continental. Et, de
manire provocante pour les anglo-saxons, le juge amricain
conservateur, Justice Scalia, demande dans son dernier livre de
revenir au bon vieux formalisme judiciaire de la motivation
leuropenne pour consolider la subordination plus troite du juge au
droit8. Or tout ce dbat critique, ce renversement de perspective
sest tendu au juge international et europen : on scrute la
motivation des dcisions judiciaires internationales pour y dceler
son sens, son explication/justification de la dcision, mais aussi
pour y traquer ses contresens et y dbusquer le faux semblant de ses
apparences. On cherche dfinir sans cesse ce quelle rvle et ce
quelle cache. On tudie aussi le pourquoi de cette volution. Mais il
me semble quil demeure un dcalage irrductible et jamais
infranchissable entre deux types de savoir : la faon dont le juge
raisonne qui nest pas forcment dcrite comme telle dans sa
motivation et la faon dont il motive qui nest pas forcment la faon
qui lui a permis de trouver la solution et de prononcer sa
dcision9. La motivation est en cela une nigme droutante. Elle est
comme une bote noire dont on narrive jamais 5 Parmi une littrature
trs abondante, v. les travaux dsormais bien connus sur la
motivation/justification, et suivant les contraintes externes et
internes qui simposent au juge, de M. Troper, La motivation des
dcisions constitutionnelles , in Ch. Perelman et P. Foriers, La
motivation des dcisions de justice : tudes, Bruxelles, Bruylant,
1978, p. 296 et s. et de J. Wrobleski, Motivation de la dcision
judiciaire , op.cit., p. 132 et s. et Linterprtation en droit :
thorie et idologie , APD, 1972, vol. 17, pp. 58 et s. V. aussi deux
thses rcentes trs intressantes soutenues Paris I : celle de Rmi
Bachand, Les contraintes juridiques et extra-juridiques de
linterprtation juridictionnelle des traits de droit international :
lexemple du droit international conomique, Thse Paris I, 2007,
dactyl. et de Pierre Hurt, Les hypothses juridiques. Une tude du
raisonnement judiciaire, Thse Paris I, 2007, dactyl. 6 V. la belle
thse de R. Bachant, op.cit, supra note 5. 7 Parmi une pliade
dcrits, je citerais les deux ouvrages majeurs et fondateurs de ce
type de critique de R. M. Unger, What Should Analysis Become ?,
Londres, Ed. Vero, 1996 et de D. Kennedy, A Critique of Adjudiction
(fin de sicle), Cambridge, Mass. Harvard UP, 1997. 8 A. Scalia, A
Matter of Interpretation :Federal Courts and the Law, Princeton,
N.J Princeton UP, 1997 et pour un clairage de cette controverse aux
tats-Unis, v. R. A. Brisbin, Justice Antonin Scalia an the
Conservatism Revival, Baltimore and London, The Johns Hopkins UP,
1997. V aussi pour un retour au minimalisme judiciaire aux
tats-Unis mais sans se baser sur le formalisme, la clbre critique
de Cass. R. Sunstain, Legal Reasoning and Political Conflict, NY,
Oxford U.P, 1996, p. 13 et s. Lun des juges amricains qui est la
cible privilgi de ces critiques est bien sr R. Dworkin (V.
notamment R. Dworkin, Lempire du droit, Paris, PUF, Coll.
Recherches politiques, 1996). 9 P. Drai, Le dlibr et limagination
dun juge , Nouveaux juges. Nouveaux pouvoirs, Mlanges en lhonneur
de R. Perrot, Paris, Dalloz, 1996, p. 114.
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LA MOTIVATION DES DECISIONS DES JURIDICTIONS INTERNATIONALES
253
faire livrer tous les secrets. Plus prcisment, la motivation cre
ce que le grand sociologue Raymond Boudon appelle une boite noire
jamais conjecturale 10 car les explications de la motivation ne
semblent pouvoir tre que des promesses dexplication.
Cela nest pas dit dans un sens pjoratif, cest un constat dordre
pistmologique : il sagit simplement de souligner le fait que lon na
gure de possibilit de prciser les mcanismes sous-jacents au
raisonnement conduisant la motivation et tant que lon ne sera pas
assur de cela, les explications de la motivation ressemblent
seulement des explications mais elles nen sont pas au sens strict
du terme. Ce sont des explications dexplications. Plus les tudes de
type politique, sociologique, culturel, psychologique, se sont
succdes, plus les explications de ce quest la motivation ont paru
la fois vraies et fausses, convaincantes et peu convaincantes,
chacune apportant un lment de comprhension et chacune renforant
lide dimpossibilit la comprendre en sa totalit, comme si on ne
cessait de perptuer lintelligence du mot sans jamais arriver
atteindre la comprhension de la chose elle-mme. Et quand bien mme
on voudrait mettre de ct tout cela et sen tenir une analyse
strictement formaliste ou normativiste de la motivation, nous nen
serions pas plus heureux, me semble-t-il, en tant que thoriciens du
moins, car de telles analyses enferment le concept de motivation de
faon tellement troite et resserre quelles ont souvent une allure
purement rhtorique et ne nous apprennent que peu de chose. Par
exemple, le fameux syllogisme formel, qui semblait caractriser la
motivation pendant longtemps en Europe continentale, fait partie de
ces lectures de la motivation qui sont la fois trompeuses et en mme
temps singulirement vivaces car elle contient une part de vrit
quant au mcanisme de la rflexion et du raisonnement judiciaire.
Mais pour lavoir abusivement tendue une comprhension qui se voulait
globale de la motivation, on a donn une vision tronque et rductrice
de la motivation et on a perdu lintuition de ce que reprsentaient
concrtement le choix des prmisses du syllogisme, la ncessit de
largumentation ainsi que la nature dune norme11. La thse
normativiste est toute aussi pauvre en tant qulment de comprhension
de la motivation car elle
10 R. Boudon, op.cit, p. 13. R. Boudon dveloppe cette ide en
sociologie du comportement pour justifier lintrt des TCR (Thories
du Comportement Rationnel) au dtriment de celles portant sur la CEM
(Causalit Exclusivement Matrielle), les premires permettant dviter
les botes noires. Ici je voudrais montrer quen tout tat de cause on
ne peut chapper la bote noire car les deux types de modles sont
intrinsquement lis si on veut prtendre saisir compltement la
signification de la motivation judiciaire. 11 V. par exemple de
faon significative A. Pillet, Introduction in Les fondateurs du
droit international, Paris, Giard et Brires, 1904, p. xix : Le
syllogisme naide pas linvention des vrits premires, il en dveloppe
les consquences, il est impossible quil en soit autrement. Tout
droit, tout ordre social est fatalement logique ; sil ne ltait pas
il demeurerait inintelligible. Ce serait un gouvernement procdant
coups doracles, une justice distributive coups de ds ...un droit
est un tout dont les parties senchanent suivant les rgles de la
logique La critique du syllogisme formel nest videmment pas
nouvelle. Bacon disait en son temps que la logique formelle tait
plus propre consolider et perptuer les erreurs qu dcouvrir la vrit
; que le syllogisme liait les intelligences et natteignait pas les
choses, quil fallait changer de mthode, pratiquer lobservation,
recourir lexprience (in Novum Organum, cit par P. Hazard, La pense
europenne au XVIIIme sicle. De Montesquieu Lessing, Paris, Fayard,
1979, pp. 134-135.)
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EMMANUELLE JOUANNET
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va quasiment vacuer une recherche qui se voudrait globalement
comprhensive de la motivation en considrant que la motivation
appartient au monde du non droit et ne fait donc pas partie de la
science du droit. Pour le normativiste, la science du droit nest
faite en effet que de propositions ayant pour rfrence des normes
juridiques. Or la motivation nest pas une norme juridique, elle est
la justification ou lexplication dun moyen de production dune norme
juridique. En outre, la science du droit selon le normativiste ne
peut pas plus dcrire les valeurs ou les fins que poursuit le juge
en produisant sa dcision. Cest une question qui est renvoye la
sociologie du droit. Cela ne veut pas dire que le juriste
normativiste na rien dire ce sujet mais ses remarques seront la
plupart du temps limites en raison de la dlimitation des comptences
scientifiques quil simpose.
Ces diffrents rductionnisme mthodologiques positivistes,
logiciste, formaliste ou normativiste, voire mme parfois raliste
(mais pas au sens amricain), rduisent donc le traitement de la
motivation sous langle de sa signification logico-smantique ou
norma-logique, mais jamais comme entit relle dans ses aspects
sociaux concrets12. Ils vacuent tout un aspect de comprhension de
la motivation comme tant non juridique. Mais carter un problme de
cette faon ne veut pas dire quil ne revient pas se poser. Lapport
thorique de ces analyses, qui se cantonnent au juridique stricto
sensu, est intressant et conceptuellement trs cohrent au regard
dune science pure du droit, mais il reste trs limit non seulement
au regard dune analyse comprhensive du phnomne de la motivation
mais galement au regard dune tude de ses effets pragmatiques et de
notre pratique concrte du droit.
Du reste on peut alors se reporter des analyses plus
approfondies qui tudient la motivation comme tant la justification
dune position donne, et non comme tant dtermine logiquement par le
droit ou causalement par des facteurs externes dordre psychologique
ou sociaux. La motivation comme procd de justification (et non pas
dexplication simple ou de logique formelle) est ainsi devenue
lanalyse la plus courante et la plus dveloppe des thories
contemporaines de la motivation et du raisonnement judiciaire. Les
thories contemporaines de linterprtation, celles de la thorie du
choix ou les critiques bases sur lindtermination du droit
international13, comptent en effet apporter par ce biais un autre
clairage interne en surfant en quelque sorte sur cette question de
la bote noire conjecturale. Elles insistent pour montrer quil est
sans objet de continuer sinterroger plus longuement ce sujet de
faon logiciste, dductive, mcanique, causale, psychologique, sociale
ou autre, daller interroger le juge lui-mme ou de percer ses faons
de faire car le juge agit simplement
12 V la critique dsormais bien connue de N. MacCormick et O.
Weinberg, Pour une thorie institutionnelle du droit, Paris,
LGDJ/story Scientia, 1992, pp. 19 et s. 13 Il est particulirement
ncessaire de diffrencier les thories de linterprtation des thories
de lindtermination mme si elles ont des implications voisines. V au
sujet de lindtermination, M. Koskenniemi, From Apologia to Utopia.
The Structure of International Legal Argument, Reissue with a New
Epilogue, NY, Cambridge UP, 2005 et pour lexplication et la
distinction fondamentale avec les thories de linterprtation, je me
permets de renvoyer E. Jouannet, Prsentation critique , in M.
Koskenniemi, La politique du droit international, Paris, Pedone,
2007, p. 17 et s.
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LA MOTIVATION DES DECISIONS DES JURIDICTIONS INTERNATIONALES
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dans un jeu dargumentations et dinterprtations juridiques pour
justifier sa position ; il agit au sein dune structure interne
argumentative et discursive spcifiquement juridique ou dun champ
juridique dinterprtations quil faut mettre jour pour montrer la
faon dont il sen sert pour justifier une solution trouve en
fonction non pas de contraintes normatives mais de ses prfrences
morales, thiques ou idologiques. travers la motivation, le juge ne
fait donc que justifier sa dcision et ntablit pas une vrit
judiciaire. Lapport de ces doctrines trs diverses a t fondamental
en ce qui concerne la motivation et reste un acquis pour la pense
et la pratique du droit. Elles ont dnonc tout la fois le ftichisme
du texte ou de la norme des uns et le ftichisme scientiste des
autres. La dnonciation trs vive du caractre illusoire du syllogisme
dductif, dune rationalit judiciaire ftichise par les juristes, des
contradictions et des prfrences idologiques qui se nichent au sein
de toute motivation se prtendant objective et de la manipulation
stratgique de cette motivation par le juge, a rvl des aspects
fondamentaux sur le travail des juges et la motivation des dcisions
judiciaires. Les faons contemporaines de concevoir et de dcrire la
motivation judiciaire ne sont dailleurs pas ncessairement critiques
dans un sens ngatif, elles ne dnoncent pas spcialement la mauvaise
foi du juge ; en dcryptant la motivation, il sagit surtout de rvler
et de faire prendre conscience de lexistence dun pouvoir (politique
et judiciaire) du juge qui monte en puissance au niveau
international (comme au niveau constitutionnel)14 en raison dun
systme juridique prsentant de nombreux sous-systmes aux valeurs
diffrentes, voire contradictoires, parmi lesquelles le juge est
ncessairement amen faire des choix ; et que lon retrouve travers la
motivation15. Ce faisant, contrairement aux thories pures ou
formalistes du droit, elles permettent un usage stratgique de la
motivation par les professionnels du droit en clairant les choix du
juge et en permettant de mieux anticiper ses jugements venir.
Mais ces doctrines contemporaines reposent galement sur des
postulats concernant la structure du droit, le langage et la thorie
de la connaissance par le prisme desquels on rsout la question de
la motivation et elles font nouveau le pari implicite dun certain
comportement du juge16. De ce dernier point de vue, ce sont donc
aussi des paris et des tentatives de rationalisation dun problme
sans issue alors mme que ce type de critique dnonce parfois toute
tentative de rationalisation du comportement du juge et de la
motivation. Mais qui peut chapper la rationalisation ? Le postulat
de la rationalit signifie simplement que le sens pour lacteur de
ses actes ou croyances rside dans les raisons quil a de les adopter
: il nimplique en aucune faon que lacteur soit purement rationnel,
14 Par ex. D. Rousseau, Propositions pour construire la pense du
droit drob , D. Rousseau (dir.), Le droit drob, Paris,
Montchrestien, Coll. Grands colloques, 2007, p. 8 et s. 15 V. A.C
Martineau, La technique du balancement par lOMC (tude de la
justification dans les discours juridiques) , RDP, 2007, n4, pp.
991-1030. 16 Par exemple le jeu de largumentation que traduirait la
motivation selon Ch. Perelman ou la thse de lindtermination de M.
Koskenniemi reposent sur une critique du fondationnalisme et de
lobjectivisme en tenant compte de limportance du langage et des
processus dargumentation. Du mme coup la vrit conue comme ensemble
de propositions objectives se substitue une pense axe sur la
description interne des pratiques discursives, argumentatives et
langagires ou sur la mise jour dune structure inhrente au
langage.
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EMMANUELLE JOUANNET
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dpourvu daffectivit17. Dire dune motivation quelle est une
justification cest la rationaliser dune autre faon que sur une base
logique18. Dire quelle est lexpression normale de la lutte
hgmonique entre juridictions internationales est une autre faon de
la rationaliser sous forme de rapports de puissance et non de
droit19. Dire quelle est uniquement lexpression de la matrise par
le juge dun jeu de langage qui ne renvoie aucun fondement normatif
mais que le juge, en tant que sujet parlant, est capable de
rassumer pour son propre compte dans le discours crit par lequel il
produit la motivation cest encore et toujours rationaliser cette
question par un surinvestissement sur le langage20. En ralit, ma
critique est ici quelque peu exagre car ce point de vue de la
rationalit est accept par la plupart des thories contemporaines21.
Ces dernires insistent surtout sur la mise en exergue dun
irrationnel de la motivation qui est informalisable, mais sans
dnoncer pour autant tout processus de rationalisation. Mais ce
faisant, il leur est plus justement reproch de mconnatre ce qui
ferait la spcificit et lirrductibilit du droit ds lors que lon
nancre plus le raisonnement juridique dans le droit mais dans la
politique ou dans les prfrences idologiques ou mme thiques du
juge22. Par ailleurs, la plupart de ces tudes se focalisent sur
ltude du rsultat, de la motivation crite pour expliquer les
impasses, les contraintes ou la logique apparente du raisonnement
judiciaire que traduirait la motivation/dcision23. Cest
indirectement renouer avec le textualisme des premires conceptions
de la motivation mais sans formalisme ni logicisme, et pour en
rvler le sens cach et non pas le sens apparent. Ceci se fait au nom
de lindiffrence du procd de dcouverte de la solution au regard de
la motivation, de lindiffrence de la thorie de la motivation la
psychologie du juge, et suivant le contexte de justification de
cette motivation. Mais cela revient parfois dplacer la question
sans vraiment faire la diffrence et oprer une sorte de psychanalyse
du texte pour en faire ressortir son inconscient sous la forme dun
sous-texte 24, comme si ctait ce texte qui pouvait livrer plus de
secrets sur la faon de raisonner, de dcider et de motiver que le
juge lui-mme. Une lecture formaliste de la motivation sen tient au
sens apparent, textuel et crit de la motivation mais avec les
thories de la justification, on recherche le sens cach derrire le
texte crit. Cette faon de faire 17 R. Boudon, op.cit, p. 52. 18 J.
Wroblewski, Motivation de la dcision judiciaire , op.cit, p. 132 et
s. 19 M. Koskenniemi et P. Leino, Fragmentation of International
Law ? Postmodern anxieties , Leyden Journal of International Law,
2003, vol. 15, n3, pp. 553-579. 20 V. sur ce point G. Hottois,
Linflation du langage dans la philosophie contemporaine, Bruxelles,
PU de Bruxelles, 1979, p. 19 et s. 21 Sauf en ce qui concerne les
courants les plus dconstructivistes de lactivit judiciaire. V. par
exemple sur largumentation et lpuisement de la rationalit, P.
Schlag, The Enchantment of Reason, Durham N.C, Duke U.P, 1998, p.
38 et s. 22 V. G Timsit, Avant-Propos , O. Pfersmann et G. Timsit
(dir.), Raisonnement et interprtation, Paris, Publications de la
Sorbonne, 2001, p. 8. 23 Et Dworkin qui est juge et qui se base
justement sur une analyse de ce que disent les juges sera critiqu
pour cette raison. Par ex. M. Troper, Les juges pris au srieux ou
la thorie du droit selon Dworkin , Droit et Socit, 1986, n2, pp.
41-52. 24 Expression utilise par A. Lajoie, Les cheminements
sous-textuels et surdtermins du raisonnement judiciaire : les
valeurs des femmes dans le discours des juges de la Cour suprme du
Canada , in O. Pfersmann et G. Timsit (dir..), Raisonnement
juridique.., op.cit, p. 129 et s. V. aussi J. Bellemin-Nol, Vers
linconscient du texte, Paris, PUF, Coll. Quadrige, 1996, p. 9 et
s.
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LA MOTIVATION DES DECISIONS DES JURIDICTIONS INTERNATIONALES
257
peut donc conduire des excs et faire dire la motivation tout ce
que lon veut dire soi-mme sous lgide de ses non dits et de son
impens. La motivation est devenue une sorte d en soi aujourdhui en
droit que tout le monde commente, ncessairement partir da priori
idologiques, et dont tout le monde tente de montrer ce quelle est
en ralit et non pas ce quelle semble tre ou ce que le juge prtend
quelle est. Mais G. Bachelard ne disait-il pas avec raison que,
lorsquun raisonnement est devenu un texte (ici la motivation crite
du jugement) et sest spar de son ou ses auteurs, il nest plus quun
fossile de raisonnement 25 ?
Bref, toutes ces discussions classiques et contemporaines
reposent logiquement sur des postulats qui sont des axiomes
logiques, des stipulations pour la recherche, des prsupposs sur la
nature du droit, du discours, du langage ou des paris sur le
comportement du juge. Mais elles crent leur tour autant de botes
noires gigognes cest--dire sans solution et en ajoutant linfini des
questions additionnelles et indcidables26. La doctrine me semble en
effet prise son propre pige car de deux choses lune : soit on
prtend que la motivation obit une logique exclusivement dductive ou
des facteurs externes sociaux et psychologiques qui dterminent le
juge mais que lon ne pourra jamais dmontrer pleinement, soit on
carte ces explications critiquables (logicisme et scientisme) et on
fait de la motivation la justification ou lexplication des choix
idologiques (politique) et thiques (recherche du juste) du juge.
Mais dans ce cas, on ne peut pas ne pas prsupposer l encore et
parce que lon revient au juge de faon ultime un comportement du
juge dont on naura jamais la pleine connaissance. Lnigme ne sera
donc pas rsolue car on se heurtera toujours une ultime aporie
indpassable : on ne pourra jamais connatre compltement car ce
serait une illusion descriptiviste et scientiste , ni jamais carter
compltement ce que J. Wrobleski appelle le contexte mental du
juge27 ou, si lon prfre, les mcanismes internes de pense loeuvre
dans la conscience du juge qui seraient la traduction vraie de la
motivation par la connaissance du raisonnement effectivement
poursuivi par le juge. moins dvacuer totalement la motivation comme
objet de connaissance non juridique, et si cest la motivation vraie
que lon cherche, cest--dire le raisonnement, la stratgie ou la
manoeuvre effectivement suivis pour motiver la dcision et la
comprendre pleinement, on est toujours ramen lacteur central de la
motivation qui est le juge ; et on est alors invitablement confront
au dcalage entre le langage intrieur du juge, expression de son
raisonnement et de sa parole profre sous forme crite : la
motivation. Lanalyse du raisonnement se fait en analysant sa forme
crite dans la motivation mais aussi en recherchant son langage
intrieur dans la rflexion du juge et la dlibration plusieurs.
Autrefois on ne tenait compte que de la parole profre explicitement
dans la motivation, ensuite on a
25 G. Bachelard, Le rationalisme appliqu, Paris, PUF, 1949, p.
155. 26 R. Boudon, op.cit, p. 33. 27 J. Wroblewski, Justification ,
in A.J Arnaud (dir.), Dictionnaire encyclopdique de thorie et de
sociologie du droit, 2me ed., Paris, LGDJ, 1993, p. 334 et J.
Wroblewski, Motivation de la dcision judiciaire , op.cit, p. 131 et
s. Dans un sens voisin, on diffrencie le contexte de la dcouverte
du contexte de la justification : v. R. A Wasseestrom, The Judicial
Decision. Toward a Theory of Legal Justification, Stanford,
Stanford UP, 1961, p. 25 et s.
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EMMANUELLE JOUANNET
258
mis laccent sur la recherche du langage intrieur et ses
dterminants sociaux et psychologiques, et aujourdhui on veut
retrouver ce quil y a derrire cette motivation tout en ne tenant
compte que de la parole crite. Or on sait lcart jamais insoluble et
le paradoxe qui sinstallent entre langage intrieur et parole crite
qui sont opposs de plusieurs faons : le premier est temporel,
dynamique et intrieur, la seconde est spatiale, statique et
extrieure ; le premier est un processus qui se fait au sein dune ou
de plusieurs consciences, la seconde est un texte crit qui soffre
notre lecture et notre interprtation. Mais aussi diffrents
soient-ils, ces deux aspects sont indissolublement lis ; et si le
praticien peut sans doute rester un stade danalyse formaliste ou
pragmatique du texte crit de la motivation, le thoricien ne peut
pas, me semble-t-il, accepter de sen tenir l. Il doit penser les
deux sil veut comprendre pleinement la motivation. Et donc il va
butter sur laporie de la bote noire.
Cest une position sceptique modre, jen conviens, et qui, au
fond, revient dire que lon ne peut avoir une pleine comprhension de
la motivation en se bornant un point de vue strictement interne au
droit car la motivation nous ramne inluctablement un point de vue
externe qui, de son ct, est indterminable car base sur une preuve
impossible de la nature vritable du raisonnement du juge28. Il ne
sagit pas de convenir des limites intrinsques notre activit de
connaissance et tout discours de vrit 29, de lexistence dun cercle
hermneutique propre la science du droit, toutes choses qui amnent
considrer que la motivation existe sans doute en tant que fait mais
que nous ne pouvons en penser lexistence que dans la reprsentation
de la ralit du monde du droit que nous produisons. Ma remarque va
au del de ces limites bien connues afin de pointer ici la spcificit
dun problme de bote noire li au processus spcifique de la
motivation. La plupart des tentatives contemporaines cherchent nier
cette impasse mais elles ne font que tenter de la contourner sans
pouvoir lviter. Elles tmoignent de la mme impuissance
similaire.
Lensemble du dbat doctrinal nen conserve pas moins toute son
importance car, mme si elles se heurtent une ultime aporie, ces
thories ne sont ni vides, ni fictives, ni illusoires, et la plupart
du temps trs cohrentes avec elles-mmes. Ce dbat a donc contribu
faonner les diffrentes alternatives qui se prsentent en ce qui
concerne la motivation judiciaire30. Il a permis de problmatiser la
notion de motivation et de fournir les donnes de base
incontournables pour tous ceux qui veulent sy intresser. Chacun
peut y trouver son camp en toute honntet intellectuelle et adhrer
lune de ces thories sur la motivation et ses finalits sil considre
que cette thorie compose un ensemble de propositions
28 Cest le passage du vrai au juste, de la connaissance thorique
au jugement pratique qui fait problme car on est dans deux domaines
diffrents quon lon cherche viter de relier sans que cela soit
possible ou que lon cherche relier mais sans rponse dfinitive. V.
V. Descombes, Considrations transcendentales , in La facult de
juger, ouvrage collectif, Paris, Ed de Minuit, Coll. Critique,
1985, p. 55 et s. Sur la notion de preuve impossible que je dtourne
de son contexte, v. O. Pfersmann, op.cit, p. 14. 29 V. F. Rigaux,
La loi des juges, Paris, O. Jacob, 1997, p. 9, qui insiste avec
raison sur le caractre particulirement conjecturale de toute
science du droit. 30 V. en ce sens P. Brunet, Irrationalisme et
anti-formalisme : sur quelques critiques du syllogisme normatif ,
Droits, 2004, n39, pp. 197-217.
-
LA MOTIVATION DES DECISIONS DES JURIDICTIONS INTERNATIONALES
259
quon peut toutes accepter et si lon ne trouve pas les autres
thories alternatives suffisamment acceptables. Pour ma part, je
vais me borner rajouter quelques interrogations au mystre qui
entoure cette bote noire, en faisant varier les points de vue
formaliste, sociologique et critique, et en dveloppant mes propres
prsupposs sur la question.
II. LA MOTIVATION ET LA DECISION
Cette distinction est fondamentale pour tout juriste, praticien
ou thoricien, qui veut cerner la nature et les contours de la
motivation, et cependant elle pose demble un problme de frontire et
de dtermination. On peut ainsi montrer que la motivation fait
partie de la dcision ou, inversement, quil peut y avoir de la
dcision dans la motivation.
Le fait quune dcision de justice soit cratrice dune norme
juridictionnelle individuelle de jugement semble tre quasiment
acquis aujourdhui en droit international, sans doute depuis sa
thorisation par H. Kelsen31. Elle correspond la chose juge qui est
le plus gnralement considre comme relative et ne concerne que le
dispositif du jugement, tel qu'il est circonscrit lorigine par les
conclusions des parties32. Cest dailleurs la raison pour laquelle
les tiers sont prservs uniquement lgard du dispositif et non pas
des motifs. Une fois identifie la chose juge, on peut situer et
identifier par opposition les autres composantes du jugement. Elles
englobent la fois les thses des parties et les diffrentes
considrations introductives, qui inaugurent le plus souvent larrt
dune juridiction internationale, mais galement la motivation du
jugement, cest--dire les diffrentes articulations du raisonnement
du juge dont le dispositif constitue a priori laboutissement. Ce
quon appelle la motivation de la dcision se dfinit alors trs
simplement comme lensemble des motifs dun jugement 33, incluant le
plus souvent des motifs de fait et des motifs de droit, ou des
motifs mlangeant les faits et le droit. La motivation nest donc pas
une norme mais elle est la justification ou lexplication de la
production de la norme individuelle quest la dcision34. Elle
constitue avec le dispositif les deux parties essentielles dune
dcision, deux parties qui sont considres comme intrinsquement lies
en droit judiciaire : il ne peut y avoir de jugement existant et
valide que sil comporte une motivation et une dcision (fut-elle de
non-lieu). Ce nest pas le cas de tous les types de dcision mais
cest une obligation pour la dcision judiciaire internationale dans
un souci de transparence, de prvisibilit et de bonne administration
de la justice35. En outre, comme on le voit, et comme cest le cas
pour beaucoup de notions du droit judiciaire, la
31 H. Kelsen, Thorie pure du droit, Paris, Dalloz, 2me d., 1962,
p.320. 32 V. par exemple Droit d'asile (Colombie c/Prou), arrt,
C.I.J. Recueil 1950, p.403 et Activits militaires et paramilitaires
au Nicaragua et contre celui-ci, arrt, C.I.J. Recueil 1984, 88,
p.43. 33 Vocabulaire juridique, G. Cornu (dir.), Association H.
Capitant, Paris, PUF, Coll. Quadrige, 2007, 8me d., p. 600. 34 V.
O. Pfersmann, op.cit, p. 27. 35 S Ginchard et alli, Droit
processuel. Droit commun et droit compar du procs, Paris, Prcis
Dalloz, 3me d., 2005, p.885.
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EMMANUELLE JOUANNET
260
motivation est la fois un acte (acte de motiver) et son rsultat
(ensemble de motifs) mais cest surtout sous langle de son rsultat
quelle est envisage par le droit international.
La motivation existe donc pour amener, expliquer ou justifier la
dcision prise dans le dispositif. Elle doit servir clairer,
contrler et appliquer un jugement. priori tout cet aspect formel de
la motivation et de la dcision semble trs clair. Et cependant, ce
stade, rien nest vraiment certain et la frontire entre les deux est
beaucoup plus mouvante quelle ne parat.
A. Question pratique : comment identifier motifs et dispositifs
au sein dun arrt ?
Prenons tout dabord de faon concrte, formaliste et technique, la
ligne de partage entre motifs et dispositif au sein dun arrt. La
distinction motivation/dcision connat deux exceptions ingalement
connues et acceptes cette ligne de frontire entre motifs et
dispositif. Dune part, comme certains juristes de droit interne
lont parfaitement remarqu36, il peut y avoir de la chose juge dans
les motifs (cest le dispositif implicite). Dautre part, il peut y
avoir des motifs qui ont valeur de chose juge (ce sont les motifs
essentiels au dispositif). Autrement dit, il peut y avoir de la
dcision (au sens du dispositif) dans la motivation et de la
motivation dans la dcision (au sens prcit). Je ne reviens que
brivement sur cette question en reprenant quelques dveloppements
que jai analyss ailleurs37. Une analyse, mme rapide, permet de voir
aisment combien sont incertaines en pratique les frontires de ces
espaces et composantes du jugement que sont les motifs et le
dispositif.
Le dispositif implicite situ dans les motifs.
La premire exception concerne donc le dispositif implicite , ou
motif dcisoire , cest--dire lorsquun dispositif au sens matriel se
situe au niveau des motifs au sens formel38. Lexemple le plus
frappant de ce type de dispositif implicite est celui des dcisions
rendues sur le fond qui contiennent cependant dans leurs motifs la
rponse favorable du juge aux questions de recevabilit ou de
comptence. La prsence dun tel dispositif est relle dans plusieurs
arrts de la CIJ par exemple. On le retrouve ainsi dans larrt de la
Cour du 24 mars 1980 propos de laffaire du Personnel diplomatique
et consulaire des tats-Unis Thran puisquaux paragraphes 33 et
suivants, la Cour statue sur sa comptence et la recevabilit de la
requte amricaine. Il en va de mme pour sa dcision 36 A. Perdriau,
Les dispositifs implicites des jugements , JCP, 1988, p.335 ; D. de
Bchillon, Sur lidentification de la chose juge dans la
jurisprudence du Conseil dtat , RDP, 1994, pp.1809-1814 et A.
Viala, De la dualit du sein et du sollen pour mieux comprendre
lautorit de la chose interprte , RDP, 2001, n3, pp.474-745. 37 E.
Jouannet, Existe-t-il de grands arrts de la Cour internationale de
Justice ? , Les arrts de la Cour internationale de Justice, Textes
rassembls par C. Apostolidis, Dijon, Ed. Universitaires de Dijon,
2005, pp. 169-197 et La notion de jurisprudence internationale en
question , La juridictionnalisation du droit international,
Colloque SFDI de Lille, Paris, Pedone, 2003, pp.343-391. 38 V. les
remarquables analyses sur ce point de D. de Bchillon, op.cit,
p.1810 en ce qui concerne les arrts du Conseil dtat et qui montre
trs bien galement que ce dispositif implicite ne peut tre assimil
des motifs de soutien ncessaire car ce sont bien autre chose quun
motif (p.1814).
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LA MOTIVATION DES DECISIONS DES JURIDICTIONS INTERNATIONALES
261
plus rcente rendue dans laffaire des Plates-formes ptrolires
(arrt du 6 novembre 2003) tant donn quelle se prononce aux
paragraphes 105ss sur la comptence et la recevabilit de la demande
reconventionnelle amricaine alors qu lalina 2 du paragraphe 125,
constituant son dispositif formel, elle la rejette au fond. Dans
ces deux cas de figure, il ne semble gure contestable que la Cour a
bien dcid quelque chose avant son dispositif final et ce quelle a
dcid est dot ncessairement de la force obligatoire de la chose
juge. Ce dispositif matriel, ou motif dcisoire, ne correspond pas
pour autant aux motifs qui vont directement fonder la solution car
il reprsente une dcision et non pas une motivation. Il faut donc
bien diffrencier le cas de ce dispositif implicite de celui,
beaucoup plus connu en droit international, des motifs essentiels
au dispositif.
Les motifs essentiels au dispositif
Il est en effet gnralement admis que certains motifs bnficient
galement de lautorit de la chose juge s'ils reprsentent une
condition essentielle de la dcision contenue dans le dispositif 39.
l'appui d'une telle extension de la chose juge aux motifs considrs
comme essentiels au dispositif, on se rfre en gnral la
jurisprudence de la CPJI40 dans les affaires du Service postal
polonais Dantzig et de l'Interprtation des jugements n7 et 8 (Usine
de Chorzow)41. Dans cette seconde affaire la Cour permanente avait
notamment dclar que la notion de chose juge englobe les
constatations de fait ou de droit qui constituent une condition
absolue de la dcision de la Cour 42, et pas seulement ce qui est
nonc dans le dispositif. La notion semble acquise et on la retrouve
nonce par exemple dans larrt du 23 octobre 2001, concernant la
requte des Philippines fin dintervention dans laffaire relative la
Souverainet sur Pulau Ligitan et Pulau Sipadan (Malaisie/Indonsie),
o la CIJ a de nouveau invoqu lide de motifs qui constituent le
support ncessaire du dispositif 43.
Mais cette prise en compte dune catgorie particulire de motifs
rend ds lors extrmement floue la ligne de partage entre motifs et
dispositif, dautant plus quil savre particulirement difficile de
cerner les motifs essentiels au dispositif dans un jugement
international lorsque le juge fait silence ce sujet44. La
39 C'est en effet une opinion quasi-unanimement partage par la
doctrine: V. notamment G.Abi-Saab, Les exceptions prliminaires dans
la procdure de la Cour internationale. tude des notions
fondamentales de la procdure de la Cour internationale et des
moyens de leur mise en oeuvre, Paris, Pedone, 1967, p.247 ; M. Bos,
The Interpretation of International Judicial Decisions , Revista
espanola de Derecho Internacional, 1981-1, p.13 ; S.Rosennne, The
Law and Practice of the International Court, Leyde, A. W Sitjhoff,
1965, V.II, p.627 et les opinions dissidentes des juges Jessup et
Koretski dans l'affaire du Sud-Ouest africain, arrt du 18 juillet
1966, C.I.J. Recueil 1966, op. diss de M. Jessup, pp.332-334 et op.
diss. de M.Koretski, pp.238-239. V. galement Ch. de Visscher,
Aspects rcents du droit procdural de la C.I.J., Paris, Pedone,
1966, p.180. 40 Comme l'a fait justement le Tribunal arbitral dans
l'affaire de la Dlimitation du Plateau continental. V.RSA, dcision
du 14 mars 1978, T.XVIII, 28, p.365. 41 CPJI srie B n11, p.30 et
CPJI srie A n11, p.20. 42 CPJI srie A, n11, p.20. 43 Arrt du 23
octobre 2001, Rec. C.I.J. 2001, 47. 44 On peut noter une tendance
de la Cour, tout fait bienvenue, qui vise prciser limportance ou la
porte de sa motivation. V. larrt prcit du 23 octobre 2001 ; larrt
relatif la Requte fin dintervention de Malte, arrt du 21 mars 1982,
C.I.J. Rec. 1982, 52 et larrt relatif lAffaire du
-
EMMANUELLE JOUANNET
262
mthode dissertative gnralement utilise en droit international
pour rdiger les dcisions rend difficile lidentification de tels
motifs. Une fois lagus les faits non significatifs et les diffrents
arguments des parties parfois longuement retracs, il reste toujours
une bonne partie de larrt susceptible de sidentifier au fondement
essentiel du dispositif. Plusieurs distinctions thoriques sont
alors susceptibles de nous guider. On peut essayer davancer de faon
ngative et tenter de cerner ce qui nen fera certainement pas partie
: il y a ainsi ce que lon appelle en common law les obiter dicta,
ces opinions du juge qui ne sont pas des motifs mais qui lui
permettent de faire connatre son sentiment sur une question autre
que celles que la solution du diffrend lui demande de trancher. Il
y a aussi les motifs surabondants qui ne simposent pas directement
pour la solution donne dans le dispositif et qui sont simplement
redondants ou superftatoires. On peut certainement y ajouter les
qualifications juridiques et les principes et rgles qui servent de
piliers la ratio decidendi sans tre un soutien ncessaire du
dispositif. Mais la difficult rebondit dj ce stade car les avis
divergent sur la signification mme de la notion de ratio decidendi
et cette incertitude sur la notion a un effet pervers qui complique
linvestigation45. On peut alors penser saider de la dfinition de la
chose juge qui se dfinit notamment en fonction de la cause de la
demande . La chose juge est dtermine par sa cause directe et non
par les moyens46. Ce faisant la cause de la demande correspond au
fondement juridique et immdiat ou causa proxima que lon diffrencie
de la causa remota cest--dire de tous les autres lments contribuant
former la cause de manire gnrale. Si bien que, par analogie on peut
alors considrer que les motifs essentiels seront une rponse la
causa proxima et non la causa remota. Toutefois les juges eux-mme
semblent ne pas utiliser ces distinctions classiques qui sont trop
thoriques pour tre vraiment utiles face la formulation de demandes
peu rigoureuses de la part des parties. Aussi, est-il sans doute
prfrable davancer sans tre li par des prsupposs thoriques
concernant les catgories juridiques et dadopter une dmarche
essentiellement casuistique.
En ce qui concerne les motifs de fait, on peut voir trs
simplement que certains faits conditionnent directement la solution
donne dans le dispositif. On peut donc estimer que ce type de
constatation sera dot de lautorit de la chose juge. Toutefois on
sait trs bien combien les faits soumis lapplication du droit dans
une affaire internationale sont de plus en plus dune extrme
diversit en raison de la complexit des cas, des facteurs prendre en
compte et de la multiplicit des acteurs. Les affaires lies au droit
pnal international en fournissent une
Mandat darrt du 11 avril 2000(Rpublique dmocratique du Congo
c/Belgique), arrt du 14 fvrier 2002, C.I.J. Rec 2002, 43. 45 V. de
faon exemplaire pour une interprtation de la ratio decidendi et des
obiter dicta totalement diffrente de la ntre : C. Barthes, La mise
en vidence de la rgle de droit par le juge international. Essai sur
la fonction heuristique, Toulouse, Thse dactyl., 2001, p. 119 et s.
V. pour comp. une dfinition qui, nous semble-t-il, est plus
conforme lusage, le Vocabulaire juridique, p. 713, qui associe la
ratio decidendi au motif essentiel. 46 J. Foyer, De lautorit de la
chose juge en matire civile. Essai dune dfinition, Paris, Thse
dactyl., 1954, p.274 mais aussi sur toutes ces notions, v. les
indispensables travaux de H. Motulsky que lon prsuppose ici sans
les dvelopper : crits. tudes et notes de procdure civile, Paris,
Dalloz, 1973, spec. p.42 et s.
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LA MOTIVATION DES DECISIONS DES JURIDICTIONS INTERNATIONALES
263
illustration rcente, logique lorsquil sagit de crimes contre
lhumanit ou de crimes de guerre, et certains jugements de premire
instance ont montr les mandres dans lesquels peuvent parfois se
perdrent les juges lorsquils tablissent les motifs de fait.
Certaines grandes affaires de droit conomique international en sont
galement un bon exemple. La narration trs longue des faits dans la
plupart des dcisions judiciaires internationales oblige faire un
tri dlicat pour cerner les motifs de fait indispensables au
dispositif. Ils seront limits aux faits absolument pertinents pour
la solution et, pour reprendre les termes de F. Rigaux47, le
praticien devra exproprier des motifs de faits recenss dans le
jugement ceux qui ne sont que singuliers et sans relle pertinence,
relats seule fin de construire un rcit complet destination des
parties. Pour autant la variabilit des jugements et des situations
en droit international expliquent aussi que des motifs de fait trs
individualiss, portant sur des lments de prime abord secondaires,
peuvent retrouver une importance essentielle dans les jugements
dquit ou comme dans certaines affaires clbres de dlimitation
maritime axes sur la recherche des circonstances pertinentes. La
dmarche se complique encore en raison de motifs de fait qui
entremlent parfois des motifs de droit. Et les motifs de droit
peuvent tre tout aussi incertains identifier dans leur porte comme
le suggre les incertitudes sur la cause ou la ratio decidendi. Si
bien que tout ce que je viens brivement dexposer ne constitue quune
accumulation de critres, de recettes plus ou moins efficaces et on
peroit aisment quune certaine rserve simpose face ces dichotomies
mouvantes.
Partant, on peut se trouver rellement dconcert par lampleur de
la difficult isoler prcisment la ligne de partage entre motifs et
dispositif car leurs liens et leurs combinaisons possibles sont
complexes. Et pourtant il sagit dune recherche essentielle pour les
parties mais aussi pour le praticien, lavocat ou le conseil, car
les effets juridiques de toutes ses composantes ne sont pas les
mmes et seront dautant plus ncessaires tre identifis que les
juridictions vont se multiplier et leurs arrts pouvoir se
chevaucher ou se contredire. La contradiction sur la chose juge
nest pas de mme porte que celle portant sur une motivation
jurisprudentielle (sans chose juge) ou sur une simple apprciation
des faits sans relle importance pour la solution. Lorsquun
gouvernement, un particulier, une entreprise, demande son
conseiller juridique : que dois-je faire au regard de telle dcision
rendue ? Il lui sera rpondu diffremment suivant son implication
dans le diffrend comme partie ou comme tiers, et suivant ce qui le
contraint juridiquement en vertu des choix jurisprudentiels noncs
dans les motifs (mais sans force de chose juge) ou de la solution
juridictionnelle dote de force juge qui est nonce la fois dans le
dispositif et ses motifs essentiels. Cest l dailleurs que se situe
laspect concrtement le plus dterminant de cette recherche et donc
le plus problmatique au regard de lincertitude des combinaisons
possibles entre motifs et dispositif. Une parfaite matrise de ces
distinctions permettrait cependant au praticien une meilleure
perception des jugements rendus et une stratgie
47 F. Rigaux, op.cit, p. 49. Et cela montre que le tri des faits
rellement pertinents ne se fait pas seulement avant le jugement,
comme le souligne lauteur, mais aussi en relisant larrt rendu.
-
EMMANUELLE JOUANNET
264
dutilisation plus efficace auprs des juridictions. Une
dconstruction argumente des diffrentes composantes dun arrt dj
rendu et de leurs effets juridiques variables peut permettre de
dfendre avec plus defficacit une position venir auprs du juge
international, que ce soit le mme ou un autre, car ce type de
considration fait partie du lot des contraintes internes (mme juge)
ou externes (autre juge) dune juridiction.
Toujours est-il que la frontire demeure donc indcise en
pratique, rvlant de faon trs concrte combien, de manire plus
gnrale, la motivation est difficilement sparable de la dcision et
vice versa. Mais cette distinction motivation/dcision peut-elle tre
de toute faon dlimite dun point de vue conceptuel ?
B. Question thorique : comment dfinir la distinction entre
motivation et dcision ?
Juger, motiver et dcider
Partons cette fois-ci du titre propos par nos organisateurs : la
motivation de la dcision judiciaire internationale. La motivation
de la dcision. Apparemment cet intitul est tout fait banal et
normal et on pourrait ne pas y faire attention. Nous parlons tous
ainsi et je ne remets pas en question cette formule mais je
voudrais attirer votre attention sur ce quelle reprsente et appelle
comme premire rflexion. Comment ne pas voir tout de suite que cette
simple formulation oppose apparemment deux genres totalement
diffrents, deux moments, deux temps du jugement ? Lun qui est de
lordre de la rflexion, du raisonnement (et se traduit dans la
motivation) et lautre qui est de lordre de laction (et se traduit
par la dcision). Et on voit en mme temps, tout de suite, le
dsquilibre entre les deux quintroduit le terme smantique de dcision
qui est celui retenu pour caractriser le jugement dans son entier,
comme si le jugement rsidait uniquement dans ce passage lacte quest
la dcision. Il y a en cela un glissement smantique significatif. Le
jugement est la dcision rendue par un tribunal. Cette homonymie va
trs loin et on peut en prendre pour exemple le Dictionnaire
encyclopdique de thorie et de sociologie du droit de A. J. Arnaud
qui renvoie directement le jugement la dcision48 et le Dictionnaire
J Salmon qui dfinit le jugement par un acte dcisoire car il donne
deux dfinitions principales du jugement : A) le jugement, cest
lacte de trancher un diffrend et B) le jugement, cest la dcision
rendue par une juridiction sur un diffrend qui lui a t soumis
49
Il y a donc dans lidentification terminologique (i.e des termes)
entre le jugement et la dcision la possibilit dun raccourci
smantique (i.e de signification) qui est rducteur pour la
motivation. Le signifiant (dcision) emportant la totale
signification du signifi (acte de juger). Certes, il est
certain
48 Op.cit, p. 166. 49 Dictionnaire de droit international
public, J. Salmon (dir.), Bruxelles, Bruylant, 2001, p. 622. Est
galement indiqu un troisime sens mais cest le sens ordinaire du
terme jugement et non pas le terme juridique. Plus complet de ce
point de vue le Vocabulaire juridique de G. Cornu, op.cit, p. 525,
indique que le jugement est 1) laction de juger, plus prcisment
dexaminer une affaire en vue de lui donner une solution () 2) le
rsultat de cette action, la dcision prise (en tant quacte
juridique) .
-
LA MOTIVATION DES DECISIONS DES JURIDICTIONS INTERNATIONALES
265
que le juge doit trancher, dcider, arrter une position et dire
chaque fois si les prtentions allgues par les parties sont ou ne
sont pas conformes au droit. Mme quand il prononce un non lieu, il
dcide en ce sens. Justice Stephan Breyer, qui est Juge la Cour
suprme des tats-Unis, disait ce propos dernirement : Mon travail
cest de dcider des problmes concrets, je suis tous les jours
confronts des problmes trs concrets et je dois les trancher 50.
Mais il nempche, et nous le savons tous fort bien, que la dcision
judiciaire ne se caractrise pas seulement par cet acte de trancher
ou de dcider, par son dispositif o se situe la vritable dcision,
mais bien par un ensemble dlments qui combine aujourdhui
ncessairement motivation et dcision. La thorie du jugement
sintresse depuis toujours aux formes et aux conditions de la mise
en rapport . Juger cest vouloir oprer une discrimination entre le
vrai et le faux, le juste et linjuste, cest articuler deux lments
par une copule qui les associe ou dissocie. Et le jugement
judiciaire dsigne originellement une opration du juge qui vise la
mise en rapport dun cas une rgle de telle sorte que le cas soit rgl
. La facult de jugement suppose donc la rflexion cest--dire le
discernement, lclaircissement et la tentative daccs la solution
judiciaire dune affaire car elle sexerce sur ce donn et non pas
dans le vide. La rflexion du juge prend un donn concret, un litige
pour point de dpart ; pour peu quil soit complexe, elle se nourrit
de doutes, dinterrogations et de problmes son gard. Elle
problmatise ce donn. Ceci a pour consquence que la motivation est
aussi lexpression dun acte mental. Elle ne renvoie pas seulement la
mise en forme des propositions, elle renvoie au penser et la facult
de juger. Et en cela, et quelle que soit la faon dont on peroit la
motivation (justification, explication, dduction etc.), cette
dernire vise traduire le moment dvaluation et de recherche du droit
et des faits applicables un cas concret.
Lacte de juger est bien lacte de dcider mais cest autre chose
que le seul acte de dcider ; il est, si lon veut faire simple,
lacte de dcider sur la base du droit51. Or ce petit rajout sur la
base du droit qui circonscrit le rle du juge52, fait que le droit
reste principalement lhorizon du juge comme le disait G. Timsit et
que la motivation vise le traduire. Le clbre auteur amricain, R.
Pound, trs critique vis vis du raisonnement dductif, ne disait pas
autre chose lorsquil considrait que le juge avait pour mission la
fois de trancher le litige et de dclarer le droit53. Or on peut
critiquer et retourner ces assertions dans tous les sens, on peut
arguer de la puissance arbitraire du juge, sans aucun doute de ses
prfrences idologiques, on ne fera pas dune carpe un lapin, et
la
50 Rencontre des 15-16 mai 2007 du rseau ID franco-amricain
(Internationalisation du droit constitutionnel et
constitutionalisation du droit international), organise par M.
Delmas-Marty et M. Rosenfeld la Cardoso Law scool. 51 Le terme de
jugement vient du latin judicium qui signifiait sentence , jugement
et du verbe judicare qui signifiait juger , et plus littralement de
jus-dicere cest--dire dire la formule qui a valeur de rgle . Si on
prend lacte de juger dun point de vue philosophique trs gnral, on
dira que cela revient placer le particulier sous luniversel, le
donn concret sous la catgorie juridique correspondante. Et le
jugement judiciaire dsigne originairement la mise en rapport dun
cas une rgle de telle sorte que le cas soit rgl . 52 J. Wroblewski,
Motivation de la dcision judiciaire , La motivation op .cit., p.
114. 53 Rmi Bachant, op.cit, p. 95.
-
EMMANUELLE JOUANNET
266
motivation, ne serait-ce que pour tre crite, ncessite dlibration
et rflexion sur le droit (et les faits). La motivation, quelle le
soit fidlement ou non, est exige comme tant un claircissement des
raisons juridiques (et factuelles) qui conduisent la solution. Elle
peut tre brve ou trs dtaille, peu importe, elle doit tre l et
suffisante pour que lon comprenne ses raisons, ses motifs. Lacte de
juger cest lacte dvaluer, de peser, de rflchir, cest aussi lacte de
motiver et lacte de dcider. Le jugement est donc une
motivation/dcision et non pas seulement une dcision.
Ceci pos, on peut peut-tre comprendre la rduction terminologique
du jugement la dcision par le fait que la motivation est bien un
lment de la dcision. Comme le disait Ch. Perelman, le juge est en
fait embarqu dans le processus dcisionnel 54. Autrement dit, si lon
suit lintuition de Ch. Perelman, on peut chercher comprendre la
motivation de la dcision, non plus en partant de la motivation et
de la thorie du jugement, mais en partant de la dcision elle-mme et
expliquer ainsi pourquoi on a tendance caractriser le jugement tout
entier par la dcision. Cela traduit le fait que la motivation est
tout simplement un lment du processus dcisionnel. Les thories
contemporaines de la dcision permettent de le dmontrer alors
quelles sont au fond, et curieusement, rarement sollicites pour
comprendre lacte de motivation judiciaire55. Ces thories
contemporaines complexes et subtiles de la dcision permettent de
relier les deux termes de motivation et dcision dans lacte de
jugement dune faon extrmement intressante et prcise car elles ont
thoris depuis longtemps la notion de dcision comme tant la fois un
processus et un rsultat56. Il y a la dcision-processus qui conduit
la dcision-rsultat la suite de toute une srie dtapes que je ne peux
retranscrire ici. Mais si on applique ces lments dexplication au
domaine judiciaire, la motivation correspond une partie de la
dcision-processus, cest--dire quelle en est le produit rtrospectif,
mme dform, sous forme crite, et la dcision (dispositif) correspond
la dcision-rsultat.
Digression sur le syllogisme
Limbrication de la dcision et de la motivation ne sarrte pas l
et le fait que la motivation soit un lment du processus dcisionnel
explique galement que la motivation soit une succession de prises
de dcision de la part du juge. En France, M. Troper a fort bien
montr les nombreux choix faits par le juge et donc les dcisions
successivement adoptes en ce qui concerne la prmisse majeure,
largumentation, le choix des rgles dinterprtation, le choix et la
qualification de la prmisse mineure, la dcision sur la validit des
thses des parties etc.57 Cette analyse suppose que la motivation ne
se rduise pas une dmonstration allant de la majeure la conclusion
suivant une logique juridique mcanique qui
54 V. Ch. Perelman, La motivation des dcisions de justice ,
Ethique et droit, Bruxelles, PU de Bruxelles, 1990, p. 669 et s. 55
V. toutefois J. Wroblewski, Motivation de la dcision judiciaire ,
La motivation., op.cit, p. 113 et s. 56 V. les rfrences trs
nombreuses, impossibles dtailler dans cette courte tude, in
Dictionnaire encyclopdique, op.cit, p. 166. 57 Par exemple M.
Troper La motivation des dcisions constitutionnelles , La
motivation., op.cit, pp. 287-302.
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LA MOTIVATION DES DECISIONS DES JURIDICTIONS INTERNATIONALES
267
interdirait toute alternative et donc tout choix et dcision
faire au niveau de la motivation. La dconstruction argumente du
syllogisme dductif faite par M. Troper emporte totalement la
conviction en ce sens, elle rejoint dautres critiques antrieurement
faites, et elle est compatible avec le maintien dune logique
rsiduelle de syllogisme condition quon ne prenne pas celle-ci pour
une dduction formelle. cet gard, la place du syllogisme, sa nature
et sa porte ont t au cur de vifs dbats en Europe continentale mais
ce dbat rvle, me semble-t-il, un divorce patent entre praticiens et
thoriciens. La querelle est ancienne. Lewis Carrol avait illustr
merveille comment une logique simplement formelle du syllogisme
peut devenir un art fallacieux, utilis pour dmontrer nimporte quoi
; et donc que la validit formelle dun raisonnement ne dpend pas de
la vrit des propositions qui le composent58. Ce qui tait un
dmontage facile et ludique du syllogisme logique est repris dune
autre faon aujourdhui dans le cas de la motivation judiciaire.
Selon P. Hurt qui rsume les derniers travaux sur cette question, le
syllogisme est maintenu par le juge mais ce nest pas un procd
normatif de dcouverte de la solution comme le juge voudrait le
faire croire, mais un procd de justification de cette solution afin
de la prsenter comme vidente et parfaitement objective59. Cette
thse est la plus couramment dfendue actuellement en thorie du droit
et sappuie sur lide dune impossibilit appliquer la logique
formelle, ou la logique tout court, mme dontique, au droit, si bien
quil ny a pas de dduction relle de la solution.
Or, sans remettre en cause lintervention de multiples dcisions
dans la motivation ni le fait que le juge remanie de toute faon sa
motivation pour essayer de la rendre incontestable et inattaquable,
je laisserai la porte plus largement ouverte au syllogisme ou
lenchanement de syllogismes au regard de ce que disent les
praticiens et les juges eux-mmes et au regard dune conception plus
comprhensive de la logique juridique. Si on ne fait pas dlibrment
limpasse sur le contexte mental du juge qui explique le procd de
dcouverte de la solution, on peut trs bien penser, sans que cela
paraisse ahurissant, que le juge continental est encore immerg dans
une culture du syllogisme qui est comme un donn un dj-l le
conduisant mentalement la solution ; et quil va retracer dans sa
motivation sans dguiser son raisonnement. On dit souvent, et les
juges eux-mmes le disent, que le juge voit dabord intuitivement la
solution (sauf cas trop complexes) et cherche, ensuite, la
motivation adquate. On identifie ce procd de dcouverte un
raisonnement rgressif et non dductif ( la faon dun syllogisme) et
on en dduit alors que le
58 Le syllogisme de Carrol (en exergue cette tude) correspond,
selon Wittgenstein, un jeu grammatical .Il est formellement valide
mais totalement faux matriellement car les deux prmisses du
raisonnement contiennent des propositions qui sont fausses : les
chats ne comprennent pas le franais et les poulets ne sont pas des
chats On voit bien ici que le non sens de cette formulation est lie
labsence de valeur de vrit dans la description du rel. Mais cette
dconstruction ironique a aussi des effets et des qualits propres
qui ne sont pas lis la valeur de vrit : esthtique, potique et
comique. Inutilisable en droit (sauf pour la dconstruction) mais
coutumier en littrature. V. sur la possibilit dune logique du non
sens explique par J. Bouveresse in Dire et ne rien dire.
Lillogisme, limpossibilit et le non-sens, Nmes, Ed. J. Chambon,
2002, p. 9 et s. et p. 237 et s. et la critique par G. Deleuze,
Logique du sens, Paris, Ed. de Minuit, 1969, p. 102 et s. 59 P.
Hurt, op.cit, p. 8.
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EMMANUELLE JOUANNET
268
syllogisme ne fonctionne pas. Pour certains, cest mme une fuite
en avant qui se produit ainsi et qui conduit se demander entre
juges de savoir comment sauver larrt ? par une motivation qui
puisse a contrario fonder la solution adopte60. Mais au nom de quoi
un juge envisage-t-il telle ou telle solution avant mme de la
motiver ? Et bien, il est tout fait possible pour nos juges
continentaux que ce soit en fonction dun paysage mental qui leur
fait appliquer mentalement, et intuitivement, un syllogisme immdiat
lespce61 ; donc suivant un procd dductif informel et spontan. Au
moment o nous rflchissons, nous nous appuyons sur les
significations et mthodes existantes comme une intuition laquelle
le discours, le langage juridique mais aussi notre formation et
notre culture nous a prpar62. Aussi bien, on peut interprter la
dfense du syllogisme par le juge continental (et mme parfois par le
juge anglo-saxon comme Justice Scalia), non systmatiquement comme
tant de la mauvaise foi ou un simple procd de justification, mais
galement comme une mthode de raisonnement et de dcouverte primaire
qui sera au coeur de leur motivation63. Ce raisonnement
syllogistique nest pas dductif au sens mcanique mais il est
dialectique (au sens ancien de la dialectique). On ne saurait
oublier en effet que notre fameux syllogisme tait dj conu dune
double faon par Aristote (en fait il en dnombrait douze) : il peut
tre dit dductif sil est
60 Propos rapports par D. Soulez Larivire propos des juges la
Chambre criminelle de la Cour de Cassation en France in Le point de
vue de lavocat , Thorie des contraintes juridiques, op.cit, p. 112.
61 Je ne suis mme pas certaine que le raisonnement privilgiant une
solution en fonction des consquences de la dcision (argument
pragmatique ou consquentialiste) ne soit pas prcd dun syllogisme
spontan, intuitif, en fonction des moyens les plus forts de droit
prsents par le demandeur, dont on soupse ensuite les consquences et
que lon maintient ou non au profit dune autre solution,
ventuellement prsente sous la forme dun autre syllogisme. Le test
consquentialiste, ou appel aussi argument pragmatique, consiste
produire une solution en fonction de ses consquences les plus
favorables. V. Ch. Perelman, Largument pragmatique , Le champ de
largumentation, Bruxelles, P. U de Bruxelles, 1970, p. 100 et s.
Sil y a vraiment un raisonnement de dcouverte consquentialiste (je
ne parle pas encore de la motivation crite), cela signifie que le
juge part des consquences quil peroit immdiatement dans telle
solution et donc il prend comme prmisse la consquence et conclut
par lnonc dun principe dont elle pourrait se dduire. Dans ce cas le
principe, la rgle rsulte de la consquence. Cest une inversion du
raisonnement du juge (ou des juges) qui peut tre traduit sous cette
forme consquentialiste dans la motivation ou alors tre transforme
et reconstruite dans la motivation sous la forme dun syllogisme
allant du principe la consquence (R. Blanch, op.cit, pp. 12-13).
Pour certains les juges procdent essentiellement de cette faon :
partent de la solution et remontent rgressivement au principe ou la
rgle. Mais ma question est : comment parvenir cette solution
concrte et envisager les consquences favorables intuitivement si on
na pas en arrire plan mental la connaissance du droit et de la
solution approximative par subsomption ? Cest peut-tre possible
pour un cas trs simple mais la plupart des affaires sont extrmement
complexes en droit international. Si bien quil me semble difficile
de partir dune solution dont on voit tout de suite les consquences
favorables comme si elles sortaient toutes faites de la tte du
juge. 62 Pour un dveloppement de toutes ces questions, je renvoie
un ouvrage trs complet qui est un bon dpart de rflexion ce sujet :
F. Jamet et D. Dret (dir.), Raisonnement et connaissances : un
sicle de travaux, Paris, LHarmattan, Coll. Sciences cognitives,
2003. 63 Comme le fait par exemple G. Deleuze dans sa clbre Logique
du sens, Paris, d. de Minuit, Coll. Critique, 1969, p. 62 et s.
Mais on oublie quelques fois en droit, comme en philosophie, que la
logique a considrablement volu et que lon peut diffrencier au moins
trois grands groupes de logiques (V. R Blanch, Introduction la
logique contemporaine, Paris, A. Colin, Coll. Cursus, 1986, pp.
12-13).
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LA MOTIVATION DES DECISIONS DES JURIDICTIONS INTERNATIONALES
269
dmonstratif et conduit une conclusion ncessaire, mais il peut
tre aussi dialectique sil conduit simplement une conclusion
probable64. Dans ce cas l, le lien entre les prmisses et la
conclusion nest pas un lien de ncessit mais de probabilit. Cela ne
fait pas du syllogisme un procd dductif ncessaire et suffisant,
cela nempche absolument pas les dcisions successives sur la
majeure, la mineure etc., la reconstruction du raisonnement dans la
motivation, mais cela ne le disqualifie absolument pas pour autant
comme procd de dcouverte dune solution. Cela rend simplement le
syllogisme de la motivation irrductible un syllogisme mcanique ou
dmonstratif. Et il nest, ni illusoire, ni irrationnel pour
autant65. Un tel syllogisme rsiduel primitif (non mcanique) est
dailleurs parfaitement compatible avec la mthode anglo-saxonne de
recherche des prcdents qui est une faon inductive de prsenter la
prmisse majeure mais qui nempche pas le juge, connaissant
parfaitement son droit, dentrevoir la faveur dune subsomption
facile sous tels ou tels prcdents, la solution donne et en
pratiquant, ce faisant, les distinctions ncessaires entre les cas
et les hypothses litigieuses66. On pourra nuancer ces propos, jen
conviens tout fait, en faisant valoir par exemple que la solution
trouve avant dtre justifie, peut ltre non pas en fonction dun
syllogisme mental intuitif mais en raison darchtypes qui simposent,
de la mme faon, spontanment aux juges. Les archtypes, selon C. G
Jung, sont des images enracines dans lesprit collectif qui
correspondent des valeurs sociales, thiques ou autres croyances
intimes auxquelles nous sommes profondment attachs de faon
collective et inconsciente67. Ainsi le juge anglais de la Chambre
des Lords dans laffaire Pinochet a-t-il peut-tre t conduit, comme
le souligne C. Girard, par un impratif du genre : il ne peut y
avoir dimmunit en cas de crime de torture 68 et avoir bti son
raisonnement et sa motivation partir de la valeur archtypique quil
attache de faon primordiale mais inconsciente la dignit humaine. Et
dans ce cas, si larchtype inconscient agit, il ny a pas de
syllogisme primitif de dcouverte.
64 Aristote, Catgories de linterprtation : Organon I et II,
Paris, Paris, Vrin, Coll. Bibliothque des textes philosophiques,
2000. 65 Je ne peux rentrer dans les dtails de cette discussion car
cest un trop gros morceau pour ces quelques remarques, mais pour
plus de subtilits et de rfrences, je renvoie le lecteur aux rsums
des analyses essentielles des auteurs, et notamment de J. Wrobleski
sur la diffrence entre le syllogisme juridique et le syllogisme
judiciaire et entre le syllogisme de subsomption et le syllogisme
de choix des consquences in Dictionnaire encyclopdique de thorie et
de sociologie du droit, op. cit., pp. 589-590. 66 Sur la technique
de motivation et de raisonnement du juge anglais, v. Neil
McCormick, Le raisonnement juridique en common law : la motivation
comme justification , in P. Legrand (dir.), Common Law, dun sicle
lautre, Qubec, Ed. Y Blais, 1992, p. 318 et s. 67 Comme le suggre
C. Girard, infra note 67, en mettant quant elle en exergue un
archtype de raisonnement. Mais je ne suis pas certaine que la
notion darchtype, tel que la conoit C. G Jung soit compatible avec
la notion de raisonnement. Les archtypes de Jung jouent en fait le
mme rle que les catgories de la philosophie traditionnelles ou les
structures mentales et discursives des modernes. Ils sont des
images et des symboles qui peuplent linconscient collectif et ne
font donc pas lobjet dune laboration consciente. V. notamment Les
racines de la conscience. tudes sur larchtype (1954), Paris, Ed.
Buchet/Chastel, Coll. Livre de poche, 1974, p. 21 et s. 68 Ch.
Girard, Laffaire Pinochet et le raisonnement du juge suprme
britannique , in G. Timsit et O. Pfersmann, Raisonnement, op.cit,
p.92.
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EMMANUELLE JOUANNET
270
La question reste donc pose et ouverte la discussion des
diffrentes modalits possibles de raisonnement. Je ne fais quen
voquer quelques unes pour montrer que lon ne peut carter dlibrment
ces questions si on veut prendre au srieux le rle du juge et tenter
de comprendre ce que traduit rellement la motivation, mme si, comme
je le disais, nous nen serons jamais assurs. Le raisonnement du
juge slabore de faon multiple partir des catgories de la logique,
darchtypes inconscients ou encore des structures argumentatives et
langagires du droit et ne peut tre rduit un modle type. Il tait
amusant dcouter ce sujet les changes entre Justice Breyer (juge
amricain) et Bruno Genevois (Conseiller dtat franais). Aprs avoir
constat quils diffraient sur la solution concernant une affaire
relative la lacit car le droit appliqu ntait pas le mme (ni leurs
valeurs thiques et politiques), les deux juges remarquaient avec
tonnement la similitude de leurs modes de raisonnement et de
dcouverte dune solution69.
Dlibrer
Il demeure en outre une dernire tape pour comprendre ces
relations fluctuantes entre motivation et dcision par lanalyse du
raisonnement : la dlibration. Moment qui est fondamental en droit
international o toutes les juridictions sont collgiales et qui est
quelques fois oubli dans le traitement de notre sujet70. On parle
souvent de la motivation comme je lai fait jusqu prsent cest--dire
en parlant du travail du juge comme sil sagissait dun seul juge
alors quen ralit la motivation est le rsultat dun travail
plusieurs. Que chaque juge ait suivi son raisonnement, trouv sa
solution et formul ventuellement sa propre motivation nempche pas
quau moment de la dlibration, il soit amen confronter son examen de
laffaire avec les autres juges et la soumettre la discussion. On
dlibre car la dcision nest pas encore prise et doit tre fixe la
majorit. Mais on voit bien que dans les contentieux internationaux
la dlibration porte la fois sur la motivation et sur la solution
qui sont la plupart du temps loin dtres videntes et immdiates au vu
de la complexit des cas et de lhtrognit de la composition des
juridictions et donc des points de vue qui saffrontent. Or la
confrontation des arguments fait de la dcision finale le rsultat
dun vote et de la motivation (et ses dcisions successives) le
rsultat dun compromis, ce qui est profondment diffrent. Les deux
rsultent dun dialogue pralable au cours duquel saffrontent les
justifications, explications et solutions donner chaque point du
dispositif et quil ne faudrait pas trop percevoir de faon anglique.
Cest la fois un art davoir raison sur sa position, un art du
compromis mais cest aussi, comme le disait Schopenhauer, lart de la
guerre o le raisonnement
69 Rencontre des 15-16 mai 2007 du rseau ID franco-amricain,
voir supra note 50. Les actes de ces rencontres ne sont pas encore
publis et doivent ltre sous lgide du collge de France. 70 Mme si le
dlibr peut tre individuel. Dans ce cas, le juge dlibre en lui-mme
et rend sa dcision. Les dfinitions varient suivant que certains
semblent rserver la dlibration un organe collectif. Par exemple, S.
Guinchard (dir.), Lexique des termes juridiques, Paris, Dalloz,
16me d., 2007, p. 221 ou aux deux types de situations : par ex.
Vocabulaire juridique, op.cit, p. 282.
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LA MOTIVATION DES DECISIONS DES JURIDICTIONS INTERNATIONALES
271
peut tre une arme71. Il se pratique sans doute de faon feutre et
courtoise mais je ne doute pas un instant quil existe parfois sous
cette dernire forme au sein des juridictions internationales. Il en
ressort un morcellement aggrav du processus dcisionnel mais qui
comporte chaque fois son tape de rflexion et de discussion. Et la
dlibration collgiale de juristes de nationalits diffrentes carte
dautant plus lide dune motivation/dduction ou dune
motivation/dmonstration en droit international que lensemble du
jugement prend souvent lallure de compromis arrachs sur des bouts
darguments que lon retrouvera sous une forme ou une autre dans la
motivation.
Bref la motivation fait partie de la dcision, elle est
intrinsquement lie au processus dcisionnel des juges ; et cela
explique que, formellement, des motifs soient parfois de mme force
obligatoire que le dispositif, ou quun dispositif implicite puisse
tre situ dans les motifs. Il y a une interrelation intrinsque de
ces deux moments dans leur exercice rel quil ne faudrait pas
ngliger et qui fait quils sclairent mutuellement. Toutefois sil
peut y avoir une dcision judiciaire durgence absolue (comme en
droit administratif interne franais) sans motivation vritable, une
dlibration sance tenante72, il ne peut y avoir de motivation sans
dcision ; ce serait absurde puisque la motivation ne se dfinit
fonctionnellement que par relation la dcision, elle nexiste que par
rapport un acte quelle motive.
III. LA MOTIVATION ET LES ANALYSES DE LA MOTIVATION
Puisque lon parle de dcision, on parle daction73. Laction de
jugement qui saccomplit ici dans la dcision/motivation renvoie de
faon ordinaire un sujet auquel on lattribue. En loccurrence, le
sujet est le juge et nous supposons a priori que nous parlons dun
sujet conscient des implications de son action. Cette action nest
pas un simple mouvement mcanique ou inconscient (mme si celui-ci a
sa place), elle suppose une intention ; et derrire cette intention,
on retrouve cette fameuse libert du juge dont dbattent beaucoup de
commentateurs contemporains suivant quelle est perue comme
radicale, comme plus ou moins strictement contrainte ou comme tant
logiquement ou causalement dtermine par des facteurs externes ou
internes. Et la question retentit directement sur la motivation car
cest lune des raisons pour lesquelles celle-ci est au coeur de
beaucoup danalyses portant sur ses fonctions et finalits : on
sinterroge beaucoup plus que par le pass, ou disons de faon plus
controverse, sur les fonctions et finalits de la motivation au
regard la dcision du jugement. Le dbat se situe entre ceux qui
voient la motivation comme tant contrainte par des facteurs sociaux
ou psychologiques externes, ou comme tant la justification de la
dcision face la nature interprtative et/ou indtermine du droit (de
faon 71 Schopenhauer, LArt davoir toujours raison. La dialectique
ristique, Paris, Mille et une nuits, 2000. 72 Vocabulaire
juridique, op.cit, p. 282. 73 V. M. Blay, Dictionnaire des concepts
philosophiques, Paris, Larousse, CNRS, 2006, pp. 183 : Du latin
dcisio : action de trancher une question Partie gnrale de la
science de laction et des choix humains. La thorie de la dcision se
ramifie en thorie de la dcision individuelle, thorie des choix
collectifs (ou thorie du choix social) et thorie des jeux .
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EMMANUELLE JOUANNET
272
raliste ou critique) ou comme lexplication logiquement dductive
de la dcision (position traditionnelle formaliste), comme la
persuasion de la solution raisonnable par des arguments forts ou
bons (Perelman, Dworkin) et ceux enfin qui voient simplement dans
la motivation un acte juridique obligatoire, mme non dductif,
permettant dexpliquer et de justifier la dcision par diffrents
moyens (sans doute la majorit silencieuse de la profession
judiciaire)74.
On a dj indiqu que la motivation/dcision laquelle aboutit
laction de juger fait lobjet de nombreuses analyses rtrospectives
visant traduire ou reformuler, travers la motivation, le
raisonnement vrai sous-jacent du juge permettant de comprendre la
solution apporte75 ou alors ses prfrences ou motivations
idologiques, sociales, qui le dterminent. De telles analyses posent
un problme de connaissance et de temporalit, quand bien mme on
voudrait tout faire pour ne pas en tenir compte. Il y a la
description rtrospective de ce que traduit la motivation par un
tiers observateur et il y a la faon dont le sujet, le juge,
raisonne puis motive. Aussi bien la temporalit et les points
dobservations ne sont pas les mmes et faussent ncessairement le
dbat. Comme le disait si bien H. Bergson : La dure o nous nous
regardons agir, et o il est utile que nous nous regardions, est une
dure dont les lments se dissocient et se juxtaposent ; mais la dure
o nous agissons est une dure o nos tats se fondent les uns dans les
autres 76.
A. Question pratique : usage de la motivation
cet gard il est dailleurs trs intressant de voir combien la
motivation est un sujet qui a t beaucoup plus dbattu par les
thoriciens du droit que par les 74 Il est dailleurs significatif de
voir les auteurs de manuel prsenter la motivation en intgrant les
diffrentes possibilits. Par ex. L. Cadiet les motifs sont les
raisons de fait et de droit qui expliquent et justifient la dcision
(soulign par moi), op. cit., p. 521. On retrouve la mme ide en
droit international : V. D. Simon, Linterprtation judiciaire des
Traits dorganisations internationales : Morphologie des conventions
et fonction juridictionnelle, Paris, Pedone, 1981, p. 137 et s.
Sur, Linterprtation du droit international public, Paris, LGDJ,
1974, pp. 266-267. Et quand on creuse un peu les dfinitions
juridiques donnes dans les dictionnaires contemporains, on assiste
un enchevtrement significatif des motifs comme tant des raisons,
causes, justifications, explications etc.. titre dexemple, v.
Vocabulaire juridique, op.cit., p. 600 75 Je mets le terme vrai
entre guillemets bien videmment. Cette question est sous-jacente
tout ce dbat. Il sagit de rechercher une vrit-correspondance (V sur
ce point mes remarques de lanne passe : La preuve comme reflet des
volutions majeures de la justice internationale in H. Ruiz-Fabri et
J-M Sorel (dir.), La preuve devant les juridictions
internationales, Paris, Pedone, Coll. Contentieux international,
2007, p. 241 et s.) avec la ralit du raisonnement mais en refusant
tout engagement mtaphysique sur la nature de la ralit laquelle nos
jugements ou nos propositions doivent correspondre. Cest une vrit
qui consiste dans laccord de nos reprsentations et du rel mais qui
ne signifie pas parvenir nous reprsenter le rel tel quen lui-mme et
en saisir son essence : cela signifie donc seulement ici que nos
discours et nos recherches sur le raisonnement du juge ne peuvent
tre vrais que sils ne sont pas contredits par les faits. Sur cette
question fondamentale darrire fond. V. du point de vue thorique, P.
Amselek et C. Grzergorczyck, Controverses autour de lontologie du
droit, Paris, PUF, Coll. Questions, 1989 ; du point de vue logique,
R Blanch, Introduction la logique contemporaine, Paris, A. Colin,
Coll. Cursus, 1986 (nouvelle ed. en 2006), du point de vue
psychologique, C. George, Polymorphisme du raisonnement humain,
Paris, PUF, Coll. Psychologie sc., 1997 et du point de vue
judiciaire N. Maccormick, Raisonnement juridique et thorie du
droit, Paris, PUF, Coll. Les voies du droit, 1996. 76 H. Bergson,
Lvolution cratrice, Paris, PUF, 1907, p. 34.
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LA MOTIVATION DES DECISIONS DES JURIDICTIONS INTERNATIONALES
273
praticiens et les juges eux-mmes. La diffrence est mme
singulirement forte. Je disais en introduction, que la littrature
en thorie du droit ce sujet est devenue en quelques annes
considrable ; les tudes abondent littralement que ce soit en Europe
ou Outre-atlantique o les travaux des trente dernires annes quant
au rle du juge et son raisonnement, et donc quant aux finalits de
la motivation, ont t au centre de trs vives controverses portant
sur linterprtation des textes constitutionnels. Cest un dbat qui va
au-del galement de la querelle traditionnelle entre la position
raliste du juge anglo-saxon par rapport la position plus formaliste
du juge continental. ct de cette abondance de travaux thoriques, on
demeure donc assez surpris, par contraste, de voir le peu dtudes
pratiques et techniques consacres cette question en droit interne
comme en droit international77. Cest, par exemple, ce que relevait
F. Sudre pour le droit europen et ce qui transparat dans le rapport
dHlne Ruiz Fabri pour le droit de lOMC. Seule la CIJ semble avoir
vraiment pos la question de ses motifs et cest sans doute travers
les dbats auxquels ils ont donn lieu que lon retrouve formules les
questions essentielles en droit international. Pourquoi cependant
la question de la motivation se pose finalement peu comme problme
pour les praticiens ? Je crois que cest, avant toute chose, parce
que dun point de vue technique la motivation ne pose pas de
problmes fondamentaux en tant que notion du droit processuel, en
tant qulment formel de la dcision judiciaire. preuve dailleurs le
peu dintrt que semblent lui porter les manuels de droit processuel,
qui ne traitent que trs peu de cette question78 et le peu de
contentieux ce sujet en droit international. Les parties une
affaire sont elles-mmes avant tout intresses par les consquences du
dispositif qui psent beaucoup plus pour eux que les motifs du
jugement. Il y a dailleurs en cela un impratif pour le juge, que je
ne ferais quvoquer en passant, qui est lattention porte en aval aux
consquences dune dcision judiciaire internationale. Quelle quait t
sa motivation, mme absolument correcte au point de vue de la
rigueur et de la cohrence du raisonnement, une dcision soulvera un
toll si elle a des consquences pratiques dsastreuses. Qui ne connat
pas en droit international laffaire du Sud-Ouest africain o la
puret du raisonnement juridique de larrt du 18 juillet 1966 na pas
empch de le dnoncer et de paratre incomprhensible la majorit de la
communaut internationale79 ? La Cour a sans doute compris ce moment
l que les vertus
77 Avec cependant une exception de taille il est vrai du ct des
juges anglo-saxons, plus politiss et engags dans le dbat de la
motivation comme R. A Posner, R. Dworkin, Justice Breyer ou Justice
Scalia qui ont directement abord la question de la motivation de
faon aussi bien pratique que thorique. En France il faut souligner
les nombreux travaux excellents dA. Garapon qui est ancien juge des
enfants. V. aussi le petit ouvrage de C-J Guillermet qui est
galement magistrat : La motivation des dcisions de justice : la
vertu pdagogique de la justice, Paris, LHarmattan, Coll.
Bibliothque de droit, 2006. 78 C. Santulli, Droit du contentieux
international, Paris, Montchrestien, Domat/droit public, 2005, pp.
461-462 ; L. Cadiet et E. Jeuland, Droit judiciaire priv, Paris,
Litec, Juris-classeur, 4me d., 2004, pp. 520-523 et p. 625. M.
Deguergue, Procdure administrative contentieuse, Montchrestien,
Focus droit, 2003, pp. 127-128 ; S. Ginchard et al., Droit
processuel. Droit commun et droit compar du procs, Paris, Prcis
Dalloz, 3e ed, 2005, p. 773 et s. et p. 884 et s. 79 Affaire du
Sud-Ouest africain (thiopie c/Afrique du Sud ; Libria c/Afrique du
Sude, arrt CIJ (deuxime phase), 18 juillet 1966. V ce sujet G.
Ficher, Les ractions devant larrt de la CIJ concernant le Sud-Ouest
africain , AFDI, 1966, vol. 12, pp. 144-154.
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EMMANUELLE JOUANNET
274
dune motivation qui se voulait juridiquement parfaite ne font
pas recette au regard des enjeux politiques et thiques trs forts et
du rsultat concret quimpliquait une telle dcision80. La justice
internationale doit tre effective aujourdhui et cest une
proccupation beaucoup plus contemporaine quautrefois81, qui a des
rpercussions sur la motivation et le raisonnement du juge comme sur
sa dcision.
Toujours est-il, et pour revenir plus en amont, que la
motivation me semble bien appartenir la catgorie des actes
juridiques et comme telle, ou en tant que simple lment de la
dcision, tre soumise un contrle possible du juge. Mais, a priori,
elle ne soulve pas de problme technique particulier qui soit
particulirement difficile matriser, notamment en droit
international o labsence de formalisme et labsence, la plupart du
temps, de contrle suprieur de lgalit et de validit des dcisions
laissent les juges trs libres dans leur manire de motiver suivant
leur juridiction et leur culture juridique. Tout juge sait que la
motivation doit tre suffisamment cohrente, claire et lisible pour
que le jugement soit valide mais, en professionnels du droit, les
juges internationaux matrisent les bases de cette technique
rdactionnelle et, en labsence de contrle organis, ne sont pas
vritablement contraints en ce sens. videmment ils restent obligs
par leurs propres contraintes internes (cohrence, lisibilit,
continuit etc.) et les contraintes externes propres chaque
juridiction (situation de la juridiction, parties spcifiques,
missions etc.) qui visent orienter leur comportement82, mais le
fait dun ensemble anarchique de juridictions allge quand mme de
beaucoup le poids que peut reprsenter la motivation. Cest dailleurs
la raison pour laquelle la situation du juge international rappelle
dans une certaine mesure celle